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Melancholia

Littérature et psychanalyse
Melancholia

Marie Blaise (dir.)

DOI : 10.4000/books.pulm.1467
Éditeur : Presses universitaires de la Méditerranée
Année d'édition : 1999
Date de mise en ligne : 1 août 2017
Collection : Collection des littératures
ISBN électronique : 9782367812311

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782842693299
Nombre de pages : 218

Référence électronique
BLAISE, Marie (dir.). Melancholia : Littérature et psychanalyse. Nouvelle édition [en ligne]. Montpellier :
Presses universitaires de la Méditerranée, 1999 (généré le 19 avril 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pulm/1467>. ISBN : 9782367812311. DOI : 10.4000/books.pulm.1467.

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1

Au cours de l'histoire, Melancholia s'est déjà présentée comme figure du destin mais, dans les
mises en scène de l'absence auxquelles l'art nous a accoutumés, la mélancolie est peut-être
aujourd'hui, de manière plus spécifique encore, la figure qui permet de saisir la problématique
du déclin, à travers toutes les représentations d'un monde désinvesti, dans lequel le travail du
deuil - de la culture, de la bonté, de la beauté.... - ne semble plus devoir trouver une fin.
2

SOMMAIRE

Argument
Marie Blaise

Des terres gastes


Marie Blaise
Mélancolie et littérature
Mélancolie et crise des représentatons
L’objet perdu
Dissociation et dé-personnalisation
Orphée
Moby Dick
Job
Le roman du graal
The waste land

Tragédie et mélancolie
Juliette Vion-Dury
L’Art de ne pas vivre
Le Sentiment mélancolique de la vie
Ce qui manque à la mélancolie pour être un art ou une pensée

L’acédie, une forme de mélancolie


Statut de l’objet et du moi, et possibilité d’action créatrice
Roger Garoux
Introduction
Conclusions

Les souffrances du jeune Werther


Henri Rey-Flaud
I. L’ANE ROUGE
II. L’INAPTITUDE À LA DEPRESSION
Conclusion
III. L’INAPTITUDE A LA MORT

Le moine mélancolique ou comment faire le deuil de Dieu


Jean-Daniel Causse
Introduction
Approche théologique de l’acédie
La thérapie du moine

« Le temps est disloqué » ou la temporalité mélancolique


Alenka Zupancic

L’oméga mélancolique (Mélancolie et allégorie au XIXe siècle)


Pierre Citti et Annie Mandon
Le masque de la Mélancolie (Pierre Citti)
« EFFET DE NUIT » (Annie Mandon)
Mélancolie et histoire (Pierre Citti)

Masques de la mélancolie chez Kierkegaard


Pascal Gabellone
Le « grand écart » mélancolique
Naître à la mélancolie
Le cheminement et le saut

De la mélancolie à l’œuvre
Riccardo Pineri
3

Violence et mélancolie : sur les ruines de l’autre


Nancy Blake

Deuil pathologique ou mélancolie


Marie Jejcic
1) Temps de deuil
2) La tragédie
3) De la nature de l’ombre
4) Le Symptôme
5) Reniement
6) Transitivisme et Moi idéal
7) Remords
8) Du fantôme à l’Idéal du moi
9) Suicide de l’objet
10) L’étoile noire

L’étrange défaite du Pilote de guerre de Saint-Exupéry


Un discours mélancolique sur une drôle de guerre
Marie-France Borot
I L’étrange défaite
II L’homme défait
III L’ombre de das Ding
4

Argument
Marie Blaise

1 Au moment où Freud invente la psychanalyse, l’hystérie, dernier avatar du « mal du


siècle » romantique, peuple les asiles et la littérature se veut « décadentiste » et
« symboliste ». Aujourd’hui c’est la dépression que l’on appelle « mal du siècle » et nous
serions « post-modernes », autrement dit sans contemporain.
2 Au cours de l’histoire, Melancholia s’est déjà présentée comme figure du destin mais, dans
les mises en scène de l’absence auxquelles l’art nous a accoutumés, la mélancolie
constitue peut-être aujourd’hui, de manière plus spécifique encore, la figure qui permet
de saisir la problématique du déclin à travers toutes les représentations d’un monde
désinvesti dans lequel le travail du deuil — de la culture, de la bonté, de la beauté... — ne
semble plus devoir trouver une fin.
3 Dans la mélancolie, selon la théorie freudienne, la libido se retire d’une partie de l’objet
pour être reportée sur le moi. En psychanalyse, la réflexion sur la mélancolie induit la
question du statut de l’objet en même temps que celle de la relation d’objet. Deuil et
Mélancolie est à la fois l’un des rares textes où Freud pose le problème de la relation
d’objet au sens moderne du terme — c’est-à-dire celui de la relation du sujet avec son
monde — et l’un des textes qu’il conçoit comme préliminaires à l’élaboration d’une
métapsychologie.
4 La poésie moderne opère sur un objet qu’elle ne peut signifier dans sa globalité — ou
même, avec Mallarmé, sur un objet absent. Les processus de déliaison et de retournement
de la libido que suppose la mélancolie se retrouvent dans l’art contemporain dont c’est
devenu un lieu commun que de dire qu’il s’est constitué de et dans la perte de l’objet et de
l’auteur. Poétique du non-fini; mouvement métonymique qui propose le fragment plutôt
que des formes du tout; « transférances », plutôt que métaphores, qui remplacent un nom
par un autre, un rapport à l’objet par un rapport à un autre objet; multiplication des
représentations ou multiplicité de points de vue; l’ensemble sans effet d’ordre: tout cela
induit un rapport particulier à la représentation. Pour le dire autrement, c’est la
prévalence d’une relation d’objet particulière qui s’exprime là, dont les rapports avec
cette autre qui la supporte — la sublimation — demandent à être questionnés, d’autant
5

que la « mélancolie » s’étend aussi à la critique d’art en général depuis ce qu’on appelle le
« post-moderne ».
5 Les articles qui suivent constituent les Actes du colloque international du C.N.R.S. : «
Melancholia : Littérature et psychanalyse », organisé dans le cadre du G.D.R. 1121 « Ethique
et Esthétique en Psychanalyse », à l’Université Paul-Valéry, Montpellier III, les 3 et 4
décembre 1998.
6

Des terres gastes


Marie Blaise

« Pour moi, dit Mallarmé à Jules Huret, le cas d’un


poëte, en cette société qui ne lui permet pas de
vivre, c’est le cas d’un homme qui s’isole pour
sculpter son propre tombeau. »1
1 La mélancolie, telle qu’elle est pensée par la psychanalyse, manifeste certains modes
d’organisation de la relation d’objet, autrement dit et dans un autre champ, elle témoigne
de modalités précises de la relation d’un sujet au monde. Grossièrement définis, ces
modes d’organisations semblent correspondre à ceux que la « crise des représentations »
du XIXe siècle a fait apparaître dans l’œuvre d’art et en particulier en littérature.
2 Devant une telle constatation, il y a deux attitudes possibles : la première consiste à
analyser ce qui se produit dans l’art comme une sorte de symptôme d’une civilisation en
crise, voire même sur son déclin, et une appréhension simple de la « métapsychologie »
au sens freudien semble y inviter. Mais on fait ainsi l’économie de la question de l’œuvre.
La seconde attitude pourrait être justement de poser la question de l’œuvre au regard de
cette observation. En effet, l’œuvre d’art ne reproduit pas simplement le malaise d’une
culture en crise ni la glorieuse apogée d’une civilisation, même si elle en témoigne : elle
est, plus précisément, le lieu d’un nouage entre éthique et esthétique qui fonde la
possibilité même de la culture. Or, si les grandes œuvres du XIXe siècle semblent
participer d’une organisation mélancolique, il n’en demeure pas moins qu’elles
revendiquent aussi de constituer un nouveau rapport à l’objet et, dans la traversée de la
mélancolie, d’offrir à l’homme la possibilité de la construction du lieu, c’est-à-dire celle de
s’arrimer, à travers l’épreuve de lui-même, au système des représentations. Cela seul
devrait déjà intéresser la psychanalyse. L’idée qu’un tel nouage puisse s’effectuer dans
l’œuvre elle-même a traversé notre siècle mais il existe un texte dont c’est là la tentative
avouée. Selon James Joyce, il a inauguré le XXe siècle. Il s’agit de The Waste Land, de T.S.
Eliot, titre que Pierre Leyris traduit très justement par La Terre Vaine dans lequel on
entend résonner le verset fameux de l’Ecclésiaste : « Vanité des Vanités, tout est Vanité »,
formule modèle de la mélancolie.
7

3 Le poème est l’une des ultimes versions du cycle du Graal qu’Eliot prend par le biais en
général négligé de la terre « gaste ». Le mot, qui a donné « waste » en anglais, désigne, dans
les romans courtois, de ces lieux frappés d’une stérilité fondamentale qui n’est due à
aucune catastrophe physique. Le printemps peut y exploser comme partout ailleurs, et
c’est ainsi que le Conte du Graal, qui offre, lui, la première version de l’histoire, commence
par la figure classique de la reverdie tout en présentant son personnage, qui n’a pas encore
de nom, comme « le fils à la veve dame/de la gaste forêt soutaine2 ». La célèbre leçon du
Conte est que, pour redonner du sens à cette terre « dévastée », il faut être capable de
poser des questions.
4 Comment le poème d’Eliot prétend, par sa composition même, nouer la place d’un désir
seul capable de relancer le système des représentations – qui n’est plus qu’« un amas
d’images brisées sur lesquelles frappe le soleil »3 – en donnant la reverdie du graal, fera
l’objet de notre seconde partie. Mais, avant cela, il faut revenir sur les modalités d’une fin
de siècle qui n’a pas encore fini d’accoucher du nôtre c’est-à-dire, à présent, de celui qui
va suivre.

Mélancolie et littérature
5 La mélancolie a toujours été liée au génie, dont elle est le « tempérament » depuis
l’antiquité sans qu’il s’agisse là d’une relation simple de cause à effet qui ferait de la
mélancolie un état propice à la création : il serait plus juste de dire qu’elle l’accompagne
comme une ombre portée. La figure du mélancolique a souvent été confondue avec celle
du poète, et jusque dans les ouvrages les plus récents, on trouve cette idée que les poètes
ont été « séduits » par la mélancolie4. Le lien entre mélancolie et génie passe par quelques
figures fondamentales, toujours reprises, conçues autour de la dé-personnalisation et de
la perte d’intérêt pour le monde, figures qui se traduisent par et dans une construction
particulière du discours qui privilégie l’articulation logique et la rupture sur le contenu,
et la sonorité des mots plutôt que leur sens5 ainsi qu’une temporalité spécifique dont il
sera question ultérieurement. Ce lien figure donc la place du poète dans la cité et son
rapport au discours, en même temps qu’il induit l’idée reçue qu’un être pour qui le
système des représentations est caduc, a des prédispositions pour la littérature.
6 Les métamorphoses de la mélancolie, de la furor à l’acédie, en passant par les mélancolies
« humanistes » et autres « soleils noirs », pourraient marquer non seulement un état de la
culture médicale ou philosophique mais bien aussi se trouver à l’origine de l’avènement
de formes parce qu’elles témoignent de la conception de l’œuvre à une période donnée,
en constituant une sorte d’image mythique de sa genèse et, avec elle, de la place attribuée
au poète dans la cité. Que cette place soit constitutive de la genèse de l’œuvre est une
évidence que l’analyse de l’évolution du goût en Occident révèle aisément6.

Mélancolie et crise des représentatons


7 Lorsque le XIXe siècle met en question le principe de l’unité, de nouvelles formes
apparaissent qui, du « je est un autre » à la poétique de l’absence mallarméenne,
8

revendiquent une sorte « d’im-personnalisation » du poète, exploitent la rupture et la


discontinuité, privilégient le jeu des sonorités sur les effets de sens et produisent parfois
une sorte de compulsion à une logique qui se passe presque d’objet, telle celle de Beckett.
Dans l’ère du soupçon qui s’inaugure, la chrono-logie paraît vidée de son sens et
apparaissent d’autres figures du temps essentiellement tournées vers la répétition et
l’éphémère, tandis que le lieu n’est plus donné mais semble devoir être toujours à fonder.
Où l’on reconnaîtra sans peine toutes figures de la mélancolie.
8 En réponse à une enquête de Jules Huret sur l’évolution littéraire, Mallarmé, après avoir
constaté que « nous assistons (...) à un spectacle7 vraiment extraordinaire, unique, dans
toute l’histoire de la poésie : chaque poëte allant, dans son coin, jouer sur une flûte bien à
lui, les airs qu’il lui plaît ; pour la première fois, depuis le commencement, les poëtes ne
chantent plus au lutrin. »8, rapporte cet « extraordinaire » au fait que « dans une société
sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d’art stable, d’art définitif. De cette
organisation sociale inachevée, qui explique en même temps l’inquiétude des esprits, naît
l’inexpliqué besoin d’individualité dont les manifestations littéraires présentes sont le
reflet direct. »9
9 Le décadentisme fin de siècle ou même le spleen de Baudelaire ont été souvent analysés
comme les symptômes d’une civilisation à bout de souffle et la dépression, sentie comme
le « mal du siècle », sans que l’on sache bien de quel siècle il est question, du XIX e ou du
nôtre qui s’achève aussi, ni s’il existe une différence bien comprise entre dépression et
mélancolie.
10 Bien entendu, l’expression de la perte de l’unité dépasse largement le champ des arts et,
sans entrer dans les détails, la physique est quantique, Marx déplore la perte de la valeur
d’usage et Freud réinvente la psychanalyse au moment où il ne la conçoit plus comme une
herméneutique capable de rendre du sens au sens. Il peut alors analyser le « malaise dans
la culture » dont il est le contemporain puisque la « Grande Guerre » introduira la
fracture dans le réel. En 1915, Freud écrit Deuil et mélancolie, qu’il conçoit comme une
réflexion métapsychologique. En quoi métapsychologique ? En cela même que littéraire.

11 La perte de l’unité, qui tenait le langage dans l’assurance du divin, a introduit à un


nouveau rapport à la représentation de l’objet ; soit qu’il se donne comme irreprésentable
dans sa totalité, soit qu’il soit multiplié à l’infini jusqu’à ne plus être fondé d’une valeur,
soit que la représentation de l’objet dans sa totalité implique l’exclusion ou le
démembrement du sujet. Mallarmé écrit à son ami Eugène Lefébure, le 27 mai 1867 10 : « Je
suis véritablement décomposé et dire qu’il faut cela pour avoir une vue très Une de
l’univers », et encore ceci : « Je n’ai créé mon œuvre que par élimination (...) La Destruction
fut ma Beatrix »11.

L’objet perdu
12 Or donc, qu’advient-il dans la mélancolie ? Comme dans le deuil, dit Freud, le monde est
pauvre et vide mais, à la différence du deuil, le moi perdure pauvre et vide lui aussi,
« évidé ». Le monde des représentations n’est plus investi. « Vanité des vanités, tout est
vanité et poursuite du vent », dit l’Ecclésiaste. L’absence d’un objet dont la présence n’a
9

jamais été affirmée frappe le monde d’inanité et la chaîne des représentations « chargée
de donner corps aux objets du monde, s’avoue incapable d’assurer la relève du signifiant
primordial, abîmé dans le refoulement originaire. »12
13 On trouve, dans la littérature, de telles mises en scènes d’une perte indéfinissable, dont le
seul caractère identifiable est un archaïsme fondamental ; la poésie d’Emily Dickinson en
contient quelques exemples significatifs :
A loss of something ever felt I
The first that I could recollect
Bereft I was – of what I knew not (P. 959, fragment)
Toujours j’ai ressenti la perte de quelque chose
Mon premier souvenir
J’étais dépossédée – sans savoir de quoi
14 Comme elle contient aussi de ces retournements d’univers pétrifiés dans l’oblique d’un
rayon de soleil. Freud n’a-t-il pas toujours dit que le poète précède le psychanalyste ? 13
Qu’Emily Dickinson ait désinvesti le monde rien n’est plus juste : sa vie de recluse est
devenue légendaire, emblématisée dans l’image d’une femme vêtue de blanc dans une
chambre de la maison de son père. Rien n’est plus faux cependant. Son œuvre poétique
comme sa correspondance, immenses, sont là pour témoigner d’un appétit illimité des
choses de la vie. A ceci près, pourtant, que le renoncement s’est bien produit.
« Sait-on ce que c’est d’écrire ? dit Mallarmé. Une ancienne et très vague mais
jalouse pratique, dont git le sens au mystère du cœur.
Qui l’accomplit, intégralement, se retranche. »14

Dissociation et dé-personnalisation
15 Reste que ce retranchement opère, en son lieu même, un retournement qui, alors même
que la représentation du sujet ne semble se donner que dans les signifiants de la mort et
du vide, assure l’œuvre en dehors de toute transcendance.
16 La pensée de la mélancolie a toujours supposé la dissociation du corps et de l’esprit. Les
daïmons attirent l’âme des poètes hors de leur corps et les possèdent. La folie extatique est
parfois confondue avec la mélancolie. Au bout de la chaîne, Marie-Claude Lambotte assure
son raisonnement dans l’idée que la mélancolie est « la maladie du corps et de l’âme par
excellence, au sens ancien où la dissociation de ces deux éléments amenait
nécessairement un déséquilibre humoral. »15
17 Peut-être parce que cette dissociation a été confondue avec l’enthousiasme qui, selon le
modèle platonicien, s’empare du poète, elle constitue l’un des motifs caractéristiques du
poétique dont la figure essentielle est sans doute aujourd’hui Hölderlin. Montaigne note
que s’entraîner à faire quitter son âme à son corps, c’est s’entraîner à mourir. L’ivresse,
l’extase ou le ravissement sont des leitmotive de la poésie des XIXe et XXe siècles. Mais au
XIXe siècle cette dissociation n’est plus relevée par une transcendance.
18 C’est dans une telle position de dé-personalisation qui n’est plus rapportée à un discours
maître, que la position d’autorité, au sens simplement de ce qui qualifie l’auteur, se
décline dans la poétique mallarméenne où la « disparition élocutoire du poète » n’est pas
qu’effet de style. On trouvera la même exigence chez Flaubert et Rimbaud sous d’autres
formes.
« ma Pensée s’est pensée, écrit Mallarmé à son ami Cazalis en 1867, et est arrivée à
une Conception Pure. Tout ce que, par contre coup mon être a souffert, pendant
10

cette longue agonie, est inénarrable, mais heureusement, je suis parfaitement mort,
et la région la plus impure où mon Esprit puisse s’aventurer est l’Eternité, mon
Esprit, ce solitaire habituel de sa propre pureté, que n’obscurcit plus même le reflet
du Temps16. »
19 Le sujet ne s’appréhende plus dans la relation spéculaire mais dans le mouvement même
de la pensée. Dans une inversion significative, il ne trouve plus dans le monde les
représentations de sa personne et devient lui-même une sorte d’organe de l’identité du
monde, en quelque sorte expression de l’univers.
« – Je suis maintenant impersonnel, écrit encore Mallarmé et non plus Stéphane
que tu as connu, – mais une aptitude qu’a l’Univers Spirituel à se voir et à se
développer, à travers ce qui fut moi.
Fragile comme est mon apparition terrestre, je ne puis subir que les
développements absolument nécessaires pour que l’Univers retrouve, en ce moi,
son identité. »17
20 Cette dissociation, pour « mortelle » qu’elle soit, est aussi l’origine de l’œuvre. Les lettres
de Mallarmé à Henri Cazalis, Villiers de l’Isle-Adam ou Eugène Lefébure pendant les
années 1866 et 1867 témoignent de ce que les mallarméens appellent « la crise de
Tournon ». Mallarmé y décrit une expérience très particulière, violente, de dépossession
du moi en même temps qu’il affirme la certitude inébranlable d’être parvenu à concevoir
l’œuvre idéale, dans une traversée des apparences au terme de laquelle est advenue l’idée
de l’œuvre ; expérience à deux faces qui se donne, avec insistance, comme une épreuve
sensuelle du sensible :
« J’avais, écrit Mallarmé à Villiers, à la faveur d’une grande sensibilité, compris la
corrélation intime de la poésie avec l’univers, et pour qu’elle fût pure conçu le
dessein de la sortir du Rêve et du Hasard et de la juxtaposer à la conception de
l’Univers.18
21 Dans cette traversée des apparences, se dresse la figure de l’Autre, mais d’un Autre réduit,
invalidé comme le roi-pêcheur qui règne sur les terres gastes. Dieu n’est plus qu’un
« vieux et méchant plumage ».
« Malheureusement, j’en suis arrivé là par une horrible sensibilité, et il est temps
que je l’enveloppe d’une indifférence extérieure, qui remplacera pour moi la force
perdue. J’en suis, après une synthèse suprême, à cette lente acquisition de la force –
incapable tu le vois de me distraire. Mais combien plus je l’étais, il y a plusieurs
mois, d’abord dans ma lutte avec ce vieux et méchant plumage, terrassé,
heureusement, Dieu. (...) je tombai, victorieux, éperdument et infiniment – jusqu’à
ce qu’enfin je me sois revu un jour devant ma glace de Venise, tel que je m’étais
oublié plusieurs mois auparavant. »19
22 L’expérience sensible de la ruine de Dieu induit donc un épuisement moïque tel que la
parole nécessite une reconstruction spéculaire effective à travers la glace de Venise.
Mallarmé ajoute à son propos : « si elle n’était pas devant la table où je t’écris, je
redeviendrais le Néant. » L’expérience spéculaire est là comme un appareillage, celui-là
même qu’Athéna révéla à Persée pour qu’il puisse tuer la Méduse sans être pétrifié.
23 S’il est donc bien question d’une « traversée de la mélancolie » pour assurer la parole
dans un système culturel qui n’est plus relevé par une transcendance, il reste que la
fonction du poète est de rendre aux hommes un ordre, au sens ancien de « cosmos »,
ordre qui se dit dans l’effectuation même de la dépersonnalisation, c’est-à-dire dans le
questionnement sensible de la fondation et du travail du champ de la représentation.
C’est en cela que l’allégorie de la terre gaste que choisit Eliot prend tout son sens. Ne
relevant plus d’un principe à elle extérieur, la parole poétique veut se fonder du lieu
11

même qui soutient l’espace des représentations et elle se donne ainsi, dans son
retournement même, pour productrice d’un lieu, c’est-à-dire, au vrai sens du mot,
créatrice.

24 Le malaise dans la culture tel que le perçoit Freud, ne signifie pas tant un retour à la
barbarie que l’effondrement d’une illusion produite par la civilisation sur la civilisation.
La question se pose alors de savoir si les données de ce que l’on entend en général par
« crises de la représentation » dans le domaine de l’art, miment le malaise d’un moment
historique déterminé ou si la question de la représentation, dans ses données
fondamentales, produit la culture comme un rapport à l’œuvre qui serait le ferment
même de la civilisation, c’est-à-dire comme un espace symbolique de la représentation où
l’échange entre les hommes est possible, et dont la crise historique est un symptôme,
autrement dit une formation signifiante.
25 Poser le problème de la mélancolie non plus au niveau de la production imaginaire,
formelle, mimétique, mais au lieu même de la production de « l’illusion » revient, du
point de vue de la psychanalyse, à interroger les liens de la sublimation et de la
mélancolie. En ce qui concerne la littérature et pour donner un autre exemple, Flaubert a
mis cela en évidence dans la Tentation de Saint Antoine dont on sait l’importance pour lui.
Entre le « Quelle solitude, quel ennui ! » du début et le « être la matière » de la fin,
s’inscrit le trajet d’Antoine de l’acédie au désir.
26 Autrement posée, la même question interroge le nouage de l’esthétique et de l’éthique, et
revient à poser la question du déclin.
27 C’est cette question qui orchestre le thème central du grand poème d’Eliot. Depuis sa
parution en 1922, on interprète le texte comme une sorte de reproduction formelle de la
guerre, ne percevant en cela qu’une fonction mimétique de la littérature. Or, c’est bien
d’autre chose qu’il s’agit. Le choix que fait Eliot du cycle du graal et, dans les différentes
données de ce cycle, de la structure médiévale de la terre gaste, n’est ni purement
anecdotique ni mimétique, un petit détour par quelques remarques sur le mythe
exemplaire du genre poétique nous en convaincra.

Orphée
28 Orphée revient sur la scène esthétique à peu près en même temps que la mélancolie,
c’est-à-dire à la « renaissance » et aux XIXe et XXe siècles. On connaît l’histoire mais peut-
être se souvient-on moins de la manière dont Ovide la raconte dans les Métamorphoses 20.
Le récit des aventures d’Orphée, comme les autres récits des Métamorphoses, est pris en
charge par un narrateur jusqu’au moment où Orphée remonte des Enfers sans Euridyce.
Alors ce narrateur lui cède la place et Orphée, en deuil d’un objet dont il sait bien à
présent qu’il ne le retrouvera jamais, chante. Mais ce n’est pas Eurydice qu’il chante : il ne
fait pas de la perte une modalité de jouissance à travers le chant. Son chant prend la
forme de plusieurs récits dont celui du destin d’Hyacinthe, qu’Eliot reprendra dans The
Waste Land. Ce sont-là des récits de métamorphoses qui sont toutes le fait de
condamnations prononcées par les dieux à la suite d’une faute mettant en péril l’ordre du
monde car impliquant l’indistinction ou l’indifférence : faire l’amour dans un temple,
12

pratiquer l’inceste21 ou tomber amoureux d’une statue « plus belle que la nature » et que
l’on a soi-même sculptée... « Ce fut lui aussi, dit le narrateur avant de lui céder la parole,
dont les chants apprirent aux peuples de Thrace à reporter leur amour sur de jeunes
garçons et à cueillir, avant l’épanouissement de la jeunesse, le court printemps et la
première fleur de l’âge tendre ».22 Vénus, prononçant l’une de ces condamnations, déclare
que la métamorphose est un châtiment « qui tient le milieu » entre l’exil et la mort 23.
Bonne formule pour désigner l’état du mélancolique en même temps que le sort de la
terre gaste. Orphée finit écharpé par les Ménades qui lui reprochent son indifférence au
monde, lorsqu’elles parviennent à couvrir ses chants par leur bruit. On peut lire ce texte
comme la mise en scène d’une rupture dans la conception du carmen : vers tout puissant
lorsqu’Orphée fait partie du voyage des Argonautes, élégiaque ensuite, mais l’on ne peut
méconnaître le fait que ce passage s’effectue dans une mise en scène de la mélancolie qui
passe, pour Ovide, par l’établissement d’un Orphée narrateur. L’on ne peut non plus
négliger que le grand mythe occidental qui met en scène la personne du poète fasse bien
la différence entre deuil et mélancolie.

Moby Dick
29 La question de l’autorité est au centre de la « crise des représentations » qui secoue le
monde du XIXe siècle. En France, c’est surtout Flaubert et ses copistes qui la mettent en
scène et le « maître » de Mallarmé, mais la génération de Melville, aux Etats-Unis, en fait
le principe même de la question de l’œuvre – que l’on se souvienne de La Lettre Ecarlate ou
de Bartleby. La question de l’autorité est alors celle d’une parole qui fonderait l’appareil
signifiant en dehors de la question de Dieu. Comme le dit Yves Bonnefoy : « Le langage
n’est pas le verbe. Aussi déformée, aussi transformée que puisse être notre syntaxe, elle
ne sera jamais qu’une métaphore de la syntaxe impossible, ne signifiant que l’exil. » 24
Mais la question de l’autorité est aussi celle de Perceval, ce qui montre – s’il en était
besoin – que la déliaison peut intervenir dans un espace où Dieu n’est pas encore mort
parce que, étant Dieu, il est mort de toute éternité.
30 Au XIXe siècle, la mise en scène de l’advenue d’un narrateur dans la traversée de la
mélancolie, Melville la donne pour Moby Dick. Les trois moments du début de Moby Dick ne
représentent pas trois manières différentes de marquer le drame de la liaison manquée
du mot à la chose mais une seule qui constitue la persona du narrateur selon les mêmes
données que celles qu’énoncera Mallarmé. Le roman s’ouvre sur deux chapitres liminaires
qui s’évertuent, le premier à signifier le défaut du langage sur l’objet à travers le « parler
vrai » de l’étymologie et le pluralisme des langues (Etymology) et le second, la
fragmentation de la culture en savoirs, donnés sous formes de citations diverses prises
dans tous les états de la culture occidentale depuis le récit de la Genèse jusqu’aux traités
baleiniers (Extracts). Un narrateur – qui ne se découvre pas – précise très ironiquement
que les supposés auteurs-copistes de ces deux chapitres sont morts et drape leur mémoire
dans le foulard coloré de tous les drapeaux du monde avec lequel l’un d’eux époussetait
les couvertures des livres. Au troisième chapitre, qui se donne pour être le premier, se
lève une voix qui demande à ce qu’on lui donne le nom d’Ismahel, le plus célèbre des
exilés, et entreprend ce qui semble un récit de voyage pour l’interrompre aussitôt afin
d’expliquer pourquoi il voyage et se mettre alors à dérouler l’appareil étiologique de... la
mélancolie. Le titre de ce chapitre est « loomings », traduit en français par « mirages » ou
13

« apparitions » selon les éditions ; le mot signifie des apparences indistinctes, ce que le
moyen-âge appelait des semblances.
« (...) l’idée me vint de naviguer quelque peu et de m’en aller visitant les étendues
marines de ce monde. C’est un remède à moi ; c’est une manière que j’ai de me
sortir du noir et de redonner du tonus à la circulation de mon sang. Oui, chaque fois
que je me sens la lèvre amère et dure ; chaque fois qu’il bruine et vente dans mon
âme et qu’il y fait un novembre glacial ; chaque fois que, sans préméditation
aucune, je me trouve planté devant la vitrine des marchands de cercueils ou
emboîtant le pas aux funèbres convois que je rencontre ; et surtout, oui, surtout
chaque fois que je sens en moi les mauvaises humeurs l’emporter à ce point qu’il me
faille le puissant secours des principes moraux pour me retenir d’aller courir les
rues à seule fin de jeter bas, fort méthodiquement, le chapeau des gens, alors, oui, je
considère qu’il est grand temps pour moi de filer en mer au plus vite. C’est ce qui
me tient lieu de pistolet et de plomb. »25
31 La mer est donc le « tenant-lieu », le substitute, du suicide. Un tel transfert est justifié
d’abord par le caractère universel de la fascination qu’exerce l’eau sur les hommes et au-
delà, dans le choix que fait Ismahel de partir cette fois-là (le récit concerne des
événements passés) à la chasse à la baleine, choix qu’il ne peut expliquer autrement qu’en
invoquant les Parques, figures pour lui du destin et de l’inconscient. Sauf dans les toutes
dernières lignes du chapitre, où il renoue le tout et sa propre cause à un « blanc fantôme
immense, qui ressemblait à une colline de neige dans l’espace »26, autrement dit au
Léviathan. Or, qu’est-ce que le Léviathan ? La preuve logique par laquelle l’Eternel
renvoie Job dans le monde des représentations.

Job
32 L’exilé, comme le confirme l’exergue de l’épilogue, est celui qui « en échappai(t) seul pour
venir te le dire ». Melville prend cette formule dans le livre de Job. Job, on s’en souvient, est
le digne patriarche d’un abondant domaine qu’il gère avec justice et en louant le nom de
Dieu, jusqu’au jour où un pari entre celui-ci et son Satan va transformer sa terre en terre
gaste et faire de lui une sorte de Roi-pêcheur sur tas de fumier, marqué d’un ulcère qui
descend « de la racine des cheveux à la plante des pieds ». Job, cependant, continue à
louer le nom du Seigneur jusqu’au moment où il réalise que, au yeux de ses amis, son
destin présente quelque chose de louche : comment, en effet, justifier que la loi de
l’Eternel frappe ainsi un homme qui est toujours resté dans le droit chemin ? Job a
certainement dû emprunter « la route antique des hommes pervers »27. Alors Job
commence à se lamenter et devant lui défilent des personnages qui essayent de le
convaincre de l’ordre du monde ; le dernier d’entre eux est l’Eternel lui-même et son
ultime argument est le Léviathan. Comment peux-tu, dit-il en substance, mettre en
question un ordre dont tu ne peux même pas concevoir la plus éclatante des réalisations
dans le champ de tes significations : ce léviathan qui « laisse après lui un sentier
lumineux »28 sur l’abîme, comme la trace de l’ordre supérieur ? La preuve par le Léviathan
convainc Job, qui se soumet et est rétabli dans son intégrité. C’est la montagne blanche du
Léviathan qui est à l’origine du destin de narrateur d’Ismahel. Or Ismahel narre non pas
ses propres aventures mais son effacement au profit d’un autre personnage : Achab.
Achab, le maudit, l’idolâtre.
33 Le capitaine Achab porte sur lui la marque de l’ulcère de Job ; c’est ainsi que Melville le
décrit, dans les termes mêmes du verset de la Bible, lorsqu’il apparaît pour la première
14

fois sur le pont du Pequod. Achab, l’idôlatre, ne se soumettra pas au principe du


Léviathan ; convaincu, comme Job, qu’en lui réside le secret du monde des semblances, il
veut s’en emparer pour le briser. « Tel était ce vieil homme impie, ce vieillard à cheveux
gris qui pourchassait, le blasphème à la bouche, une baleine de Job tout autour du
monde. »29 écrit Melville. Que le monde des représentations ne tienne qu’à un « lumineux
sillage », Ismahel en est convaincu aussi. Au début du chapitre 42, il suspend son récit
pour signifier ce que le Cachalot Blanc représente pour lui, à la différence de ce qu’il
représente pour Achab30
« Toutes les couleurs variées et différentes sur la terre ne sont rien que de subtiles
illusions qui n’existent pas en substance, qui ne sont pas inhérentes aux choses,
mais appliquées seulement de l’extérieur comme un enduit ; de telle sorte que toute
la divine nature est peinte absolument comme une putain, dont les attraits ne font
rien de plus que couvrir, et ne recouvrent rien que le charnier qui est dessous. (...)
Or de toutes ces choses, l’albinos cachalot en était le symbole. Qu’on s’étonne alors
de l’ardeur de la chasse. »31

Le roman du graal
34 La baleine de Job représente le lien au réel qui noue ou dénoue le rebondissement du
désir sur les éléments de la chaîne des représentations. L’histoire de Job montre qu’il
s’agit, au-delà de la figuration d’un destin, du sens même du nouage de l’esthétique avec
l’éthique. Dans le Conte du Graal, c’est le cortège du graal qui va représenter ce lien. En
posant deux questions : – qui sert-on du graal et pourquoi la lance saigne-t-elle ? –
Perceval eût rendu à la terre gaste sa fertilité et au Roi-pêcheur son intégrité. Vers le
début du XIIIe siècle, une autre version du cycle, le Roman du Graal de Robert de Boron,
reprend le thème pour expliquer la naissance de Merlin. Un conciliabule en Enfer
entraîne la décision de procréer un Messie infernal qui ferait aussi bien pour son camp
dans la collecte des âmes que l’autre. L’enfer ne sachant que répéter, l’on décide de
reproduire les conditions de la naissance du Christ. On choisit donc une pieuse vierge et,
comme pour qu’un incube puisse faire office de vaisseau du Saint Esprit, il faut qu’elle soit
en état de péché, la même entreprise de déstabilisation qu’avec Job est employée : terres,
possessions, famille, tout est détruit sauf une sœur dont la débauche causera enfin le
désespoir de la jeune fille et donc la naissance de Merlin. Par où l’on voit bien comment le
défaut dans la chaîne des représentations et sa bascule dans la mélancolie unit un rapport
faussé au désir avec la mise en cause de l’ordre du monde. D’où le fait que le désespoir soit
un péché : ruinant l’ordre du monde, il ruine Dieu et aliène l’être au monde des
semblances. Pour Luther, Satan est lui-même l’esprit de la tristesse, et la mélancolie de
Cranach32, de 1532, a le regard oblique du diable et d’autres traits infernaux.
35 Le personnage du Roi-pêcheur régnant, invalide, sur sa terre stérile, offre une image de
l’impossible relève, au champ de l’Autre, de l’ordre du monde. C’est là l’histoire de
Perceval, le « fils a la veve dame de la gaste forêt soutaine ». Devant le cortège qui passe
et repasse, li chaitif, captif de la merveille, est incapable de poser les questions qui
auraient redonné sens au monde et rendu au roi son intégrité. On a confondu très vite le
messie et ses prophètes en faisant de Perceval ou de Galaad, son avatar le plus chrétien,
un personnage christique mais ce que propose Chrétien, et c’est très clair dans son
prologue, n’est pas un moyen de sauver le monde mais un rapport à l’autre qu’il appelle
de « vraie charité » ; ce rapport, qui assure seul la possibilité d’une parole juste est donc
expressément référé à une éthique du désir. Manière, peut-être, de sauver l’humanité.
15

36 C’est en concevant, dans l’acte du poème, la place du désir qu’Eliot présente à la fois le
malaise dans la culture et sa possible résolution ; quoi qu’en dise Yves Bonnefoy.

The waste land


37 « T.S. Eliot dans the Waste Land a formulé le vrai mythe de la culture moderne », dit Yves
Bonnefoy dans sa conférence au Collège de Philosophie sur « l’acte et le lieu de la poésie »
33
, pour ajouter immédiatement qu’il en a cependant « méconnu, ou désiré méconnaître,
une paradoxale ressource. »34 Cette « paradoxale ressource » dont la curiosité qui aurait
été nécessaire à Perceval pour poser les questions au roi « méhaignié » lui fournit le
paradigme, est celle qui permettrait de « voir « 35 les choses dans leur véritable présence
et de « réinventer un espoir »36 : c’est celle du désir que Bonnefoy trouve chez Baudelaire
et ne trouve pas dans The Waste Land :
« Purement, comme une incarnation de la poésie, il s’est décorporé dans cet amour
sans ressource, celui de l’être mortel. Mais son désir est demeuré le désir, son élan
vers la plénitude a maintenu dans l’honnêteté du cœur le sentiment de
l’impossédable. J’appelle mélancolie cette union de la lucidité, de l’espoir. Et dans le
monde de la Justice, rien ne ressemble plus à la grâce – soit vérité, soit beauté – que
cette ardente mélancolie. C’est là au moins le don qu’un vrai poète peut faire. » 37
38 Il ne faut pas, bien évidemment, entendre le « don de la mélancolie » comme celui d’une
attitude existentielle, imaginaire, qui voudrait instaurer l’objet perdu en objet de
jouissance, verser la poésie dans le deuil : ce dont parle Bonnefoy, c’est de l’opération de
désir qui, sur le seuil même du réel, retourne la terre gaste en lieu où vivre et constitue
ainsi « l’acte de la poésie » dans la « paradoxale ressource » de la mélancolie :
« Faisons une nouvelle fois, je le propose aujourd’hui, le pas baudelairien de l’amour
des choses mortelles. Retrouvons-nous sur le seuil qu’il a cru fermé, devant les plus
désolantes preuves de la nuit. Ici tout avenir et tout projet se dissipent. Le néant
consume l’objet, nous sommes pris dans le vent de cette flamme sans ombre. Et
nulle foi ne nous soutient plus, nulle formule, nul mythe, le plus intense regard
s’achève désespéré. Restons pourtant devant cet horizon sans figure, vidé de soi.
Tenons, si je puis dire, le pas gagné. Car il est vrai que déjà un changement se
produit. L’astre morne de ce qui est, l’élémentaire Janus, tournant avec lenteur –
mais dans l’instant – sur lui-même, nous découvre son autre face. Un possible
apparaît sur la ruine de tout possible. »38
39 Donner forme, dans la composition même du poème, au lieu de l’apparition d’un
« possible sur la ruine de tout possible », c’est bien l’ambition du poème d’Eliot et Yves
Bonnefoy ne lui a pas tout à fait rendu justice en suggérant que la dimension du désir est
absente de son poème : elle y est présente au principe même de l’articulation liaison/
déliaison qui compose le poème, convoquant le lecteur à la place du nice, celle de Perceval
et d’Ismahel, celle, dans la vision de Bonnefoy que prend le « morne Janus », celle encore
à laquelle Eliot convoque une certaine position du lecteur pour dernier compositeur de
l’ordre, ainsi que le faisait Chrétien dans son prologue, à travers la métaphore de la bonne
terre où planter son livre (métaphore qui désignait Philippe d’Alsace pour figure de la
charité) laissant ainsi ouverte la place du désir et fondant le champ des représentations
depuis cet ouvert. Le lecteur, Eliot l’apostrophe et le convoque nommément dans le
dernier vers de la première partie du poème qui en comporte cinq, en citant, en français,
le vers de Baudelaire :
You ! Hypocrite lecteur !... mon semblable !... mon frère !...
16

40 D’une manière qui évoque les débuts de Moby Dick, le poème est constitué d’un entrelacs
de fragments et de résonances empruntés à la culture occidentale depuis les origines
(différents extraits de la Bible) jusqu’au plus contemporain (et le poème lui-même) en
passant par Dante, Shakespeare, Baudelaire, Mallarmé, Wagner et bien d’autres. Il se
donne comme un ensemble de voix qui ne semblent pas parler du même lieu, ni de la
même chose et s’adressent à des interlocuteurs a priori forcément différents. Il cite dans
les différentes langues d’origine ou paraphrase en anglais et se termine sur une prière en
sanscrit. L’on y croise Tiresias et les banlieusards de Londres, une voyante enrhumée, la
mythologie phénicienne, Hyacinthe et l’Ecclésiaste entres autres. Le tout compose une
version du cycle du graal et l’on trouve le motif central, lié à la métamorphose
d’Hyacinthe mais donné dans le thème du chevalier devant le graal, ainsi exprimé :
(...) I could not
Speak, and my eyes failed, I was neither
living nor dead, and I knew nothing,
Looking into the heart of light, the silence
(...) Je ne pouvais
rien dire, et mes yeux se voilaient, et je n’étais
Ni mort ni vivant, et je ne savais rien
Regardant dans le cœur de la lumière, le silence
41 Il ne s’agit cependant pas d’une simple mise en scène de l’éclatement du sens : le poème
se donne plutôt pour le lieu d’une possible reconstruction. Cependant, à cette
reconstruction, à la différence de Moby Dick, nul narrateur n’est convié mais l’étrangeté
fondamentale que constitue le lecteur par rapport à l’œuvre. Une telle composition est
d’abord le fruit d’une réflexion sur « l’acte et le lieu de la poésie » pour reprendre les
termes de Bonnefoy, réflexion qui reprend la nécessité de l’impersonnalité.
42 « Nul poète, nul artiste d’aucune sorte n’a de sens complet en lui seul. On doit le placer,
pour faire contraste et comparaison, parmi les morts » écrit Eliot à l’époque où il compose
son poème.
43 L’œuvre suppose l’in-fini, suscitant la question qui demeure sans pouvoir être résolue —
et non pas l’énigme, qui impose une réponse et donc clôture – comme point de relance du
désir, évitant par là l’enfermement de la pensée symboliste. C’est ce même point que
trouve la psychanalyse lorsqu’elle se dégage de sa position herméneutique.
44 Le poème d’Eliot n’est pas une représentation mimétique de la perte du sens qui se
servirait de la dispersion de la tradition littéraire dans un monde privé d’une unité qui
délivrerait l’autorité. Il s’écrit en « partition » pour reprendre la formule de Mallarmé à
propos d’Un coup de dés. Il entend laisser venir, à partir de la dé-composition même, l’idée
d’une composition par un travail sur le temps, et la différence, dont Tiresias est l’image
centrale (et l’autre face du Roi-pêcheur) et la musique le mode d’expression, la tension et
la fusion des différentes figures s’effectuant par le jeu des contrastes et des retours, dans
le défaut même de l’articulation logique et finissant par confondre tous les personnages,
historiques ou fictifs en deux voix, celle de l’homme et celle de la femme, eux-mêmes
confondus dans le personnage de Tiresias, pour aboutir à une sorte de face-à-face où
l’autre du sens est le lecteur, mais un lecteur maintenu en position d’étranger et de naïf.
Le poème s’achève ainsi, juste avant les vers en sanscrit :
I sat upon the shore
Fishing, with the arid plain behind me
Shall I at least set my lands in order ?
17

Je pêchais sur la rive


Et derrière moi se déroulait la plaine aride
Mettrai-je au moins de l’ordre dans mes terres ?
45 Comme dans un final wagnérien les thèmes de tout le poème sont repris à travers une
citation de la Divine Comédie en italien et ce vers fameux de Nerval, donné en français, à lui
seul figure emblématique de la mélancolie :
Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie
46 Et tout de suite :
These fragments I have shored against my ruins.
Je veux de ces fragments étayer mes mines
47 La traduction de Pierre Leyris, par ailleurs superbe, mériterait d’être affinée sur ce point.
To shore, utilisé transitivement comme ici, signifie aussi « borner, limiter », ce qui
donnerait : « j’ai tracé la limite de ces fragments, contre mes ruines ».
48 Où l’on retrouve la fonction poétique à la place du Léviathan et le lecteur, sa voix, à celle
du nice.

49 Yves Bonnefoy commentant la formule de Mallarmé, « heureusement, je suis


parfaitement mort », écrit ceci dans l’Acte et le lieu de la poésie :
« Que vaut ce bien qui ne se donne qu’à celui qui est mort ? Stéphane Mallarmé a
démontré l’échec de l’ancien mouvement d’espoir. Qu’on ne puisse échapper par la
parole au néant qui mange les choses, depuis le Coup de Dés qui a célébré cet
irrémédiable, on ne peut plus ne pas le savoir. Et ceux qui voulaient le fuir (...) ceux
qui veulent guérir du néant, non pas leur vie mais l’objet, ceux qui s’angoissent de
perdre et non pas d’être perdus – tous nous sommes rejetés hors du havre de la
parole dans un pays de dangers, où des pressentiments d’ailleurs, et l’insatisfaction
de beaucoup de grands poètes, reprendront sens et autorité. » 39
50 Ce « pays de dangers » où flottent des « pressentiments d’ailleurs » comme des
apparitions, « loomings » dit Melville, « unreal city » dit Eliot, ce monde des « semblances »
que rien n’ordonne ni ne relève, et d’où viennent Perceval et Ismahel, cette terre gaste
n’est pas une simple figure du déclin pas plus que, pour Freud, le malaise dans la culture
ne peut se réduire à un retour à la barbarie mais représente la rupture d’une illusion
produite par la civilisation sur la civilisation et constituée par défaut, comme le montre
bien l’analyse des conditions de production et de rupture de cette « illusion »40. C’est cette
même idée du défaut, rapportée à l’analyse des langues qui fait dire à Mallarmé, analysant
la « crise » au lieu du vers41,
Seulement sachons, n’existerait pas le vers. Lui seul rémunère le défaut des langues.
51 Le poème d’Eliot ne se construit pas sur une opposition passé/présent, ni non plus comme
on l’a trop souvent compris, dans une opposition de la vie à la mort mais plutôt dans une
tension de la mort dans la vie et de la vie dans la mort comme c’est le cas dans les
premiers vers du poème qui s’ouvre dans la forme de la reverdie, sur l’image de la cruauté
du mois d’avril violant le cadavre de la terre, supposant qu’à travers cette tension
puissent advenir les conditions de la différence42. Le vers en sanscrit pourrait, paraît-il, se
traduire par « Donne, sympathise, dirige » et « shantih » répété trois fois « comme c’est le
cas ici », dit une note d’Eliot, signifie « la paix qui dépasse l’entendement ». Ce qui est,
encore, la leçon de Job : figuration, dans la traversée de la mélancolie, de ce qui relève les
18

gastes terres. Relève qui, dans la formule mallarméenne assure de la seule façon possible
la formule du lieu : cette constellation que l’on retrouve dans le Coup de dés.
52 Freud comme Orphée, ou plutôt comme Ovide, établit la différence entre deuil et
mélancolie au même point où il conçoit celle qui existe entre idéalisation et sublimation.
Dans la mélancolie, il n’y a pas perte réelle de l’objet, ou plutôt, s’il y a perte, c’est d’un
objet si fondamental, que la perte a toujours été là et que le travail du deuil est
impossible.
53 L’idéalisation s’adresse à un objet investi et fait de lui un point de fixation de la pulsion,
même si des procédés métonymiques peuvent venir, en apparence, masquer l’objet. La
sublimation porte sur la pulsion elle-même et non pas sur l’objet, ou alors, dit Freud, elle
porte sur les transformations de l’objet43. A ce point, Lacan définira la sublimation comme
le mouvement qui élève un objet au rang de la Chose44 sans pour autant le confondre avec
elle. On connait la formule : « La Chose, c’est ce qui du réel, pâtit du signifiant 45 », c’est-à-
dire ce qui n’est pas relevé par le langage, mais le choix du verbe « pâtir » a cependant de
quoi éveiller l’attention dans notre contexte et offre peut-être la clef de la « traversée »
de la mélancolie que suppose l’acte poétique dans la crise des représentations. La
sublimation médiatise le réel et le signifiant dans un acte de création, celui-là même de
« l’élévation », dit Lacan, mais d’une élévation sans transcendance qui est le geste
mallarméen par excellence, celui, inaugural du sonnet en-yx :
Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx
L’angoisse ce minuit, soutient lampadophore....

NOTES
1. Mallarmé, « Réponses à des enquêtes », Œuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade (édition H.
Mondor), N.R.F., Gallimard, 1945.
2. Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, édition du manuscrit 354 de Berne par C. Méla, Lettres
Gothiques, Livre de poche, L.G.F. 1990. Vers 72, 73.
3. T.S. Eliot, The Waste Land, traduction française : « La Terre vaine, par Pierre Leyris, Seuil, 1969.
v. 22 : « A heap of broken images, where the sun beats »
4. Voir l’ouvrage de Marie Claude Lambotte : Le discours mélancolique, de la phénoménologie à la
métapsychologie, Antropos-Economica, Paris, 1993, p. 111. « Serait-ce dire que la conscience de soi
(Bewusstsein), dans l’évidence puis la certitude dont la pourvoit Descartes, doit suivre l’expérience
obligée du doute, celle d’un soi (Selbst) qui vacille avant de retrouver son assurance dans le
langage ? Cela expliquerait peut-être la séduction qu’exerce la mélancolie sur la plupart des
individus, séduction à laquelle ont succombé les philosophes et les poètes attirés par l’effacement
des repères moïques au cours des vicissitudes de la vie. »
5. Voir encore le livre de M. C. Lambotte, op. cit., Chap. IV : « L’inhibition mélancolique ; fonction
de la dissociation acoustique. »
6. Voir le livre de G. Agamben, L’homme sans qualités, Circé, 1996.
7. Et l’on reconnaîtra, déjà, dans cette idée de « spectacle » la distance prise à l’égard des
représentations.
8. Mallarmé, Œuvres Complètes, « Réponses à des enquêtes », op. cit., p. 866.
19

9. idem, p. 866-867.
10. Mallarmé, Correspondance, Lettre à Eugène Lefébure du 27 mai 1867, Gallimard, folio classique,
p. 354.
11. idem, p. 351.
12. H. Rey-Flaud, Le Sphinx et le Graal, Bibliothèque scientifique Payot, Paris, 1998, p. 163.
13. Voir les lettres à Schnitzler.
14. Mallarmé, « A Villiers de l’Isle-Adam », p. 481. Œuvres Complètes, op. cit. p. 481. La conférence
commence ainsi : « Un homme au rêve habitué vient ici parler d’un autre, qui est mort. »
15. M.C. Lambotte, Le discours mélancolique, op. cit. p. 8.
16. Mallarmé, Correspondance, op. cit. Lettre à Henri Cazalis du 14 mai 1887, p. 342.
17. Ibid., Correspondance, op. cit. Lettre à Henri Cazalis du 14 mai 1887, p. 342
18. Mallarmé, Correspondance, op. cit. Lettre à Villiers du 24 septembre 1867.
19. Mallarmé, Correspondance, op. cit. Lettre à Henri Cazalis du 14 mai 1887, p. 342-343.
20. Livres X et XI pour la mort d’Orphée.
21. Livre X : histoires de Ganymède, Hyacinthe, Cyparissus, Myrrha, Pygmalion, les Cérastes etc.
22. Livre X. Pour la traduction française : Ovide, Les Métamorphoses, trad. J. Chamonard. G.F. 1966,
p. 255.
23. idem, p. 259.
24. Yves Bonnefoy : « L’acte et le lieu de la poésie », L’Improbable et autres essais, Gallimard, folio,
essais, 1992., p. 110.
25. Herman Melville, Moby Dick. Traduction : Armel Guerne, éditions Press Pockett, 1981, p. 57.
26. idem, p. 63.
27. Cf le livre de René Girard qui porte ce titre, Grasset, 1985.
28. Job, 41, 23.
29. Moby Dick, op. cit. p. 244.
30. « What the white whale was to Ahab, has been hinted ; what, at times, he was to me, as yet remains
unsaid. » Moby Dick, éditions Norton, New York, 1967, p. 253.
31. Moby Dick, op. cit., p. 253.
32. Musée de Unterlinden, Colmar.
33. op. cit. Publiée dans les Lettres Nouvelles en mars 1959.
34. idem, p. 123.
35. idem, p. 123.
36. idem, p. 122.
37. idem, p. 133.
38. idem, p. 124.
39. Yves Bonnefoy, op. cit., p. 111.
40. Voir L’avenir d’une illusion et Malaise dans la culture.
41. Voir « Crise d.e vers ».
42. On retrouve cette problématique dans le sonnet « Renouveau » de Mallarmé.
43. Voir : « Pour introduire au narcissisme » in La vie sexuelle.
44. Lacan, Séminaire VII, L’Ethique de la psychanalyse, Seuil.
45. idem, p. 142.
20

AUTEUR
MARIE BLAISE
Université de Montpellier III
21

Tragédie et mélancolie
Juliette Vion-Dury

1 « Le mélancolique porte un masque tragique » lit-on dans des traités de psychiatrie ;


« mon destin est le plus tragique » affirme un patient mélancolique de Karl Abraham,
patient qui ajoute : « je suis un maudit » ; « sans traitement, le suicide du mélancolique
est son destin inévitable », écrit Alain Ksensée ; et, pour illustrer leurs propos théoriques
sur la mélancolie, Sigmund Freud, Karl Abraham ou André Green évoquent Hamlet,
Richard III et Ajax.
2 J’ai été frappée par ce vocabulaire de la tragédie, ce registre tragique, dans les études
psychiatriques ou psychanalytiques consacrées à la mélancolie. S’agit-il là d’un
rapprochement récurrent mais superficiel, voire d’un biais introduit dans la lecture par
une formation de littéraire portant à interpréter dans un sens trop particulier les mots
« tragique », « destin », « culpabilité », « faute », « inexorable », « cruauté »... de ces
textes scientifiques ? Ou au contraire, y a-t-il entre la forme de la tragédie, le sentiment et
la pensée tragique et la pathologie mélancolique, des analogies régulières,
éventuellement des affinités plus profondes, qu’il faudrait alors tenter de repérer,
d’étudier, et d’expliquer ou d’interpréter.
3 La relation peut en fait exister selon trois modes : les patients mélancoliques ont-ils une
manière d’être et de s’exprimer dans laquelle on puisse voir et entendre une tragédie ?
Les thérapeutes ont-ils, lorsqu’ils rendent compte de leur pratique ou élaborent un travail
théorique, une écriture tragique de la mélancolie ? Enfin la mimesis tragique représente-t-
elle quelque chose de la mélancolie ? Et l’observation de cette triple relation, ainsi que
son analyse, imposent des distinctions, distinctions entre tragédie et tragique, entre
mélancolie et « mélancolie » :
• « tragédie », est ici entendu, d’un point de vue théorique, comme la forme théâtrale définie
par Aristote dans la Poétique en termes de représentation ou imitation, d’action, de
personnages et de catharsis ; d’un point de vue historique, comme tragédie athénienne – les
pièces d’Eschyle, Sophocle et Euripide –, tragédie romaine de Sénèque, tragédie
élisabéthaine de Shakespeare, tragédie classique française de Racine, tragédies Scandinaves
d’Ibsen et de Strindberg.
22

• L’adjectif « tragiques » qualifie les textes, qu’ils aient ou non la forme de tragédies, dans
lesquels quelque chose ou quelqu’un, une puissance, s’élève contre la volonté de l’homme, et
menace ce qu’il pense, ce qu’il choisit, ce qu’il sait ou ce qu’il peut.
• Le mot « mélancolie » n’est pas considéré dans ses diverses acceptions historiques, tant
médicales que philosophiques ou littéraires, mais, et même si cette affection est encore
aujourd’hui difficile à classer, au sens d’« [é]tat dépressif particulièrement sévère » (Postel,
« Mélancolie », Dictionnaire de la psychiatrie et de la psychopathologie clinique) 1 dans un contexte
de psychose maniaco-dépressive ou maladie mono – ou bi – polaire :
« [la mélancolie] se manifeste par un ralentissement psychomoteur au niveau des
gestes qui sont lents et rares, de la mimique figée dans une expression douloureuse,
de la parole éteinte, monocorde et ralentie. Le trouble de l’humeur est marqué par
l’intensité de la douleur morale avec une sorte d’anesthésie affective donnant
l’impression que le sujet est vide de tout sentiment et est devenu indifférent à tout
ce qui l’entoure. Les seuls sentiments exprimés concernent des impressions
d’incapacité, d’indignité et de culpabilité, soit par la majoration de fautes mineures,
soit par l’expression de fautes imaginaires. Il y a une perte de tous les
investissements [...], une grande angoisse et surtout un désir de mort pour soi et
pour l’entourage proche. » (Manus, Névroses et psychoses de l’adulte, p. 120-121).
4 Cette mélancolie, stuporeuse, anxieuse ou délirante, constitue une véritable urgence
thérapeutique et ne présente pas le caractère de généralement moindre gravité de la
« mélancolie », spleen ou saudade, des « enfants de Saturne », artistes ou philosophes dont
la tristesse, le désespoir, la souffrance, ne viennent pas à bout de leur capacité de créer ou
de penser.
5 En effet, si, par certains aspects, la tragédie est bien une représentation de la mélancolie,
en une forme que l’on pourrait décrire comme « l’art de ne pas vivre », c’est avec le
« sentiment tragique de la vie » que la mélancolie partage une même rencontre de la
culpabilité, la mort et la vérité.
6 Pour le reste, ce reste qui fait que la mélancolie n’est ni tragédie, ni tragique, il est ce qui
manque à la mélancolie pour devenir un art ou une pensée.

L’Art de ne pas vivre


7 « La tragédie est déjà morte au moins trois fois » constate Christian Biet (Biet, La Tragédie,
p. 5), et Steiner observe « de longs espaces durant lesquels aucune tragédie [...] ne
s’écrit » (Steiner, La Mort de la tragédie, p. 106). Ainsi le cycle de non-vie et de vie – précaire
– marque-t-il d’une même empreinte l’existence de la tragédie et celle du mélancolique.
Dans cette intermittence, ce que la tragédie, comme la crise mélancolique, donnent à voir,
est le spectacle d’une souffrance inouïe, de nature à émouvoir ceux qui en sont les
témoins.
8 Les gestes et les mouvements des personnages du spectacle tragique rappellent dans leur
lenteur et leur rareté, ou au contraire dans leur incontrôlable agitation, ceux des
mélancoliques stuporeux ou anxieux. Gestes irrémédiables, comme ceux d’Héraklès ou de
Médée tuant leurs enfants, gestes de suicide, comme celui de Phèdre, ou celui d’Ajax,
gestes à refaire, comme celui d’Antigone couvrant d’une poignée de poussière un cadavre,
ce geste tragiquement interrompu : c’est bien aussi de « l’interruption d’un mouvement
qu’il s’agit dans la genèse de la mélancolie, d’un mouvement in statu nascendi qui laissa le
sujet en proie à la sidération. » (Lambotte, L’Apport freudien, « Mélancolie »).
23

9 Quant au mouvement général de la tragédie, c’est celui de la chute, si caractéristique de


cette forme que Steiner voit en « la chute de Troie [...] la première grande métaphore de
la tragédie. » (Steiner, La Mort de la tragédie, p. 13). La « chute vertigineuse » parfois
décrite par les mélancoliques, dont Winnicott observe probablement l’origine dans Jeu et
réalité et qu’André Green analyse comme étant à la psyché « ce qu’est l’évanouissement au
corps physique » (Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, p. 235), ne se trouve-t-elle
pas exactement décrite par un Roland Barthes analysant la tragédie racinienne : « Le
ressort de la tragédie spectacle, c’est le revirement [...]. [L]e sens du revirement est
toujours dépressif [...] : il met les choses de haut en bas, la chute est son image [...].
Comme acte pur, le revirement n’a aucune durée, il est un point, un éclair (en langage
classique on l’appelle un coup), on pourrait presque dire une simultanéité » (Barthes, Sur
Racine, p. 45-46) ?
10 Et en effet, temps tragique et temps mélancolique n’ont d’autre futur que celui de la
catastrophe. Pas de futur, donc, puisque dans les deux cas il y a « condamnation d’un
futur entièrement déterminé par le passé » : « puisque cela a été... c’est et ce sera toujours
comme cela, dit ainsi un patient mélancolique. (Lambotte, L’Apport freudien,
« Mélancolie »).
11 Le temps de la tragédie prend la forme d’une course contre la montre perdue à l’avance.
C’est l’ombre du passé qui s’étend sur le futur et l’obscurcit au point de le faire
disparaître. Le présent n’existe que pour actualiser les menaces, jamais assez pour
rectifier, pour justifier, pour excuser, ou pour raconter.
12 De même le présent de la crise mélancolique n’existe que dans l’urgence, jamais assez
pour qu’il y ait récit, ni dans les observations cliniques « [d]ans l’acuité et l’urgence, il
n’est pas question d’une histoire personnelle du malade [...]. Le psychiatre confronté à un
patient mélancolique [...] peut, de manière aisée, éviter de se demander ce qu’il en est de
cette personne, de sa qualité de sujet » (Ksensée, Psychiatrie française, p. 79), ni dans les –
réticentes – paroles du patient : « je suis méprisable, un rien ». Il n’y a rien à raconter.
13 Dans un respect aussi involontaire que parfait du précepte aristotélicien : dans la
tragédie, pas de récit, une action, les protagonistes de la crise mélancolique ignorent donc
le présent de narration : « si une maladie mentale représente une urgence, c est bien
l’accès mélancolique, car, sans traitement, son destin est inéluctable ; et nous savons que
le suicide du mélancolique est d’une redoutable efficacité : le malade ne se « rate » pas.
Quelquefois même, avant de se tuer, il tue son entourage : le suicide « altruiste ». Alain
Ksensée poursuit : « S’il existe une maladie mentale capable de nous montrer, de nous
démontrer... » ; il parle plus loin d’une « efficience spectaculaire » (Ksensée, Psychiatrie
française, p. 79). Les mots du thérapeute révèlent bien que, comme celui de la tragédie, le
présent de la crise mélancolique se fait bref spectacle.
14 Et l’analyse que Lucien Goldmann propose de la Phèdre de Racine rappelle bien ce « rien
de temps » qu’il faut pour mourir : « La fameuse règle des trois unités [dont celle du
déroulement sur une seule journée][y] est non seulement naturelle mais nécessaire, et les
pièces de Racine sont faites de rien, parce que sous un monarque absolu qui légifère
même en matière de religion, il n’y a plus rien à faire. Sinon [mais cela représente, dans
une comparaison avec la mélancolie, une grande différence] dans « l’élégance de
l’expression » et puisqu’il faut parler pour mourir sur le théâtre, réussir sa mort n’est pas
autre chose qu’en affirmer l’expression. » (Goldmann, Le Dieu caché).
24

15 Pour affirmer l’expression de leur mort théâtrale, les acteurs tragiques prêtent leur corps
et leur voix à des personnages ; dans les représentations athéniennes, ils étaient masqués.
La mélancolie n’est peut-être pas sans rapports avec ces formes du double. Jacques, le
mélancolique de Comme il vous plaira, avant Hamlet et avant Macbeth, l’affirme :
« Le monde entier est une scène :
Hommes et femmes ne sont que des acteurs ;
Ils ont leurs sorties comme leurs entrées,
Et chacun dans sa vie joue bien des rôles. »
(Acte II, scène 7)
16 Spectateurs d’eux-mêmes, certains patients le deviennent, qui, au cours des premières
phases de sommeil, ont une impression de dédoublement, accompagnée « d’une douleur
probablement atroce, fulgurante, inscrite dans un corps physique qui échoue à devenir
un corps psychique », la « douleur même du narcissisme ». (Ksensée, Psychiatrie française,
p. 88).
17 Dans un autre ordre, l’objet esthétique représenterait pour le mélancolique, selon Marie-
Claude Lambotte (Lambotte, Psychiatrie française, p. 146), le masque de lui-même, à la fois
le manifestant et le dissimulant, masque derrière lequel se trouverait le vrai visage : car
ce qui importe est donné dans la mélancolie pour être situé derrière, éventuellement
accessible par la contemplation. Et à cet objet-masque correspondrait la forme du
quiproquo. Le désinvestissement, l’indifférence affective, rendent en effet dans
l’esthétique mélancolique toutes choses égales, comme elles semblent égales dans ce
quiproquo qui fait qu’une personne ou une chose sont prises pour une autre avant
qu’advienne l’anagnorisis, reconnaissance mortelle, aussi mortelle dans la tragédie – pour
Héraklès ou Ajax, par exemple – que la reconnaissance de la nature illusoire de l’identité
dans la mélancolie.
18 Lorsque les masques de douleur parlent, la parole mélancolique, rare, ou délirante, prend
la forme d’une déploration, qui comme celle du personnage tragique naît du « sentiment
de l’outrage » (Steiner, La Mort de la mélancolie, p. 164). Les mélancoliques déplorent, eux
aussi, « comme si un grand tort leur avait été fait » remarque Freud (Freud, Deuil et
mélancolie, p. 269). Et cette déploration, cette plainte, si fermées, circulaires, répétitives,
négatives soient-elles, constituent une amélioration, même fragile, de leur état, parce
que, déjà, « la douleur qui se lamente, purement, à la forme consent », cela le poète –
Rilke – le sait bien.
19 Plus qu’avec une forme artistique, c’est avec l’esprit ou le sentiment tragique que la
mélancolie présente des affinités. Car la vision du monde tragique et mélancolique sont le
reflet de mêmes mondes, celui de la faute – ou de l’erreur, celui de la mort – ou de l’entre-
deux-morts, celui de la vérité.

Le Sentiment mélancolique de la vie


20 La mystérieuse faute tragique, tranche Freud dans Totem et tabou, c’est celle dont le héros,
père primitif, doit se charger pour en délivrer le chœur, et lui, la véritable victime, doit
souffrir de la culpabilité des membres de la bande des frères. (Freud, Totem et tabou, p.
178-179).
21 Quelle qu’en soit l’interprétation, la culpabilité, source et/ou explication des souffrances
du héros, ne manque pas dans les textes tragiques. Par exemple, dans cette réplique des
25

Revenants d’Ibsen, où elle prend la triple forme d’une souillure, d’une hérédité et d’un
péché : « A la fin il [le médecin] a dit : depuis votre naissance, il y a quelque chose de
vermoulu en vous [...]. Il a dit : les péchés des pères retombent sur les enfants » (Acte II).
Elle ne manque pas non plus dans les autoaccusations, les injures portées contre eux-
mêmes des mélancoliques, qui s’intensifient « jusqu’à devenir une attente délirante de la
punition. » (Freud, Deuil et mélancolie, p. 264).
22 Cette culpabilité, « expression du conflit d’ambivalence, de l’éternelle lutte entre Eros et
la pulsion de destruction ou de mort » (Freud, Malaise dans la civilisation, p. 492), ou
encore, selon les suggestions de Lacan dans le séminaire VIII sur le transfert, expression
d’un remords déclenché par quelque chose, un dénouement, qui serait de l’ordre du
suicide de l’objet (Lacan, Le Transfert, p. 459), présente dans les deux cas un caractère
démesuré.
23 La culpabilité semble démesurée dans la tragédie parce que, soit hamartia, erreur
involontaire, méprise, soit até, commise à la suite d’un égarement de l’esprit, elle échoit
toujours en responsabilité à des êtres qui, dans une lecture plus contemporaine, n’ont en
rien voulu ce qui leur arrive, ou ont agi, comme Œdipe, à leur insu. Cependant, plus que la
culpabilité, l’até génère précisément la honte (voir Doods, Les Grecs et l’irrationnel, chapitre
II). Honte elle aussi démesurée, celle d’Ajax, par exemple, après qu’il a massacré un
troupeau au lieu de soldats. Il ne peut laver cette honte, qui a sans doute plus à voir avec
la blessure narcissique des mélancoliques que la culpabilité à proprement parler, que
dans la mort à laquelle il aspire : « Ne rien sentir, voilà, voilà le temps le plus doux de la
vie », ou encore : « Ténèbres, mon soleil à moi », s’écrie Ajax.
24 Dans la mélancolie, le caractère démesuré provient de l’écart immense entre la nature de
la faute commise et l’inexorabilité de la condamnation à mort que le mélancolique
prononce contre lui-même.
25 Cette démesure dans la honte ou la culpabilité ne se comprend que dans son rapport à la
démesure dont a fait preuve le coupable, héros ou mélancolique. Le héros a été poussé par
un sentiment d’hubris, d’orgueil, à chercher à se mesurer ou se comparer, même
tacitement, au dieu. Le mélancolique n’est pas exempt d’hubris quand il dit, comme ce
patient de Karl Abraham, que « lui seul a commis tous les péchés depuis le
commencement du monde » ou encore que « toute vilenie est son seul fait » (Abraham,
Œuvres complètes, vol. I, p. 217-219). D’ailleurs, Freud constate que les mélancoliques ne
témoignent pas, à l’égard de leur entourage, « d’humilité, ni de soumission, mais [qu’ils
sont] au contraire tourmenteurs au plus haut point. » (Freud, Deuil et mélancolie, p. 269).
Melanie Klein pense que l’hubris doit être interprété(e) comme lié(e) à l’avidité (greed), au
désir d’exploiter la mère, à l’envie devant ses capacités nourricières et créatives (Klein,
Envy and Gratitude, p. 280).
26 Haine à l’égard des proches et désir orgueilleux d’une « culpabilité de grand style »
trouvent leur articulation dans la formulation que Karl Abraham propose de la genèse des
« psychoses dépressives » : « 1° Je ne peux pas aimer les autres : je suis obligé de les
détester. [...] 2° Les autres ne m’aiment pas, ils me détestent... car je suis marqué par des
insuffisances innées : c’est pourquoi je suis malheureux, déprimé [...]. [L]a répression des
mouvements de haine et de vengeance, etc. qui émergent fréquemment, engendre de
nouvelles expressions morbides : les idées de culpabilité. » (Abraham, OEuvres complètes,
vol. I, p. 217-219).
26

27 Le monde mélancolique est donc bien ce « théâtre de la cruauté » qu’appelait de ses vœux
Artaud. Le sadisme y impose une mort cruelle, suicidaire par retournement sur la
personne propre, selon un processus que décrit Amphitryon à Thésée dans l’Hercule
furieux de Sénèque : « Son cœur qui n’est pas encore délivré de son agitation tumultueuse
n’a fait que changer de fureurs, et ce qui est le propre même de la folie [furor] sévit à
présent contre lui-même. » (1. 1219-1220). Dans les pièces de Sénèque, le scelus nefas,
crime incompréhensible et épouvantable, prend la valeur symbolique d’un écart par
rapport à l’humanité et par rapport au sens.
28 Avec cet écart, c’est dans le monde de l’entre-deux-morts que l’on entre, ce monde dans
lequel vivent les Rosmer d’Ibsen, dont la manière de vivre « tue la joie », et l’Oswald des
Revenants, qui se décrit comme un « mort-vivant », ce monde dans lequel se trouve le
Capitaine à la fin du Père de Strindberg :
« Le pasteur – Il est mort ?
Le docteur – Non, il peut encore revenir à la vie, mais ce que serait ce réveil, nous
ne le savons pas.
Le pasteur.– D’abord la mort, et puis le jugement... »
(Acte III, scène 8).
29 C’est le monde d’Héraklès qui rentre des Enfers, le monde d’Electre, et d’Oreste, « qui sont
comme morts », ce monde dans lequel Lacan observe l’éclat d’Antigone, « privée de pleurs
de deuil », dont « l’âme est morte depuis longtemps », « morte » et qui « veut la mort »,
Antigone identifiée à Niobé se pétrifiant, inanimée représentation de l’instinct de mort.
(Lacan, L’Ethique, p. 327).
30 Cet état de mort symbolique, négation de la vie, Abraham le reconnaît dans les degrés
d’inhibition, la stupeur dépressive du mélancolique, qui « demeure insensible aux
influences extérieures les plus vives comme s’il n’appartenait plus au monde animé »
(Abraham, Œuvres complètes, vol. I, p. 220).
31 Le mélancolique « erre ainsi dans une sorte d’entre-deux-vies ou entre-deux-morts »
(Lambotte, Esthétique de la mélancolie, p. 191), lieu dans lequel Lacan situe, à juste titre,
toutes les tragédies sophocléennes à l’exception d’Œdipe Roi : « s’il y a un trait différentiel
[...], c’est la position à bout de course de tous les héros. Ils sont portés sur un extrême [...]
ce sont des personnages situés d’emblée dans une zone limite, entre la vie et la mort. Le
thème de l’entre-la-vie-et-la-mort est d’ailleurs formulé comme tel dans le texte, mais il
est manifeste dans les situations. » (Lacan, L’Ethique, p. 317).
32 Comme Antigone enfermée vivante dans son tombeau, la « mère morte » du
mélancolique, selon l’expression d’André Green, a été « enterrée vive, mais son tombeau
lui-même [a] disparu. » (André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, p. 235). Cette
incarnation du pur désir de mort, ou, comme Lacan l’appelle, cette « victime si
terriblement volontaire », quel que soit son nom, Antigone, objet innommable incorporé
du mélancolique, justifie que Freud dans Le Moi et le ça présente la mélancolie en termes
de « pure culture des pulsions de mort ».
33 André Green explique ce qu’il appelle pour sa part « un bouillon de culture léthal » par
« une désintrication des pulsions [...] à l’œuvre. D’où la dangerosité de la crise, car toute
diminution de la mitigation des pulsions a pour effet de dégager les pulsions de mort avec
l’Éros des pulsions de vie. Leur affranchissement leur confère une puissance destructrice
insoupçonnée [...]. C’est comme si les Euménides, quittant leur séjour à la suite d’un
nouveau matricide, revenaient à leur ancienne identité d’Erinyes impitoyables, vampires
réclamant le sang pour le sang. » (Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, p. 265-266).
27

Pour nommer les pulsions de mort déliées, André Green réveille les tragiques compagnes
d’Oreste torturé après le matricide.
34 Si l’on parle dans le monde tragique et dans le monde mélancolique « d’entre-deux-
morts », c’est bien qu’il y existe non pas une, mais deux morts, que la mort y est double :
« deuxième mort de l’objet » dit André Green à propos du suicide mélancolique (Green,
Narcissisme de vie, narcissisme de mort, p. 267) ; un patient de Karl Abraham se représente sa
« disparition sans trace » (Abraham, Œuvres complètes, vol. I, p. 215) ; seconde mort des
héros de Sade ; double mort du père de Jacques Roubaud qui, dans Le Grand incendie de
Londres, élimine les photos et efface les noms avant de mourir, double mort de sa femme
qui photographie des miroirs reflétant des fenêtres (on pense là à ces « qualités porteuses
du vide » de l’objet de l’esthète mélancolique tel que le décrit Marie-Claude Lambotte.
(Lambotte, Esthétique de la mélancolie, p. 152-153)... Il s’agit là d’un monde dans lequel le
pire n’est pas de mourir.
35 « Dans ce monde la vérité est une catastrophe » lit-on au dos du recueil des pièces d’Ibsen.
C’est à la fois le monde tragique et le monde mélancolique qui se trouvent là décrits.
36 Car si le héros progresse dans la connaissance de lui-même dans la tragédie, s’il en vient à
la vérité, c’est toujours – presque toujours, si l’on pense à Oreste et, dans une certaine
mesure à Œdipe – au prix le plus fort, au prix de sa vie et souvent de celle de bien d’autres
autour de lui. Les héros tragiques sont « sous l’emprise de vérités plus fortes que le fait de
savoir » (Steiner, La Mort de la traédie, p. 14-15), et donc il meurent.
37 Le mélancolique, quant à lui, « affirme la castration en soulignant le non-sens inhérent à
la vie et croit au destin qui lui aurait légué cette vérité mortifère » (Lambotte, L’Apport
freudien, p. 232). De fait, il semble bien, Freud le souligne, approcher au plus près la vérité,
une vérité telle qu’à son approche l’on meurt nécessairement.
38 Marie-Claude Lambotte fait advenir cette vérité sur une scène tragique qui ressemble à
celle du Roi Lear dans la lande : « qu’advient-il de la mise en scène du drame
psychologique si l’on joue à en interrompre le déroulement artistique orchestré par des
ruptures de vérité intempestives ? Le rôle et l’acteur s’effondrent ensemble, laissant la
scène au déchaînement aveugle du désespoir » (Lambotte, L’Esthétique de la mélancolie, p.
160). Lear y répète son « jamais, jamais, jamais, jamais, jamais ! » (Acte V, scène 3).
39 Si la vérité mélancolique et la vérité tragique tuent, c’est qu’elles ne connaissent ni le
compromis, ni la nuance, ni le relatif du vivant ; toutes deux procèdent de la même
logique du « tout ou rien » : « En face de ce monde que nous appellerons le monde du
relatif », dit Lucien Goldmann, « se dresse l’homme tragique avec son exigence d’absolu,
qui juge ce monde avec la catégorie du tout ou rien, et pour lequel ce qui n’est pas tout est
par cela même rien. » (Goldmann, Le Théâtre tragique, p. 95). Le sujet mélancolique ne peut
sortir, lui non plus, de cette logique qui entraîne le sentiment de non-sens et d’absurde,
puis cette seconde alternative : le suicide ou le dérisoire, entre lesquels se déroulera la
brêve existence scénique du Prince de Danemark. Il s’écriait : « Ah, si cette chair bien trop
dense voulait fondre, se dissoudre et se résorber en vapeur ! Ou bien si l’Eternel n’avait
pas contre le suicide promulgué son décret ! O Dieu ! mon Dieu ! que tout le train de ce
monde me semble épuisant, fastidieux, insipide et vain ! » (Acte I, scène 2), et ce, bien
avant qu’un mort se survivant à lui-même ne vienne lui distiller à son tour le poison de la
vérité à l’oreille.
28

Ce qui manque à la mélancolie pour être un art ou une


pensée
40 Là où la tragédie représente la souffrance, là où la pensée tragique reste capable
d’affronter et de penser le vide, la mélancolie est vide, hémorragie interne et évidement
du moi (Freud, Deuil et mélancolie, p. 266), envahissement par le vide (Green, Narcissisme de
vie, narcissisme de mort, p. 241), « mouvement hélicoïde de la pensée sur la pensée »
(Lambotte, L’Apport freudien, p. 231).
41 Là où la tragédie donne forme et où la pensée organise, la mélancolie est chaos, sorte de
néant chaotique, tout à fait comme dans le monde d’avant le Verbe divin de la Genèse,
tohu et bohu, « ténèbre sur les faces de l’abime ».
42 Là où la tragédie chante et rythme et voile (Nietzsche, La Naissance de la tragédie, p. 32-33)
et la pensée tragique se dit ou s’écrit, en un style « qui communique vraiment un état
intérieur, qui ne fasse pas de faute quant aux signes et quant au tempo de ces signes »
(Nietzsche, Ecce Homo, p. 135), la mélancolie est le plus souvent mutisme, silence sur de
l’irreprésentable, sur une mise en scène interdite, sur une absence d’illusion, silence de
quelqu’un qui se sent « un rien » au point de se jeter lui-même.
43 Malgré ces différences radicales, il existe un lieu limite où l’exploration du vide,
l’imitation du chaos et les marques du silence de la mélancolique forment encore une
œuvre : chez Beckett, et, en particulier, dans L’innommable : une voix anonyme, un lieu
indéterminé, une époque incertaine : « Où maintenant ? Quand maintenant ? qui
maintenant ? » se demande le narrateur [ ?] à la première ligne du texte ; « que ça
commence, que quelque chose commence, qu’il y ait autre chose que soi, qu’on puisse s’en
aller, qu’on n’ait plus peur, on se raisonne, on est peut-être aveugle, on est sans doute
sourd, le spectacle a eu lieu, tout est fini, mais où est donc la main », etc.
44 La mélancolie dans l’œuvre de Beckett est encore art ; celles dont il est question dans les
textes du Pseudo-Aristote, de Burton, la folie d’Erasme, sont bien créatrices, elles
constituent même selon certains auteurs une condition de la créativité, mais dans la
mesure où elles relèvent de formes pathologiques différentes de la mélancolie
contemporaine, ou moins sévères.
45 L’art et la pensée peuvent constituer une résolution possible de la psychose mélancolique,
selon des modalités décrites par Marie-Claude Lambotte ou Patricia Attigui par exemple,
quand « il arrive aussi que l’angoisse contribue [...] à créer une œuvre d’art, un écrit, une
musique, [...] un objet cause de désir [...] alors susceptible de prendre la place du not to
dans la formule I would prefer not to, cet objet sera alors susceptible de le [le mélancolique]
couper de sa jouissance [...] pour lui permettre de reconnaître qu’il y a de l’Autre. »
(Hassoun, La Cruauté mélancolique, p. 108-109).
46 « La tragédie nous répète [...] [qu’] en dehors de l’homme et en lui, il y a Vautre » (Steiner,
La Mort de la tragédie, p. 16). Or, la mélancolie dans sa fermeture narcissique, porte à la
contemplation de soi-même (Abraham, Œuvres complètes, vol. I, p. 219), à la recherche de
ses propres traits (Lambotte, Esthétique de la mélancolie, p. 169), comme le fait Jacques :
« Orlando.– [le fou] est noyé dans le ruisseau ; regardez seulement dedans, vous le
verrez.
Jacques.– J’y verrai ma propre image.
Orlando.– Que je tiens pour celle d’un fou ou d’un néant. » (Acte II, scène 2).
29

47 Tout ce qui constitue le caractère relationnel, social, religieux, culturel, et aussi


proprement théâtral, de la tragédie, son aspect cathartique également, tel que l’analyse
Freud dans « Les personnages psychopathiques sur scène », tout ce qui constitue aussi le
caractère général de l’esprit tragique qui analyse la condition tragique comme étant
humaine, et non pas seulement individuelle, se trouve donc disqualifié, de fait, dans la
mélancolie. Elle n’est l’affaire que d’une seule personne.
48 Le sujet mélancolique ne nie pas la réalité, il ne fait pas comme si elle n’existait pas. Mais
il la considère comme vide et vaine pour lui, quelle qu’elle soit pour les autres. Pas
d’altérité, donc, et pas non plus d’ananké, cette nécessité tragique dont Freud fait sa vision
du monde, la réalité, « nécessité inévitable » pour Schopenhauer, « éternel retour » pour
Nietzsche, « destin » dans la tragédie grecque.
49 Marx pense que cette nécessité n’est aveugle que dans la mesure où elle n’est pas
comprise, Robbe-Grillet la dénonce comme invention face au silence et à la séparation de
l’homme et du monde, Hölderlin cherche à la maintenir, telle qu’il l’a sentie dans les
tragédies – éloignement du dieu -..., le mélancolique, lui, parle bien d’un destin, mais c’est
un destin qui aliène, pas une altérité. Comme aliènent les paroles des sorcières, des weird
sisters, dont les prédictions ne se vérifient que dans la mesure où elle coïncident avec le
désir de mort de Macbeth, pour qui « la vie est une ombre qui passe [...] et qui ne veut
rien dire. » (Acte V, scène 5).
50 Ce qui manque à la mélancolie pour être un art ? le manque.
51 Ce qui lui manque pour être une pensée ? le doute.
52 La transcendance, la nécessité, la tragédie les interroge. Elle interroge le mythe, et même
alors que cette interrogation se fait inquiète, elle demeure une interrogation.
53 Le tragique, également, pourrait se résumer dans une question : « pourquoi ? »
54 « Ici, il n’y a pas de pourquoi » répond un gardien de camp de concentration dans Si c’est
un homme. Il a du même coup posé en quoi la mélancolie, qui ne pose pas de question,
n’est ni tragédie, ni tragique, et fait que l’art d’après les camps, l’art postmoderne, aurait
beaucoup à voir avec la mélancolie.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
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psychanalytique de la folie maniaco-dépressive et des états voisins », pp. 212-226, Paris, Payot,
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31

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NOTES
1. La bibliographie est donnée en fin d’article(N.d.e.)

AUTEUR
JULIETTE VION-DURY
Université de Limoges
32

L’acédie, une forme de mélancolie


Statut de l’objet et du moi, et possibilité d’action créatrice

Roger Garoux

« Nullum magnum ingenium sine mixtura


dementiae »
Sénèque.

Introduction
1 Depuis au moins Aristote, a été posée l’hypothèse d’un lien entre mélancolie et génie,
notamment créatif. Cette hypothèse paraît difficile à soutenir quand référence est faite
aux conceptions modernes de la mélancolie, maladie mentale comportant spécifiquement
une inhibition majeure contradictoire avec toute idée de créativité. Il est vrai que
Melancholia n’est pas strictement la mélancolie telle que diagnostiquée aujourd’hui par les
psychiatres ; il est plutôt question de la vaste galaxie des troubles de l’humeur ou troubles
affectifs, permettant d’inclure l’hypomanie, les états mixtes, le typus melancolicus présent
entre les crises aiguës : c’est ce qu’on retrouve d’ailleurs dans le texte célèbre d’Aristote
(2), où ce sont les manikoï ou les états intermédiaires entre manie et mélancolie, les états
mixtes, qui se trouvent décrits. Pour Aristote, ceux parmi les mélancoliques (ie les sujets
qui ont par nature un excès et une qualité particulière de la bile noire), qui sont des
individus exceptionnels, sont ceux dont la bile noire est soit trop chaude soit dont la
chaleur s’arrête à un état moyen, en faisant des sujets plus sensés et supérieurs aux
autres.
2 Mais reste que c’est à la dépression, à la destructivité, à la négativité, aux deuils, qu’est
classiquement reliée la création, notamment littéraire, et d’autant que dans ses formes
actuelles celle-ci s’exprime dans des œuvres dont une marque est l’absence de l’objet et
de l’auteur.
3 Ceci vaut bien de réfléchir à ces liens, et en particulier d’interroger le versant mélancolie.
Dans cette perspective, la notion d’acédie telle que retrouvée dans des textes anciens,
dans le contexte du courant de l’hésychasme, nous a paru intéressante : elle permettrait
33

de comprendre comment certaines formes de mélancolie, et notamment l’acédie,


pourraient être non des points d’arrêt mais des étapes dont le franchissement ferait
déboucher sur une rencontre « mystique » avec la Chose (das Ding), dans une démarche
apophatique qui nie l’objet pour mieux le retrouver.
4 Nous nous proposons donc :
1. de faire un bref rappel de la mélancolie chez les modernes, en évoquant plus précisément les
points qui pourraient s’opposer à toute créativité
2. puis de décrire l’acédie à partir de textes que nous avons trouvé significatifs dans un corpus
qui s’étend en gros de l’antiquité à la fin du Moyen Age
3. de replacer cette notion d’acédie dans le contexte de ce qu’on a appelé l’hésychasme, avec
ses racines néo-platoniciennes, et l’utilisation des méthodes apophatique et aphaïrétique.
4. de terminer sur quelques réflexions à propos de la littérature moderne, dans la perspective
où ce n’est pas la mélancolie au sens psychiatrique qui est l’agent de la créativité, qu’elle est
une épreuve douloureuse mais peut être parfois obligatoire dans le processus menant à
certains types de création.

I. POUR CE QUI EST DE LA MÉLANCOLIE CLASSIQUE

5 Le tableau est centré par une triade symptomatique fondamentale :


1. une douleur morale (c’est à dire une tristesse dépressive portée à son comble, en rupture
avec l’état mental basai)
2. une inhibition psychique avec une lenteur du langage qui exprimerait à la fois le
ralentissement de l’acte moteur de parole et de l’acte de pensée.
3. une inhibition psychomotrice (remplacée par l’agitation dans les formes anxieuses de
mélancolie).

6 L’importance de l’inhibition est ici telle que toute production, y compris littéraire, semble
radicalement impossible.
7 Il faut noter cependant que cette notion d’inhibition est discutée :

1. soit dans sa nature de principe

8 C’est ainsi que son analyse organo-dynamiste amène Henri Ey (4) à considérer qu’il n’y a
pas inhibition mais conduite de fuite de l’action, arrêt actif de l’action, le fait fondamental
n’étant pas dans la mélancolie la péjoration de soi-même mais la péjoration, la peur des
actions. A la base il y a une destructuration de la conscience, dite déstructuration
temporelle-éthique, car se situant au point où temporalité et ouverture au monde se
confondent ; ce qui est en cause, c’est le sens de la vie, sa direction en avant ; la
mélancolie tend à la destruction du présent comme moment essentiel de l’espoir et de
l’action.

2. la discussion peut porter sur le caractère massivement négatif

• Freud (5) reconnaissait au mélancolique d’être d’une certaine manière plus lucide que
l’homme normal, l’image qu’il aurait de lui-même étant plus proche de ce que nous sommes
tous au fond. Mais le problème est que le mélancolique échoue à saisir cette image comme
image, dans le double mouvement de celle-ci où elle ne se confond pas avec l’original – elle
en est séparée –, et où elle est image de l’original et donc rattachée à celui-ci.
34

• un auteur comme Lambotte conteste cette notion d’une inhibition invincible en s’appuyant
sur l’expérience d’un Kierkegaard, qui aurait continué à écrire lors d’épisodes mélancoliques
• quant à Yves Pelicier, il écrivait : « Ne serait-il pas possible d’envisager l’inhibition comme
créatrice ? ». Il est vrai qu’il s’agissait de l’inhibition névrotique, creuset fertile pour l’œuvre
en gestation, par sa mise à distance de la vie de relation ; dans ses formes modérées, il y a
blocage fonctionnel par excès de tension, qui pourra être résolu notamment par la libération
fonctionnelle de l’expression artistique. Il y a même une dimension « normale »,
sociologique, de l’inhibition dans la mesure où l’éducation est une fonction limitante des
pulsions, ce qui, pour être acceptable, s’accompagne de l’institution de la fête, par exemple
du carnaval, comme processus de désinhibition.

II. EN CE QUI CONCERNE L’ACÉDIE

9 Une des premières occurrences du mot se trouverait chez un auteur non chrétien,
Cicéron dans une lettre à Atticus : « akhdia tua me movet, etsi scribis nihil esse » : (ton acédie
m’inquiète bien que tu écrives que ce n’est rien) Atticus souffre de ce qu’on appellerait
aujourd’hui un petit passage à vide ; l’angoisse est causée par rien, mais est éprouvée
comme présence pesante ; dans l’acédie, la cause n’est rien non plus de déterminé, mais
elle déclenche la réponse du sujet : « je n’ai rien, ce n’est rien » (Brague, 3) La notion
d’acédie est largement développée chez les Pères du désert : c’est en effet au désert
qu’elle se déclenche et affecte le moine qui s’y est retiré (comme le souligne l’apophtegme
de Saint Antoine1 placé en tête des Apophtegmes des Pères). La référence à l’acédie
pourrait soulever cette objection que c’est à partir de l’expérience chrétienne et
précisément dans le monde des anachorètes, que le monde de l’acédie a été
minutieusement décrit ; mais l’objection perd de sa force si l’on considère que la teinte
que prend ce monde peut être perçue en dehors de cette expérience, et elle intéresse
l’humanité toute entière, notamment l’homme moderne auquel Zarathoustra lance : « le
désert croît ».
10 La description la plus élaborée semble être celle d’Evagre le Pontique (Leloup, 10 ; Brague,
3), référence essentielle si on prend en compte le fait que son Practikè a été transmis
presque à la lettre en Occident par Jean Cassien, et a donc marqué le monachisme tant
oriental qu’occidental. Evagre analyse et propose des moyens de lutte contre les logismoi
(les pensées, les mauvaises pensées) qui deviendront ensuite les diables, ceux qui divisent
l’homme en lui-même2. Je cite :
« le démon de l’acédie, qui est également appelé démon méridien, est plus pesant
que tous les autres démons. Il s’attaque au moine vers la4e heure et encercle son
âme jusqu’à la8e heure. Il commence par faire que le soleil semble ne pouvoir se
déplacer qu’à peine ou pas du tout, donnant ainsi l’impression que la journée a 50
heures... il engendre la haine envers le lieu, envers le genre même de vie qui y est
mené, et envers le travail des mains ; il suggère que la charité a cessé (εκλειπειν)
chez les frères, et qu’il n’y a personne pour le consoler... après le combat, une
disposition digne du désert (ερεµικη) et une joie inexprimable lui succèdent dans
l’âme ».
11 Notre rapide tour d’horizon nous conduit enfin à St Thomas d’Aquin qui évoque l’acédie
dans la Somme Théologique, Prima Secundae, question 35, article 8 (Saint Thomas, 14). Il
reprend les espèces de tristesse d’après St Grégoire de Nysse « l’acédie est une tristesse
qui coupe la parole, l’anxiété une tristesse qui appesantit ; l’envie une tristesse du bien
d’autrui ; la miséricorde une tristesse du mal d’autrui... l’effet propre de la tristesse
consiste en ce que l’appétit est poussé à fuir. Si l’appesantissement va jusqu’à paralyser
35

les membres extérieurs et les empêcher d’agir – ce qui constitue l’acédie – il n’y aura de
fuite ni en réalité ni en désir. On parle spécialement de la suppression de la voix dans
l’acédie, parce que la voix, plus que tous les mouvements extérieurs, exprime la pensée et
les sentiments. »

Caractéristiques de l’acédie (3)

12 En combinant ces textes ainsi que d’autres, et en nous basant sur l’étude qu’en a faite
Brague, nous pouvons ainsi résumer les principales caractéristiques de l’acédie :
1. dans l’acédie les choses sont pesantes, mais leur poids les fait reposer en elles-mêmes, leur
donne une décourageante stabilité (alors que dans l’anxiété, c’est nous qu’elles pressent et la
pression des choses3 fait jaillir le moi qu’elles pressent). Les choses se montrent dans la
lourdeur de leur contingence ; elles n’invitent pas le moi à s’occuper d’elles. Les objets sont
nivelés sans que rien ne se détache ; d’où l’inaction, qui n’est pas paresse, refus d’agir, mais
refus des choses de se laisser agir. L’acédie est in-souciance ; la vie n’est plus que le simple
fait d’exister dans le monde, dans un monde sans « affaires » qui requièrent mon
intervention ; l’acédie transforme notre présence aux choses en une simple présence parmi
les choses.
2. Dans l’acédie, le sujet se trouve assailli d’un essaim d’images, images pénibles car
représentant les possibilités entravées, irréalisables ; une seule image manque, c’est la
mienne propre ; ce que je peux voir en image, c’est un moi imaginaire, possible et donc
irréel, alors que le moi réel apparaît comme impossible. La sortie de la captation, c’est
l’expérience de l’image qui est celle d’une identité fendue en son intérieur par le renvoi qui
en est fait à elle-même, l’humilité vraie étant de se reconnaître comme donné à soi-même,
comme se recevant en sa propre identité.
3. l’acédie mène à la perte du sentiment du propre (thumos), à l’athumia, la perte du cœur ; le
découragement. Impossibilité du changement, de prendre l’initiative, de commencer.
L’acédie porte sur l’historicité : le taedium vitae, le dégoût de vivre ne concerne pas la vie
biologique, mais la vie historique, le bios4.
4. le temps se manifeste comme temps qui me dure, comme ennui, non pas « ennui prostré,
mais celui qui ne tient pas en place ». Or l’amour suppose un rapport au temps rendu ici
impossible : nous ne pouvons aimer que ce qui est absent 5, et pour aimer ce qui est présent,
il faut que nous imaginions son absence. Lorsque la brillance implacable du « soleil noir de la
mélancolie » réduit tout ce qui est à la présence, elle nous empêche d’aimer quoi que ce soit.
5. dans le domaine spirituel (cf. Cassien), le moine se compare aux autres, par rapport auxquels
il se considère comme plus avancé, plus loin que les autres sur le chemin de la perfection ;
l’essentiel est de vouloir étalonner son progrès, de négliger l’avancée, l’effort pour
progresser, au profit de l’avancement.
6. Une autre caractéristique de l’acédie est de pouvoir disparaître sous l’influence de certaines
dispositions. Dans la tradition de l’hésychasme que nous allons évoquer, ces solutions sont :
la philocalie (l’amour du beau), la prière surtout avec l’invocation du Nom (celui de Jésus) et
la purification du cœur. Dans une perspective plus « laïque », le destin qui frappe dans la
mélancolie, le démon méridien qui tourmente, qui cerne, dans l’acédie, ne peuvent pas
grand chose quand le Travail se maintient ou reprend ; comme l’écrivait Baudelaire dans ses
textes en prose : « Pour guérir de tout, de la misère, de la maladie, de la mélancolie, il ne
manque que le goût au travail... nous sommes écrasés par l’idée de temps. Il n’y a que deux
moyens pour échapper à ce cauchemar : le Plaisir et le Travail ; le Plaisir use ; le Travail
fortifie. Choisissons »
36

III. L’HÉSYCHASME. LES MÉTHODES APOPHATIQUE ET


APHAÏRÉTIQUE

13 Evagre est l’un des représentants éminents de l’hésychasme.


14 Le mot grec hésychia, dans l’hellénisme chrétien, désigne le « silence » et la « paix » de
l’union à Dieu, l’hésychasme consiste en une méthode ascétique au cœur de la spiritualité
de l’Église orthodoxe. Les trois sens principaux du mot ησυχια (solitude, silence et
tranquillité) se retrouvent dans une anecdote rapportée à propos de l’un des fondateurs
de l’hésychasme, Saint Arsène, qui implorant : « Que me faut-il faire pour que je sois
sauvé ? », aurait entendu Jésus lui répondre : « fuge 6, tace, quiesce », autrement dit, « fuis
au désert, reste silencieux, reste en paix. »
15 Il s’agit de « désinvestir » la conscience du flot des logismoï (images et pensées
« passionnelles », idolâtriques) pour la « faire descendre » dans le « cœur », qui est le
centre d’intégration potentiel de l’être. Alors, l’hésychaste prend conscience – d une
manière opérative – de l’« énergie divine », présente à la racine même de son être.
16 L’hésychasme- dont les racines bibliques et surtout johanniques sont évidentes – est
attesté dès les origines du monachisme, aux IIIe et IVe siècles ; il s’affirme au Sinaï, avec
saint Jean Climaque, au VIIe siècle, puis connaît deux grandes renaissances à partir de
l’Athos, l’une au XIVe siècle, l’autre autour de 1800.
17 L’hésychasme a des liens très étroits avec la tradition apophatique, négative, issue du
néoplatonisme, et notamment de Proclus ; par là, elle a marqué beaucoup d’auteurs du
Moyen Age puis de la Renaissance : il s’agit entre autres du Pseudo-Denys l’Aréopagite,
d’Albert le Grand et à travers lui de Saint Thomas et Maître Eckart, et au-delà de cette
période, de Saint Jean de la Croix. Cette voie de la négation n’a pas pour fin l’absurde et le
nihilisme, mais l’union avec Dieu ; elle implique le passage par la nuit obscure (le
dépouillement absolu) qui est d’abord nuit des sens (négation de tout le créé débouchant
sur le nada), puis abandon des idées, des logismoi, de la volonté (c’est l’anéantissement de
l’âme se vidant de ses propres facultés, entendement, mémoire et volonté). Elle est
héritière de l’aphaïrésis : méthode générale d’abstraction, de séparation et de
retranchement, pour l’Académie et pour Aristote, qui équivaut à une opération de
négation, la négation d’un prédicat valant pour un retranchement de l’attribution de ce
prédicat au sujet ; elle s’en sépare dans le néoplatonisme, dans la mesure où celui-ci ne
reconnaît pas la possibilité d’une saisie intellectuelle de la Chose dans son caractère
absolu, mais que, tout au plus, serait permise une expérience mystique.

Conclusions
18 Pour nous résumer, la mélancolie telle qu’envisagée aujourd’hui par les psychiatres,
paraît pouvoir difficilement jouer son rôle classique vis à vis du processus créateur. Si
nous reprenons avec Senon (13) la problématique des rapports possibles entre la
dépression mélancolique et la création, quatre types de questions surgissent :
• la création est-elle possible pendant un épisode dépressif franc ? Il semble que non.
• la dépression est-elle un préalable à la création ? Oui, si l’on se réfère au mode de relation, et
non, si l’on se refère à l’état dépressif clinique.
• La dépression est-elle un facteur favorisant la création ? Oui.
37

• La création protège-t-elle de la dépression ? Oui, mais elle est aussi potentiellement


protectrice vis à vis de toutes névroses et psychoses.
19 Par contre, à la suite de notre approche de l’acédie dans le contexte de l’hésychasme, il
nous paraît possible de dégager certaines analogies entre les domaines de l’acédie et du
processus créateur, qui pourraient nous donner matière à hypothèses quant à ce dernier.

1. Le point de départ commun consisterait en un retrait du monde

20 Ainsi la mélancolie dans sa forme acédique correspond à une régression profonde et


rapide accompagnant la solitude du sujet. Ceci répond bien à la première phase du
processus créatif tel que décrit par Anzieu, phase du mouvement régressif. Il y aurait
alors possibilité d’une montée vive des pulsions destructrices (de M’Uzan), et
renoncement ou non au besoin de détruire l’objet, mais dans une mise en scène, une mise
en ordre de la situation.
21 Ceci étant, le retrait au désert implique un isolement social et sensoriel à propos duquel
les travaux modernes ont tendance à insister sur ses effets négatifs : le risque encouru est
celui d’une « régression régressive » au sens de Kris, avec désorganisation de niveau
psychotique (hallucinations, idées délirantes, modifications de l’image du corps avec
dépersonnalisation éventuelle). Par contre, il y a aussi plus rarement possibilité d’une
« régression egosyntonique, régression au service du moi », l’installation au désert ayant
toujours été considérée par certains groupes sociaux comme mode de réalisation
personnelle et de perfectionnement. Cette possibilité qu’à la régression succède une
réorganisation constructive, dépendrait de certaines conditions :
• pour Charny (1), elle est fonction de l’extension de la privation, de la capacité émotionnelle
inhérente à l’individu, du sens que l’individu donne à cette expérience et de la valeur qu’il
lui donne par rapport au futur.
• pour d’autres auteurs, dont ceux participant de la tradition de l’hésychasme, l’accent serait
mis sur la nécessité de tenter de ne pas se divertir par la rêverie. L’objectif d’un Saint Jean de
la Croix fut d’arriver à un surnaturel en ayant évité le passage par un sensible imaginaire ; il
écrit : « Nous n’avons pas à nous demander si telle vision est illusoire ou réelle. En tant
qu’elle m’apparaît elle est fausse car elle nous ramène à la sphère des phénomènes ». Il est
vrai qu’à la même époque, Thérèse d’Avila assumait le fait que sa voie passe par des images,
mais c’est peut-être, comme le propose Ajuriaguerra (1), que sa personnalité avait « un sens
plus réel de la chair et du monde... et que le monde des apparences est pour elle un
inessentiel nécessaire ».
22 1. Avec cette possibilité de maîtrise de la fantasmatisation qui permet au moine
d’émerger de son acédie, nous touchons peut être à l’un des traits de la création
contemporaine marquée par l’absence de l’objet. Où nous retrouverions quelque chose
des grandes théories classiques où, chez Kant, Hegel et Schopenhauer, le génie est
caractérisé par la capacité d’abstraire – aux dépens de l’investissement de l’objet – et par
le détachement de l’emprise du monde, avec tension vers les concepts qui désignent
l’essence des choses ; dans une perspective voisine, Lambotte (9) rend ainsi compte de
l’absence de l’objet dans le cadre de la mélancolie telle qu’elle la conçoit : « l’élaboration
défensive de l’angoisse de mort consiste... à ériger les représentations de la réalité en
rapports formels, aptes à préserver le sujet de toute défaillance et désillusion, invite à
imaginer une organisation psychique de type mélancolique dont un mode de résolution
possible consisterait en l’édification d’une réalité toute idéelle. »
38

23 2. Avec cette allusion à la mort et à un processus d’abstraction, nous nous trouvons


ramenés au problème des démarches aphairétique et apophatique. La place du négatif
était déjà envisagée par Kojève, interprétant Hegel, pour qui la négativité se manifeste en
tant qu’action négatrice, c’est-à-dire créatrice, car : « Nier le donné sans aboutir au néant,
c’est produire quelque chose qui n’existait pas encore... c’est précisément ce que l’on
appelle créer ; on ne peut vraiment créer qu’en niant le réel donné ». Dans une autre
perspective, le travail silencieux de la pulsion de mort, comme le conjecture Ricœur (12),
n’est pas clos avec la destruction qui en est la clameur ; il s’achève dans la symbolisation,
le voiler-dévoiler, le détruire-construire, le disparaître-reparaître : l’œuvre d’art recrée
l’objet archaïque perdu (le surmontant après l’avoir désavoué), ou plutôt elle le crée pour
la première fois en l’offrant à tous comme l’objet à contempler : elle est un Fort-Da, un
disparaître de l’objet fantasmatique et un reparaître en tant qu’objet culturel (Ricœur,
12).
24 Le créateur qui, à l’instar du moine, désire tourner le dos aux images, commence par
courir le risque de l’acédie dans son choix d’une solitude, mais l’indifférence aux choses,
leur négation, lui permettront seuls d’accéder à quelque chose d’absolu. La démarche
abstractive ou négative n’aboutit pas à des « abstractions », mais au seul réel concret, le
simple. La négation permet d’accéder à l’existence, car elle est en fait négation d’une
négation de la chose, retranchement d’une soustraction, celle que représente l’addition
d’éléments au simple (je pars du simple ; je lui attribue un plus, un élément, mais ce plus
est d’abord un moins, une soustraction vis à vis de sa pleine existence ; je ne retrouverai
celle-ci qu’en niant cette soustraction).

BIBLIOGRAPHIE
(1) AJURIAGUERRA Julian de : Désafférentation expérimentale et clinique. Edit Masson, Paris, 1965.

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(3) BRAGUE Rémi : « L’image et l’acédie ». Revue Thomiste.

(4) EY Henri : Etudes psychiatriques. T 3. Edit. Desclée de Brouwer, 1994.

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(6) JEAN DE LA CROIX : La nuit obscure. Edit. Seuil, coll. Points Sagesses, Paris, 1984.

(7) JEAN DE LA CROIX : Le cantique spirituel.Edit. Seuil, coll. Points Sagesses, Paris, 1995.

(8) LAMBOTTE Marie-Claude : Esthétique de la mélancolie. Edit. Aubier, Paris, 1984.

(9 LAMBOTTE Marie-Claude : « Du génie : une structure psychique particulière ». Nervure, janvier


1994, hors série, 7 : 43-48.

(10) LELOUP Jean-Yves : Ecrits sur l’hésychasme. Edit. Albin Michel, Paris 1990.

(11) LIBERA Alain de : Introduction à la mystique rhénane. Edit. O.E.I.L. Paris. 1984.

(12) RICOEUR Paul : De l’interprétation. Essai sur Freud. Edit. Seuil, Paris, 1965.
39

(13) SENON Jean Louis : « Création et dépression ». Séminaires du Girad 1983.

(14) THOMAS D’AQUIN : Somme théologique. T 2. Edit Cerf, Paris, 1984.

NOTES
1. « le saint abbé Antoine, alors qu’il était assis dans le désert, tomba en acédie et dans un grand
obscurcissement de pensées ; et il dit à Dieu : « Seigneur, je veux être sauvé, et les pensées ne me
laissent pas ; que dois-je faire dans ma tribulation (θλɩψɩς) ? Comment serai-je donc sauvé ? »
S’étant un peu écarté au dehors, Antoine voit quelqu’un comme lui, assis et travaillant, puis se
levant de son travail et priant, et à nouveau assis et tressant sa corde, et ensuite à nouveau se
levant pour la prière. C’était un ange du Seigneur, envoyé pour redresser Antoine et pour
l’empêcher de faire un faux pas. Et il entendit l’ange dire : « Fais ceci et tu seras sauvé. » Lui,
entendant cela, en eut beaucoup de joie et de courage. Et, en faisant ainsi, il fut sauvé. »
2. A noter qu’Evagre décrit 8 logismoi (dont le 5 e est λυπη – la tristesse – et le 6 e ακε δɩα–
dépression avec tendance suicidaire, désespoir), qui deviendront chez Grégoire les sept péchés
capitaux en raison de la suppression de l’acédie de la liste (3, p. 54).
3. Cf. Janet, pour qui la psychologie de la mélancolie doit englober les états de dépression et
d’asthénie et ce qu’il appelle les états de pression (mais il est vrai que son analyse porte presque
exclusivement sur la mélancolie anxieuse).
4. cf Pétrarque, qui laïcise la notion, et pour qui l’accidia est la haine de la condition humaine, de
l’existence comme destin, comme résultant d’un envoi initial.
5. (Platon, Banquet 200 a-e).
6. Henri Laborit a écrit un Eloge de la fuite, se référant à sa théorie de l’inhibition de l’action
comme effet des relations dominant/dominé ; la fuite au désert serait notamment fuite des
relations de domination présentes dans ce monde-ci, le sujet se délivrant ainsi des effets
inhibiteurs.

AUTEUR
ROGER GAROUX
Professeur de Pédopsychiatrie à la Faculté de Médecine de Limoges
40

Les souffrances du jeune Werther


Henri Rey-Flaud

« L’être pur et le rien sont une seule et même


chose. » (Hegel)

I. L’ANE ROUGE
La réalité essentielle du vide

1 Avant d’aborder mon sujet de ce jour, à savoir, la dépression dans son rapport à la
déception amoureuse, considérée à partir de la clinique littéraire du Werther de Goethe, je
présenterai les modalités selon lesquelles la théorie analytique conçoit les conditions de
la déception, soit la structure subjective nécessaire pour qu’un individu donné puisse
accéder à la perte, et partant, émerger de la dépression.
2 Pour illustrer mon propos, j’évoquerai ici le jeu de l’âne rouge. Il s’agit, vous le savez,
d’une plaquette, limitée par un cadre, sur laquelle glissent de petites cases, portant
chacune une lettre, le jeu consistant, à partir des déplacements des cases à former des
mots. Ce qui est rendu possible à la condition que sur le petit damier ainsi constitué, une
case soit laissée vide. Ce petit jeu, où la pièce cardinale est précisément la case vide, figure
la structure mininale exigée pour qu’un sujet soit introduit à l’espace du langage
représentatif.
3 Cette case vide – sans lettre, posée au lieu du « noyau de l’être », Freud l’appelle la Chose.

De trois rapports fondamentaux du sujet au vide

4 Je cernerai aujourd’hui trois rapports du sujet au vide, au manque, à la Chose. 1) celui du


Maître Zen, qui, au terme d’un parcours singulier, a un rapport direct au manque en tant
que tel, au-delà du monde imaginaire, – 2) celui du névrosé, pour qui, tous les objets du
semblant sont susceptibles de venir à la place vide du jeu : ainsi, dans l’amour, par
exemple, la femme advient comme semblant de la Chose (et la référence ici serait
l’aventure de Rodrigue et de Prouhèze dans Le Soulier de Satin), – 3) celui du psychotique,
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pour qui la place de la Chose est tenue par un objet réel. Tel est chez Goethe le statut de la
bien aimée, Charlotte. Ce qui revient à dire que, dans son cas, la case vide est pétrifiée.
Cette fausse « objectivation » (je dis : fausse, car l’objet ici, la femme en l’occurence, n’est
plus le semblant de la Chose, mais elle est la Chose) peut maintenir un instant le sujet au-
dessus de l’abîme, mais il s’avère que la perte de cet objet précipite le sujet dans la folie
(c’est le cas du héros de La Chevelure de Maupassant) ou dans la mort (c’est le cas de
Werther).
5 Encore faut-il mesurer que dans ce cas, la mort marque pour le sujet un retour à l’être pur
et au rien, à quoi le mélancolique nous affirme qu’il se réduit. Ce qui donne son sens la
sentence de Hegel mise en exergue de mon propos : « L’être pur et le rien sont une seule
et même chose. »
6 Sur cette base, nous considérerons le destin mélancolique du jeune Werther, envisagé en
deux temps : d’abord dans son inaptitude à la dépression, puis dans son inaptitude à la
mort.

II. L’INAPTITUDE À LA DEPRESSION


Le travail du deuil : le détachement trait par trait

7 La dépression, en elle-même, est un phénomène qui relève entièrement du registre de la


normalité : elle est la réaction du sujet humain à toutes les pertes qui constituent le
quotidien de la vie. La dépression ne devient un processus pathologique que lorsqu’elle
intervient sur l’échec de ce que Winnicot appelle « l’aptitude à la dépression ». L’analyse
freudienne du deuil permet de préciser la nature de cette « aptitude à la dépression ».
8 Dans un article célèbre de 1915, « Deuil et mélancolie », Freud établit que l’état dépressif
qui caractérise le deuil traduit en fait l’investissement engagé par un sujet pour accomplir
le travail nécessaire au détachement de l’objet perdu. Pour l’ordinaire les modalités de ce
détachement ne sont pas clairement perçues. C’est ainsi que le film de François Truffaut,
La Chambre verte, s’ouvre sur une scène de deuil déchirant dans laquelle un homme qui
vient de perdre sa femme, joué par Michel Londsdale, doit être au moment de la mise en
bière, arraché de force au cercueil de son épouse, offrant le spectacle d’un désespoir
véritablement fou. La séquence suivante nous le présente, deux mois, plus tard, à la Gare
de Lyon, en partance pour l’Italie avec sa nouvelle femme. Cette transformation quasi
magique masque la réalité des processus psychiques qui sont intervenus.
9 L’originalité de la découverte freudienne tient à ceci que ce détachement est en fait si
difficile et douloureux parce qu’il exige que l’objet soit, en quelque sorte, liquidé trait par
trait. En effet au champ de la psychanalyse l’objet est conçu comme une collection de
« qualités » (d’attributs, dirait la tradition philosophique), qui enveloppent le cœur vide
de l’objet (Kern unseres Wesen) en pelures d’oignons. De ce point de vue, l’être aimé
(homme ou femme) ne se distingue pas de l’objet auquel l’on tient particulièrement (objet
précieux ou souvenir d’enfance) : dans chaque cas le travail du deuil est le même et exige
que le détachement de la libido soit effectué successivement sur chaque trait de l’objet.
10 En fait, si la nature de ce travail n’est pas soupçonnée, sa réalité est en revanche perçue
par l’entourage, qui respecte l’état dépressif de l’homme touché par un deuil, en disant
qu’il faut le laisser à son chagrin et que le temps fera son œuvre. Intuition très juste, car
elle traduit que le travail de déliaison de la libido, attribut après attribut, trait après trait,
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nécessite justement du temps, en quoi, d’entrée, la dépression du deuil s’oppose à la


dépression mélancolique, qui va découvrir, tout au contraire, une plainte figée, une
parole gelée qui exprime un temps arrêté (arrêté, nous le verrons, de toujours).

Le travail de re-liaison et la période d’attente de flottement de la


libido

11 Mais l’entourage, au bout d’un certain temps, va intervenir en suggérant au sujet du


deuil, par exemple, un voyage : « Ça te fera du bien, lui dit-on. » Proposer un voyage, ce
n’est rien d’autre qu’inviter le sujet à se réinscrire dans le temps, en lui proposant quoi au
juste ? De nouveaux objets, dira-t-on : formule que nous pouvons à présent remplacer par
une autre, en disant : un menu d’attributs, un plateau de signifiants. Le sens commun a
ainsi l’intuition, que, passé le temps durant lequel s’est accompli le travail de déliaison de
la libido des signifiants devenus périmés de l’objet perdu, un nouveau travail est
désormais possible, celui d’une nouvelle liaison de la libido sur les nouveaux signifiants
d’un nouvel objet : au terme de quoi le sujet pourra partir pour l’Italie, en voyage de
noces, avec sa nouvelle femme.
12 Sur ces principes, il est possible à présent de comprendre le caractère douloureux de la
dépression qui caractérise les états de deuil. Nous définirons cette dépression, en disant
qu’elle répond à la période durant laquelle la libido, détachée des signifiants de l’objet
perdu, mais en souffrance (et le terme en dit assez par lui-même) de nouvelles liaisons sur
les signifiants d’un nouvel objet se trouve en quelque sorte, en suspension, et c’est ce
flottement de la libido qui d’une part est vécu par le sujet comme dépression face à une
réalité qui se trouve elle-même entièrement désinvestie. Le roman de Goethe qui nous
présente un cas de deuil particulier, puisqu’il s’agit ici de la perte de l’objet d’amour,
dépeint de façon très précise cet état dépressif : « Lorsque de ma fenêtre, écrit Wether à
son ami, je regarde vers la colline lointaine, c’est en vain que je vois au-dessus d’elle le
soleil du matin pénétrer les brouillards et luire sur le fond paisible de la prairie, tandis
que la douce rivière s’avance vers moi, en serpentant, entre ses saules dépouillées de
feuilles : toute cette magnifique nature est pour moi froide, inanimée, comme une
estampe coloriée ; et de tout ce spectacle je ne peux verser en moi et faire passer de ma
tête dans mon cœur la moindre goutte d’un sentiment bienheureux. L’homme tout entier
est là debout, la face devant Dieu, comme un puits tari, comme un seau desséché. »

L’objet énigmatique de la mélancolie

13 Une question se pose alors à nous : pour l’ordinaire, que ce soit, au terme d’un deuil ou
d’une déception amoureuse, le sujet émerge de cet état dépressif dans lequel le monde se
donne sans couleur, sans relief et sans saveur, – sans vie. Comment comprendre alors que
dans certains cas (et le texte de Goethe nous présente ce cas) le sujet ne puisse sortir de sa
dépression ? Nous aurons sans doute plus de chance de répondre à cette question, si nous
la posons dans d’autres termes, en disant : quelle est la nature de cet objet perdu, dont le
sujet ne peut assumer la perte ? Si cet objet est irremplaçable, c’est qu’il l’était de
toujours et qu’il n’appartient donc pas au registre des objets ordinaires du monde, qui
sont constitués, ainsi que nous le savons, par une collection de qualités, d’attributs, de
signifiants, satellisés autour d’un cœur vide. C’est bien parce qu’il n’appartient pas à ce
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registre du signifiant que l’objet perdu s’avère cette fois impossible à métaphoriser,
vouant le sujet à cet état que la clinique définit comme étant la mélancolie.
14 Reste à déterminer avec plus de précision la nature de cet objet singulier. La prise en
compte de la fonction de l’objet dans l’amour, – et plus spécialement dans le phénomène
du coup de foudre, tel que nous le présente l’histoire de Werther, va nous permettre
d’avancer un peu plus dans la connaissance de cet objet1.

Quand échoue la décristallisation stendhalienne de l’objet

15 Dans la passion amoureuse normale, la femme, élue comme objet d’amour, conserve, je le
disais, le caractère essentiel de l’objet, déterminé par la psychanalyse, qui est d’être une
collection de qualités, d’attributs, de signifiants. De ce point de vue, l’on pourrait montrer
d’une façon imparable, que le coup de foudre intervient, lorsque la réalité apporte à un
sujet donné, sur un plateau, pourrait-on dire, les signifiants de son fantasme
fondamental. Mais aujourd’hui, pour la question qui nous intéresse, je retiendrai ce qu’il
en est, non pas du début, mais de la fin de l’amour, en rappelant, que bien avant Freud,
Stendhal avait déjà perçu cette nature particulière de l’objet d’amour d’être constitué
d’une collection d’attributs signifiants, lorsqu’il fait état du phénomène de la
« décristallisation », qui nous met sous les yeux, comme dans une sorte d’expérience de
laboratoire, les modalités du travail du deuil, en nous proposant l’image de l’arbre,
couvert de givre, qui, au redoux, perd une à une ses aiguilles de cristal, pour laisser un
beau matin au réveil l’amant désenchanté face à face avec un objet décristallisé, réduit à
quelques branches décharnées. L’on a ici une radiographie du travail du deuil.
16 L’analyse stendhalienne de l’amour, conjointe à l’analyse freudienne confirme que la
femme dans l’amour intervient comme semblant, comme figure imaginaire de la Chose,
découvrant que le désir a pour fonction, par le truchement du signifiant, de médiatiser le
rapport de l’homme à la jouissance pour lui éviter de sombrer dans la jouissance, de « se
griller » dans la rencontre avec la Chose. L’histoire de Werther illustre, à rebours, ce qu’il
en est de cet amour, extra-ordinaire, mortel, lorsque la femme n’intervient plus comme
semblant de la Chose freudienne, mais comme en étant véritablement son incarnation
dans le monde. En conséquence de quoi, le signifiant, défaillant, échoue à permettre cette
médiatisation, cette symbolisation de la perte, qui définit la « décristallisation ». L’on a
ainsi la confirmation que, dans ce cas, la femme n’est plus advenue comme figure de la
Chose, mais comme son incarnation réelle dans le monde. Tel est le statut de la femme
fatale, qui place de façon surprenante, l’héroïne de Goethe, la douce Charlotte, aux côtés
de Carmen, la passionaria de Mérimée.
17 A ce moment, parce qu’elle met en jeu un objet impossible à métaphoriser, donc
impossible à perdre, la rencontre amoureuse signe pour le sujet sa rencontre avec la
mort.

Conclusion
18 Cette formule dont la clinique, comme la littérature, confirme la vérité, ne prend
toutefois son sens que si l’on parvient, au préalable, à déterminer le sens de cette mort
singulière que le meurtre (Don José) ou le suicide (Werther) découvre comme seul
dénouement possible à l’impasse du sujet. S’articule ici un nouveau pas : que si ce type de
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sujet (Werther) démontre par son impasse son inaptitude à la perte, au deuil, à la
dépression, il avoue aussi paradoxalement, par son suicide, son inaptitude à la mort.

III. L’INAPTITUDE A LA MORT


Le sens principiel de la mort dans la mélancolie

19 Pourquoi la mort du sujet mélancolique est-elle inscrite dans la perte de l’objet d’amour, –
et cela, comme le texte de Goethe nous l’indique, dès la rencontre avec cet objet ? Voilà la
question à laquelle nous avons à répondre.
20 Une première indication nous sera fournie par la clinique, qui nous enseigne que ce type
de sujets, désignés comme « mélancoliques », se suicident précisément, au moment où le
soignant avait cru observer une amélioration de leur état. Ce qui fait dire, avec une
naïveté que l’on trouve encore parfois consignée dans certains manuels, que le
mélancolique trompe son monde et sait dissimuler avec beaucoup d’habileté son projet
secret. Notre explication, on s’en doute peut-être, sera d’un autre ordre. Nous
considérons en effet que l’acte suicidaire du mélancolique, s’il est vrai qu’il se présente
comme une rechute pour le médecin, s’inscrit pour le sujet dans la logique de son destin et
constitue en fait le seul acte qu’il lui soit donné d’accomplir pour advenir comme sujet.
21 Dans la passion mélancolique de Werther, la femme intervient, en fait, au titre de
« présence réelle » de la case vide, nécessaire au fonctionnement du jeu de l’âne rouge :
en quoi elle détient ce point de vide essentiel du sujet, si bien que sa perte entraîne pour
le mélancolique la conséquence immédiate de le priver de cette case vide nécessaire et de
produire ainsi un sujet plein, pétrifié, chosifié, devenu en fait un pur objet. C’est sur ce
fond-là que la mort (ce terme étant ici, je le rappelle, à employer avec précaution) est
appelée par le mélancolique comme dernier acte désespéré et finalement vain pour
advenir comme sujet.

L’inaptitude à la mort du mélancolique

22 Au seuil de cette nouvelle étape, une question s’impose à nous : qu’est-ce que la mort ? A
cela la psychanalyse répond que la mort, en tant que telle, est impensable et
inmaîtrisable, même pour Empédocle, quand il se jette dans l’Etna. La seule chose à quoi
l’homme ait accès, c’est à la monnaie de la mort, ce que la théorie analytique désigne d’un
terme technique qui a donné lieu à toutes les confusions possibles : la castration.
23 Pour un sujet donné, l’introduction à la castration n’est rien d’autre que l’introduction à
toutes ces pertes éprouvées, tous les jours, par chacun (mon fils s’est fait coller au bac, ma
femme a accroché ma voiture neuve, ma maîtresse m’a plaqué), – et cela, ce n’est rien
d’autre que notre expérience quotidienne de la mort. En fait, la réflexion théorique
découvre que cette aptitude à la mort, que nous démontrons chaque fois que nous
n’allons pas nous pendre parce que nous avons perdu tel ou tel objet précieux qui nous
tenait lieu de sac de billes, – cette aptitude à la mort, disais-je, se confond avec l’aptitude
à la dépression, circonscrite par Winnicot, lorsqu’il définit l’objet transitionnel comme
première métaphorisation, accomplie par l’enfant, de l’objet perdu (le sein), qui consacre
son introduction au langage représentatif et dont l’échec assigne le sujet au champ de la
psychose. L’on comprend alors que l’aptitude à la mort, l’aptitude à la perte, l’aptitude à
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la dépression, sont la condition même de la vie et que vivre, pour l’homme, c’est faire
l’expérience quotidienne de la mort.
24 Pour un sujet humain advenir à la vie, advenir au désir, c’est prendre sur soi cette marque
mortelle que le signifiant imprime sur le sujet et qui le fait renoncer à cette part d’être
que constitue la case en défaut du jeu de l’âne rouge, perte qui est pour le sujet la
première symbolisation de sa propre mort, dont la résurgence dans la chaîne du discours
détermine ceci : que parler, c’est faire à chaque mot l’expérience inconsciente de la mort.
Ce qui confirme l’enseignement de Freud que la vie et la mort sont comme les deux côtés
solidaires d’une même feuille de papier.
25 A rebours de l’élan, découvert par la chaîne signifiante, le mélancolique démontre par sa
plainte arrêtée que la souffrance chez lui n’est pas, comme dans la névrose, la souffrance
de la lettre, celle précisément d’une lettre en souffrance que la cure analytique peut faire
advenir. Il s’agit, cette fois, dans le cas du mélancolique, d’une douleur pure, que Lacan a
appelée « la pure douleur d’exister ». Par cette plainte inlassable, qui ramène
inexorablement l’aiguille du phonographe dans le même sillon, le mélancolique trahit,
non pas que le temps s’est pour lui arrêté, mais qu’il était, en fait, arrêté de toujours. En
quoi il démontre que faute d’avoir reçu cette aptitude à la mort, comprise dans
l’introduction au langage, aucun accès à quelque pro-jet (à écrire en deux mots), aucun
accès à la vie, ne lui est donné et qu’il est en fait réduit, ainsi que je l’annonçais un peu
plus haut, au statut d’un « objet éternel ».
26 Ainsi le suicide du mélancolique vient-il boucler la série des paradoxes qui ponctuent son
destin. C’est bien en effet pour échapper à une éternité de douleur qu’il appelle dans le
réel une mort impossible à accomplir dans le langage : « Je me tue, semble-t-il nous dire,
parce que je suis immortel. » C’est nous qui donnons le nom de « mort » à son acte, mais
le choix qu’il accomplit à l’instant suprême n’est pas cette négativation du sujet, en quoi
consiste la mort pour le commun des hommes, dont témoignent les rites de toutes les
cultures, et qui révèle que la mort ne saurait être conçue comme la néantisation du sujet
(ce qui est au contraire une pensée insoutenable, comme on le voit lorsque le dessein de
néantiser le mort attire sur le profanateur cette colère des dieux déchaînée, dans
L’Antigone de Sophocle, contre Créon). La profanation, meurtre du symbolique, établit que
la mort fait advenir l’homme comme signifiant et nos cimetières n’ont pas d’autre
fonction que d’être les supports de cette négativation du sujet advenue dans sa
commémoration.
27 Mais, il en va autrement du mélancolique : pour lui, la mort est d’une autre nature : elle
est, cette fois, néantisation pure et simple du sujet, qui, en même temps, le renvoie dans
l’être et le restitue au néant.
28 On mesure alors la dérision terrible de son geste, dans la mesure où son acte n’a pas pour
lui le sens que nous lui donnons d’une volonté de mettre fin à ses jours, mais bien au
contraire celui d’une tentative désespérée de commencer quelque chose. La mort, pour le
mélancolique, est la seule façon qui lui soit donnée d’advenir à l’existence. Mais il n’est
donné à nul homme de se faire la cause de soi-même et chaque suicide de ce point de vue
inscrit le même échec, fût-il celui de ces mélancoliques que nous rencontrons au
quotidien, ou celui mythique d’Empédocle que j’évoquais un peu plus haut. Et pourtant,
c’est bien par cet acte vain que le sujet rejoint son destin.
29 Ce qui pose, au dernier terme, une aporie éthique : le clinicien, en luttant pour conserver
à la vie le mélancolique se situe à l’encontre de ce destin. Prendre la mesure de ce
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dilemme place, du coup, chaque soignant devant l’un de ces choix-limites sur lesquels se
déchirent les consciences.

NOTES
1. La scène de la rencontre de Charlotte et de Werther est en effet de ce point de vue exemplaire :
Werther est en fait « foudroyé » le jour où il découvre « le plus ravissant spectacle qu’il ait vu de
sa vie » : six enfants de deux ans à onze ans, entourant une jeune fille, tenant un pain bis, dont
elle distribuait des morceaux à chacun. Instantanément Werther se compte un parmi les enfants,
identification consacrée, quand le plus jeune d’entre eux l’appelle « cousin », ce que ratifie
Charlotte elle-même : « Notre parenté est si étendue, j’ai tant de cousins, et je serais bien fâchée
que vous fussiez le moins bon de la famille. » Reste que dans cette scène célèbre, c’est la miche de
pain, qui pour Werther incarne la figure de la Chose.

AUTEUR
HENRI REY-FLAUD
Université de Montpellier III
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Le moine mélancolique ou comment


faire le deuil de Dieu
Jean-Daniel Causse

Introduction
1 A l’articulation de la théologie et de la psychanalyse, on demeure souvent surpris par la
justesse avec laquelle les Pères de l’Église décrivent cet étrange mal qui vient s’emparer
des moines dans le désert ou au cœur même du monastère, en cet abri et, disons même,
en cette forteresse où l’homme de Dieu pouvait se croire davantage protégé que le
commun des mortels. Or, il n’en est rien et les Pères de l’Eglise le savent : dans la solitude
de sa cellule ou dans l’agenouillement de la prière, le monos, c’est-à-dire l’unique devant
son Dieu est peut-être encore plus exposé que d’autres et il est livré à une obscure
maladie qui le brise. Pire encore : le moine ne cesse de faire l’objet d’une expérience
contradictoire. En effet, en s’approchant de Dieu comme d’un bien convoité, il sombre en
réalité dans les affres de la mort. Étonnamment, le mouvement qui le hisse vers le ciel se
révèle identique à une descente aux enfers. Ce terrible mal rejoint donc le moine derrière
les murs du monastère, là où précisément il pensait pouvoir se soustraire à l’enfer et à la
mort. Il se trouve éperonné dans l’élan qui le porte vers le paradis et vers le salut. Cette
tragédie sera encore celle que connaîtra Martin Luther, au début du XVIe siècle, lorsque
celui-ci lancera : « je veux échapper à l’enfer en me faisant moine »1. Or, mieux que
d’autres peut-être, le futur réformateur saura que le plus effroyable l’attendait là,
derrière la clôture, au cœur même du chemin qui devait le mener à la sainteté. C’est la
raison pour laquelle la guérison et le salut de Luther passeront par un renoncement et
une nouvelle trajectoire du désir2.
2 Les Pères de l’Église, on le sait, donnent le nom d’acédia à ce mal qu’ils déchiffrent comme
une mort de l’âme qui atteint un nombre considérable de femmes et d’hommes dans les
temps anciens certes, mais aussi dans la période médiévale. Dans Stanze, Giorgio Agamben
rappelle ainsi que, tout au long du Moyen Age, pire que la peste, l’acédie est un fléau « qui
dévaste les châteaux, les villas et les palais des cités du monde, s’abat sur les demeures de
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la vie spirituelle, pénètre dans les cellules et les cloîtres des monastères, dans les
thébaïdes des ermites, dans les trappes des reclus »3. Or, face à ce phénomène, répétons-
le, le tableau clinique que les théologiens anciens ont su dresser, se révèle d’une
singulière intuition et d’une finesse que la psychanalyse confirme souvent, non sans bien
entendu la compléter. En réalité, les trois remarques suivantes devraient atténuer ce
premier effet de surprise.
3 1. D’abord, il convient de relever que la théologie monastique s’inscrit dans une longue
tradition d’accompagnement et d’écoute. Elle ne se déplie donc pas comme une pure
construction théorique ou une simple rationalisation spéculative ; autrement dit, elle
n’est pas sans expérience clinique, même si celle-ci est thématisée dans des
anthropologies et des épistémologies forts différentes des nôtres4. Il faut même ajouter
qu’au regard du théologien monastique les beaux édifices spéculatifs ressemblent plutôt à
un champ de ruine. Derrière la tranquille maîtrise d’un savoir que rien n’inquiète, il
perçoit que l’entreprise qui ne repose pas sur les fondations de l’expérience vive demeure
totalement vaine et dérisoire. C’est pourquoi, le théologien monastique préfère, quant à
lui, opérer par la via affectiva, c’est-à-dire l’écoute lente et répétée du désir humain sur
lequel il se risque alors à poser, toujours provisoirement, quelques pierres théoriques.
4 2. L’acédie se trouve nouée, bien entendu, à la question même de Dieu. Cette forme
mélancolique qui se donne comme retrait devant un bien ultime ou un objet béatifique
suppose, en effet, un Dieu dont l’absence et la présence hantent le sujet. Toutefois, il ne
faut pas se méprendre : le Dieu qui, à ce moment là, fait consensus culturel se donne
seulement comme une figure possible de l’Autre du langage. Autrement dit, la notion de
Dieu fonctionne simplement comme lieu où se constitue le sujet dans son rapport au
langage. Dès lors, l’affection qui trouble le moine devant la face de Dieu peut ailleurs, en
un autre espace, se déployer dans un tout autre registre. Il n’en reste pas moins que,
quelqu’en soit l’inscription, la structure demeure la même : le drame mélancolique se joue
toujours autour d’un impossible objet de contemplation. H. Rey-Flaud relève bien, me
semble-t-il, ce trait singulier : « La tristesse manifeste que tous les objets du monde
offerts à la jouissance de l’homme sont insuffisants en regard de l’attente de la jouissance
de la Chose qui lui a été refusée »5.
5 3. Enfin, il faut repérer que la théologie monastique, surtout en sa veine augustinienne, ne
porte pas principalement son attention sur le sujet lui-même ou sur l’objet lui-même
comme le ferait un diagnostic moral, mais plutôt sur la trajectoire du désir 6. En ce sens,
nous sommes bien dans le lieu d’une éthique dont l’unique loi est, nous le savons, de ne
pas céder sur son désir. Or, l’acédie marque une affection des facultés désirantes ; elle
signale le geste d’un retrait (recessus) que les moines exprimaient en disant qu’elle est une
mort de l’âme. Seule une attention soutenue au désir pouvait permettre à ces hommes de
l’écoute d’approcher un peu le mal qui les menaçait et qui tourmentait leurs frères.

Approche théologique de l’acédie


6 L’acédie, nous l’avons dit, s’empare de l’homme religieux dans son nouage à la question
de Dieu comme une figure de l’Autre. C’est sur ce point que nous nous proposons à
présent d’avancer un peu en délaissant la période patristique, mieux connue, et en
convoquant la haute stature de Bernard de Clairvaux (1090-1153), moine augustinien du
XIIe siècle et fondateur de la réforme cistercienne 7. En effet, Bernard connaît bien ce mal
non seulement parce qu’il le voit à l’œuvre chez ceux qu’il accompagne spirituellement
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mais aussi parce que sa propre chair en est touchée. Il oscille en effet entre l’impulsivité
et la pusillanimitas que Grégoire considérait, au IV e siècle, comme l’une des six filles de
l’acédie8.
7 Le moine cistercien est donc héritier de cette longue tradition monastique qui remonte
aux Pères de l’Église et il sait les multiples noms donnés à l’acédie, cette affection qui
décime son siècle : tristesse sans raison précise, ennui, dégoût de tout, aversion infinie,
abattement, torpeur, pesanteur du corps et de l’âme, somnolence sans fatigue, anxiété,
impossibilité de fixer son attention, nostalgie d’un lieu qui n’existe sur aucune carte, mais
aussi pensées blasphématoires, soif de voir pour voir, verbiage incessant, etc. Les anciens
avaient fait de tout cela une description précise que Bernard n’ignore évidemment pas. Il
connaît aussi ce moment, pour lui plus terrifiant, qui revient à heure fixe, avec une sorte
régularité diabolique, et que l’on appelle « le démon de midi » en référence au Psaume 91
dans lequel est évoqué un fléau qui frappe le fidèle en plein midi9.
8 En effet, au moment où le soleil est à son zénith, il arrive parfois que le moine sorte de sa
prostration et s’adonne alors à un déchaînement de manie érotique. Dans cette vie
monacale strictement rythmée par les offices et la répétition rituelle, prend place, par
effraction, une autre ritualité et donc aussi une autre temporalité qui vient prendre
possession du sujet religieux à l’heure fixée par l’Autre. Dès lors, il devient impossible de
savoir si la maîtrise du temps appartient à un Autre divin ou à un Autre démoniaque, à
moins que l’un ne soit plus que la face inversée de l’autre.
9 Pourtant, au-delà du tableau clinique dont on mesure la perspicacité, la question se pose
de savoir dans quelle mesure la mélancolie du moine se trouve soutenue par la figure du
Dieu auquel il se consacre. Sur ce point, en lien avec sa propre tradition augustinienne,
Bernard de Clairvaux peut nous éclairer. En effet, il ne cesse de dérouler, notamment
dans ses Sermons sur le Cantique des cantiques, une scène mystique où alternent présence et
absence du Verbe (entendons ici par Verbe non pas le Christ en son incarnation, mais le
Verbe comme bien ultime, divin identifié à l’Etre de plénitude). Or, ce nouage de la
présence et de l’absence ne doit pas nous induire en erreur : il est simplement une façon
d’attester que le Verbe se donne comme toujours déjà absent, comme un retiré originaire,
et donc qu’il ne peut faire l’objet d’aucune appropriation puisqu’il n’a jamais été possédé.
Il ne peut faire l’objet d’aucune contemplation puisque, comme l’énonce le prologue de
Jean, nul n’a jamais vu Dieu. Ainsi, écrit Bernard : « A ceux qui cherchent la présence
(praesentia) de Dieu et soupirent après elle, ceux-là ont à leur portée sa mémoire
(mémoria), non pas cependant pour en être rassasié, mais pour aiguiser leur désir de
nourriture. Mais plus ils ont faim, plus ils sont rassasiés »10. En fin de compte, le texte
bernardin se déploie sans cesse selon une logique où le Verbe se donne non pas comme
une présence, mais toujours plutôt comme un défaut originaire de la présence. Autrement
dit, la notion de Verbe désigne ici l’origine même du langage et il est donc un lieu qui ne
s’écrit jamais nulle part, sauf comme point de défaillance.
10 Toutefois, avec le procès mélancolique tout se passe autrement. Celui-ci concerne aussi
l’absence et la présence, mais il met en place une autre stratégie qui vise à s’approprier ce
qui, en réalité, n’a jamais été possédé. Le rapport à l’absence relève alors d’une autre
logique. En effet, si, à un moment donné, le Verbe n’apparaît plus comme absent depuis
toujours mais seulement comme perdu alors, en effet, l’ombre de la mélancolie s’avance
parfois sur le sujet. On retrouve ici, sans doute, le texte clef de Deuil et mélancolie où, en
1915, Freud relève que la tristesse mélancolique dévoile l’impossibilité de consentir au
deuil d’un objet certes, mais d’un objet que l’on a jamais possédé11. Au fond, le sujet se
50

comporte « comme si une perte avait été subie, bien qu’en réalité rien n’ai été perdu »
puisqu’il s’agit de ce qui ne pouvait être possédé12. S’il y a refus d’être séparé, deuil
inaccepté, il s’agit d’une perte sans objet perdu effectivement.
11 Bernard éprouve sans doute le tragique de ce moment où l’absence du Verbe se trouve
déposé sur le compte d’une perte. Car il s’agit bien d’une parade contre le deuil. Il est
question d’un refus de consentir au deuil du Dieu que l’on a jamais contemplé et du Verbe
qui n’a jamais été possédé. Or, situer le Verbe ou le plus grand des biens hors d’atteinte
parce que perdu est, en réalité, le plus sûr moyen de ne rien perdre, de ne pas consentir
au deuil, car le Verbe se trouve bel et bien conservé comme perdu. Il est cet objet du
désir, dont parle encore G. Agamben, qui en réalité n’est « ni approprié ni perdu, mais
approprié et perdu simultanément »13.
12 Dans la théologie monastique, l’absence avait pour fonction de relancer sans cesse le désir
dans la mesure où, comme l’énonce Bernard, le Verbe toujours « s’échappe lorsque l’on
croit le posséder »14. Chaque fois, loin d’être tiré sur le versant de l’infinitude, le sujet se
trouvait au contraire renvoyé à sa propre condition humaine. Autrement dit, l’absence du
Verbe signifiait chaque fois que la finitude et donc la mort étaient la condition même de
la vie et du désir. A l’inverse, la perte de l’objet relève d’une stratégie de l’esquive : ici,
affirmer la perte du Verbe, c’est justement ne pas le perdre ou plutôt c’est le conserver
comme perdu. Et, dans le même temps, en venant occuper la posture mélancolique de la
mort, le sujet atteste son refus de mourir, c’est-à-dire son désir de pas perdre ce qu’il n’a
jamais eu et ce qu’il n’a jamais été. Autrement dit, se retirer de la scène du monde, reste
la dernière tentative pour que Dieu ne soit jamais l’Absent mais seulement le bien ultime
perdu et pour que le sujet s’efface dans une éternisation qui frappe le désir de mort. D’un
mot : avec le retrait de Dieu conçu comme perte, le sujet se retire à son tour de la scène
du monde en adhérant à la mort pour ne pas mourir.

La thérapie du moine
13 Reste à souligner que les théologiens monastiques, et Bernard de Clairvaux en particulier,
ont cherché des remèdes au mal qui faisait ravage. Par une longue pratique
d’accompagnement, avec les outils dont ils disposaient, ils ont testé la pertinence de
l’énoncé théologique. Je voudrais, pour terminer, relever trois éléments dont les effets
thérapeutiques ne sont sans doute pas négligeables :
14 1. Nous avons vu que l’acédie, pour le moine, est une mort qui l’enserre, mais une mort
qui opère justement comme refus de perdre le bien ultime, refus de faire le deuil de Dieu,
et donc aussi comme impossibilité d’acquiescer à sa propre mort. Au fond, la mélancolie
est une mort qui vient précisément quand la mort vient à manquer. Elle est cette
pétrification mortifère qui advient lorsque la mort n’est pas intégrée. Or, il est frappant
de noter que, les Pères de l’Église, dont Bernard est l’héritier, proposent, comme remède à
l’acédie la mnhmh qanatou, c’est-à-dire « la mémoire de la mort » 15. A l’encontre d’une
procédure de douce consolation religieuse, les Pères s’efforcent étonnamment de
réintroduire une dramatique de la mort chez le sujet mélancolique parce qu’ils savent,
intuitivement peut-être, que la mort est la condition même de la vie. Il s’agit, dans tous
les cas, de déloger le sujet d’une mort qui le fige et l’éternise, pour l’inscrire dans la
finitude et la mort qui relancent le désir. Un apophtegme rapporte ainsi : « On demanda à
un ancien : « Pourquoi n’es-tu jamais découragé » et il répondit : « Parce que chaque jour
je m’attends à mourir ». Et saint Antoine enseigne que pour ne pas sombrer dans la morne
51

langueur, il est bon de méditer les mots de l’Apôtre Paul : « Chaque jour je meurs. » (1 Co
15/31)16.
15 2. Bernard de Clairvaux pressent que le remède passe par une modification d’un rapport
du sujet à l’Autre du langage, dont Dieu constitue ici la figure. En effet, le moine
mélancolique tente désespérément de maintenir son Dieu comme un bien ultime, hors
d’atteinte, vissé dans le lieu ontologique de la plénitude, sujet divin que rien ne viendrait
jamais affecter. Telle est la condition pour dénier sa propre finitude. Certes, Bernard ne
peut totalement se défaire de cette logique dans une culture de platonisme diffus où le
Bien suprême est conçu comme retour à l’Un divin. Toutefois, à certains moments, en
marge de la Doctrina sacra, Bernard vient écrire le terme christologique qui marque une
dissonance et un écart : l’exinanitio Dei, c’est-à-dire le Dieu qui s’est vidé de lui-même, qui
s’est dépouillé de sa plénitude ontologique et qui s’est inscrit dans la mort en Christ 17. Dès
lors, Bernard entrevoit que la thérapie de l’acédie suppose le vacillement de la figure
théologique du Dieu qui soutient un sujet pétrifié. Pour ce faire, il faut que Dieu cesse
d’être inaccessible à la mort ; il faut que l’entaille de la croix entaille cet Autre divin et
devienne le signifiant d’une inscription dans la finitude humaine. Faute de quoi, le deuil
se révèle impossible, car comment procéder au deuil d’un Dieu qui est « le tenant-lieu de
l’infini »18 ? Paradoxalement, on dira que ce Dieu, dont Aristote offre le paradigme, ne
peut mourir parce qu’il est mort depuis toujours et qu’il est un concept à l’abri de
l’existence. C’est pourquoi, à l’homme terrassé par la mélancolie Bernard épelle le nom
christique de l’exinanitio Dei qui redonne une chance au désir.
16 3. Enfin, notons que, pour Bernard de Clairvaux, il est nécessaire que le moine
réinvestisse les objets de ce monde, autrement dit, qu’il s’arrache à la seule fascination de
l’impossible bien ultime. Le face à face statufiant de la posture mélancolique, on le sait,
exclu tout objet, c’est-à-dire tout substitut possible de l’objet perdu. Au fond, il y a peut-
être chez le mélancolique un refus de se laisser leurrer par des objets ; il délaisse et
méprise tous les petits autres pour se lier uniquement à l’Autre. Or, dans une perspective
théologique, Bernard maintient que nul ne peut supporter un rapport direct au Verbe
sans disparaître. La voie du désir consiste à s’en tenir aux objets qui sont la
représentation métaphorique de l’Absent. Ainsi écrit-il : « Je possède moi aussi le Verbe,
mais dans la chair (in carne) ; la vérité m’est présentée, mais à travers les signes (in
sacramento). L’ange est engraissé de la fleur du froment et il est rassasié par la graine
même ; il faut, pendant ce temps-ci, que je me contente de l’écorce du signe (sacramenti
cotice), du son de la chair, de la paille de la lettre et du voile de la foi (fidei) 19. »
17 C’est ici que je voudrais conclure. Dans leur propre culture, avec les outils dont ils
disposaient, ces hommes ont tenté de se mettre à l’écoute d’un monde mélancolique et
ont cherché la voie d’une éthique du désir. Nous sommes certes situés ailleurs, dans un
autre espace et dans un autre temps, mais le défi demeure : d’où peut revenir le désir de
l’Autre qui arrache le monde à sa morne langueur ?
52

NOTES
1. M. Luther, Werke, Weimar : Hermann Böhlau, 1912, 47, p. 90, I. 35 (1538).
2. Sur cette question, cf. J.-D. Causse, « Luther et l’angoisse de l’enfer », Études Théologiques et
Religieuses, 1994/4, p. 515-528.
3. G. Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, Paris : Rivages, 1998, p. 21.
4. Le terme de clinicus désignait d’ailleurs le ministère du prêtre auprès des malades et des
mourants.
5. H. Rey-Flaud, Le sphinx et le graal, Paris, Payot, 1998, p. 162.
6. On en trouvera une illustration, au cœur du XII e siècle augustinien, avec Hugues de St. Victor
qu’analyse J. Ansaldi dans « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », Cahiers du SCEJI, n° 3, p.
56-59.
7. On trouvera une description patristique de l’acédie dans J.-C. Larchet, Thérapeutique des
maladies spirituelles, Paris, éd. de l’Ancre, 1991, p. 231-239.
8. Cf. A. Louf, « Bernard abbé », in Bernard de Clairvaux. Histoire, mentalités, spiritualité (Sources
chrétiennes 380), Paris, Cerf, 1992, p. 358. Les autres filles de l’acedia sont : malitia, rancor,
desperatio, torpor circa praecepta, evagatio mentis.
9. Ps. 91/6b. Le mot hébreu fléau a pris tardivement le sens du nom propre d’un démon.
10. Traité de l’amour de Dieu, Paris : Cerf, 1993, p. 85.
11. S. Freud, Deuil et mélancolie, in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1981, p. 147-174.
12. G. Agamben, Stanze, op. cit., p. 48.
13. Ibid., p. 49.
14. Super cantica, Sermo XXXII/2 ; 227, 13-21.
15. Cf. ici J.-C. Larchet, Thérapeutique des maladies spirituelles, op. cit., p. 233-234.
16. Cité par J.-C. Larchet qui donne toute une série d’exemples.
17. Super cantica, Sermo XI/7 ; 58, 24-27 : « cette exinanition ne fut pas ordinaire ou médiocre,
mais le Christ s’est dépouillé lui-même dans la chair, jusqu’à la croix, jusqu’à la mort ».
18. A. Badiou, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998.
19. Super canlica, Sermo XXXIII/3 ; 235, 10-13.

AUTEUR
JEAN-DANIEL CAUSSE
Faculté de Théologie de Montpellier
53

« Le temps est disloqué » ou la


temporalité mélancolique
Alenka Zupancic

1 Lorsque Freud compare le deuil et la mélancolie, il constate qu’il s’agit dans les deux cas
de la réaction à une perte qui entraîne une dépression profondément douloureuse, une
suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer et
l’inhibition de toute activité. Et pourtant, ajoute Freud, il est très remarquable qu’il ne
nous vienne jamais à l’idée de considérer le deuil comme un état pathologique et d’en
confier le traitement à un médecin. Au lieu de cela, « nous comptons bien qu’il sera
surmonté après un certain laps de temps »1. En d’autres termes, ce qui distingue la
mélancolie du deuil, c’est d’abord sa durée. A l’opposé du deuil, la mélancolie ne s’arrête
pas, elle se présente comme un deuil (potentiellement) infini. Cela constitue un premier
niveau d’observation. A un deuxième niveau apparaissent encore d’autres traits
distinctifs de la mélancolie qui conduisent Freud à une conclusion plus radicale
concernant la différence entre le deuil et la mélancolie. Cette différence porte sur la
nature de l’objet perdu : l’objet perdu du mélancolique, c’est le moi lui-même.
2 Or, même si la première observation (celle qui concerne la durée) semble plutôt
superficielle et descriptive, elle peut donner lieu à une conceptualisation qui permettrait
de jeter une lumière nouvelle sur la question de la mélancolie.
3 Nous dirons donc que la mélancolie est un travail de deuil qui manque le moment de conclure
(ou bien un travail de deuil dans lequel le moment de conclure fait défaut). Cette manière
d’exprimer les choses ouvre aux recherches sur la mélancolie une voie qui passe par la
problématique de « l’assertion de certitude anticipée ». Ici, je me réfère bien évidemment
à l’écrit de Lacan intitulé « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans
lequel la notion de moment de conclure joue un rôle important, étant une dimension
temporelle essentielle à la subjectivation.
4 Rappelons brièvement le problème logique que Lacan prend pour point de départ2 :
5 Le directeur de la prison fait comparaître trois détenus en leur expliquant qu’il doit
libérer l’un d’entre eux. Pour décider lequel, il a décidé de les soumettre à une épreuve de
54

logique. Il leur explique que chacun portera un disque fixé sur son dos (c’est-à-dire hors
de la portée de son propre regard). Parmi les cinq disques qui attendent sur son bureau,
trois sont blancs et deux noirs. Les prisonniers pourront donc voir les couleurs que
portent les autres, mais non la couleur de leur propre disque.
6 Le premier à pouvoir en conclure sa propre couleur, ce qu’il signalera par l’acte de quitter
la pièce, sera libéré.
7 Comme le démontre Lacan, trois situations sont possibles :
1. Dans le cas d’un prisonnier « blanc » face à deux « noirs », le premier peut voir
immédiatement qu’il est « blanc », sachant qu’il n’y a que deux disques noirs en jeu. Ici, la
valeur de l’évidence est instantanée (elle n’implique aucun laps de temps). Lacan appelle la
modalité temporelle à l’oeuvre dans cette situation l’instant du regard.
2. A supposer que deux prisonniers soient « blancs » et le troisième « noir », les deux « blancs »
vont raisonner ainsi : « Je vois un blanc et un noir, donc je peux être soit noir, soit blanc. Or,
si j’étais noir, le blanc verrait deux noirs et en conclurait immédiatement qu’il est blanc.
Comme il ne l’a pas fait, je suis blanc. Ici, un certain temps s’est écoulé : le temps pour
comprendre. Je me transpose dans le raisonnement de l’autre et j’arrive. à ma conclusion sur
la base du fait que l’autre n’a pas agi.
3. La troisième possibilité (trois disques blancs) est la plus complexe, et c’est celle que le
directeur de la prison choisit pour les trois prisonniers. Ici, on raisonne de la manière
suivante : « Je vois deux blancs, donc je peux être soit noir, soit blanc. Si j’étais noir, alors les
deux autres raisonneraient ainsi :’Je vois un blanc et un noir, donc je peux être soit noir, soit
blanc. Or, si j’étais noir, le blanc verrait deux noirs et en conclurait immédiatement qu’il est
blanc. Comme il ne l’a pas fait, je suis blanc. Donc je quitte la pièce’. Or, aucun d’eux n’a
quitté la pièce, je suis donc, moi aussi, un blanc. »

8 Ici, Lacan remarque que cette solution demande un double temps d’arrêt et un geste
interrompu : si les trois prisonniers sont d’intelligence égale, après le premier arrêt (i.e.
après le temps pour comprendre au cours duquel ils prennent en compte les implications
du fait que personne ne bouge), ils vont tous se diriger vers la porte au même moment.
Mais ils vont aussi tous s’arrêter sur le coup, perplexes, ne sachant quel sens donner au
mouvement des autres (chacun se demandant si les autres se sont dirigés vers la porte
pour la même raison que lui ou bien parce qu’ils voient sur lui un disque noir ; chacun se
demandant, en d’autres termes, s’il a correctement saisi le moment de conclure).
Cependant, le fait même que tous partagent ce moment d’hésitation, peut les mener à la
conclusion définitive. A ce moment précis, l’hésitation se transforme en précipitation,
chacun se précipitant vers la porte de peur que les autres ne le dépassent. Lacan donne le
nom de moment de conclure à cette transformation de l’hésitation en hâte qui mène à
« l’assertion de certitude anticipée », à une identification précipitée (« je suis blanc ! »).
9 A partir de cet exemple, Lacan développe trois types de sujet différents, dont chacun
correspond à l’une des trois situations décrites ci-dessus. Dans un premier temps
(l’instant du regard), nous avons le sujet impersonnel qui s’exprime dans le « on » de l’« on
sait que... (face aux deux noirs, on est blanc) » et donne la forme générale du sujet
noétique. Dans un second temps (le temps pour comprendre), nous avons affaire à
l’intersubjectivité pure qui produit des sujets « indéfinis sauf par leur réciprocité » 3. Le sujet
en question se transpose dans le raisonnement de l’autre ; il s’agit du rapport de miroir
entre le sujet et l’autre qui, ici, n’est pas encore le « grand Autre ». Ce n’est qu’au
troisième temps, c’est-à-dire avec le moment de conclure, que nous arrivons au sujet au
sens strict du terme, aussi bien qu’à la dimension du grand Autre. Qu’implique cette
55

dernière forme de la subjectivité ? Lacan souligne que nous n’y accédons qu’à la condition
que le sujet saisisse le moment de conclure qu’il est blanc sous l’évidence subjective d’un
temps de retard (i.e. du temps d’hésitation). Si le sujet était arrivé à sa conclusion sous
l’évidence objective du départ des autres et non pas sous l’évidence de leur hésitation dont
il a fait lui-même l’expérience subjective, alors outre qu’il aurait été (faussement)
persuadé d’être noir, il aurait tout simplement manqué le moment de conclure et, avec
lui, l’acte même de subjectivation. Il ne faut pas mésestimer l’insistance de Lacan à propos
de l’évidence subjective : il ne s’agit nullement de jouer le subjectif contre l’objectif. Le
terme d’« évidence subjective » ne désigne rien d’autre qu’un acte qui n’est pas « couvert »
par la garantie préétablie de l’Autre. Là réside tout le sens du mot subjectif. Il marque
quelque chose qui n’appartient, ni au sujet ni à l’Autre, mais dont le sujet s’empare pour
se tirer de l’indécision radicale qui plane quant à son identité. Cela nous ramène au coeur
du rapport paradoxal qui existe entre le sujet et l’Autre, et que décrit de façon très
concise Slavoj Zizek4 : Ce n’est que lorsque je me reconnais dans mon identité-mandat
symbolique par un geste d’identification précipitée, acte que ne couvre pas la garantie de
l’Autre, que la dimension de l’Autre devient opératoire. L’Autre, poursuit Zizek, n’est pas
« toujours-déjà là », prêt à couvrir ma décision : je ne fais pas que remplir, occuper la
place qui m’est d’avance assignée dans la structure symbolique, c’est au contraire l’acte
même de reconnaissance symbolique qui, par son caractère précipité, instaure l’Autre en
tant qu’ordre structural synchronique atemporel.
10 Voilà qui a quelques implications importantes pour la notion de certitude aussi bien que
pour la question de la mélancolie.
11 On pourrait dire d’abord que la notion de certitude est intrinsèquement liée à l’absence du
« garant de la certitude ». Au fond, la certitude est toujours un geste subjective
d’identification précipité qui constitue l’« horizon de certitude » en même temps qu’il s’y
réfère. La certitude, au sens emphatique du terme, n’est pas fondée sur une garantie
préétablie concernant les pensées et les actes du sujet. Elle est essentiellement acte – l’acte
d’anticipation que le sujet accomplit au moment même où ladite garantie fait défaut. Cela
est déjà bien visible dans Descartes : le « donc je suis » surgit au moment précis où toute
certitude concernant nos pensées et nos actes est ébranlée par l’hypothèse du mauvais
génie. En d’autres termes, la certitude est corrélative au manque dans l’Autre (i.e. au
caractère non-conclusif de la chaîne causale), et non à sa plénitude. La certitude est une
figure subjective surgissant dans le vide qui s’ouvre avec chaque (re)subjectivation, c’est-
à-dire à chaque fois que le sujet perd pied (à cause, par exemple, de la perte d’un être
aimé) et se trouve devant la nécessité de « se tirer par les cheveux » de ce vide, comme
sujet nouveau/autre. La certitude est donc la figure subjective qui surgit dans l’intervalle
qu’il y a entre deux sujets (i.e. deux types différents de la subjectivation d’ une
« personne »), et qui rend possible le passage de l’un à autre.
12 Nous pouvons maintenant proposer une hypothèse concernant la mélancolie dans son
rapport avec le deuil ou, plus exactement, deux hypothèses se recouvrant en partie.
13 Selon la première hypothèse, la mélancolie a le plus de chances de se produire lorsque le
sujet perd, en la personne aimée, ce qui le touche au plus intime de son être. La perte
susceptible d’entraîner la mélancolie n’est pas la perte de ce qu’on a (eu), mais la perte de
ce qu’on est, la perte de ce qui constituait le noyau même de notre être, perte qui
nécessite donc une resubjectivation. Toutes les pertes, aussi graves qu’elles puissent être,
ne sont pas nécessairement de cet ordre.
56

14 La seconde hypothèse veut que, dans la mélancolie, le sujet ne parvienne pas à passer à
l’acte d’une nouvelle identification. Il préfère en quelque sorte continuer à maintenir un
rapport à l’objet perdu (ou bien à l’objet en tant qu’il est perdu), puisque la douleur qu’il
ressent en maintenant ce rapport constitue le dernier support de son être qui menace de
disparaître entièrement. Proust, dans Un amour de Swan, en fournit un exemple excellent.
Le héros est éperdument amoureux d’Odette qui, elle, ne l’aime plus. Il en souffre
terriblement et pense tout d’abord qu’il veut cesser d’être amoureux d’elle pour pouvoir
sortir de cette souffrance. Il sait que sa souffrance expirerait s’il cessait d’être amoureux
d’Odette, s’il était « guéri » de cet amour. Et pourtant, c’est précisément ce qu’il ne veut
pas, puisque « du sein de son état morbide, à vrai dire, il redoutait à l’égal de la mort une telle
guérison, qui eût été en effet la mort de tout ce qu’il était actuellement »5. « Guéri », il ne serait
donc plus le même sujet, il ne trouverait plus aucun plaisir dans l’amour d’Odette ni
aucune douleur dans son indifférence.
15 Comme le remarque Freud, dans l’état de mélancolie, l’existence de l’objet perdu se
poursuit psychiquement. Elle se poursuit sous une forme spectrale, fantomatique (nous
donnerons à ces mots un sens plus précis par la suite), qui implique une temporalité
spécifique.
16 Le mélancolique, donc, n’arrive pas à subjectiver la perte. Cette constatation d’apparence
assez banale, comporte cependant une implication moins évidente. Le problème n’est pas
que le sujet « n’accepte pas » la perte et refuse de l’assumer. Bien au contraire, on
pourrait dire qu’il ne l’accepte que trop volontiers, effaçant la différence entre la perte et
le manque (comme constitutif du désir)6. La perte donne au sujet le sentiment que l’objet
perdu est désormais celui qu’il désirait vraiment ; ce faisant, elle commence à « incarner »
l’objet manquant lui-même, l’objet a. Elle comble ainsi le manque et obture sa fonction,
fondatrice du désir. Le mélancolique possède l’objet de par sa perte, et cette possession
étouffe tout désir. On pourrait donc maintenir qu’au lieu de subjectiver la perte, le
mélancolique l’objective, i.e. en fait la positivation de l’objet manquant, le manque se
« subjectivisant », par voie de conséquence. On a discerné le même mouvement dans la
discussion des trois dimensions temporelles que doivent traverser les prisonniers dans
l’exemple de Lacan. Si le sujet ne saisit pas subjectivement le moment de conclure, il
prendra le départ des autres comme une preuve positive (ou bien « objective ») de ce qu’il
est noir. Il pensera que les autres se sont dirigés vers la porte sur la base de ce qu’ils
voient (le disque noir sur son dos), alors qu’en effet leur mouvement résulte de ce qu’ils
ont trouvé positivement de ce qu’ils ne voient pas. Ne pas saisir subjectivement le moment
de conclure (ou bien : ne pas subjectiver la perte) veut donc dire échouer à « positiver » (
i.e. objectiver) le manque.
17 De l’autre côté, « subjectiver la perte » veut dire opérer une séparation entre la perte et le
manque, entre l’objet perdu et l’objet manquant, ce qui « objective » le manque. Cela
nécessite une identification symbolique : le sujet ne s’identifie alors pas (ou plus) à l’objet
perdu, mais passe à ce qu’on pourrait appeler une « identification médiée » au manque –
identification qui passe par le signifiant S1. C’est ce qui se produit lorsque les prisonniers
sortent de la pièce, chacun disant « Je suis un blanc ». On voit bien que, dans la
configuration donnée, le « je suis noir » présuppose un autre genre d’identification que le
« je suis blanc ». Le « je suis noir » veut dire « je suis celui que les autres voient comme
étant noir » ou bien « je vois que pour les autres je suis noir, donc je suis noir ». Il s’agit
donc d’une identification imaginaire dans laquelle le manque du sujet (qu’exprime la
question « que suis-je ? ») est comblé par une réponse qui vient de l’Autre. Le « je suis
57

blanc » présuppose au contraire une identification qui s’accomplit au moment où le


manque subjectif, au lieu de trouver une réponse dans l’Autre, se trouve redoublé par le
manque dans l’Autre :
1. le sujet ne voit pas ce qu’il est pour les autres (puisque tous hésitent), ce qui lui permet de
2. voir que les autres sont dans le même cas, i.e. qu’eux aussi attendent de lui la réponse à la
question qu’ils se posent quant à leur propre identité et que leur identité à eux dépend de ce
qu’il va saisir subjectivement comme sa propre identité.

18 L’expérience subjective du moment de conclure dont parle Lacan est donc


essentiellement l’expérience du manque dans l’Autre qui permet au sujet de se
« ressaisir » dans un acte d’identification précipitée : me voici, je suis monsieur Un tel.
19 Cela nous ramène finalement à la littérature et à cette scène bouleversante et
énigmatique d’Hamlet dans laquelle le héros, débarqué en catastrophe grâce aux pirates
qui l’ont sauvé de l’attentat, ignorant ce qui est arrivé pendant son absence, tombe sur
l’enterrement d’Ophélie. En voyant Laërtes envahi par la douleur et embrassant le corps
de sa soeur, il s’écrie :
Quel est celui dont la douleur s’exprime avec tant d’emphase ? Qui prend à témoin
de son deuil et pense arrêter dans leur course les astres stupéfaits de l’entendre ?
Me voici, moi, Hamlet le Danois (This is I, Hamlet the Dane) !7
20 Sur quoi il saute dans la tombe.
21 Il en sort littéralement autre. Après cet épisode, les choses prennent le cours d’une
véritable fuite en avant qui renverse complètement le rythme de la pièce, modifiant le
comportement du héros qui, finalement, parvient à accomplir son acte. Comme on le sait,
il a été dans l’incapacité d’agir pendant quatre actes. Son désir est extinct. Son « état
d’âme » correspond trait pour trait à ce que Freud décrit sous le terme de mélancolie :
une dépression profondément douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde
extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité ainsi que la
diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste par des reproches, des injures,
adressés à soi-même. Comme on peut le lire dans la pièce elle-même : « Il y a je ne sais
quel oeuf, dans son âme, que couve sa mélancolie ». Pourtant, comme le remarque Lacan,
Hamlet n’est pas un cas clinique, mais le protagoniste d’un drame, un drame du désir.
Nous le prendrons comme tel – comme une figure qui met en scène l’extinction du désir
et les conditions de sa renaissance. Ce qui nous intéresse particulièrement, c’est la façon
dont Hamlet ressaisit finalement le « moment de conclure », ce qui le projette dans une
action accélérée.
22 Le cri d’Hamlet qui exprime ce moment de conclure (« Me voici, moi, Hamlet le Danois ! »)
est en effet quelque chose de tout à fait extraordinaire ; non pas seulement à cause du ton
d’affirmation de soi que prend tout à coup son discours, mais aussi par ce qui ressemble
ici à une « identification nationale ». Comme le remarque Lacan, « jamais on ne lui a
entendu dire qu’il est danois, il les vomit les Danois »8. Il faut cependant souligner qu’on
peut aussi lire « le Danois » dans une autre perspective, à savoir comme l’un des noms du
père. Lors de sa rencontre avec le spectre de son père (qui, lui aussi, s’appelait Hamlet), le
jeune Hamlet s’adresse à lui en ces mots :
Esprit de lumière ou gobelin damné, brise du ciel ou souffle de l’enfer, que tes
intentions soient perverses ou charitables, tu te présentes sous une forme qui
m’invite à te parler : je te donne le nom de roi, de père. Hamlet, ô Danois royal,
réponds-moi !9
58

23 Il serait difficile de ne pas repérer l’écho que trouvent ces mots dans l’exclamation : « Me
voici, moi, Hamlet le Danois ! » – exclamation qui, dans cette perspective, prend le sens
d’une identification avec le nom du père.
24 La « phase mélancolique » d’Hamlet se situe entre ces deux scènes, entre la rencontre
avec le spectre de son père qui change, pour ainsi dire, le cours de son travail de deuil, et
le moment où il se jette dans le trou de la tombe, en un geste d’identification précipitée,
de certitude anticipée. C’est après avoir vu le spectre qu’Hamlet perd désir et intérêt pour
Ophélie – elle se trouve complètement dissoute en tant qu’objet d’amour d’Hamlet et n’est
reconstituée en tant qu’objet d’amour que dans la scène du cimetière. Que se passe-t-il
pour Hamlet dans l’intervalle ?
25 Hamlet rencontre le spectre de son père qui lui fait connaître l’existence de cet endroit
« entre-deux-morts » où le sujet, dépourvu de son nom et de tous les repères
symboliques, continue à vivre. Après cette rencontre, Hamlet prononce les mots fameux :
« The time is out of joint. – O cursed spite, / That ever I was born to set it right ! »
26 « Le temps est disloqué » : en effet, ce qui se produit au cours de cette rencontre touche
au plus profond de la question du temps. L’image qu’utilise Hamlet pour l’exprimer est en
soit assez éloquente : le temps s’écoule, puis il atteint un point à partir duquel il ne peut
plus avancer parce que la suite est « disloquée » par rapport à ce qui précédait. Le temps
est clivé entre deux espaces, cassé en deux ; de cela résulte l’impossibilité de passer d’un
moment à l’autre : le moment suivant se trouve ailleurs – ailleurs dans l’espace – et le
sujet reste bloqué, captif d’un temps qui n’avance plus et qui tourne à vide. Le père
d’Hamlet est pris dans ce temps infernal, et il s’y trouve puisque son meurtrier l’a surpris 10
, de sorte qu’il n’a pas pu comprendre le moment de conclure. Or, comme le souligne
Lacan dans son écrit sur le temps logique, « passé le temps pour comprendre le moment de
conclure, c’est le moment de conclure le temps pour comprendre »11. On aurait du mal à trouver
un « diagnostic » qui convienne mieux à l’état dans lequel se trouve l’ancien roi. Etant
donné qu’il n’a pas compris qu’il était en train de conclure sa vie (rappelons-nous que le
poison a été introduit dans son oreille pendant qu’il dormait ), il a maintenant toute
l’éternité de cette conclusion (sa mort) pour essayer de comprendre (ce qu’il était).
27 Le Spectre raconte à Hamlet les circonstances de sa mort, il nomme le coupable et
demande vengeance. Ce faisant, il accélère l’achèvement, pour Hamlet, du temps pour
comprendre : celui-ci n’a plus qu’à passer au moment de conclure et à accomplir son acte.
Or, il n’agit pas. Il réfléchit, se pose des questions sur la vie et la mort, s’accuse d’un tas de
choses et semble vivre lui même dans cette dimension temporelle paradoxale qu’habite le
spectre de son père. Il s’identifie, non pas à son père, mais au spectre de celui-ci, i.e. à son
existence fantomatique « posthume ». Il s’identifie au spectre de l’objet perdu, ce qu’on peut
prendre comme définition possible de la mélancolie. A partir de là, Hamlet s’empêtre
dans le jeu des bons et des mauvais fantômes (qui correspond point par point au jeu des
disques noirs et blancs), ne sachant plus qui est qui ; au lieu.de s’en tirer par l’acte de
certitude anticipée, il attend « des preuves plus précises » :
Le spectre qui m’apparut peut bien être le diable – car le diable revêt parfois
d’agréables dehors – ; et, peut-être, fort de ma faiblesse et de ma mélancolie,
abusant de son pouvoir sur les fantômes, me leurre-t-il afin de me damner.
J’attends des preuves plus précises. Ce spectacle sera le traquenard où prendre la
conscience du roi.12
28 Nous voilà donc juste avant la play scene qu’annoncent les derniers mots d’Hamlet. Dans le
passage cité, Hamlet cherche à se situer vis-à-vis de l’ancien et du nouveau roi. Il veut
59

savoir si le spectre de son père est un spectre honnête, an honest ghost. Si c’est un spectre
honnête, alors le nouveau roi réagira en voyant la scène du meurtre joué devant lui. C’est
précisément ce qui se passe : le roi quitte la pièce, un peu comme dans le jeu des trois
prisonniers. Le roi se reconnaît pour ce qu’il est (un meurtrier) et se précipite vers sa
chambre. Mais, cela ne fait pas avancer pour autant Hamlet qui, immédiatement après le
départ du roi, tient ce discours fort bizarre :
Laissons le cerf blessé gémir
Et fuir la biche vagabonde :
tel doit veiller ; tel peut dormir.
Ainsi va le monde.
29 On voit bien que ce ne sont pas des « preuves plus précises » qui permettront à Hamlet de
passer à l’acte et de (re)trouver la certitude. Ce qui lui permet, en revanche, de passer
finalement à l’acte, c’est l’identification à ce « Hamlet le Danois » qui se « déspectralise »
pour (re)devenir le nom du père. Hamlet parvient à cette identification au bord de la fosse
dans laquelle on a mis l’ancien objet de son amour, Ophélie. Il y parvient par le biais d’une
autre identification qui passe elle-même par une rivalité concernant l’amour pour
Ophélie. C’est l’identification avec Laërtes, absorbé par le deuil. C’est en voyant Laërtes se
déchirer la poitrine et bondir dans le trou pour étreindre une dernière fois le cadavre de
sa soeur, qu’Hamlet s’avance et pousse ce cri : « Quel est celui dont la douleur s’exprime
avec tant d’emphase ? Qui prend à témoin de son deuil et pense arrêter dans leur course
les astres stupéfaits de l’entendre ? Me voici, moi, Hamlet le Danois ! » On distingue dans
cette tirade le mouvement qui passe par une identification « en miroir » (avec Laërtes) et
s’avance vers l’identification symbolique, vers l’assertion d’une certitude anticipée quant
à son mandat symbolique. On voit bien ici la corrélation avec ce que Lacan dit du
« moment de conclure » : Hamlet se dépêche de peur que l’autre le dépasse (dans son
deuil). On voit bien aussi comment le narcissisme, tout en étant le support fondamental
de la mélancolie, est aussi ce qui pousse le sujet à en sortir.
30 C’est à cause d’une rivalité narcissique (le deuil de Laërtes pour sa soeur semble plus
profond encore que le deuil d’Hamlet pour son père) qu’Hamlet se trouve finalement
forcé de passer à l’acte de l’identification (symbolique) précipitée. C’est là que cesse son
identification mortifiante avec le spectre (de son père) et qu’a lieu l’identification avec
« le signifiant sans signifié », avec ce signifiant du manque qu’est le nom du père.
31 Revenons encore une fois à la play scene. Il faut souligner qu’obtenir des « preuves plus
précises » n’était pas son seul objectif. Lorsque Hamlet annonce la play scene en disant : Ce
spectacle sera le traquenard où prendre la conscience du roi, il se réfère, au-delà de la
conscience de Claudius, à la conscience de l’autre roi qui, justement, n’était pas conscient
au moment de son meurtre. Puisque ceci constitue la cause principale de la dislocation du
temps, la play scene est le premier pas vers sa remise en ordre. On joue, on présente ce qui
a été exclu de l’univers symbolique, restreint au registre du réel, i.e. ce qui n’existe que
dans la (mauvaise) conscience de Claudius. La visée de la play scene est de faire
« objectiver » cette conscience et en faire la proie de ce traquenard, mousetrap, qu’est le
spectacle, là, sur scène, à la vue de tous. Mais c’est aussi bien le moyen pour faire
s’introduire dans la scène du meurtre la conscience de l’ancien roi qui en a été la victime.
32 Dans la dernière scène de la tragédie, quelque chose a lieu qui touche au plus près à la
question du « temps disloqué », ce temps cassé en deux, en un présent qui tourne à vide et
en un plus tard impossible à atteindre. Juste avant le combat avec Laërtes ; Hamlet accepte
la possibilité d’en sortir « les pieds en avant » par ces mots :
60

Si c’est à présent, ce n’est plus à venir ; si ce n’est pas pour plus tard, c’est pour à
présent ; si ce n’est pas pour à présent, c’est pour plus tard ; le tout est de se tenir
prêt. Et puisque l’homme ignore ce qu’il quitte, qu’importe de quitter cela plus ou
moins tôt ? Ainsi soit-il.13
33 Hamlet trouve finalement le moyen de faire se rejoindre le présent et le « plus tard », en
reconnaissant le « plus tard » comme dimension immanente au présent. Le « plus tard »
n’est rien d’autre que l’inconnu du présent. Dans son fameux monologue qui commence
par « Être ou ne pas être », Hamlet avance que c’est la crainte de l’inconnu (de quelque
chose de mystérieux après la mort) « qui nous engage à supporter les maux présents,
plutôt que de nous en échapper vers ces autres dont nous ne connaissons rien »14. On voit
bien comment la perspective change dans le passage cité ci-dessus. Ce n’est plus le « plus
tard » que nous ignorons, c’est le présent lui-même : l’homme ignore ce qu’il quitte, dit
maintenant Hamlet. Ce n’est qu’en acceptant l’inconnu du présent qu’on peut avancer, au
lieu de rester sous la prise mortifiante d’une recherche infinie portant sur les
déterminants du présent. Ce n’est qu’en s’appuyant sur une incertitude fondamentale
qu’on peut passer ailleurs, dans un acte de certitude anticipée – la certitude qui surgit là
où on n’est plus sûr de rien, privé même de cette « certitude-dans-la-douleur » qui
caractérise la mélancolie.

NOTES
1. Cf. Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, Gallimard, Paris 1968, p. 146.
2. Cf. Jacques Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Ecrits, Paris 1966.
3. Ibid., p. 206.
4. Cf. Slavoj Zizek, Essai sur Schelling. Le reste qui n’éclôt jamais, L’Harmattan, Paris 1996, p. 187.
5. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1954, p. 354.
6. Je m’appuie ici sur l’article de Brigitte Balbure « Mélancolie », Dictionnaire de la psychanalyse,
Larousse 1995, p. 187.
7. W. Shakespeare, Hamlet, trad. André Gide, Ides et calendes, Paris & Neuchatel, p. 159.
8. Jacques Lacan, « Hamlet », dans Ornicar ? n° 24, p. 31.
9. Hamlet, op. cit., p. 24.
10. On connaît les fameux vers : « Voici comment la main d’un frère m’a ravi, pendant mon
sommeil, ma vie, ma couronne et ma reine ; sapé en pleine floraison de péché, sans sacrement ni
confession, désappointé, sans m’être mis en règle, il m’a jeté devant mon Juge avec le faix de mes
imperfections. » Hamlet, op. cit., p. 39.
11. J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitudé anticipé », op. cit., p. 206.
12. Hamlet, op. cit. 75.
13. Hamlet, op. cit., p. 171.
14. Ibid., p. 81.
61

AUTEUR
ALENKA ZUPANCIC
Institut de philosophie de Slovénie
62

L’oméga mélancolique (Mélancolie


et allégorie au XIXe siècle)
Pierre Citti et Annie Mandon

Le masque de la Mélancolie (Pierre Citti)


1 Rien de plus vif et de plus gai que les couleurs de la renoncule qui a nom l’ancolie. La
fatalité de la rime en fit, avec la passe-rose, l’image même de la délectation morose, chez
Auguste-Marseille Barthélémy, Évariste Boulay-Paty, Guillaume Apollinaire, et même en
prose chez André Gide1.
2 Retenons-en que le premier caractère de la mélancolie, c’est d’imposer partout des
connotations à ses couleurs et de créer à perte de vue de l’allégorie. La surprise vient de
ce que ce n’est pas là un vice littéraire. Lisons les médecins, psychiatres et
psychanalystes, décrivant le mélancolique :
La présentation du malade est d’emblée évocatrice : immobile, courbé en avant, la tête
fléchie, il regarde fixement le sol, prostré et accablé ; son visage est figé. Traits
tombants, front ridé, dessinent le classique oméga mélancolique. 2
3 Classique, on ne saurait mieux dire. Et in Arcadia ego, c’est du Poussin. C’est Phèdre, acte I,
scène 3, moins l’épouvantable déchirement de l’amour extrême.
Image même de la désolation, la figure du mélancolique, telle que l’iconographie
depuis des siècles l’a imposée, n’est pas sans recouper le tableau clinique de
« l’humeur triste » : corps immobile, plié en position assise, tête fléchie— appuyée
sur les mains —, masque blême de tragédie grecque avec ses traits tombants son
regard fixe et vide, ses sourcils froncés en « oméga ». 3
4 Il est vrai que les sourcils circonflexes caractérisent les masques de la tragédie grecque.
Mais la comparaison a une autre portée : dans le masque grec comme dans l’image du
mélancolique, aucun détail n’est indifférent,
Notre histoire est noble tragique
Comme le masque d’un tyran
Nul drame hasardeux ou magique
63

Aucun détail indifférent


Ne rend notre amour pathétique.4
5 et ainsi tout signifie quelque chose. Aucune perte de sens. Certes, un tableau clinique, de
quelque affection, a la prétention de rassembler des signes. Mais dans le cas du
mélancolique, rien n’est laissé à la perspicacité du diagnosticien, tout est d’emblée donné,
et absorbé par l’allégorie. Celui qui a pu voir, écrit Keats, la Mélancolie à travers ses
voiles,
His soul shall taste the sadness of her might,
And be among their cloudy trophies hung.5
6 (« son âme prendra le goût de tristesse du pouvoir de la Mélancolie, et parmi ses trophées
couleur (?) de nuage finira suspendue »). L’initié prend place parmi les trophées de la
sombre déesse, devenu preuve lui-même, symptôme vivant et possession incarnée de la
Mélancolie.
7 C’est ainsi qu’un siècle après John Keats, Jean Delay, auteur de La Jeunesse d’André Gide et
des Études de Psychologie médicale, signale la mélancolie comme une étape de la « folie
circulaire »6, c’est-à-dire de la psychose maniacodépressive, caractérisant le
« cyclothyme ». Comme le poète voyait en elle la compagne de la Beauté, de la Joie 7 et du
Plaisir, de même pour Jean Delay le cyclothyme oscille entre la tristesse et la gaieté. Il
s’oppose au « schizothyme », dont l’humeur « froide » se caractérise par « l’adiaphorie »,
oui, l’indifférence, qui devient incohérence dans l’état morbide de la schizophrénie et de
l’autisme. D’un côté l’impossibilité de manifester et de représenter, mais du côté de la
« cyclophrénie » la représentation continuée en toujours plus de représentations. Et ainsi,
écrit encore Keats8, « la vie de l’homme de quelque valeur est une allégorie continuelle, et
très peu de regards savent en percer le mystère ; c’est une vie, qui, comme les Écritures,
figure autre chose. »
8 Or rien n’est plus « froid » que l’allégorie, et rien n’était devenu plus banal au milieu du
XIXe siècle que la mélancolie romantique, mélancolie selon Werther et Chateaubriand,
Millevoye, Sénancour et Auguste Barbier, quand avec un vif sentiment de nouveauté
Victor Hugo évoque la Mélancolie de Durer dans Le Rhin. Cette sensation d’initiation
renouvelée, ce sentiment de reconnaissance, l’auteur la souligne en annonçant au cours
de l’en-tête de la lettre 16 datée de janvier 1842 : « Quatre lignes que ne comprendront
pas ceux qui ne connaissent point Albert Dürer » :
Les étoiles s’étaient voilées l’une après l’autre ; et je n’avais plus au-dessus de moi
qu’un de ces ciels de plomb où plane, visible pour le poète, cette grande chauve-
souris qui porte écrit dans son ventre ouvert melancholia.9
9 Bien entendu, Hugo se sent tenu d’indiquer l’origine de cette chauve-souris baroque,
c’est-à-dire la gravure de Dürer. Son intention, sans cela, serait incompréhensible. Après
quoi deux mots suffisent dans la lettre 16 à évoquer et le tableau et la position du poète
visionnaire : chauve-souris et melancholia. Et le dernier mot du paragraphe à son tour
justifie « chauvesouris », qui justifie le démonstratif « ces ciels de plomb », expression qui
renvoie à son tour à la longue description qui précède, où le poète dominant la vallée du
Rhin submergée dans le brouillard, « est resté longtemps assis là, sur une pierre, [...],
regardant en silence passer cette heure sombre où le crêpe des fumées et des vapeurs
efface lentement le paysage (...), et où le contour des objets prend une forme fantasque et
lugubre. Quelques étoiles rattachaient et semblaient clouer au zénith le suaire noir de la
nuit étendu sur une moitié du ciel et le blanc linceul du crépuscule déployé sinistrement
sur l’autre ».
64

10 Donc le paysage, allégorisé grâce à la vertu de la mélancolie qui l’endeuille, conduit à


l’évocation de la Melancholia de l’artiste allemand et cette perception de l’espace a
autorisé l’allusion à l’allégorie célèbre de Dürer.
11 Voilà donc l’idée simple qui s’impose d’abord pour comprendre la fameuse mélancolie
romantique : la force de la mélancolie étant de fabriquer de l’allégorie, elle retourne le
monde comme un gant ou un « ventre ouvert », et le présente au poète visionnaire sous la
forme d’une endoscopie de l’espace qui, vu par les yeux de l’âme, se métamorphose en du
temps.
12 Pour en donner un exemple clair, ouvrons les Fleurs du Mal, section des Tableaux
parisiens, poème 124, « Le Cygne » dédié à Victor Hugo :
Andromaque, je pense à vous !
13 Baudelaire place ce poème sous l’invocation du souvenir et de la rétrospection, du deuil
(« L’immense majesté de vos douleurs de veuve ») et de la mélancolie. Le spectacle actuel
de Paris est celui d’un chantier, d’un « bric à brac confus », mais le poète « ne le voit qu’en
esprit ». Au contraire c’est avec une intense netteté que, « dans sa mémoire fertile », il
regarde l’étrange spectacle d’un cygne « évadé de sa cage,/ Et de ses pieds palmés frottant
le pavé sec [...] ». Symbole explicite et immédiat de l’homme exilé sur cette terre, « le
cœur plein de son beau lac natal » :
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s’il adressait des reproches à Dieu !
14 Os homini, disait en effet Ovide, sublime dedit : Prométhée en créant l’homme lui donna un
visage dressé vers le ciel. Citation qu’on trouve sans peine dans les pages roses du Petit
Larousse10, symbole fort classique et assez froid, n’était sa brusque transmutation en
mythe. Et la vertu qui change une chose vue, bizarre et pitoyable, en un mythe étrange et
fatal, c’est la mélancolie rimant avec allégorie :
Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.
15 Où Baudelaire oppose au changement rapide et incessant du temps la force d’arrêt de la
mélancolie, frein qui en bloquant l’écoulement temporel produit de l’allégorie à l’infini,
des « tableaux » sans nombre, sur le thème ici de l’exil, que fait défiler la suite du poème
en renonçant, devant leur fuite inépuisable, à clore leur énumération.
16 Cette puissance d’allégorisation qui sublime de l’espace en temps, apparaît plus
subtilement encore dans l’analyse d’« Effet de nuit » de Paul Verlaine, dans les Poèmes
saturniens, qu’en donne ci-après Annie Mandon.

« EFFET DE NUIT » (Annie Mandon)


17 J’essayerai en partant du poème liminaire des Poèmes Saturniens de Verlaine de peindre
l’âme du poète partagé entre la volupté, l’anxiété, la mélancolie, taraudée par le rêve et le
cauchemar.
65

18 « Effet de nuit » un des poèmes qui compose le chapitre « Eaux fortes », nous permettra
d’étudier l’articulation entre l’écriture verlainienne et la transfiguration hallucinatoire
qui crée un univers spectral dominé, voire corrompu, par un certain désordre des sens.
19 La mélancolie, complexion maladive, permet à l’auteur de démasquer un monde qui
oscille entre réalité et irréalité entre raison et déraison, un monde où il s’agit de conjurer
une lancinante menace.
20 « Effet de nuit » par sa forme, et sa thématique s’identifie aux hantises, aux obsessions
déjà exprimées dans le « Poème liminaire » :
Les Sages d’autrefois, qui valaient bien ceux-ci,
Crurent, et c’est un point encor mal éclairci,
Lire au ciel les bonheurs ainsi que les désastres,
Et que chaque âme était liée à l’un des astres.
(On a beaucoup raillé, sans penser que souvent
Le rire est ridicule autant que décevant,
Cette explication du mystère nocturne.)
Or ceux-là qui sont nés sous le signe SATURNE,
Fauve planète, chère aux nécromanciens
Ont entre tous, d’après les grimoires anciens,
Bonne part de malheurs et bonne part de bile.
L’Imagination, inquiète et débile,
Vient rendre nul en eux l’effort de la Raison.
Dans leurs veines le sang, subtil comme un poison,
Brûlant comme une lave, et rare, coule et roule
En grésillant leur triste Idéal qui s’écroule.
Tels les Saturniens doivent souffrir et tels
Mourir,-en admettant que nous soyons mortels,-
Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne
Par la logique d’une Influence maligne.
P.V.

Les Poèmes Saturniens

21 Verlaine se sent placé sous le signe de Saturne c’est-à-dire soumis à une puissance
extérieure dont les desseins lui semblent impénétrables.
22 Les Poèmes Saturniens nous révèlent l’angoisse que l’auteur porte en lui et la voix confuse
de son inconscient qui lui semble dissimuler à la fois le bien et le mal. Verlaine saisit cet
inconscient comme un remords vague, une rumeur mauvaise. Cet inconscient, c’est son
destin, le vent mauvais qui l’emporte. Verlaine se sent engagé sur une pente fatale, saisi
d’incertitude, d’inquiétude vague, de remords incompréhensibles, de nuances
insaisissables. L’âme de Verlaine est aussi l’âme des choses : tout un monde caché
invisible qui nous livre une vie spatiale et temporelle abandonnée aux hasards. L’écriture
tente d’exorciser l’inquiétude de son âme par toutes les ressources de la musicalité, du
rythme, de la syntaxe.
« Effet de nuit »
La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette
De flèches et de tours à jour la silhouette
D’une ville gothique éteinte au lointain gris.
La plaine. Un gibet pleins de pendus rabougris
Secoués par le bec avide des corneilles
Et dansant dans l’air noir des gigues nonpareilles,
Tandis que leurs pieds sont la pâture des loups.
66

Quelques buissons d’épine épars, et quelques houx


Dressant l’horreur de leur feuillage à droite, à gauche,
Sur le fuligineux fouillis d’un fond d’ébauche.
Et puis, autour de trois livides prisonniers
Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniers
En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse,
Luisent à contre-sens des lances de l’averse.
23 J’analyserai tout d’abord l’articulation entre l’écriture et la transfiguration hallucinatoire
qui pose le problème du symbolisme et de l’allégorie. Le signe verlainien n’exprime pas,
n’explicite pas : il annonce d’autres signes, les préfigure ou les rappelle. L’écriture sème
donc des signes qui deviennent signaux dans des réseaux symboliques, signaux qui
traduisent les symptômes verlainiens.
24 « La nuit, la pluie » (VI). Ces éléments évoqués ne sont justement pas décrits. Ce sont des
termes génériques qui tombent dans l’abstraction mais qui veulent témoigner davantage
en se chargeant sémantiquement. Comme d’ailleurs les termes « blafard » (V1), « noir »
(V6), « livides » (V11) qui entretiennent des effets esthétiques.
25 D’autres termes tombent dans l’abstraction, dans l’approximation. Ainsi dans les « gigues
non pareilles », (V6) l’adjectif est porteur d’une comparaison hyperbolique impossible
mais traduisant le paroxysme de l’épouvante face au macabre. De même l’abstrait est
assigné à propos de « l’horreur de leur feuillage » (V9) : l’horreur, mot désignant 1’affect,
le sentiment se substitue au terme concret. En fait, la charge sémantique réside dans la
connotation qui structure les réseaux symboliques.
26 Par exemple les synecdoques « les flèches et les tours » (V2) réfèrent aux églises et aux
cathédrales.
27 Les allusions aux buissons d’épines, au houx (V8) procèdent des images de calvaire, de
supplice. Le soldat muni de sa pertuisane n’est-il pas la réincarnation du squelette avec sa
faux, allégorie universelle de la mort ?
28 Allégorie qui faisait l’objet du premier poème de Verlaine dédié et envoyé à Victor Hugo.
« La mort », mot que Verlaine a sans cesse réactivé, et qui est pour lui sa véritable
héroïne. Le monde verlainien est donc vu à travers des médiations. La naturalité du
monde a moins de sens que son esthétisation ou sa perception esthétique par un
métalangage. Un monde vu à travers son double, un imaginaire de signe où le sujet se
traduit et s’expose en créant un univers spectral, symptomatique. Le poète est ici et
ailleurs, attaché à son propre langage et perdu dans la langue anonyme. Cet univers flou,
vague, est le théâtre intérieur du sujet aux prises avec ses angoisses, ses obsessions. Il est
un horizon, fermé, clos dans une atmosphère obscure où sont incluses nuit et violente
mélancolie.
29 La rime herse/averse (V13-14) tisse une comparaison : c’est celle d’un univers barré où le
sujet suffoque dans sa captivité. L’écriture rime ici avec une incurable tristesse, une
angoisse effrayante. Le goût de la dégénérescence et du pourrissement est illustré par
l’hypallage « le bec avide des corneilles » (V5), étant entendu que ce sont les corneilles qui
sont avides. L’image de cette orgie macabre, de ce festin déviateur et sanglant nous
renvoie à l’esthétique du corrompu, à la nature décomposée. La fête lugubre, l’euphorie
de la décomposition sont incarnées par la corneille, oiseau du malheur lié au message
funèbre comme les corbeaux dont Rimbaud parlait en ces termes : « ô notre funèbre
oiseau noir ».
67

30 Le choix de ces mots aide à l’invention d’une écriture de la fantasmagorie qui est un
spectacle de fantômes et qui débouche sur le fantastique et l’étrange.
31 Le vocabulaire esthétique oriente le poème vers une impression d’hallucination, de
vacance, de dépossession.
32 « La nuit, la pluie » (V1) « la ville gothique » (V3) renvoient aux romans noirs. La vision
est noire sur fond noir. Le lecteur oscille entre réalité et irréalité, fantasme ou vérité.
« Déchiquette » (V1) ou « silhouette » (V2) évoquent des formes vagues et indéfinies qui
bousculent la clarté de la vision et ouvrent sur le fantastique. Et la fantasmagorie devient
synonyme de cauchemar, d’incontrôlable nausée. Prenons le vers 9 : « dressant l’horreur
de leur feuillage à droite, à gauche » ; la place du participe présent « Dressant » suggère
une amplification : les feuillages prennent une allure gigantesque et terrible. L’hyperbole
« l’horreur de leur feuillage » repose sur une synecdoque. Une sorte de violence assiège le
sujet. L’univers devient inquiétant, terrifiant, sans communion possible avec l’homme. La
vision est irréelle, presque ironique, reflet des dérisions du sujet verlainien. Le visible ne
se trouve restitué que d’une manière spectrale, le paysage est évidé de sa matérialité pour
que n’en soit retenu qu’une essence.
33 Les structures rythmiques signifient l’exacerbation de cet univers angoissé.
34 En effet « quelques buissons d’épines épars » (V8), « un gibet plein de pendus » (V4),
« comme des fers de herse » (V13) sont bien les signes dispersés de la mort. Les images de
déchirement, de dépeçage dans les « buissons d’épines » (V8) se conjuguent avec les houx,
les flèches et les tours.
35 Enfin la métaphore « des lances de l’averse » (V14), radicalisation rhétorique de la
comparaison antérieure « comme des fers de herse » (V13), fait de la pluie l’expression
d’un sentiment de mort.
36 Sont ici regroupés les signes avant-coureurs de la mort prochaine du sujet verlainien et le
délire d’une imagination affolée et égarée. Pour mettre plus en exergue cet égarement,
analysons la métaphore qui affecte l’ensemble du contexte.
37 Prenons le début d’« Effet de Nuit »
« La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette
De flèches et de tours à jour la silhouette
D’une ville gothique éteinte au lointain gris ».
38 La métaphorisation qui s’appuie sur la forme verbale « déchiquette » désigne l’ensemble
du dispositif par lequel les éléments lexicaux « nuit » « pluie », « ciel » « flèches »
« tours » « ville » construisent un champ imaginaire.
39 La métaphore constitue un désordre des sens en instaurant entre le comparant et le
comparé à la fois de l’identique et du différent. Verlaine joue de ce désordre en
l’aggravant par un travail de dépli qui dématérialise le support visuel de l’image pour
l’ouvrir à un univers sonore dans un procès où le deuil « spectralise » le réel.
40 Décoloration, obscurcissement et flou des perceptions visuelles produisent une
spectralisation du paysage dans la mesure où son évocation finit toujours par matérialiser
l’image explicite ou implicite du fantôme qui hante l’imaginaire de Verlaine.
41 Cette dissolution spectrale du réel renvoie non seulement à la tentation du rêve
revendiquée dans la préface de 1890 aux Poèmes Saturniens mais à un non dit d’ordre
symbolique qui manifeste un travail latent et continu du deuil.
68

42 « Effet de Nuit » s’inscrit sous le signe du rêve qui côtoie sans cesse les cauchemars et
hante le poème.
43 Le Saturnien devient la victime de son adhésion au monde et la menace se profile à
l’horizon « Un gibet plein de pendus rabougris » (V4), ou encore« Tandis que leurs pieds
sont la pâture des loups » (V7).
44 Cette présence lancinante de la mort, cette intense mélancolie aliène la personnalité de
Verlaine dont le moi dépossédé violemment devient autre et constate une distance entre
les extases étranges et cet autre lui-même. Je et l’autre ne peuvent coexister et c’est dans
cet intervalle entre je et autre que se situe la poésie verlainienne.

Mélancolie et histoire (Pierre Citti)


45 Mais d’où vient la vertu allégorique de la mélancolie ? Et d’abord qu’est-ce au juste qu’une
allégorie ? Soit une parabole comme celle du festin nuptial (Matthieu, 22) : elle ordonne
une série cohérente de métaphores renvoyant explicitement au royaume de Dieu : le roi
envoie ses serviteurs convier les invités comme Dieu ses prophètes et ainsi de suite. Mais
l’allégorie n’est pas seulement un ensemble de métaphores, comme le montre l’épisode ‐
du convive improprement vêtu : la robe de noce signifie la pureté par métaphore, mais
l’élection par métonymie. Non seulement le vêtement est l’image de l’âme, mais il est une
partie de la personne qui, dans cette histoire, est prise pour le tout, qui fait un damné.
46 Or, on lit dans le célèbre texte de Freud, « Deuil et mélancolie », que cette affection diffère
notamment du deuil par « la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste en
des auto-reproches et des auto-injures et va jusqu’à l’attente délirante du châtiment. »11
En revanche ce sentiment de culpabilité exacerbé comporte une paradoxale complaisance
du malade à exposer ses démérites.12 Enfin la « perte » dont souffre le mélancolique n’est
pas celle d’un être aimé, ou pas seulement, mais « concerne son moi »13.
47 On comprend que le discours du mélancolique sur lui-même soit métaphorique, puisqu’il
parle de lui comme s’il était perdu, et qu’il parle de son absence à soi-même. Qu’il soit
métonymique car l’héautontimoroumenos sait comment se torturer et ses dénigrements
s’attachent à des parties défectueuses de lui-même prises pour le tout. Enfin son discours
tout entier vise à se constituer lui même comme un autre discourant, et d’abondance,
comme une allégorie vivante, et qu’on peut tuer.
48 Mais cette analyse trop abstraite ne suffit pas à expliquer les caractères de la mélancolie
au XIXe siècle. Ce qui trouble en effet la cohérence allégorique, c’est un type nouveau de
rationalité, la rationalité historique.
49 Trois ans avant la publication des Poèmes saturniens, Edmond Scherer en 1863, dans Le
Temps14, analysait le cas d’un mélancolique par excellence, Maurice de Guérin, dont
Trébutien venait de publier l’édition de Journal, Lettres et Poèmes. Apparaît ici un deuxième
caractère de la mélancolie au XIXe siècle, ce siècle historien : elle n’est plus un état ni un
tempérament, dont Plaute comme Démocrite ou Aristote décrivent les types toujours
reconnaissables ; pour E. Scherer la mélancolie est une maladie moderne.
Le mot de mélancolie appartient à la médecine des anciens ; mais l’acception dans
laquelle nous prenons aujourd’hui ce mot et l’affection à laquelle nous l’appliquons
sont beaucoup plus récentes. Le XVIIe siècle les ignore encore. Un écrivain anglais
de cette époque, le docte et bizarre Burton, a écrit sur la mélancolie un gros livre,
qui n’est autre chose qu’un traité médical. On chercherait en vain, dans cet in-folio,
69

un paragraphe qui se rapportât à la maladie morale dont Maurice de Guérin et tant


d’autres ont été atteints de nos jours15.
50 E. Scherer fait une exception, toutefois, en faveur du « dialogue versifié, placé en tête » de
l’Anatomie de la mélancolie (1621) par Burton, « dans lequel la mélancolie est tour à tour
représentée comme la pire des souffrances et la plus douce des joies », ambivalence en
effet fondamentale et pour l’analyse future de la cyclothymic et pour le rythme littéraire
qui commença dès lors, avec Milton, le balancement entre L’Allegro et Il Penseroso (1632)
dans lequel cependant une noble tristesse et une sagesse contemplative n’atteignent pas
au vague des passions ni ne prêtent encore au terme de mélancolie, écrit Scherer, « cette
acception intense et tragique qu’il devait recevoir de notre temps ».
51 (« Intense et tragique ». On connaît le spleen de Baudelaire, moins peut-être le poème d’A.
Barbier, Spleen 16 qui représente la mélancolie comme le moteur du destin du monde,
l’éternelle revanche sur Prométhée, « le vautour déchirant le cœur des nations », depuis
Néron, depuis Salomon (vanité et promesse de vent).
52 Et comme déjà pour Barbier, pour E. Scherer la mélancolie pèse particulièrement sur les
époques de décadence, les temps où l’intelligence s’est développée au détriment de la
volonté, la civilisation et les arts au détriment de l’énergie et de l’action. Énorme lieu
commun qu’on retrouve cent fois jusqu’aux Essais de psychologie contemporaine de Paul
Bourget, et sur lequel nous ne nous attarderons pas. Résumons-le en disant que la
mélancolie des décadents, puis des symbolistes, accentue l’un et l’autre aspect,
allégorisant et pathologique. C’est, par exemple, Mélisande : « Je suis sûre de mes
mains... » (elle va dans la seconde laisser tomber dans la Fontaine des aveugles l’anneau
que lui a donné Golaud, lapsus entre tous symbolique puisqu’ayant naguère jeté dans
l’eau, en signe de refus terrifié, la couronne donnée par l’inconnu qu’elle avait fui, elle
sait quelle allégorie tirera Golaud de la perte de sa bague), mais aussi, dans la même
scène, « on dirait que mes mains sont malades aujourd’hui... »17
53 Mais alors, si l’allégorie et le symbole sont le lieu de la maladie de l’âme moderne, du
symbole, de l’allégorie et du mythe, l’âme moderne attendra le tableau et, qui sait ? la
résolution de ses souffrances. Ce à quoi s’essaieront plus tard les médecins, tel recourant
à Œdipe, tels, comme Jung ou Rank, aux mythes de la création du monde et des dieux.
54 Surprenons chez Maurice Barrès, en l’apex du symbolisme, ce pivotement de la
mélancolie. Comme dans Le Montreur des Choses passées de Mallarmé, comme dans
l’ironique Paludes de Gide 18, la mélancolie y apparaît sous sa forme essentielle, celle de la
rétrospection anticipée : « Malheureux spectateurs », s’écrie le personnage narrateur d’Un
homme libre19, qui n’avons pas le droit de décider, mais seulement de tout regretter » —
c’est-à-dire : je ne sais si je désire que si je regrette, et il me faut d’avance regretter pour
désirer. De là, pour obéir au devoir de bonheur la nécessité d’être mélancolique, exprimée
dans Le Jardin de Bérénice, « tu dois être mélancolique » :
Votre mélancolie est plus noble et plus utile qu’aucune alacrité. [...] Non, rien ne
pouvait être plus fécond que votre deuil t...].20
55 Barrès a conçu délibérément Le Culte du Moi comme une série de « stations de
psychothérapie », pour choisir une de ses expressions21 qu’on pourrait appliquer à
l’ensemble de son œuvre, désignant ainsi l’attitude qui fut la source de ses faiblesses et de
son irréductible singularité. Singularité attribuable à la position d’auteur prise par
Maurice Barrès. Elle a consisté en effet à traiter en présent ce qui n’est pas encore
advenu, à poser comme objet de littérature, d’art et d’entretien, l’ombre intime d’un être
70

en formation, à vouloir tirer à la conscience ce qui précisément est inconscient. Et c’est


pourquoi dans son « Examen », il se targuera d’avoir « mis Hartmann en pratique »22.
56 Ainsi Barrés, en empruntant « les sentiers de la mélancolie » dans Le Jardin de Bérénice,
découvre-t-il la source du mouvement du monde dans le désir d’être autre qui anime
l’inconscient, selon la parabole apprise de Bérénice et de sa petite ménagerie :
« Ces canards, mystères dédaignés [...] et cet âne, mystère douloureux [...] et cet
autre mystère mélancolique, Bérénice, expriment une angoisse, une tristesse sans
borne vers un état de bonheur dont ils se composent une imagination bien confuse,
qu’ils placent parfois dans le passé, faisant de leur désir un regret, mais qui est en
réalité le degré supérieur au leur dans l’échelle des êtres [...]. En chacun est un être
supérieur qui veut se réaliser.[...]
Mélancolie ou plutôt stupeur ! devant cet abîme de l’inconscient qui s’ouvrait à
l’infini devant moi »
57 Autrement dit : d’abord l’allégorisation mélancolique produit l’effet de la rétrospection.
Puis sa formulation littéraire produit à son tour l’effet d’ubiquité temporelle qui inspirait
Le Cygne de Baudelaire (« Andromaque, je pense à vous... ») et impose au personnage de
Barrès le sentiment qu’il découvre, à Venise, par assimilation au mélancolique Tiepolo des
Caprices, d’être « le centre conscient de sa race » 23, c’est-à-dire d’exprimer en des formes
d’art singulières la plus informe, la plus obscure et la plus inconsciente ressemblance avec
d’autres hommes, eux-mêmes par là, ensemble et avec lui, constitués en un sujet
personnel unifié, peuple, foule ou patrie. Triomphe du symbolisme et révélation du désir
de l’autre comme moteur de l’histoire du monde.
58 Pour finir le clinicien ès-âmes découvre l’inconscient — c’est la leçon ultime de Bérénice :
« Reconnais en moi la petite secousse par où chaque parcelle du monde témoigne
l’effort secret de l’inconscient. Où je ne suis pas c’est la mort ; j’accompagne partout
la vie. »24
59 Très précisément là pivote l’imagination littéraire de la mélancolie comme découverte du
principe même de la vie, et de l’inconscient comme condition du rythme de l’histoire de
la conscience.
60 Nous sommes familiarisés aujourd’hui, grâce à Walter Benjamin, à Starobinsky ou à
Panofsky, avec l’idée que la mélancolie puisse être une « Ursprung », une origine de
formes artistiques ou littéraires. Cette transformation d’une maladie en un champ
herméneutique a tour à tour manifesté la déconstruction du sujet et, aujourd’hui, son
retour pathétique, sa résurrection, alors qu’on disait qu’il sentait déjà. Mais le sujet ne
meurt pas plus que Dieu, autrement que par figure. Montaigne attribuait à son « humeur
mélancolique » l’étrange initiative de se peindre et de se donner lui-même pour projet à
lui-même, projet qui n’était point « littéraire ». Au temps du symbolisme, le moi blessé,
désirant, inachevé ou perdu, se trouve, cette fois par hypothèse, à l’orée de l’initiative
littéraire, à laquelle d’emblée, sans qu’il soit besoin d’en dire plus, cette incomplétude ou
cette perte donnent sens et justification. Mais dès lors critiques et écrivains apparaissent
comme les analystes de cette hypothèse qu’est devenu le moi — hypothèse à « remplir ».
Par là, la fiction se met à désigner avec insistance cette part du diable, cette lacune du
moi qu’elle appelle âme ou « principe invisible »25, ou inconscient, et qui n’est peut-être
que l’existence littéraire du moi. Dès lors le récit s’organise selon l’hypothèse d’une
« psychothérapie », non certes en un sens tout médical, mais grec (service ou ministère
de l’âme), tel que le manifeste l’inquiétude de Maeterlinck :
« Il est certain que le domaine de l’âme s’étend chaque jour davantage. Elle est bien
plus près de notre être visible et prend à tous nos actes une part bien plus grande
71

qu’il y a deux ou trois siècles. [...] Même par moment cela ressemble à un ultimatum
[...]. Il faut être prudent ; ce n’est pas sans raison que notre âme s’agite. » 26
61 Ou, pour faire un autre alexandrin, ce n’est pas sans raison que je parle de l’âme (moi,
Maeterlinck l’écrivain). Seulement, on voit bien qu’elle n’est pas encore là, ce n’est pas
déjà elle qui parle. On ne peut qu’en parler, et par figure, disons par symbole.
62 Sur le front de Caïn l’assassin, Dieu avait posé sa marque. Sur les traits du mélancolique,
accablé d’une culpabilité sans cause, la maladie moderne avait imprimé l’oméga. Le
tournant symboliste et bientôt freudien dissémine les signes et multiplie les figures de
celui qui ne parle pas, l’inconscient enfantin, retors et brutal. Par là même, au discours du
délire interprétatif de l’allégorie, qui toujours nomme et dénonce, vient s’adjoindre,
parfois se substituer le détour symboliste qui, rêvant de seulement suggérer, évoque une
toute autre figure de ce moi dont il faudrait faire l’histoire.

NOTES
1. Trouvé à l’article « ancolie » du Larousse de 1875, de Barthélémy :
« Nodier, jeune vieillard, poëte de la prose
Qui mêle sur son front l’ancolie à la rose »
et de Boulay-Paty :
« Les poëtes nouveaux, dans nos jours pâlissants
Chantent l’amour de l’âme et la mélancolie,
Baissant leur front rêveurs couronné d’ancolie,
Et marchant pas à pas sous les bois jaunissants ».
Dans Alcools (« Clotilde ») :
« L’anémone et l’ancolie
Ont poussé dans le jardin
Où dort la mélancolie
Entre l’amour et le dédain »
Et dans Paludes, Gallimard, Folio, p. 20 :
« Le jardin naguère était planté de passe-roses et d’ancolies » [...]
2. Encyclopaedia Universalis, 1972, volume 10, article « Psychose maniacodépressive ». Souligné par
nous.
3. Anne Juranville, La Femme et la mélancolie, P.U.F.-écriture, P.U.F., 1993, p. 33.
4. Guillaume Apollinaire, Alcools, « Cors de chasse ».
5. John Keats, « Ode on Melancholy », Poèmes choisis, Aubier, 1952, pp. 280-281.
6. Jean Delay, Etudes de psychologie médicale (1ère série), P.U.F., 1953, p. 146.
7. « She dwells with Beauty— Beauty that must die ;
And Joy. whose hand is ever at his lips
Bidding adieu ; and aching Pleasure nigh
Turning to poison while the bee-mouth sips :
Ay, in the very temple of Delight
Veil’d Melancholy has her sovran shrine [...] ».
8. Dans la longue lettre qu’il écrit à son frère George, émigré aux Etats-Unis. Cité, par A. Laffay,
op. cit, p. 12.
72

9. Victor Hugo, Œuvres complètes, éditions Rencontre, Lausanne, 1968, tome 33, Le Rhin, p. 151 à
154.
10. Et dans les Métamorphoses, I, v. 85.
11. S. Freud, Métapsychologie, Gallimard, « idées », 1968, p. 149.
12. Ibid. p. 154.
13. Ibid. p. 155.
14. Publié dans le 2 e volume des Etudes sur la littérature contemporaine, Calmann-Lévy, 1891,
« Maurice de Guérin ou Le Mélancolique », p. 225-260.
15. Ibid., p. 241.
16. Auguste Barbier, Iambes et poèmes, 1831.
17. Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, acte 2, scène 2, Le livre de poche, 1989, p. 50 et 52. La
couronne est perdue p. 40.
18. Dans Paludes, la maladie qui singularise Tityre est « la maladie de la rétrospection » (op. cit. p.
85).
19. Le Culte du Moi, Livre de Poche, 1964, p.243.
20. Ibid., p. 394.
21. Trois stations de psychothérapie, en 1891 (Perrin), sont données comme des marginalia du Culte
du Moi dans leur avant-propos intitulé « Traitement de l’âme ».
22. Ibid., p. 475.
23. Ibid., p. 408.
24. Ibid., p. 281-282.
25. Maurice Maeterlinck, Le Trésor des humbles, « Le réveil de l’âme », (1896), Mercure de France,
1927, p. 33.
26. Ibid. p. 35.

AUTEURS
PIERRE CITTI
Université de Montpellier III

ANNIE MANDON
Université de Montpellier III
73

Masques de la mélancolie chez


Kierkegaard
Pascal Gabellone

Le « grand écart » mélancolique


1 Les Anciens ne méconnaissaient pas le paradoxe de la mélancolie, ce grand écart du plus
bas et du plus haut dans l’existence humaine, comme on peut le déduire de ce passage des
Problemata d’Aristote : « La bile noire élève l’âme jusqu’à la compréhension des choses les
plus hautes, d’autant qu’elle s’accorde pleinement avec Saturne, la plus haute des
planètes ». Cela n’était pas sans provoquer quelques interrogations : comment les poètes,
les artistes, les philosophes les plus éminents pouvaient-ils atteindre leurs sommets à
partir d’un syndrome physiologique qui était pour d’autres source d’impuissance et de
passivité ? La réponse d’Aristote consiste à distinguer une bile « copieuse et froide », qui
provoque torpeur et étrangeté, et une bile « copieuse et chaude », facteur d’exaltation.
Cette dernière, lorsque la chaleur réchauffe le siège de l’intelligence, produit le « furor »,
l’enthousiasme, ou, selon Platon, la « mania divine ». Ce type de mélancolie met hors de
soi, engendrant des états semblables à ceux de la Sybille ou des Bacchantes. Moins
violents sont pour Aristote les effets produits lorsque la chaleur afflue vers le milieu du
corps : une figure atténuée de la mélancolie apparaît alors, produisant des types plus
« sages et moins excentriques ». C’est elle qui préside à la possibilité de l’excellence dans
les arts et dans l’exercice de la pensée contemplative.
2 Giorgio Agamben décrit, dans son livre Stanze 1, le processus de formation de cette double
doctrine où se lient indissolublement, dans l’espace de la tradition occidentale, la théorie
du génie et celle de l’humeur mélancolique.
3 Cette doctrine trouvera dans la poétique romantique et dans ses « postures » sa pleine
reconnaissance, au titre de ce que Baudelaire appellera, à propos de Chateaubriand, « la
grande école de la mélancolie ». Aussi sa spiritualisation sera-t-elle achevée, la mélancolie
74

aura partie liée avec l’expérience exposante du sublime, mais aussi avec la conscience
toute moderne de sa vanité, la conscience de l’Irrémédiable baudelairien.

Naître à la mélancolie
4 C’est précisément dans l’ordre poétique qu’apparaît à Kierkegaard le sentiment du
périssable. Dans le « discours édifiant » de 1847 intitulé Vie et règne de l’amour, le fleurir de
la poésie est lié à l’expérience du disparaître qui permet et suscite le chant, alors que
l’amour paradoxal du christianisme ne donne pas à chanter, il ne peut être que vécu, cru.
L’expérience esthétique joue de l’éphémère, l’anticipe même, comme l’expérience
érotique d’ailleurs. Il s’agit donc, pour Kierkegaard, de concevoir sa tâche fondamentale
comme un effort en vue de se libérer de la poésie, « sa nature même », et de renoncer à
l’amour comme éros.
5 On peut concevoir le destin intellectuel et spirituel de Kierkegaard comme le chemin
ambigu de cette liberté à l’égard de tout ce qui n’est pas strictement vécu, existence
souffrante se passant de toute fiction, mais qui n’a pas cessé de produire les figures et les
fictions d’un théâtre intérieur dont il ne s’est jamais vraiment départi.
6 Une telle tentative a tout à voir avec la mélancolie. Le retour sur soi que constituent le
Journal, le Point de vue explicatif de mon œuvre et bien d’autres textes kierkegaardiens,
découvre une « origine » de la mélancolie qui se confond avec la naissance, une sorte
d’ontogénèse, la mélancolie apparaissant comme une forme d’hérédité, la marque
indélébile du père sur son existence :
« Enfant, j’ai reçu une éducation chrétienne stricte et austère, qui fut, à vues
humaines, une folie. Dès ma plus tendre enfance, ma confiance en la vie s’était
brisée aux impressions sous lesquelles avait lui-même succombé le mélancolique
vieillard [son propre père] qui me les avait imposées : enfant, ô folie ! je reçus le
costume d’un mélancolique vieillard.
(Point de vue explicatif)
7 De sorte que l’initiation paternelle au sérieux de la vie est avant tout une initiation à la
souffrance, au sacrifice. Cette éducation qui fera de lui un vieillard précoce à son tour,
sera pour lui, avec d’autres signes, la marque du destin de « sacrifié » qui sera le sien,
l’idée obsédante qui ne le quittera plus au cours de sa vie2 :
« Très loin dans mon souvenir remonte la pensée que toute génération compte deux
ou trois sacrifiés pour les autres et destinés à découvrir dans de terribles
souffrances ce dont les autres tirent profit ; c’est ainsi que je me comprenais dans
ma mélancolie et que je me voyais désigné pour ce rôle. »
8 Cette pensée n’est pas seulement source d’épouvante, elle est fondatrice d’un mode d’être
qui va se jouer dès lors sur deux scènes, celle d’une existence intime marquée par une
faute initiale et inconnue, la sienne, ou, encore plus loin, dans un passé quasi
immémorial, la faute obscure de son père, et, d’autre part, celle du monde, qu’occuperont
les « doubles » kierkegaardiens : l’esthète, l’homme éthique, Don Juan, Faust, Ahasvérus le
Juif Errant, le séducteur, les nombreux pseudonymes.
9 Le « noyau » mélancolique de l’existant est dissimulé et en même temps mis en scène à
travers des profils de l’être et une polyphonie des voix, un subtil jeu de personae, dont il ne
saurait se dégager une physionomie et une voix authentiquement siennes, originaires,
même si il y a quelque chose de cette « voix » dans chacun des porte-parole de la pensée.
La mélancolie est sans voix, elle ne peut être dite qu’indirectement, dissimulée dans le
75

théâtre d’ombres des fictions kierkegaardiennes, sous les traits de l’ironiste, du


séducteur, du polémiste farouche, de l’humoriste, du croyant, voire même du « jeune
mélancolique » (comme dans La reprise). Le paradoxe de l’expérience de Kierkegaard est,
au fond, d’avoir fait de cette dissimulation même l’espace de la confession (au sens
augustinien de ce terme) et du combat pour la vérité comme non-identité à soi, non
rapatriement dans l’Être. Les masques sont alors, comme pour les acteurs tragiques, des
porte-voix, mais portevoix d’une parole muette. Ils cachent autant qu’ils dévoilent.
« L’authentique pseudonyme – écrit Heidegger – ne doit pas simplement laisser l’auteur
inconnu, il doit bien davantage attirer l’attention sur son essence cachée. Par son
pseudonyme l’auteur va jusqu’à dire plus de choses de lui-même que lorsqu’il fait usage
de son « vrai » nom. Dans les pseudonymes de Kierkegaard (...) on reconnaît cette essence
du pseudonyme et donc celle d’un pseudos fait d’un déguisement qui en même temps
dévoile.3 »
10 Au pathos de l’expérience intérieure, répond l’attitude de l’ironiste, voire de l’humoriste.
C’est la « liberté illimitée de donner le change » alors même que le tourment et le
malheur le tiennent ; liberté illusoire, peut-être, mais qui permet de garder cachée
l’« avanie » initiale :
« Je me suis jeté dans la vie avec une voie d’eau dans la cale dès le début et à cet
effort pour me maintenir à flots à coups de pompe, je dois d’avoir développé une
existence spirituelle hors de pair. Ça m’a réussi, j’ai interprété cette souffrance
comme mon écharde dans la chair et j’ai reconnu ce hors de pair au cuisant de
l’écharde et le cuisant de l’écharde à ce hors de pair. Tel je me suis compris moi-
même ». (Journal, 1848)
11 Le regard du mélancolique, rehaussé par celui de l’ironiste, perce à jour toutes les
illusions de son temps, historiques, sociales et politiques. C’est depuis une solitude
choisie, et en se tuant à la tâche inépuisable d’écrire (pour qui, pour quel temps ?) que le
combat pour la vérité montre toute son envergure et toute sa détresse (« triompher, c’est
vaincre au sens de l’infini, ce qui revient, au sens du fini, à souffrir »). Son épicentre
demeure un « je » qui se prend en vue lui-même dans une interminable, et très précoce,
réflexion (qui l’exclut d’ailleurs, de son propre aveu, de toute immédiateté et de toute
jeunesse) non pas comme objet ou non-moi, mais comme lieu d’une expérience
contradictoire qui doit, pour être exprimée, assumer des figures liées entre elles par un
rapport de « confidence » (La reprise), ou de jugement (Ou bien...ou bien). Ces différents
« je », pour fictifs qu’ils soient, n’en demeurent pas moins des modes réels d’existence, et
jamais des sujets purs ou transcendantaux.
12 L’égo-centrisme est donc comme le pendant, et peut-être la source des noms d’emprunt.
Dans la sphère spirituelle, « on ne peut périr que par soi-même » ; mais alors, par tous les
autres « soi-même » qui hantent l’identité.
13 L’aspect indirect de la communication kierkegaardienne, les voies tortueuses, les
déguisements qu’elle emprunte ne seraient-ils pas le signe de l’impossibilité de « se
tutoyer soi-même » – ce leitmotiv de la réflexion du penseur danois-, c’est-à-dire
l’impossibilité de cette identité à soi, de cette auto-conscience qui seule serait à même de
dépasser la conscience malheureuse ? Le rapport de Kierkegaard avec l’hégélianisme,
complexe, ironique, d’opposition, n’exclut pas la fascination, au point qu’il s’en approprie
certaines méthodes, même si la signification de la dialectique selon Kierkegaard se tourne
davantage du côté de Socrate que de celui de Hegel. Il serait aisé de trouver dans le
système hégélien une place pour la position kierkegaardienne, celle d’une philosophie de
76

l’entendement et non de la raison, de la subjectivité et non du général, une non-


philosophie, au fond. Mais cette possibilité même fait problème aux yeux de Kierkegaard,
cette capacité d’intégration qui ne laisse rien échapper dans le processus de totalisation
de l’automanifestation de l’Esprit.
14 Ce qui intéresse Kierkegaard, c’est précisément que « quelque chose » échappe, ne donne
pas prise, demeure irréductible comme le donné initial, l’existence et l’existant de cette
existence ; c’est ce qui le conduit à une pensée de la subjectivité concrète comme étant le
projet le plus haut de l’homme, à une pensée du paradoxe et de la singularité. Pensée de
l’existence non comme concept, mais comme l’existence de tel ou tel existant, selon une
perspective qui sera développée plus tard, entre autres, par Emmanuel Levinas.
15 Un style philosophique d’un type nouveau apparaît, style non systématique, empruntant
les voies du roman, de l’essai, du journal, du discours édifiant, de la polémique quasi-
pamphlétaire. Comme le dit très bien Jacques Colette : « Mettre en scène des figures de
l’existant, c’est rompre avec le style transcendantal »4, c’est-à-dire avec le style de la
philosophie allemande depuis Kant. Philosopher, c’est pour Kierkegaard philosopher
contre la philosophie, de même qu’une existence religieuse est pour lui, par essence, a-
théologique, voire antithéologique. Précédant sur cette voie Nietzsche, Kierkegaard ouvre
une problématique de l’inquiétude moderne, inaugurant un « nouveau type de
philosophe », une écriture philosophique proche parfois de la structure musicale,
contrapuntique, par tout un système de reprises thématiques (qu’on me pardonne ici ce
terme de système si peu kierkegaardien !), de renvois, de consonances.

Le cheminement et le saut
16 On connaît la distinction dialectique, dans la pensée de Kierkegaard, des différents stades
ou phases de l’existence : l’esthétique, l’éthique, le religieux. Ces stades semblent
s’enchaîner selon la progression d’un dépassement, depuis la jouissance du monde selon
le Beau et dans l’indifférence au Bien et au Mal, à la prise en compte du monde humain
comme lieu de la réalisation de la justice et de la responsablité, face à face avec la
question du Bien et du Mal, jusqu’au saut radical dans la foi, le religieux comme ce qui
contredit toute pensée.
17 Ces moments semblent correspondre à des moments et à des aspirations de la vie de
Kierkegaard lui-même, vécus à la fois comme destinée, tâche à accomplir dans le temps,
et comme co-présence, dès sa jeunesse, d’appels contradictoires5 : celui de l’érotisme et
celui du mariage, celui du péché et celui de la foi, celui de la poésie et celui du sérieux de
la vie, etc. Ce seront autant d’apories du cheminement de Kierkegaard. Et la construction
psychologique qui cherche à penser le propre de chaque phase de la vie – pourrait-on
supposer – selon sa teneur ou sa mesure, voire sa démesure, ne sera jamais celle d’une
belle progression, mais la révélation du discontinu. On a beau imaginer que des
transitions sont ménagées, qu’il y a encore de la beauté – et peut-être la « vraie » beauté –
dans l’éthique, comme le dira le Conseiller Wilhelm de Ou bien...ou bien, on a beau avancer
qu’il y a une éthique au fondement de la découverte religieuse, les comptes ne tombent
pas juste.
18 L’expérience de l’esthète a été celle de Kierkegaard dans ses années de jeunesse, de sa
révolte contre le père. Elle est elle-même complexe et ne se laisse nullement réduire à
une seule figure, mais implique au moins trois figures fondamentales, Don Juan, Faust,
77

Ahasvérus : la jouissance immédiate, le doute, le désespoir. En tout état de cause, elle est
le lieu d’une démesure, ou plutôt d’un désordre sensible qui se vit non dans la durée
« édifiante » du temps mais dans la brillance de l’instant. Sa catégorie est celle du jeu et
de la dissipation, et elle porte la marque d’une puissance démonique, ironique, une
« passion de l’infini ». On reconnaît là le style du poète romantique ou post-romantique.
Or, ce qui est intéressant, et qui n’a pas échappé à Jean Wahl6 lors de ses premiers
commentaires de l’œuvre de Kierkegaard (à peine traduite en France en 1930), ce sont les
nombreuses analogies entre le stade esthétique et le stade religieux : la vie esthétique et
l’exigence religieuse, inappropriables l’une à l’autre, communiquent réellement dans la
vie intérieure que le philosophe danois ne cesse de dépouiller. Elles s’alimentent du même
rejet du commun, du même sentiment du risque. Rigoureusement qualitatives, elles
relèvent d’un régime d’intensités pures et ne connaissent pas l’extension. Le démonique
les habite profondément, à tel point que l’homme est livré au danger de l’indiscernable,
du non-savoir. Ce qui paraît les caractériser, c’est surtout leur irréductibilité à une
medietas, qui semble plutôt réservée à la sphère éthique. Non que le fondement de
l’éthique soit pour Kierkegaard le « on » du commun : il est d’abord, là aussi, un Singulier,
mais le singulier d’une subjectivité qui s’engage, diront les existentialistes. Le stade
éthique est pour Kierkegaard le stade du « général », de la loi commune et totalement
immanente, qui a son telos en elle-même, entre-deux de la répétition (ou de la reprise,
comme traduiront d’autres) légitime du Même dans l’institution, qui trouve sa figure
exemplaire dans le mariage, dans la responsabilité pour autrui, les tâches du monde
historique, politique, social ; ce monde précisément pour lequel Kierkegaard ne se sentait
pas fait. Le moment éthique représente le premier écart nécessaire vis-à-vis du stade
esthétique, le moment proprement « édifiant » de l’épreuve de la réalité, du sens, de la
communauté « avouable » : mais c’est précisément ce moment qui lui sera presque
toujours inaccessible, le laissant sur le seuil du monde partagé.
19 L’épisode crucial des fiançailles avec Régine Olsen en 1840 et de la rupture de ces mêmes
fiançailles un an plus tard, est révélateur de cette impossibilité. L’instant même du
commencement est vécu, mélancoliquement, comme celui d’une rupture inéluctable et en
quelque sorte déjà advenue, bien que la réalisation doive en être différée.
20 Nous retrouverons plus qu’une trace de cette intrication du commencement et de la fin
dans ce passage de la Reprise. C’est le Confident, observateur de l’âme humaine et
philosophe, qui parle de son jeune ami qui s’est ouvert à lui au moment même de son
premier amour. :
« ...si votre homme est réellement mélancolique, comment se pourrait-il que son
âme n’en vienne pas à s’occuper mélancoliquement de ce qui devient pour lui de la
plus haute importance ? Ce jeune homme était profondément amoureux, avec
ferveur, c’est clair ; et pourtant, il était capable, dès les premiers jours de son
amour, de se ressouvenir de lui. Au fond, il en avait déjà fini avec toute cette
histoire. [...] Le ressouvenir a ce grand avantage de commencer par la perte. 7 »
21 L’excès, en deçà ou au-delà de la mesure, œuvre et masque de la mélancolie, empêche la
mesure éthique, ou mieux, l’accès au monde éthique comme monde de la mesure. Il se
manifeste comme malentendu fondamental, extranéité, contradiction irrelevable,
angoisse, désespoir, exaltation, mais rien qui puisse répondre aux attentes du monde.
22 L’accès à ce monde est, pour Kierkegaard, doublement impossible : la conscience d’une
condition d’étrangeté radicale, suprêmement orgueilleuse et profondément misérable,
qui le hante depuis toujours, l’exclut du commerce ordinaire des hommes pour le destiner
78

à ce témoignage incessant que sera son œuvre d’écrivain, ses livres « enfants du silence »
(Johannes de Silentio, Frater Taciturnus seront deux des prête-noms les plus explicites de
son œuvre pseudonyme), à sa réflexion qui est surtout repli et immersion dans un abîme
intérieur ; l’expérience de l’homme souffrant lui signifie une tâche nouvelle, un écart bien
plus radical qui est aussi un saut hors de la pensée et de la loi commune, un appel vers le
religieux comme paradoxe. Exemplaire à cet égard, pour le philosophe danois, est
l’épreuve d’Abraham, soumis à un double impératif : celui de l’éthique, donc du général,
affirmant l’interdit du meurtre de son fils, celui de Dieu lui demandant de le lui sacrifier.
L’ordre divin est incompréhensible, voire cruel pour l’homme uniquement éthique, il
ouvre le lieu de l’épreuve paradoxale qui admet pour seule réponse l’obéissance ; à la
coïncidence hégélienne entre général et absolu, Kierkegaard substitue l’absolu du
Singulier, de l’Unique devant Dieu, au-delà de l’éthique, ce qui n’annule pas l’éthique
mais, dit le philosophe, la suspend.
23 Le tourment de l’Absolu, pour Kierkegaard, ne peut s’épuiser dans aucune fusion idéelle ;
il n’y a pas de proximité possible à l’Absolu, mais au contraire la différence la plus
radicale. Même l’humanité du Christ est pour lui, non pas le signe majeur d’une proximité
de l’humain et du divin, mais bien le signe, par le scandale de l’humiliation, du
rabaissement, du « crachat au visage », de l’inaccessibilité du divin. Seul demeure, dans
l’existence vécue, l’aiguillon de l’aspiration à l’Absolu, l’« écharde dans la chair ».
24 Il y a quelque chose d’intenable et de terrifiant dans la position de Kierkegaard face au
Christianisme, un rigorisme de la pensée (et par conséquent une certaine « haine du
monde ») qui ne se fonde que sur un risque abyssal, sur un doute irrémédiable, comme
dans La maladie mortelle8. Rien n’est assuré, le doute suprême porte sur la possibilité même
de la grâce, de la rémission des péchés, du dernier geste de Dieu qui épargnera Isaac. Mais
en même temps le Christianisme apparaît comme la seule issue à la mélancolie, (« l’âme
livrée à elle seule, à sa propre intériorité sans secours, est, dit André Clair, toujours
malade »9) – il est sa conversion ou sa transmutation, temps de la promesse, grosse d’avenir,
ouverture absolue et « guérison ».
25 Le religieux est pour Kierkegaard le « sans preuve ». Reprenant à un tout autre niveau
l’attitude esthétique, qui reste enclose dans la représentation, il reproduit l’écart entre le
plus bas et le plus haut non dans la conciliation mais dans le maintien absolu de la
différence. La mélancolie apparaît alors à l’œuvre, dans la production incessante de cet
écart, comme le sol meuble de l’œuvre elle-même. On pourrait pousser le paradoxe
jusqu’à dire que la mélancolie kierkcgaardienne est indissociable du Christianisme, et ce
non pour des raisons strictement biographiques, mais pour des raisons historiales. En
dehors de toute considération clinique, il apparaît que le paradoxe terminal auquel
aboutit Kierkegaard, le « scandale » du Christianisme comme ce qui excède toute histoire
à partir de l’historique même, de l’incarnation qui devient distance infinie, de la vie
religieuse comme, écrit-il, « un approfondissement du péché », était déjà le paradoxe
initial, celui d’un autaut entre l’esthétique et l’éthique (Enten-Eller) qui lui dicte, in fine, le
choix du religieux, un aut plus radical, un écart impensable qui demande de tout sacrifier.
La mélancolie, impartageable avec la jeune fille promise, est aussi, comme il est écrit dans
Coupable ? non coupable ?, « un point de départ religieux », « le point de départ d’une
satisfaction religieuse », et non « une hypocondrie vide »10. En cela, et à partir du moment
même de la rupture, elle est aussi origine d’une œuvre, et à travers elle, ses
contradictions, ses masques, ses révélations, réalisation d’un cheminement qu’on
pourrait bien appeler de conversion, non au sens le plus habituel mais au sens très précis
79

où, malgré les nombreuses analogies structurelles dont il a déjà été question, Kierkegaard
aurait tenté de s’affronter non plus aux figures de son théâtre intérieur, ni même à la
figure du Christ, mais à l’infigurable même. Seulement dans le risque de l’irreprésentable
s’expose le rapport au fond, l’existence nue. Le religieux fait irruption chez Kierkegaard
non comme représentation mais comme fond qui vient à découvert dans l’existence,
abîme d’une temporalité touchée, ou seulement effleurée par l’éternité, celui de l’instant
où le bras d’Abraham reste soulevé, celui de la suspension rythmique, indécidable et sans
preuve, qui porte et ne se dévoile pas.

NOTES
1. G. Agamben, Stanze, « Les fantasmes d’Eros », Christian Bourgois, 1981.
2. Cité in Marguerite Grimault, Kierkegaard., Seuil, 1981, p. 128. Voir aussi les phrases suivantes :
« Ce que l’on veut, on le peut, sauf une chose : la suppression de la mélancolie au pouvoir de
laquelle je me trouvais. » (Ibid. p. 126) Et encore, plus loin dans le même texte, lorsqu’il évoque
l’impossibilité de supprimer « cette mélancolie dont la souffrance ne m’a pas laissé libre un
jour. »
3. M. Heidegger, Parménide, cité in J. Colette, Kierkegaard et la non-philosophie, Tel Gallimard, 1994,
p. 36.
4. J. Colette, Kierkegaard et la non-philosophie, op. cit., p. 106.
5. Voici le témoignage de Rasmus Nielsen, qui fut pendant un temps proche de Kierkegaard : « Ce
n’était pas un jeune, qui prît de l’âge avec les années, ni une nature joyeuse devenue plus tard ce
grand sérieux, ni un esthète tourné ensuite vers la religion ; non, il était originellement tout ce
qu’il est devenu, dans un étrange dédoublement, vieux dans sa jeunesse, sérieux dans ses
plaisanteries, joyeux dans sa douleur, doux dans sa sévérité, mélancolique dans son
amertume... » Cité par Knud Ferlov, Introduction à Miettes philosophiques, Le concept de l’angoisse, Le
traité du désespoir, Tel Gallimard, 1990, pp. 9-10
6. Voir le volume récemment publié qui repropose l’essentiel des études consacrées par J. Wahl
au penseur danois : Kierkegaard - L’un devant l’autre, Hachette Littératures, 1998.
7. La reprise, Flammarion, 1990, p. 72. La traductrice Nelly Viallaneix propose ici, en lieu et place
de la traduction communément admise du terme danois Gjentagelse par « répétition », le mot de
« reprise », marquant ainsi le sens plus ouvert d’un recommencement comme nouvelle naissance,
dépassement, transcendance.
8. La maladie mortelle ou La maladie à la mort est la traduction littérale du titre danois, mieux
connu en France comme le Traité du désespoir (trad. J. J. Gateau).
9. A. Clair, Kierkegaard – Penser le singulier, Éditions du Cerf, 1993, p. 111.
10. Étapes sur le chemin de la vie, Tel Gallimard, 1997, pp. 303-304.
80

AUTEUR
PASCAL GABELLONE
Université de Montpellier III
81

De la mélancolie à l’œuvre
Riccardo Pineri

1 Dans Stanze Parole et le fantasme dans la culture occidentale Giorgio Agamben fait remarquer
que l’acedia, au Moyen-Age, frappe essentiellement les hommes les plus pieux, ceux qui
passent la plupart de leur temps à entretenir la mémoire et le culte du Divin, et rappelle
que ceux-ci sont de plus en plus tentés d’identifier le sens du Sacré aux pratiques
cultuelles, enclins à voir le péché dans cette même fidélité. La nosographie médiévale des
pères de l’Eglise avait bien mis en évidence la fébrile activité des mélancoliques : evagatio
mentis, curiositas, verbositas, instabilitas loci vel propositi, tous ces phantasmata donnaient
naissance au « démon méridien », avec son cortège allégorique des puissances qui
guettait les pensées de l’homme religieux et contre lequel la règle claustrale essayait de
construire un barrage, une limitation. Cet écart entre le désir et son objet, entre la fidélité
et le sens de la mémoire, ne relève pas, comme le veut une tradition de pensée
postérieure, de la petitesse de l’objet d’amour comparée à l’infinie et redoutable grandeur
du désir, mais du rapport opposé : « Ce qui afflige l’acidiosus n’est pas la conscience d’un
mal, mais au contraire l’idée du plus grand des biens : l’acedia consiste précisément en un
vertigineux et craintif retrait (recessus) devant l’obligation faite à l’homme de se tenir en
face de Dieu ».1 Signe et épreuve de la distance entre le créateur et ses créatures, l’acedia
célèbre dans la peur et l’étonnement la présence constante de la toute-puissance de Dieu.
Si elle ne fait pas partie des vertus théologales, la mélancolie possède déjà là une
virtualité onto-théo-logique, celle de montrer la causa prima d’abord et essentiellement
comme causa sui.
2 Dans la « Deuxième Inactuelle » qui porte le titre « De l’utilité et des inconvénients de
l’histoire pour la vie », le psychagogue réveilleur des âmes mortes et le médecin de la
civilisation moderne, comme se nomme Nietzsche lui-même, se conjuguent pour dresser
un diagnostic du savoir contemporain : « Le savoir historique, jaillissant de sources
intarrissables, ne cesse de ruisseler, les événements s’ajoutent aux événements et
pénètrent l’histoire, les faits étrangers et incohérents s’accumulent, la mémoire ouvre
toutes ses portes sans parvenir à s’ouvrir assez, la nature s’évertue à accueillir ces hôtes
étrangers qu’elle veut placer en ordre et honorer, mais ils sont en lutte les uns avec les
autres, et il semble nécessaire de les dompter et de les maîtriser tous, si l’on ne veut pas
82

périr de leurs conflits. »2 L’historiographie trouve sa raison d’être dans l’accumulation


infinie d’événements et sa limite dans l’impossibilité de les rassembler en une structure
unitaire ; elle se constitue comme collection de faits et absence de force plastique, de
« style ». Ces antinomies sont la preuve pour Nietzsche de la crise de l’idée de continuité
du devenir historique, de la difficulté de créer du nouveau sens car la mémoire et l’oubli
ne cessent d’échanger leurs places, empêchant par l’afflux d’éléments hétérogènes de
trouver un véritable rapport à ce qui a été légué.
3 Livrée à la prolifération des significations, à la fois localisées et dispersées, totalitaires et
réductrices, l’époque de la maladie du sens historique oscille entre le désir de rappeler à
la présence des Carthages enfouies – « combien il a fallu être triste pour ressusciter
Carthage » écrit Flaubert à propos de Salammbô –, et la stupeur figée dont parle
Hofmannsthal dans la Lettre de Lord Chandos devant « un arrosoir, une herse à l’abandon
dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison
de paysan »3. Si pour la culture médiévale, la mélancolie relève d’un absolu qu’on ne peut
saisir que par la via negationis, étant ce qui excède toute possibilité de définition, pour la
culture historiciste moderne la mélancolie provient de l’affrontement entre la
« construction » humaine et la Nature comme ce qui est là, obstinément en dehors de
l’emprise du sens assigné par la praxis de l’homme. Le « nihil » qui se manifeste est le
signe du hiatus entre la conscience « productrice » et la transcendance du monde. C’est
dans l’immanence du présent que le sens de l’histoire demeure célé : le passé resurgit de
l’abîme comme un fantôme, tandis que la réalité se glace dans le nom propre et le monde
acquiert l’aspect d’un jardin empli « rien que des statues dépourvues d’yeux », comme
l’écrit encore Hofmannsthal, habité par des allégories, immobiles et statiques sans
toutefois y être en repos.
4 L’allégorie, comme l’a bien montré Walter Benjamin dans L’origine du drame baroque
allemand, est « dans le royaume des idées ce que sont les ruines dans le royaume des
choses »4 et, on pourrait ajouter, ce que sont les mots dans le langage : des chiffres de
l’oubli, qui concernent en premier lieu la compréhension du passé, le lien du présent et
du passé.
5 Depuis Aristote, à travers la pensée médiévale, jusqu’à Leopardi,5 à Nietzsche et Benjamin,
la mélancolie ne consiste pas uniquement dans une mise en suspens du sens de la réalité
mais à revoir le jeu combiné d’éveil, de praxis et de stupeur devant cette même activité. Si
la « profondeur appartient à l’homme triste », comme l’écrit Benjamin, cela ne veut pas
dire pour autant que tout mélancolique soit un créateur ; de la mélancolie à l’œuvre il n’y
a pas de passage obligé, pas plus que l’amour des formes ne conduit à la création des
formes. Il ne suffit pas d’entendre l’appel du révolu, voir la lueur déclinante de l’Etoile du
soir poindre dans la lumière de l’Etoile du matin pour que l’œuvre créatrice émerge.
6 L’idée du « grand labeur », comme l’appelle Mallarmé dans sa lettre à Cazalis du 14
novembre 1869, qui pourrait « terrasser le vieux monstre de l’Impuissance »,6 fait retour
au moment où le soleil romantique procède vers son déclin.
7 Tristitia de la naissance, mélancolie de l’origine, tout ce qui naît est destiné à la mort et
non à la reprise et la transformation de la mort, selon les vœux de l’idéal classique. Ce
sont plutôt les morts, Silvia et Nerina léopardiennes, les servantes au grand cœur chez
Baudelaire, qui demeurent obstinément en éveil et se souviennent des vivants, les
trouvant, comme l’écrit ce dernier :
ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
À dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
83

Tandis que, dévorés de noires songeries,


Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver
Et le siècle couler, sans qu’amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.7
8 La poésie baudelairienne inaugure un des motifs majeurs de la méditation poétique de la
fin du XIXe et de tout le XX e siècle : non seulement la répétition d’un des topoi de la
civilisation occidentale, que l’œuvre d’art a un rapport essentiel à la mort, mais
l’impossibilité post mortem de trouver le sommeil réparateur, l’impossibilité, au sein de la
mort, de mourir.
9 L’impossibilité de mourir est le motif dominant de la méditation de Maurice Blanchot sur
l’essence de la littérature, de l’art et du langage, centre d’attrait et d’agrégation de toute
une série de notions (le neutre, le « il y a », la différence, l’infini, le désastre) qui, même si
elles n’appartiennent pas uniquement à Blanchot, font de cette œuvre le lieu de
résonance littéraire de ce qu’il est convenu d’appeler la « pensée de la négativité-
négatrice », selon la définition qu’Alexandre Kojève reprend chez Hegel pour l’appliquer à
la pensée en général. La série de cours professés par Alexandre Kojève à l’Ecole des
Hautes-Etudes entrel933 et 1939, et rassemblée dans le volume de 1947 Introduction à la
lecture de Hegel,8 est à l’origine de la la plupart des lectures novatrices de la deuxième
moitié de notre siècle. La notion de « Désir de l’autre », la conception de l’histoire comme
« histoire des Désirs désirés », sont lues ici à la lumière du conflit pour la
« reconnaissance des sujets », à la lumière de « la lutte mortelle de pur prestige » qui
implique que l’une des deux parties, pour pouvoir garder sa vie, identifie l’autre comme
Maître, qu’elle troque sa mort contre la différence et la non-réversibilité de la
reconnaissance.
10 C’est à partir de Hegel via Kojève que Maurice Blanchot dans l’Espace littéraire de 1955
ouvre le dialogue avec Heidegger autour de la question du rapport de la mort et de la
différence, mise en évidence dans l’Etre et le temps, entre « l’existence authentique » et
« l’existence inauthentique ». Récusant le privilège que Heidegger assigne à l’existence
authentique en tant qu’anticipation de la mort par le Dasein, qui reconnaît par là la
finitude de toutes les possibilités et s’ouvre au possible en tant que tel, Blanchot évoque le
personnage de Kirilov dans les Démons de Dostoïevski et son désir de devenir maître de soi
jusqu’à la mort, renversant la toute puissance créatrice de Dieu, procédant à travers le
suicide à la mort de Dieu, et il écrit : « Kirilov meurt-il vraiment ? Peut-il faire en sorte que
la mort soit encore pour lui la force du négatif, le tranchant de la décision, le moment de
la suprême posssibilité où même sa propre impossibilité vient à lui sous forme d’un
pouvoir ? Ou bien, au contraire, l’expérience est-elle celle d’un renversement radical où il
meurt mais où il ne peut mourir, où la mort le livre à l’impossibilité de mourir ? » 9
11 Blanchot convoque, dans cette dernière phrase, (« impossibilité de mourir ») le passage
central de l’Etre et le temps où la mort est conçue comme « possibilité de
l’incommensurable impossibilité de l’existence ».10
12 Ce renversement de la proposition heideggerienne se montre à plusieurs reprises chez
Blanchot : elle est déjà présente dans l’article de 1949 La littérature et le droit à la mort, 11
ensuite elle sera clairement explicitée dans l’Ecriture du désastre de 1980, pour souligner la
divergence ancienne des deux chemins de pensée qui ne concerne pas uniquement le
rapport Blanchot-Heidegger,12 mais l’équivoque d’une certaine lecture de Heidegger en
84

France qui a souvent attribué à celui-ci ce qui appartient en fait à Hegel. « Celui qui a été
jusqu’au bout du désir de mort, invoquant son droit à la mort et exerçant sur lui-même
un pouvoir de mort – ouvrant ainsi que l’a dit Heidegger la possibilité de l’impossibilité – ou
encore croyant se rendre maître de la non-maîtrise, se laisse prendre à une sorte de piège
et s’arrête éternellement – un instant, évidemment – là où, cessant d’être un sujet,
perdant sa liberté entêtée, il se heurte, autre que lui-même, à la mort comme à ce qui
n’arrive pas ou comme ce qui se retourne (démentant, à la façon d’une démence, la
dialectique en la faisant aboutir) en l’impossibilité de toute possibilité » 13.
13 Cette inversion de la formule « possibilité de l’incommensurable impossibilité de
l’existence » de Heidegger en « impossibilité de toute possibilité » n’est pas tout à fait de
l’ordre du jeu gratuit du concept, de la structure de l’« anti » qui caractérise une grande
partie de la pensée contemporaine, elle trace deux orientations radicalement différentes
concernant les rapports de la mort, de la connaissance et de l’œuvre. Il est question ici de
la proximité et de la plus grande distance de Blanchot et de Heidegger, dans l’oubli chez
le premier de la différence ontologique du « Dasein » et de l’« homme », de la différence
comme événement éventuel et non suo iure, de l’aplatissement de la différence entre
« possibilité » et « expérience directe de la mort ».14 Lui aussi, comme bien d’autres
philosophes en France, ne peut traduire le mot de « Dasein » que par « réalité humaine ».
En radicalisant l’altérité de la mort, et en soulignant l’impossibilité de tout rapport avec
la présence jusqu’à barrer cette dernière, Blanchot procède, comme le feront d’autres
opérations analogues littéraires, artistiques ou philosophiques de ce siècle, à
l’instauration d’une doctrine négative de l’« être en tant qu’être », d’une métaphysique
rénovée qui définit l’Etre se fondant lui-même en raison par son propre fondement
négatif, juste au moment où elle affirme l’évanouissement de toute possibilité de
fondation.15 Au moment même où l’altérité est convoquée, l’inanité du mourir s’impose ;
l’irruption de la mort est un « non-événement », dont on ne peut rien dire car le langage,
tout étant travaillé par la mort et la différence, ne peut en aucun cas prétendre en révéler
le sens. L’événement du monde, ses mutations, ses crises, son sens, est rabattu sur
l’événement du langage qui n’a d’autre témoin que son propre rapport spéculaire. Dans ce
miroir du langage vient s’abîmer toute différence et le Néant qui néantit à travers
l’« action créatrice », qu’est pour Hegel l’existence humaine, se met en branle
uniquement pour permettre l’avènement infini de l’inessentiel exercice du langage.
14 D’ici vient l’insistance chez cet auteur sur le « bourdonnement anonyme du mourir »,
formule qu’il utilisera d’abord dans son article « Rilke et l’exigence de la mort » 16, et qui
rend vaine, selon lui, la possibilité de trouver un sens à la mort. 17 Le langage est le
murmure de la mort en ce qu’elle a de plus anonyme, comme Michel Foucault le répétera
en commentant Blanchot : « L’expérience du dehors met à nu ce qui est avant toute
parole, au-dessous de tout mutisme : le ruissellement continu du langage. Le langage qui
n’est parlé par personne ; tout sujet n’y dessine qu’un pli grammatical. Langage qui ne se
résoud dans aucun silence : toute interruption ne forme qu’une tache blanche sur cette
nappe sans couture. »18 Célébrant la mort du sujet plein, depuis la « conscience » de la
tradition cartésienne jusqu’à l’Etre révélé par le discours (logos) dans sa réalité chez Hegel,
ce murmure donne naissance à des petits plis, qu’on peut aussi à nouveau appeler
indifféremment « âme » ou bien « nouvelle subjectivité », « nouveaux désirs »,
« nouveaux besoins ». Tout se passe comme si le langage devenait la doublure négative
d’un murmure de la mort avec lequel il s’interdisait de trouver une relation ; une parole
incessante s’adressant uniquement à son propre pli intérieur, là où la mort et la vie, le
85

haut et le bas, l’exception et la règle ne cessent d’échanger leurs rôles. Un memento mori
aux portes largement ouvertes puisque depuis toujours advenu,19 un avènement qui
n’annonce que sa propre venue indéfiniment différée.
15 Il faut ici remarquer que dans la soumission de la mémoire au vertige de l’infini, la
proximité est grande entre Blanchot et Freud, qui dans Deuil et mélancolie écrit « une perte
s’est produite mais sans parvenir à savoir ce qui a été perdu » perte de ce qui n’a jamais
été possédé, perte de la perte, comme la définit Agamben dans son commentaire de
l’article de Freud : « Dans la mélancolie l’objet n’est ni approprié ni perdu, mais les deux
choses en même temps ».20
16 Dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique de 1930, Heidegger affirme que la
mélancolie est une tonalité fondamentale qu’on ne peut pas simplement esquiver mais
qu’il faut penser dans toute sa portée. L’« ennui des profondeurs » révèle la manifestation
du monde en tant que tel et en entier ; indépendamment de toute affectivité subjective ou
expérience psychologique, il possède une dimension ontologique, faisant venir au
premier plan le néant comme événement fondamental : « sentiment du temps » et « éveil
du Dasein en l’homme ».21 En deçà d’une dialectique de la « présence » et de l’« absence »,
la mélancolie montre la totalité de l’étant en tant que « fond d’indifférence », 22 elle
convoque le réel comme un tout et l’impose en représentation, constituant une volute du
temps qui captive et enferme.
17 Chez Blanchot il y a l’identification du « monde en tant que tel et en son entier » et de la
« manifestation du monde », d’où la négation réitérée de la possibilité de l’œuvre et
l’affirmation de l’infinité des interprétations, des pratiques infinies de répétition ironique
du simulacre de la mort, toujours en excès sur toute possible relation, « irréalité de
l’indéfini », neutre. Il n’y a pas d’œuvre, ne cesse de répéter Blanchot, mais un texte infini
orienté vers le renversement, selon la terminologie hégélienne relue à la lumière de
Nietzsche.
18 Le sentiment d’un accès impossible à l’Eden, qui caractérise la mélancolie médiévale, se
répète aujourd’hui à la fin du deuxième millénaire avec un déplacement de sens certain :
les Elus ne méritent plus leur paradis, qui par ailleurs n’existe pas. Le nihilisme
herméneutique de la doctrine du « neutre », qui exclut toute différence entre
interprétation et vérité pour enfermer l’écriture dans la réflexion du soi sur soi, oublie
que la Logique en tant que fond abyssal qui fonde est précédée, et non seulement dans un
sens déficitaire, par la Phénoménologie. Celle-ci, dans l’acception nouvelle que lui donne
Heidegger, ne remplit pas l’office de fonction transcendantale de l’ego, mais elle est
l’accord qui tient les choses ensemble, donation plus originaire que tout rapport rationnel
de fondation. L’accentuation différente du sens de la mort comme « possibilité de
l’incommensurable impossibilité de l’existence » détermine la question de l’écoute, de
l’éveil d’une pensée, de la genèse d’une œuvre et de ses résultats concrets. La
connaissance de la mort est pour Heiddegger « œuvre » plus qu’un « travail du négatif »,
où la transcendance de la donation marque le moment d’irruption du dehors dans le
même, sans pour autant perdre de son altérité. Chiasme de l’altérité et du propre, de
l’appropriement et de la passivité radicale, non pas d’abord tournée vers le passé comme
catégorie de l’avoir été mais vers l’à-venir, la mort déjà dans l’Etre et le temps est vue
essentiellement comme œuvre, comme pro-jet. L’homme est « configurateur de monde »,
selon l’acception qu’Heidegger en donne dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique,
parce qu’il est ouvert à cette possibilité du mourir, la mort n’est donc pas une donnée
86

naturelle, pas plus que la mélancolie, mais possible qui rend possible, y compris
l’impossibilité.23
19 Le questionnement de la tonalité fondamentale de la mélancolie qui occupe la plus grande
partie du volume de 1930, offre la possibilité à la pensée de Heidegger de dégager le
Dasein des attaches anthropologiques qui lestaient encore le questionnement de l’Etre et le
temps.24 La mélancolie manifeste le nihil non comme propriété de la raison et attribut de la
négation logique qui introduit l’action créatrice au cœur de la réalité mais comme
puissance qui se refuse. Dans une grande proximité à la tradition chrétienne pour qui la
vie est d’abord et essentiellement ambiguïté originaire et indiscernable de tragédie et de
mélancolie, sous le signe d’une puissance à la fois de donation et de refus, Heidegger
prépare son propre chemin de pensée vers la problématique de l’événement du monde.
L’éveil à la tonalité de la mélancolie dégagera à son tour le lieu pour l’avènement de deux
autres tonalités fondamentales qui décideront de l’orientation nouvelle de la pensée
heideggerienne : l’émerveillement comme trait essentiel de la pensée occidentale depuis
ses origines (thaumazein), stupeur douloureuse de l’être en tant que brèche ontologique du
sensible et la « configuration de monde », comme paradigme originaire de l’activité
humaine.
20 L’attention que Heidegger, depuis son article sur « Hölderlin et l’essence de la poésie » de
1936, porte à l’œuvre poétique, correspond au fait qu’elle manifeste, et chaque fois d’une
façon éventuelle et novatrice,25 l’éclosion d’un monde dans son origine, au lieu de nous
donner à faire avec un monde déjà ouvert et pleinement manifesté, ce à quoi nous invite
la mélancolie pour aussitôt nous l’interdire. L’œuvre d’art, en tant que « poème
originaire »,26 naît comme brèche du pouvoir-être dans ce « fond d’indifférence » dont
parlait le livre de 1930, gardant ouvert l’éclat du retrait. Dans la lettre du 23 février 1921
écrite à Merline pour la remercier de ses aquarelles, Rainer Maria Rilke évoque la
« disparition de l’objet » dans la peinture contemporaine et il écrit : « Il faut une
obstination de citadin pour oser prétendre que rien n’existe plus : moi à partir de tes
petites primevères, je puis repartir à neuf ; vraiment, rien ne m’empêche de trouver
toutes choses inépuisables et intactes : où l’art prendrait-il son point de départ si ce
n’était dans cette joie et cette tension d’un commencement infini ? »27 La tâche
sotériologique de l’œuvre que Rilke met en évidence dans cette lettre (« j’ai pu découvrir
en moi un calme immense et comprendre, malgré tout, à quel point toute chose est sauve
pour moi ») et qu’il parvient à réaliser dans les Elégies de Duino, ne concerne pas d’abord le
salut du « je » créateur mais le sens de la manifestation, l’apparaître dans sa libre
donation et comment il s’incarne dans l’oeuvre d’art, délivrance du sens plutôt que son
renversement, comme l’écrit Yves Bonnefoy dans son essai « La poésie française et le
principe d’identité » : « L’invisible ce n’est pas la disparition, mais la délivrance du visible.
L’espace et le temps tombés pour que se redresse la flamme où l’arbre et le vent
deviennent destin. »28 Le dépassement du nihilisme est rendu possible par le
retournement que l’irruption de l’être opère dans la subjectivité. A la différence du
nihilisme de l’interprétation infinie pour lequel « il n’y a pas de sens ni d’œuvre, rien que
des interprétations » (Nietzsche), la question de l’œuvre permet d’affirmer que le sens ne
vient pas de l’interprétation du phénomène, mais de l’irruption de la phénoménalité du
phénomène,29 et de l’écoute de la différence en tant qu’éventualité et non comme une
nécessité spinoziste.
21 Tournée vers les choses mêmes, la phénoménologie herméneutique de Heidegger met en
lumière la puissance germinative de la « forme » et sa dimension d’ouverture au lieu
87

d’affirmer l’identité du langage et du phénomène ou bien leur écart infini. La dimension


poético-artistique ne se résout pas entièrement dans des pratiques langagières et
discursives : la forme se communique éminemment à travers la « formativité » de son
processus. Sa tâche est celle de montrer qu’à l’origine de la mémoire il y a l’oubli, non pas
comme négligence de l’esprit ni comme acte psychologique, mais comme l’éventualité
même de l’événement qui abrite les mondes disparus, dont nous ne pouvons pas disposer à
notre guise, et qui demeurent inappropriables, oubli qui « laissant advenir la chose
comme chose, approche dans la chose le monde. »30
22 Ecoutons comment cela se dit dans la poésie de René Char : « Parfois la silhouette d’un
jeune cheval, d’un enfant lointain, s’avance en éclaireur vers mon front et saute la barre
de mon souci. Alors sous les arbres reparle la fontaine ».31 La proximité amicale de la
poésie et de la pensée provient de la commune écoute de la phénoménalité du monde, qui
est révélée par la venue différentielle de l’origine et de la présence, de la source et du
phénomène, par la déhiscence du temps. Le temps modal de la pensée, comme celui de la
parole poétique, est l’à-venir, un infinitif mode d’être plutôt que temps verbal, allégé du
poids d’un passé contraignant grâce justement à un héritage de paroles, comme
Heidegger l’avait fait remarquer dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique :
« Toute libération à l’égard de quelque chose n’est véritable que si elle domine, si elle
s’approprie ce dont elle se libère. La libération à l’égard de la tradition est toujours
réappropriation de ses forces à nouveau reconnues ».32
23 Il se peut que le véritable enjeu de la pensée et de l’écriture aujourd’hui consiste à rendre
aux morts leur silence : plutôt qu’un rôle de résurrection de plus en plus difficile et qui ne
leur appartient de toute façon absolument pas, ou d’une oblitération de la différence
mort-vie, il leur incombe la tâche de reconduire à nouveau le langage dans la proximité à
la parole nue, « un écho,/palpable avec des mots/tactiles, à l’arête l’adieu », 33 une parole
non comme signe de la mélancolie et résidu vide d’une totalité absente mais le lieu où la
présence parvient à nouveau à se faire entendre. Si elle ne peut plus prétendre au rôle de
système, c’est que l’œuvre reconnaît son enjeu plus originaire : la nécessité de se porter à
la limite qui est limite de ses possibles. Ainsi elle peut se configurer non comme
réconciliation de l’art et de la réalité, de l’histoire et du sens – ce à quoi tend toute
répétition de l’origine qui essaie de sauver le temps en le figeant-, ni comme écart infini –
ce à quoi parvient l’esthétique post-moderne dans son projet d’identifier l’être à ses
manifestations langagières et le réduire à la disponibilité logique de ses formulations-,
mais comme l’« éclair de l’Ereignis » (Heidegger), que nous pourrions traduire par :
entente tacite.

NOTES
1. G. Agamben, Stanze, trad. fr. d’Y. Hersant, Paris, Bourgois, 1981, p. 25.
2. F. Nietzsche, Considérations inactuelles, I et II, trad. fr. de G. Bianquis, Paris, Aubier-Montaigne,
1964, p. 253-55.
88

3. H. von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres essais, trad. fr. de J.-C. Schneider, Paris,
Gallimard, 1980, p. 81-82.
4. W. Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, Suhrkamp Verlag, Frankfurt a.M., 1963, p.188.
5. « La mélancolie est la véritable amie de la vérité, la lumière pour la découvrir, et la moins
susceptible d’erreur. » G. Leopardi, Zibaldone, I, [1091]
6. S. Mallarmé, Correspondance, 1862-1871, recueillie, classée et annotée par H. Mondor, Paris,
Gallimard, 1959, p. 313.
7. Ch. Baudelaire, La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse. Les fleurs du mal.
8. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit professées de 1933
à 1939 à l’Ecole des Hautes-Etudes, Paris, Gallimard, 1947.
9. M. Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, pp. 120-121.
10. M. Heidegger, Etre et temps, trad. fr. de F. Vezin, Paris, Gallimard, 1986, § 262.
11. « La mort travaille avec nous dans le monde ; pouvoir qui humanise la nature, qui élève
l’existence à l’être, elle est en nous, comme notre part la plus humaine ; elle n’est mort que dans
le monde, l’homme ne la connaît que parce qu’il est homme et il n’est homme que parce qu’il est
la mort en devenir. Mais mourir, c’est briser le monde ; c’est perdre l’homme, anéantir l’être ;
c’est donc aussi perdre la mort, perdre ce qui en elle et pour moi faisait d’elle la mort. Tant que je
vis, je suis un homme mortel, mais quand je meurs, cessant d’être un homme, je cesse aussi d’être
mortel, je ne suis plus capable de mourir, et la mort qui s’annonce me fait horreur, parce que je la
vois telle qu’elle est : non plus mort, mais impossibilité de mourir ». M. Blanchot, La part du feu,
Paris, Gallimard, 1949, p. 325.
12. Sur ce rapport voir l’important article de G. Piana, « La questione dalla morte nell’opera di
Maurice Blanchot », in Rivista difilosofia neo-scolastica, n°4, octobre-décembre 1995. Cf. sur la
question de la mort chez Heidegger le livre de Ugo M. Ugazio Il problema della morte nella filosofia di
Heidegger, Milan, Mursia, 1976.
13. M. Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, pp. 114-115.
14. Contrairement à l’identification opérée par Blanchot de la « mort » et de l’« impossibilité »,
Heidegger rappelle que : « L’extrême proximité de l’être vers la mort comme possibilité est aussi
éloignée que possible de quelque chose de réel. Plus cette possibilité s’entend sans rien qui la
voile, plus l’entendre pénètre purement dans la possibilité comme celle de l’impossibilité de
l’existence en général. » M. Heidegger, Etre et temps, trad. fr. de F. Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p.
317.
15. « Ce sens du sens des mots, qui est aussi bien le mouvement du mot vers sa vérité que son
retour, par la réalité du langage, au fond obscur de l’existence, cette absence par laquelle la chose
est anéantie, détruite pour devenir être et idée, nous l’avons longuement interrogée. Elle est celle
vie qui porte la mort et se maintient en elle, la mort, le pouvoir prodigieux du négatif, ou encore la
liberté, par le travail de quoi l’existence est détachée d’elle-même et rendue significative. Or, rien
ne peut faire que, dans le moment où elle travaille à la compréhension des choses et, dans le
langage, à la spécification des mots, cette puissance ne s’affirme encore comme une possibilité
toujours autre et ne perpétue un double sens irréductible, une alternative dont les termes se
recouvrent dans une ambiguïté qui les rend identiques en les rendant opposés » M. Blanchot, La
part du feu, op., cit., p. 330.
16. M. Blanchot, L’espace littéraire, op., cit., pp. 151-212.
17. « Si la vraie réalité de la mort n’est pas simplement ce que, de l’extérieur, nous appelons
quitter la vie, si elle est autre chose que la réalité mondaine de la mort, si elle se dérobe, se
détourne toujours, ce mouvement, aussi bien que sa discrétion et son intimité essentielle, nous
fait pressentir son irréalité profonde : la mort comme abîme, non pas ce qui fonde, mais l’absence
et la perte de tout fondement ». Ibid., p. 203.
18. M. Foucault, « La pensée du dehors », « Critique », n° 229, p. 543, juin 1966.
89

19. Ce qui fait la différence entre le taedium vitae du monde classique et le « spleen » ressenti par
l’« homme des foules », est selon W. Benjamin le sentiment d’une « catastrophe en permanence ».
Un pas de plus et cette « catastrophe » va se décliner au prétérit, toujours déjà passée et qui
constitue la problématique du livre de Blanchot L’écriture du désastre.
20. G. Agamben, Stanze, op. cit.. p. 68.
21. « La philosophie se tient en tant qu’action créatrice, action essentielle du Dasein, dans la
tonalité fondamentale de la mélancolie. Cette mélancolie concerne la forme, non le contenu du
philosopher ; et elle esquisse nécessairement d’avance pour elle-même une tonalité
fondamentale qui délimite ce contenu de l’interrogation philosophique » M. Heidegger, Les
concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, finitude, solitude. Paris, Gallimard, 1992, p. 275.
22. Ibid., p. 509.
23. Comme le donne également à entendre Marcel Proust : « La phrase de Vinteuil avait, comme
tel thème de Tristan par exemple, qui nous représente aussi une certaine acquisition
sentimentale, épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui était assez
touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âme dont elle était un des ornements
les plus particuliers, les mieux différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre
rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales, ces notions
qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons, mais nous avons pour
otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a quelque chose de
moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable. » Un amour de Swann, Paris,
Gallimard, 1958, p. 212
24. En faisant retour sur son chemin de pensée et sur les limites auxquelles il s’était confronté
dans l’Etre et le temps, Heidegger, dans la lettre à Richardson, écrit : « Ce qui se laisse ainsi
présenter à grands traits comme une rétrospective qui tendrait toujours à devenir retractatio
était dans son rapport à l’histoire une donnée enchevêtrée, à moi-même opaque. Celui-ci
demeurait inévitablement prisonnier des représentations et du langage de l’époque, et charriait
des interprétations insuffisantes de l’avenir qu’il avait devant lui. » M. Heidegger, Questions IV,
Paris, Gallimard, 1976, p. 183.
25. Comme le fait remarquer Gianni Vattimo : « Chez Heidegger, le problème de la remémoration
de la différence ne devient jamais un simple rappel au fait qu’il y a différence entre l’être et
l’étant ; il est toujours remémoration du problème de la différence, dans le double sens, subjectif
et objectif, du génitif ». G. Vattimo, Les aventures de la différence, Paris, Minuit, 1985, p. 75.
26. M. Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art » in Chemins, Paris, Gallimard, 1962, pp. 56-57.
27. R.M. Rilke, Lettres françaises à Merline (1919-1922), Paris, Seuil, 1950, pp. 87-88.
28. Y. Bonnefoy, Un rêve fait à Mantoue, Paris, Mercure de France, 1967, p. 100.
29. Phénoménalité qui, comme l’écrivait Heidegger déjà dans Etre et temps, § 7c : « ne se montre
pas » et qui deviendra un des thèmes conducteurs du dernier Heidegger : « La phénoménologie
est un chemin qui mène là-bas, devant ; et se laisse montrer ce devant quoi il est conduit. Cette
phénoménologie est une phénoménologie de l’inapparent. » Questions IV, cit., pp. 338-339.
30. M. Heidegger, Questions IV, op. cit., p. 154.
31. R. Char, « La bibliothèque est en feu et autres poèmes » in Oeuvres complètes, Gallimard, 1983,
p. 379.
32. M. Heidegger, Les concepts fondamentaux, de la métaphysique. Monde, finitude, solitude., op. cit. p.
506.
33. P. Celan, « Je peux encore te voir » in Contrainte de lumière.
90

AUTEUR
RICCARDO PINERI
Université Montpellier III
91

Violence et mélancolie : sur les


ruines de l’autre
Nancy Blake

1 « Pourquoi, interroge Aristote, tous les hommes qui ont particulièrement brillé en
philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts, sont-ils mélancoliques (melancholikoi
) ? Et certains d’entre eux à tel point qu’ils ont souffert des troubles provenant de la bile
noire (melainè cholè), ainsi qu’on le dit d’Héraclès parmi les héros » ? 1
2 L’étymologie grecque de la mélancolie, melas noir et cholè bile, nous indique la source de
ce que nous avons l’habitude de désigner plutôt comme un trait de caractère que comme
une maladie à proprement parler, à savoir la bile noire qui entrait dans la composition du
corps avec les trois autres humeurs : le sang, la lymphe ou le phlegme et la bile jaune ou
la pituite. On sait que ces liquides correspondaient respectivement, dans la physiologie
d’Hippocrate, aux tempéraments sanguin, flegmatique et colérique, et la rupture de leur
équilibre était due, le plus souvent, à la remontée de « substances noires » néfastes qui
obscurcissaient la raison et entraînaient le sujet dans une sorte de folie ou de frénésie.
Citons Hippocrate : « Les malades atteints de frénésie présentent, en ce qui concerne le
trouble de leur état mental, la plus grande ressemblance avec les mélancoliques ; car les
mélancoliques contractent cette maladie qui leur est propre quand le sang est vicié par la
bile et le mucus ; leur état mental est troublé ; mais nombre d’entre eux deviennent aussi
déments ».2
3 La question de la mélancolie ne préoccuperait pas ceux qui analysent le phénomène
esthétique s’il n’y avait la persistence de cette aura de « génialité » qui accompagne le
plus souvent le sujet mélancolique et qui est universalement attestée depuis la tradition
grecque se poursuivant pendant le Moyen Age et la Renaissance.3 Le discours médical
côtoie donc un courant réflexif qui, de l’acedia des mystiques au désespoir des
romantiques, se réclame de la mélancholia, quand il ne la prend pas pour muse.
4 Les auteurs scientifiques du début du XIXe siècle, afin de rompre entièrement avec la
tradition des humeurs, bannirent de leur vocabulaire jusqu’au mot même de mélancolie,
qu’ils remplacèrent par « monomanie triste » ou « lypémanie ». Le vocable de mélancolie
92

fut donc laissé aux philosophes et aux poètes, d’où peut-être cette suspicion qu’il suscite
toujours dans la psychiatrie, relative à la diversité des formes pathogéniques qu’il
désigne, et que la science moderne a réduites le plus souvent à la forme unique de la
psychose maniaco-dépressive.
5 En revanche, dans le domaine des arts la mélancolie tient un rôle de choix, depuis
Aristote en passant par le Dürer de l’étude magistrale de Panofsky4 et jusqu’au
« Bartleby » de Melville ou au Doktor Faustus de Thomas Mann, la structure mélancolique a
partie liée avec les aspirations les plus nobles de l’homme. Tout se passe comme s’il fallait
traverser la souffrance la plus intense, la mélancolie la plus noire, la maladie, voire la
mort, pour atteindre peut-être à la profondeur de l’art.
6 Des questions qui se sont posées à moi dès la découverte du projet de ces journées sur la
mélancolie étaient de savoir s’il est possible de définir une spécificité de la mélancolie en
opposition à la schizophrénie d’une part, et par ailleurs, si l’on peut distinguer entre
mélancolie et ce qui est qualifié habituellement de dépression.
7 Freud classe la mélancolie parmi les psycho-névroses de défense et, plus précisément, les
névroses narcissiques. Dès 1896, il lui donne un statut à part, en deçà de la psychose. Liée
à la série des névroses d’angoisse, particulièrement à la dépression périodique, elle se
rattache au troisième mode de transformation de l’énergie non liquidée, celui de la
transformation de l’affect ; mais alors que la névrose d’angoisse provient d’une
accumulation de tension sexuelle physique, la mélancolie provient d’une accumulation de
tension sexuelle psychique, ce qui détermine chez les sujets qui en sont atteints « une
grande tension érotique psychique ». C’est en rapport avec celle-ci, comprise à la fois
comme symptôme et comme mécanisme, que Freud a comparé la mélancolie à une sorte
d’« hémorragie interne » en vertu de laquelle l’excitation sexuelle entièrement pompée
s’écoulerait comme par un trou situé dans le psychisme, entraînant ainsi chez le sujet une
inhibition généralisée de ses autres fonctions.5
8 Il est remarquable de constater, à ce moment de l’histoire de la mélancolie, comme le
terme fut réhabilité par Bleuler et Freud, au sein à la fois de la psychiatrie et de ce que
sera la psychanalyse, et comment Freud rompit expressément avec la tradition médicale
pour aborder d’une part, une représentation initialement mécaniste et, d’autre part, un
système lexical sans aucun rapport avec les définitions antérieures.
9 L’analyse la plus simple de la maladie mentale désigne une frustration du désir d’objet qui
provoque une situation névrotique pendant laquelle le sujet renonce à l’objet réel, en
reprenant la libido investie dans l’objet, la libido est redéployée sur un objet de
phantasme et ensuite refoulée. Le transfert ne devient possible que si le sujet est capable
de réinvestir un objet de substitution. Dans le cas de la schizophrénie cependant, après la
mise en place du refoulement, la libido ne recherche pas un nouvel objet ; elle renflue sur
le moi. C’est ainsi qu’un narcissisme primitif semble être rétabli. Et cependant, Gertrude
Stein nous a appris qu’il n’y a pas de répétition ; réinvestir de la libido dans le moi ne
permet pas d’effacer l’histoire des investissements d’objets et leurs vicissitudes. Quoi qu’il
en soit, quand la libido revient sur le moi le monde extérieur perd tout intérêt et un état
d’apathie s’installe.
10 La dépression, de son côté, suppose une liaison incertaine à l’objet primordial, auquel le
sujet reste accroché alors même qu’il en a été détaché. Contraint, après sa perte, d’en
chercher un autre, il est toujours, dans sa quête de l’objet nouveau, à la recherche de
l’objet perdu. Mais chacun d’eux se dérobant l’un à travers l’autre, le dépressif est forcé
93

de persévérer dans cette voie indéfinie ; le cercle sans commencement et sans fin dans
lequel sa pensée est entraînée est devenu son seul lieu.
11 Dans une formulation souvent citée de « Deuil et Mélancolie » de 1917, Freud précise :
« L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance
particulière comme un objet, comme l’objet abandonné. De cette façon, la perte de l’objet
s’était transformée en une perte du moi et le conflit entre le moi et la personne aimée en
une scission entre la critique du moi et le moi modifié par identification. »6
12 Toutes les dépressions présentent un tableau clinique comportant des symptômes
spécifiques et constants : sentiment de fatigue, sentiment de lourdeur aussi bien physique
que psychique, sentiment d’oppression, d’un manque d’espace intérieur, ralentissement
de la pensée et des mouvements ; difficulté à penser, à décider, à travailler ; perte de la
possibilité de se réjouir et souvent de s’attrister. Tous phénomènes plus accentués le
matin que le soir. Mais ces symptômes dépressifs ne suffisent pas à définir la psychose
mélancolique, même si l’on y joint le groupe des « idées noires » (culpabilité, perte,
hypocondrie). La psychose mélancolique est une reprise de ces traits, telle qu’elle
exprime une radicale difficulté d’être, et même une impossiblité d’être, où la difficulté à
se mouvoir et à s’émouvoir est celle d’une présence vouée à la chute, à l’enlisement, à un
enfoncement sur place, jusqu’au fond.
13 Ce qui était qualifié plus haut comme la « profondeur de l’art » a partie liée avec cet
« aller au fond » qui a ici le double sens de couler bas et de descendre vers l’ultime
profondeur sur laquelle tout repose. C’est donc à la fois s’abîmer et se fonder qui est
signifié.
14 Quand la mélancolie apparaît, l’incapacité à se mouvoir et à s’émouvoir vient de ce que
dans le vide tout chemin est impossible. Le mouvement (Bewegung) dit Tellenbach, est
l’acte de se faire un chemin (Weg) de frayer une voie. 7 Or, « dans l’existence mélancolique
la structure de la spatialité, qui peut aller jusqu’à empêcher complètement le mouvement
de se déployer, est celle de l’éloignement de tout dans l’étendue vide ; alors que dans
l’existence schizophrénique, c’est celle de la surproximité compacte ».8 Les dessins des
mélancoliques l’expriment. Un espace désertique occupe presque toute la feuille. Il est
borné au fond par une barrière infranchissable, une montagne par exemple, et qui,
unilatéralement, est sans au-delà, donc sans ce dépassement à l’horizon qui serait
nécessaire pour la recueillir. Une image frappante de l’étendu mélancolique me semble
être offerte par la déformation des prises de vue qui marquent le cinéma de David Lynch
où une pièce semble avoir des dimensions étrangement démesurées et pourtant bornées
par les quatre murs aux angles bizarres. Tellenbach précise que la notion d’éloignement
mélancolique est un recul hors portée et du monde et du moi. Le mélancolique qui
s’exténue en vain à rejoindre le monde est aussi bien exilé de soi. « On n’a plus rien, plus
rien au monde à quoi se suspendre, à quoi se tenir, et alors l’angoisse flotte devant vous ».
9

15 La présence mélancolique est sans proximité parce qu’incapable d’éloignement. Incapable


d’approche parce que non capable d’éloignement, le mélancolique subit l’être-éloigné du
Monde. Il est en exil de l’étant et les choses s’enfuient. Séparé du monde, séparé de
l’autre, il est séparé de soi. Alors que le schizophrène met toujours en cause les autres
(par exemple des persécuteurs), le mélancolique répète : Moi, moi... Mais il n’atteint
personne. Il est sans répondant.
94

16 L’incapacité à se situer dans le temps et dans l’espace signale une dégradation, une sorte
de ruine qui s’installe et qui va, petit à petit, lézarder tout l’édifice du moi.
Structurellement, l’instance qui est touché, et qui va se démolir progressivement, c’est
quelque chose de l’ordre d’un référent permanent qui permet de faire sens et ce
quelquechose est désigné comme le grand Autre, au sens de Lacan. Ce qu’on entend ici
par le grand Autre, c’est un lieu dans lequel le sujet peut se repérer, c’est le lieu à partir
duquel il pourra se reconnaître, c’est le lieu qui organise et son histoire et sa présence et
la possibilité qu’il peut avoir de faire des projets.
17 Or, quand Marie-Claude Lambotte postule que le savoir mélancolique est le savoir d’un
sujet qui, devant le miroir, retrouve l’illusion de l’image qui, dans l’enfance, n’a pas
fonctionné, elle me semble décrire la tentative d’instauration de ce grand Autre, mais
c’est une instauration qui aurait abouti à un ratage. Faute d’un regard proche qui lui
aurait signifié son contour, l’enfant n’a pu, à ce stade du miroir, ni tomber dans l’illusion
de la ressemblance du double, ni assumer la vérité de l’erreur. Englouti dans la faille de
l’identification originaire, le mélancolique se trouve condamné ou bien à errer en marge
de ses frères ou bien à se raccrocher à des signes de reconnaissance qu’il aurait élus chez
l’un d’eux. Aussi, lorsque ce référent disparaît, le mélancolique se trouve-t-il renvoyé au
vide de son identité.
18 Somme toute, ce qui se vit comme une perte de maîtrise occasionnée par la disparition de
l’objet est en fait une sorte de ruine qui s’installe à la place du grand Autre pour
provoquer une déstructuration avec défaillance de l’imaginaire et une régression
inévitable qui se traduit par une attitude désemparée sensible en ce qui concerne les
catégories de l’espace et du temps.
19 Cette défaillance de l’Autre se répercute évidemment sur le désir. Le désir, dit Lacan, c’est
la désir de l’Autre. Le mélancolique, plus que quiconque, est persuadé qu’il faut payer sa
présence au monde, ce qui explique le thème de la dette, masqué souvent mais
omniprésent dans sa parole. Or il découvre qu’on ne paie qu’avec des images. Voilà très
précisément la portée du thème de la copie dans la nouvelle de Melville Bartleby le copiste,
où le scribe sombre dans l’immobilité faute de pouvoir investir la lettre de la loi d’esprit
vivifiant. Suite à la faille de l’identification originaire, le mélancolique se trouve réduit à
une monnaie uniformisée, sans images : des tessères.10
20 Ainsi le discours sur la mélancolie retrouve la tradition philosophique où s’inscrit
Kierkegaard – avec la psychanalyse existentielle de Binswanger et de Tellenbach – c’est
autour de la question du non-sens et de l’absurde, une fois résolue par la résignation ou
par l’humour, que s’inscrit la mélancolie dans ce qu’elle révèle de savoir irréductible, plus
communément de déjà su, de déjà vu et de déjà entendu. Le mélancolique est génial car il
sait déjà avant même l’avènement historique des paroles et des gestes, et ce savoir
défendu le relègue immanquablement à une culpabilité infinie.
21 Pour essayer de cerner de plus près la spécificité du phénomène mélancolique on peut
suivre Kierkegaard qui compare la jouissance de l’anéantissement mélancolique à celle de
la répétition d’un Don Juan. On observe que l’une et l’autre traduisent le dépassement de
ce seuil-limite d’épuisement au-delà duquel se déclenche l’automatisme d’un éternel
recommencement. Puisque le mélancolique se consacre aux innombrables ressources de
l’esprit, comme Aristote nous l’avait dit, la mélancolie est la malaise de l’intellectuel ; don
Juan, quant à lui, se consacre aux possibilités des sens. Tous deux cependant s’engagent
dans une course sans trêve, au bout de laquelle surgit le fantôme du Manque, insaisissable
95

par essence. On songe, avec ces deux figures, aux deux types de névrose d’angoisse que
Freud s’était attaché à distinguer dans le Manuscrit G : la mélancolie et la neurasthénie,
dont l’une comportait un appauvrissement d’énergie dans le psychisme, et l’autre dans le
somatique.11 Ce qui émeut le plus dans le texte de Kierkegaard, avec la finesse de
l’analyse, c’est l’emploi de la première personne du singulier : « Maintenant j’ai réussi le
saut périlleux que me vaut la pure existence spirituelle. Mais par là en revanche, je
deviens totalement hétérogène aux hommes en général. Ce qui me manque, au fond, c’est
un corps et une base corporelle », écrit Kierkegaard en évoquant sa propre
« mélancolie » ; et encore : « Ma souffrance est en un sens inférieure de n’être pas
vraiment homme, d’être trop esprit ».12
22 Quand Kierkegaard met en doute son existence en tant qu’humain, il laisse entrevoir un
trouble de la temporalité : ne pas vivre dans son corps, c’est ne pas se situer dans le
temps. Maldiney nous formule l’impasse de l’existant hors-temps ainsi : « l’être du
mélancolique est un redoublement continu de son ayant-été. »13 Quand le moment de
perte ne peut s’inscrire au passé, il envahit l’existence et ne laisse au présent d’autre
geste que l’exclamation de la plainte. La plainte mélancolique exprime un impossible
situé au passé : « Ah ! si seulement je n’avais pas... ». La plainte est un moyen de refuser
l’identification forcée à une essence consignée sous le signe de la perte. Et pourtant, dans
la réitération de l’échec, le mélancolique ressent son absence à soi consacrée sur le fond
d’un non-temps.
23 Quand le malade dit « si seulement je n’avais pas... je n’en serais pas là » il entend « à
jamais ». C’est le terme sans conclusion de toutes les nouvelles de Kafka où la situation est
« irrémédiable à jamais ».14 Le présent de la plainte est un présent fermé, sans ouverture
sur l’avenir. C’est un monde voué à la répétition car le temps n’arrive plus. La réponse de
Bartleby à toute demande : « Je préférerai pas... » fait tomber l’ombre de l’impossibilité
sur toute proposition jusqu’à devenir refus de nourriture et de vie. Aucun pouvoir-être ne
peut être remis en jeu à partir du passé, car rien n’est passé. Le pouvoir-être n’a lieu
qu’en représentation. Or, en cas de psychose, il reste le geste de révolte contre le temps
qu’on tourne contre soi-même. Si j’ai annoncé une réflexion sur la mélancolie sous le
signe de la violence, c’est parce que je ne voulais pas passer sous silence la figure du
suicide qui se laisse entrevoir inévitablement aux côtés du mélancolique. La violence est-
elle moins préoccupante quand elle est dirigée contre soi-même ? La question n’est peut-
être pas pertinente ici car nous verrons que la violence est toujours l’expression d’une
haine d’objet. Que l’agressivité du mélancolique s’adresse non à lui-même, mais à l’objet
perdu qu’il a réincorporé sur le modèle de l’identification orale est manifeste dans chaque
analyse de cette structure. Et ce fait n’enlève pas à l’acte de dévoration sa légitimité, ni à
l’objet ainsi traité la solidité de son implantation.
24 Que se passe-t-il donc quand l’objet à détruire se trouve être un objet mort ? Si la mort
fauche les vivants, elle n’a, par contre, aucun pouvoir sur les images qu’en gardent ceux
qui demeurent et qui cherchent à les ressuciter par l’intermédiaire d’un véritable culte.
Tel est le défi des protagonistes de la nouvelle de Henry James L’Autel des morts et du film
que François Truffaut en tira. Les morts deviennent, suivant cette logique, plus vivants
qu’ils ne l’avaient jamais été dans l’esprit de ceux qui s’en souviennent. Ainsi se met en
place le cannibalisme qui caractérise l’état mélancolique selon la thèse de K. Abraham.
« La voie du désir inconscient du mélancolique semble tendre vers la destruction par
dévoration de l’objet d’amour ».15
96

25 Chaque fois que le cannibalisme est évoqué le concept de vide vient proposer un moyen
de domestiquer l’impensable dont il s’agit. « Le sentiment du vide, nous dit Fédida, est
cette expérience psychique de l’instance, voire de l’attente de sens, propre à tenir toute
l’existence en suspens, comme en condition de non-existence ».16
26 Menacé de résorption dans le fond indifférent, l’existant devient la possibilité, en acte
dans l’angoisse, de sa propre impossibilité. Ainsi la plainte mélancolique ne s’adressant à
personne, ne peut devenir un appel à être car l’Autre fait défaut. Dans la dépression
mélancolique, le moi qui s’invoque lui-même tente de se convoquer non pas en présence
mais en représentation, là où, précisément, rien n’a « lieu » d’être. Remplacer la présence
par la représentation est le propre de toutes les psychoses, mais quand il s’agit de mise-
en-scène mélancolique, le flux des vécus est particulièrement vicié par l’échec de la
notion de temporalité.
27 Si l’arrachement de l’être-là à sa position est sa mort, le mélancolique, tel que nous
l’avons décrit, se vit depuis toujours comme déjà mort. Il subit, dans sa vie indéfiniment
mourante, une mort qui, pour être en lui, n’en vient pas moins d’un autre en lui-même.
Mais tout à coup peut se décider en lui, venant de lui, un « ne pas subir la mort » : tel est
en effet le projet paradoxal du suicide dépressif-mélancolique tel que les protagonistes de
Dostoievski s’évertuent à le théoriser. Le suicide est une tentative pour soustraire à
l’autre le pouvoir d’arracher le mélancolique à son être-là. Par le suicide on opère soi-
même sa perte. Or, être l’auteur de sa propre destruction, c’est se donner la maîtrise de
l’objet perdu. Il est vrai que parler d’objet ici semble aller au-delà de la valeur que la
psychanalyse attache normalement au mot. Il s’agit en fait d’une véritable négativité
hégélienne. L’existence mélancolique est telle qu’elle veut à la fois se supprimer et se
conserver dans cette suppression même.
28 L’agressivité du mélancolique se retourne contre lui-même à l’image des Erinyes
mythiques qui apparaissent, en vue de la justice expiatoire, là où il ne peut y avoir de
vengeance du sang – interdit qui définit le clan. Dans l’Orestie l’individu a pris sur lui les
contradictions du genos. Le suicide dépressif le montre en sens contraire : ses Erinyes
abandonnent le mélancolique dès qu’il s’est résolu à la mort, d’où l’euphorie fréquente
dont il témoigne.
29 Si on revient à la question d’Aristote pour interroger les rapports entre mélancolie et
génie on trouvera une version de réponse dans cette contradiction même. Alors que le
schizophrène évite de sombrer jusqu’au fond en cherchant à se fonder lui-même dans le
délire, le mélancolique dans l’abîme peut atteindre le fondement.

NOTES
1. Aristote, Problèmes, Livre XXX, 953 a, trad. W. S. Hett, Loeb Classical Library, Londres, 1965, v.
II, p. 154.
2. Hippocrate, De morbis, I 30, commenté par J. Pigeaud in La maladie de l’âme, Etude sur la relation
de l’âme et du corps dans la tradition médicophilosophique, Paris, Les Belles lettres, 1981, p. 74.
97

3. Voir J. Starobinski, Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 1900, Acta psychosomatica 3,
Dokumenta Geigy, Bâle, 1960.
4. Panofsky, Erwin, The Life and Art of Albrecht Dürer, 1943, reprint, Princeton, N.J., Princeton
University Press, 1955.
5. S. Freud, Lettres à Fliess (lettre 21) Man. G, trad. franç. A. Berman, P.U.F., 1969, voir M.-C.
Lambotte, Esthétique de la mélancolie. Aubier, 1983.
6. « Deuil et Mélancolie », 1917, in Métapsychologie, trad. J. Laplanche et J. B. Pontalis, Paris,
Gallimard, 1968, p. 158.
7. H. Tellenbach, Melancolie, (1961) Berlin, Heidelberg, New York, 1974.
8. H. Maldiney, « Psychose et présence, » Revue de Métaphysique et de Morale, N° 4, 1976, p. 523.
9. Cité dans Maldiney, op. cit. p. 523.
10. J. Oury, « Violence et mélancolie, » La Violence, Actes du colloque de Milan, Tome 1, Union
générale d’éditions, 1977, p. 33.
11. S. Freud, Lettres à Fliess, loc. cit.
12. S. Kierkegaard, Journal, VII A 177, Vol. II, Paris, 1954, p. 131 et XII A 488, Vol. IV, Paris 1957, p.
136.
13. H. Maldiney, op. cit., p. 541.
14. F. Kafka, voir « Ein Landarzt, » Die neue Dichtung, Leipziq ; Kurt Wolff Verlag, 1918.
15. K. Abraham, « Esquisse d’une histoire du développement de la libido basée sur la
psychanalyse des troubles mentaux, » (1924) in Developpement de la libido, trad. I. Barande, Payot,
1977, p. 252.
16. P. Fedida, L’Absence, Gallimard, 1978, p. 197.

AUTEUR
NANCY BLAKE
Université de l’Illinois à Urbana
98

Deuil pathologique ou mélancolie


Marie Jejcic

1 Jean Cocteau mérite notre intérêt pour son travail d’écriture qui lui permit de soutenir un
symptôme particulièrement délétère, caractérisé par une « difficulté d’être », selon le
mot de Fontenelle dont il fit le titre d’un de ses ouvrages, particulièrement ravageante.
Non sans un âpre courage, il défia ce symptôme en l’affrontant avec un courage et une
acuité tels, qu’ils permettent au psychanalyste de rouvrir des questions délicates comme
celle du deuil pathologique dans sa différence avec la mélancolie. Nous avons déjà eu par
ailleurs,1 l’occasion d’aborder la structure de Cocteau. Différentes coordonnées orientent
vers un masochisme pourtant, le mode insistant sur lequel la mort intervint dans sa vie le
plongea dans un deuil prolongé lequel, alternant avec des phases d’excitation frivole,
n’exclut pas, a priori , la mélancolie. Profitant de l’interrogation qu’il pose au
psychanalyste, nous aborderons quelques points de friction entre psychose et perversion.
Nous débuterons avec la tragédie d’Hamlet pour repérer les articulations avec lesquelles
nous pointerons, dans un second temps, les enjeux du cas Cocteau.

1) Temps de deuil
2 Entre autre intérêt, la tragédie d’Hamlet décline les différents degrés d’intensité du deuil.
Claudius ne parle pas sans sagesse en rappelant à Hamlet qu’il ne convient pas de pleurer
trop longtemps ses morts. Cela offense pareillement les vivants et les morts affirment les
thèmes folkloriques de l’ancienne Angleterre : les larmes des vivants entravent le repos des
morts. De fait, les pleureuses athéniennes puis romaines, étaient chargées de porter
officiellement un deuil, fût-il celui d’une mère, qui devait cesser quand ce temps était
accompli. Cette période respectée, chacun se devait de reprendre ses occupations. C’est
sur ce temps convenable du deuil que s’ouvre Hamlet. Quelque peu impatient, Claudius
rabroue Hamlet qui persiste à pleurer son père au lieu de célébrer les vivants en se
réjouissant des noces de sa mère.
3 Certes, il est aisé de soupçonner Claudius d’avoir compté avec un peu trop de précision le
temps imparti au deuil, mais ceci ne l’empêche pas de souligner un trait pertinent. Il n’est
99

bon pour personne de se prélasser dans cet état et, l’attachement au mort, en rendant
sourd à la vie, annonce le tragique. Avec Hamlet, se reconnaît cet état d’inhibition et
d’absence d’intérêt qui caractérise, dit Freud2, le travail de deuil lequel, à absorber le moi,
isole le sujet. Du reste, à peine lui parlera-t-on de spectre, que rien ne pourra plus le
retenir. Pourtant, à ce moment de la pièce, et bien qu’en proie à une solitude amère,
Hamlet reste successeur au trône et les sermons de Laërte et de Polonius à leur sœur et
fille disent assez qu’il rêve, quasiment officiellement, d’y conduire la belle Ophélie.

2) La tragédie
4 Donc, le deuil, soit la perte connue de l’objet conscient, n’est pas la cause de la tragédie,
pas plus que le remariage hâtif de la mère. Tout bascule quand Hamlet affronte une force
Autre. Quand le spectre de son père s’adresse à lui il reconnaît son destin. 3 Le fantôme ne
ravive pas le deuil, il provoque un changement de registre. Avant, on peut le dire
dépressif4 ; après, il s’approche de la mélancolie décrite par Freud comme « l’effet d’une
tension entre l’idéal du moi et le moi, produisant ces réactions de culpabilité et/ou d’infériorité. »
Lacan confirme ce repérage mais opère un tour supplémentaire qui permet d’énoncer
qu’avant le spectre, le trait d’identification au père fonctionne toujours comme un
élément stabilisateur de l’image d’Hamlet ; après la rencontre avec l’Autre, l’Idéal du moi
semble ne plus vouloir préserver le moi idéal.5 L’énigme de la mélancolie, repérée par
Freud, débute avec la venue du fantôme quand, ce qui absorbe le malade et l’empêche
d’agir échappe au spectateur. C’est donc moins la perte de l’objet conscient, que celle de
l’objet inconscient qui décide du changement. La reine, sa mère, s’en inquiétera « Hélas !
Et qu’avez-vous/Vous, à fixer ainsi vos regards sur le vide/Et conserver un air immatériel. »6 S’il
parvenait à le venger, Hamlet se dissocierait de l’état de pêché dans lequel la mort a
surpris son père mais, à ne pas agir, il avoue être regardé par la faute.
5 Quelle est la nature d’un fantôme ? Est-ce une hallucination visuelle sur le mode
psychotique ? Dans les Psychoses irréversibles,7 Kraepelin, décrivant des idées délirantes,
cite un cas de fantôme mais qui figure parmi un cortège d’évocations terrifiantes. Le
malade voit une tête se former dans son assiette, entend le cliquetis des chaînes etc. Rien
de cela, pour Hamlet, et hors le fantôme, il n’a pas d’idée délirante. De fait, une
hallucination ne s’adresse qu’au sujet. Ici, Horacio et Marcellus témoignent de sa venue et
de son désir de parler. Pas plus que visuelle donc, l’hallucination n’est auditive. En
revanche, lors de la scène avec sa mère, Hamlet hurle « ne le voyez-vous pas, ne l’entendez-
vous pas » et Gertrude de répondre : « ce n’est qu’une production de ton cerveau. /La frénésie
est très habile pour créer/de ces êtres sans corps.8 »
6 Alors, que s’est-il produit ? Parmi différentes interprétations, Lacan retient le savoir du
père. A l’inverse de Père ne vois-tu pas que je brûle, où l’Autre présente sa barre, le père
d’Hamlet dit à son fils que lui sait et qu’il voit. Nous sommes donc dans ce « rapport entre
l’Idéal du moi et l’objet, en un point du fantasme où la sécurité de la limite est toujours mise en
question et dont le sujet doit s’écarter » conseille Lacan.9 Si donc le fantasme déploie une
question posée par le sujet dans l’Autre, l’apparition du spectre fournit à Hamlet une
réponse, qui apportera avec la vérité, l’horreur. Ceci explique la convocation du
fantastique quand approche l’angoisse, celle-là même qui mit Lacan sur la voie de l’objet a,
ou de l’abjet comme il le nomma, faisant entendre l’abject et l’ironie de cet avoir...
manquant.
100

7 Dès lors, Hamlet ne peut plus feindre d’ignorer l’impudence de la pureté. Cette mère,
présentée par le fantôme comme une épouse exquise mais déchue, ne pourra plus
recevoir le respect d’un fils qui l’invitera crûment à l’abstinence de la chair. Dans cet
objet d’amour perdu pour l’Autre et volé par Claudius, Hamlet découvre l’horreur de la
maternité, de la féminité avec.

3) De la nature de l’ombre
8 Dès lors, on remarquera que le fantôme survient entre deux scènes où il est question
d’Hamlet et d’Ophélie, la bien nommée. Avant, tour à tour Laërte puis Polonius
conseillent à Ophélie de tenir à distance l’empressement d’Hamlet ; après, Ophélie surgit
pour annoncer qu’elle croit Hamlet devenu fou...d’amour...pour elle. Or, la folie dans
laquelle sombre Hamlet est celle du désir quand il ne peut plus avoir d’objet conscient. La
terrible scène où il avilit Ophélie serait donc moins l’effet du deuil que de la mélancolie, si
on y entend les reproches que le sujet s’adresse. En dénonçant l’abjection maternelle, 10 le
spectre projette une ombre sur l’objet inconscient, dont on repérera l’effet de disjonction
signifiante apte à pétrifier le sujet, soudain figé sous le poids d’une faute qu’il partage
avec un Autre. Au surmoi qui culpabilise, s’ajoute l’Autre qui dénonce. A troquer la voie
interrogative pour l’impératif, il annihile le sujet. C’est ce savoir, dont l’Autre l’a fait
dépositaire, que le sujet déprécie en lui, confirmant ainsi qu’il ne le concerne que trop. Un
chiasme, au vers 169 de la tragédie, figure la façon dont la conflagration du sujet au savoir
de l’Autre, pétrifie le moi : « le ciel a voulu me punir avec lui et par moi le punir 11 » Nous y
reconnaissons l’effet de : « L’ombre de l’objet tombée sur le moi qui put alors être jugé par une
instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné.12 » En pointant qu’il faut à
Hamlet se retrouver devant la tombe d’Ophélie pour retrouver sa mobilité et admettre
son amour soit, avec son manque, celui de l’Autre, Lacan informe sur la nature de l’ombre
qui saisit le moi. Elle concerne la dépendance de l’Idéal du moi, à l’objet.

4) Le Symptôme
9 Rapprochons ceci du vers de Jean Cocteau13 « Et l’ombre/de l’objet se redressant devint/l’objet.
» A partir des similitudes et des différences de ce vers avec la citation de Freud, nous
interrogerons la particularité de son deuil. L’objet noir, à prendre la consistance de
l’ombre d’où il est issu, en évoquant le fétiche oriente vers la perversion, mais en écho de
la citation de Freud, l’ombre de la perte à faire l’objet au moi se confondre, oblige à se
demander jusqu’à quel point le choix de la perversion ne ferait pas point d’arrêt à la
mélancolie ? Elle serait la réponse du sujet à une fragilité de structure menaçante qui par
ailleurs, l’arrime à l’écrit forcé. La sublimation, dans sa dépendance au vide de la perte,
permettrait de constituer le deuil en travail pendant que la jouissance de la création en
empêcherait, paradoxalement, la réalisation.
10 Cocteau a tenu à distance dépression ou tragédie, en rendant créateur son symptôme. On
l’aura compris, il eut une vie cassée avec un avant et un après irréversible. C’était le 5
avril 1898, Jean avait neuf ans quand Georges Cocteau son père, qui allait sur ses 56 ans, se
tira une balle dans la tempe. Or, aucun mot ne fut articulé. Seul un silence définitif.
Silence de ses proches, silence du poète qui n’en dit jamais rien, silence enfin du père.
Georges Cocteau mourut sans laisser un mot. Il y eut la détonation, puis le silence plus
101

lourd qu’une pierre tombale. Une dizaine d’années avant de mourir, Jean Cocteau en
parlera à Roger Stéphane,14 suggérant ainsi que ce n’était peut-être pas l’impossibilité
d’en parler qui faisait problème que de ne rien pouvoir en dire. Il s’agirait alors moins
d’un refoulement que d’un "rien" « seule trace laissée par l’Autre mais qui suffit à garantir au
sujet son inscription dans la chaîne symbolique. »15 Car ce silence fut d’autant plus enlisant
qu’il débouche sur un autre silence. Un suicide ne peut avoir lieu sans que l’on s’en
demande la raison ? Et les soupçons sur l’intimité de faire irruption.
11 Un scandale financier fut incriminé. Outre que des recherches à la bourse confirmèrent
qu’aucun scandale à cette époque ne justifiait un suicide, Cocteau n’y crut pas. Lorsqu’il
évoqua, pour la première fois malgré un âge avancé, cet événement à R. Stéphane, il dit
assez curieusement « Mon père s’est tué pour des raisons pour lesquelles aujourd’hui on ne se
suiciderait pas. » Entendons, pas plus hier qu’aujourd’hui.
12 Les suspicions sont, on le sait, plus redoutables. Jean est le troisième d’une fratrie où les
deux premiers sont respectivement ses aînés de 12 et 8 ans. Loin s’en faut que sa
naissance figure un heureux événement. Madame Cocteau, de 20 ans plus jeune que son
mari, avait un frère diplomate qui l’emmenait volontiers se divertir dans des soirées où
rien n’interdit d’évoquer l’éventualité d’un amant. Par conséquent, dans cette vie
mondaine, un enfant sur le tard ne fut pas bienvenu. Jean ne fut pas « désiré » et l’on se
souvient que Lacan dira que les blessures laissées par un manque de désir à la naissance,
ne cicatrisent que très rarement. Sa mère s’occupera peu de lui ; il sera confié à une
nourrice. Une fois l’infidélité et le manque de désir évoqués, s’ajoute une question plus
désorganisatrice encore : de qui est-il le fils ? Cette suspicion court en filigrane dans son
œuvre où les enfants volés n’ont d’avenir qu’à virer à l’ange. Jean grandira, et grandissant
se confirme qu’il ne ressemble ni à son frère ni à sa sœur. Si bien que le suicide de son
père, le rendit, paradoxalement, orphelin et de père inconnu.
13 La tragédie commence donc ici. Car, avec la mort du père, et en cela semblable à Hamlet,
lui arrive un savoir en trop sur la jouissance de la mère. A la violence de la mort de son
père s’ajoute un savoir sur ceux qui restent qui interdit de laisser visible le vide. La
frivolité se greffe sans doute ici. Mais peut-on faire que ce vide soit rien ? Peut-on faire
qu’il ne soit pas désirable : « Jacques s’épuisait à désirer le vide, car n’est-ce pas le vide, ces corps
et ces figures que notre regard traverse follement sans les émouvoir ? » C’est donc une clinique
du vide que propose Cocteau, qui interroge ce qui, outre le symptôme, fait corps.

5) Reniement
14 Jean écrivit mais sa vie littéraire commencera par un drôle d’acte. Après les avoir publiés,
il renia ses trois premiers recueils. Or, ce reniement fait répétition. Un de ses recueils, le
troisième, s’ouvre sur la naissance du poème. Faisant rimer cri avec écrit, Cocteau ajoute
« je défaille à te sentir naître. » A cette place maternelle se suppriment les enfants. Ce
suicide infanticide par écrit interposé lui est nécessaire pour se dire poète.
15 Dès lors, nous le lirons différemment. Sa frénésie d’écrire est une lutte pour se soutenir et
ses rimes, si riches qu’elles en deviennent clinquantes à une époque où le vers se libère,
dévoilent un sens autre. Dans La lampe d’Aladin, le premier des trois recueils reniés, ne
figurent que trahison, mensonge, vivants mal vivants hantés par des morts mal morts. Les
titres insistent : catastrophe ; révolte ; cauchemars, mélancolie ; Désespérance ; calvaire ;
caveau ; regret. Dans l’un d’eux La Catastrophe, il dénonce les histoires de son enfance qui
102

le berçaient de contes « faux » Et le voilà, introduisant le type de rime dont il a le secret et


qui à beaucoup font tomber le livre des mains. Faux le conte merveilleux de son enfance,
va insidieusement rimer avec la faux de la mort. Nous ne sommes ni dans le jeu de mot, ni
dans la facilité clinquante de la rime, plutôt dans la tromperie organisée par l’écho ;
plutôt dans un reflet de miroir qui échappe à Narcisse ; plutôt dans une parole vide de
sens qui ricoche d’un signifiant à un autre emportant avec elle un sujet blackboulé de vide
en vide. Ce faisant, ces rimes en font un lacanien avant la lettre et si les dates
n’apportaient pas de garantie formelle, on pourrait penser qu’il l’avait lu intensément.
Car c’est toute son œuvre qu’il va fonder sur le signifiant vidé de son signifié mais qui,
d’association en association, d’écho en écho, prend sens. Ce mensonge qui ronge ses mots,
ce mensonge par lequel débute sa vie et son œuvre, ce mensonge qui lui vole son être,
fondera son identité16. Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité, déclare-t-il. Sans doute,
le considérerons-nous comme le génie du sujet Cocteau. Au lieu de s’installer dans la
dépression, au lieu de se répandre en plainte et se complaire dans l’écrit de sa douleur, il
s’emparera de ce déficit pour, le sublimant en une valeur poétique, découvrir la force du
signifiant.

6) Transitivisme et Moi idéal


16 Pas plus que le signifiant, l’image ne lui présente un appui. Ni le reflet ni l’écho n’offrent
de consistance nécessaire pour qu’un moi idéal le soutienne. Son premier rôle au cinéma
sera le fantôme dans le Baron fantôme de Jean de Poligny. La mort pour lui n’est pas un
rôle de composition, contrairement à la vie qu’il interprète en forçant la note, comme s’il
manquait de fixatif. De fait, à cette époque, il dessine des autoportraits sans visage
pendant qu’il ne parvient à paraître qu’à imiter ceux qu’il aime. Jean vit aux prises avec
une moitié d’ombre17 qu’il masque de sa frivolité. Elle provient d’une défaillance de son
image, d’un effondrement du moi idéal, d’une blessure narcissique. Son visage qu’il
déteste ne se stabilise pas. D’où son inconsistance corporelle, patente dans la maigreur
proverbiale de son physique et dénoncée dans cette difficulté d’être qui épingle aussi bien
son transitivisme. Car s’il se soutient de l’image d’un autre c’est moins au trait visible
qu’il s’arrime, qu’au vide repéré derrière le symptôme et auquel il s’indentifiera, 18 selon le
néologisme qu’il produit en pointant ainsi ce qui le distingue d’une identification. C’est
un rouage qui l’entraîne et le sort de sa stupeur. Reconnaître un se faire voir (dans et par
une autre image) consécutif au transitivisme de la pulsion, oriente vers l’Autre du miroir.

7) Remords
17 Après le suicide, la mère consacrera le reste de sa vie à tenter de réparer, par une
attention constante, l’enfance de Jean qu’elle lui avoue, par lettre, « avoir tant négligée, »
confirmant ainsi, sa responsabilité dans sa difficulté d’être. Notons au passage, la
distinction entre deuil et dépression. Jean ne sombra pas dans la dépression, 19 mais n’aura
de cesse que de bien dire.
18 Afin de comprendre les relations entre la mère, le fils et ce vide si particulier qui ronge
son image, sa vie et son verbe, il faut revenir à une scène d’enfance aussi déterminante
me semble-t-il, que le suicide du père. Jean y occupe cette place de l’ombre qui lui colle à
la peau. Il s’agit du récit de sa mère partant pour le théâtre.20 Sa mère, à sa toilette, se
103

prépare pour sortir. A l’écart, Jean assiste aux préparatifs. Assis dans l’ombre, il regarde,
empli d’admiration, sa mère. Or, 1) Ne lui parvient que le reflet du visage de sa mère vu de
biais dans le miroir. Son visage à lui n’apparaît pas. 2) Articulé au stade du miroir, la
défaillance de son image se fait au profit de l’Autre. 3) Son image absente vint se
confondre à l’image disparue du père. 4) Quant à ce qu’il regardait si attentivement dans
ce miroir, force est de constater que cela l’y fixera définitivement.
19 Dans le séminaire VIII, Lacan parlant du deuil et de la mélancolie, saisira dans une très
belle formule le point commun qui permet à Freud de les articuler ensemble. « Il s’agit de
ce que j’appellerai, non pas le deuil, ni la dépression au sujet de la perte d’un objet, mais un
remords d’un certain type, déclenché par un dénouement qui est de l’ordre du suicide de l’objet. Un
remords donc, à propos d’un objet qui est entré à quelque titre dans le champ du désir et qui, de son
fait, ou de quelque risque qu’il a couru dans l’aventure, a disparu. »21 N’est-ce pas un remords
inconscient qui soustrait Cocteau à la vie ? Ce dérapage constant dans la mort qui lui
donne la nausée n’est-il pas ce, si bien nommé pour ce qui nous préoccupe, re-morts.
Remords, plus encore que culpabilité, d’une jouissance chapardée dans l’ombre du miroir
pendant que, sur une autre scène, son père se suicidait ; remords qui l’installe dans la
répétition du scénario pour lui permettre de trouver un trait pour se soutenir ; remords
enfin d’avoir à tuer ce père impossible à affronter, afin que lui soit enfin rendu une mère.
Car, pour s’être souvenu de son fils un peu trop tardivement, le sujet Cocteau n’en connut
que la femme : femme dans ce portrait au miroir et plus que jamais femme quand le
suicide l’aura accusée.
20 Superposée à celle du suicide, la scène au miroir est précieuse puisqu’elle parle du désir
de la mère pour un homme qu’il soit ou non le père. Ceci suffit-il à faire tenir le Nom-
dupère ? Telle est pour nous, la question centrale. A constater sa ténacité à créer du père,
on peut soupçonner une défaillance symbolique, à moins que son être fantôme, comme
trait unaire d’identification au père, suffise à le décaler de la mère.

8) Du fantôme à l’Idéal du moi


21 Baron fantôme, la première figure de père qu’il créera sera le fantôme de Laïus dans La
Machine Infernale. Fébrilement, Laïus tentera vainement de résister à l’évanouissement.
Mort, l’inconsistance le mine toujours et son fantôme ne cesse de s’excuser du
dérangement qu’il procure. Mais quand, il lui faut affronter Jocaste, il fond comme neige
au soleil. Pourtant, en dépit de cette inconsistance, n’est-ce pas un interdit que ce père
tente de prononcer ? Si le fantôme de Laïus, dans ce mythe qu’il travaillera sur vingt ans,
fait tant d’efforts pour paraître, n’est-ce pas pour avertir Jocaste de l’arrivée d’Œdipe et
donc pour s’opposer à l’inceste ? Tout fantôme qu’il est Laïus cherche à protéger le fils du
désir de la mère. Répéter la mort du père, permet au fils de hisser le suicide au rang
d’avertissement et non plus de désistement. De la sorte, il sauve le père. Cet interdit de
l’inceste, que le fantôme de Laïus échoue à prononcer, suffit, par l’intention, à faire loi et,
par cette fragile métaphore paternelle, à le décaler de la mère. Progressivement, il
trouvera les repères qui lui conviendront pour créer un vrai personnage de père22 en
magnifiant la faiblesse en bonté. Le fantôme, par ce trait unaire, fournit un moi-idéal qui
suffit à barrer le chemin à l’Autre, mais l’absence de désir de l’Autre rend l’Idéal du moi
inaccessible, en cela il est proche de la mélancolie.
104

9) Suicide de l’objet
22 Tout se passe comme si le manque de désir de l’Autre maternel à l’égard du sujet,
manifeste dans cette scène au miroir, s’était superposé au suicide du père. Il résulte de la
conflagration, un suicide de l’objet par procuration, une jouissance coupable et un remords
angoissant. Le désir qui fixait la mère au miroir devint coupable du suicide, mais permit
un trait d’identification à ce fantôme désirant. Dans le miroir quelqu’un désire, regarde
mais le tient à l’œil. Cet Autre pompe son corps et son image, mais lui garantit, par cette
filiation, un trait unaire. D’où ce transitivisme où le je suis vu de la pulsion soutient le
sujet, lui permettant de faire corps malgré une image défaillante grâce à une
identification narcissique, aveugle en ce point qui le fascine. En ceci, dit Lacan, « le trait
unaire marque le caractère ponctuel de la référence originaire à l’Autre dans le rapport narcissique
»23 L’introjection du trait symbolique est repérable sous la forme de la détonation de
l’impératif. L’onomatopée de la détonation Tue, plus fragile encore que le tu/es désigné
par Lacan, se convertit pour le sujet en désir de l’Autre : « Tu » qui l’annule et le désigne.
Il en résulte une réceptivité particulière de Jean Cocteau aux impératifs provenant d’une
personne en place d’Idéal du moi. Cocteau n’obéit pas à une voix qui lui revient de
l’extérieur mais à un ordre émit par un Idéal du moi. Ces impératifs seront les seuls à le
sortir du gouffre quand il y plongera.24 Ceci met en évidence les effets ravageants de l’être
phallique quand la symbolisation trop fragile ne permet pas au sujet de s’en déprendre au
profit de l’avoir ou pas. S’il y a Nom-du-Père, la métaphore paternelle, pétrifiée dans une
figuration, rend précaire la structure de Cocteau.

10) L’étoile noire


23 Dans cette position d’illégalité, il ne fut pas autorisé à jouir de la vie. D’où l’angoisse. «
Mort à l’envers de nous vivante, tu composes la trame de notre tissu. 25 » La mort est de la vie qui
sait et donc qui peut, au point de pouvoir dire un peu crûment que la mort est le phallus
de la vie au sens ou la mort, littéralement, jouit de la vie. Elle viole et prend par surprise.
Telle est pour lui l’expérience de la guerre de 1914. Thomas l’imposteur traverse vivant la
mort dont il est l’otage. Aimer est un suicide disait Lacan. Cocteau l’indésiré le sera de la
mort et aimera ceux qui porteront ce qu’il appelle l’étoile noire de la mort. Ceux qu’il aime,
meurent.
24 Se regardant, son regard s’enfonce dans le vide où la mort l’appelle. Ce narcissisme
rappelle que, dans ces suicides par procuration, la mort le veut de façon aussi
nauséabonde qu’incestueuse. Mais, à la façon dont elle abuse de lui sur un mode
masochique, il en soustrait une jouissance illicite seule peut-être à le sauver. Car dans le
transitivisme ou se compose le moi idéal, le suicide par procuration se renverse en
meurtre qu’il commet. La mort le désire, donc son amour tue. Il – tu(e). Constat et
pronoms personnels côte à côte, sans liaison, sinon le miroir qui convertit l’un en l’autre.
La fragilité de la symbolisation décide d’un transitivisme différent de la psychose. Il ne se
prend pas pour l’autre, mais faute d’image, il interpose celle d’un petit autre afin de
freiner l’Autre qui le veut. « Je mourrai sans la mort qui veut m’avoir vivant. » Lacan26 du
reste dans le séminaire sur le Transfert remarque : Quand le moi-idéal défaille, il dévoile sa
double face et fonction, d’investissement mais aussi de défense... Le moi-idéal est un barrage contre
le pacifique de l’amour maternel. C’est l’investissement de l’Autre qui est défendu par le moi idéal.
105

Cocteau illustre les ravages qui résultent de sa défaillance. S’il oscille entre frivolité et
mort, sa résistance à l’Autre en assure l’existence. Est-ce un trait de masochisme dans une
mélancolie ou une structure masochique où se reconnaît un deuil pathologique qui
concerne la mort réel du père, dira Lacan, ajoutant dans les Complexes familiaux, 27 que ce
deuil témoigne de l’impossibilité de séparer la perte d’un objet, du manque radical de
l’Autre.

NOTES
1. Jejcic Marie, Le Savoir du Poète, Paris, Agalma, oct. 1996, diffusion Le Seuil.
2. Freud S. Métapsychologie ; « Deuil et Mélancolie » Paris, Gallimard ; 1978, p. 151.
3. Toutes les références d’Hamlet sont extraites de l’édition Corti bilingue 1991. « My fate cries out
», « Mon destin crie » Hamlet, vers 57.
4. S’il fallait le qualifier, sans doute pourrait-on le dire déprimé. Il est dans ce registre de lâcheté
morale que Lacan reprend à Spinoza pour caractériser la dépression dans Télévision. Lacan ne
présente pas la dépression comme un état d’âme. Il ajoute que cette lâcheté à se faire rejet de
l’inconscient vire à la psychose par le retour dans le réel de ce qui est rejeté.
5. Lacan J. S.VIII. Le Transfert, Paris, Le Seuil, 1992, p. 456.
6. Hamlet : vers 108-110.
7. Emil Kraepelin, Les Psychoses irréversibles, Analytica, Paris Navarrin, 1987, p. 37.
8. Hamlet : vers 130-133.
9. Séminaire sur Le transfert dernière et avant dernière leçon.
10. En s’adressant à Hamlet et parlant de son épouse, le spectre dit : « cet esprit a gagné en ses
honteux désirs le vouloir de ma reine apparemment si pure. ».
11. « To punisch me with this and this with me » Vers 159.
12. Métapsychologie (déjà cité) p. 170.
13. Cocteau Jean, La Crucifixion in Poèmes, 1916-1955, Gallimard, 1989.
14. Stéphane Roger, Portrait Souvenir de J. Cocteau, Paris, Tallandier, 1989.
15. M. C. Lambotte, Esthétique et Mélancolie et L’apport Freudien, Bordas, article « Mélancolie ».
16. Sur cette question du signifiant dans l’œuvre de Cocteau, voir Marie Jejcic, « Naissance du
sujet in scripto » in La singularité du sujet. Collège International de philosophie, P.U.F., Janvier
1999.
17. Ce qu’il dira de Jacques Le Forestier dans Le Grand Ecart.
18. Cocteau Jean, Le grand Ecart.
19. Contrairement à sa mère qui se plaint d’une nature mélancolique, mais où se reconnaît la
dépression telle qu’après Spinoza, Lacan, dans Télévision, la définit, soit une lâcheté morale.
20. Scène des Portraits-Souvenirs. Voir en plus détaillé sur ce point : Marie Jejcic, Singularité du
sujet, Collège International de Philosophie, P.U.F. Janvier 1999. Egalement pour ce qui concerne la
mère et la question du fantôme dans La Machine Infernale, se rapporter au Savoir du Poète, Agalma,
diffusion Le Seuil, Sept. 1996.
21. Constatons que la saisie, dans la désaffection du deuil et de la mélancolie, du remords
provient de Freud commentant Hamlet « l’horreur qui devrait le pousser à la vengeance, (mais c’) est
remplacée par des remords, des scrupules de conscience. Je viens de traduire en termes de conéscient ce qui
106

demeure inconscient ». Cité par Lacan dans Le désir et son interprétation. Séminaire non publié. 1ère
leçon sur Hamlet.
22. Ainsi, dans les Parents Terribles ou dans La Belle et la Bête.
23. Lacan. S. VIII, Le transfert, Paris, Le Seuil, mars 91, p. 414.
24. A titre des impératifs salvateurs notons l’Etonne-moi de Diaguilev et le Fume prononcé par un
ami, à la mort de Radiguet.
25. Cocteau Jean, Vocabulaire, Paris, La Sirène, 1922 ; p. 99.
26. Lacan. S. VIII Le transfert ; Paris ; Le Seuil ; Mars 91 ; deux derniers chapitres.
27. Lacan. Les Complexes Familiaux ; Paris, Navarin 1984 et Serge Cottet Gai « Savoir et Triste
Vérité » in Silhouette de déprimés. Revue de Psychanalyse, Le Seuil, n° 35, fév. 1997.

AUTEUR
MARIE JEJCIC
Université de Nantes
107

L’étrange défaite du Pilote de guerre


de Saint-Exupéry
Un discours mélancolique sur une drôle de guerre

Marie-France Borot

1 En août 1939, à New-York, Saint-Exupéry participe au lancement de Wind, Sand and Stars,
titre américain de Terre des hommes. Le premier septembre à 4h 45, la Wehrmacht se rue
sur la Pologne. « Entre résolution et résignation »1 les Français rejoignent leur régiment.
Mobilisé dans l’armée de l’air comme capitaine, Saint-Exupéry est « affecté [...] dans une
unité de bombardiers pour y suivre des cours de formation »2. Mais ce que veut l’ancien
pilote de ligne c’est la chasse aérienne, ce qui lui est refusé à la visite médicale en octobre
39. Par ses interventions auprès du ministre de l’air et malgré son âge – 39 ans – et son
état de santé3, il obtient d’être affecté au Groupe de reconnaissance 2/33 dont la base est à
Ocronte dans la Marne. Obtenir malgré tout, malgré les réglements, son état de santé, son
âge, et le bon sens, l’autorisation de voler : ce scénario se répétera en 1943 4.
2 Le 2 décembre 1939, Saint-Exupéry rejoint son escadrille – le lieutenant Laux, Israël,
Gavoille, Hochedé –, le capitaine Edgar Moreau et le lieutenant Dutertre. Dans cette
énumération l’on a reconnu les futurs actants de Pilote de Guerre. Là, au sein de ce groupe,
Saint-Exupéry volera à 10.000 mètres d’altitude et par 51 degrés, protégé par une
combinaison chauffante et son masque à oxygène. De cette expérience de pilote
combattant, il tirera Pilote de Guerre dont la trame narrative est constituée par le récit des
vols de reconnaissance effectués de décembre 39 à juin 40. Un « Je » capitaine s’y bat avec
les manettes de son avion, se souvient, raconte sa guerre et médite sur la mort.
3 Ce livre sera écrit à New-York en 1941. En effet, après l’étrange Armistice signé par Pétain
à Rethondes le 24 juin 40 et qui entérine l’occupation de la France, Saint-Exupéry est
démobilisé. Dans ce pays divisé géographiquement et politiquement entre ceux qui
chantent Maréchal nous voilà et ceux qui bientôt entonneront Le chant des Partisans, Saint-
Exupéry est indécis, pessimiste. Sur les conseils de Léon Werth il se rend à New-York où il
arrive le 31 décembre 1940. Il n’y sera pas heureux5 malgré l’accueil que les Américains
ont réservé au descendant de Georges-Alexandre-Césarée de Saint-Exupéry et à l’écrivain
108

dont les « œuvres traduites en anglais connaissent la plus retentissante vogue [...] (et)
figurent dans toutes les librairies américaines »6. Loin de la France, il entend cependant
« les cris sourds du pays qu’on enchaîne » et il vit mal les divisions qui déchirent « ce
guêpier qu’était la société française de New-York entre 1941 et 1943 »7 où gaullistes et
représentants de Vichy s’affrontent.
4 Malgré les groupes qui le pressent de militer en faveur de De Gaulle, Saint-Exupéry ne
s’engage pas.8 C’est dans cette guerre des exilés qu’il va écrire la sienne, assailli par les
ennuis de santé et les idées noires. Dans une lettre à Lewis Galantière pour se faire
pardonner du retard de son livre, il se dit « malade d’une maladie inexplicable » 9 décrit
longuement les « violentes poussées de fièvre infectieuse »10, l’opération qu’il a subie au
printemps, ses doutes sur le bien-fondé de cette intervention. Dans une deuxième lettre
de ce même mois, il lui fait part de son espoir d’être débarrassé des « crises qui
empoisonnent (son) existence depuis trois ans »11 ». A une nouvelle description de ses
maux, il ajoute un dessin de la cicatrice que lui a laissée sa dernière opération. Outre
l’hyponcondrie qu’elle manifeste cette lettre est un vif plaidoyer pour démontrer que ces
crises ne sont pas dues à un état dépressif, pensée qu’il impute à son correspondant.
« Aucune dépression nerveuse ne vous réveille à 3 h du matin, claquant des dents
etc.... [...] Aucune dépression nerveuse n’est jugulée par les sulfamides... » 12
5 Quoiqu’en dise l’écrivain, « le Soleil noir de la Mélancolie » irradie sa correspondance 13 et
le discours du narrateur du texte qu’il se met, malgré tout, à écrire. Ces considérations
sur la « drôle de guerre » constituent le récit de la défaite d’un pays mais tout autant celle
du protagoniste dont nous suivrons, au fil du texte, la déclinaison mélancolique.

I L’étrange défaite
6 Tel l’historien Marc Bloch, mobilisé sur sa demande comme capitaine d’état-major, et
témoin plein de « rage » de L’étrange défaite 14, Saint-Exupéry fut le témoin inconsolable
des neuf mois d’invasion de la France. Comme Marc Bloch et tant d’autres combattants
qui auraient voulu avoir les moyens de se battre Saint-Exupéry fut réduit à n’être qu’un
acteur impuissant de cet « intermède de huit mois de faible portée militaire et
diplomatique »15, appelé « drôle de guerre » et caractérisé par l’inefficacité :
« Après neuf mois de guerre nous n’avons pas encore réussi à faire adapter, par les
industries dont elles dépendent, les mitrailleuses et les commandes au climat de la
haute altitude [...] L’inefficacité pèse sur nous tous comme une fatalité. Elle pèse sur
les fantassins armés de baïonnettes face à des tanks. Elle pèse sur les équipages qui
luttent un contre dix ».16
7 Cette incohérence dans la direction de la « drôle de guerre » aboutit à la débandade du
printemps 40 :
« Nous sommes fin mai, en pleine retraite, en plein désastre. On sacrifie des
équipages comme on jetterait des verres d’eau dans un incendie de forêt. [...] Nous
sommes encore, pour toute la France, cinquante équipages de la Grande
Reconnaissance. Cinquante équipages de trois hommes dont vingt-trois chez nous
du 2/33. En trois semaines nous avons perdu dix-sept équipages sur vingt-trois.
Nous avons fondu comme une cire »17.
8 Le pilote de guerre n’est plus l’homme-oiseau des vols de nuit mythiques, l’archange est
devenu un Icare dont les ailes se brûlent au feu des bombardiers allemands. Ce pilote, à
qui l’on coupe les ailes, ne peut plus jouer son rôle de combattant, il doit endosser celui de
la victime impuissante :
109

« N’empêche que cette guerre, en dehors du sens spirituel qui nous la faisait
nécessaire, nous est apparue, dans l’exécution, comme une drôle de guerre. Le mot ne
m’a jamais fait honte. A peine avions-nous déclaré la guerre, nous commencions
d’attendre, faute d’être en mesure d’attaquer, que l’on voulût bien nous anéantir ! »
18

9 Ce pilote n’est plus le sujet d’une action qui justifie sa place dans la communauté, il n’est
que la cible du désir meurtrier d’un « on » sans visage. Le mythe sacrificiel – mythe au
cœur de l’histoire et de la culture de l’Occident chrétien, – « fondateur d’une unité
communautaire où les hommes se reconnaissent et s’aiment dans le partage et
l’exploitation de leur culpabilité, dans un savoir affectif, dans leurs sublimations,
l’incroyable de leurs désirs et l’irrationnel de leur imaginaire »19 – ne peut plus être
réinventé par le pilote-écrivain car cette guerre étrange et dérisoire n’est qu’un
simulacre :
« Et c’est afin qu’elle ressemble à une guerre que l’on sacrifie, sans buts précis, les
équipages. Nul ne s’avoue que cette guerre ne ressemble à rien, que rien n’y a de
sens, qu’aucun schéma ne s’adapte, que l’on tire gravement des fils qui ne
communiquent plus avec les marionnettes. »20
10 Relevons ici les signes de la négativité comme les signes même de la « drôle de guerre »
qui ne permet même plus le sacrifice car « le sacrifice perd toute sa grandeur s’il n’est
plus qu’une parodie ou un suicide »21. Et parce que le sacrifice qui donnerait un sens aux
actions du pilote ne peut avoir lieu, le pilote est voué à de « drôle(s) de missions » 22. Cette
drôle de guerre qui ne laisse plus de place aux jeux du semblant ne permet plus
l’idéalisation. Les images de vols heureux auxquelles nous avait habitué le narrateur
pilote de ligne de Terre des hommes ont disparu. Dans Pilote de Guerre les vols de
reconnaissance se font sous le signe de la tristesse23, de la douleur, de la mort présentes à
chaque page de ce récit autofictionnel, à moins que le souvenir des présences familières
de l’enfance « mademoiselle » ou « Paula » ne viennent, l’espace d’un instant, les chasser.
Car ce pilote vit « une période sans nom qui est la fin de toute chose »24, « tout s’est
défait ». Ecrire alors est peut-être une tentative pour donner un nom à ce qui est « sans
nom », pour nommer une étrange dé-faite, pour l’endiguer.
11 En cette « drôle de guerre », le narrateur est le témoin d’une éclipse de la civilisation. Et
bien plus que les atrocités décrites comme en passant25- ce sont les dégradations du pays
qui sont dites comme relevant de l’insupportable :
« Je ne me débarrasserai sans doute jamais de ce souvenir gluant. Dutertre et moi,
vers six heures du matin, nous nous heurtons en sortant de chez nous à un désordre
inexprimable. Tous les garages, tous les hangars, toutes les granges ont vomi dans
les mes étroites les engins les plus disparates, les voitures neuves et les vieux chars
[...] les charrettes à foin et les camions, les omnibus et les tombereaux [...] On y vide
les maisons de leurs trésors. »26
12 Relevons le verbe « ont vomi » qui fait des maisons de France des organismes malades de
la guerre, car « la guerre est une maladie »27 qui transforme les « trésors », les biens
précieux, en déchets, le vert pays en terre gaste. La France – cette grande armoire pleine
des choses familières – se vide de sa « provision de villages, (de) ces vieilles églises, (de)
ces vieilles maisons, et (de) toute cette cargaison de souvenirs et (de) leurs beaux
parquets de noyer verni, et (du) beau linge... »28
13 La France, ce grand ventre nourricier atteint de décomposition, n’est plus qu’un corps
souffrant et en souffrance :
110

« C’est un été qui se détraque. Un été en panne... J’ai vu des batteuses abandonnées.
Des faucheuses-lieuses abandonnées. Dans les fossés des routes, des voitures en
panne abandonnées.
Des villages abandonnés. Telle fontaine d’un village vide laissait couler son eau.
L’eau pure se changeait en mare... »29
14 En cette pure déclinaison mélancolique, le lecteur est entraîné dans un espace pétrifié où
les instruments des paysans de France, comme ceux de l’Ange de Dürer gisent au sol,
inutilisés. Dans ce monde déserté des vivants, le temps est arrêté, ne coule qu’une
fontaine hémorragique et les beautés du monde sont frappées de dépérissement30 : l’eau
« pure » se fait « mare ». La France n’est plus qu’un champ où s’exerce la négativité de la
drôle de guerre, les « faucheuses-lieuses »-métaphore du travail et de l’échange qui
« lient » les hommes entre eux-sont elles-mêmes « en panne ». Drôle, véritablement
inquiétante, est cette guerre qui va jusqu’à défaire le travail de reconnaissance du pilote
effectué au risque de sa vie :
« On ne tiendra aucun compte de nos renseignements. Nous ne pourrons pas les
transmettre. Les routes seront embouteillées. Les téléphones seront en panne » 31
15 et qui retranche le pilote de la communauté à laquelle il clamait son appartenance :
« ... Je suis de Gavoille, je suis de Hochedé. Je suis du groupe 2/33. Je suis de mon
pays »32
16 et fait de lui un individu isolé de ses semblables eux-mêmes « en vrac ». Car la défaite
montre « les chefs sans pouvoir les hommes en vrac, les foules passives » 33, faute d’un
Idéal qui puisse les « nouer en un espoir commun »34. Parce que « L’Horloger manque »35,
le pays se désagrège et la France à l’abandon a l’aspect d’une « devanture d’Horloger
enfui »36. Cette défaite qui dénoue les liens qui unissaient les hommes à leur communauté
est terrifiante car elle « divise, La défaite défait ce qui était fait. Il y a là, menace de mort »
37
souligne le pilote. A juste titre, le travail de déliaison dont il ne cesse d’observer les
effets est bien celui de Thanatos dont le but, dit Freud, est de « dissoudre les
assemblages ».
17 La panique que suscite cette dé-faite se manifeste dans la réitération des images de
morcellement :
« La France qui croule n’est plus qu’un déluge de morceaux »
« Il n’est ici que débris »
Cette désagrégation du pays amène le retour d’un temps antérieur sous le signe de
la destruction. Ici le « déluge de morceaux » ailleurs « le tohu-bohu des
correspondances des chemins de fer »38.
18 Cette dé-faite est vécue comme un retour au chaos, un retour à l’origine où pour l’infans
prédominent le bruit et la fureur des pulsions.
19 Ce travail de déliaison qu’opère la défaite est insoutenable pour Saint-Exupéry, « homo
religiosus » par excellence, lui qui ne cessa de « faire lien » (religare) et qui du lien fit sa
religion. Ce qui se joue ici n’est pas le conflit des névroses de guerre décrit par Freud,
entre l’ancien moi pacifique et le nouveau moi guerrier qui pousserait celui-ci à des
missions à hauts risques. Ce moi casse-cou n’est pas né de la guerre, il accompagne depuis
toujours le pilote. La vie et les récits exupériens ne sont qu’une suite de risques encourus
39
, mais alors la pulsion de mort était au cœur même de la pulsion de vie. Le pilote de ligne
de l’Aéropostale sous le signe d’Eros s’employait à faire lien, à unir et à lier, et c’était au
service d’un Dieu défini comme « un nœud essentiel d’actes divers » qu’il s’était consacré
lui qui ne pouvait agir que mû « par la seule qualité du nœud divin qui noue toutes
choses ».40 Cette pensée du nœud éminemment théologique – qui n’est pas sans évoquer
111

le nexus de Nicolas de Cuse et qui le pousse à écrire – a ses racines dans la fidélité à la
parole du frère mourant :
« Mon frère m’a dit « n’oublie pas d’écrire tout ça... » quand le corps se défait
l’essentiel se montre. L’homme n’est qu’un nœud de relations. Les relations seules
comptent pour l’homme »41.
20 Saint-Exupéry entendit l’injonction : écrivain, il ne cessa de dire la nécessité des liens,
pilote de ligne à l’Aéropostale, il ne cessa de « relier les hommes entre eux » quelles que
soient les conditions atmosphériques ou les problèmes techniques42. Et ce fut pour lui la
véritable aventure celle qui, dit-il, « repose sur la richesse des liens qu’elle établit, des
problèmes qu’elle pose, les créations qu’elle provoque »43, c’est-à-dire celle qui participe à
la création de l’humain en l’homme. Car « il ne suffit pas- explicite le pilote- pour
transformer en aventure le simple jeu de pile ou face, d’engager sur lui la vie et la mort ».
44

21 Or le pilote de guerre ne fait que jouer sa vie, – ainsi en témoignent ses amis : « Nous
l’écoutions – se rappelle Anne Heurgon – comprenant que ce qu’il appelait sa bonne étoile
ne durerait pas toujours et que la prochaine fois, il ne reviendrait pas [...] Je
m’emportais... vous savez, Tonio, cela ne nous amuse pas... Un jour vous y resterez ! Ces
missions de reconnaissance, ces photographies, d’autres que vous pourraient les faire,
tandis que votre jugement si clair sera utile au retour dans la confusion générale »45, – et
il le sait, « la guerre est une maladie » sa maladie.

II L’homme défait
« Qu’y a-t-il en moi qui soit en panne ?
« Quel est le secret des échanges ? »46
22 se demande le narrrateur atteint lui aussi par la stase mélancolique. Ses repères
identificatoires s’étant confondus avec ceux de la France, érigée en « Être »47, quand
l’Être-France, élevé au lieu de l’Idéal du Moi, vole en éclats, il entraîne le pilote dans sa
désagrégation, car la perte de l’idéal, c’est-à-dire de l’objet imaginaire qui satisfaisait son
narcissisme a pour conséquence la mise à nu de l’objet réel, la France maintenant « en
morceaux », et l’identification du pilote à cet objet :
« Ma vérité vole en morceaux »48
23 Lieu de cette dé-faite, le combattant est condamné à la solitude, non plus à la « solitude
bien aimée » au sein du cosmos qui permettrait au pilote de ligne de communiquer avec
les êtres et les choses et qui « l’enveloppait » mais à une solitude carcérale qui le laisse
comme le narrateur de Citadelle « toujours seul enfermé en (lui) » et qui, tel le héros de
Camus ou le schizophrène sans lien objectai, le rend étranger aux êtres et aux objets du
monde :
« Et l’Esprit passe de la pleine vision à la cécité absolue. Celui qui goûtait telle
musique vient l’heure où il n’en reçoit rien. Vient l’heure où comme maintenant je
ne comprends plus mon pays »49
24 Cette dé-faite qui signe le dénouage d’Eros et de Thanatos, suscite un espace déserté
d’Eros, et un homme défait qui n’est plus pierre assemblée qui devient temple mais pierre
erratique, indice de l’écroulement. Lieu de dé-faite, lieu de ce dénouage, le pilote se
retrouve dans la fragilité de l’existence de soi dans un monde désinvesti par la libido et
sur lequel il ne peut plus désormais porter qu’un regard aveugle :
« Le ciel est vide....la terre est vide... »50
112

25 Dans ce monde désaffecté, pour le dire avec les mots d’Henri Rey-Flaud, « la chaîne
signifiante s’est détachée de la pulsion. Les objets ont perdu leur substance. Ils ne font
plus signe à l’homme, ils ne l’appellent plus au lieu de son inconscient pour mettre en
branle l’élan de la libido »51.
26 Dans ce monde déserté par Eros, Thanatos sévit – qui ne cesse de pousser le pilote dans un
abîme de jouissance au cœur d’un ciel menaçant et semé de tous les signes d’une
animalité agressive : guêpes, cobras, éperviers, les chasseurs allemands sont à l’affût de
leur proie. Des images cruelles de lutte animale immémoriale suscitent chez le lecteur les
vieilles peurs de dévoration :
« A l’instant même où vous connaîtrez qu’il y a combat, le chasseur ayant lâché son
venin d’un coup, comme le cobra, déjà neutre et inaccessible vous surplombera. Les
cobras ainsi se balancent, jettent leur éclair, et reprennent leur balancement.
Ainsi quand le groupe de chasse s’est évanoui, rien n’a changé encore. Les visages
même n’ont pas changé. Ils changent maintenant que le ciel est vide et que la paix
est faite. Le chasseur déjà, n’est plus qu’un témoin impartial quand, de la carotide
sectionnée de l’observateur s’échappe un spasme de sang... » 52
27 Nous sommes loin de l’espace matriciel de Vol de nuit où le pilote de ligne renaissait même
si, au détour d’une métaphore, l’avion apparaît comme une mère nourricière :
28 « Et c’est l’avion qui m’alimente [...] et maintenant allaité par l’avion lui-même, j’éprouve
pour lui une tendresse de nourrisson »53.
29 Fortement souligné, le lien à l’avion n’est pas seulement bénéfique, le narrateur dit
combien les tuyaux qui l’unissent à ce corps maternel sont lourds à porter :
« toutes mes jointures crient. Mes fractures me font mal ».54
30 De la symbiose du pilote-nourrisson à l’avion-mère, le narrateur dit les ravages
insensibles :
« ...la panne d’oxygène n’est pas sensible à l’organisme. Elle se traduit par une
euphorie vague qui aboutit, en quelques secondes, à l’évanouissement, et en
quelques minutes à la mort »55
31 Et pourtant le pilote, qui a dépassé depuis longtemps la limite d’âge et qui ne vole que
grâce à des interventions venant de haut lieu, n’a de cesse de remonter dans cet espace
mortifère. C’est une drôle de guerre qu’il se fait à lui-même par la surenchère d’un moi
« surmené » :
« Six chasseurs, six, à l’avant gauche !
Ça a sonné comme un coup de tonnerre.
Il faut...Il faut....J’aimerais cependant être payé à temps. J’aimerais avoir droit à
l’amour. J’aimerais reconnaître pour qui je meurs... »56
32 L’impératif persécuteur du Surmoi en sa gourmandise féroce martèle le « il faut » suivi de
points de suspension, l’inévitable, l’impensable n’est pas nommé. Mais l’injonction est
acceptée, notons-le, sans protestation par le pilote qui demande seulement à récupérer
créance et croyance – afin de ne pas être jusqu’au bout exclu du partage de la croyance
qui fonde une communauté, et du banquet de l’Amour, lui dont l’univers textuel est
déserté des femmes-qui ne soient pas de maternelles figures. Il sait que ces vols sont
insensés, mais il s’y soumet, tout en se demandant :
« A quoi sert que j’engage ma vie dans ce glissement de montagne : je l’ignore. On
m’a répété cent fois : « Laissez-vous affecter ici ou là. Là est votre place. Vous y
serez plus utile qu’en escadrille. Les pilotes on peut en former par milliers... La
démonstration était péremptoire [...] Mon intelligence approuvait mais mon
instinct l’emportait sur l’intelligence. »57
113

33 Le Surmoi du pilote mélancolique guerroie contre le moi et l’emporte, dès lors « règne [...]
une pure culture de la pulsion de mort »58. A nouveau accidenté en Juillet 41, Saint-
Exupéry obtiendra, une fois de plus en 43, l’autorisation de voler59 pour foncer « vers un
abattoir automatique »60. Ce consentement à la mort ne fait pas du pilote de guerre un
héros tragique, et celui-ci n’aurait sans doute pas désapprouvé Lacan qui, après les Pères
de l’Eglise, aurait considéré cette acceptation comme un « péché », une « lâcheté morale »
61 : celle de ne pas renoncer à une jouissance mortifère.

34 Le pilote a beau s’évertuer à se tuer, le sentiment de culpabilité ne disparaît pour autant :


« Le danger accepté et subi ne suffit pas à apaiser en moi une sorte de lourde
conscience. La seule fontaine rafraîchissante, je la trouve dans certains souvenirs
d’enfance : l’odeur de bougie des nuits de Noël. C’est l’âme d’aujourd’hui qui est
déserte »62.
35 La défaite, le dénouage d’Eros et de Thanatos, qui a rendu « l’âme aujourd’hui »-et la
sienne-« déserte » va signer sa fin. La position mélancolique du narrateur « met au
premier plan l’action de la pulsion de mort qui revient au lieu de das Ding »63.

III L’ombre de das Ding


36 Certes la « drôle de guerre »-sa catastrophe intime – a précipité la dé-faite du combattant
et fait flamber sa mélancolie repérée par tous ceux qui l’approchèrent à cette époque :...
« ce soir-là – écrit Annette Doré dans La Presse du 29 avril 1942-pendant un long moment
il chanta [...] d’anciennes complaintes [...]. Debout, les mains enfoncées dans les poches de
son veston, il était peu à peu non pas agité par le rythme, mais balancé sur la vague de la
mélodie. Ainsi voit-on se bercer les enfants lorsqu’ils se racontent tout bas leurs belles
histoires [...] Et cela donnait à la figure l’expression de la plus profonde mélancolie, d’un
regret infini et pourtant accepté »64
37 Mais le Soleil noir brûlait déjà l’enfant- « J’ai commencé la vie sur la mélancolie d’un
souvenir... »65, puis l’adolescent en proie au « cafard », mot dont le retour ponctue les
lettres à la mère :
Lycée St. Louis, 1918 : « J’ai pas mal le cafard » 66
Lycée Lakanal, 1918 « Je n’ai pas trop le cafard »67
38 12 rue Petit, 1919 : « Mon bureau est de plus en plus mélancolique et mon cafard persiste
sournoisement, c’est aussi pourquoi j’ai envie de voyager »68
39 Paris 1921 « Maman....vous me paraissez triste et cela me donne le cafard ». 69
40 L’ombre de la tristesse maternelle tombe sur le fils lié à la mère désignée comme « ange
gardien », « grand réservoir de paix ». Toute sa vie l’homme Saint-Exupéry restera
accroché à l’enfance comme en témoignent les petits bonshommes qu’il dessine et le livre
qui le rendit célèbre dans le monde entier. Accroché à cette enfance qu’il met sur le même
plan que l’Etre-France, il dit : « Je suis de mon enfance »70 comme il disait : « Je suis de
France ». Accroché à l’objet perdu qu’il tente de retrouver dans les « enchantements du
souvenir », il avoue, par narrateur interposé, avoir été un « drôle de collégien » :
« Je sais que d’ordinaire un collégien ne craint pas d’affronter la vie [...]. Les
tourments, les dangers, les amertumes d’une vie d’homme n’intimident pas un
collégien. Mais voici que je suis un drôle de collégien qui connaît son bonheur et qui
n’est pas tellement pressé d’affronter la vie »71.
114

41 Antoine de Saint-Exupéry ne se remettra jamais d’avoir été, « lâché dans la vie », dans
cette drôle de guerre sous le signe de l’incomplétude et de la mort, d’être voué à un destin
de « parlêtre » soumis aux impuissances du langage :
« ...J’en ai assez de moi. Avec mon langage tellement difficile sur toute chose. Je suis
très en prison en moi-même »72
42 Il ne supporte pas d’être prisonnier d’un langage impuissant à restaurer « le nœud
imaginaire »73 de son narcissisme et qui le marque du sceau de la mort, et il ne cesse de
manifester son inaptitude à la mort. Par ailleurs, l’advenue de la guerre-qui ne permet
plus d’éviter la confrontation à la mort, qui enlève les sédiments de la civilisation et
« rejette toutes les limitations auxquelles les hommes se soumettent en temps de paix » 74-
déchire brutalement les enveloppes protectrices, et fait surgir la détresse originaire. Pour
lui qui ne rêve que d’un monde sans tensions, d’homéostase bienheureuse, ces temps de
« barbarie délabrée »75, où la civilisation à la dérive ne peut plus l’aider à maîtriser les
excitations externes ni à réguler les tensions internes, provoquent une « situation
éruptive »76 qui le déborde : « J’ai un chagrin au-dessus de mes forces » écrit-il en
Décembre 194377.
43 Son corps devient soudain l’autre78 :
« On s’est tant occupé de son corps ! [...] on s’est identifié à cet animal domestique
[...] on dit de lui c’est moi. Et voilà tout à coup que cette illusion s’éboule » 79.
44 En une drôle de guerre le corps devient l’ennemi. Il se met à exister sur le mode presque
exclusif de la douleur car la guerre réveille la mémoire d’un corps douloureux : « Mon
corps se souvient des chutes subies, des fractures du crâne, des comas visqueux comme
du sirop, des nuits d’hôpital. Mon corps craint les coups »80 et, par les nouvelles
souffrances qu’elle lui inflige, elle en fait « une usine à plaintes »81. Certes la guerre lui
apporte un savoir82 sur « l’aventure du corps qui est d’abord un corps d’enfant accroché
au sein maternel accueilli et protégé [...] puis un corps d’homme enrichi de joie par la
civilisation du feu »83 mais c’est pour lui signifier qu’il doit prendre congé de ce corps
bienheureux.
45 Pilote de guerre est une parole qui tente de déchiffrer l’énigme de la souffrance de l’homme
jeté dans le monde. Dans ce récit litanie du corps souffre-douleur, une exception : le bref
épisode de la chambre d’Ocronte, « l’escale bienheureuse » où à la chaleur du lit et de la
cheminée, l’homme, l’espace d’une nuit, se réconcilie avec son corps. Mais hors du lit,
hors de la chambre, ces maternelles enveloppes qui le protègent, le corps n’est plus qu’un
objet menacé de fragmentation :
« Il me fallait bien le sortir du lit et le laver à l’eau glacée et le raser et l’habiller
pour l’offrir, correct, aux éclats de la fonte »84.
46 Ce corps offert à la voracité d’un Surmoi cruel ne peut même plus être un objet de
sacrifice puisque le sacrifice est toujours pour l’autre et que de ce monde en panne
l’Horloger s’est enfui, il peut donc écrire « Je m’habille pour le service d’un Dieu mort » 85.
A la différence du pilote de ligne qui pouvait sublimer sa mort, le pilote, dans l’accéléré de
la guerre, est soudainement confronté à ce corps-pour-la mort, à ce corps « territoire
étranger déjà autre »86, tel le corps du frère ainsi désigné au seuil de la mort.
47 Depuis longtemps établi dans la douleur de la chose perdue, l’adolescent devint-à tout
prix-aviateur. Comme la mère ainsi désignée, l’avion fut pour lui un « grand réservoir de
paix ». Il lui procura la sensation d’éternité, d’infini, le sentiment « océanique » 87 du
narcissisme premier. Le narrateur-pilote de Terre des Hommes chante « Cette nuit de vol et
115

ses cent mille étoiles, cette sérénité, cette souveraineté de quelques heures »88, et
l’homme Saint-Exupéry n’aura de cesse de retrouver « la protection souveraine » de
l’enveloppe privilégiée de la gravitation qui s’inscrit dans la série des enveloppes
célébrées : celle – première-du corps maternel, celle de la maison, celle des « draps sans
plis » celle de la chambre d’Ocronte, qui lui servent d’étayage : « Je sentais la terre étayer
mes reins, me soutenir, me soulever, me transporter dans l’espace nocturne » exulte le
pilote de Terre des hommes et ajoutait-il « la gravitation m’apparaissait souveraine comme
l’amour »89.
48 L’adjectif « souveraine » – signifiant de l’Autre protecteur – renvoie à une autre
enveloppe, celle de la « toile souveraine » qui protège de la mort et guérit le corps
fracturé, liée au plus profond du besoin et de la demande dont témoigne l’anamnèse des
Ecrits de guerre :
« Au Guatemala [...] souffrant de fractures, je ne pouvais atteindre les couvertures.
J’appelais donc mon infirmière la suppliant de vite m’envelopper dans la « toile
souveraine » persuadé que, si elle n’agissait pas immédiatement, j’allais mourir.
Mais nous n’en avons pas, dit l’infirmière. Nous n’avons pas de toile souveraine ».
49 Cette « toile souveraine » contre la mort, retrouvée pendant la nuit, dans un état
semicomateux, venait d’un passé lointain enseveli par l’oubli. Revenu sur les lieux de son
enfance, à Fourvière, Saint-Exupéry revoit :
« les mêmes affiches publicitaires que quarante ans auparavant [...]. Je les
déchiffrais distraitement quand mon coeur fit un bond. C’était donc ça ! « La toile
du Bon Secours, souveraine pour les plaies et les brûlures ». Ils étaient là, les draps
qui pouvaient calmer, guérir les blessures [...] cette même affiche, pensais-je, devait
aussi être à l’origine d’une phrase utilisée par moi dans Terre des Hommes, quand je
dis à Guillaumet. « Le soir même, en avion, je te ramenais à Mendoza où des draps
blancs coulaient sur toi comme un baume. » !90
50 Les toiles du Bon Secours - qui, telle l’étoile dans le vol de nuit du pilote étaient revenues
briller dans la nuit du malade et dont Saint-Exupéry, comme une bonne mère, couvre son
camarade-avaient sans doute pris le relais des toiles de l’enfance protégée dans la vaste
maison où de « grandes armoires solennelles [...] s’entrouvraient sur des piles de draps
blancs comme neige, elles s’entrouvraient sur des provisions glacées de neige »91 et où de
maternelles figures s’employaient à tisser ces riches enveloppes pour les fêtes du corps :
« ...mademoiselle, je te retrouvais l’aiguille à la main [...] préparant toujours de tes
mains ces draps sans plis pour nos sommeils, les nappes sans coutures pour nos
dîners, ces fêtes de cristaux et de lumière »92.
51 Las !, les fêtes du corps de l’enfance souveraine du petit prince, son monde infini et
impollué ne sont plus. La descente du pilote vers ce qui était jadis la riche terre des
hommes s’est transformée en chute vers des bas-fonds :
« ... au-dessous de ma banquise, tout est noirâtre. Il s’agit là du ventre d’une grande
soupière où mijote la guerre. Embouteillages des routes, incendies, matériels épars,
villages écrasés, pagaille, immense pagaille. Ils s’agitent dans l’absurde, sous leurs
nuages, comme des cloportes sous leur pierre »93.
52 L’homme d’en haut ne veut plus revenir vers ceux d’en bas qui, dans une terre rendue au
chaos, sont eux-mêmes retournés à un état d’animalité repoussante, voués à la saleté, au
mouvement désordonné et à l’enfermement dans le noir. Il ne veut plus « patauger dans
leur boue » « partager[...] les plats graisseux [...] l’aigreur des querelles intestines... » « la
misère et la mort puante à l’hôpital »94. A la décomposition d’en bas suggérée par ces
116

images non exemptes d’analité le pilote oppose la mort en vol : « Elle est propre ici au
moins la mort »95 et l’espace mortifère du pilote redevient soudain somptueux :
« Une mort de glace et de feu. De soleil, de ciel, de glace et de feu » 96
53 Somptueuse est la mort comme les « provisions glacées de neige », comme la fête
retrouvée « des cristaux et de lumière » de l’enfance.
54 Pour lutter contre la dé-faite, le pilote avait eu pour alliée la « gravitation souveraine »,
l’objet anaclitique qui lui procurait un « épaulement admirable », en ces temps de « nuit
dans la tête et froid dans le coeur »97 ne lui reste que l’enveloppe du groupe : « Je suis du
2/33 », l’enveloppe du groupe d’hommes qui « s’épaule » mais cet épaulement-là se paie
très cher :
« De cette promenade d’aujourd’hui je ne devais pas revenir non plus. Elle me
donne le droit de m’asseoir à leur table et de me taire avec eux. Ce droit-là s’achète
très cher. Mais il vaut très cher : c’est le droit d’être » 98.
55 Engager sa vie dans des « vols de reconnaissance » c’était payer tribut à la cruauté
mélancolique mais c’est aussi le prix à payer pour « être », pour être – au sein du « groupe
de reconnaissance » – reconnu par l’autre. Ce à quoi s’est évertué, en une logique têtue,
l’ex-petit prince devenu, à son corps défendant, pilote de guerre.
56 Après une série d’actions grâce auxquelles il s’était fait un nom – de pilote et d’écrivain-
Saint-Exupéry finit par accomplir l’acte par lequel il rejoint son être. De cette défaite dans
le Bleu du ciel, après avoir traversé tant de nuit, ne reste – telle la sandale d’Empédocle
rejetée par le volcan – qu’un nom gravé sur une gourmette repêchée : « Antoine de Saint-
Exupéry » et un prénom – « Consuelo ». Mais la femme ne fut d’aucune consolation pour
le capitaine inconsolé qui en une chute, mimant celle de l’objet dont la commande lui
échappa, s’abolit dans le réel de la mer infinie.

NOTES
1. J. P. Azéma, F. Bédarida La France des années noires, T. I, Seuil, 1993, p. 70
2. Album Saint-Exupéry, La Pléiade, Gallimard, 1994, p. 211.
3. Il a eu de nombreux accidents et des séquelles problématiques. vd. Antoine de Saint-Exupéry
Ecrits de guerre 1939-1944, Gallimard, Folio 1994, p. 357, 364.
4. Vd. note 59 p. 12.
5. Mais affirme Lewis Galantière, son traducteur américain, « il aurait été malheureux partout
sauf au front ».
6. Ecrits de guerre, op. cit., p. 166
7. Souvenirs du professeur Léon Wencélius, Ecrits de Guerre, op. cit., p. 145.
8. Selon Raymond Aron, « Le gaullisme du Général, entre 1940 et 1945, mena un combat de tous
les instants pour obtenir la reconnaissance des puissances alliées. Saint-Exupéry fut du début à la
fin, allergique à cette entreprise essentiellement politique ». Raymond Aron, Préface, Ecrits de
Guerre, op. cit., p. 14.
9. Ibid. p. 159
10. Ibid. p. 160
117

11. Ibid. p. 16
12. Ibid. p. 162
13. Dans une lettre à X...Los Angeles 8 septembre 1941, Saint-Exupéry écrit : « J’ai changé depuis
la guerre. Je suis arrivé à un dédain total de tout ce qui m’intéresse, « moi »...Je suis bizarrement
malade, presque en permanence, avec une indifférence absolue. Je veux finir mon livre. C’est
tout. Je m’échange là contre. Je crois que ça tient maintenant à moi, comme une ancre de fond (...) Je
ne ferai plus rien d’autre au monde. Je n’ai plus de sens par moi-même, et je ne comprends pas
que je sois objet de litiges. Je me sens menacé, vulnérable, limité dans le temps, je veux finir mon
arbre. Guillaumet est mort, je veux vite finir mon arbre. Je veux devenir autre chose que moi. Je
ne m’intéresse plus. Mes dents, mon foie, le reste, tout ça est vermoulu, et n’a aucun intérêt en
soi. Je veux être autre chose que ça quand il faudra mourir ». Ecrits de guerre 1939-1940, op. cit., pp.
156-157. Le Comte de Saint-Exupéry annonce ici sa volonté de finir son « arbre », sa longue
lignée.
14. Que l’historien rédige de juillet à septembre 1940.
15. Encyclopedia Universalis, 1968, vol VIII, p. 131.
16. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, Gallimard, Folio, 1994, p. 76.
17. Ibid.
18. Ibid. p. 128, souligné dans le texte.
19. Guy Rosolato, Le Sacrifice, PUF, Paris, 1987, p. 15
20. Pilote de guerre, op. cit., p., 12
21. Ibid. p. 83
22. Ibid. p. 19
23. « Je vois la planche de bord...Je ne vois plus la planche de bord... Et je me sens triste dans ma
sueur » Ibid. p. 52.
24. Ibid. p. 116
25. « Plus loin, au hasard des campagnes de temps à autre, des chasseurs ennemis volant bas
cracheront une rafale de mitrailleuses sur ce lamentable troupeau ». Ibid. p. 107
26. Ibid. pp. 102-103.
27. Ibid, p. 68
28. Ibid. p. 80
29. Ibid. p. 10
30. « La mélancolie sait le monde périssable et l’aborde dans cette dimension ». Roger Munier La
Mélancolie, Le Nyctalope, 1987, p. 62.
31. Pilote de Guerre, op. cit., p. 13.
32. Ibid, p. 172.
33. Ibid, op. cit., p. 125
34. Ibid.
35. Ibid. p. 75
36. Ibid. p. 10. Cette image de « l’Horloger enfui » n’est pas sans évoquer la figure du père mort en
1905. Jamais nommé, ce père est un nom sans figure.
37. Ibid. p. 189
38. Ibid. p. 16, c’est nous qui soulignons.
39. Dans un article récent, Saint-Exupéry apparaît comme « un pilote au talent moyen et aux
navigations approximatives ». Et poursuit Christophe Bouchet « Gauche, brouillon, « les membres
massifs et une allure nouée » selon Kessel, ce jeune militaire n’a pas les qualités nécesaires au
pilotage des avions. En 1923 au Bourget, nouveau crash. Fracture du crâne ». Le journaliste
souligne que « malgré son dévouement, Saint-Exupéry n’est pas très bien vu des équipages. Sa
nonchalance, son inconscience et parfois même sa maladresse les exaspèrent. L’un des radios de
la ligne refusera de monter à son bord après un vol houleux (...). Pour eux, SaintExupéry ajoute le
118

danger au danger, comportement irresponsable. Pourtant, grâce à Daurat, il deviendra directeur


à l’Aéropostale Argentina... ». Le Nouvel Observateur, 12-18 Nov. 1998.
40. Citadelle, p. 310
41. Pilote de Guerre, op. cit., p. 154
42. « La grandeur d’un métier est peut-être, avant tout, d’unir les hommes... ». Terre des hommes,
Gallimard, Folio, 1994, p. 35.
43. Pilote de Guerre, op. cit., p. 68
44. Ibid.
45. Ecrits de Guerre, op. cit., p. 403.
46. Pilote de guerre, op. cit., p. 89
47. « Un pays n’est pas la somme des contrées, des coutumes, des matériaux que mon intelligence
peut saisir. C’est un Être ». Ibid. p. 23
48. Ibid. p. 16
49. Ibid. p. 23
50. Ibid. p. 64.
51. H. Rey-Flaud, Le Sphinx et le Graal, Payot, 1998, p. 245.
52. Pilote de guerre, p. 64
53. Ibid. p. 37
54. Ibid. p. 29
55. Ibid. p. 39
56. Ibid. p. 49.
57. Ibid. p. 45.
58. Freud, « Le moi et le ça ». Essais de Psychanalyse, Payot, p. 268.
59. « Après l’entrevue de Gaulle-Giraud du 3 juin, il quitte Alger et le monde politique pour
rejoindre le 2/33 à Oujda et retrouver enfin une unité combattante : ses demandes pressantes ont
eu un résultat. Il s’entraîne sur un P 38, mais sans être affecté à cette unité. Le 15 juin, il suit le
2/33 à Maison-Blanche ; le 16, il écrit une lettre fameuse au conseiller Murphy, le pressant de
vouloir bien lui accorder de voler de nouveau pour participer à la bataille d’Italie.
Le 19 juin, il est reconnu provisoirement apte à voler en P 38. Promu commandant le 25, il subit
avec succès un test médical le 29, et suit son unité le 2 juillet à La Marcha, endeuillée par la mort
accidentelle d’Hochedé au large du cap Matifou le 28 juin. N’étant toujours pas autorisé aux vols
opérationnels, il tente de fléchir le major Dunn par un fastueux repas, puis se rend à Alger chez le
général Donovan. Le 21 juillet, a lieu sa première mission ; au retour de la seconde, il casse l’avion
et est suspendu de vol le 1er août. » Album Saint-Exupéry, op. cit., p. 281-282. Mais Saint-Exupéry
recommencera à solliciter de l’aide pour obtenir à nouveau l’autorisation de voler, qui lui sera
finalement accordée le 12 Mai 1944, par le Commissaire de l’Air à Alger, Fernand Grenier.
60. Pilote de guerre, op. cit., p. 129
61. J. Lacan, Télévision, Seuil, 1974, p. 39.
62. Lettre à sa mère, datée « Ocronte 1940 », in Lettres à sa mère Gallimard, Folio, 1997, p. 230
63. Shula Eldar « La ética de la melancoh’a », El síntoma charlatán, Paidos, Barcelona, 1998, p. 263.
64. « Souvenirs d’Annette Doré, Montréal » in Ecrits de Guerre, op. cit., p. 202
65. Pilote de Guerre, op. cit., p. 138.
66. Lettres à sa mère, op. cit., p. 55
67. Ibid. p. 81
68. Ibid. p. 152
69. Ibid. p. 112
70. Pilote de Guerre, op. cit., p. 90
71. Ibid. p. 6
72. Ecrits de guerre, op. cit., p. 346
73. Lacan, Ecrits, Seuil, 1966 p. 186
119

74. S. Freud Considérations actuelles sur la guerre et la mort (1915), Payot, 1981, p. 13.
75. Pilote de guerre, op. cit., p. 96
76. J. Lacan Le Transfert, S. VIII, Seuil, 1991, p. 424.
77. Ecrits de Guerre, op. cit., p. 353.
78. Cette découverte du corps devenu autre, Jorge Semprun la fit en ces mêmes années noires
dans l’expérience de la torture. Voir. L’Ecriture et la vie, Gallimard, 1994.
79. Pilote de Guerre, p. 151
80. Ibid. p. 41.
81. Ibid. p. 70
82. « Sur le corps j’ai deux mots à dire. Mais dans la vie de chaque jour on est aveugle ». Ibid. p.
150.
83. Ibid. p. 72.
84. Ibid. p. 70
85. Ibid. p. 26
86. Ibid p. 153
87. Voir, Freud Malaise dans la Civilisation, PUF, 1971, p. 6 et Henri ReyFlaud i altri Autour du
Malaise dans la culture de Freud, PUF, 1998, p. 14. « ... Le « sentiment océanique » avancé par
Romain Rolland comme source du sentiment religieux Freud en rend compte en l’interprétant
comme une réminiscence du moi réel originaire (...) sans coupure, sans bord, sans temporalité,
dont le sujet-réalité « achevé » (das endgültige Real-Ich) a gardé la mémoire obscure sous la
forme du sentiment de l’infini ».
88. Terre des hommes, Gallimard, Folio, 1994, p. 36
89. Ibid. p. 63, c’est nous qui soulignons.
90. Ecrits de guerre, op. cit., p. 142
91. Terre des hommes, op. cit., p. 64. C’est nous qui soulignons.
92. Ibid. p. 65
93. Pilote de Guerre op. cit., p. 96
94. Ibid. p. 97.
95. Ibid.
96. C’est nous qui soulignons.
97. Ecrits de guerre, op. cit., p. 349.
98. Pilote de guerre, p. 167-168.

AUTEUR
MARIE-FRANCE BOROT
Université de Barcelone

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