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(Répétition du refrain)
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Par Clémence de Blasi.
En attendant des jours meilleurs, il est possible de découvrir le monde sans quitter sa
chambre… Au cœur des Alpes, cette province neigeuse d’Europe centrale offre une nature
époustouflante.
Avec la crise sanitaire, ce ne sera certes pas pour cet hiver : on peut toujours se consoler
avec 007 Spectre, la 24e aventure cinématographique de James Bond, réalisée par Sam
Mendes en 2015. L’air du Tyrol autrichien va manifestement fort bien au teint de Daniel
Craig, un agent au sommet de sa forme qui ne manque pas de s’illustrer sur le domaine
skiable de Sölden – 144 kilomètres de pistes –, réputé tant pour ses deux glaciers aménagés
que pour les courbes d’acier de ses remontées mécaniques dernier cri. L’impressionnant
restaurant gastronomique en forme de glaçon, le Ice Q, niché à 3 048 mètres d’altitude, a lui
aussi servi de décor au film.
Ostentatoire, le Tyrol autrichien ? Pas franchement. Mais très brillant : c’est sur la petite
commune de Wattens, près d’Innsbruck, qu’est implantée depuis 1895 la société familiale
Swarovski, mondialement connue pour ses sculptures en cristal étincelant. Un musée a même
été inauguré en 1995 à l’occasion du centenaire de l’entreprise, pour rassembler les œuvres
d’artistes et de créateurs internationaux de renom tels Alexander McQueen, Tord Boontje ou
Brian Eno, qui ont exploré ce matériau sous toutes ses facettes.
« Arrivé ici, contraint de passer un moment de repos dans un endroit tranquille, tel que j’en
aurais toujours rêvé », écrit l’Allemand Johann Wolfgang von Goethe en 1829 à propos du
Tyrol. Dans Voyage en Italie, publié quelques années plus tôt, en 1816, l’écrivain et poète
relate, par le biais de son journal et de sa correspondance, les souvenirs d’un long périple
entamé en 1786, de Munich à la Sicile en passant par le fameux col de Brenner, à la frontière
de l’Autriche et de l’Italie. Un sentier d’altitude pour randonneurs expérimentés, qui
surplombe Innsbruck, la coquette capitale du Tyrol autrichien, a d’ailleurs été renommé «
chemin de Goethe » en mémoire de ce trajet.
Monter le son
Pour le commun des mortels, le folklore musical autrichien est un continent inexploré, peuplé
de tyroliennes haut perchées. En dehors de cette façon de chanter gutturale, toute en vocalises
et onomatopées, il existe une nouvelle musique folklorique, sans doute plus apte à procurer le
grand frisson. Les sept jeunes musiciens du groupe Federspiel, un ensemble à vent formé en
2004, ont bien dépoussiéré les codes du genre, avec des morceaux inspirés du répertoire
traditionnel alpin — comme le très envoûtant Lucia —, mâtinés d’influence pop et de
sonorités hongroises ou mexicaines. Loin des clichés.
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Célèbre pour sa nature à couper le souffle, le Tyrol autrichien déploie tous ses charmes au
cœur de l’hiver, le long de ses blancs massifs montagneux. Faute de pouvoir s’y rendre, on s’y
projette grâce aux nombreuses webcams (une trentaine, au bas mot) implantées dans toutes les
stations. En direct, et en quelques clics, place aux lacs gelés, monts escarpés et rangées de
sapins saupoudrés de neige filmés en vue circulaire. Autant de cartes postales vivantes de la
vallée d’Ötztal, de l’Alpbachtal ou de Sankt Anton am Arlberg, mouvantes et entraînantes.
En 2017, le photographe belge Johan Lolos – mieux connu sous le nom de @lebackpacker sur
Instagram, où il est suivi par plus de 433 000 abonnés – décide de tout plaquer pour plusieurs
mois de roadtrip sur les plus hautes crêtes de dix-sept pays européens. Un voyage
photographique de 40 000 kilomètres qui donnera lieu à un beau livre sous forme de carnet de
voyage, A travers les montagnes d’Europe. « Il me faudra trois ans pour me rendre compte
que Liège, où je vis, se trouve à moins d’une journée de route de montagnes parmi les plus
belles du monde, les Alpes », s’étonne Johan Lolos dans la préface de l’ouvrage. Le Tyrol y
figure en bonne place, aux côtés de dizaines d’autres pics nimbés de lumières éblouissantes.
Clémence de Blasi
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Pour faire un beau voyage, on peut embarquer pour un tour du monde, on peut aussi se contenter
de suivre des yeux les envolées d’une feuille au gré du vent, et redécouvrir le silence, porte ouverte
sur la plénitude. Qu’importe la destination, pourvu qu’on « instaure une puissance de relation
avec le monde », soutient Émeric Fisset, le créateur de la Petite Philosophie du voyage aux
éditions Transboréal. Une conception qui imprègne son Ivresse de la marche, récit d’une traversée
en solitaire de l’Alaska sans assistance, et l’ensemble du catalogue de cette collection.
Elle comptera bientôt soixante titres, qui « représentent toutes les formes de voyage », explique
l’éditeur : le voyage intérieur, celui qui permet de redécouvrir la puissance de l’imaginaire ou les
relations privilégiées (Le Voyage immobile ; Le Prodige de l’amitié) ; le voyage que l’on peut faire
à travers des pratiques sportives ou des modes de déplacement (L’Extase du plongeur ; Le Tao du
vélo) ; des univers culturels (L’Écho des bistrots, L’Esprit du geste) ; des écosystèmes (Le
Murmure des dunes, L’Hymne aux oiseaux) ; voire en réfléchissant sur le voyage lui-même
(L’Appel de la route, L’Écriture de l’ailleurs)…
(…)
Dès que l’on prend le temps de l’observer, de le laisser se découvrir, un paysage cesse d’être une
image. Il prend corps, se fait sphère d’énergie communicative. En forêt, par exemple, à regarder les
moirures de la lumière sur les feuilles, emportées dans un cycle incessant d’engendrements et
d’évanouissements, le promeneur entre dans un léger état d’hypnose. Il quitte sans même s’en
apercevoir la roue des ruminations, le corps enivré par un foisonnement de sons, de formes et de
couleurs — on compte environ 3 000 fruits dans la forêt tropicale, dont 200 à peine sont
consommés, détaille Rémi Caritey dans son grisant Vertiges de la forêt. Un état de plénitude
physique que le navigateur Christophe Houdaille ressent aussi en mer, notamment lorsque la nuit
tombe. Le ciel apparaît alors « comme nulle part ailleurs : dense, profond, scintillant de myriades
d’étoiles, et l’on peut rester des heures dans sa contemplation ».
Mais un paysage sauvage n’est pas seulement beau, il parle à l’être humain en quête de mieux-
vivre. Dans sa poétique Vertu des steppes, Marc Alaux observe que les steppes, horizontales et
dépouillées, enseignent à se libérer de l’angoisse du vide et à adhérer à « l’école du présent ».
Quant à Rémi Caritey, il redonne corps au « sauvage en nous ». Et que veut-il cet être qui renaît à
la faveur du silence, de la vacuité, de laquelle ressurgit la vraie valeur des choses ? « Le privilège
de la lenteur. Vivre au rythme de ses rêves. Célébrer la beauté de toute chose. Mesurer son action
à l’aune de son corps, de son âge, de la simplicité de ses besoins. » Guère compatible avec
l’idéologie de la performance… Serait-ce pour cette raison que l’on parle encore si peu, dans notre
société, des bienfaits du monde sauvage ?
(…)
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Voyager dans le monde sauvage, c’est aussi renouer avec l’émerveillement de l’enfance
(« aborder une île en voilier, c’est éprouver dans sa chair les rêves mystérieux de l’enfance ») ou
le charme des rencontres improbables. « Bergers, bûcherons, pêcheurs, dont la vie s’entrouvre
spontanément au passant », raconte Émeric Fisset, ou animaux aussi curieux de nous que nous
pouvons l’être d’eux. Dans L’Ivresse de la marche, cet intrépide voyageur nous rend sensibles ces
moments où la barrière culturelle entre espèces vacille, et où l’on redécouvre notre commune
condition de vivant avec les animaux. Dépendant de la nature pour survivre lors de ses marches en
solitaire, il grappille, comme eux, « les fruits et les baies en chemin, [se sent] guilleret comme la
mésange sous l’éclaircie, inquiet comme l’hirondelle avant l’orage [et] emprunte — empreinte —
les mêmes itinéraires ». Jusqu’à ce jour pluvieux où il tombe nez à nez avec un ours brun. Contre
toute attente, ce « magnifique cousin va-nu-pieds » passe son chemin, plus pressé d’aller s’abriter
que d’honorer sa réputation d’animal dangereux.
(…).
Catherine Marin
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