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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

ÉCOLE DOCTORALE V
EA4509

THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

Discipline : Langue française

Présentée et soutenue par :


Amélie COLLET
le 09 décembre 2013

La Voix dans l’œuvre d’André du Bouchet

Sous la direction de :
M. Olivier Soutet – Professeur, Paris-Sorbonne

Président du jury :
M. Pierre Cahné – Professeur émérite, Paris Sorbonne

Membres du jury :
Mme Michèle Monte – Professeur, Université du Sud Toulon Var
Mme Michèle Aquien – Professeur, Paris-Est Créteil Val-de-Marne
Mme Joëlle Gardes-Tamine – Professeur émérite, Paris-Sorbonne
Mme Lise Sabourin – Professeur émérite, Université de Lorraine
M. Jérôme de Gramont – Professeur, Faculté de Philosophie, I.C.P.
Remerciements

Dans une cantate, les hommes qui servent si délicatement l'éclat de la Voix
principale souvent s'éclipsent. Pourtant, sans cette voix basse maintenue, il
n'existe pas de chœur.

Dans cet esprit de concorde, je remercie, pour son soutien, le Professeur


Olivier Soutet, qui m'a entendue et toujours bienveillamment accordé de son
temps. Un éminent spécialiste de la linguistique médiévale ne se hasarde pas
si aisément dans la poésie d'André du Bouchet. Ce que l'on risque révèle bien
ce que l'on vaut.

Je remercie mon époux Emmanuel d'avoir été continûment à mon écoute. Je lui
sais gré de sa présence dans tous les instants critiques qu'a comportés cette
longue réflexion et de son engagement si souvent renouvelé à mes côtés. Cette
fois, pour le pire plus que pour le meilleur.

Je remercie le Professeur Philippe Grosos d'avoir prêté ce fameux jeudi


d'avril sa voix au poème dubouchettien et d'en avoir fait si justement
résonner la béance à travers lui. Qu'il trouve dans ces quelques pages et
chapitres un nouvel écho.

Je remercie Dietrich Fischer-Dieskau, dont le chant si fragile (mal entendu


par Roland Barthes, qui n'y voyait qu'académisme et expression excessive), n'a
cessé d'accompagner ce long voyage d'hiver que constitue l'écriture d'une
thèse.

2
A mes deux filles,
Salomé et Joséphine,
qui ont poussé, il y a si peu de temps, leur premier cri
et qui, un de ces heureux jours, j'ose l'espérer,
feront entendre leur voix.

3
Résumé

Fondatrice et résultante du corps textuel, origine et horizon du poème, la Voix,


dans l’œuvre d’André du Bouchet, dépend de cet espace exigu qui se situe
simultanément en dehors du sens et du non-sens. Dépassant la dichotomie
écriture/oralité propre à la métaphysique traditionnelle occidentale, le poète
l’apparente à une sorte de balancement entre l'exprimé et l'imprimé, entre un
« vouloir-dire » et un « faire-silence ». La Voix est ce « signe » du bruit ou du
mutisme, clair de toute signification préétablie et irréductible, dans le temps
où il est perçu à l’ordre de la langue, qu’il habite cependant. Le sens des mots
ne se constitue que dans la disposition élocutoire qui les porte à la parole et
qui englobe l’ensemble de la corporéité et de la spatialité. Retentissante dans
un espace qui est ouvert sur le dehors, la Voix est la manifestation d’un
« espace-temps-lieu-monde » singulier par l'écoute qui, seule, peut entendre dans
les mots l'émergence d'un existant. Véritable ouverture potentielle et permissive
à un toujours vouloir-dire, la Voix perd son statut d’épiphénomène (simple
expression sonore d’une pensée primitive) pour acquérir celui d’événement. Elle
est cette parole pour ne rien dire, dont force est de prendre acte sans conclure.

Mots-clés : André du Bouchet, voix, poésie, écriture, oralité, signification

Abstract

The Voice in the works of André du Bouchet, is at the foundation and the result
of the text corpus, the origin and horizon of the poem. It is dependent on the
exiguous space lying simultaneously beyond meaning and lack of meaning.
Transcending the writing/oral expression dichotomy characterizing Western
traditional metaphysics, the poet identifies it as swaying somehow from the
expressed to the imprinted, from a “meaning to say” to a “keeping under silence”.
The Voice is the “sign” of noise or silence. It is void of all pre-established
and irreducible meaning at the very moment it comes to be perceived in the
language order, yet it inhabits it. The meaning of words only constitutes itself
in the delivery phase that brings them into speech and encompasses physicality
and spatiality as a whole. Resounding in a space looking outward, the Voice is
the expression of a peculiar “space-time-place-world” when it is listened to. It
is only this listening that makes it possible to hear the emergence of existing
elements in words. As a true potential and permissive opening to a permanent
“meaning to say”, the Voice loses its status of epiphenomenon (a simple sound
expression of primitive thought) to gain that of event. It is this speech that
says nothing that we are forced to acknowledge without reaching a conclusion.

Keywords: André du Bouchet, voice, poetry, writing, oral character, meaning

4
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION.........................................................p.13

PREMIER CHAPITRE

« Ce que j'écris, c'est l'air qui l'exige »..........................p.30

I. L’écrit ou l’expression de la Voix................................P.32

.......................................

I.A. Restituer l’écrit à la fraîcheur d’avant la lettre..............p.35

...................

I.A.1. « ... raccourci oral inclus dans l'écrit » ...................p.37

I.A.1.a. Dépasser le logocentrisme...................................p.37

I.A.1.b. L’épreuve de la différence..................................p.44

I.A.2. « [F]raîcheur qui disperse les signes » : déloger le signe de son


ordre clos...........................................................p.47

I.A.2.a. Une opacité constitutive de l’écriture poétique.............p.47

I.A.2.b. Une parole d’ouverture......................................p.56

I.B. « Ramener l’écrit au proféré »..................................p.62

I.B.1. Les allures imprévisibles de la Voix..........................p.64

I.B.1.a. « [U]n sens que par le moyen de l’écriture on aura voulu fixer,
se révèle, en vérité, aussi volatile que la voix, et cela, c’est ce que
la voix, justement, met en lumière dans l’écrit »....................p.64

I.B.1.b. S’inscrire dans le territoire de l’indécidable : « Tous les


soirs je me promène avec un jeune homme enchaîné à un mur, à une idée
fixe. Nous allons de long en large contre le mur »...................p.69

5
I.B.2. « Transcrire sans attendre d’avoir compris »..................p.73

I.B.2.a. La quête d’un état pré-verbal ou la marche vers le « natal »....

....................................................................P. 73

I.B.2.b. La saveur du réel...........................................p.78

I.B.2.c. L’expérience du monde comme indéfait........................p.84

II. « [Q]ue l'indicible soit clair lorsqu'il est dit »...............p.89

II.A. « [L]ire comme on poserait un pas »............................p.91

II.A.1. « André du Bouchet était une voix »..........................p.92

II.A.1.a. La lecture à voix haute ou la profération incarnée de la parole

.....................................................................p.92

II.A.1.b. Le timbre ou le corps textuel vivant.......................p.95

II.A.2. « [U]ne voix bousculait le papier »..........................p.99

II.A.2.a. « [I]l faut que nous nous prêtions nos yeux »..............p.99

II.A.2.b. La lecture comme discours.................................p.102

II.B. « [C]e qui est dit est rejoint »..............................p.109

II.B.1. « ...espace/hermétique qui, alors qu'on le tire/à soi, ouvre plus


avant la cavité du ciel » : de l'hermétisme à la clarté.............p.111

II.B.1.a. « [L]’illisible:/une brèche dans l’enfermement nominal »..p.111

II.B.1.b. Une clarté frontale.......................................p.115

6
II.B.2. « [L]e morcellement, je respire, il disparaît, c’est l’espace »..

....................................................................p.118

II.B.2.a. La disjonction comme principe sémiologique................p.118

II.B.2.b. Un système de discontinuités : « … lettre à lettre, un souffle


− ou la soif − relie » .............................................p.124

DEUXIÈME CHAPITRE

La poésie d'André du Bouchet : un écrit À haute voix................p.132

I. « Soi-même on disparaît plutôt que la relation » : la Voix sous-


entendue............................................................p.135

I. A. « [J]’écris aussi loin que possible de moi »..................p.137

I.A.1. Défier le bavardage événementiel.............................p.139

I.A.1.a. « [J]'ai oublié ce jour » : disparition du circonstanciel.......

…..................................................................p.139

I.A.1.b. Image parvenue à son terme inquiet.........................p.146

I.A.1.c. Une simple nomination du visible...........................p.151

I.A.2. Une conscience affective du monde............................p.154

I.A.2.a. « [E]t que ce que je dis se trouve malgré moi/daté, nommé ».....

....................................................................p.154

I.A.2.b. « Quand je parle, c'est moi qui parle »....................p.157

I.A.1.c. « J'anime le lien des routes ».............................p.163

7
I.B. Une Voix exorbitante : « au cœur – et, en marge,/toujours »....p.170

I.B.1. « De cet autre sans qui il n’est pas de poème »..............p.172

I.B.1.a. Rapport à l’étrangeté......................................p.172

I.B.1.b. « [L]'identité,/une étrangeté » : un lyrisme fondé sur la mise à


distance............................................................p.177

I.B.2. « Je reconnais […] une voix […] qui pourrait être la


mienne »............................................................P.184

I.B.2.a. Matière de l'interlocuteur : « l'un/et l'autre, habitants de


l'étendue qui écarte »..............................................p.184

I.B.2.b Indexation hétérogénéisante de l'altérité vocale............p.189

II. Effets de Voix..................................................p.193

II.A. « Dans la voix j’écoute » : au commencement de l’oralité,


l’auralité..........................................................p.194

II.A.1. Une attention pneumatique au monde..........................p.195

II.A.1.a. « [D]ehors on entend tout ce qui respire »................p.195

II.A.1.b. « [A]vant même ce qu’elle peut dire, lorsqu’elle se détache, la


voix entendue »..................................................p.203

II.A.2. Matière de poésie...........................................p.209

II.A.2.a. «[ …] lèvres qui prononcent pour moi »....................p.209

II.A.2.b. « Assonance de rencontre » ou l’appartenance du son à un fond


matériel............................................................p.214

8
II.B. Le mouvement de la Voix dans l'écriture.......................p.218

II.B.1. L’homme qui parle...........................................p.221

II.B.1.a. Le rythme ou le mouvant...................................p.221

II.B.1.b. Sinuosité d'une parole en marge : « n'avancer que d'accident en


accident » (Nicolas de Staël).......................................p.225

II.B.2. La page, lieu du surgissement de la Voix....................p.233

II.B.2.a. « En plaçant le mot dans la page, je précise le sens que je lui


donne » : la mise en page ou l'intonation...........................p.233

II.B.2.b. Le blanc : voix qui altère la voix........................p.238

TROISIÈME CHAPITRE

LÀ, aux lèvres : une poétique de la voix............................p.243

I. « [C]ette tête qui émerge et s’ordonne, et le silence qui nous réclame


comme un grand champ » : de la nomination au mutisme................p.246

I.A. Dire et retenir...............................................p.248

I.A.1. l’acte de nommer : « Je vais droit au jour turbulent » ......p.249

I.A.1.a. La matière des mots........................................p.249

I.A.1.b. « Tout devient mots, terre, cailloux / dans ma bouche et sous


mes pas » : jonction du poème et de l’être dans une même structure
d’apparition........................................................p.255

9
I.A.2. Dé-nomination : « im Namenlosen zu existieren »..............p.261

I.A.2.a. Le langage négatif ou la pleine voix de la parole


poétique............................................................p.261

I.A.2.b. « Le muet -, parvenu à l'extrémité des lèvres, doit


prononcer ».........................................................p.265

I.B. N’être que dans l’instant de la fuite.........................p.269

I.B.1. Soudaines apparitions disparaissantes........................p.271

I.B.1.a. « Une parole en fuite »....................................p.271

I.B.1.b. Oscillation entre présence et absence......................p.274

II.B.2. Une ponctualité extensive...................................p.279

II.B.2.a. Le point marque une articulation..........................p.279

II.B.2.b. Une poétique du passage...................................p.284

II. « Aujourd’hui ma bouche est neuve ».............................p.288

II.A. Une perpétuelle conversation..................................p.290

I.A.1. Une Parole cordiale : « Mots / en avant de moi / la blancheur de


l'inconnu / où / je les place / est / amicale ».....................p.292

II.A.1.a. Le souci d'insignifiance : « écrivant sans finalité, je ne


m'attends pas à être entendu »......................................p.292

II.A.1.b. Mots « solidaires du lecteur à venir »....................p.295

II.A.2. « [C]et à venir, de nouveau »...............................p.300

II.A.2.a. L'intarissable ou le refus d'un processus final...........p.300

10
II.A.2.b. « [L]'appui est en avant » : une finitude réitérée et un
inchoatif toujours tributaire de l'itératif.........................p.305

II.B. « ... et parlant, comme on tombe, confondu à ses mains »......p.309

II.B.1. « [L]e défaut éclaire ».....................................p.310

II.B.1.a. Le contre-sens, une autre possibilité de sens : « Si je ne suis


pas en défaut, solidité je ne suis pas »............................p.310

II.B.1.b. Le défaut devient support.................................p.314

II.B.2. « [...] et il aima, depuis le poids qui l'avait fait tomber »....

....................................................................p.319

II.B.2.a. « [L]e poids/celui que j'ai oublié/mais/le poids »........p.319

II.B.2.b. Via rupta : ne s'affirmer qu'en se rompant................p.321

II.B.2.c. Un instant seulement, faire confiance à ce qui se dit.....p.324

CONCLUSION..........................................................P.327

Annexes

Extrait d’un carnet d’André du Bouchet..............................P.332

Entretien avec Anne de Staël (le 28 novembre 2003)..................P.333

Bibliographie.......................................................P.338

11
La Voix dans l’œuvre d’André du Bouchet

12
« Denn es ist Zeit,
ein Einsehen zu haben mit der Stimme des Menschen »,
Paul Celan, Corona.

Dans un entretien accordé à Alain Veinstein en 1984, André du


Bouchet, s'étant toujours tenu à l'écart de la confidence et «
n'aim[ant] pas beaucoup les retours en arrière, ni les photos qui
pèsent sur vous de tout leur poids et vous figent dans un état
passé, jaunissant, inerte »1, accorde à son interlocuteur :

[...] le « je » est moi en tant que point de départ à celui qui lit2.

Ainsi, le recul que le poète n'a cessé de prendre par rapport à


lui-même (« j'écris aussi loin que possible de moi »3) ne pourrait
en aucun cas s’apparenter à une abdication de la conscience. Et,
lorsque son écriture dé-figure :

j'oublie... la parole en déplacement


4
s'oublie... ,

dissolvant volontairement l'événementiel et se tenant par cette


attraction incoercible de l'en-avant, le « moi » se révèle et se
relève malgré tout, et presque malgré lui. La poésie d'André du
Bouchet n'est ni un abandon de la subjectivité, ni une négation de
la richesse sensible, mais sans doute la contestation vive et
manifeste de leurs aspects dégradés. Aussi, à l'instar du poète,
considérons-nous le passé, non comme un vestige « inerte », mais
comme un élément susceptible de s'incorporer et de donner raison
au présent, un dépôt qu'il faut réanimer et tourner vers l'avant
(« faire basculer ces mots qui sont liés à un instant du passé
[...] dans le sens d'un avenir sur lequel [nous n'avons] pas
encore de saisie »5). Ainsi, avant que la parole universitaire ne

1
André du Bouchet, article paru dans Le Monde, 10 juin 1983.
2
Id., entretien avec Alain Veinstein, France Culture, 11 mars 1984.
3
Id., « Météore », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 38.
4
Id., « Poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 42.
5
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.

13
se dessaisisse définitivement (malheureusement?) des
significations que pourrait lui donner la circonstance de la vie
réelle qui l'a fait naître, et que le « je » ne se meuve en
« nous », oserai-je, non sans quelque anticonformisme, convoquer
ce qui a eu lieu, ce qui m'est advenu et qui justifie pleinement
l'aujourd'hui d'une telle recherche. Oserai-je « me » proposer
comme « point de départ » à « celui qui » va « li[re] » ?

A cette époque, j'entamais, quelque peu affaiblie par ce qui s'est


avéré au final un heureux poids du savoir, le dernier trimestre
d'hypokhâgne classique, au lycée Henri Poincaré à Nancy. Mes
camarades et moi-même vivifions sans relâche les œuvres
littéraires et philosophiques de notre passé et prêtions une
oreille, encore trop distraite, à cette parole simplement vraie de
Charles Péguy, que nos professeurs s'évertuaient à ériger en
sentence : « Homère est nouveau ce matin, et rien n'est peut-être
aussi vieux que le journal d'aujourd'hui »6. Au mois d'avril, un
jeudi très exactement, mon professeur de philosophie, M. Philippe
Grosos, atteignit péniblement le seuil de notre classe. Touché.
Terriblement calme. Il nous annonça d'une voix très faible la
disparition d'un poète et ami, dont j'ignorais jusqu'au nom :
André du Bouchet. Il décida de suspendre le cours sur Matière et
mémoire de Bergson, que nous avions l'habitude de commenter depuis
quelques semaines, et de consacrer l'heure entière à la lecture
publique de cette poésie. Mon professeur devint ainsi l'ouvreur
d'une œuvre dans l'être de laquelle il y alla de l'être même du
poète. Ma toute première lecture des poèmes d'André du Bouchet fut
ainsi une « écoute » de sa parole et je vis la Voix. Il s'agissait
d'une première rencontre sensible. Et déstabilisante, tant
l'hypokhâgneux n'a pas l'habitude de se tenir droit, sans support
ou livre sous les yeux, nu pour ainsi dire, et maintenu par la
seule parole poétique. Cette écoute fut, pour ma part, une
révélation dans la sur-prise. Un événement se fit jour, quelque
chose apparut ou se manifesta étant. Il me sembla, en outre, que

6
Charles Péguy, Note conjointe sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, in
Œuvres en prose 1909-1914, Gallimard, collection « Pléiade », 1961, p. 1323.

14
le philosophe, ému et mû, n'avait qu'à s'appuyer sur le tissu
sonore déjà présent, reprendre la voix sous-entendue du poète,
audible en-deça de toute entente, à son propre compte. Ce que le
philosophe cherchait à penser, le poème le faisait entendre. Et
mon ouïr ne fut jamais aussi conscient de soi qu'à l'audition de
ces mots.

L'écoute de ces poèmes, prononcés à haute voix, venait ainsi de se


dérouler en deux étapes fondamentales : une attention flottante
initiale et la surprise d'un instant que nous pourrions dire
d'inattention. En effet, avant de se tourner vers ce qui lui est
extérieur, l'écoute se meut d'abord intérieurement : le sujet a
l'intention d'entendre. Et, dans ce premier temps, toutes nos
habitudes d'écoute se déconditionnent. Le philosophe Henri
Maldiney le souligne à juste titre : il s'agit de « transformer
toutes nos habitudes en habiter »7. Ce qui n'est pas sans faire
écho à la vertu d'ébahissement constitutive de la poésie et
exprimée par André du Bouchet lui-même :

La poésie n'est qu'un certain étonnement devant le monde et les moyens de


cet étonnement8.

Il s'agit effectivement, dans un second temps, de redécouvrir la


stupéfaction au sein même de la reconnaissance, se déprendre et
« se surprendre à l'état naissant et co(n)naissant : redevenir
contemporain de son origine »9. Les mots eux-mêmes peuvent
redevenir jeunes : « parler alors peut rafraîchir la mémoire »10.
L'écoute, tournée vers la parole émise, se déploie à partir d'un
« moment-faveur », point de capiton entre écoutes phénoménale et
fondamentale, qui ouvre une question : celle de l’in-tension à
l’œuvre. « Moment-faveur » ou transformation du corps à l'écoute.
Henri Maldiney évoque cette « écoute de la langue, mémoire du
monde, [cette] écoute de la première rencontre avec la chose,

7
Henri Maldiney, Le legs des choses dans l'œuvre de Francis Ponge, Lausanne, L'Age
d'Homme, Amers, 1974, p.87.
8
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 68.
9
Henri Maldiney, op.cit., p. 88.
10
André du Bouchet, « L'Ecrit à haute voix », cité par P. Chappuis, André du
Bouchet, Collection Poètes d’aujourd’hui, Paris Seghers, 1979, p. 89.

15
résonant dans la mémoire du corps »11. Les propos du poète lui-
même, recueillis lors d'un entretien, corroborent cette analyse de
la poésie ainsi lue à voix haute :

(Elke de Rijke) Si le lecteur lit vos textes à voix haute, une telle
lecture peut-elle provoquer une cassure du sens habituel ?

(André du Bouchet) Oui, en le lisant à voix haute ou en l'imaginant à


voix haute. L'attention prépare, ouvre la voie à quelque chose qui se
produit à votre insu. En y persévérant, l'attention prépare par
exemple à la fraîcheur qui est un phénomène qui se produit à votre
insu. Lire à voix haute vous met en rapport avec la matérialité du mot
qui vous renvoie à votre propre matière corporelle. Il faut imaginer
le mot dans sa matière physique d'où il tire sa fraîcheur. Cette
matière physique du mot n'est pas différentiable sur le moment de la
lecture de la vôtre12.

La Voix se situe précisément à cette articulation du corps et de


la langue, et « c'est dans cet entre-deux que le mouvement de va-
et-vient de l'écoute pourra s'effectuer. L'écoute de la voix
inaugure notre relation à l'autre »13 et pose sans cesse la
question de son surgissement. Même l'inexprimable prend corps dans
la voix, renforçant ainsi la coexistence de l'être et de la
langue:

lointain
tu es ce cri
que j'ai poussé14.

La parole poétique d'André du Bouchet ainsi proférée, sa « voix »,


fut un événement. Et le propre d'un événement, dont l'incidence
absolue rompt la connexité de la σύστασις, est de susciter ses
temporalité et spatialité propres. Ce que déploie la parole d'un
poète est un acte à accomplir. Non une opération de duplication,

11
Henri Maldiney, op.cit., p. 98.
12
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, in André du Bouchet 2,L'étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 285.
13
Roland Barthes, Ecoute, in Œuvres complètes, tome III, 1974-1980, Paris, Seuil,
1995, p. 733.
14
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 97.

16
se présentant comme conforme à un modèle préexistant. L'individuel
est a-prioritaire sur le tout. Et cette parole d'André du Bouchet,
émise spontanément et publiquement lors d’un colloque, nous
autorise un cheminement lui-même singulier dans les multiples
parcours offerts par sa poésie :

Je ne propose que des points de départ, qu’il revient à chacun de


prendre sur soi15.

En effet, une grande œuvre est essentiellement inachevée et


suppose qu’on la mette en marche, qu’on en laisse résonner la
béance à travers soi. Pour tout lecteur, qu’il soit peintre,
philosophe, poète, musicien ou simple liseur, la poésie d’André du
Bouchet incarne véritablement une question vivante. Nous restons
devant une œuvre active, au sens volcanique, et non pas éteinte,
dans ses propositions ontologico-esthétiques et qui demande à ce
que nous soyons, pour une part, moteur de cette action. Il faut
donc se risquer à cette parole poétique qui, comme la nature si
chère à André du Bouchet, s’étend entre les lignes et au-dessus du
regard. Quant au discours critique, sa fonction n'est pas de
s'identifier à cet acte, mais de saisir le niveau exact où se
déploie sa genèse et de dévoiler le mode d'être de son avènement :
16
là, aux lèvres .

Nous avons parfaitement conscience qu'interroger la Voix dans


la poésie d'André du Bouchet demeure un questionnement inattendu
et problématique, quoique légitime. Inattendu si nous nous
référons aux critiques communément formulées et habituellement
entendues à propos de cette parole si singulière. En effet, de
nombreux ouvrages universitaires ou essayistes soulignent plus
immédiatement le rapport amical que la poésie d'André du Bouchet
entretient avec l'art pictural (bon nombre de ses recueils relate
d’ailleurs cette amitié : entre les mots ou en regard sur l'autre
page viennent s'imbriquer les dessins ou gravures d'artistes, de
ceux qui l'avaient élu ou qu'il avait élus) et ne cessent de « re-

15
Id., intervention dans une discussion générale lors d’un colloque, Autour d’André
du Bouchet, Presses de l’E.N.S., 1986, p. 65.
16
Titre d’un poème d’André du Bouchet.

17
marquer », à juste titre, l'impact visuel de son poème. Pierre
Schneider y a consacré de très belles pages, lors d'un colloque à
l'École Normale Supérieure en 1983 ; l'article s'ouvre sur cette
constatation pertinente : « Quelque chose de ce qui nous est dit
par la lecture d'un poème d'André du Bouchet l'est déjà par sa
vision ». Que nous soyons effectivement poète ou peintre, notre
travail commence par un trait, inscrit sur un fond qu'il met
aussitôt en mouvement et qui, dans le même temps, découvre sa
vulnérabilité. André du Bouchet le signifie lui-même dans un essai
poétique au titre évocateur, D'un trait qui figure et défigure :

on peut dire de Giacometti en le paraphrasant, que son trait


valorise tout ce qu'il ne dessinera pas
[...]
le trait s'interrompt dans l'instant où il est parvenu17.

Cette identification de la poésie d'André du Bouchet à l'œuvre


plastique se justifie aussi par le contexte littéraire dans lequel
s'ancre cette première : le langage poétique devient, dans les
années cinquante, plus gris, pour reprendre une expression de Paul
Celan, moins musical, plus proche du dessin. L'approche doit être
plus sobre, moins pathétique; le discours, délaissé. Laconique et
purifié de toute rhétorique ornementale, le nouveau lyrisme ne
veut plus se tenir à la simple diction d'un émoi central. Ce
rapport que le poème d'André du Bouchet entretient donc, pour
diverses raisons, avec l'espace a été régulièrement et, notons-le,
brillamment commenté par des critiques aussi illustres que Pierre
Chappuis, Henri Maldiney, Yves Peyré ou encore Philippe Jaccottet,
pour ne citer qu'eux. La question de la « Voix » reste par
conséquent inouïe.

Signalons également l'équivoque soulevée par l'étude de la


« Voix » dans la littérature, en général, et dans la poésie, en
particulier. Celle-ci n'est souvent qu'une métaphore de ce qui
n'est pas couvert par la logique du signe. Il s'agit d'une
catégorie manifestement délaissée et crainte par la critique.

17
André du Bouchet, D'un trait qui figure et défigure, Fata Morgana, 1997, pp. 11-
12.

18
Interroger la création littéraire sous l'angle de la Voix est
évidemment une manière de la prendre à rebours. Le poète est
certes l'héritier d'une longue tradition qui, depuis Homère et
Hésiode, pense l'acte poétique sur le mode du chant, mais ce
dernier s'est peu à peu éteint (des voix devenues intérieures sous
le romantisme jusqu'à l'aphasie mallarméenne), et a cédé le pas
devant une lettre, hautement sacralisée. L'Occident, c'est le
Livre; et l'avènement de ce dernier s'est accompagné de
l'étranglement de la parole vive. L'opposition qui s'est peu à peu
instituée entre l'oralité et l'écriture, comprise comme force de
déviance sémantique et ontologique, a largement participé à cette
extinction de voix. Pour de nombreux penseurs et philosophes,
l'écrit ferait en effet perdre ce lien naturel entre la voix et la
personne singulière. Il serait en outre un échec, une mise au
tombeau altérante de l'oralité vraie. L'analyse platonicienne, la
première, conduisit à cette constatation : l'écriture a trait au
corps mort, dont le papier est fictivement l'équivalent.
Inversement, la révolution grammatologique a affirmé que la
référence ontologique habitant le langage proféré par la voix
portait l'illusion d'une immédiateté fallacieuse là où l'écriture
se serait montrée avertie du monde médiat, et surtout
linguistique, de la relation entre les mots et les choses. La
littérature est rapidement devenue une science de la lettre
arrachée à la naïveté, s'avouant dans sa nature dérivée et
culturelle de création verbale. La conscience matérialiste du
graphein s'est imposée face à l'illusion d'une ontologie idéaliste
de la phonè. La notion de voix acquit bien injustement le statut
d'épiphénomène, leurre destiné à occulter le fondement
matérialiste véritable de toute œuvre littéraire. La poésie devint
une pratique surannée et fut posée comme « texte ». Or, un poème
n'est pas un discours fixé par l'écriture : il n'est pas à
proprement parler un texte et contredit à toute textologie. André
du Bouchet le signifie précisément :

19
livre
non
mais les lèvres
sur
lesquelles j'avais

lu18.

En refoulant ou en ignorant la dimension sonore du langage, nous


nous sommes finalement crus immunisés contre la démagogie et
assurés d'une sobriété rationnelle et critique. Mais, de même que
toute amputation de sens nuit à la raison, la négligence du sonore
nuit au langage, donc au sens. Il est vrai que la Voix est
normalement faite pour « l'oreille »; bien qu'elle soit attirante,
sa place en « littérature » pourrait donc paraître en soi
problématique. Or, une séquence poétique s'entend, et, bien plus,
s'écoute. Dans celle-ci, son et sens sont imbriqués mutuellement
et continûment. L'analyse étymologique nous conduit au terme latin
vox, vocis, qui signifie à la fois « énoncé-de-sens » et « son-de-
la-voix ». Effectivement, la Voix est souvent définie comme
l'émission sonore donnant une forme sensible à la pensée. Or,
cette première peut être aussi définie comme une pure intention de
signifier. Elle est une ouverture potentielle et permissive
(c’est-à-dire dans la force de sa dunamis, de son pouvoir-être) à
un toujours vouloir-dire. Dans le De Trinitate, Saint Augustin
s’interrogeait déjà sur l’effet d’un mot prononcé que l’on ne
connaît pas. Il donne à titre d’exemple le terme « temetum » (mot
qui n’était déjà plus d’usage à l’époque et qui avait été remplacé
par vinum, le vin) et précise que celui qui entendra prononcer ce
mot inouï souhaitera naturellement en découvrir la signification.
Pour que cette soif de connaissance apparaisse, il faut bien que
le simple son de ce mot fasse écho d’une absence de sens mais
aussi d’une voix désirant signifier quelque chose. À partir de
cette expérience de la parole, Saint Augustin montre ainsi que le
mot temetum n’est pas seulement le son de trois syllabes mais
qu’il est une pure volonté de signifier. Le son n’est pas une voix

18
Id., « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.151.

20
vide mais une voix pleine de potentialité à exprimer quelque chose
sans pour autant signifier déjà quelque chose :

avant même ce qu'elle peut dire


lorsqu'elle se détache, la voix entendue19.

Le phénoménologue Henri Maldiney constate cette essence à la fois


vocalique et sémantique du vocable poétique :

Le son appartient à la voix et le son vocal n'est pas seulement


qualificatif, mais expressif d'une présence, dont il est une
émanation, non un accident. Il est des situations extrêmes, proches de
la naissance ou de la mort, dans lesquelles une présence s'exprime à
nu, non par des mots, mais par des sons, souvent même exclusivement
par des voyelles […]. Les voyelles tirent leur nom de la voix. Et la
voix est intérieurement accordée au moment pathique de la situation
dans laquelle la présence est jetée. Le sens, par contre, est un
moment gnosique. Par lui, l'être-là ne se manifeste pas : il se
signifie. Dans une séquence poétique ou dans un poème sens et son
s'induisent mutuellement20.

Cette brillante observation contredit bien évidemment le statut


sémantique des mots fixés par le structuralisme et le statut des
traits prosodiques définis par Jakobson. Le poète André du Bouchet
poussera la constatation jusqu'à évoquer le mot « dont le timbre
est donné avant le sens »21. Le Dire est en effet sous-jacent à
l'énoncé du λόγος poétique, mais ne s'identifie pas à lui : il
n'est pas formellement énoncé selon les règles de la logique. Dans
le cas précis du Dire poétique, l'être du poème n’est nullement
extérieur au déploiement propositionnel de son énonciation. Bien
qu'il déploie son être à un autre niveau que celui où se laisse
épeler la signification logique de l'énoncé propositionnel,
l'avènement poétique est rigoureusement contemporain de son
événement élocutoire ou scriptural, dans le sens où la dimension
de λέγειν du λόγος lui est intrinsèque. C'est ainsi qu'au sein du
recueil intitulé L'Incohérence, André du Bouchet fait référence à
la parole de Cassandre « irréductible, dans le temps où [elle] est

19
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p.73.
20
Henri Maldiney, « Une phénoménologie à l’impossible », in Etudes
phénoménologiques, n°5-6, 1987, éditions Ousia, Bruxelles, pp. 33-34.
21
André du Bouchet, « Dérapage sur une plaque de verglas », Action Poétique n°96,
pp. 42-43.

21
perçu[e], à l'ordre de la langue, mais au travers de cette langue,
pourtant – et par elle exclusivement, [elle] se fait jour ... »22.
Nouant sens et son, la poésie serait même un dialogue de voix à
voix. Non pas d'homme à homme. Le monde est en dialogue avec lui-
même à travers la voix poétique. La parole poétique serait par
conséquent d'homme à monde, comme est originairement la parole
humaine qui fonde le langage et, en lui, la langue. Écoutons, à ce
propos, Gustave Guillaume :

[…] le lieu commun que la langue et le langage sont des faits sociaux
est l'une des vues simplistes, insuffisamment scrutées, qui ont le
plus nui au problème de la linguistique structurale en concentrant
l'attention des chercheurs sur le rapport Homme/Homme, auquel la
structure de la langue doit peu, et en la détournant du rapport
Univers/Homme auquel elle doit sinon tout, du moins presque tout – ce
qu'elle doit au rapport Homme/Homme s'intégrant du reste au rapport
Univers/Homme dont la langue, univers-idée regardant, par définition
ne sort pas23.

Aussi, lorsqu’elle n’est pas laissée pour compte, la catégorie de


la Voix est très souvent restreinte à quelques traits communément
admis et trop fréquemment réducteurs. Or, nous savons qu'il
n'existe pas de simplicité véritable ; il n'existe que des
simplifications. Lorsque nous parlons de Voix en littérature, il
est habituellement question de l'instance narrative et des
modalités de l'énonciation dans le récit. La définition
linguistique tourne elle-même autour d'une obscure notion de sujet
: on appelle « voix » en grammaire un « aspect du verbe défini par
le rôle qu'on attribue au sujet suivant qu'il accomplit l'action
(actif), qu'il la subit (passif), qu'il est intéressé d'une
24
certaine manière (moyen) » . Mais la Voix est rarement étudiée
dans ses rapports avec la forme et le contenu des textes
poétiques. Elle est pourtant une réalité active tant sur le plan
thématique que sur le plan formel. La poésie parle de la Voix.
Dans l'œuvre d'André du Bouchet, de multiples références au
22
Id., « Hölderlin aujourd'hui », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
23
Gustave Guillaume, Principes de linguistique théorique, Presses de l'Université
Laval, Québec, Klincksieck, Paris, 1983, p. 267.
24
Jules Marouzeau, Lexique de la terminologie linguistique. Français, allemand,
anglais, italien, Paris, Librairie Orientaliste, Paul Geuthner, p. 241.

22
« souffle » (à sa part corporelle et physiologique : « Comme une
voix, qui, sur les lèvres même,/assècherait l’éclat. […] J’accède
à ce sol qui ne parvient pas à notre bouche […] »25) et au « dire »
traversent littéralement les divers recueils poétiques. Celles-ci
sont trop nombreuses pour être niées ou soustraites à la
problématisation:

j'écris ce que je dis

je dis air — pour ouvrir un vide


par lequel l'air souffle
entre les mots tracés26.

En outre, la poésie met en situation la Voix du moi. Il peut


s'agir, d'une part, de la voix physique de l'auteur, qui conduit
ses mots à leur extériorité vocale. Et il est indéniable que la
singulière diction (parole poétique au moment même où elle est
proférée) d'André du Bouchet a été maintes fois commentée. Yves
Peyré se souvient, ému :

Je serais fondé à évoquer la voix, celle de la conversation, de la


rapidité crépitante ou de la rareté, de l'ironie qui se décochait en
subtiles flèches verbales, de la tendresse, de l'attention où perçait
parfois de l'inquiétude pour l'autre. Ou encore celle de la lecture,
d'abord secrète, domestique, réservée à peu, puis de mieux en mieux
remise à tous : les grands élans, les parfaites découpes qui
autorisaient aussi bien l'isolement des mots élus que leur giboulée en
rafales de sens. Une voix coupée par l'excès d'une respiration et qui
plaçait le repos (ce que Hölderlin nommait paix) au cœur de la
27
précipitation .

D'autre part, cette Voix peut être assimilée au timbre, présent


dans l'espace textuel, reconnaissable, presque sous-entendu, qui
renonce continuellement à souligner les signes de sa manifestation
et de son adresse, pourtant là. Une Voix muette circulae entre les

25
André du Bouchet, « Loin du souffle », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 104.
26
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, pp. 44-45.
27
Yves Peyré, « L'Horizon du poème », in André du Bouchet 1, L'Étrangère n°14-15,
La Lettre volée, 2007, p. 202.

23
différents niveaux énonciatifs, assurant leur articulation et la
cohérence du texte, composant ce dernier comme tissu ou tessiture.
Le poète Pierre Reverdy, dans une lettre datant du 8 novembre
1950, adressée au jeune poète qu'est alors André du Bouchet,
révèle ce « timbre de [l]a voix », synonyme de singularité de
l'œuvre :

Je crois fermement qu'un poète né donne son timbre dès le début, je


veux dire dès les premiers poèmes, qu'il juge lui-même dignes d'être
montrés ou publiés. Ce timbre, il le donne à son insu comme celui de
sa voix qu'il ignore, jusqu'au jour néfaste où il l'entend
mécaniquement reproduite. Mais ce timbre de sa voix, c'est ce qui fait
que parmi une foule, on peut la reconnaître aveugle ou les yeux
fermés. Il ne s'agit pas de l'accent qui est commun à tous ceux qui
sont nés ou ont été élevés dans un même milieu, il s'agit du timbre
qui est unique, personnel. Ce timbre, vous me l'avez donné dès le
début mais il fallait le retrouver pour l'identifier. A présent, il
n'y a plus qu'à marcher, produire pour vous décharger, pousser jusqu'à
vos extrêmes limites, vous révéler à vous-même, connaître celui que
vous êtes et montrer aux autres votre être essentiel. Le chemin n'est
pas toujours facile mais il vaut la peine d'être fait.

Tout à vous, Pierre Reverdy.

Sans tomber dans la dimension utopique du mythe de la fusion


sujet/voix, la lettre de ce « poète qui finit » à ce « poète qui
commence »28 nous enseigne que le style serait le propre d'un
auteur selon l'ordre du langage, quand la voix dit cette même
propriété, mais selon l'ordre du sujet.

Nous devons aujourd'hui restituer à la notion de Voix une


complexité que nous avons eu tendance à réserver à la seule
écriture; et considérer celle-là comme une perturbation de celle-
ci, propre à la renouer ainsi à la poétique, au corps et au réel.
Il ne s'agit cependant pas d'amalgamer hâtivement « poésie
sonore » et « voix-de-l'écrit » : celle-ci est, à travers la voix
et à travers le corps pulsionnel et proférant, une manifestation
spécifique de quelque chose qui relève de l'écrit; elle n'a donc

28
Dédicace adressée par Pierre Reverdy à André du Bouchet dans « Main d'œuvre », in
Espaces pour André du Bouchet, L’Ire des vents n°6-8, 1983, p. 88.

24
rien à voir avec celle-là, qui n'existe qu'en tant que, par la
voix comme vecteur et objet sonore et à travers l'espace
acoustique et communicationnel, elle s'éloigne de l'écrit.
Fondatrice et résultante du corps textuel, origine et horizon de
l'œuvre poétique, dépassant la dichotomie écrit/oral propre à la
métaphysique traditionnelle occidentale, la Voix dépend de cet
espace infime qui est à la fois en dehors du sens et du non-sens,
et s’apparente à une sorte de balancement entre l'exprimé et
l'imprimé, entre un « vouloir-dire » et un « faire-silence ». Elle
est à la fois ce retentissement dans un espace qui est ouvert sur
le dehors et cette venue fondamentale où se soulève un « espace-
temps-lieu-monde » singulier par l'écoute qui, seule, peut
entendre dans les mots l'émergence d'un existant. La Voix est ici
en deux29. Étudier celle-ci dans l'œuvre d'André du Bouchet
conduira naturellement notre réflexion de la voix poétique à la
poétique de la voix.

Dans un premier chapitre, nous interrogerons la manière dont


André du Bouchet entend la Voix, toujours inscrite au cœur de son
expérience poétique. Conception qui ne tombe pas dans le fantasme
de la voix vive, dispensateur de la médiation du signe, et qui
évalue la difficulté d'un rapport direct évitant le relais
sémiotique. Échappant au schéma dualiste écriture/oralité, André
du Bouchet place la parole au cœur de l’écriture poétique : « [c]e
que j'écris, c'est l'air qui l'exige »30. Toujours en marche, et
n'inscrivant pas un mot qu'il n'ait au préalable prononcé, le
poète tient son « carnet de souffle »31. Ainsi sa poésie dépasse-t-
elle la représentation : elle est l'immédiateté et le réel; elle
restitue l'écrit à la « fraîcheur » d'avant la lettre et le ramène
aux allures imprévisibles du proféré : l’expression toujours
renouvelée prime sur la signification. Il est vrai que la Voix est
l'habitus privilégié de l'organe agissant pour produire la parole.
Initialement, elle n'est donc pas en prise directe et prioritaire
sur la pensée et, par conséquent, sur le signifié. Enfin, la Voix
ne se met pas qu'à l'écoute de l'environnement; c'est par elle que

29
Titre d’un recueil d’André du Bouchet.
30
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 61.
31
Ibid., p. 26.

25
ce dernier devient monde. En effet, la prononciation éclaircit
l'indicible, transforme le fragmenté en espace, rompt le bien
entendu en faisant naître le monde à la signification :

la vérité morte
froide
vivante maintenant

et sans arrêt

à voix haute32.

Nous considérerons ensuite le poème d'André du Bouchet comme un


écrit lui-même à haute voix. Cette dernière est inscrite dans le
texte sur le mode d'une improbable inclusion et fonde le corps
textuel, à son origine (le « je » est une particule glissante mais
nécessaire à l'articulation de l'énoncé) et comme horizon
(l'écriture prend en charge de restituer la voix si fragile et
éphémère en utilisant la page comme lieu du surgissement de la
présence et futur point d'appui de la profération). Nous
comprendrons en effet et tout d'abord la Voix dans son acception
énonciative, constatant que la voix ne se constitue que dans ses
propres éclatements et dans les transactions avec les autres
qu'elle porte en elle. Nous tenterons ensuite de révéler la trace
sonore et rythmique du geste appelé « écriture ». Si la vocalité
du langage n'est pas synonyme d'oralité, elle implique toutefois
une expressivité, une gestualité, une sémiotique dont l'écriture
est porteuse puisqu'elle en possède des traces, soulignant ainsi
la part corporelle et physiologique de la Voix. Chez André du
Bouchet, l'escarpement graphique du poème sur la page indique
véritablement la respiration d'une parole cherchant dans les
suspens et les réitérations :

dans le souffle court


et bleu
de l'air qui claque33,

32
André du Bouchet, « Relief, in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 39.

26
la définition vocale de son vrai lieu. Il suffit d'avoir entendu
André du Bouchet lire une fois ses poèmes pour comprendre que la
disposition typographique est chez lui un fait de la voix autant
que de l'écriture.

Enfin, nous penserons la représentation de la bouche parlante. Une


voix, par son pouvoir d'é-vocation, a toujours pour tâche de
répondre à une autre, le souffle frayant son chemin à travers le
serrement d'une gorge. Les lèvres sont ainsi le lieu privilégié du
répons, du dire et de l'exister. Elles constituent l'extrémité de
la bouche et l'ouverture (ora,ae/os,oris), pour l'être parlant, au
monde. Elles représentent l'ici et l'ailleurs, le lieu de
l'émergence et de la disparition, perpétuant ce mouvement de va-
et-vient. Comme le poète, qui est toujours à la fois cette
« voix » vive et présente (véhicule transparent d'une épiphanie de
sens), manifestant l'ouverture, et cette « voix » altérée,
blanche, comme déjà écrite. La Voix révèle aussi le rapport du
sujet à lui-même, ce que le sujet perçoit de l'autre en lui, mais
également ce qui lui résiste. Elle signifie une perception duale
de soi. Par là même, elle renvoie (rend-voix) à la schize du
sujet, parce qu'elle est à la fois objet du sujet et sujet de
l'objet. La Voix est effectivement ce qui me définit en propre et
ce que je ne maîtrise pas de moi-même. Aussi tient-elle ensemble
l'exigence du nom et sa retenue. Là, aux lèvres : de l'imminence
de ce qui doit être dit à la pudeur de ce qui doit être retenu,
sans cesse. Le sujet parlant est cette béance ni tout à fait
déchirée, ni tout à fait refermée. L'intentionnalité parlante,
dans une heureuse in-assurance, fend le monde qui pour lui est
cette déhiscence.

Le poète évoque souvent, dans ses écrits ou entretiens, la


présence au sein de la poésie d'une « forme de communication qui
est intarissable »34 et a toujours marqué son « désir d'un livre
qui ne comporte pas de commencement, et, par conséquent, pas de

33
Id., « La lumière de la lame », in Ou le soleil, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 177.
34
Id., « Surpris dans la nuit », émission de France Culture, 20 novembre 2000.

27
fin »35, d'où son refus de toute pagination. Il serait par
conséquent erroné de traiter séparément, et dans l'ordre
chronologique, les écrits successifs d'André du Bouchet. Seule une
approche globale peut convenir ici.

Laissons finalement la parole au poète, qui a pertinemment


pensé cette Voix, convoquant la figure mythique de la sybille
Cassandre, métaphore de sa propre expression poétique.

Lorsque Cassandre rompt le silence qu'elle a maintenu, sa voix


n'apparaît, pour qui cherche à saisir ce qu'elle prononce, que comme
murmure inintelligible, vocifération pure, mutité de nouveau, lettre
fermée... « Pourtant, je sais parler la langue de la Grèce » - « Les
oracles du Soleil, eux aussi, et obscurs cependant... », rétorque le
chœur à la voix singulière, longtemps muette, qui vient de se
détacher, à cette parole de l'annonce, cette parole en flèche dont la
clairvoyance demeure sans saisie sur ce qu'elle annonce, puisqu'elle
est l'annonce, précisément, de la disparition de qui parle... puis, de
qui écoute – mais de qui, d'abord, a parlé : la mort imminente de
Cassandre. Venue sur un silence, elle est ce signe – deutungslos,
signe du bruit ou du silence, irréductible, dans le temps où il est
perçu, à l'ordre de la langue, mais au travers de cette langue,
pourtant – et par elle exclusivement, il se fait jour... Parole qui,
pour une part, échappe à qui l'entend comme à qui l'a prononcée,
parole de Cassandre, parole, somme toute, pour ne rien dire, et dont
force est de prendre acte, sans conclure pour peu qu'on l'ait
entendue... Et cette parole distincte, claire de toute signification,
cette parole étrangère qui, chemin faisant, ne se laisse appréhender
que comme un bruit sur l'écart, bruit marquant à point nommé l'écart,
bruissement, crissement à même l'épaisseur – surtout si je demeure,
comme il arrive, sans articuler – cette parole qui jusqu'à saturation
bouscule, se présente comme une entame dans le sens, et, dans n o t r
e parler, enclave réitérée de l'avenir soustrait – signe pour chacun
de ce temps futur, inhabitable, proche, où, une fois de plus, il le
fait, nous nous séparerons – comme sur elle encore, aussitôt
prononcée, le fracas ou la tranquillité de l'air, son support, et pour
une autre oreille toujours, à nouveau prend le dessus...36.

35
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.
36
Id., « Hölderlin aujourd'hui », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.

28
Lorsque le poète André du Bouchet « rompt le silence » environnant
ou le blanc de la page, sa Voix, véritable via rupta, n'apparaît,
pour qui y prête oreille, que comme inintelligibilité. En effet,
la poésie où le monde, dans sa phénoménalité pré-objective, se
fait parole est incompatible avec les articulations syntaxiques,
les liaisons conjonctives et les justifications logiques, propres
au langage discursif :

… terre
parlant avec la première énergie ̶ la blancheur du
37
chemin .

Cependant, sa Voix demeure une parole « clairvoyante » de


38
l'annonce, une attentive (« dans la voix j'écoute » ) mise au
monde de l'étant qui se tient à l'écart de la signification : elle
est « ce signe - deutungslos ». Formule qui n'est pas sans
rappeler une expression de Goethe : « zugleich bedeutend und
deutungslos »39 (à la fois signifiant et sans rien expliquer).
Venue du silence, elle est cette parole « pour ne rien dire, et
dont force est de prendre acte sans conclure […] ». Elle est ce
« signe pour chacun de ce temps futur, inhabitable […] et pour une
autre oreille toujours ». La création poétique se rejoue à chaque
audition :

un pas, et
40
la route ira où j'ai été .

Quelque chose s'engendre, s'énonce, devient parole ou silence,


explore ou explose au présent de l'énigme, démesurément. Et
toujours en advenir dans la Voix vive du poème.

37
Id., « Un jour de plus augmenté d'un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 10.
38
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 31.
39
GOETHE utilise ce chiasme pour qualifier le Märchen qui clôt les Unterhaltungen
deutscher Ausgewanderten (1795) dans une lettre à Wilhelm von Humbold de mai 1796.
40
André du Bouchet, « Le Surcroît », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 59.

29
PREMIER CHAPITRE

« CE QUE J'ÉCRIS, C'EST L'AIR QUI L'EXIGE »41

41
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 61.

30
La pensée se place en prime position, avant la parole
(véhiculée par la voix) et avant l'écriture : voici le présupposé
fondamental de la métaphysique occidentale traditionnelle que le
poète André du Bouchet, pensant ces mentalisations désormais
closes sur elles-mêmes, a vivement remis en cause. « [C]e que
j’écris, c’est l’air qui l’exige » : par cette singulière
proposition construite sur un double phénomène de dislocation,
l’écriture poétique (entendons la poésie écrite : « ce que
j’écris ») reprend une position originelle, sans se dissocier
toutefois de cet « air » (souffle ou voix) qui la rend nécessaire.
La dichotomie s’estompe, les rapports entre écriture et parole
s’affirment : « de l’air à la page, un fil cour[t] »42. Il est vrai
qu'André du Bouchet, comme nombre de poètes d'après-guerre, s'est
élevé contre la conception d’un langage strictement fonctionnel,
en dénonçant au fil de son œuvre cette convenance langagière (« le
sens consenti ») qui ne permet pas à la parole de fonder l’être
(« insoutenable ») et qui fait de la compréhension première et
commune un obstacle à la signification (« matière de mots
comprise, matière insignifiante ») :

matière de poésie, comme en soi la matière − matière


de mots comprise, matière insignifiante43.

le sens à nouveau veut que je touche l’insignifiant −


matière sans destination, matière insoutenable, et toujours
elle reprend sur le sens consenti44.

La voix, non réductible à un simple instrument de communication


(« contenant son secret »), mettrait, quant à elle, l'accent sur
l'errance du son (phonè) et n'entendrait pas se laisser capturer
par la permanence du langage (logos) transféré en écriture :

Parole contenant son secret dès qu'elle a tenu dans la


bouche45.

42
Yves Peyré, op.cit., p. 205.
43
André du Bouchet, « retours sur le vent », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 142.
44
Ibid., p. 143.
45
André du Bouchet, « Un jour de plus augmenté d'un jour », in l’ajour, Gallimard,
collection « Poésie », 1998, p. 16.

31
Toutefois, le poète André du Bouchet ne cède pas pour autant aux
simplifications réduisant l'écriture à une sorte de pierre tombale
qui superpose un contrôle de rationalité et d'objectivité à la
véhémence que la voix semble manifester. Le poète ne tombe pas
dans une sonorisation simpliste du langage poétique aux dépens de
la sémantique. Le poète fait de la Voix quelque chose de plus
profond et de plus original que ce que nous appelons « oral », et
pense que l'écriture ne peut pas faire abstraction de sa
prononciation. Si l'oralité porte le langage comme communication,
la voix précède le langage et les formes de parole. Cette priorité
de la Voix donne à la parole sa forme, qui est à la fois forme de
l'écoute et de la prononciation. Il y a quelque chose qui précède
l'oral et l'écrit, et toujours secrètement puise dans une
originelle vocalité, le « souffle sans lequel [le poète] ne p[eut]
articuler »46 et dont il est tant question dans son œuvre. Ce
dernier tente alors de restituer l’écrit à la « fraîcheur »
d’avant la lettre, prêtant l’oreille à ce qui se joue en amont et
redonnant à la prononciation la capacité de faire naître le monde
à la signification : « que l'indicible soit clair lorsqu'il est
dit »47.

I. L’écrit ou l’expression de la Voix

Dans un poème intitulé « dans leurs voix les eaux », André du


Bouchet écrit :

Dans la lettre
j’ai passé mon front
comme au front de la main qui n’a pas pu retenir
l’eau

fraîche

46
André du Bouchet, « J’interlettre », in L’incohérence, Paris, Hachette,
Collection P.O.L., 1979, sans indication de pages. Repris avec une couverture de
relais Fata Morgana, 1984.
47
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 168.

32
mais
la fraîcheur de l’eau48.

D’une part, nous comprenons que l’écriture (« la main ») ne doit


pas retenir, en le cristallisant (« dans la lettre »), l’élément
(« l’eau fraîche ») mais saisir la fugacité de la sensation liée à
cet élément (« la fraîcheur de l’eau »), restaurant ainsi
l’instantanéité. Il est impossible pour le poète de distinguer la
matérialité de l’écriture (et de la parole) de sa substance
puisqu’il cherche à rejoindre le monde dans le réseau du mondain49.
Deleuze, citant et commentant Chrysippe, note : « "Si tu dis
quelque chose, cela passe par la bouche ; or tu dis un charriot,
donc un charriot passe par la bouche" […] D’une part le plus
profond c’est l’immédiat ; d’autre part l’immédiat est dans le
langage »50. Il s’agit aussi pour André du Bouchet de restituer cet
immédiat et de ramener l’écrit à la fraîcheur d’avant la lettre,
en réhabilitant la Voix (synonyme de « parole »), pensée,
représentée et pratiquée, dont il est tant question dans l’œuvre
du poète(de cette « voix haute » inscrite dans « le sol de la
montagne » (1961) au titre d’un poème du recueil Ici en deux
(1986), « dans leur voix les eaux »). Lorsque André du Bouchet
écrit que le « poème » est une « parole faite/pour ne pas parler
[...] »51, il redéfinit bien la parole en la dégageant de
l’empirisme traditionnel qui n’y voit qu’une propriété de la voix
physique et la considère à travers le signe, selon le dualisme de
l’oral et de l’écrit. D’autre part, ce qui fait « lettre morte »,
c’est le rapport quotidien et souvent commun qu’on a au moindre
mot. « […] la fraîcheur de la cassure, c’est la rupture d’une
habitude. Ce qui fait la « lettre morte », c’est le rapport
casanier, utilitaire, habituel qu’on a au mot. Pour arriver à la
fraîcheur du mot, il faut le casser. […] par la cassure, le sens
convenu et habituel se rompt et vous touchez à un sens originel
dont on peut dire qu’il est frais, puisqu’il est une nouvelle
48
Id., « dans leur voix les eaux », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 72.
49
Le monde, le réel, n’est pas connaissable. L’ensemble des médiations entre le
monde et l’homme est le seul reflet que nous possédons du monde. En ce sens précis,
nous appelons l’ensemble de ces médiations, à la suite de G.Molinié, le mondain.
50
Gilles Deleuze, Logique du sens, Collection « Critique », Les Editions de Minuit,
Paris, 1969, p. 18.
51
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 18.

33
venue au monde »52. Le signe est en effet fréquemment prisonnier
d’un sens ou de sens consentis. Si l’on s’en remet même au credo
structuraliste, le véritable référent est exclu du texte
littéraire : la stase référentielle renvoie donc à tout le
contexte théorique contemporain d’André du Bouchet. Le poète doit
déloger le signe de son ordre clos, en faisant place à cette
« fraîcheur qui disperse les signes »53. L’opacité est ainsi
dénoncée comme constitutive de l’écriture poétique. Cependant,
l’évocation de ce blocage référentiel coexiste constamment avec
son inverse, l’entrée en force transparente du référent dans
l’ordre clos du signe. En effet, se dessine, à cette même époque,
l’espérance d’une communication sans sémiotisation, qui se
passerait de la « procuration de signe » pour reprendre les
analyses de Jacques Derrida. S'est souvent exprimé le désir
d’échanger directement avec l’être ». Dans l’œuvre
dubouchettienne, la Voix comme jeu volatil, éphémère et vivant de
la parole va effectivement permettre de « fraîchir » le signe et
de conserver l’immédiateté de la parole et du réel, en la
dépêchant sur le papier. Elle renoue ainsi et positivement avec
l’idée de la phonè :

… lire à haute voix figure, quant à la parole […] cette éventualité


que les lèvres sont premières à appréhender, que l’esprit sur
l’instant n’appréhende pas du tout… l’esprit sur l’instant est
54
aveuglé .

La parole/écriture poétique d’André du Bouchet ne se voit plus


affectée d’un sens définitif et retrouve une fonction expressive
plutôt que significative.

52
Id., André du Bouchet 2, L’Étrangère no 16-17-18, La Lettre volée 2007, p. 290.
53
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979,
sans indication de pages.
54
« Notes transcrites à partir d’un entretien radiophonique avec Pascal Quignard en
1976 », P.Chappuis, op.cit., p. 88.

34
I.A. Restituer l’écrit à la « fraîcheur » d’avant la lettre

Pour de nombreux penseurs et philosophes depuis Platon,


l'écriture (force de déviance sémantique et ontologique) fait
perdre ce lien naturel entre la voix et la personne singulière.
Elle constitue une mise au tombeau altérante de l'oralité supposée
« vraie », un médium « froid » dont le pouvoir d’émotion et de
transformation paraît bien faible au regard de la puissance
créatrice de la Parole. Le passage à l’écrit s’apparente à un
emprisonnement de la pensée, qui se fige. Dans Phèdre, Platon se
livre à une critique radicale de l’écrit, qu’il considère comme un
simulacre (eidôlon) du discours véritable, qui doit être oral. Il
précise même dans la Lettre VII qu’un savoir (mathèma) portant sur
les choses les plus grandes (ta megista), n’a jamais été et ne
sera jamais, de sa part, couché par écrit. Inversement, la
révolution grammatologique a affirmé que la référence ontologique
habitant le langage proféré par la voix porte l'illusion d'une
fausse immédiateté fallacieuse alors que l'écriture se montre
avertie du monde médiat, et surtout linguistique, de la relation
entre les mots et les choses. À partir de ce tournant majeur, la
littérature devint rapidement une science de la lettre, s'avouant
dans sa nature dérivée et culturelle de création verbale.
L’écriture écarta la tradition orale. Le texte et l’œil
l’emportèrent sur la musique et l’oreille. La poésie fut écrite
pour des lecteurs. Le logocentrisme conduisit progressivement à
l’effacement de la face sensible du verbe au profit de sa face
intelligible. La notion de « Voix » acquit à ce moment et bien
injustement le statut d'épiphénomène. Or, c’est cette même Voix
qu’André du Bouchet réanime pour échapper à la dichotomie
simpliste qui s’est instaurée entre écriture et oralité. « Poème-
parole faite/pour ne pas parler […] » : cette proposition poétique
fait écho à ce que Jean-Michel Maulpoix énonce dans L’Ecrivain
imaginaire : « J’ai appelé poème la voix qui me manquait ». Le
poème ne constitue pas une cristallisation de la parole. Le texte,
c'est la voix. « [T]elle parole analogue à la fixité du sol »55,

55
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 14.

35
écrit le poète : ce qui semblait se figer retrouve la volatilité
de l’air. La prise de parole ne permet pas, comme le pense la
tradition, la proximité de la pensée à elle-même. La parole
implique une distance de soi à soi, que vient combler l’écriture
dans le travail de la fêlure, en donnant par exemple corps et voix
aux silences :

… là56.

La langue n’est plus cet instrument proche de l’âme qui en


accomplirait l’expression fidèle. Elle est épaisse. On ne peut pas
réellement se servir des mots : on les rencontre. Chez André du
Bouchet, le langage n’offre pas de lien « naturel » et on peut
dire en ce sens qu’il fait la pleine expérience d’une différance,
une différence toujours déjà là. La langue était « là » quand il
est né. C'est au poète de se frayer un chemin personnel à travers
l’opacité et la dureté des pierres ou des mots. La langue se donne
à l'homme comme un ensemble d'éléments préexistants et codés (un
signifiant et un signifié) que chaque individu trouve dans
l'héritage de son groupe. Elle constitue un frein à la pleine
expression de l’être. Est poète celui qui décide de traverser cet
obstacle, comme le marcheur accepte de gravir une montagne. Les
thèmes de l'incision et de la brèche sont omniprésents dans la
poétique dubouchettienne. L'acte d’écriture est une traversée. La
conscience de ce mur, de cet écart entre le « dire » et le
« vouloir dire » est le point de départ de l’ouverture. En effet,
l'épaisseur de la langue sépare l'homme de lui-même en tant
qu'être parlant. Et André du Bouchet considère le geste scriptural
comme une ouverture perpétuelle : « ouvert, assurément [...] mais
– ouvrir, / à l'infinitif », écrit André du Bouchet. C’est la
condition d’être de la parole poétique que d’exister en ouverture.
Le « dire » et le « à dire », qui sont l’un à travers l’autre en
ressourcement perpétuel, ne se laissent pas prendre à une parole
réussie, arrivée, finie, signifiante. La parole poétique ne doit
pas être prisonnière d’une réalité notifiée par l’ensemble des

56
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 33.

36
mots dont le sens est préétabli dans la langue. La réalité est
sans cesse nouvelle. Et la poésie agit pour nommer le réel
innommé. Elle est à tout moment d’elle-même au commencement de ses
voies. L'œuvre d’André du Bouchet n'a qu'un sujet : la naissance
en elle de la poésie.

57
I.A.1. « ... raccourci oral inclus dans l'écrit »

I.A.1.a. Dépasser le logocentrisme

Il est vrai que langue écrite et langue orale sont bien


distinctes, aussi bien du point de vue des canaux que du point de
vue énonciatif : elles articulent différemment le discours et
mobilisent des opérations cognitives en partie spécifique. Elles
tendent l’une comme l’autre à sélectionner des formes
linguistiques qui leur sont particulières. Ainsi l’écrit est-il
davantage concerné par l’intervention normative, plus
particulièrement contraint à une norme de saturation syntaxique et
informationnelle. Enfin, l’écrit et l’oral sont soumis à des
contraintes d’encodage et de décodage pragmatiquement différentes.
La présupposition par la métaphysique occidentale de l’être comme
présence est à l’origine de cette scission. La parole réaliserait
l’immédiate présence à soi et l’écriture serait violence faite à
la parole. La voix a donc longtemps été vécue comme exclusion de
l’événement scriptural, ce dernier étant médiation, représentation
dérivée, remplacement de l’expression pure par l’exactitude. Le
λόγος ne pourrait se saisir lui-même qu’à travers la voix. Il
existe de nombreux exemples (trop nombreux pour être énumérés ici)
de l’histoire de la philosophie qui pense l’écriture comme un
dérivé de la parole. Cette dernière serait, à travers la Voix, au
plus proche du signifié comme sens ou comme chose, alors que le
signifiant écrit serait davantage représentatif et technique. Ce
dernier a donc longtemps été déprécié et sa valeur ontologique

57
Id., « Hauts de Bühl », in L'emportement du muet, Mercure de France, 2000, p. 95.

37
fortement diminuée. Déjà le Phèdre introduit une scission entre
deux types d’écriture : une écriture de la vérité dans l’âme,
naturelle, intelligible, opposée à une « mauvaise » écriture,
sensible, corporelle, spatiale, technique. L’écriture naturelle se
trouve unie à la voix et au souffle : elle n’est donc pas
grammatologique mais pneumatologique. Ainsi la Voix a-t-elle
souvent été hantée par une quête fusionnelle d'elle-même, par un
désir d'identification de soi à soi. Le logocentrisme a ainsi
véhiculé durant des siècles l’idée de proximité du langage à
l’être et celle de l’être comme présence. Même Paul Valéry, en
écrivant « Le Moi c'est la voix »58, postule clairement cette
unité, l'unification mélodique de soi-même par laquelle le sujet
semble se transmuer en voix pure. C’est le rêve philosophique
occidental de la pleine présence à soi : une voix, la voix se
parlant à elle-même, dans le présent absolument contemporain de
son effectuation. Pour de nombreux poètes, l'écriture est même
devenue l’apanage d’une mécanique inorganique, ayant partie liée
au corps coupé : la « schize scripturale » provoquerait
l’éloignement de la main « morte » de son origine énonciative,
transposition corporelle de l’écart constitutif de la trace
laissée dans le monde. Il n’en est rien dans la poésie d’André du
Bouchet. Traditionnellement, la phonè est entendue comme ce qui
rassemble et produit le sens, au cœur du logos. Le sens produit
par l’écriture d’André du Bouchet est quant à lui rompu, espacé et
graphique :

et le mot - desserrant59.

Le son lui-même subit des modifications de cet ordre: il ne


constitue pas une réalité idéale et supérieure, permettant, par la
voix, la pleine présence de soi à soi. C’est une matière
susceptible de se briser, d’éparpiller le sens, ce qu’André du
Bouchet explicite ainsi :

58
Paul Valéry, voir le commentaire « La voix prise à la lettre » de Valéry devant
la littérature. Mesure de la limite, Paris, PUF, « Ecrivains », 1991, chapitre 3
par Jarrety.
59
André du Bouchet, « congère », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie »,
1998, p. 163.

38
Pas d’air
qui ne soit
rompu

et

air venir

scinder60.

Ainsi l’écriture d’André du Bouchet travaille-t-elle contre cette


métaphysique de la présence. La présence qu'appelle le poète est
toujours habitée par la disjonction, l’éparpillement, l’échappée,
l’imminence d’une bifurcation. La catégorie du discontinu est
expression de la rupture des deux niveaux existentiels, que sont
l'ici-bas et l'ailleurs (pressenti et parfois aperçu). Une fois
consumée l'expérience qui permet de saisir ce clivage ontologique,
il ne reste que des éléments épars. Puisque la vérité se donne par
fragments, le poème ne peut être que fragmentaire. La poésie est
négative par nécessité de « naïveté ». Pour joindre le monde, il
faut dé-structurer d’abord le mondain ; le système linguistique
organisé ne peut rendre compte du désordre immédiat des
sensations. Retour au donné brut, absence de hiérarchisation et de
médiatisation caractérisent l’œuvre dubouchettienne :

. . . à
avoir

tu puises

comme avoir
été61.

Ce n’est pas le refus de la logique, mais la recherche d’une autre


logique qui entend rendre au langage du discours quelque chose
qu’il a perdu sous l’emprise de la logique discursive, notamment
la tension entre la représentation et la chose représentée. L’
« interstice », dont il est tant question chez André du Bouchet,
60
Id., « luzerne », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 72.
61
Id., « Axiomes », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 168.

39
exprime bien évidemment les espaces blancs qui séparent les mots
et les lignes les uns des autres mais dit surtout l’espace
ontologique vide qui sépare la production de langage de
l’extérieur du monde, du « dehors », pour utiliser un mot fréquent
chez le poète. D’ailleurs, si le poète souhaite souvent élargir
l’interstice jusqu’à quasiment à l’annuler, c’est afin de réduire
l’écart entre le langage et le monde et de faire sortir l’écriture
dans le « dehors ».

Étonnement, que ce soit dans ses interventions ou dans son œuvre


poétique, se manifeste au premier abord une méfiance d’André du
Bouchet à l’égard de l’écriture, comme en témoigne ce dialogue
engagé avec Monique Pétillon, pour une interview dans Le Monde :

(Monique Pétillon) Dans L’Ecrit à haute voix, vous citez cette phrase
de Mallarmé : « Au fond le monde est fait pour aboutir à un beau
livre »

(André du Bouchet) C’est une phrase qui m’a toujours paru un peu
légère. Je dis légère à la décharge de Mallarmé, car cette phrase a
été donnée dans un entretien. Il me semble que le rapport est inversé.
Le livre est le signe de notre présence au monde puisque nous ne
pouvons pas nous défaire de la parole. Mais le monde n’est pas fait
pour abouti à un livre. Le livre, au contraire, est fait pour donner
accès au monde et pour lui être rendu62.

Le Livre ne constitue plus une fin mais se situe au commencement


de cette accession au monde. En fait, l’écriture ne doit pas fixer
ce qui, de toute manière, se vit d’abord sur l’écart, mais doit
dire cet écart. André du Bouchet a en effet toujours eu conscience
d’une distance. C’est à partir de cette prise de conscience que se
livre, à travers ses œuvres, une lecture critique de la
métaphysique occidentale entendue comme logocentrisme. Le concept
d’écriture ne désignerait plus le double d’un signifiant plus
important, pour comprendre le langage. C’est un mouvement que
Jacques Derrida (avec lequel André du Bouchet établit une
correspondance à partir de mai 1968) décrit ainsi : « le signifié
y fonctionne toujours déjà comme un signifiant. La secondarité

62
Id., entretien avec Monique Pétillon, « Poète de l’abrupt », in André du Bouchet
1, L’étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, pp. 127-128.

40
qu’on croyait pouvoir réserver à l’écriture affecte tout signifié
en général »63. Le rapport de la parole et de l’écriture pose
traditionnellement le problème de la présence à soi du langage,
par l’intermédiaire du concept de la phonè : de là découle l'idée
de monde à partir de la différence entre le sensible et
l'intelligible, l'intérieur et l'extérieur, l'empirique et le
transcendantal. Le travail derridien propose, quant à lui, une
vision du langage hors de ce cadre principalement dualiste. La
poésie d’André du Bouchet trouve écho dans cette critique
derridienne puisqu'elle ne s'inscrit pas dans cette tradition
phono-centrique et dualiste. Dans l’extrait qui suit, le
« papier » (entendu comme support de la communication scripturale)
et la « face » de celui qui parle s’équivalent et deviennent le
lieu d’inscription du « trait », celui du dessin ou de la parole
« en l’air », c’est-à-dire proférée :

Vent, ou papier ̶ face


comme épars, à ce qui le déporte, un trait ̶ parole en
64
l'air ou dessin qui questionne ̶ suspendu .

La Voix a toute son importance, mais elle n’est pas séparée de


l’écriture :

(Monique Pétillon) Quel est le rapport entre la parole et l’écriture,


entre le texte et la voix ?

(André du Bouchet) C’est indifférenciable. J’ai essayé de le formuler


un peu dans les pages intitulées Là aux lèvres65.

Le texte c’est la Voix, qui ne doit et ne peut plus être confondue


avec le phonique. André du Bouchet chemine vers une définition non
plus physiologique ni psychologique mais culturelle, historique et
poétique de la Voix, se réalisant dans l’écriture (« pour être
perçue ») comme dans la profération (« pour être prononcée ») :

63
Jacques Derrida, De la grammatologie, éditions de Minuit 1967, p. 16.
64
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 38.
65
Id., entretien avec Monique Pétillon, Le Monde des Livres, 10 juin 1983.

41
Une parole distincte – qui sera, appelle, en tout instant, pour être
perçue comme pour être prononcée66.

Certes, André du Bouchet est un poète de l'inscription (« Ecrire,


quel travail ! »67) mais cela ne signifie pas qu’il n’accorde
aucune importance à la matérialité sonore du langage. Paule du
Bouchet, dans un témoignage bouleversant, dit que pour son père,
l’écriture ne peut s’accomplir que si elle est une pratique de
l’oralité:

Mon père dit du poème qu’il se différencie « des autres écrits en ceci
qu’il ya quelque chose qui appelle la voix […]. Lorsque le mot trouve
sa place sur la page, c’est que je l’imagine à mes lèvres. S’il tient
dans la page, c’est qu’il tient dans ma bouche. Lorsqu’il écoutait de
la musique, il y avait ceci, fondamental, qui est du mot aux lèvres.
« Chance » donc que cette absence de maîtrise qui permettait aux sons
de venir à ses propres lèvres. Ce rapport entre « le mot qui trouve sa
place sur la page après l’avoir trouvée sur les lèvres » trouvait une
équivalence dans quelque chose comme : « l’attente » de la musique en
train d’être jouée68.

« Si [le mot] tient dans la page, c’est qu’il tient dans ma


bouche » : la profération devient un moteur de l’écriture :
« [J]’écris ce que je dis »69, note André du Bouchet dans un
carnet. Comprenons d’ailleurs cette formulation dans les deux
sens : prononciation en amont de la trace scripturaire et écriture
de ce que la parole établit en nommant. La parole poétique est
d’abord et toujours anticipée ou préparée par les lèvres :

Au loin la parole – les lèvres, qu’elle timbre,l’imaginent : o u v e r t e


comme, à vélo quand une pente est dévalée, le froid – soudain le froid
qui se traverse – ravivera, en passant, quelque chose de la crudité de
l’herbe sciée.
[…]

66
Id., « Sur Paul Celan », in André du Bouchet 1, L'Étrangère n°14-15, La Lettre
volée, 2007, p. 112
67
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 13.
68
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père », in André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 413.
69
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 44.

42
La désirant dite.
De nouveau désirant que, sur la non-parole
qu’elle timbre, elle n’en soit pas retranchée, mais rejoigne par le
70
travers le fond de sa mutité. moi .

Deux éléments phoniques et énonciatifs sont à l’origine de cette


parole actualisée par la voix (réalisée ou non). Le premier,
constituant matériel de consonnes et de voyelles, est décrit dans
le recueil Pourquoi si calmes :

La parole réamalgamée – où elle appuie, ayant débordé un sens,


sur le fond de consonnes et de voyelles dans lequel le terrible
par instant reprend corps, accuse – à l’égal d’un point
d’appui, la fracture du temps, et, de même que le mot échu chaque
fois se dégage de ce qu’il a pu signifier, ouvre dans l’en-
tretemps, au temps d’une attente comme à celui du repos différé71.

Le second est l’intonation ou le timbre en attente. Il n’y a pas


de parole sans voix qui la porte, et même qui la devance. La voix
est ce qui donne vie au discours et à la parole. La parole en
préparation est une matière composite, une mémoire diffuse de
phonique et de lexico-sémantique. La parole vive constitue un saut
dans l’inconnu et une rupture. Le poème « réveille ». Chaque
phrase est un événement d’énonciation. Benveniste parlerait
d’« événement évanouissant »72. Le sujet se construit constamment
et en même temps que sa parole.

Il est vrai que la lecture paraît plus accessible quand on se trouve


devant une poésie gourmande. C’est ce qui arrive dans notre culture
ambiante : le rapport avec les choses et les êtres réside moins dans
la tension que dans le désir presque aussitôt assouvi ou dans la
recherche de cet assouvissement. Dans le poème, la flamme brûle, mais
ne se consume pas. Le désir ne renonce pas à l’assouvissement, mais
sans s’assoupir pour autant dans la consommation. C’est une relation
tendue avec le langage. Quand on écrit, on pressent que le mot n’est
pas la chose. Mais il se produit un renversement où le mot lui-même
devient la chose. Le désir est déplacé. On ne peut pas dire qu’il est
déçu, mais non plus qu’il est comblé. Car le rapport au mot est tel
qu’il reste toujours inassouvi. L’écart est déplacé, mais jamais

70
Id., Pourquoi si calmes, Fata Morgana, 1996, p. 33.
71
Ibid., p. 13.
72
Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, « Tel », t.II,
1974, p. 227.

43
comblé. A ceci près que si l’écriture touche à ce qu’elle veut
atteindre, on ne s’endort pas, on n’arrive plus à dormir. Le poème
réveille, là où l’assouvissement endort. L’écart, c’est le monde – qui
n’est jamais comblé. Alors il devient source et non frustration. La
voix défalquée de l’eau rejoint sa soif73.

C’est de l’impossibilité même de rejoindre le réel qu’émane une


possible rencontre : « l’écart, c’est le monde […] il devient
source ». L’œuvre d’André du Bouchet s’inscrit contre le
logocentrisme traditionnel en affirmant le différer initial de
tout signe (et de toute parole).

I.A.1.b. L’épreuve de la différence

Jacques Derrida, dans sa constitution d’une science de


l’écriture, nous dit que cette dernière « précède » la parole dans
la mesure où tout signe diffère : « Il y a une violence originaire
de l’écriture parce que le langage est d’abord […] écriture »74. Le
philosophe pense en effet que toute parole est toujours-déjà une
traduction, sans qu'il n’y ait jamais eu de « texte original ». De
même, pour André du Bouchet, toute poésie est déjà traduction
puisqu’elle doit réinstaurer le lien perdu entre les choses et les
mots : « il me reste encore à traduire du français »75, écrit le
poète. À la base des traductions, le texte n’a pas réellement de
signification établie. L’expression linguistique est toujours-déjà
une traduction, au sens d’une « trahison » et non d’une
équivalence. L'écriture est envisagée comme l'épreuve de cette
distance qui nous sépare du langage lui-même et le texte étranger
à traduire est encore moins susceptible de trouver une équivalence
dans une langue elle-même différante : « traduire [reste] une
séparation aussi »76. Il est impossible de se réapproprier la
langue de l'autre sur le plan de la signification. Le sens ne se

73
André du Bouchet, entretien avec Dominique Grandmont, in André du Bouchet 2,
L’étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 87.
74
Jacques Derrida, op.cit., p, 55.
75
André du Bouchet, « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard,
collection « Poésie », 2011, p. 137.
76
A.M. Bishop, Altérités d’André du Bouchet, Amsterdam, Rodopi, 2003, p.41.

44
livre jamais comme présence positive d’une parole totalement
signifiante. Le surgissement se donne toujours comme une
disparition, celle du monde au sein du langage, qui révèle avec
violence son incapacité à le convoquer. Derrière cette
impossibilité d'incarner le réel, le langage surgit dans sa pleine
présence différante et différée. L’écriture ne peut plus être
considérée comme une inscription déviante d’une Voix qui dit la
« présence à soi ». Elle fait systématiquement appel à une
expérience de manque (impossibilité de rejoindre l’extérieur dans
la parole) et se présente comme une inscription équivalente à la
profération de la voix. Il s’agit désormais de penser l’espace
littéraire et poétique comme ce qui se joue au cœur même de ce
mouvement différant, comme ce qui assume cette condition du
langage. Affronter le vide ou le blanc sur lequel s’inscrit la
parole et avec lequel elle compose, rend possible l'écriture
poétique. Le blocage référentiel est très souvent constaté au sein
de la poésie dubouchettienne :

L’air −
sans atteindre au sol seulement − sous la foulée,
revient77.

Il est question de cette scission entre « l’air » et le « sol »


(que le premier, dans sa volatilité essentielle, n’atteint
jamais), métaphore de la situation du poète en tant qu’être
parlant. À lui comme à nous, la réalité apparaît effectivement
scindée, « ici en deux » (pour reprendre le titre d’un recueil
d’André du Bouchet). D'un côté se tient la réalité que la parole
dit ; de l'autre s’impose celle à laquelle nous nous confrontons
dans notre expérience sensible, dans notre rencontre avec
l'Autre ; cette dernière est une réalité qui demeure l'événement
du Sans-Nom, événement du Sans-Nom que le langage est impropre à
nommer et qui s’effectue dans la surprise, toujours. Ainsi, le moi
et le monde ne peuvent réellement s'appeler et communiquer, faute
de mots. Mais, ce qui ressort de l'œuvre poétique d'André du
Bouchet avec une particulière clarté, est la double
reconnaissance, constamment réaffirmée, qu'il y a, en-deça de

77
André du Bouchet, Ou le soleil, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 127.

45
l'étant, quelque chose à dire – notre rapport (même empêché) au
monde – et qu'il doit être possible de le dire. La mise en marche,
dans le territoire comme dans le poème, est ce qui fait éprouver
et vivre cet écart. Revenons au terme de cette expression extraite
de Ou le soleil : « […] sous la foulée revient ». La poésie
d'André du Bouchet est bien une réponse « en acte » à cette
interrogation de la parole et du monde. Nous ne pourrions pourtant
affirmer que le rapport entre lui et le monde se résout en
plénitude harmonieuse. La poésie dubouchettienne ne s'abandonne
jamais à l'« enchantement » (évoqué par Hölderlin) de la pure
sensation encore irréfléchie de la vie. Son rapport au monde
réside dans l'ouverture et l'écart tout à la fois. Se lit dans son
œuvre une différence assumée, un écart vécu, une distance comprise
– un corps « fragmenté » et ouvert, justement dispersé au-delà des
frontières du corps propre qui définit habituellement la position
du sujet. L’écriture différante d’André du Bouchet nous apprend
qu’il est possible d’habiter le gouffre lui-même, là où le corps
compose d’infinies relations avec un dehors qui le traverse ; au
milieu donc, là où le langage n’a plus ni émetteur ni récepteur,
là où il se dresse comme une réalité singulière et autonome, une
force créatrice. Dès lors l'importance du « souffle » est toute
différente de ce que Derrida voit chez Artaud : plutôt qu'une
possession de la langue par la respiration, l'accueil de
l'extériorité de l'air dans la parole va, chez André du Bouchet,
jusqu'à l'impersonnel : « c'est alors une parole qui ne serait de
personne, qui ne se préoccuperait que de désigner par sa présence
rudimentaire un écart premier, un espacement irréductible à partir
duquel seulement nous trouvons à être »78. « J’écris aussi loin que
possible de moi »79, écrit André du Bouchet : il ne s'agit pas de
préserver une possible intégrité de son être mais de s’abandonner
à l'altérité d'un dehors impersonnel, de s’ouvrir, d’assumer et
d’intégrer la différence, ce qui permet au langage de s'ouvrir au
blanc, au vide et au silence qui constitue son revers. Les mots se
mettent à parler parce qu'ils ne bavardent plus : ils n'ont plus

78
Gilles Quinsat, « Parler depuis un autre lieu », in Autour d'André du Bouchet,
Paris, Presses de l’E.N.S, 1987, p. 63.
79
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 40.

46
d'autre contenu que cet évidement du langage qui permet l'accueil
de son dehors. La différence devient ouverture à l'altérité.
Michel Collot le commente avec justesse :

Certes, une telle coïncidence entre mots et choses est sans doute
impossible, et André du Bouchet a toujours eu la conscience la plus
aiguë de leur écart. Mais sur cet écart il table, c'est-à-dire qu'il
en fait la condition même de la relation. Le rapport au monde institué
par ces fragments de Rapides comprend en lui le moment de l'absence et
de la différence80.

Lorsqu’André du Bouchet écrit « neige. glace. eau. si vous


êtes des mots, parlez »81, il indique que ce n’est pas à lui
d’engager la parole. Il ne cherche pas à reconstituer un « je »
métaphysique et ne croit pas à la totale maîtrise du langage.
C’est aux mots de gagner leur indépendance, c’est aux mots de
parler. C'est ainsi que nous comprenons le retour au signe non
séparé de sa force élocutoire.

I.A.2. « [F]raîcheur qui disperse les signes »82: déloger le signe


de son ordre clos

I.A.2.a. Une opacité constitutive de l’écriture poétique

La conscience d’une stase référentielle se traduit, dans la


poétique dubouchettienne, par la notion d’obstacle, en particulier
celui de la « montagne », qui oppose à la parole l’épaisseur de la
langue :

83
La montagne : elle n’est que langue .

80
Michel Collot, « Rapides ou la rapacité de la fraîcheur », in Autour d’André du
Bouchet, Paris, Presses de l’E.N.S., 1987, p. 149.
81
André du Bouchet, « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard,
collection « Poésie », 2011, p. 137.
82
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
83
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 146.

47
La montagne est en effet souvent la métaphore de l’écriture, comme
le souligne André du Bouchet lui-même : « Quand a paru Dans la
chaleur vacante, on m'a demandé si j'habitais un pays de montagne.
Je crois que le mot de « montagne » qui y revenait assez souvent
n'était autre que la langue que je commençais à habiter et à
laquelle je me heurtais »84. La langue est en effet un ensemble
compact d’éléments préexistants et codés. La langue est une donnée
épaisse qu’il s’agit de gravir, pour permettre au langage de se
découvrir et à l’être d’exister. En effet, l'« épaisseur de la
langue sépare l'homme de lui-même en tant qu'être parlant »85. Le
poète qui affronte cette contradiction « percevoir le dehors / ne
pas pouvoir le dire », se situe dans une sorte d’embrasure. Il
stagne entre ce qu’il ne peut pas dire et ce à quoi la parole doit
aller :

dehors : non, dehors je ne peux pas. et aller, pourtant, sur


ce que je ne peux pas dire. la parole, quelquefois, suivra — de
même que soi, sans être dit, par les intervalles86.

Il est donc très souvent question au fil des recueils


dubouchettiens d’une épaisseur qui entrave la progression, de ce
qui obstrue, ce qui « obnubile » le passage et ce qui en écarte le
marcheur, qu’il s’agisse d’un mur, de l’air du froid ou encore
d’une montagne. Il existe de minuscules obstacles, auxquels l’on
accorde trop peu d’importance : des cailloux qui effacent la piste
(« quand la route se perd à la surface des pierres »87) à la terre
qui s’interpose entre « le soleil et nous »88 (il peut s’agir du
« mur », obstacle à la vue mais aussi lien entre le ciel et le
sol). Il en existe bien évidemment de plus imposants. Ainsi
l’image de la montagne obsède-t-elle André du Bouchet. L’isotopie
de la glaciation est sans doute la plus représentative de sa
poétique. Le glacier semble constituer l’obstacle par

84
Id., entretien avec Monique Pétillon, Le Monde, 10 juin 1983.
85
Jacques Depreux, André du Bouchet ou la parole traversée, Seyssel, Champ Vallon,
« Champ poétique », 1988, p. 60.
86
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 37.
87
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 16.
88
Id., Ou le soleil, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 83.

48
excellence (« … montagnes en cours que je ne franchirais pas »89) :
à la fois brutal (« Glacier tord »90) et vaporeux (« l’air des
glaciers frappe un côté immobile de ma face »91), à la limite de la
matière et de l’esprit (« ce qui doit se dire le glacier »92). Même
le froid qui en émane, plus volatile et moins imposant au premier
abord, se concentre et se condense, constituant ainsi un frein au
souffle, provoquant la cristallisation de la parole poétique :

puis s’interposant, comme


au
froid du carreau l’haleine93.

L’obstacle, qui est issu du latin « ob-stare », peut se traduire


par « ce qui se tient devant ». Et il est vrai que le réel se
dresse souvent dans le champ perceptif du poète et s’étend au
loin, « dans le déploiement dilué de l’infini »94, distançant le
poète déstabilisé. Même le sol, traditionnellement pensé dans son
horizontalité, défile sous son pied et le prolonge, s’ « ex-pose »
au poète, « se découvre face à [lui] » et devient souvent champ
d’horizon illimité :

de
même que le sol sous le pas de la figure, reprenant le dessus, se
95
découvre face à soi .

Un grand nombre de locutions adverbiales et de prépositions qui


ponctuent les recueils, indiquent ce devancement du paysage : « la
faille sur laquelle j’ai pu reprendre est encore en avant de
moi »96. Le philosophe Henri Maldiney évoque à ce propos la
récurrence du mot « face » dans la poésie d’André du Bouchet et la
perspective que le terme libère :

89
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Hachette, Collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
90
Id., « laisses », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 77.
91
Id., « rapides », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 94.
92
Id., « laisses », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 30.
93
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, Collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
94
Ibid.
95
Ibid.
96
André du Bouchet, « retours sur le vent », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 149.

49
Que cette face soit la mienne ou qu’elle soit celle du monde, elle
n’existe à soi qu’en avant de soi portée vers l’autre – avant toute
97
entreprise .

Dans un recueil comme l’Ajour, ce vocable peut être relevé sous la


forme d’un syntagme prépositionnel (« Le ciel de face / ajouté /
où / tout est perdu / ajouté / l’autre souffle »98), d’une locution
(« … déjà face à « nous » scintille, comme un implant de /
l’autre côté de l’air…99), ou d’un simple substantif (« Face − et
100
soif, encore − face des/ ruisseaux) . D’une manière générale,
la poésie d’André du Bouchet manifeste une élévation obstruante.
En effet, ce qui devance souvent se redresse, comme en témoignent
ces expressions relevées dans « Hercules Segers » : « sol plus
haut que le sol »101, « masse inhabitée qui se lève au-dessus des
maisons »102, « terre soulevée »103, parois « en surplomb »104. Même
l’« infiniment bas se retourne en hauteur éperdue » :

L’horizon porteur du dehors ici prenant pied debout…105

L’illimité (« longue ») horizontal (« plage ») s’impose dans sa


verticalité :

longue plage sur laquelle, de nouveau, hauteur cherche


à se prendre pour relancer106.

L’état du paysage subit fréquemment une permutation verticale, où


il acquiert une force tangible. Dans l’extrait qui suit, la
virgule engendre une apposition et, par conséquent, une relation
d’identité entre les deux syntagmes nominaux, équivalence

97
Henri Maldiney, « Les blancs d’André du Bouchet », in Espaces pour André du
Bouchet, L’Ire des Vents 6-8, 1983, p. 200.
98
André du Bouchet, « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard,
collection « Poésie », 1998, p. 23.
99
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 60.
100
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 20.
101
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, Collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
102
Ibid.
103
Ibid.
104
Ibid.
105
Ibid.
106
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
“Poésie”, 1998, p. 60.

50
renforcée par une symétrie de construction (substantif + syntagme
prépositionnel). Ainsi la pierre, qui se situe de « front » (donc
« au-devant »), se dresse en rocher escarpé (« à l’aplomb »). Elle
s’érige :

comme pierre − de front, un rocher à l’aplomb…107

Le monde semble se soulever jusqu’à soi. Après tout, pour le


marcheur, la montagne est une sorte de sol (suite du chemin
emprunté) qui se « verticalise » au fur et à mesure de son
ascension. Aussi, lorsque nous tombons, le sol vient tout autant
que la chute du corps, à notre encontre :

comme, à chercher
appui, on aura pendant l’équilibre porté la main en avant, la terre sans
108
attendre vient à soi .

Dans l’œuvre dubouchettienne et sur le plan lexical, le sème de la


verticalité est omniprésent sur le plan lexical. Par exemple, le
mot « paroi », employé de manière récurrente par le poète,
représente, en dehors de toute structure matérielle, tout ce qui
sépare (le moi des autres ou l'homme de la connaissance); ne
serait-ce que le mur de feu qu’entretient la vie quotidienne :
« je bute contre la chaleur qui monte au front des pierres »109. La
verticalité touche également la typographie des poèmes :
l’escarpement d’une présence en appel, c’est ce que montre la
disposition des textes et tout d’abord le décrochement des
« blancs ». L’ordonnance typographique de certains poèmes acquiert
une véritable force verticale. Les énoncés, soumis à une gravité
poétique, contournent la linéarité de l’écriture et esquissent une
chute verticale :

107
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, Collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
108
Id., Matière de l’interlocuteur, Fata Morgana, Montpellier, 1992, p. 26.
109
Id., « Face de la chaleur », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 88.

51
et c’
est
par les descentes
qu’

il a

fallu110.

Le plus souvent, l’obstacle se manifeste tout de même par


l’« épaisseur ». Celle-ci apparaît souvent sans qualificatif. Elle
est le dehors absolu, antérieur à la parole (« séparant de soi
lorsque je n’ai pas prononcé »111) et à la marche (« épaisseur non
frayée »112). Ce qui est épaissi se situe en effet dehors, « comme
hors du sens »113. L’« épaisseur » est inintelligible et le demeure
si l’on tente d’entamer sa solidité :

solidité sans finir

deux fois j’ai démêlé. puis, cela est redevenu


inintelligible : la montagne. deux fois
l’épaisseur inintelligible114.

La « terre » (« épaisseur terreuse, compacité de l’humus »115),


vocable que le poète emploie dans la diversité de ses
significations, apparaît elle aussi comme une épaisseur compacte
et infranchissable. Dans Hercules Segers, André du Bouchet évoque
la figure du promeneur

( ici comme fiché


dans la compacité de l’humus − et qu’il doit ensoleiller…,

c’est-à-dire, qu’il doit tout de même traverser. Les gravures


d’Hercules Segers, commentées par André du Bouchet dans un essai

110
Id., « le surcroît », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p.105.
111
Id., Rapides, Paris, Hachette, Collection P.O.L, 1980, sans indication de pages.
112
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, Collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
113
Id., « Langue, déplacements, jours », in L’incohérence, Hachette, Collection
P.O.L, 1979, sans indication de pages.
114
Id., « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.77.
115
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, Collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.

52
portant comme titre le nom du peintre, sont propres à faire saisir
cette épaisseur de la terre.

Plongeons-nous dans ce Paysage montagneux : « Face à soi − la


116
sèche, la terre (que l’eau en poudre obnubile » , note du
Bouchet. Sous nos pieds, en effet, un sol de cailloux et d’herbes
éparses, prolongé sur la droite par des montagnes abruptes et
blessées dont l’aridité est soulignée d’une lumière chaude.
L’immensité du ciel presse une ligne d’horizon basse : « présence
du ciel sur la terre et la terre comme en émoi de ce jour »117.
Même le ciel est compact : « la compacité du ciel sans
étoiles »118. A gauche, une vallée. Villages et hommes, pris dans
les tumultes de la terre, semblent disparaître en elle, être
ensevelis : « Le moulin lui-même/grain dans les meules de le terre
… »119. Les personnages paraissent émerger d’une pâte terreuse
qu’André du Bouchet traduit par « terre verbeuse » : une parole
commune prise elle aussi dans les tumultes de la terre.
L’épaisseur peut en effet être celle du livre (« agrégat de
feuillets »), et, par conséquent, de l’écriture poétique définie
comme « opaque », c’est-à-dire refermée sur elle-même :

116
Ibid.
117
Ibid.
118
Ibid.
119
Ibid.

53
et que l’opaque, agrégat de
feuillets tantôt fendu (plus avant je ne déchiffre pas) ressoude …
plus avant − non… Mais le volume opaque que je ne peux pas
franchir, ne regarde que moi120.

Cette épaisseur fait d’ailleurs signe au poète (« ne regarde que


moi ») qui devra tenter un frayement personnel. Ce qui semble logé
dans l’épaisseur du livre, c’est la mutité :

… au plus haut,
cela : parole en deux - heurtant, avant de s’y confondre, la
matière
du muet dont elle tire pour une part sa compacité …121

L’épaisseur muette renvoie à l’épaisseur de la langue :

… dans l’épaisseur muette aussi active que l’air, et comme lui


soustraite à la lettre - l’épaisseur de la langue …122

La langue a la même épaisseur, la même opacité que le monde. Et le


défaut par où peut se vaincre sa masse abrupte, c’est le sujet qui
parle, prenant appui sur le muet. Dans sa présentation de Fureur
et mystère, du Bouchet note : « Le refus de se laisser annexer
donne lieu au poème, il garde le sentiment de l’écart
intransigeant qui existe entre l’homme et les choses, entre
l’élément qui se déchaîne ou se referme sur lui-même dans un
silence obstiné, et l’homme doué de parole »123. En même temps
qu’il commente Char, André du Bouchet dessine bien évidemment sa
propre poétique. Les mots sont en effet des pierres épaisses,
amassées en travers de notre route. Le monde est une relation
compacte, un continuum qui nous entoure. La conscience de l’homme
qui le constate en prenant de la hauteur ou du recul peut tenter
de le percer. A partir du muet, l’écriture poétique crée une

120
Ibid.
121
André du Bouchet, « Sur un coin éclaté », in L’incohérence, Hachette, Collection
P.O.L, 1979, sans indication de pages.
122
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, Collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
123
Id., « Fureur et Mystère », par René Char. Les Temps modernes, 4ème année, n°42,
avril 1949, p. 746.

54
transparence qu’André du Bouchet appelle souvent le « jour ».
L’écriture ouvre l’épais.

La rencontre de l’épaisseur et de la fermeture est donc un choc


initial qui ouvre l’espace. L’obstacle permet le dire poétique, il
est ce lieu limitrophe que la raison en acte de l’homme rencontre.
Et cette rencontre relève d’un contact. Dès celle-ci, la tâche du
poète est la recherche, une quête amenant la pensée
irrévocablement à rejoindre le mur. Le poète extrait son dire de
cette rencontre. Ce n’est plus alors ce que l’homme nomme « la
terre » qui fonde son séjour mais le dire poétique, l’écriture qui
accorde résidence, habitation, lieu d’accueil pour le poète. Comme
le théorise Heidegger dans sa Lettre sur l’humanisme :

Le langage est la maison de l’Être. Dans son abri, habite l’homme. Les
penseurs et les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri. Leur
veille est l’accomplissement de la révélabilité de l’Être, en tant que
par leur dire ils portent au langage cette révélabilité et la
124
conservent dans le langage .

La terre n’érige pas un monde et seul le dire poétique permet l’érection


d’un monde, une mise en place sans fond d’un lieu résidentiel. Ainsi
l'œuvre de la parole s’installe en retour après s’être heurtée à la
limite permissive. Le mur, terrestre et tellurique, doit être « creusé »,
percé. Le poète a conscience que la langue peut former un système clos,
mais il veut toutefois joindre le monde et rétablir, dans la langue, un
lien avec l’extra-terrestre. L’obstacle devient alors utile car il est
le butoir sur lequel la pensée prend appui et ouvre : « la montagne aussi
est embrasure »125. Les obstacles (naturels comme ceux de la langue)
sont nombreux et c’est leur butée (leur prise de conscience) qui
permet au poète de commencer sa trouée : « La hardiesse des
montagnes rapprochant de moi / le ciel… Le marteau d’air avait
frappé : qui étais-je / après ce heurt ? Il avait déjà frappé »126.
En effet, c'est quand on affronte les obstacles qu'ils se
manifestent. Le heurt semble incontournable :

124
Martin Heidegger, Lettres sur l'Humanisme, texte allemand traduit et présenté
par Roger Munier, nouvelle éd. revue, Paris, Aubier, Montaigne, 1964, p. 27.
125
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 64.
126
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 10.

55
Ouvert ne l’est que si à moi-même il a été donné d’ouvrir si
j’ouvre, c’est qu’en premier lieu il y a eu pour moi rencontre d’une
127
fermeture .

I.A.2.b. « ouvert ne l’est que si à moi-même il a été donné


128
d’ouvrir »

Pour André du Bouchet, la stabilité, métaphore explicite de la


clôture du signe, est insupportable (« là je suis, je / ne suis
pas là …129 ») et le poète souhaite toujours la dépasser, l’être ne
pouvant être fondé que dans une sorte de cinétisme :

je suis
là quand je l’emporte - que je passe ou non ( ne suis là que si
je l’emporte…130

La poésie dubouchettienne exprime ce mépris pour les « Assis »


qui, depuis Rimbaud, est un leitmotiv : le refus de s’enfermer est
manifeste. Même la maison, qui garde ses occupants à l’abri, doit
demeurer ouverte : « Ouverte, la maison nous retranche plus du
front des routes »131. Sa poésie refuse l’immobilisme (« Je suis
allé plus loin que l’immobile »132) et l’attente :

n’ayant pas attendu,


pour cela, de parler, ni que la parole

appelle133.

Certains objets ou certaines substances qui, par leur consistance


minérale et leur enracinement, sont touchés d’une certaine
immuabilité, se meuvent. Des éléments (comme la montagne ou le

127
Id., « Il y a quelques années », in L'Oral, l'écrit, Imprimerie de Nevers, revue
Cadmos, automne 2003, sans indication de pages.
128
Ibid.
129
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
130
Ibid.
131
André du Bouchet, « Le nouvel amour », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 21.
132
Id., Carnet 2, Plon, 1989, p. 155.
133
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.

56
rocher) semblent immobiles, puissances a priori inébranlables,
mais du Bouchet n’a pas une vision statique du paysage :

Bloc, un jour, à ses propres yeux soustrait134.

André du Bouchet précise que « le mur lui-même est en état de


mobilité perpétuelle »135 :

Le support lui-même ; lorsque les mots se retirent, papier ou roc,


avance …136

Le cinétisme est tellement puissant dans l’œuvre poétique d’André


du Bouchet que la mobilité frappe également la mise en page. Le
blanc devient lui-même un principe actif, caisse de résonance et
horizon du mot. Jacques Depreux évoque ce « schéma de la marche et
de la parole, appuyés sur l’immobile et sur le muet d’un support
promu à la qualité de moteur »137; le poète lui-même le décrit en
ces termes :

(en parlant des blancs), ces séparations sont des passages, le passage
par lequel un mot se transforme dans le mot suivant. Le mot suivant
d’ailleurs ne peut pas être entendu dans une seule direction, mais se
retourne souvent sur le mot qui précède et lui donne une coloration
tout à fait différente. La métamorphose du mot s’accomplit à
l’instigation du mot qui le suit. C’est dans ce rapport, dans cette
relation de réciprocité d’un mot à un autre que s’établit le courant
poétique138.

Cette réflexion met encore en jeu un autre motif : celui qui


oppose le poète debout à l’écrivain penché. D’un côté, une
créature mobile et inspirée dont le chant et le déplacement ne
font qu’un. De l’autre, un être immobile qui travaille, incliné
sur un “vierge papier que sa blancheur défend”. D’un côté le poète
debout, de l’autre l’écrivain assis. Or l’on sait qu’André du

134
Ibid., p. 9.
135
André du Bouchet, Si vous êtes des mots, parlez. Rencontre avec le poète André
du Bouchet, film écrit par Mickaël Jakob, réalisé par Bernard Jourdain, Tanguera
Films/Images plus, 2000.
136
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
137
Jacques Depreux, op.cit., p. 60.
138
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, in André du Bouchet 2,
L’étrangère n°16-17-18, 2007, p. 282.

57
Bouchet n'aimait pas la littérature intellectuelle élaborée à un
bureau : « Je marche comme si je parlais / sans arrêt »139.
L’écriture est très souvent associée à la marche (« … marcheur
appliqué au papier qui l’interrompt »140) et le papier à la route
(« … papier, comme je le croise, pareil au regard rugueux des
routes »141). Il est vrai qu’André du Bouchet se mesurait lui-même
et physiquement au paysage (celui de la Drôme, en particulier)
dans l’épreuve de la marche. De multiples promenades averties et
solitaires, au cours desquelles le poète transcrivait sur ses
petits « carnets » son attention pneumatique à l’environnement,
aux champs de silence et de vide qu’il traversait. Ce dynamisme,
préalable à toute progression, est également thématique dans
l’œuvre car la Réalité ultime implique un cheminement sans point
d’ancrage : « Je reprends ce chemin qui commence avant moi »142.

Des paroles d'ouverture traversent les recueils poétiques ; la


béance est thématique et rythmique :

Voilà ce qui définit au plus près l’œuvre d’André du Bouchet : ds


paroles d’ouverture. Le passage de la rupture à l’ouverture constitue
l’existence de cette poésie, en laquelle s’accomplit l’essence de
toute poésie143.

Une poétique de la trouée fait jour. Du Bouchet a besoin de


casser, de briser, de déchirer, de forer des trous pour se faire
éblouir par la clarté qui filtre au travers, comme en témoigne le
nombre important de verbes d’action de rupture présents dans un
poème comme « Axiomes » : « moi […] qui ai marché », « en
avançant », « avoir fendu », «ce jour a creusé », « tu puises »,
« le pays […] déloge », « sur le point d’aller », « décolore ».
Ouvrir constitue à la fois une mort (« tout est détruit/comme un

139
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 26.
140
Id., Rapides, Paris, Hachette, Collection P.O.L, 1980, sans indication de
pages.
141
Ibid.
142
André du Bouchet, « Face de la chaleur », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie »1991, p. 87.
143
Henri Maldiney, L’Art, l’éclair et l’être, Editions Comp’Act, « Le polygraphe »,
2000, p. 112.

58
peu d’air/dans une main ouverte »144) et une libération : les
obstacles semblent s’évanouir. La montagne devient « presque
rien »145 et la maison n’est plus une prison (« Ouverte, la maison
ne nous retranche plus du front des/routes/ de ce lit défait »146).
Les objets se volatilisent, les pierres s’ouvrent. Les images
d’éclatement (« Partout nos traits éclatent »147) manifestent une
irruption de l’illimité, tout comme l’image fréquente de
renversement ou de déversement : « la terre elle-même sous les
pieds/le déversoir »148 ou « seul/l déversoir ne cesse pas »149. La
montagne, obstacle majeur est aussi, à sa façon, une coupure dans
le ciel, une « faille dans le souffle »150, une discontinuité qui
ouvre sur quelque autre versant. Les nuages valent par leurs
déchirures qui intensifient la pénétration de la lumière. L’image
de la faux, présente au début de Dans la chaleur vacante, est
relativement caractéristique : elle révèle le sol, en s’ouvrant
une voie ; en coupant, elle écarte l’éphémère, le départage, comme
la conscience déchire le donné et s’ouvre un chemin vers
l’essentiel. C’est la « fraîcheur », synonyme du désir d’ouverture
face à l’abrupt et à l’épaisseur :

la fraîcheur sinon
inhume151.

Briser le rythme est également une manière brutale mais efficace


d’ouvrir. Ainsi, la ponctuation se subvertit. Une parenthèse
s’ouvre et ne se referme pas :

Ouï-dire… ( si loin dans ce froid, aujourd’hui… comme


152
de nouveau, hors des mots, morcelé, cela scintille… .

144
André du Bouchet, « Sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 37.
145
Ibid.
146
André du Bouchet, « le nouvel amour », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 21.
147
Ibid, p. 24.
148
André du Bouchet, « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard,
collection « Poésie », 2011, p. 108.
149
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 27.
150
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 10.
151
Id., « dans leur voix les eaux », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 68.
152
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 37.

59
Les incises font dominer la partie suspensive et créent un
caractère fortement potentionnel dans chacune des phrases :

il ne parle que si,


enfin - et comme il supporte, je suis, un instant, parvenu
moi-même à être là153.

Un point est suivi d’une lettre au caractère minuscule comme s’il


se trouvait dans l’incapacité de clore le propos :

de soi à ciel. entre soi et ciel154.

L’on note enfin l’absence parfois totale de ponctuation qui délie


le propos, comme cela est manifeste dans l’extrait qui suit et qui
traduit justement ce besoin de dépassement :

trop

j’ai gagné ce mot comme une échelle

je l’applique
au mur155.

Il s’agit d’employer le « mot » comme une échelle pour dépasser


l’obstacle (« je l’applique / au mur ») pour être en « trop » et
voir derrière ce qui s’y cache). L’ouverture permet ainsi la ré-
interrogation du mot contre la fermeture du signifié. Remarquons
par ailleurs qu’André du Bouchet, lorsqu’il écrit en vers, ne
pratique pas cette disposition propre aux conventions de la
versification, où chaque vers correspond à un groupe ponctué. Le
carcan du mètre lui aussi s’ouvre et libère ainsi la parole. En
l’absence de vers, les « groupes » supérieurs forment des unités
délimitées (graphiquement et « vocalement » puisque la ponctuation
a nécessairement un corrélat intonationnel), à partir desquelles

153
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 134.
154
Ibid., p. 107.
155
André du Bouchet, « dans leur voix les eaux », in Ici en deux, Gallimard,
collection « Poésie », 2011, p. 66.

60
un mouvement de comparaison peut s’établir d’une séquence à
l’autre. Les arrêts précédés d’une montée ou d’une chute
d’intonation, permettent ainsi l’entente de l’inégalité de ces
onze groupes :

…une parole traduit le muet qui l’emporte… air parlant


pour le roc, vocable lui-même charrié par l’air…

dans

air noueux l’épaisseur duquel une


figure
pour franchir est
taillée…
en suspens
sur ce qu’elle aura approfondi…156.

Au premier abord et dans les premières lignes, l’« air noueux »


répond à l’« air parlant » : les deux dodécasyllabes fortifient
une structure, qui semble se fonder sur une symétrie. Seulement,
l’irrégularité des lignes suivantes est frappante, faisant
alterner des groupes de deux (« figure », « taillée »), trois
(« en suspens ») ou neuf syllabes (« sur ce qu’elle aura
approfondi »). Cet extrait poétique, caractéristique de l’écriture
dubouchettienne, manifeste bien ce passage à la ligne, qui a
dénoué son lien avec la rime et avec le mécanisme intérieur de la
mesure, découpant le texte en fragments apparemment arbitraires.
Et, dans la mesure où la ligne devient rythmique et non métrique,
la ligne n’est plus un vers. Elle s’ouvre en unité rythmique et
vivante, que le philosophe Henri Maldiney définit justement en
affirmant que ce « rythme est l’articulation du souffle »157. C’est
donc bien l’« air parlant », ou la Voix, qui peut tailler
l’épaisseur constitutive de la langue : le « roc » devenant ainsi
un « vocable lui-même charrié par l’air ».

156
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
157
Id., Si vous êtes des mots, parlez. Rencontre avec le poète André du Bouchet,
film écrit par Mickaël Jakob, réalisé par Bernard Jourdain, Tanguera Films/Images
plus, 2000.

61
I.B. « Ramener l’écrit au proféré »158

André du Bouchet cherche à ramener l’écrit à la volatilité et à


la subversion de la profération :

et c’est là ramener l’écrit au proféré – le mot inscrit dans son


vouloir d’éternité à l’insolence du souffle qui profère … le mot
écrit, à la subversion du proféré – qui invariablement se perd…159

Bernard Salignon, dans un article intitulé « Le Sillon de la


langue », a parfaitement saisi cette inclusion de la voix et de
l’écriture, précisant que celle-ci ne doit jamais établir celle-
là, s’exprimant librement à chaque écoute :

Par la voix – l'écriture qui la porte ne la pose jamais mais la


dispose en battement – s'entend ce que le poète physiquement nous
faisait entendre. Aujourd'hui persiste la voix parce qu'existe l'écrit
– ce retour sur soi de la parole – par elle nous avançons sans nous
retourner. Exigence sans faille d'un envoi dont le contresens serait
de croire la poursuivre, la reprendre, la répéter mais toujours
l'entendre dans la rencontre du jour étranger. Comme on cueille
l'olive, comme on lit ses poèmes, l'arbre à nouveau donne encore,
chaque lecture retient en défaut parce qu'infinie160.

Chez du Bouchet, l’écriture est marquée par la présence du verbum


dicendi. Et sans doute n'est-on une écriture que si l’on est
l'invention de sa propre oralité, comme le confirment les propos
du poète :

Idéalement je n’écris pas un seul mot que je n’aie prononcé même si je


ne vais pas jusqu’à le prononcer à voix haute. En prononçant le mot,
on remonte jusqu’à sa source, à son étymologie qu’on pressent sans la
connaître, on déborde la signification, on la soustrait aux bornes de
ce qu’on a voulu dire161.

158
Id., cité par Ducros, Autour d’André du Bouchet, Presses de l’E.N.S, 1987, p.
154.
159
Ibid.
160
Bernard Salignon, « Le Sillon de la langue », in André du Bouchet 1, L'étrangère
n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 251.
161
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.

62
Écrire n’est pas énoncer ce qui est comme il est. C’est prononcer
ce qu’il a à être. Ce n’est pas la parole qui va vers le sens,
mais l’inverse : « Le sens rejoint une parole qui n’a pas
162
attendu » . L'expérience du dire semble dépasser toute improbable
volonté de s'exprimer. La parole est beaucoup trop soudaine pour
que le poète ait pleinement et immédiatement conscience du ou des
sens de ce qu’il dit. En s’interrogeant sur la signification, la
poésie en produit. La langue usuelle et ses concepts masquent une
réalité qu’une recombinaison verbale peut faire apparaître. André
du Bouchet cherche ainsi à mettre à distance la langue doxique,
technique, à se déposséder du langage «familier». Par le discours
paradoxal en particulier, tous les concepts et images qui, dans la
tradition, ont permis de penser la fixité de la représentation
doivent être annulées. En se dépossédant de la langue maternelle,
la poésie, langue étrangère dans la langue, retrouve ainsi son
autonomie. Et cette autonomie n’est pas le signe d’un isolement,
bien au contraire. La langue devient autonome vis-à-vis de la
signification (« Transcrire sans attendre d'avoir compris »163),
mais elle est parcourue de connexions hétéronomiques. On comprend
que la poétique de du Bouchet refuse la (re)construction mentale
du réel et cherche au contraire à poser celui-ci sous les yeux
avec les moyens les plus simples dont dispose la langue. La voix
fait être :

J’étais éclat : tu me l’as dit. Sur la fin de l’autre jour


tes lèvres m’auront dit
éclat164.

Ce sont les lèvres de celui qui me fait face (« tes lèvres ») qui
me font être (« m’auront dit » au sens de « m’auront nommé »)
« éclat ». Se déposséder de la langue commune et maternelle, c’est
libérer le signe de sa subordination séculaire au Sujet ; c’est
lui redonner la pleine mesure de sa force : il altère et peut être
altéré, il peut mouvoir et s’émouvoir, il tisse d'innombrables
relations entre les parties de l’expérience. Il existe dans une

162
Id., « Sur un coin éclaté », in L’incohérence, Hachette, collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
163
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 10.
164
Id., « Eclat », in Laisses, Hachette, collection P.O.L., p. 80.

63
nouvelle mobilité, profondément créatrice : « Parler, c’est en
quelque sorte envisager l’altération sur un déplacement
inéluctable, imprévisible, du sens »165. Le visage vocal
maintiendrait ce que j'appelle un territoire de l'indécidable : ne
pas orienter une fois pour toutes le devenir de la composition; ne
pas lui affecter un sens. La vocalité renouerait avec l'idée de
la phônè telle que la conçoit Aristote : une voix détachée de tout
sens.

I.B.1. Les allures imprévisibles de la Voix

I.B.1.a. « [U]n sens que par le moyen de l’écriture on aura voulu


fixer, se révèle, en vérité, aussi volatile que la voix, et cela,
c’est ce que la voix, justement, met en lumière dans l’écrit »166

La lecture à voix haute offre la possibilité de contourner le


sens commun et de tenir la signifiance dans une heureuse
précarité : « Si je lis un texte à haute voix, j'ai l'impression
de me livrer à la même opération. Je peux lire plus ou moins vite,
accentuer tel ou tel mot, glisser plus rapidement sur tel autre.
Chaque mot en déloge un autre. C'est déconcertant mais c'est alors
que la perception est libre »167. Dans un entretien avec Elke de
Rijke, André du Bouchet évoque plus précisément cette acceptation
de l’imprévisibilité que constitue l’abandon au vrai langage, dont
la Voix aura la charge :

Nous entretenons un rapport avec la réalité où le hasard joue une très


grande part. Dans mon rapport avec l’écriture je suis sur le terrain
d’un accident. Je suis pris au dépourvu, je suis surpris par ce qui
m’est étrange et cette surprise devance le sens dont vous parlez. Le
sens de ce que j’écris ou lis ne s’établit que dans un second

165
Id., « L’écrit à haute voix », cité par Chappuis, op. cit., p. 91.
166
Id., « Notes transcrites à partir d’un entretien radiophonique avec Pascal
Quignard en 1976 », P.Chappuis, op.cit., p. 88.
167
Id., « Poète de l'abrupt », entretien avec Monique Pétillon, paru dans le Monde
le 4 mai 1979, André du Bouchet 2, L'étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007,
pp. 126-127.

64
temps […] le rapport entre la signification et le non-sens est
168
toujours de l’ordre accidentel .

Le poète doit rendre possible la rencontre renouvelée d’une


réalité qui ne disparaît plus dans l’instrumentalité de sa valeur
d’échange mais se compose naturellement de relativités et
d’approximations fugitives et empêche ainsi la fixité, n’étant
plus figée dans sa perception :

là, j’ai − marquant la page, voulu faire halte. comme,


plus loin, sur l’arête de la fraction, fixer le sens. mais il
169
ne se fixe pas .

L’opération de sélection sémique (« marquant la page », « faire


halte », « fixer le sens ») est suspendue (« mais il ne se fixe
pas »), ce qui permet d’orienter le mot vers l’énigme de la chose,
mais aussi de donner une perception globale du vocable :
« littéralement et dans tous les sens », dirait Rimbaud. La parole
et le réel ne doivent pas se laisser piéger par la permanence du
logos. Dans la poésie dubouchettienne, l'immédiateté est conservée
et dépêchée sur le papier :

[…]chaque poème est une écorce arrachée, les sens à vif – comme
les arbres pour la terre – maison saisit un moment la terre / la
réalité […] on ne peut saisir la réalité qu’en restant les sens et
l’intelligence à nu, à vif […] au lieu de former d’abord des mots, des
phrases, j’imagine des situations, des rapports muets entre moi et le
monde […] je n’écris plus pour écrire un bon ou un mauvais poème / je
170
donne le témoignage brut de la manière dont je passe mon temps .

Le paradigme de la peinture, si fréquent dans l’œuvre du poète,


lui permet de saisir l’écriture à l’état « brut », comme processus
sémantique avant une quelconque organisation du sens, comme objet
d’une interrogation perceptive « hors-texte »171 plutôt que comme
système de signification. L’écriture poétique devient elle-même

168
Id., entretien avec Elke de Rijke, in André du Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-18,
La Lettre volée, 2007, pp. 280-292.
169
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 96.
170
Id., texte inédit, Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 81.
171
Id., Matière de l’interlocuteur, Fata Morgana, Montpellier, 1992, p. 25.

65
espace, et tend parallèlement à se détacher d’une subjectivité
trop écrasante : « moi-même je me dissipe […] un mot, morceau
d’espace »172. De même, « la pensée se perdra comme espace »173 et
deviendra « une pesée »174 : l’écriture et la pensée, saisies dans
le poids de leur statut « objectuel », occupent l’espace du réel.
Il est question d'un « langage sur lequel pour passer, il faut
parfois peser sans comprendre »175.

Comme la Voix s’entend tout d’abord dans sa pleine expression, la


parole poétique d'André du Bouchet ne signifie pas ce qu'elle
désigne. Elle l'appelle avant la langue. Elle s'origine au moment
apertural, non de la langue, mais du langage. Les choses
commencent là où finit le système de la langue, là où, plutôt, il
n'a pas commencé :

parler comme si la langue n'existait pas


.... et je parle pour
vous
pour tout ce qui ne
parle
pas176.

« ...ein Grund,/ Nicht gar unmündig » (un sol pas tout à fait sans
bouche), écrit Hölderlin. La poésie d'André du Bouchet manifeste
elle aussi le retour à un noyau expressif antérieur à toute
cristallisation verbale. Sa relation au monde se veut pré-
réflexive. Ainsi constatons-nous une saisie non-sémantique (ou
méta-sémantique) qui guide la saisie poétique, et qui a pour but
de reconduire au déploiement de la dimension référentielle ou
ontologique ; cette dernière se donne sur le mode de la pure
présence :

172
Id., Carnet 3, Fata Morgana, Montpellier, 2000, p. 76.
173
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 126.
174
Ibid., p. 153.
175
André du Bouchet, « Il y a quelques années », in L'Oral, l'écrit, Imprimerie de
Nevers, revue Cadmos, automne 2003, sans indication de pages.
176
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 56.

66
A l'écart, soudain, de la signification ̶̶ ̶ au travers de celles qui

sont dévolues ou auxquelles, d'autorité, on me renvoie, j'entends une

parole. Libre, par instants, pour peu que j'écoute, de celle que je
comprends177.

Il faut saisir le langage « à l’écart […] de la signification »,


se dégager de la monotonie engendrée par la répétitivité d’une
présentation non-critique « d’autorité ». Dans un de ses carnets,
André du Bouchet note : « je dors pour savoir »178 : les
significations en sommeil rendent disponibles les dispositions
matérielles de la langue et du corps qui sont toute la vérité de
notre rapport au monde. Lorsque nous prenons la parole, nous avons
à dire une présence, nous souhaitons dire des potentialités qui en
sont pas pré-signifiées à partir des exprimables de la langue.
Etre présent, c’est se tenir à l’avant de soi dans l’ouverture, et
cette présence ne peut se dire que par une parole disponible, à
l’écoute de cette ouverture – en puissance de laquelle la langue
n’est pas : « Nous parlons pour perdre ce que nous disons et pour
nous retrouver une fois les mots perdus »179, nous dit André du
Bouchet. Il faut retrouver l’« étonnement » (pour reprendre un mot
cher à André du Bouchet), du regard et repousser les mots chargés
de visions antérieures. Il s’agit de libérer l’esprit du réseau
conceptuel à travers lequel il est incapable de percevoir le
monde. Les habitudes de langage empêchent de voir ou de dire ce
qui s’offre au regard dessillé. Les mots traînent après eux des
représentations machinales dont il faut se départir. Certes, il
existe un flou inhérent au langage, une polysémie inhérente au
lexique. Mais le langage ordinaire veut tenter de le réduire,
alors que la poésie accepte et pousse encore plus loin cette
heureuse polyphonie. André du Bouchet rompt ainsi l’accord
définitif entre les mots et les choses. Ses expressions poétiques
sont parfois frappées d’improbables qualifications et les éléments

177
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.
178
Id., Carnet, Fata Morgana, Montpellier, 1994, p. 37.
179
Id., Si vous êtes des mots, parlez. Rencontre avec le poète André du Bouchet,
film écrit par Mickaël Jakob, réalisé par Bernard Jourdain, Tanguera Films/Images
plus, 2000.

67
sont très fréquemment privés de leur identité simple, par l’emploi
du paradoxe. Ces derniers voient à de nombreuses reprises leur
identité contestée tel ce « roc froissé »180 ou cette « consumante
froideur »181, qui qualifient étonnement les paysages segersiens.
Très souvent, l’identique cède sous la pression du non-identique.
Les qualifications inattendues sont nombreuses (« langue
182 183 184
bleue » , « haleine ronde éclatée » , « bleu esseulé » ) et ces
formules poétiques mettent à mal le réalisme cratylien : il n’y a
pas de concordance définie et définitive entre les mots et les
choses. Au moment d’entreprendre le parcours personnel d’un
paysage ou de transcrire cette traversée, notre poète, dans un
mouvement fortement ascétique, décide de faire le vide, arase ce
qui risquerait de peser sur ce mouvement, de l’infléchir. La
profondeur de la poésie de du Bouchet est de cet ordre : elle
laisse percevoir la totalité immédiate « d’un exister », hors ou
au-delà des catégories de l’esprit. Le poète constate dans son
recueil Défets que c’est en s’effondrant qu’une pensée
systématique découvre ce qu’elle avait recouvert
systématiquement :

apprendre par effondrements de grands pans185.

Se tenir face au monde avant d’y être, c’est commencer par


abandonner le concept. Le poète découvre ainsi la face sensible du
langage qui, comme les choses, se donne à percevoir et non
forcément à comprendre immédiatement :

180
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
181
Ibid.
182
André du Bouchet, « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 86.
183
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 80.
184
Id., « rapides », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 98.
185
Id., Défets, Clivages, Paris, 1981, sans indication de pages.

68
… avec la langue que
je ne connais pas, je suis à
nouveau dans mon premier
rapport avec la
langue
lorsque – entre les choses
et moi elle ne s’interposait
pas186.

La poésie d’André du Bouchet est bien celle d’une non-


représentation. Le poète injecte dans le langage de la
signification, l'oxygène de la possibilité, et transforme le
langage discursif, qui est essentiellement gravitation, en
lévitation déréalisante, pour engendrer une émotion poétique.

I.B.1.b. S'inscrire dans le territoire de l'indécidable : « Tous


les soirs je me promène avec un jeune homme enchaîné à un mur, à
une idée fixe. Nous allons de long en large contre le mur »187

L’amphibologie est employée fréquemment et dans un objectif


communicationnel précis : l’indécidabilité. Michel Alba, qui en a
constaté l’emploi au sein de la poésie dubouchettienne, souligne
qu’ « il en résulte une richesse accrue de sens pour chaque
élément, et en même temps une suspension de sens par impossibilité
de le fixer »188. Le « brouillage », créé par cette construction,
est souvent morpho-syntaxique. Par exemple, dans l’expression
« […] et, de nouveau, / face à soi, sol compact entrecoupé... qui
par éclats / aveugle... par éclats illumine »189, l’hésitation peut
se porter sur la nature grammaticale du terme « aveugle » :
s’agit-il du verbe « aveugler » conjugué au présent de l’indicatif
ou de l’adjectif « aveugle » ? André du Bouchet neutralise ainsi
la hiérarchie de la syntaxe afin que plusieurs interprétations

186
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
187
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 69.
188
Michel ALBA, « La parole comme Sinnsucht », in L'Ire des vents n°6-8, pp. 129-
130.
189
André du BOUCHET, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 41.

69
soient possibles pour un seul énoncé. Prenons une expression
extraite du poème « De part en part l’écho » :

pierre accueillant
ce qui approche peut faire un pas190.

Cette amphibologie attribue trois sujets (que nous soulignons) au


verbe « pouvoir faire », ce qui implique trois possibilités de
lecture :

 pierre [accueillant ce qui approche] peut faire un pas


 [pierre accueillant] ce qui approche peut faire un pas
 un pas peut faire [pierre accueillant ce qui approche]

Il ne s’agit pas d’opter pour telle ou telle interprétation. Il ne


faudrait pas dissocier des significations que le poète a
souhaitées solidaires. De la « pierre » ou du « pas », qui
accueille et qui s’approche ? À vrai dire, une seule relation se
dessine. Il n’y a qu’un seul mouvement qui rend chaque terme actif
et passif. Le fait que le texte soit très économe en articulations
logiques (les appositions ne sont plus des propositions relatives
elliptiques, mais de simples juxtapositions sans lien entre les
éléments juxtaposés) génère la multiplicité des constructions et,
par conséquent aussi, des sens. L’usage libre de la ponctuation
et la place assignée aux syntagmes favorise l’ambiguïté morpho-
syntaxique, elle-même génératrice d’une ambiguïté sémantique. Dans
le nouvel extrait qui suit,

ce
matin sur
la
lèvre plus épaisse

comme
une tache du jour191.

190
Id., « De part en part l’écho », Une lampe dans la lumière aride, carnets de
1949-1955, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 63. .
191
Id., « Le surcroît », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p.
128.

70
doit-on lire « ce matin (sur la lèvre plus épaisse) comme une
tache du jour » ou « ce matin, sur la lèvre la plus épaisse, comme
une tache du jour » ? Que relie l’adverbe de comparaison
« comme » ? quel est le comparé ? le « matin » ou la « lèvre plus
épaisse » ? Rien ne nous autorise à conclure.

Pour maintenir ce visage vocal dans le territoire de


l’indécidable, André du Bouchet multiplie également les
expressions qui portent le déni immédiat de ce qui vient d’être
dit, créant une portée précaire et sans terme du sens. Dans le
poème « table », cette pratique est particulièrement fréquente.
Ainsi pouvons-nous lire :

Un pan
compact

et non192.

Puis, deux pages plus loin :

Vêtement
jusqu'au coeur

et rien193.

Dans une même construction syntaxique (syntagme nominal étendu +


conjonction + adverbe de négation), un objet (« un
pan »/« vêtement ») est qualifié (« compact »/« jusqu’au cœur »)
et voit son identité immédiatement niée (le « et » n’ajoute
« rien » à la qualification mais pose la négation). Envisageons un
autre exemple plus complexe :

je ne travaille pas
mais

je travaille194.

192
André du Bouchet, « table », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 21.
193
Ibid., p. 23.
194
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 34.

71
La conjonction de coordination et le double interligne qui séparent
et unissent les deux occurrences du même verbe « travaille »
suffisent à signaler ici le passage d’une signification à l’autre.
Une première lecture possible pose la négation totale
(« connexionnelle ») de la première proposition (« je travaille »)
par la présence d’un discordantiel et d’un forclusif (« ne …pas »)
qui notent l’engagement et la conclusion de la négativité. Ainsi,
nous sommes dans le déni de ce qui vient d’être annoncé. Une
deuxième lecture est rendue possible par l’aspect elliptique et
lacunaire de cette poésie : nous pouvons donc lire une rectification
de la première proposition par une négation partielle
(« nucléaire ») avec un scope absent. Ainsi « je travaille » mais
« je ne travaille pas » [ceci ou cela]. Chez du Bouchet, cette
constante bivalence des notions peut enfin résulter du passage du
positif par le négatif. Ainsi en est-il de cette expression qui
semble tout d’abord manifester l’humilité du poète, reconnaissant ne
pas posséder l'objet de sa vue : « Ce que j'ai face à moi / je / ne
l'ai pas ». Mais la positivité peut jaillir si nous lisons la
présence d’une double négation : la première formulation est
effectivement faussée (« avoir face à soi » dit une propriété qui
n'est pas) et elle est suivie d’une négation (« je ne l’ai pas »).
L’indécidabilité passe encore par d’autres formes, que nous nous
contenterons d’énumérer ci-dessous :

 participes passés sans sujet (« dehors/et hors de


195
terre/enfoui » ),
 épithètes sans qualifié (« sûr de refleurir »196),
 syntagmes absolus (« L’oubli aux joues − surglacier »197),
 propositions subordonnées sans verbe principal (« où le
soleil »198),

195
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 80.
196
Id., « sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 41.
197
Id., « un jour augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 15.
198
Id., « Ou le soleil », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 121.

72
 participes présents sans référent (« …allant, tant qu’il
dure, sur l’interruption toujours/pressentie, et ligne après
ligne, par un centre - ou/ciel… »199).

Cette déconstruction du logos rationnel et prévisible doit se


réaliser au profit de la nomination non prédicative du monde.
André du Bouchet redevient cet enfant qui s’éveille au monde alors
indéfait.

I.B.2. « Transcrire sans attendre d’avoir compris »200

I.B.2.a. La quête d’un état pré-verbal ou la marche vers le


« natal »

André du Bouchet a souvent exprimé cette volonté d'échapper à


toute forme pré-existante à la matière, de percevoir avant de
comprendre :

avant d’avoir saisi, j’ai entendu je n’ai pas saisi201.

Il aurait pu faire sienne cette célèbre parole de Bach : « Si vous


écoutiez vraiment, vous ne souhaiteriez pas comprendre ». Le
concept est toujours incapable de saisir le « ceci » de
l’expérience sensible. Il signifie essentiellement l’effacement et
le sacrifice de la présence et ne semble rien retenir de ce qui
est immédiat. Pour André du Bouchet, la poésie doit être gardienne
d’alogon, de ce qui précède les mots. Les mots poétiques
contiennent d’autres relations internes que celles exhibées par le
concept. La parole poétique a une véritable puissance de
déchirement du voile du concept, de dévoilement, de vérité
(d’aléthéia). Marie du Bouchet, la fille du poète, témoigne de

199
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 57.
200
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 10.
201
Id., « Notes sur la traduction », in L’Ire des Vents, n°13-14, 1986, sans
indication de pages.

73
cette précédence du sensitif («voir », « entendre » ou « suivre de
la main ») sur la conceptualisation :

Il lisait et relisait ne s’éloignant jamais de l’intuition première


qui échappe à l’ordre du raisonnement. Il s’agissait de « voir » avant
de « lire », « d’écouter » avant « d’entendre ». « Transcrire, dit-il
dans Carnet, sans attendre d’avoir compris, comme ce qui se traverse
sans parler/je n’écris que ce que je peux suivre de la main comme une
rampe, mais il n’y a pas de rampe […]202.

« Suivre de la main une rampe, mais il n’y a pas de rampe ». Cette


confiance accordée à la sensation n’est pas sans risque de
déstabilisation :

( d’un mot à l’autre, comme il est chaque


fois possible - avant de parvenir à
l’autre - de se perdre…203.

André du Bouchet parle également d’un « langage sur lequel, pour


passer, il faut parfois peser sans comprendre »204. La pensée est
une pesée qui veut libérer le mot de son réseau pré-établi de
significations. La « gangue » (lexème récurrent dans l’œuvre
poétique), comme tout ce qui étreint, doit être brisée :

Gangue : m o i qui ne peux le dire – me dire – qu'en l'éclatant : moi205.

De même, tout ce qui résiste explose sous le coup de la parole :

Une noix hors de son berceau édenté206.

Eclatement donc de la « gangue » dont est mimétique l’éclatement


typographique révélé par la séparation graphique des lettres
composant le « m o i ». Libérer le mot et sa réalité des
représentations figées qui troublent assurément notre perception,
telle est la volonté d’André du Bouchet qui déclare encore :

202
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, p. 256.
203
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
204
Id., « Il y a quelques années », in L’Oral, l’écrit, revue Cadmos, automne 2003,
Imprimerie de Nevers, sans indication de pages.
205
Id., « Là aux lèvres », in L'incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
206
Ibid., p. 11.

74
« [...] écrire ne revient pas nécessairement à comprendre. Ce
qu'un mot en effet dit, il m'est arrivé, comme à chacun, de
l'entendre sans le comprendre quelquefois comme dans une
conversation, quand on parle avec quelqu’un qui est là et il
arrive qu'on ne le comprenne pas. Mais alors, la compréhension est
quelquefois secondaire, l'un et l'autre sont là, l'un et l'autre
nous sommes là. »207. Cette déclaration éclaire ce fait étonnant :
le poète n’a pas hésité à traduire des textes écrits dans une
langue qu’il ne maîtrisait pas pleinement. L’ignorance même du
sens de certains mots (dont il ne gardait parfois que la sonorité)
lui a permis d’être plus sensible à la « signifiance ». La phrase
n’a pas forcément de sens pour que l’énoncé ait une signification.
La traduction du poème de Hopkins, « Harry Ploughman », parue dans
L'incohérence, nous indique à quel point chez André du Bouchet la
perception joue un rôle plus important que la signification. La
traduction ne s'opère pas de système signifiant à système
signifiant mais de perceptions à perceptions. Comme l’explique
très bien Victor Martinez : « le mot "soared" va être traduit par
"essoré" (au lieu de "monté" et "levé"), dans une quête de
l’assonance et un détournement de la signification qui ne sont
peut-être qu’une autre manière de retrouver le sens, tel que le
rythme et la tonalité l’instruisent »208. Ce lien fondamental que
l'écriture tisse avec la perception ne se traduit nullement par la
prédominance d'un lexique (de couleurs, de sons, etc.) ou une
quelconque sélection sémique mais par un rapport sensible à la
matière de la langue elle-même. Cette matière graphique et sonore
ne peut pas seulement être considérée comme un objet, sinon André
du Bouchet resterait enfermé dans le cadre corrélativiste de
l'expérience, son rapport au langage restant une représentation.
Le sujet ne cherche aucunement à maîtriser la langue comme objet
technique ou instrument de connaissance. André du Bouchet cherche
davantage à ménager un espace vacant et silencieux, où la
rencontre d'un langage alter devient possible. La traduction
dubouchettienne est « poétique », non seulement parce qu’elle

207
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 24 décembre 2002.
208
Victor Martinez, « Traduction et extériorité : Hopkins en du Bouchet », dans
Traduire le même, l’autre et le soi, sous la direction de Francesca Manzari et
Fridrun Rinner, Presses universitaires de Provence, Aix-en-Provence, 2011, p. 223.

75
s’attache à rendre les effets prosodiques et les rythmes de
l’original, mais aussi (et surtout) parce qu’elle incite à
l’exercice original d’une lecture poétique. Là même où elle est
infidèle à l’œuvre de départ, elle est fidèle à l’effet qu’elle
produit comme à la démarche créatrice qui la produit. Le rapport
« natal » du poème s’en trouve ainsi préservé.

Le « natal », précise André du Bouchet, c’est « l’inconnu qui,


parce qu’il me surprend, me prive de ma maîtrise de la langue » et
« me permet d’échapper à des formules toutes faites, à de la
rhétorique »209. Il faut traduire sous le coup de la surprise,
celle que l’on a « éprouvée dans son enfance lors de son premier
contact avec les mots. […] Plus tard, cette surprise se renouvelle
lorsqu’on entre en contact […] avec les mots d’une langue
étrangère »210. La tendance asymptotique vers un modèle
linguistique, pourrait-on dire, pré-grammatical et non-verbal,
pré-signique et « matérique » de la parole se manifeste chez André
du Bouchet par une vision ontogénétique de la langue. Apprendre à
parler, et, par la suite, à écrire, c’est réaliser le manque,
entrevoir le possible, élargir l’interstice du signifiant afin de
découvrir le monde. André Du Bouchet emploie une expression
explicite : « parole enfant »211. Celle-ci coïncide avec l’envie de
percer le mur du signifiant afin de retourner, par l’écriture, à
un réel innommable en tant que réel. André du Bouchet en souligne
la portée éthique et cognitive dans un recueil au titre évocateur,
L’Emportement du muet :

à un enfant
parole accordée comme par dérogation à la règle qui veut
qu’elle ne lui soit pas accessible - et à laquelle,
parfois, il atteindra cependant : presque.

ou même : tout à fait,


l’enfant alors, aussi bien que celui qui accumule les
212
années, disparu tout à fait .

209
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, pp. 277-298.
210
Ibid.
211
André du Bouchet, Carnet 3, Fata Morgana, Montpellier, 2000, p. 60.
212
Id., L’emportement du muet, Mercure de France, Paris, 2000, p. 121.

76
La locution adverbiale « tout à fait » indique clairement que la
conquête de la parole par le logocentrisme est concomitante de la
disparition de l’origine (de l’enfant et du poète, « celui qui
accumule les années »). L’« articulation » du code du discours
correspond à la fin de la poésie. Il faut donc avancer vers
l’origine en soumettant le langage à une réduction radicale pour
faire poème. Lorsque l’enfant apprend à parler, il va peu à peu
comprendre sa finitude, sa dissipation potentielle ; il va
apprendre, dirait Derrida, « la mort à l’œuvre dans les signes
»213. La poésie doit être un enfant qui apprend à parler et qui,
pour cela, va re-parcourir l’origine de la parole en cherchant le
réel, en touchant la terre :

« il en va de même, ici, pour les enfants de l’esprit que pour


les enfants de la chair auxquels la croyance des premiers
Romains faisait toucher la terre, pour qu’ils apprennent à
parler. »

……………………………………………………………………………………………………………………………………………………214.

Apprendre à parler, c’est apprendre à écrire avant et contre la


parole, avant et contre l’organisation du discours « adulte ».
Etre muet en écriture signifie aussi redevenir l’enfant qui ne
parle pas encore. Remarquons cette présence des guillemets et des
deux lignes de points : la lacune dans l’énonciation intervient
après la phrase « pour qu’ils apprennent à parler » et l’écriture
continue, comme une syntaxe de taches asémantiques, un geste sans
mots. André du Bouchet l’écrivait déjà dans Image parvenue à son
terme inquiet : « Poésie, rien du coup ne la distingue d’une
réalité dont elle continue de tirer, sans conserver de trace
toujours reconnaissable, le pouvoir rudimentaire qui aveuglément
nous a engagés »215. Avec la Voix, le poète retourne vers ce lieu
atopos où il n’a aucunement été. Le poète avec la parole poétique
fait retour vers ce qu’il n’a jamais piétiné, foulé et vers ce

213
Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, P.U.F., 1967, p. 44
214
André du Bouchet, Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 168.
215
Id., « Image parvenue à son terme inquiet », in Dans la chaleur vacante,
Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 111.

77
qu’est sa terre native (lieu originaire) et natale (lieu de
naissance) car c’est de ce lieu là que l’homme est né, lieu du
chiasme du langage que dès lors né, il n’a jamais quitté. L’être
devient prioritaire par rapport aux concepts, la catégorie de
« réalité » (royaume du sensible, qui est immédiat, intuitif)
devient prioritaire par rapport à celle de « possibilité » (qui
relève de la conscience médiate et conceptuelle). André du Bouchet
désigne même souvent la « réalité » comme condition de la
« possibilité ». Placer la réalité avant la possibilité signifie
placer le sensible et la sensibilité avant tout moyen conceptuel.

I.B.2.b. La saveur du réel

La nature est le lieu d’inspiration et de marche privilégié du


poète. Elle est ce point initial qu’il s’agit de retrouver dans
les mots. Marcher, poser le pied à terre, frôler le sol « à flanc
de montagne »216, considérer l’écrasante étendue du ciel et goûter
« à l’air quand on a respiré »217 : tous ces gestes perceptifs,
décrits dans « Hercules Segers », composent l’acte créateur du
poète. Marcher c'est donc pouvoir être en prise directe avec le
réel :

j'ai pris la terre au mot

j’ouvre mon cahier devant la montagne

quand la montée me force à


ralentir
j’écris
terre tenace
218
à laquelle j’adhère .

216
Ibid.
217
Ibid.
218
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 49.

78
À travers la campagne, André du Bouchet a pu expérimenter par les
sens le repli du monde hors du bruissement : « … dans la mutité
j’avance … »219, rendre compte du tintement des cloches sur
l’étendue déserte et muette des prairies, ou signifier le
« souffle » (celui que le marcheur reprend au cours de sa
promenade ou celui du vent). Le poète note sur l’instant et dans
ses « carnets », comme le peintre saisit en son croquis la
sensation, ce qu’il éprouve et ce qui l’éprouve. Ses manuscrits
s’élaborent toujours et d’abord extra muros. D’ailleurs, les
carnets qu’il porte sur lui dans ses marches inspirées, ces
220
supports portatifs , permettent une sorte d’adhésion immédiate au
monde. Ils manifestent un présent qui occulte le support et
magnifie le véhicule. Ses premiers mots, il les dépêche sur le
papier, « debout sur la table », mais il « pense au sol de la
terre sous [s]es pieds »221 : « c'est la terre qui est la table sur
la terre, un vivant est debout [...] il faut essayer d'être debout
... quand on lit... quand on écrit [...] je lirai debout aussi si
je pouvais [...] autrefois il y avait des lutrins »222. La
configuration du texte, lorsqu’il est frappé à la machine, donne
par ailleurs forme à cette expérience du monde, une marche
attentive au milieu environnant et des pauses qui se heurtent au
silence :

… monde ̶̶̶ et l’intervalle ̶ au monde223.

La matière sur laquelle se fonde la création poétique d’André du


Bouchet est en prise directe avec le mondain et se rencontre
toujours « chemin faisant »224. Dès les années 1950, le poète
cherche à écrire au plus près de la sensation, à copier la terre
au plus près, ce qu’il évoque dans un carnet inédit de 1952 :

219
Ibid.
220
Nous reproduisons en annexe un exemplaire inédit, confié par Anne de Staël,
l’épouse du poète.
221
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.
222
Ibid.
223
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
224
Ibid.

79
copier servilement
ma copie n’est pas assez servile
je vais m’agenouiller sur la route, dans le champ qui rampe
lécher l’air comme un chien
pour le faire éclater
pour que la maison résonne comme si on la défonçait à
coup de vent225.

Les artistes avec lesquels il collabore fréquemment partagent ce


besoin d’être happés par le dehors et d’y faire face, d’être rivés
à la réalité. Hélion, par exemple, note dans ses carnets en 1950
qu’il faut « retirer de [s]on art le plus vite possible
d’arbitraire en serrant le réel d’aussi près que [l’on] puisse :
aucune dérive, une étreinte du réel qui n’est pas simplement
réaliste [et] où la touche […] devient cuiller sans cesser d’être
touche »226. Aussi Tal Coat, dont André du Bouchet se sentait
particulièrement proche, déclarait dans un entretien avec J.P.
Léger, lors d’une émission à France Culture : « C’est le monde qui
vient à vous, ce n’est pas vous qui allez au monde […] C’est le
monde qui vous appréhende et non pas vous qui l’appréhendez ». Les
Albums de voyage de Victor Hugo, « écrits en marchant »,
constituent « une mine de nuages, de rochers, de jeux d’ornières,
d’incidents nocturnes et matinaux », « apparition de phrases dans
le paysage », écrit l’auteur de Porteur d’un livre dans la
montagne, « prodigieuse invention verbale appelée à qualifier les
faits divers tombant sous les sens d’un homme dépaysé »227. Dans
son essai intitulé « Orion aveugle à la recherche du soleil
levant », André du Bouchet souligne sans cesse et avec justesse
l’organicité (« terre indélébile… »228) et salue l’effort du
peintre Poussin pour harmoniser mythicité et matérialité dans
L’Eté et l’Automne ; effort qui révèle le caractère matériel de
« l’accord [humain] avec le monde palpable qui… entoure [les
êtres… taillés, pétris et façonnés dans la substance même du sol
sur lequel ils se meuvent »229. La terre semble être le vrai lieu
de l’expérience humaine, là où se théâtralisent tous nos
225
Id., carnet inédit de 1952, Bibliothèque Jacques Doucet.
226
Id., « Notes de travail », Catalogue Hélion, Paris, Centre national d'art
contemporain, 1970, pp. 64-65.
227
Id., Inédit, Bibliothèque Jacques Doucet.
228
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 11.
229
Ibid.

80
discours ; relevons quelques expressions caractéristiques de cet
essai poétique :

 « les assises de ce théâtre de rues, de montagnes et de fleuves


paresseux se dénouant, chez Poussin, dans un infini sans
vapeurs, demeurent irréductibles »230,
 « De vastes formes telluriques surplombent, dominent,
traversent la terre… avant de se résoudre… dans cette même
terre qu’elles foulent »231,
 « Traversé, l’espace idéal se greffe d’un caractère de
rusticité qui informe la physionomie farouche ou naïve de ses
personnages fabuleux, aux extrémités plus puissantes, parfois,
que nature »232.

Du Bouchet cite un vers des Contemplations, dans un article


intitulé « L’Infini et l’inachevé » et paru dans Critique) : « la
terre est sous les mots comme un champ sous les mouches »233. Du
Bouchet a pénétré la logique de ce foisonnement
langagier/tellurique. « Ce n’est plus cette fois un univers
postiche à qui l’on prête un langage humain, mais le langage même
que nous arrache cette insupportable présence dans un univers
lucide et muet ». S’il y a « choses vues », le langage ne les
puise ni dans une approche descriptive ni dans une saisie
strictement rationnelle de ce qui est, mais dans les « ressources
de l’aveuglement »234.

Dans les poèmes d’André du Bouchet, nombreuses sont les


expressions qui indiquent que la poésie est une expérience, celle
d’« être-au-monde » et de se confronter au réel : « On ne peut pas
quitter la réalité d’un pas – décoller »235, « On ne peut pas faire
/ de la surenchère / sur la réalité / il suffit qu’on y bute »236,

230
Ibid., p. 9.
231
Ibid., p. 9.
232
Ibid., p. 11.
233
Inédit, Bibliothèque Jacques Doucet.
234
Inédit.
235
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, Montpellier, p. 18.
236
Ibid., p. 50.

81
« Peindre avec le bleu des flaques »237, etc. Dans un de ses
carnets, André du Bouchet note : « je vois / ce que je vois »238.
Il faut entendre cette proposition comme suit : je ne peux voir
que ce que je vois et je ne cesse de buter contre le concret
inerte. Il n’y a pas de saisissable au-delà de mon regard. Et il
est vrai, par exemple, que le lieu dans la poétique
dubouchettienne est d’abord le lieu visible, éminemment concret,
qui se propose au regard du poète et dont l’importance se traduit
par le nombre fort grand de compléments circonstanciels de lieu
ainsi que par la puissance de leur volume phonique. Le poème
d’André du Bouchet garde trace du visible (le monde, la réalité ou
le paysage) et rapporte l’au-dehors à la voix centrale du poète en
livrant l’ordonnancement du paysage, tel qu’il se présente. Les
compléments circonstanciels de lieu ont un rôle fondateur : ils
localisent, sans le reconstruire, ce monde visible. Ils sont
également déictiques puisque le monde à lire n’est autre que la
vision du poète. L’ « ici » pourrait être le point de repère
privilégié d’un univers poétique fortement individué mais, même si
André du Bouchet l’emploie fréquemment, le poète préfère à un
déictique qui oblitère le paysage des syntagmes prépositionnels,
traçant plus précisément les contours du visible qui s’offre à son
regard. Omniprésents dans les divers recueils, ils traduisent
généralement la circonstance de lieu, en offrant plusieurs
avantages. Ils favorisent l’expression paratactique plutôt
qu’hypotaxique, soutenant cette volonté dubouchettienne de s’en
tenir au réel sans agencer les données du réel. En outre, la
polysémie des prépositions introductrices permet les transferts
imagés du concret à l’abstrait et, surtout, de l’abstrait au
concret. Enfin, le repérage peut être encore déictique dans la
mesure où la détermination opère surtout sur le mode de la
notoriété spécifique. Arrêtons notre attention sur les
prépositions « en » et « dans », qui signifient toutes deux des
opérations d’inclusion, mais, écrit Moignet, « sur des plans
différents, plus abstrait et métaphorique pour en, plus concret

237
André du Bouchet, « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard,
collection « Poésie », 1998, p. 11.
238
Id., « rapides », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 95.

82
et spatial pour dans. En est la transcendance de dans »239. André
du Bouchet favorise la deuxième au détriment de la première dans
sa description des paysages traversés. Marquant l’intériorité,
« dans » est à la fois concrète et abstraite, et autorise bon
nombre de jeux polysémiques. De sémanthèse beaucoup plus ténue,
« en » est plus rare dans notre corpus, ce qui s’explique par un
choix stylistique priorisant la réalité plutôt que la métaphore ou
l’abstraction intellectuelle. Il s’agit avant tout de rendre
compte du visible et non de l’interpréter. Ainsi, dans le poème
« Dans la chaleur vacante », les syntagmes prépositionnels
introduits par « dans » représentent près d’un tiers des
compléments circonstanciels de lieu (très nombreux dans le poème
puisque vingt-sept occurrences peuvent être relevées) : « dans le
souffle » (12), « dans la blancheur de la pièce » (13), « dans le
feu infirme » (13), « dans la paille » (15), « dans la poussière
du glacier » (18), « dans l’air » (23), « dans l’obscurité du
jour » (26), « dans l’empierrement du souffle » (29). Remarquons
également une profonde dissymétrie du microsystème binaire que
constituent les prépositions « sur » et « sous ». La première est
beaucoup plus fréquente que la seconde. Là encore, le parti pris
est de s’en tenir au visible et non à ce qui est hors de portée du
regard. Dans le même poème que précédemment, nous relevons six
occurrences : « sur une voie » (11), « sur le sol démonté » (18),
« sur la moire des routes » (20), « sur la terre compacte » (23),
« sur le sol du foyer » (25), « sur la route » (29). Nombre
d’autres syntagmes prépositionnels manifestent ce qui se présente
de soi à la vue : « au-dessus de mes mains » (17), « au-dessus de
la terre » (17), « à la surface des pierres » (18), « en avant de
toi » (23), « aux sommets du sol » (29).

239
Gérard Moignet, Systématique de la langue française, Klincksieck, 1981, p. 229.

83
Enfin, dans ses mouvements d’approche, le poète préfère à la
préposition « à » de sémanthèse trop ténue et trop abstraite, des
prépositions plus denses et concrètes, comme « vers » et
« jusqu’à », qui ont en outre l’avantage d’amplifier le volume
phonique du complément circonstanciel : « vers ces murs froids »
(25). Cette volonté de s’en tenir au visible (également
perceptible par l’usage extrêmement fréquent de l’asyndète : «
volet disparu, l’autre est là »240) et de s’attacher au réel fait
de la poésie d’André du Bouchet est une expérience du monde comme
indéfait :

. . . parce que
je ne voudrais pas que la langage
se referme sur soi. je ne voudrais pas

que le langage se renferme sur moi241.

I.B.2.c. L’expérience du monde comme indéfait

Nous savons que la marche du vivant, comme le poème, est


« passage » où le sensible (métamorphosé par le prisme de la
langue) se complexifie dans un jeu de correspondances et de
superpositions qui le réduisent à une épure et lui font perdre sa
spatialité perceptive. Mais le poète André du Bouchet ne cherche
rien d’autre que ce qui est : la matière dont la cohérence
échappe. Ses notes saisissent le paysage donné dans le
surgissement du trait, comme dépouillé de tout contour, réduit à
ses éléments les plus rudimentaires. Au niveau thématique tout
d’abord, notons la volonté pour le poète de mettre en valeur le
simple (du non technique) : « toujours l’emphase à propos des
choses les plus simples – des terribles événements naturels. / Me
voilà plus idiot que jamais »242. Cette simplicité se joue, par

240
André du Bouchet, « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 77.
241
Id., « parce que j’avais voulu… », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 181
242
Id., Carnet inédit de 1950, Une lampe dans la lumière aride, éditions Le Bruit

84
exemple, dans l’absence de détermination et de qualification.
Puisque la poésie est critique de la langue (en tant que système
et comme véhicule du système idéologique d’une époque donnée),
elle doit en toute logique rejeter le principe d’une
représentation du monde par le langage ordinaire mais tenter aussi
de vider le poème de sa capacité de « référer à ». Attention
toutefois : si le poète a comme projet de rejoindre le monde en
court-circuitant l’ordre commun, les vides référentiels ne
prouvent pas que le poème se situe dans un système auto-
référentiel. Cela démontre seulement que, pour le poète, le
principe de la représentation du réel (un signifié renvoie à une
chose) n’est pas fixe. Voilà pourquoi apparaissent des vides
référentiels qui interdisent toute forme d’identification à un
contexte connu : « maison au bord du premier chemin »243, « comme
par les routes le genou plie »244, « il y a une main/tendue/dans
l’air »245, etc. Aussi André du Bouchet dessine-t-il un paysage
naturel ouvert sur les lointains, la présence de l’homme n’étant
principalement marquée que par les routes, les murs ou encore la
maison. Le milieu dans lequel évolue le poète est sauvage, aride,
parfois cultivé mais toujours austère, peu habité et réduit à des
réalités élémentaires. La nature semble réduite à ses linéaments.
Le bestiaire est lui-même très limité. L’animal vaut surtout comme
signe. C’est sa fonction plus que son apparence qui interpelle le
poète : l’hirondelle attire son attention car elle répète dans
l’air, par son vol tranchant, la séparation que provoque la faux.
Aussi le papillon l’intéresse-t-il car il met en évidence la
lumière, qui passerait inaperçue sans sa traversée. La nature est
partagée entre le règne végétal (limité à quelques arbres
indifférenciés et quelques brindilles : « … fleurs sans nom qui se
soudent »246) et le règne minéral. Les éléments, présents dans les
divers recueils, appartiennent plus souvent à la nature, qu’à la
culture. Observons les titres des œuvres d’André du Bouchet. La
matière se lit à l’état naturel et élémentaire (« Ou le soleil »,

du Temps, 2011, p. 68.


243
Id., « la lumière de la lame », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 180.
244
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 195.
245
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 23.
246
Id., « rapides », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 95.

85
« Air ») ou dans tous ses états (« … désaccordée comme par de la
neige », « Dans la chaleur vacante », « Cendre tirant sur le
bleu », « Laisses », …). Le rapport du sujet à la matière est
également décelable : Dans la chaleur vacante, Peinture, etc.
Celui qui ouvre un livre d’André du Bouchet découvre un paysage
défini par des éléments rudimentaires, qui ne cessent de revenir
dans les autres œuvres, comme en témoigne le relevé suivant :

« dans la « un jour de « ici en


chaleur plus augmenté deux »
vacante » d’un jour » (1982)
(1961) (1977)
terre 5 2 5

ciel 3 1 0

sol 5 7 7

route 13 3 3

montagne 5 13 4

jour 8 7 2

mur 5 0 0

souffle 5 8 5

glacier 5 6 0

feu 6 0 2

air 7 13 1

eau 0 9 6

vent 3 1 4

Les mêmes mots reviennent quasi systématiquement d’un recueil à


l’autre, souvent sans aucune détermination complémentaire. En
effet, les isotopies sont en nombre limité et les éléments
rarement qualifiés. Lorsqu’une qualification existe, elle est le
plus souvent conventionnelle. Les animaux comme les plantes sont
choisis pour des traits caractéristiques (couleur, forme, parfum)
: leur valeur transcende ainsi les référents et les intègre dans
un répertoire de signes. Ainsi est-il question du « bleu » des
sauges (« Laisses »), du « rouge » du tas de briques (« La
couleur »), du « vert » de la prairie (« Sous le linteau en forme

86
de joug »). Le choix des archétypes et hyperonymes plutôt que de
l'espèce manifeste lui aussi le besoin d’éviter toute réalité
particulière. L’emploi de termes génériques comme « un arbre »247
porte l'attention du lecteur sur l'action plutôt que vers la
représentation formelle. En effet, il s’agit d’« un arbre » parmi
d’autres, aucune attention n’est particulièrement portée à sa
différence ; la concentration du lecteur se porte sur ce qui suit.
Le poète interdit ainsi toute forme d’identification à un contexte
connu : il tend au vide de la détermination nominale.

Au niveau structural, une véritable deixis de l’immanence se


manifeste. L’eccéité se trouve principalement dans les techniques
d’énonciation nominale. D’une manière générale, l’emploi des modes
quasi nominaux est extrêmement fréquent :

 participes présents (mode verbal qui dénote une action en train de


se passer, dans un temps indéfini) qui procèdent de la raréfaction
du support sujet et sont une tentative d’estomper la prééminence
du sujet sur l’action exprimée par le verbe (« à l’intarissable
buvant »248, « sur soi prenant d’être »249) ;
 participes passés (« avoir / et pour / un mot uniquement / creusé
/ jusqu’à l’eau / fine »250, « descendue / la corde / parvient à sa
hauteur »251) ;
 infinitifs (« comme / être / par l’insipide à nouveau /
252 253
orienté » , « toiser le bleu qui éraille » , « de face /
l’irrespirable / comme / ici la face par quoi encore /
respirer »254) ;

247
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 14.
248
Id., « le surcroît », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p.
118.
249
Ibid., p. 131.
250
Ibid., p. 112.
251
André du Bouchet, Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 31.
252
Id., « le surcroît », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p.
110.
253
Ibid., p. 111.
254
Ibid., p. 126.

87
 exclamation et apostrophe (plus rares) : « Oh, la route que
255
l’inaction de l’air envahit ! » , « O dessillés, ô appuyés à la /
chaleur de l’étendue ! »256).

Les phrases non verbales (ou averbales selon Lefeuvre), dont la


temporalité est repérée par défaut par rapport au présent du
locuteur, car « elle dépend plus fortement de la situation
particulière, qui est nécessaire pour lui donner sa valeur
énonciative »257, comme en témoignent ces expressions extraites du
poème « parce ce que j’avais voulu… »258 :

 « … eau talonnée. »,
 « … solidité des murs de la maison disparue. »,
 « … eau rentrée dans l’autre. »,
 « … par le froid / des eaux rapides caillou replié. »,
 « … solidité : retard manifeste apparent. ».

Sans verbe, le lecteur se concentre sur le sujet logique. L'énoncé


se libère de l'action et du temps. Le sujet est en position
absolue, libre en quelque sorte de toute détermination temporelle
ou modale.

Par ce retour à la réalité brute et au pré-verbal, André du


Bouchet fait de l’écriture le lieu d’une expressivité plus
fondamentale que la signification, permettant ainsi à la vocalité
de renouer avec l’idée de la phonè. C’est dans cette même optique,
que le poète a rétabli la « voix » dans sa dimension physique,
comprise comme « émission de son », profération capable d’éclairer
ce qui peut paraître inintelligible au premier abord.

255
André du Bouchet, « L’inhabité », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 152.
256
Id., « la lumière de la lame », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 188.
257
RIEGEL M., PELLAT J.-C. et RIOUL R. (1996, 2e éd.), Grammaire méthodique du
français, PUF, Paris, p. 764.
258
André du Bouchet, « parce que j’avais voulu… », in Ici en deux, Gallimard,
collection « Poésie », 2011, pp. 185-187.

88
II. « [Q]ue l'indicible soit clair lorsqu'il est dit »259

La prononciation occupe une place fondamentale dans la poétique


dubouchettienne. Le poète a bien évidemment pratiqué la lecture
silencieuse, attentive et solitaire : ses nombreuses traductions,
ses divers commentaires d'œuvres littéraires et artistiques ainsi
que son engagement universitaire témoignent d’une attention
soutenue aux œuvres lues. Mais il a également prêté sa voix
« haute » et, par conséquent, publique à la poésie (à travers
quelques émissions radiophoniques, courts métrages et colloques) :
« il ne lisait pas que ses propres poèmes, mais aussi ceux des
autres, de Marcabru à Reverdy »260), témoigne Anne de Staël, son
épouse, lors d’un entretien accordé en 2003. André du Bouchet
considère la lecture comme un véritable discours, capable de
mettre à jour ou au jour ce qui reste, dans une œuvre, à l’état
latent. Certes, l’écriture donne corps aux silences et aux sons,
figure la pensée. Mais par l’opération « alchimique » de la
lecture (mentale ou à voix haute car même la lecture silencieuse
est accompagnée d’une ébauche mentale, sinon physique
d’articulation), elle se ré-enracine dans la parole, redonnant vie
et souffle au texte mystérieusement pétrifié, lui rendant les
couleurs de la voix. Aussi l’écriture ne peut-elle faire
abstraction de sa prononciation : « Idéalement je n’écris pas un
seul mot que je n’aie prononcé même si je ne vais pas jusqu’à le
prononcer à voix haute. En prononçant le mot, on remonte jusqu’à
sa source, à son étymologie qu’on pressent sans la connaître, on
déborde la signification, on la soustrait aux bornes de ce qu’on a
voulu dire »261. La prononciation éclaircit l'indicible, transforme
le fragmenté en espace (« l’espace se remembrait tout autour »262,
note Yves Peyré ayant écouté une lecture d’André du Bouchet),
rompt le bien entendu (« la vérité morte et froide ») en faisant
naître (« maintenant ») le monde à la signification (« vivante et
sans arrêt ») :

259
Id., Carnet, Fata Morgana, Montpellier, 1994, p. 168.
260
Anne de Staël, entretien du 28 novembre 2003, voir annexes.
261
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, pp. 277-298.
262
Yves Peyré, op.cit., p. 205.

89
la vérité morte
froide
vivante maintenant

et sans arrêt

à voix haute263.

Les lèvres semblent porter à l’évidence, comme l’indique cette


expression poétique significative :

Tout se rejoint, tout se réunit à la surface : les lèvres264.

Ce qu’André du Bouchet confirme dans cet entretien avec Elke de


Rijke, : « Si, en lisant les textes que vous avez lus, vous avez
eu le sentiment, par moments, d’une cohérence, si vous avez
éprouvé qu’il ne s’agit pas de chaos ou d’une dislocation
complète, alors quelque chose momentanément est réparé quand vous
lisez »265. Par le cinétisme du proféré, l’obscur s’éclaire, le
fragmentaire devient continu, le morcellement se meut en espace.
Ce n’est pas le poète qui répare, « quelque chose momentanément
est réparé ». Quelque chose se répare donc dans la Voix. Les
dissonances et les contradictions ne sont pas résolues mais
s’intègrent à la continuité de la parole. La récitation à voix
(haute ou basse) est une sorte de mise à l'épreuve du poème. Comme
l’œuvre musicale exige d’être exécutée pour être perçue, pour
exister objectivement, exactement comme un mouvement quelconque
(un simple geste), le mouvement poétique est amorcé par ce moment
d’exécution qu’est la prononciation. Le poète propose donc, à
travers ses recueils et ses commentaires critiques, une poétique
de la lecture, tout à la fois acte dialogique et acte singulier.
Une vraie lecture active ce que sous-tend une œuvre, met en marche
la sémiosis d’un texte. Ainsi ce qui paraissait obscur s’éclaire,
ce qui était disjoint se rapproche.

263
André du Bouchet, « Sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 39.
264
Id., [ébauches autour de la vision], in Aveuglante ou banale, essais sur la
poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 169.
265
Id., entretien avec Elke de Rijke, in André du Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-
18, La Lettre volée, 2007, p. 295.

90
II.A. « [L]ire comme on poserait un pas »266

Traducteur, écrivain et critique, c’est-à-dire trois fois


poète, s’interrogeant sans cesse sur le langage, André du Bouchet
est un lecteur privilégié, attentif à l’œuvre, à son étrangeté, à
son ouverture surtout. Pour lui, la lecture est engageante. Elle
expose d’abord le poète dans sa singularité : le « timbre »
d’André du Bouchet reconnu dans son intensité par toutes sortes
d’auditeurs l’a toujours clairement identifié. La qualité vocale
de ses interventions a d’ailleurs souvent été remarquée dans la
critique et les témoignages amicaux. Un timbre, reconnaissable
hors de sa profération, se joue dans l’écriture elle-même : « une
voix bousculait le papier »267. Aussi, pour le poète, tout écrit
littéraire sollicite une mise en voix, c’est-à-dire un lecteur et
sa participation active et poétique. L’œuvre est en devenir, un
devenir qu’il faut prendre sur soi. La lecture est propre à chaque
lecteur, invité à ramener à lui l'espace du poème (dans le
parcours qui lui incombe de choisir, il y a toujours « une
indication de trajet subsistant »268) et à s'y déplacer : « lire
comme on poserait un pas »269. Poser un pas, c’est aller de l’avant
et marquer le sol de son empreinte. C’est se définir et dire le
monde traversé : « [l’] ouverture de la bouche est celle d’une
enjambée, les montagnes sans les pas d’un homme frappés sur leur
versant ne seraient pas allées jusqu’à la langue – la montagne
langue sur le versant homme, celle dont la vague n’a pas d’eau
mais coule la terre dans la bouche »270 . Il faut être « porteur »
de la page lue : « Oui c’est moi présent à ce moment-là, porteur
de telle ou telle page. Chaque lecteur devrait le faire lui-même,

266
Id., Si vous êtes des mots, parlez. Rencontre avec le poète André du Bouchet,
film écrit par Mickaël Jakob, réalisé par Bernard Jourdain, Tanguera Films/Images
plus, 2000.
267
Yves Peyré, op. cit., p. 205
268
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979,
sans indication de pages.
269
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 57.
270
Anne de Staël, « La voix sur son retour », in Espaces pour André du Bouchet,
L’Ire des vents n°6-8, 1983, p. 86.

91
par la voix intérieure »271. De cette conception de la lecture
découle toute une conception de la critique, en tant que mise à
jour d’une poétique. Lire fait « être » et révèle l’œuvre lue.

II.A.1. « André du Bouchet était une voix »272

II.A.1.a. La lecture à voix haute ou la profération incarnée de la


parole

Comme nous l'avons déjà souligné précédemment, André du Bouchet


pratiquait la lecture à voix haute. Certes, celle-ci se faisait en
de rares occasions : « […] je fais relativement peu de lectures,
je refuse d’en faire trop pour ne pas entrer dans une sorte de
simulation. En lisant trop souvent, on devient l’acteur de ce
qu’on a écrit et on entre dans le simulacre. Une autre raison pour
laquelle je lis très peu, c’est que je n’ai pas envie de lire
toujours la même chose et je suis très réticent à revenir à mes
livres pour chercher autre chose à lire »273. Mais sa « voix »
physique était, pour qui y prêtait oreille, une véritable
révélation, une présence incontestable qui emplissait l'espace. On
pouvait entendre l'émergence d'un sujet. Les témoignages
recueillis lors des événements publics sont parlants. L’auditeur
entre dans un espacement lui communiquant l’élan d’une respiration
qu’il ignorait. Michel Collot, lors du colloque organisé autour de
cette écriture poétique, en 1983 à l'Ecole Normale Supérieure,
l'évoque très justement :

A cet égard, la lecture qu'André du Bouchet a donnée de ses œuvres à


l'occasion du colloque a été pour beaucoup une révélation (c'était
d'ailleurs la première fois qu'il lisait ainsi en public à Paris). Les
blancs qui arrêtent le regard étaient traversés par la voix, leur
silence incommensurable ramené à une mesure imprévisible mais toujours

271
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 291.
272
Yves Peyré, op.cit., p. 205.
273
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 291.

92
exacte, intégré à un rythme qui épousait celui de la respiration, la
pulsation même de la vie, l'élan de l'existence. Il nous a été donné
ainsi de ressentir, physiquement, que ces poèmes ont un sens.
[…]
Il m’a paru opportun, à la fin de ce volume, après tant de gloses, de
rendre ainsi la parole au poète, et, à défaut de pouvoir faire
entendre de nouveau sa voix, de donner à voir l’émergence de son
écriture à même le mouvement de la vie274.

Le critique évoque dans ces quelques lignes une voix


particulièrement vive (« respiration », « vie », « existence ») et
un rythme de la vocalité (« élan », « pulsation »). À défaut de se
définir, le rythme se perçoit ici comme « l'organisation du
275
mouvement de la parole par un sujet » , visible dans l’écriture
même. Ce qui implique la présence active et concrète du silence
comme superstructure sensible. Ce dernier n'est pas une pause
subordonnée au continuum de la chaîne parlée (pensée
linguistique), mais un discours actif, qui a une syntaxe
concrétisée dans les pulsations rythmiques de ses apparitions et
disparitions (« intégré à un rythme qui épousait celui de la
respiration »). À ce même colloque, la remarque d’Yves Charnet
dans la discussion générale et finale, nous conduit au même
constat :

Dans le cadre de cette discussion générale, j’aimerais revenir sur ce


qui a été pour moi l’événement de ce colloque : la profération par
André du Bouchet de ses œuvres. Il s’est produit un événement que
chacun a pu ressentir physiquement : l’apparition d’un rythme. Dès
l’abord, un mouvement de bercement s’est emparé du corps d’André du
Bouchet, et s’est transmis peu à peu à l’auditoire. De par la
profération incarnée de cette parole, on pouvait, en suivant
simplement par exemple le geste de la main d’André du Bouchet au
moment du blanc, du silence, deviner quelle serait la durée du segment
sonore suivant. Même dans des textes que nous découvrions pour la
première fois ce rythme disait déjà lui seul la façon dont le poème
allait se tenir. Le blanc apparaissait comme le lieu du tâtonnement
(…) André du Bouchet relisant ses poèmes, en redonnait la structure
même de création : il n’y avait plus que cette main tâtonnant vers le
sens, et les lèvres ouvrant l’espace. On avait là toute la dimension

274
Michel Collot, « Présentation » des Actes du Colloque, in Autour d'André du
Bouchet, Presses de l'ENS., Paris, 1986, p. 8.
275
Gérard Dessons et Henri Meschonnic, Traité du rythme. Des vers et des proses,
Paris, Dunod, 1998, p. 28.

93
d’accueil qui me semble propre à cette œuvre, dans le paysage de la
poésie contemporaine276.

La vocalité du langage implique une expressivité (« André du


Bouchet […] redonnait la structure même de création »), une
gestualité (« cette main tatônnant vers le sens, et les lèvres
ouvrant l’espace »), une sémiotique dont l'écriture est porteuse
puisqu'elle en possède des traces, soulignant ainsi la part
corporelle et physiologique de la voix. Denise le Dantec souligne,
quant à elle, la vivacité de cette dernière (« la parole n’en
finit pas de prévaloir ») et sa fusion avec la substance qu’elle
charrie (« c’est une voix où gisent les fibrilles de la voix,
brindilles, branches, éboulis »), se fondant sur la sensation
physique du mot :

Ce qui y travaille, ordonnée sur le passé de la voix, est un art


comme à son revers.
La parole n'en finit pas de prévaloir et s'efforce de garder son
tempérament en menant jusqu'à son entame son souffle.
Au risque permanent de se rabattre, comme lorsque criant en
vain dans le vent fort.
C'est une voix où gisent les fibrilles de la voix, brindilles, bran-
chages, éboulis...277.

Nous pourrions indéfiniment multiplier les hommages et les


reconnaissances. Convoquons pour terminer Yves Peyré qui, dans un
article intitulé « L’Horizon du poème » (hommage amical à André du
Bouchet, publié après la mort de ce dernier) évoque la double
présence du timbre, à la fois dans la profération et dans
l’écriture elle-même :

André du Bouchet était une voix, une stature, un sourire, une poignée
de main, une tendresse cassant la rudesse des apparences, à qui
s'approchait il permettait, à travers le don de sa vie, d'éprouver la
matière de la page. Les mots, pressés d'être les accents d'une
nécessité imparable, s'y dressaient dans la familiarité d'une buée
très stricte.

276
Yves Charnet, intervention dans une discussion générale lors d’un colloque, in
Autour d'André du Bouchet, Presses de l'ENS., Paris, 1986.
277
Denise Le Dantec, « André du Bouchet : au cœur du plus humain », in André du
Bouchet 1, L'étrangère n° 14-15, La Lettre volée, 2007, p. 167.

94
[…]
Je serais fondé à évoquer la voix, celle de la conversation, de la
rapidité crépitante ou de la rareté, de l'ironie qui se décochait en
subtiles flèches verbales, de la tendresse, de l'attention où perçait
parfois de l'inquiétude pour l'autre. Ou encore celle de la lecture,
d'abord secrète, domestique, réservée à peu, puis de mieux en mieux
remise à tous : les grands élans, les parfaites découpes qui
autorisaient aussi bien l'isolement des mots élus que leur giboulée en
rafales de sens. Une voix coupée par l'excès d'une respiration et qui
plaçait le repos (ce que Hölderlin nommait paix) au cœur de la
précipitation.
[…]
Je tiens à reprendre : une voix bousculait le papier, s’éparpillait en
densité au travers de la blancheur. […] Il en allait d’un ordre
invariablement bousculé, de la précarité d’un équilibre, de la
stridence de l’air et de la mobilité du souffle. André du Bouchet
marchait, notait ou parlait. Il y avait un silence, fusait une
plaisanterie, l’espace se remembrait tout autour. Je n’oublie ni le
soupir, ni l’inquiétude, ni la fraternité, ni la confidence. De l’air
à la page, un fil courait. J’entends le pas, le rire et la trace du
crayon sur le papier. Plus tard, la frappe de la machine fixerait la
démesure, l’insistance du monde recréé278.

Il est à nouveau question d’une voix physique, « celle de la


lecture » ou « celle de la conversation », intégrant le silence à
un rythme qui épouse celui de la respiration (« plaçant le repos
[…] au cœur de la précipitation ») ; mais aussi de la Voix,
entendue comme « présence » physique du poète dans son œuvre (au
même titre qu’ « une stature, un sourire, une poignée de main »).

II.A.1.b. Le timbre ou le corps textuel vivant

Dans une lettre datée du 8 novembre 1950 et adressée au très


jeune poète qu’est alors André du Bouchet, Pierre Reverdy évoque
ce « timbre » décelable dans l'écriture même et autorisant le
jeune homme à poursuivre cette difficile ascension qu’est
l’engagement poétique :

278
Yves Peyré, op.cit., p. 205.

95
Mon cher ami,

Je vous remercie de votre gentille lettre et des poèmes dont je suis


très heureux de vous dire qu’ils marquent un pas décisif sur ceux que
je connaissais déjà. Mais ce qui est très bien, ce n’est pas qu’ils
soient différents au fond, ce n’est pas que vous ayez changé de ton –
seulement ce ton s’est affermi, assuré, accentué même, dans le même
sens et vous représente davantage vous-même. Pour ma part, il me
semble sentir déjà beaucoup plus clairement votre nature de poète. Je
vous ai peut-être déjà dit mon idée là-dessus, je la répète. Je crois
fermement qu’un poète ne donne son timbre dès le début – je veux dire
dès les premiers poèmes qu’il juge lui-même dignes d’être montrés ou
publiés. Ce timbre, il le donne à son insu – comme celui de sa voix
qu’il ignore jusqu’au jour néfaste où il l’entend mécaniquement
reproduit. Mais ce timbre de sa voix, c’est ce qui fait que parmi une
foule on peut la reconnaître aveugle ou les yeux fermés. Il ne s’agit
pas de l’accent qui est commun à tous ceux qui sont nés ou ont été
élevés dans un même milieu, il s’agit du timbre qui est unique,
personnel. Ce timbre, vous me l’avez donné dès le début, mais il
fallait le retrouver pour l’identifier. A présent, il n’y a plus qu’à
marcher, produire pour vous décharger, pousser jusqu’à vos extrêmes
limites, vous révéler à vous-même, connaître celui que vous êtes et
montrer aux autres votre être essentiel. Ce chemin n’est pas toujours
facile, mais vaut la peine d’être fait.
Tout à vous,
P.R.279

Comme le « style » du romancier, la « voix » du poète est sa


manière d’écrire, la tournure de son expression, l’empreinte de la
personne du locuteur, l’attitude que va prendre l’usager, écrivant
ou parlant, vis-à-vis du matériel que la langue va lui fournir.
Elle relève d’une mimèsis qui ne se veut pas la simple imitation
du monde grâce à la langue, mais bien une re-présentation du monde
grâce à l’ouverture de la langue et à la torsion faite aux codes.
Et il semble, aux yeux de Pierre Reverdy, qu’André du Bouchet, une
année avant la publication de son premier recueil, a trouvé la
sienne. Ce qui ressort de cette dernière lettre et de tous les
témoignages précédents est la puissance de signification de la
Voix du poète, physique ou entendue comme « timbre ». Tandis que
la langue constitue l’horizon du possible dans la création

279
Pierre Reverdy, lettre du 8 novembre 1950 à André du Bouchet, in André du
Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 273.

96
littéraire, la Voix ou style est un état de nature propre à un
auteur (« il s’agit du timbre qui est unique, personnel »). Non un
ornement, mais l’incarnation de l’auteur sur la page. Un corps
textuel vivant qui continue d’œuvre en œuvre (« ce qui est très
bien, ce n’est pas qu[e les poèmes] soient différents au fond, ce
n’est pas que vous ayez changé de ton », « vous me l’avez donné
dès le début, mais il fallait le retrouver pour l’identifier »).
Il est le produit d’une poussée plus que d’une intention : « il
n’y a plus qu’à marcher ». C’est dans cette même conception
qu’André du Bouchet s’insurge contre certaines tendances à
considérer que le vrai Baudelaire serait dans les notes de Mon
cœur mis à nu. Non, pour lui, le vrai Baudelaire est dans les
Fleurs du mal :

Au moral comme au physique, j’ai toujours eu la sensation du gouffre


[…] Evidence qui à terme interdit de rechercher Baudelaire ailleurs
que dans sa poésie où, au physique comme au moral, il se trouve
entier280.

La Voix (au sens de ce que nous appelons communément le « style »)


est bien cette présence concrète et physique du poète, qui rend la
vivacité d’une œuvre en la révélant. Lorsque le poète a accepté la
publication des carnets, il a montré cette écriture en train de se
faire, à la fois autobiographie des œuvres, mais aussi avènement
du sujet :

alliage atelier genèse de l’œuvre (indistincte de


la biographie de l’auteur : non plus producteur d’un ouvrage sous-
trait au temps, mais dans le même temps de son existence, en cours

[…]
Œuvre à l’origine de son
élaboration – ou cosmogonie, si ce mot n’était pas trop pesant…
et origine de l’œuvre indistinct de celle de la naissance de l’au-
teur à la parole et au monde biographie sous-jacente …
281
ici .

280
André du Bouchet, « Baudelaire Irrémédiable », in L’emportement du muet, Mercure
de France, 2000, p. 9.
281
Id., « Notes de lecture », in André du Bouchet 1, L’étrangère n° 14-15, La
Lettre volée, 2007, p. 117.

97
Emmanuel Levinas, réagissant à cette publication des Carnets,
écrit à André du Bouchet :

[…] cela donne aussi une impression d’intériorité comme si on suivait


la poésie dans son élaboration dans les cellules du cerveau où elle
est encore en mouvement282.

L’écriture, la poésie, la profération sont la vie même, dans ce


qu’elles semblent rendre la mouvance du monde par la mouvance de
la langue refusant les codes établis. « [C]e timbre de sa voix,
c’est ce qui fait que parmi une foule on peut la reconnaître
aveugle ou les yeux fermés », écrit Pierre Reverdy dans la lettre
précédemment citée : si l’on parle de « singularité d’une voix »,
c’est bien parce que l’aspect vocal et l’aspect écrit ne forment
qu’une seule et même démarche. La Voix (le style), nous l’avons
vu, doit échapper à la fixité de la langue et la fidélité à cette
mouvance ne peut passer que par l’association avec la vocalité,
qui réalise pleinement l’aspect physiologique du style, en
réconciliant voix, écriture et corps. La main, la gorge, l’écrit,
la voix et l’individu ne forment qu’une seule entité : un corps
poétique choisissant sa manière d’être au monde et évoluant
perpétuellement. Le mouvement confine à l’insaisissabilité du
sujet. Si le style est physiologique, si le style est l’auteur, le
sujet est donc lui-même en constante mouvance et se réinvente sans
cesse. André du Bouchet veut lier poésie et vie grâce à
l’éclatement de la langue, symptômes de l’unification des voix
(stylistique et organique) : si le sujet est pleinement sujet
grâce à la langue, la libération de la langue vers une dimension
plus orale vise la libération du sujet, mais également sa
fragmentation, fragmentation quelque peu paradoxale, puisqu’elle
vise la plénitude. Le poème peut alors avoir lieu.

282
Emmanuel Levinas, lettre à André du Bouchet, 6 mars 1972, in André du Bouchet 1,
L’étrangère n° 14-15, La Lettre volée, 2007, p. 131.

98
II.A.2. « [U]ne voix bousculait le papier »283

II.A.2.a. « [I]l faut que nous nous prêtions nos yeux »284

Notons tout d’abord que l’acte de lecture critique est


nécessaire aux yeux d’André du Bouchet. Ce n’est pas un hasard si
le poète a traduit la Physiologie de la lecture d’Ossip Mandelstam
dont voici un extrait :

Nous lisons des livres pour rafraîchir notre mémoire, ce qui de temps
en temps doit faire obstacle, puisque l’accès au livre ne nous est
ouvert que sur la lancée d’une remémoration qu’en nous-mêmes déjà nous
avons suscitée.
Lorsque nous nous trouvons totalement engagés dans l’activité de
lecture, ce sont nos propres attributs génériques que nous nous voyons
à même d’évaluer. On connaît alors l’extase de se situer librement, et
comme à volonté, à des stades d’existence et à des âges divers285.

La perception, confiée comme au hasard à d’autres corps, rejoint


l’indépendance qui avait semblé la propriété exclusive des choses.
Il faut remettre en d’autres mains que les siennes ce qui, avant
d’être perçu, était parfaitement libre. Dans ses « ébauches autour
de la critique », ensemble d’ébauches tapuscrites, publié après sa
mort, unifié d’un point de vue matériel mais ordonné de façon
hypothétique par les éditeurs, André du Bouchet écrit que critique
et poète sont les deux temps d’une même démarche : « il ne s’agit
pas d’opposer le critique personnifié au poète personnifié, mais
deux démarches auxquelles un même esprit se livre à des temps
différents, [puisque] ce discernement critique, le poète le
revendique pour lui-même »286. André Du Bouchet fait sans doute
allusion ici à Baudelaire qu’il a maintes fois commenté et qui
estime toute l’importance de cette mise en marche de l’écrit :

283
Yves Peyré, op.cit., p. 41.
284
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 37.
285
Ossip Mandelstam, Physiologie de la lecture, traduction d’André du Bouchet,
Fourbis, p. 15.
286
André du Bouchet, « ébauches autour de la critique », in Aveuglante ou banale,
essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 240.

99
[…] lecteur que Baudelaire alors peut appeler son semblable et son
frère […]

Baudelaire lui-même a été ce lecteur287.

Dans « Baudelaire irrémédiable » (qui était, dans sa version


d’origine, une conférence), André du Bouchet cite l’article de
Baudelaire sur Wagner, dont nous reproduisons le contexte : « Ce
serait un événement tout nouveau dans l’histoire des arts qu’un
critique se faisant poète, un renversement de toutes les lois
psychiques, une monstruosité ; au contraire, tous les grands
poètes deviennent naturellement, fatalement critiques. Je plains
les poètes que guide le seul instinct ; je les crois incomplets
[…] il est impossible qu’un poète ne contienne pas un critique. Le
lecteur ne sera donc pas étonné que je considère le poète comme le
meilleur des critiques »288. Toutefois, le temps du discernement
critique diffère de celui du discernement poétique. Notre examen
critique, un poème l’a déjà fait vis-à-vis de lui-même. La
critique est inhérente à la poésie. Dans ses « Notes sur la
critique », publiées post mortem, André du Bouchet s’explique :
« […] la seule critique est la poésie : c’est ce premier
groupement. Celle qui suit s’exerce déjà sur le poème, mais c’est
encore la critique du poète. La dernière, celle du critique, est
déjà terriblement en retard. Et elle vient quand le besoin ne s’en
fait plus sentir. Pourtant il s’agit bien d’un besoin : mais d’un
besoin suscité cette fois par la poésie, qui n’a dû son existence
qu’à la nécessité d’y mettre un terme »289. Dans un essai intitulé
« Connaissance critique et connaissance poétique », le poète
insiste sur cette différence et ce besoin :

La lecture n’a presque plus rien en commun avec le poème, notre


discernement avec son discernement.
Et pourtant de temps en temps, nous nous arrêtons net, comme il s’est
arrêté : "man wirklich oft fürchtet, die zu beschreiben…"

287
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L'emportement du muet, Mercure de France,
Paris, 2000, p. 34.
288
Charles Baudelaire, « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris », Œuvres complètes,
Bibliothèque de la Pléiade, tome II, édition de Claude Pichois, Gallimard 1976, p.
793.
289
André du Bouchet, « Notes sur la critique », in Aveuglante ou banale, essais sur
la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 245.

100
La seule infaillibilité, est l’infaillibilité de notre lecture. On
corrige le mot, nous ne corrigeons pas ce qui nous dépasse, ce qui
donne lieu à la poésie.
Nous ne corrigeons que le mot qui a trait à ce qui nous dépasse. Et
cette infaillibilité là n’est d’aucune façon garante d’une
infaillibilité poétique.
Il est vrai que l’une tue l’autre, et pourtant il nous faut sans cesse
passer de l’une à l’autre290.

Notre volonté de comprendre se porte au-devant de ce qui apparaît


comme le « discernement » à l’état pur. Elle est toujours en
retard sur l’expérience évoquée. Elle est le moment d’annulation
de la poésie. Mais la critique reste un besoin, une zone d’air. La
poésie suscite un besoin d’explication, un besoin insatiable
d’ailleurs. En effet, la critique ne doit exister que pour exiger
une précision supplémentaire. Elle exige d’être complétée. Elle
n’existe que pour être poursuivie. Reste donc le besoin d’ouvrir
l’œuvre lue à d’autres dimensions. A ce propos, André du Bouchet
connaissait certainement ces propos baudelairiens portant sur
l’essence de la critique littéraire :

Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est


amusante et poétique ; non pas celle-ci […] qui […] se dépouille
volontairement de toute espèce de tempérament ; mais […] celle qui
sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. […]
Mais ce genre de critique est destiné aux recueils de poésie et aux
lecteurs poétiques. […] pour avoir sa raison d’être, la critique doit
être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de
vue qui ouvre le plus d’horizons291.

La lecture critique doit effectivement être « faite à un point de


vue qui ouvre le plus d’horizons ». André du Bouchet, en tant que
lecteur, n’a jamais cessé de relancer dans cette entreprise de
construction qu’est la critique, de nouvelles interrogations,
faisant de cette dernière un équilibre en perpétuel déséquilibre.
André du Bouchet lui-même l’a maintes fois signalé :

290
Id., « Connaissance critique et connaissance poétique », in André du Bouchet 1,
L’étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 103.
291
Charles Baudelaire, Salon de 1846, Ecrits esthétiques, rééd. coll. 10/18, 1986,
pp. 103-105.

101
j’avancerai, repassant à voix haute sur telle page du livre que j’ai
pu lire ou écrire, que le monde est sans aboutissement, et qu’une
phrase n’apparaît à la rigueur comme aboutie, que lorsque nous avons
oublié ce qu’elle voulait dire […] Parler c’est en quelque sorte
envisager l’altération sur un déplacement inéluctable, imprévisible du
sens292.

Ouvrir l’œuvre lue, scruter les hésitations de sens, en provoquer


même la suspension afin d’entendre ce qui est à la limite d’être
une parole : voici ce qu’André du Bouchet n’a cessé de faire. De
cette conception de l’acte de lecture (singulier et dialogique)
découle toute une conception de la critique, où la participation
du lecteur à la réalisation du sens poétique est majeure. Et cette
réalisation, pour André du Bouchet, est souvent inséparable
d’oralité : « il disait que si ça ne tenait pas à voix haute, le
poème était mort »293. Lire (à voix haute ou mentale), c’est mettre
au jour (révéler) et mettre à jour (renouveler l’approche)
l’œuvre.

II.A.2.b. La lecture comme discours

Jamais ce que lit André du Bouchet n’apparaît « réductible au


livre » qu’il tient dans les mains : « il en allait d’un ordre
invariablement bousculé »294, nous confie Yves Peyré, ayant prêté
l’oreille à une lecture troublante d’André du Bouchet. Ce dernier,
qui travaillait pour Gallimard à une traduction de Finnegans Wake
de Joyce, l’explique :

Ce que nous lisons n’est pas réductible à un livre, et à sa lettre…


C’est plus vaste que la lettre : - que cette lettre infiniment
précieuse, unique, mais qu’un sens plus vaste, aussi aigu qu’il puisse
paraître, invariablement déborde. C’est là la chance poétique, cet
aléa, ce hasard qui a partie liée avec l’expression, et qui rend de ce
fait, à la rigueur, une traduction concevable. Traduire littéralement

292
André du Bouchet, cité par Pierre Chappuis, « L’Ecrit à haute voix, 1977 », in
André du Bouchet, coll. « Poètes d’aujourd’hui », Editons Seghers, Paris, 1979, p.
91.
293
Anne de Staël, entretien du 28 novembre 2003, voir annexes.
294
Yves Peyré, op.cit., p. 205.

102
en des mots autres – et demeurer fidèle. Or, ces fragments de F.W.
j’ai dit que je les ai adaptés, non traduits295.

Pour signifier, une œuvre doit être mise en marche et


« débordée », comme le signale cette très belle phrase de François
Rannou : « André du Bouchet lecteur de Lucrèce : tension
matérielle qui déloge la représentation – il ne faut pas craindre
de perdre pied »296.C’est pourquoi le poète considère la lecture
comme un véritable discours. Le sens est un effet dont le lecteur
fait l’expérience, non un objet préexistant à la lecture. « Il y a
autant de sens à un texte que de lecteurs »297, précise le poète :

( la figure instable du futur c'est le poème) dans la mesure où l'on


prend sur soi de le lire, et non pas de le subir [...] vous êtes
présent vous-mêmes à l'acte de lire et cet acte de lire vous renvoie à
298
vous mêmes, c'est pour ça qu'il n'y a pas qu'une lecture .

Dans un entretien avec Elke de Rijke, le poète se confie :

[…] je crois que si on s’engage vraiment dans ce qu’on traduit, on engage


aussi quelque chose qui n’est pas entièrement de l’ordre de l’expérience
de l’auteur du texte primitif. On engage de soi […]

[…] C’est pourquoi on a plaisir à relire un texte indéfiniment, chaque


fois il y a un sens légèrement différent qui tient au rapport que vous
avez vous-même avec les choses à ce moment-là. Vous changez, vous n’êtes
pas le même quand vous lisez deux fois un texte299.

« On engage de soi » : il faut rentrer dans l’œuvre lue, la


ramener à soi ; ainsi varie-t-elle en fonction de nos propres
évolutions (« il y a un sens légèrement différent qui tient au
rapport que vous avez-vous-même avec les choses »). C’est en ce
sens qu’André du Bouchet a souvent déclaré favoriser un atomisme
des réceptions (« il ne revient à aucun éditeur de trancher les
295
André du Bouchet, « Sur Joyce… », in André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La
Lettre volée, 2007, p. 65.
296
François Rannou, André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007,
p. 207.
297
André du Bouchet, Si vous êtes des mots, parlez. Rencontre avec le poète André
du Bouchet, film écrit par Mickaël Jakob, réalisé par Bernard Jourdain, Tanguera
Films/Images plus, 2000.
298
Id., « Espace de la poésie », émission de France Culture, rediffusée le 23
décembre 2002.
299
Id., entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-18,
La Lettre volée, 2007, pp. 277-298.

103
contradictions de Péguy. Ce qu’il cherche à dire est indissociable
de la façon dont il le dit »300), dont la surdité l’une à l’autre
pouvait même être une marque d’authenticité.

Examinons par exemple, comment André du Bouchet, appelé par


l’œuvre baudelairienne, s’est mis en marche. Il l’a d’abord fait
comme n’importe quel autre lecteur, car les Fleurs du Mal
constituent, pour lui, « un fonds insaisissable qui autant qu’à
lui nous appartient à nous – si loin que nous puissions nous
trouver »301. A la suite d’autres critiques (au moment de la
rédaction de Baudelaire irrémédiable, nombre de commentaires
universitaires et littéraires ont fleuri dans le paysage critique,
comme ceux de Sartre, Fondane, Blanchot ou encore Jouve), il a
pourtant emprunté son propre chemin, laissant en suspens la parole
baudelairienne. Il a répondu à cette différence singulière lancée
par Les Fleurs du Mal : « […] dans l’œuvre aboutie, ce qui se
révèle, en effet, singulièrement différent, et du tout au tout,
parce qu’étranger chaque fois à la volonté de toute façon requise,
se distingue du projet de Baudelaire, c’est l’inattendu, c’est
l’originalité de Baudelaire, c’est Baudelaire »302. Jean Hélion
témoigne de cette capacité de mettre à jour une œuvre littéraire
sans en prendre distance :

Mon cher André,

Je suis rentré très troublé de votre conférence sur Baudelaire.


Ému par votre beau texte, bien sûr ; content de voir qu’on peut s’adresser à la poésie
pour l’illuminer à partir d’elle-même, au lieu de la disséquer à mort, la démembrer, la
faire se taire. Haine il faut avoir de la « critique » de tout art !
Ravi d’apercevoir Baudelaire comme une étoile en suspens dans le gouffre que mesurent
ses rayons ; qu’ils approfondissent, plutôt. C’est ça. Il creuse ; surtout du côté où ça
fait mal. Pour chercher par le mal et au-delà du mal quelle lumière ? quel triomphe.
Quel Dieu ?
Qu’il provoque à l’extrême, comme l’amour, comme tout ce qui promet la joie, pour le
sommer de se révéler. De se réveiller.
Je me suis remis le soir même à lire les journaux intimes, si déchirants, où Baudelaire
cherche en lui les limites de l’homme. Et les détruit.

300
Id., « Péguy partiel », in André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La Lettre
volée, 2007, p. 69.
301
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L'emportement du muet, Mercure de France,
Paris, 2000, p. 17.
302
Ibid., pp. 21-22.

104
Enfin, tout ce que vous avez dit, et fait sentir. Car c’est, comme tout œuvre, une chose
à percevoir dans sa masse, que les lignes construisent, mais qu’il ne faut pas retirer
d’elle.
(…)
À bientôt, affectueusement,
Hélion303.

Illuminer l’œuvre à partir d’elle-même et ne pas s’en retirer :


ainsi se définit, pour André du Bouchet, la vraie lecture
critique, telle qu’il la constate déjà chez Fénéon : « [i]l ne
porte aucun jugement, n'émet aucune opinion, ne se commet à aucune
philosophie ni à autre esthétique que celle qui relève du tableau
décrit »304. Et c’est aussi ce que fera Jacques Derrida à la toute
première lecture des poèmes d’André du Bouchet :

Cher André du Bouchet,

Oserai-je dire que j’habite, avec un dépaysement étrangement familier,


y circulant dans vos pas, cet inhabité où le soleil a disparu ?305

Aussi, comme le souligne précédemment Jean Hélion, la conférence


prononcée par André du Bouchet ne constitue pas un simple
commentaire de l’œuvre analysée. Baudelaire irrémédiable se refuse
en effet à une double coupure, qu’opèrent très souvent les
commentaires critiques : celle d’abord qui sépare du texte une
explication qui ne se joue que dans l’après d’une lecture et à
partir de ce qui n’est plus qu’une œuvre réduite à l’immobilité de
son souvenir ; et celle qui, dans l’explication même, isole, comme
ferait une plus fine chimie, les composants du texte,
« disséqu[ant] à mort » l’écriture originelle. Anne de Staël,
l’épouse du poète, signifie, dans un magnifique texte intitulé
« La voix sur son retour », cette « hauteur » que l’œuvre poétique
prend, empêchant le lecteur de la « démembrer », mais l’obligeant
à « l’illuminer à partir d’elle-même » : « Quand nous lisons un
poème, nous ne le croyons jamais suffisamment. Et nous déchiffrons
par déduction, par soustraction, par opération. La hauteur vient

303
Jean Hélion, lettre à André du Bouchet datée du 21 décembre 1955, André du
Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 45.
304
André Du Bouchet, « F. Fénéon ou le critique muet », in Aveuglante ou banale,
essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, p. 74.
305
Jacques Derrida, lettre à André du Bouchet datée du 15 mai 1968, André du
Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 267.

105
ici de ce que toute opération nous échappe, la lettre échappe à
son chiffre et il se passe quelque chose comme si nous devions
d’un champ retourné retourner à nous-mêmes »306. Quelle hauteur
André du Bouchet a-t-il pris pour démarquer son analyse de « la
grossièreté de presque tous les commentaires »307 contemporains ?
Le poète a illuminé l’œuvre en pensant l’« échec » de Baudelaire
(inscrit à la fois par Sartre et Blanchot) comme, in fine sa
véritable force poétique. André du Bouchet a su faire tenir
« Baudelaire comme une étoile en suspens dans le gouffre que
mesurent ses rayons » :

[…] Un essor n’est pas contrarié par la chute. Le sentiment de


l’irréparable – échec, a-t-on dit – de Baudelaire, […] se confond avec
l’accomplissement même de sa poésie308.

Echec, le signe même de l’accès, sa poésie ayant touché au fond


309
essentiel inqualifié .

André du Bouchet ne pense pas que l’homme baudelairien est


« bloqué » dans une tension entre l’être et le néant, mais que
cette tension est à même de révéler son « être-au-monde ». Il
existe une simultanéité du sentiment de l’échec et celui d’une
victoire grâce à laquelle Baudelaire a pu accéder à ce « fond de
l’être, ce sol irréductible » qui est celui de notre existence.
Dans ses carnets, en amont de la rédaction de la conférence, André
du Bouchet note déjà : « [c]’est dans le défaut que Baudelaire
trouve sa singularité »310. Et c’est aussi dans la défaillance que
notre poète trouve à se dire : « si je ne suis pas en défaut,
solidité je ne suis pas »311, peut-on lire dans ses Notes sur la
traduction.

306
Anne de Staël, « La voix sur son retour », in Espaces pour André du Bouchet,
L’Ire des vents n°6-8, 1983, p. 86.
307
André du Bouchet, Carnets 1952-1956, Plon, 1990, p. 53.
308
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L'emportement du muet, Mercure de France,
Paris, 2000, p. 8.
309
Ibid., p. 18.
310
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 59.
311
Id., Ici en deux, Mercure de France, 1986, sans indication de pages.

106
Pour André du Bouchet, expliquer c’est également dialoguer, c’est-
à-dire vivifier sa voix à partir de celle d’autrui. François
Rannou en témoigne :

Et le 3 novembre 1998, sur France Culture, après une heure consacrée


par André Velter et Jean-Baptiste Para à Mallarmé (à l’occasion de la
parution de sa biographie par Jean-Luc Steinmetz), on a pu entendre
André du Bouchet lisant à haute voix Un coup de dés. Lecture
saisissante, par sa justesse, par sa précision, par les suspens et
précipités de la voix s’accordant au rythme intérieur du poème. A
marquer d’ailleurs d’une pierre blanche puisque jusqu’ici, de ce
texte, me semble-t-il, aucune autre lecture à haute voix de cette
importance n’a été entendue sur les ondes. Mais surtout parce que s’y
révèle, mis à l’épreuve de la voix nue, le dialogue entre les deux
œuvres – du Bouchet suivant les précisions données par Mallarmé quant
à une lecture possible de son poème, comme une partition312.

Lire à voix haute permet non seulement d’analyser avec


« justesse » l’œuvre lue, de déceler l’intonation de l’auteur
commenté pour mieux la suivre, mais aussi de fonder sa propre
voix. Lire, c’est en quelque sorte apprendre à écrire. L’œuvre
d’imagination et l’œuvre théorique s’interpénètrent et se
fécondent mutuellement. Le commentaire est une œuvre. La « glose
poétique » peut se permettre tous les détours et tous les
ressourcements, du texte étranger à l’écriture en nom propre,
écriture de son cheminement propre, compris à partir de l’œuvre
autre, et réversiblement. L’écriture critique ne cherche pas à
s’abolir en méta-langage. Cela n’appartient pas à l’ordre du
commentaire mais de la production littéraire. Un poète, qui n’est
pas seulement critique, mais qui a ses habitudes d’expression (un
timbre), commente différemment, parce qu’il réfère à son propre
discours, tout en dialoguant avec la voix analysée, se laissant
contaminé par elle. En témoignent ces quelques lignes
stylistiquement identiques aux « purs » poèmes d’André du Bouchet
et qui correspondent cependant au commentaire de l’œuvre de Tal
Coat, elle-même fortement marquée par la rupture :

312
François Rannou, « André du Bouchet lecteur de Mallarmé », in Présence d’André
du Bouchet, Actes du colloque de Cerisy, 2011, pp. 30-31.

107
pareille à une taie,
l’épaisseur de la peinture. peinture
313
qui, brièvement ou une fois pour toutes, enfouit .

L’écriture dubouchettienne passe par une virtualité qui ne peut se


concevoir qu’à l’intérieur de l’œuvre, et qui reproduit
l’étrangeté/originalité à partir de là. Apparaissent
concomitamment une poétique générale qui échappe à la littérature
par excès d’abstraction et défaut d’expérience, et une poétique
singulière qui, à l’inverse, s’y inclut par l’exercice d’une
pratique. Un commentaire qui échappe à la littérature parce qu’il
en fait un énoncé, et un autre qui s’y inclut parce qu’il repose
sur une énonciation singulière. La lecture d’André du Bouchet sert
en fait à commenter une écriture mais aussi à en fonder une autre.
Une critique créatrice sert l’œuvre, la fait avancer mais se mêle
si étroitement à elle qu’elle en devient une dimension interne. À
la suite de Baudelaire, André du Bouchet se met lui aussi en
marche dans l’œuvre lue, réfléchissant aux conséquences
esthétiques et éthiques de toute lecture au sein de sa propre
écriture :

Ce que [Baudelaire] a voulu saisir, c’est l’autre – l’inconnu


nouveau – et en prendre à son compte le caractère
infaillible. Porter ce qu’il attend au compte de sa
314
propre exigence .

Ainsi la pratique de la lecture est-elle primordiale, inséparable


de la poésie dont elle se fait un révélateur tout en la maintenant
sans cesse en suspens. Et elle ne s’apparente nullement à une
analyse abstraite, ambitionnant une quelconque production de
connaissance. Elle doit être intelligente et créatrice. Et la
Voix, proférée ou synonyme de « style », est bien souvent motrice
de cette lecture, au point d’éclaircir parfois ce qui pouvait
paraître au premier abord obscur.

313
André du Bouchet, « Cendre tirant sur le bleu », in L’emportement du muet,
Mercure de France, 2000, p. 44.
314
Id., Carnets 1952-1956, Plon, 1990, p. 57.

108
II.B. « [C]e qui est dit est rejoint »315

La sensation (c’est-à-dire le rapport physique et concret au


monde) qui commande le poème se dissipe dans les mots, perdant
parfois, au passage, le lecteur refroidi. Mais elle peut se
retrouver aux lèvres et se lire à nouveau. Revenons à la source
latine de ce dernier verbe : « lire ». Le Gaffiot évoque d’abord
le sens concret : 1° Ramasser, recueillir ; 2° Enrouler,
pelotonner ; 3° Ramasser en dérobant, enlever ; 4° Parcourir (un
lieu) ; 5° Choisir. Le sens figuré se décline de la façon
suivante : 1° Recueillir par les oreilles ; 2° Recueillir par les
yeux ; 3° Lire ; 4° Lire à haute voix à quelqu’un (alicui). Chez
André du Bouchet, ces opérations concrètes et abstraites sont
apparemment toutes liées dans le geste même de la lecture,
indissociable du travail d’écriture et dont ont souvent témoigné
ses proches. Dans ses Carnets, il note en même temps qu’il
parcourt réellement un lieu (les paysages de la Drôme en
particulier), maintenu en éveil, ce qui a pu être recueilli dans
l’arrêt de sa marche, ce qui se présente à lui et, parfois même ce
qui peut être dérobé (« Nature aime à se cacher », enseigne
Héraclite). Il choisira ensuite ce qui sera retenu des carnets et
qui servira au poème, en inscrivant telle ou telle expression, tel
ou tel mot sur de grandes feuilles blanches punaisées au dos d’une
porte. Il y aura alors ce temps de lecture, relecture, pour qu’un
poème naisse, pour que des lignes se dessinent et relient ces
points divers (expressions ou mots), les enroulant, les
pelotonnant jusqu’à leur noyau. Encore est-il nécessaire que le
poème ainsi en cours soit entendu, lu par la voix (intérieure ou
haute), certains mots étant ressassés jusqu’à ce qu’ils livrent
leur lumière :

Cela − jusqu’à l’opaque, comme là se prononce une


blancheur, ressort,
et serrant316.

315
Id., Rapides, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.
316
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 40.

109
La prononciation permet ainsi le passage de l’obscurité (« […]
dans un tel / noir, / je suis »317) à la blancheur (« la clarté
318
sur / laquelle ce noir articule » ) :

Du moment que le mot se prononce, quelque chose est là et imminent. De


cette façon, la séparation [entre le mot et la chose] peut parfois
être supprimée. C’est possible dans des textes qui sont suffisamment
explicites. Je crois que, dans mes textes, il n’y a que de
l’explicite, ce qui suscite de l’obscurité. C’est l’obscur qui est
explicite quelquefois. Or, cette suppression n’est pas possible dans
des textes de descriptions, d’allusions ou d’évocations. Dans les
littératures d’évocation, qui vous bercent souvent, il n’y a que des
illusions de clarté319.

Et, sous le coup de la profération, le discontinu se transforme


en espace : « Mais si on lit à haute voix ce qui visuellement se
présente comme segmenté, cela ne se présente pas à l'oreille de la
même façon, cela s'éclaire à l'oreille – d'une seule traite. Une
convention – le récit linéaire - est bousculée, mais ce n'est pas
une segmentation. Le morcellement, je respire, il disparaît, c'est
l'espace »320. L’articulation rassemble :

… et les mots séparés ̶ aussi loin qu'ils peuvent


l'être les uns des autres sans que le fil distendu qui les
relie soit perdu ̶ ne se confondent pas moins que si
jamais ils n'avaient été articulés... de cette articulation
qui s'élève, aère, espace... élève, aère, de tout
l'air surgi, pour commencer, dans les intervalles... air
qui reprend globalement du dehors sans espacer321.

317
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, sans indication de pages.
318
Ibid.
319
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 285.
320
Id., entretien avec Dominique Grandmont, L'Humanité (vendredi 10 novembre 1995),
André du Bouchet 2, L'étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 89.
321
Id., « un jour de plus augmenté d'un jour », in L'ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 18.

110
II.B.1. « ...espace/hermétique qui, alors qu'on le tire/à soi,
ouvre plus avant la cavité du ciel »322 : de l'hermétisme à la
clarté

II.B.1.a. « [L]’illisible:/une brèche dans l’enfermement


323
nominal »

André du Bouchet traduit en 1967 le Méridien de Celan, dans la


revue qui vient d’être créée, L’Ephémère. À la fin de l’œuvre, une
dernière question préoccupe Celan et visiblement, elle représente
un intérêt certain pour André du Bouchet : celle de l’obscurité.
Celan cite Chestov : « Ne nous reprochez pas le manque de clarté
car nous en faisons profession ». Et énonce que le poème est le
lieu d’une syntaxe abrupte, des ellipses, d’un vocabulaire
réemployé et pluriel : il est donc « enclin fortement au
mutisme ». Sa richesse déconcertante impose donc souvent un
silence. Le poème devient pour le lecteur (« en vue d’une
rencontre ») lieu de méditation et d’interrogation (« pareille
obscurité »). Monique Pétillon, lors d’un entretien avec André du
Bouchet, rebondit sur cette opacité constitutive de l’écriture :

(Monique Pétillon) Cela rejoint le mot de Pascal que Celan citait dans
le premier numéro de L’Ephémère : « Ne nous reprochez pas l’obscurité
car nous en faisons profession ».

(André du Bouchet) Je crois que si on s’attache à communiquer une


certaine fraîcheur, une certaine vie, le mot doit être soustrait à la
gangue du convenu. Cette liberté du mot, une obscurité la ponctue.
Mais cette obscurité est très relative. Je me souviens que, très
jeune, je connaissais par cœur le Coup de dés de Mallarmé. Cela me
paraissait la clarté poussée à son extrême. Ce qui me semblerait
plutôt obscur, ce sont ses vers de circonstances, ou même Hérodiade.
Je crois que Reverdy aussi a passé pour un poète obscur. C’est qu’on a
beaucoup de peine à voir ce qu’on a sous les yeux324.

322
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
323
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 114.
324
Ibid., p. 127.

111
Pour André du Bouchet, l’obscurité première d’un texte peut donc
être le signe même de son évidence. L’hermétisme propre au genre
poétique est souvent associé à la poésie de Mallarmé. Ce dernier
n’a d’ailleurs jamais renié la présence dans son œuvre d’une
certaine obscurité. Mais ce qui peut expliquer la soi-disante
« difficulté » première de ses textes est sa recherche d’une
poésie du concept, qui puisse s’extraire de la réalité proprement
matérielle pour devenir une sorte de « parole pure ». André du
Bouchet développe une démarche presque à l’opposé de celle
développée par l’auteur du Coup de dés : si son emploi du langage
fait que son œuvre n’est pas immédiatement accessible, c’est au
contraire parce qu’il entend dépasser le leurre des mots, celui-ci
pouvant être interprété comme une forme du langage qui, par le
concept ou l’image, nie les choses. Au contraire de Mallarmé, sa
poésie se veut un reflet des choses vives, appréhendées dans leur
totalité et leur complexité, non dans leur abstraction. « Mais
quel discours est possible, lorsqu’il s’agit de ce qui est
absolument simple ? », écrivait Bonnefoy en quatrième de
couverture du premier numéro de L’Ephémère, en 1967. C’est
notamment à la lumière de cette question que l’on peut analyser la
métaphore ou l’image dans l’œuvre de du Bouchet : celle-ci n’est
ni ornementale ni mécanique, elle est la chose même dite. Il n’y a
pas, pour André du Bouchet, de « monde idéal », qui soit
« n’importe où hors du monde » (titre d’un poème de Baudelaire,
Anywhere out of the world) et donc inaccessible à l’homme, si ce
n’est par la poésie. Le langage poétique n’a donc pas chez lui la
fonction de faire accéder à un réel autre, ou à un « surréel »,
mais bien de parler sans cesse et toujours du réel. Mais, suivant
en cela Heidegger, André du Bouchet est bien conscient que le
chemin vers ce qui est proche n’est pas forcément le chemin le
plus facile. Les « choses proches » de l’ « ici et maintenant » du
poète sont figurées par les montagnes. Ce cheminement devient donc
une véritable ascension, qui n’est pas dépourvue de danger.
L’hermétisme éventuel de la poésie dubouchettien n’est donc pas
une démarche qui voudrait nous tenir à distance d’une parole
poétique qui traiterait de choses lointaines, mais bien plutôt la
forme que prend la recherche, forcément difficile, de cette

112
proximité et de cette familiarité. André du Bouchet l’exprime très
clairement dans un entretien avec Dominique Grandmont :

(Dominique Grandmont) J’en viens maintenant au sens de votre travail.


Pourquoi le poétique semble-t-il « obscur », « hermétique » ? Y a-t-il
un enjeu de pouvoir, à votre avis, derrière cette injonction de
lisibilité, ce devoir de transparence explicite ? Y a-t-il au
contraire à l’œuvre, sous couvert d’aller vers les gens, ce qui serait
une secrète dépréciation de l’autre, un orgueil virulent à lui
prescrire images, idées, solutions toutes faites ? Dans toute poésie,
n’y aurait-il pas une théorie de l’Etat ?

(André du Bouchet) « Notre langue est moins claire que le mutisme du


bois », disait Henri Maldiney – le philosophe, dans In media vita. Et
cela est sûr : quand on dit langue de bois, ce n’est pas du bois vert.
Derrière l’idée de lisibilité, il y a le vœu de quelque chose de
conforme à l’idée qu’on s’en est déjà faite. Quant à l’obscur, il
existe. Si le poème – à sa façon – répond chaque fois à une tentative
d’élucidation, c’est qu’il y a expérience du noir, urgence à décanter
ce qui est opaque. C’est qu’on est, comme on dit, pris de court, privé
de moyens dans l’expérience qu’on a de la vie. C’est une épreuve
intense quand il s’agit de poésie. Mais cette obscurité, on l’affronte
chaque fois qu’il y a quelque chose de nouveau à dire. Par exemple
lorsqu’il s’agit d’exprimer son « opposition constructive », formule
qui sur l’instant peut laisser interdit, et dont la multiplicité de
sens imposera une option dont on n’a peut-être pas une idée de départ.
Ce n’est pas de la poésie, mais cela n’est pas étranger au phénomène.
Qu’est-ce qui pousse, à l’inverse, les gens à s’accrocher aux
évidences acquises ? C’est qu’un poème, quand on le lit, vous oblige à
tenir debout tout seul. Ce n’est pas toujours commode. Il empêche
qu’on se sera reconnu dans ce qu’un autre a dit, mais reconnu comme
pour la première fois. L’explication tombe. L’explication tombe devant
un poème qu’on ne comprend pas sur le moment, mais dont l’évidence
s’impose. C’est vrai de Mallarmé comme de Paul Celan. L’explication,
c’est du recommencement. Le poème, c’est du commencement325.

325
André du Bouchet, entretien avec Dominique Grandmont, André du Bouchet 2,
L’étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 89-90.

113
L’ « illisible » est une force et un signe positif. Dans Carnet,
publié en 1994, se trouve une note datée de mars 1957, portant sur
la lecture de Finnegans Wake et tout à fait explicite :

l’illisible :
une brèche dans l’enfermement nominal

le livre de Joyce : ce qui alors résiste à la lecture - que la


lec – ture n’absorbera pas, mais qui restera, de même que le
monde, perdu

jamais abordé ou perdu

l’illisible – sa fraîcheur, quand on songe à ce qui est le plus


souvent lu

à cela, le lecteur inconcevable de F.W. a réveillé ou


endormi, se heurte comme pour la première fois, mais ce qui se
présente comme un chiffre, je refuse de la déchiffrer,
demeurant sur le heurt326.

Le « livre de Joyce » est un lieu de résistance (« se présente


comme un chiffre ») à toute lecture rapide et réductrice. Cette
illisibilité n’est absolument pas vécue dans l’angoisse (« je
refuse de la déchiffrer ») mais reste le signe d’un sens toujours
flottant, renouvelable (« sa fraîcheur »). Il ne se fixe pas : la
sémiosis est toujours mouvance, circulation, instabilité et
multiplication de sens. Le « heurt », André du Bouchet choisit de
l’accueillir car c’est en ce lieu que l’opacité de l’être devient
transparente. Un texte critique du poète accompagne l’édition des
fragments traduits et s’intitule « Lire Finnegans Wake ? ». La
préoccupation centrale reste la question de la
lisibilité/illisibilité. André du Bouchet évoque une « parole
arasée en laquelle, indéfiniment sombre Finnegans Wake »327, de
cette « fin de non-recevoir que ne manque pas à la longue de nous
signifier » ce livre. Ce dernier devient un « astre mort », un
« livre en pure perte », un « gouffre »328. « L’illisible est […]

326
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 114.
327
Ibid., p. 29.
328
Ibid., p. 30.

114
le seul infini dont un orage qui se présente comme le monde écrit
sache se prévaloir »329.

La parole arasée en laquelle, indéfiniment, sombre FW se dessine pour


nous avec plus de netteté dès l’instant où nous nous arrêtons de lire.
[…] La phrase qui surgit, soudain – illisible, et dont nous tirons
argument pour interrompre notre lecture -, n’est guère plus obscure
que celles que nous avons déjà pu parcourir : mais notre refus à lui
seul transforme la page déchiffrable en page illisible […] Illisible,
elle nous paraît du coup recouvrer son envergure véritable […] Car
l’illisible, en vérité, est le seul infini dont un orage qui se
présente comme le monde écrit puisse se prévaloir. Ce monde écrit, qui
se mesure au monde vivant pour, enfin, se substituer à lui, est
frappé, par analogie, d’un même mutisme330.

Un poème, s’il est réellement poème, est d’abord illisible, riveté


à des opérations-monde qui sont des faits de monde. Il y a une
« clarté » dans la poésie, qui n’est pas une clarté de premier
degré (permettant un accès facile à la langue et aux choses) mais
une clarté frontale (accès si immédiat à l’univers matériel
qu’elle paraît obscure) : « Une nouvelle clarté, plus forte, nous
prend les mains »331.

II.B.1.b. Un clarté frontale

Dans un texte intitulé « Banalité », André du Bouchet réfute


donc l’idée d’illisibilité (« Rien n’est donc hermétique ») et
évoque une clarté qui peut prendre du temps (« Je mets moi-même du
temps à comprendre […] ce que j’écris »):

La lumière de l’homme.
Sur ce plan, la poésie réalisée ne dépend plus que de l’air
Irréalisé, dont elle attend toute sa substance. Elle l’exige. Seul
L’imprévu lui donne son sens positif.
Voilà ce que se dit celui qui partage ce qu’il imagine.

329
Ibid.
330
André du Bouchet, « Sur Finnegans Wake », in Aveuglante ou banale, essais sur la
poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 116.
331
Id., « Sur le pas », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 96.

115
Rien n’est donc hermétique. Il n’y a plus rien d’hermétique
Au monde.
Je mets moi-même du temps à comprendre. A comprendre
Ce que j’écris332.

L’homme peut faire la « lumière » sur ce qui n’était pas


immédiatement perceptible : « [l]a blancheur des choses apparaît
tard »333, écrit André du Bouchet dans le célèbre recueil Dans la
chaleur vacante. L’axiologie de la « révélation » (découverte de
ce qui était latent) est palpable (« j’ai reconnu en moi − sans
334
avoir de recul, la dent du glacier » , lit-on dans le poème « un
jour de plus augmenté d’un jour ») et la « lumière » reste une
notion majeure dans la poétique dubouchettienne, ses
manifestations restant diverses. Elle peut être tout à la fois
lueur, éclair, étincelle, flamme, feu, étoile, lune, soleil, jour,
bougie, flambeau, lampe ou clarté. Elle est l’un des éléments
naturels qui invitent le mieux à un travail sur la « justesse »
poétique. Elle est presque toujours saisie dans son contraste avec
l'obscurité : « [a]u sol inaccessible, sur la route laissée à la
lampe,/ toute pierre est lampe »335. Parce que toujours en
mouvement, elle demeure inaccessible (« [l]e feu […] me rejoint,
presque »336), mais devient tout de même perceptible lorsqu'elle
s'associe à un élément concret de la nature, ou lorsqu’elle révèle
l'un des moments charnière de la journée, comme l'aurore ou le
crépuscule. Par son immatérialité et ses contrastes, elle est la
manifestation du mouvement et de l’insaisissable qui permet
cependant l’accès à la transparence. Cette dernière semble se
gagner par la Voix. L'obscur scripturaire s'éclaire à l'oreille,
la prononciation libère ce que le signe tait. Le poème d’André du
Bouchet nous « dit » plus lorsque nous l'écoutons que lorsque nous
le lisons :

332
Id., « Banalité », in Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de 1949-1959,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 138.
333
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 13.
334
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 10.
335
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 29.
336
Ibid., p. 29.

116
L’obscur, l’incompréhensible devient compréhensible lorsqu’on le
prononce. Il m’est arrivé souvent d’entendre dire des gens qui m’ont
entendu lire : « Quand on vous lit, ça paraît souvent hermétique ou
obscur. Quand vous le dites, ça paraît très clair, on ne se pose pas
de questions. » C’est que je fais à ce moment-là, en lisant à voix
haute, un travail que souvent le lecteur ne fait pas lui-même. Si vous
lisez à voix haute un texte qui vous paraît obscur (un poème ou une
prose de Mallarmé), si vous faites l’effort de le prononcer, cela
s’éclaire immédiatement337.

Il faut faire « l’effort » de prononcer « un texte qui vous


paraît obscur ». Lecteur attentif et éclairant, André du Bouchet
s’est appliqué lui-même à clarifier, rendre limpide ce qui pouvait
aux premiers abords paraître hermétique chez Reverdy, Char ou
encore Ponge :

La poésie de Reverdy s’est toujours refusée à livrer des gages, à


donner prise sur elle-même […] La voici un moment dévoilée dans ce
livre dont compte la présence physique, d’une manière fulgurante et
humble », « L’attention du lecteur, constamment mise en échec,
finissait aussi par se dissiper, faute de pouvoir discerner sur quoi
338
cet écrivain étrange pouvait bien miser .

L’espace poétique de Char surgit d’un débat rigoureux entre la terreur


et la contre-terreur, espace toujours ouvert, toujours limpide […] Ces
fragments cristallins qui, pour devenir étanches, pour mieux résister,
se resserrent, se contractent jusqu’à donner momentanément une
illusion d’hermétisme, communiquent en même temps un sentiment de
plénitude, de bonheur inégalé en poésie ; loin d’être hermétiques, en
effet, au sens propre du mot, ils s’ouvrent sur un tourbillon dont ils
constituent l’augure […] aussi, Char n’omet aucune de ses ressources
d’articulation ; il en résulte une grammaire transparente, traversée
par de vifs éclairs de sympathie » « et, pour la première fois depuis
Lautréamont, le raisonnement poétique, de destructif, devient
optimiste : c’est tout un langage qui tourne sur son axe. Le ton
péremptoire de l’absurde se charge de clarté […] La parole de Char, en
effet, est essentiellement oraculaire ; non pas hermétique mais
339
sibylline, tout en fournissant des gages .

337
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 291.
338
Id., « Pierre Reverdy, Le Chant des morts », in Aveuglante ou banale, essais sur
la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, pp. 29-31.
339
Id., « René Char, Fureur et mystère », in Aveuglante ou banale, essais sur la
poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, pp. 38-41.

117
C’est la matière du jour, dans ce qu’elle a de net, clair, cristallin
[…] Il s’agit, ici encore, de l’homme enchevêtré vif au monde, à la
fois défini et détruit par enchevêtrement, soucieux de débrouiller la
qualité qui l’embarrasse, d’éclaircir ce qui le distingue,
s’efforçant, pour sa santé, par une sorte d’échange, à l’aide du verre
qui lui doit le constat de sa clarté, de se tirer lui-même au clair.
Reflets sur reflets340.

Mais l’écriture poétique ne pourra éviter le retour de l’opaque,


sur lequel il faudra de nouveau prendre appui :

… ce qui, transparent dans le poème, m’aura été jour par le


travers des mots, redevient point opaque sur lequel, sans voir,
j’appuie. jour et sol. sol à nouveau dans le jour341.

II.B.2. « [L]e morcellement, je respire, il disparaît, c’est


342
l’espace »

II.B.2.a. La disjonction comme principe sémiologique

La disjonction est un principe sémiologique dans la poésie


fragmentaire d’André du Bouchet, fragmentation qui s’inscrit
d’ailleurs dans le sillage d’une triple crise propre à l’après-
guerre : caducité des notions d’achèvement et de complétude, crise
de la totalité et crise de la généricité. La poésie d’André du
Bouchet est celle de la disjonction – distanciation vis-à-vis de
la continuité du discours poétique, « épaisseur de la langue [qui]
sépare l’homme de lui-même en tant qu’être parlant »343. Le poète
écrit : « … sur telle coupe que, de l’autre côté, l’on atteint que
scindé »344. Elle n’autorise l’être à se livrer que par la
séparation. Elle se fonde, par conséquent, sur « l’intervalle » :
« [i]ntervalle […] Toujours cet intervalle à garder. S’en assurer

340
Id., « Francis Ponge, Le Verre d’eau », in Aveuglante ou banale, essais sur la
poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, pp. 43- 44.
341
Id., Rapides, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.
342
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Mercure de France, 1986, sans
indication de pages.
343
Jacques Depreux, op.cit., p. 60.
344
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979,
sans indication de pages.

118
sans désespoir. Il est aussi clair que le jour cet intervalle qui
nous sépare et fait notre force »345, peut-on déjà lire dans un
carnet daté de juin 1949. L’intervalle peut être défini comme un
espace ménagé entre deux points ou deux objets. En musique, il est
la distance entre deux sons. Au sein du poème « Hercules Segers »,
le mot « intervalle » (si fréquent dans l’œuvre dubouchettienne)
s’inscrit au plus fort de la page et se dispose même
typographiquement en accord avec sa nature d’ « entre-deux » :

… monde - et intervalle - au monde…346.

L’intervalle est un espace qui s’étend entre deux « monde[s] ». Le


mot latin intervallum signifie plus précisément ce qui se trouve
entre deux parois. La poésie d’André du Bouchet réactive
parfaitement cet étymon, en manifestant à la fois l’obstacle des
« parois » (montagnes, murs, murets, …) et l’écart de l’ « entre-
deux ». L’incision est présente tout au long des recueils. Certes,
elle permet « de voir ou d’entrevoir ce qui est masqué, ce qui
s’interpose entre nous et un objet ou un lieu que nous désirons
atteindre »347. En effet, il y a toujours cet « autre côté » que le
temps ou l’espace écarte de nous-mêmes, et dont nous pouvons
cependant appréhender la présence. Mais cette déchirure est plus
sûrement un obstacle, un vide qui semble infranchissable et
empêche toute progression. Le poème « Hercules Segers » lexicalise
tout particulièrement la division : le poète exprime la
« scission »348, « comme en deux », « l’épaisseur, lorsqu’elle se
dédouble », « l’air […] comme il va doublant ». La séparation
contamine même la syntaxe, par l’emploi réitéré de structures
binaires :

à la parole
des dehors, quand elle rentre et sombre - à la
349
parole en sous-œuvre muette .

345
Id., carnet inédit, Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 28.
346
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
347
Jacques Depreux, op.cit., p. 63.
348
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L1979,
sans indication de pages.
349
Ibid.

119
Le discontinu se trouve à l'œuvre dans la plupart des recueils
d’André du Bouchet. La matière poétique fort ténue s'évertue
souvent de capter les fulgurations d'un réel insaisissable ou,
plutôt, qui ne se livre que dans la séparation. Au niveau
typographique, cette catégorie du discontinu se manifeste par les
blancs, qui constituent des espaces entre des éléments composés :

tu es
là350.

Ils jouent en faveur de la dislocation des représentations


conceptuelles, pour invalider le mondain. Ainsi, dans le poème
intitulé « poussière sculptée »351, la discordance
sépare typographiquement :

 des locutions conjonctives (« sans/qu’au bord de la route »),


ou relatives (« sur/lesquelles »),
 des coordinations (« comme montagne/et l’eau »),
 des syntagmes figés (« faire/demi-tour »),
 l’adjectif du substantif (« au sol/révolu »),
 le sujet du verbe (« le faîte/est poudre »),
 la préposition de son complément (« sur/un jour »),
 l’auxiliaire du participe (« ai/crié »),
 le déterminant du substantif (« comme le/papier froid »),
 les lettres d’un même mot (« La N U I T, c’est… »),
 le complément du verbe (« je redécouvre/ma route »).

Les signes de ponctuation désarticulent eux aussi toute


construction linéale et leurs fonctions habituelles sont
subverties. Les tirets représentent des trous dans la trame
linéaire, d’autant plus qu’ils ne sont pas régis par les règles
typographiques usuelles, comme l’atteste l’extrait suivant qui
triple la présence de ce signe :

350
André du Bouchet, « Axiomes », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie »,
2011, p. 166.
351
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998.

120
L’image inhumée aussitôt atteste – un instant ou pour toujours peut-être
– jusqu’au genou – l’attenance de Baudelaire à un sol meuble libéré dans
les écarts, et à travers l’usure du rêve, cette infirmité comme charnière
liant le rêve au réel intempestif qui positivement la traverse352.

Notons que les tirets, à la différence des blancs, accroissent le


fossé qu’ils entendent réparer :

son manque à dire ̶ ou le


353
ciel .

Dans cet extrait, la coordination est rendue particulièrement


difficile par la présence du simple tiret, par l’asymétrie des
référents (abstrait « dire » / concret « ciel ») et des articles
coordonnés (possessif « son » / défini « le »). Toutefois, les
tirets ont cet étrange pouvoir de joindre : ils séparent autant
qu’ils unissent, ambigus aussi en cela que simples ou doubles.
Point de subordination, non plus que de coordination. Obstacles et
liens, les tirets impliquent un saut, rendent admissible un défaut
de syntaxe sans le réparer. Ils assument aussi l’écart le plus
profond, vide devenu le lieu du revirement. Différence et
identité, contiguïté et étanchéité : entre les deux extrêmes, le
trait d’union empêche de trancher, ne referme pas l’abîme, lui-
même peu sûr, fût-il anodin. Les deux points (qu’ils sient simples
ou doubles) ainsi que les points de suspension rompent également
la linéarité du discours qui s’établit :

enragée, la
scie : et son bleu - sur
la vacillation,
354
qui a cassé .

352
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L’emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 27.
353
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 56.
354
Id., « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011,
p.152.

121
Il en va de même pour les parenthèses qui possèdent normalement
une mélodie propre, indépendante du discours où le segment est
inséré. Dans l’œuvre dubouchettienne, elles ne suspendent plus
momentanément le propos mais rompent le continuum de l’énoncé
englobant en ne se refermant pas. Et cette rupture affecte bien
évidemment le sens :

Et,sitôt à jour,
prononçant – sur un silence, la disparition de qui parle
( le temps pour sa part continuant de jouer…355.

Enfin, le poète nie très souvent toute délimitation


interphrastique. Un point peut être ainsi suivi d’une lettre au
caractère minuscule :

… cela est écrire pour le sol. ciel356.

Au niveau des figures du discours, la discontinuité se dessine à


travers l'anacoluthe et l'ellipse, si fréquentes dans l’œuvre
dubouchettienne et déjà lisibles dans les extraits précédents.
Enfin, sur le plan syntaxique, la parataxe empêche tout
enchâssement et favorise la simple juxtaposition. C’est la manière
la plus radicale d'exprimer la fulgurance de la Voix, de tout
supprimer, verbe et conjonction, et de rendre la présence et
l'élan par juxtaposition de signes épars. Dans le recueil Dans la
choaleur vacante, nous pouvons lire :

Force
Ou génie de la toux
Incroyable glacier357.

355
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 65.
356
Id., « rapides », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 93.
357
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 14.

122
L'absence quasi-totale de ponctuation (la présence d'un seul
point) ainsi que de verbe font de ce poème une remarquable
composition paratactique. S’ajoutent d’ailleurs les retours à la
ligne qui rompent l’enchaînement d’un discours, qui n’est plus
discursif. Le principal rôle de la parataxe ici est de mieux
rendre une perception sensible, une présence.

Globalement, la mise en page du poème invite le lecteur à


abandonner une lecture qui se construirait par une linéarité
syntagmatique et par un souci de visée référentielle.
L’acquisition de cette poésie semble totalement dégressive : tout
ce que nous percevons est nié subséquemment ou reste sans suite.
La disjonction brise la linéarité, toujours prête à s'installer,
et crée un effet d'arrêt sur l'image, suspens qui laisse lieu (ou
temps), à la réflexion. Ainsi cette proposition dans le poème
« Rudiments » :

Les mains que ce même vent, le soir,


arrêté sur la route,
358
brûle .

Une rupture fait attendre le verbe, qui, rejeté à la ligne,


acquiert finalement tout le poids sémantique et nous oblige à nous
« arrêt[er] sur la route » de notre lecture. L’ellipse du verbe de
la proposition principale amorcée par « les mains », nous
déstabilise. À vrai dire, il faut toujours admettre le
déséquilibre et l’hétérogénéité pour comprendre la puissance de
rassemblement de cette poésie. Si l’on se contente d’un régime de
lecture conceptuel, on s’expose à comprendre bon nombre des
énoncés comme absurdes. Si l’on admet se soumettre à ce nouveau
mode de lecture, fondé sur la discordance, on s’aperçoit que
toutes les discontinuités servent à produire un mot total qui a
finalement pour objet de rassembler l’homme et la parole. Le poète
doit surmonter l’effondrement d’un monde soudain dévitalisé,
réduit à des éléments matériels et qu’il faut ré-agencer : il lui
faut refonder l’homme en parole.

358
Id., « rudiments », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 79.

123
II.B.2.b. Un système de discontinuités : « … lettre à lettre, un
souffle − ou la soif − relie »359

Si l’on regarde l’œuvre dubouchettienne dans son ensemble, l’on


constate qu’une puissance configurante unique et continue semble
agencer les discontinuités. Dans les pages d’apparence si
fragmentée (en raison du caractère contrastif des modules), une
base continue s’impose. Dans l’économie linéaire des recueils, on
assiste à des changements réguliers de fonds denses (qualité
perceptive) qu’accompagne en fait la permanence d’un fond rare,
celui de l’écriture. Chaque recueil forme de ce fait un ensemble
thématiquement autonome mais non indépendant des autres œuvres, en
raison de la continuité thématique de l’écriture (comme nous avons
pu le constater dans la restriction drastique des isotopies et des
mots). Aussi, malgré l’aspect fragmentaire de cette poésie, des
collocations secondaires opèrent. Au niveau phonique, tout
d’abord, le fonctionnement sonore du poème établit des
rassemblements ponctuels, des équivalences qui permettent
d’instaurer une parole en flux continu. Le principe d’équivalence
constitue des séquences par combinaison des opérations :

 métriques : récurrence des groupes syllabiques de même


étendue (« Matière froide/éparse/matinée froide/éparse/tout
360
s’est refait » ) ;

 phonétiques : jeu des ressemblances entre phonèmes (« Le vin


du jour me gagne/ au milieu du jour/ le milieu rouge/ avec
une route en fond/ et le roulement de la ferraille »361).

359
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
360
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 67.
361
Ibid., p. 79.

124
Au niveau syntaxique, les opérations se multiplient non pour
organiser la cohérence du discours mais pour perdre la
hiérarchisation habituelle de la langue au profit d’une fusion
plus expressive, par le jeu des appositions fréquentes, des
disjonctions expressives, de l’éloignement des membres
syntaxiquement liés ou par la présence d’anacoluthes (association
de membres non équivalents d’un point de vue de la hiérarchie
syntaxique). La syntaxe participe ainsi de cette mimèsis du
paradoxe, en multipliant les corrélations impossibles. La
préposition « sans » peut être posée entre deux égalités : « sans
différer, je me porte »362. Les incompatibles s’identifient encore
dans une tension que soutient la conjonction « comme », énonçant
la possibilité malgré l’impossibilité :

… ossature de ce sol… impraticable… auparavant comme


après sur leurs sutures ici recomposées…363.

Au niveau sémantique, les oxymores, alliances inattendues de mots,


sont des figures de style qui réunissent dans un même syntagme
deux mots sémantiquement opposés. Ils ont pour fonction de
représenter l’inexprimable en tant que tel, saisir l’ambivalence
du sentiment, dire l’indicible. Les deux états opposés au niveau
de la conscience et du sentiment se réunissent dans la poésie
dubouchettienne. L’oxymore montre à la fois la séparation et
l’union dans un seul mot, c’est un processus d’unification, il est
capable de « dire » la vérité indicible, car sa structure
contradictoire correspond à celle articulée de la réalité.

Tous les intervalles précédemment relevés (sémantiques et


syntaxiques) ne doivent plus être naïvement considérés comme de
distances entre des termes qu’ils séparent : « [t]out à coup, il y
a des ruptures qui se trouvent incorporées et sitôt incorporées
elles n’apparaissent plus comme des ruptures, mais comme des
liens »364. C’est dans cette perspective que l’on pourrait

362
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 78.
363
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
364
Id., « Espace de la poésie », émission de France Culture, rediffusée le 23
décembre 2002.

125
interpréter les si fréquents retours à la ligne, non comme des
ruptures de sens mais comme des mouvements en avant. L’intonation
suspendue retient l’attention et relie ce qui était disjoint. Le
blanc n’est plus un vide et le silence entre deux paroles n’est
plus synonyme de vacuité. Dans la poétique dubouchettienne,
l’intervalle se définirait alors davantage comme « interstice »,
comme espace vide entre les parties d’un tout. L’intervalle
s’allonge d’ailleurs fréquemment : il devient « intervalle
élargi »365. Dans le poème « Hercules Segers », il est question de
la « trame distendue d’un mot », de « signes à élargir », d’une
« rupture formant maillon ». Jean-Michel Reynard remarque que
« l’interstice localise une excroissance d’être qui, en séparant
les deux faces – devant/derrière « moi » - de l’épaisseur, les
articule »366. Il est le lieu et la condition d’une articulation.
Après tout, des bruits très faibles peuvent nuancer le silence qui
prend une sorte de richesse et de qualité particulière, comme la
peinture peut nuancer les tons de blanc. Ces faits sont très nets
dans l’esthétique des paysages et de la nature, dans celle de
Seghers en particulier, mainte fois commenté par André du
Bouchet :

un jour se révèle en tant


que trait, rien qu’un trait, pas montagne, analogue à de la buée… ni
367
même nuage… .

Le « nuage » se distingue de la « buée », tous deux constitués


cependant de la même vapeur d’eau et dégradés à partir du même ton
de départ, le blanc (qui ne varie pas de ton, mais n’est pas sans
variétés). Les blancs discontinus dispersés sur la page se
ressemblent typographiquement, mais ne correspondent pas
systématiquement à des vides isolant les énoncés les uns des
autres. Ils sont point de départ ou d’arrivée de la parole
poétique. Dans la danse classique et contemporaine, on parlerait
des « cinquièmes », qui servent, à l’intérieur d’une variation, de

365
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
366
Jean-Michel Reynard, « L’interdit de la langue », in Prévue, Université Paul
Valéry, Montpellier III, n°29-30, septembre 1985.
367
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L.,
1979, sans indication de pages.

126
conclusion à un enchaînement et de point de départ pour le
suivant, permettant aussi une reprise d’équilibre et de souffle.
Franc Ducros évoque cette position centrale du blanc, comparable à
une césure poétique : « Et il est vrai que cela – ce silence – ne
vient à la perception qu’après son avènement, quand ça a eu lieu,
quand ça a déjà changé, ou alors comme pressentiment, comme
368
attente » . De même on pourrait dire sans absurdité que la
fresque de Michel-Ange, La Création de l’homme, comporte une
césure entre le doigt de Dieu et celui d’Adam, le court
intervalle, qui semble sous-entendre une sorte d’étincelle allant
de l’un à l’autre, étant par sa vacuité, en même temps que sa
fonction centrale dans la composition du Jugement dernier, très
analogue à ce suspens rythmique dont parle Ducros et qu’évoque
André du Bouchet lui-même dans « Le Moteur blanc » :

Une grande page blanche palpitante


dans la lumière dévastée dure jusqu’à ce que nous
369
nous rapprochions .

Dans la poésie d'André du Bouchet, les blancs, inscrits


maladroitement par la critique dans la filiation mallarméenne, ne
sont pas des artifices graphiques. Il ne s'agit pas de silence,
mais de mutisme. Ce sont des « lacunes » au sens de laku (toute
nappe d'eau interrompant la continuité des terres mais sur
laquelle le regard glisse sans fractionnement). Ils sont points de
départ ou d’arrivée de la parole poétique, mais ne rompent pas le
continuum de l’énoncé englobant. Henri Maldiney évoque ces blancs
qui lient les propositions entre elles, pour ne former qu’une
seule parole poétique :

Dans les « proses » (au sens hymnique) d’André du Bouchet, chaque


séquence s’ouvre non à partir de la précédente mais, aussi bien, à
partir de toutes les autres – tous les écarts étant possibles d’une

368
Franc Ducros, Le Poétique, le réel, Klincksieck, « Méridiens », 1987, p. 156.
369
André du Bouchet, « Le Moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 70.

127
lecture à l’autre et sous-jacents à chaque lecture. En fait, c’est du
blanc que toutes prennent leur départ370.

Les mots communiquent entre eux, comme les tracés noirs d’un
dessin de Tal Coat communiquent là où ils s’interrompent, par les
blancs où circule le grand vide qui tient tout l’espace de la
feuille en suspens. Les blancs sont des vides médians animés par
le grand vide qui se traverse en eux.

370
Henri Maldiney, « Les blancs d’André du Bouchet », in Espaces pour André du
Bouchet, L’Ire des Vents 6-8, 1983, p. 200.

128
Ce goéland éclate en lui-même dans un vide dont il fait, par son
éclatement, un ouvert : l’ouvert. De même, les « blancs » d’André
du Bouchet éclatent dans le texte écrit, surgi du même vide. André
du Bouchet le commente lui-même dans « Essor » :

envol
de goélands à l’aplomb de la feuille blanche,
blancs eux-mêmes, si j’ai bien vu,
aura par de tels blancs précipité − essor, et la chute, libres
− et temps, le temps d’un clignement, suspendu − une
tache noire. mais noir cesse lui-même d’être noir, et l’encre
à son tour, localisant l’air parcouru, de faire tache371.

Le texte, dans les mots et entre les mots, est un retour au dire.
Les blancs sont les ressources du dire : « ( ce que j’ai/ à dire,
un moment, je dois, pour poursuivre, le taire »372, nous dit André
du Bouchet. Sa poésie de du Bouchet serait similaire à une ligne
en pointillé : ainsi, l’œil appréhende [chaque point] à travers
l’alignement qui se constitue :

… lettre à lettre, un souffle − ou la soif − relie373.

La séparation graphique des lettres – « lettre aérée contre


lettre » - n’empêche nullement la formation d’une unité, « en un
mot ». L’image de la poussière, si fréquente dans l’œuvre d’André
du Bouchet, figure justement cette tension entre dislocation et
réparation. Se situant entre le corps et l’étendue, la poussière
participe de l’un et de l’autre, efface la frontière entre eux,
témoin d’un va-et-vient, d’un passage toujours possible du solide
au non-solide. La poussière figure le devenir par lequel l’air
peut s’épaissir, le bloc n’être que poudre, de la même manière que
le mur, dont l’assemblage ne s’impose pas, réunit compacité et
éparpillement. Fragmentaire et faite de dispersion, la poussière
forme néanmoins un ensemble. Intrusive dans l’air d’un corps, mais
pulvérisée, elle est en densité rompue, à la fois légère et

371
André du Bouchet, « Essor », in L’emportement du muet, Mercure de France, 2000,
p. 65.
372
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
373
Ibid.

129
lourde, insaisissable tant qu’elle vole, évidente et dérobée.
Comme la poussière, la poésie d'André du Bouchet tient en une
seule phrase les segments, illusion d’une parfaite fusion. La
discontinuité se trouve intégrée (« qu’il n’y ait qu’une seule
phrase ») sans pour autant cesser d’exister :

[...] si phrase complète il doit y avoir, il faut qu’il n’y en


est qu’une seule, un seul membre de phrase, et alors dans
ce cas c’est l’absurde que tout soit fragmenté, ou qu'il
n'y ait qu'une seule phra voilà l'alternative voilà
le défaut de mon esprit : l’unité, le désir d’une unité,
d’une fusion complète des fragments (ou qui appa-
raissent comme tels) uniquement parce qu’il est impos-
374
sible de tout dire en une phrase unique .

« Sous les pavés, la plage », pour reprendre le titre d'un


recueil d'André de Bouchet, paru dans L' Incohérence. Le blanc
n’est donc plus rupture mais devient même la caisse de résonance
du mot, c’est (je cite André du Bouchet lui-même) l’ « horizon du
mot ». Le mot est donc un « éclat », singulier, mais il rayonne en
un « éclat de soleil ». Henri Maldiney perçoit très justement
cette dispersion rayonnante de la matière poétique, sa
« radiance » :

L’éclat est l’événement-avènement, l’Ereignis, qui ne se produit ni à


partir ni en vue d’un autre, mais se pro-duit au jour de ce qui n’est
jamais à jour : lui-même dans l’extase de sa radiance – et, parce
qu’il ne tient pas de la prose, tient l’être375.

Le corps du poète est un point de partage et de passage entre le


proche et le lointain, l’ici et le là-bas, sans jamais résider
nulle part, une Voix presque sous-entendue qui fait pourtant
trace.

374
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, pp. 19-20
375
Henri maldiney, « Les blancs d’André du Bouchet », in Espaces pour André du
Bouchet, L’Ire des Vents 6-8, 1983, p. 204.

130
Non réductible à un simple outil de communication ou à
l’expression sonore d’une pensée primitive, la Voix, qu’André du
Bouchet nomme aussi « parole », est reconsidérée par le poète,
ainsi dégagée de l’empirisme traditionnel qui n’y voit qu’une
propriété de la « voix physique » et la considère toujours à
travers le signe, selon le dualisme de l’oral et de l’écrit.
Dépassant en effet le logocentrisme et faisant l’épreuve de la
différance originelle, l’écriture comme l’oralité comprennent une
opacité, que le poète doit élucider. La langue, épaisse car
constituée d’éléments préexistants et codés, est un obstacle à
franchir. Et la Voix, qui a une fonction plus expressive que
significative, est en mesure d’altérer cette permanence du langage
et de redonner au sens la volatilité qui le constitue
naturellement. Pour déloger le signe de son ordre clos, André du
Bouchet ramène l’écrit au proféré, se fiant aux allures
imprévisibles d’une vocalité qui s’inscrit dans le territoire de
l’indécidabilité et permet la nomination non prédicative du monde.
André du Bouchet annule ainsi toute image représentative qui
participerait à une re-construction mentale du réel. Ce dernier
doit être appréhendé dans sa nudité et transcrit dans sa crudité.
Le poète est alors un enfant qui, ayant poussé son premier cri et
communiquant par balbutiements, apprend à parler. Par ailleurs, la
Voix constitue ce

souffle sans lequel je ne puis articuler376.

La prononciation a un pouvoir d’articulation (au sens étymologique


de « jonction ») du monde : elle relie ou révèle ce qui s’avère
naturellement dispersé ou insaisissable. André du Bouchet se
démarque par sa voix ainsi que par son timbre et donne à cette
distinction le pouvoir de démêler ce qui peut paraître, au premier
abord, inintelligible. Par la lecture à voix haute ou mentale
(dans laquelle l’ébauche d’une articulation est tout de même
manifeste), l’écriture se ré-enracine dans la parole, redonnant
vie et souffle au texte pétrifié, lui rendant les couleurs de la
voix.

376
André du Bouchet, « J’interlettre », in l’incohérence, Paris, Hachette,
collection P.O.L., 1979, sans indication de pages.

131
DEUXIÈME CHAPITRE

LA POÉSIE D'ANDRÉ DU BOUCHET :


UN ÉCRIT À HAUTE VOIX

132
La voix est tout à fait analysable, comme l'est un dispositif
discursif produit par un sujet de l'énonciation. Mais dans la
voix, le sujet du discours n'est pas toujours donné d'emblée, il
peut être sous-entendu. Qui se plonge dans l’œuvre d’André du
Bouchet (et, en particulier, dans ses derniers recueils) sera
frappé par l’absence d’une voix véritablement auctorielle et
pensera que la poésie naît d’elle-même. André du Bouchet a lui-
même multiplié les déclarations d’abandon d’une poésie trop
personnelle. Il faut, selon lui, s’éloigner de l’étroitesse de
l’ego qui ne rend pas compte de l’expérience intime du monde :

Je ne peux pas dire ce que je ressens : ce que je ressens


ne m’intéresse pas –
Ce que les autres pensent ne m’intéresse pas.
Je m’occupe uniquement des détails de l’accident terrestre377.

C’est en sortant de soi-même, en s’évanouissant, que le « je »


peut tenter de se retrouver :

C’est de soi que Baudelaire se sépare dans le Spleen de Paris pour


effectuer - jusqu’à soi, et
comme accidentellement – le pas378.

Ainsi comprendrons-nous tout d'abord la Voix dans son acception


énonciative, constatant que celle-là ne se constitue que dans ses
propres éclatements et dans les transactions avec les autres
qu'elle porte en elle : le « je » n’est réellement défait de sa
pesanteur que lorsque l’altérité envahit l’intimité. Loin de
replier l’expression personnelle dans la prison d’une
subjectivité, la poésie d’André du Bouchet a porté son effort à
rendre le sujet physiquement présent au monde. Se dessine une
nouvelle définition de la Voix lyrique et d’une réintégration du
corps dans l’écriture. L’émotion lyrique renvoie à l’expérience
d’un sentir au travers de laquelle brutalement l’intimité se voit
heurtée par le réel et l’Autre. Le sujet devient alors un
agencement des différentes connexions qui s'établissent

377
Id., carnet inédit, Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 127.
378
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L’emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 25.

133
continuellement au cœur de la rencontre entre deux êtres. Le sujet
lyrique ne préexiste plus au poème, il procède du poème, qui lui a
offert le cadre de son déploiement. Le sujet devient le terminus
ad quem plutôt que le terminus a quo du poème. « Je » n’est plus
une instance métaphysique. C'est en ce sens que nous proposons de
présenter le sujet d'énonciation, la Voix du poème comme de la
traduction, comme une production multiple et du milieu – donc en
devenir. L’absence de Voix d’autorité, remarquable à la première
lecture des poèmes dubouchettiens, ne cesse de teinter toute
présence, mais n'opère pas sous forme d'angoisse. Cette expérience
du vide n'est pas celle d'un sujet effrayé de voir sa constitution
menacée. C'est plus simplement un autre espace de « connectivité »
avec le dehors : un branchement « par le milieu » donc, pour
reprendre une dynamique deleuzienne, qui permet un tout nouveau
type de rapport au sens et au dialogue. Le sujet lyrique est une
Voix en puissance, qui s’engage à travers le poème dans la quête
d’elle-même et s’actualise à travers différentes représentations
qui sont autant de postures poétiques. Elle existe à proportion
des rapports qu’elle s’invente. Il faut être attentif à la Voix de
l’Autre, appel qui ne doit pas être englobé. Il ne s’agit
nullement de domestiquer cette « frappe ». Elle reste cette parole
d’autrui, avec laquelle le « je » rentre perpétuellement en
dialogue. Plus qu’une voix sans fond qu’il faut remplir, c’est une
voix qui provoque l’écriture et creuse le sujet à rebours. Ce
rapport à la Voix de l’Autre, André du Bouchet la met en scène au
travers d’une pratique particulière de l’intertextualité, qui
donne une présence concrète à cette autre bouche qui appelle et à
partir de laquelle l’écriture du « je » se fonde. L’écriture
d’André du Bouchet a d’ailleurs le souci de transcrire au-delà des
mots les intonations, les inflexions et les musiques de la voix
qui les porte ; elle invente même des signes discrets (ceux de la
ponctuation, par exemple), parfois totalement muets (les blancs),
qui donnent au texte sa respiration, son interprétation mélodique
et émotionnelle, et tisse dans son épaisseur une chorégraphie de
gestes silencieux qui en animent le sens. Nous tenterons ainsi,
dans une deuxième partie, de relever la trace sonore et rythmique
du geste appelé « écriture ». Si la vocalité du langage n'est pas

134
synonyme d'oralité, elle implique toutefois une expressivité, une
gestualité, une sémiotique dont l'écriture est porteuse
puisqu'elle en possède des traces, soulignant ainsi la part
corporelle et physiologique de la Voix. Chez André du Bouchet, le
seul escarpement graphique du poème sur la page indique déjà la
respiration d'une parole cherchant dans les suspens et les
réitérations :

dans le souffle court


et bleu
de l'air qui claque379,

la définition vocale de son vrai lieu. Il suffit d'avoir entendu


le poète lire une fois ses poèmes pour comprendre que la
disposition typographique est chez lui un fait de la voix autant
que de l'écriture. Certes, le dépouillement formel et la
parcimonie des moyens rhétoriques procèdent de sa méfiance du
langage (on ne peut rien atteindre ni posséder vraiment parce que
nous n'avons qu'une langue d'hommes), mais ils procèdent également
d'une exigence de vérité, de justesse, presque dans le sens
musical, de la Voix.

I. « Soi-même on disparaît plutôt que la relation »380 : la Voix


sous-entendue

André du Bouchet s’est toujours tenu à l’écart de la confidence.


Anne de Staël, son épouse, n’a que très récemment constitué les
prémisses d’une biographie. André du Bouchet a toujours refusé
l’identitaire :

L’absence qui me tient lieu de souffle recommence à


tomber sur les papiers comme de la neige. La nuit
381
apparaît. J’écris aussi loin que possible de moi .

379
Id., « La lumière de la lame », in Ou le soleil, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 177.
380
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1984, p. 83.
381
Id., « sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 38.

135
« J’écris aussi loin que possible de moi ». Le « je » de la poésie
(« j’écris ») prend ses distances par rapport au « moi », car il
se laisse comprendre comme le « tout homme », comme dirait Yves
Bonnefoy le « je de bouche en bouche »382, qui s’oppose à l’ego
cartésien. Ainsi toute lecture poétique devient à la fois in-
formation du texte par autrui (au sens où le lecteur devient vite
le sujet des idées de l’auteur) et ex-pression du sujet à
l’horizon du monde de l’autre, car quand je lis, le « je » que je
prononce n’est pas moi. Je contemple ainsi un « moi », vécu comme
autre et inévitablement antérieur à mon propre individu. Cette
pré-individualité du sujet, mis en scène par le langage, pousse le
poète à abandonner l’expression individuelle où le « je » est
omniprésent, et à adopter une forme de langage qui paraît souvent
plus abstraite, mais qui se veut expression de la pensée humaine
telle que la langue lui donne figure. Cette tendance à
l'effacement, qui s'avérera de plus en plus nette dans le parcours
poétique d’André du Bouchet, se manifeste dans ses textes par un
souci d'épuration, et par l'élimination progressive d'éléments
autobiographiques, au profit d’une Voix à nu, d'une parole qui
accède à une plus grande transparence, et qui soit aussi proche
que possible du souffle. André du Bouchet écrit dans Peinture :
« Soi-même on disparaît plutôt que la relation »383. Certes, le
corps est immobile, mais ses attributs circulent. Seule la
focalisation disparaît. Le foyer doit être la lumière de
l’instant. Le regard ne se fixe pas une bonne fois pour toutes,
mais « erre » :

J’ai également été celui qui n’a rien vu. je serai celui
aussi qui, sur l’instant ou une fois pour toutes, ne verra rien384.

Le « je » n’est plus l’objet de la mémoire et l’intimité qui


s’éveille en lui n’est plus ordonnée. Ainsi cherche-t-il à se
libérer de toute forme d'opacité, de tout ce qui altère la
médiation la plus directe entre le mot et la chose, d'où sa

382
Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, Mercure de France, 1990, p. 116.
383
André du Bouchet, Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1984, p. 83.
384
Id., « Cendre tirant sur le bleu », in L’emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 46.

136
crainte des images, et celle de se laisser aller à trop
d'ornements. Il s'agit de s'éloigner de la présomption, par le
refus de toute exaltation du “moi”. S’ouvrir à l’oubli, c’est
reconnaître avec ce dernier que l’éloignement est finalement un
pas d’approche. André du Bouchet va ainsi mêler différentes voix
pour se réapproprier, comme le disait Hölderlin, ce qu'il y a de
plus familier, mais de plus ignoré, et que chacun doit conquérir à
sa façon, avec des détours qui lui sont propres. « Je reconnais
[…] une voix […] qui pourrait être la mienne »385 : c’est ainsi que
le poète traduit à Pascal Quignard ses diverses attractions vers
autrui. Nombreux sont en effet les essais critiques,
collaborations, traductions, pages de carnet, où le rapport à
l’autre (surtout ontologique) est explicite ou implicite. Ces voix
d'emprunt, qui passent principalement par l'intertextualité et la
traduction, favorisent, au-delà de la construction du sujet, une
réflexion esthétique et éthique. Avant d’énoncer, la voix appelle,
et celle du « diseur » n'est pas le doublage mais la résonance
d’une voix première dans sa propre voix.

386
I. A. « [J]’écris aussi loin que possible de moi »

Certains poètes se détournent délibérément du mondain, fût-ce


le temps d’un ouvrage, pour se concentrer sur leur personne : rien
n’est plus étranger à la poétique d’André du Bouchet et il n’y a
guère de chances que nous ayons jamais de lui une autobiographie
complète – les carnets ne relevant pas de ce genre. Le poète sait
l'impossibilité et la vanité de la tâche autobiographique, comme
en témoigne ce commentaire de Mon cœur mis à nu dans Baudelaire
irrémédiable :

Ce monde mortel auquel [Baudelaire] se trouve enfin, c’est-à-dire de


nouveau, lié, comme à l’origine, par une sorte de naissance, et non
par la mort – au terme d’un progrès qui, paraissant le conduire à
l’objet infaillible de son attente, le ramène en fait – encore, et

385
Id., « Notes transcrites à partir d’un entretien radiophonique avec Pascal
Quignard en 1976 », P.Chappuis, op.cit., p. 88.
386
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 36.

137
toujours dans l’expectative – au dénuement irrémédiable des données de
départ auxquelles nous adhérons de la façon la plus rude et le plus
immédiate387.

De même, le progrès de l’écriture poétique dubouchettienne


s’accompagne d’un « dénuement irrémédiable », d’un effacement et
d’une retenue toujours plus accentués, qui augmentent les chances
de la « transparence » : le détail autobiographique, qui se
profilait encore dans certains poèmes de Dans la chaleur vacante
(les traces étaient déjà bien ténues), disparaît progressivement.
André du Bouchet ne refuse pas l’emploi d’un « je » parfois très
individuel, mais ce n’est pas pour s’abandonner à cet éternel
retour à l’enfance (qui pourrait se charger après coup de tous les
prestiges) ou à une certaine complaisance pour soi. Le poète ne
doit pas être le déchiffreur du Visible, mais son simple
serviteur. Il est un regard posé sur le monde, un regard qui
désigne simplement les choses, qui fixe des visions sans imposer
d’images. Pour pouvoir accomplir cette tâche délicate, il faut
nécessairement se rendre disponible à ce qui vient du dehors,
s'effacer progressivement. Le sujet et sa poésie doivent
s’objectiver pour que le monde se subjective : « Soi l'intime –
impersonnel toujours »388. Dans Peinture, André du Bouchet fait
allusion à la signature du peintre et compare les initiales du
peintre au rôle de l'accent, « déportées dans leur encoignure et
recouvertes plus d'une fois »389. L'accent personnel n'accrédite
pas réellement une identité fixe. Dans « Cendre tirant sur le
bleu », notre poète écrit : « sur le débord se placera quelquefois
l'initiale d'un nom qui ne renvoie pas à l'identité, mais à
l'autonomie de la langue peinture. C'est l'attache »390. Pour
pouvoir donc s’attacher aux autres, qui lui font toujours face, et
s’ouvrir à soi-même, le sujet doit tendre au dénuement :

387
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L’emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 35.
388
Id., Annotations sur l'espace non datées, Fata Morgana, 2000, p. 73.
389
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1984, p. 75.
390
Id., « Cendre tirant sur le bleu », in L’emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 76.

138
de nouveau, ce n’est que la face de l’ouvert. on n’y entrera pas.
sans être disparu391.

Certes, l’écriture d’André du Bouchet fait l’épreuve d’une ascèse,


que l’on pourrait qualifier d’antihistorique : le sens est en
retrait, tenu dans la rigueur minérale du phrasé, défiant
l’anecdote et le bavardage événementiel. Mais la célèbre
expression « J'écris aussi loin que possible de moi »392 sous
entend que, même si le « moi » est tenu autant que possible à
distance, le « je » reste, quant à lui omniprésent. Il est le lien
entre les mots, entre le mot et la chose, une particule glissante
et nécessaire à l'articulation de l'énoncé. Une sorte de trait
d'union entre la partie et le tout, qui se glisse par les maillons
de la chaîne verbale qu'il captive en s'effaçant. Nous ne saurions
donc nier la présence de ce « je », qui se meut parfois en
« nous » ou se fond dans le commun des mortels. L’élision de
l’« ego » lyrique n’empêche nullement le poème de faire entendre
le grain d’une voix singulière. Même un poète qui a abandonné un
sujet effusif est reconnaissable par un ton, un rythme et un
phrasé qui sont sa Voix propre.

I.A.1. Défier le bavardage événementiel

I.A.1.a. « [J]'ai oublié ce jour »393 : disparition du


circonstanciel

André du Bouchet marque le désir de saisir les phénomènes dans


leur crudité, dans leur simplicité. Cette décision figure dans les
carnets dès 1949, à une époque où ceux-ci comportent encore
quelques notations biographiques :

391
Id., « Notes sur la traduction », in L’Ire des vents n°6-8, 1986, sans
indication de pages.
392
Id., cité par J.Dupin, « La route », André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-15, La
Lettre volée, 2007, p. 24.
393
Id., « La chimie des glaciers », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 15.

139
L’avenir s’entrouvre. Clair. Ces notes deviendront bientôt des notes
de voyage (abandonnant la fixation-fiction du journal.
394
Dépersonnalisation) .

Dans les carnets, on peut encore lire le concret lié à un lieu ou


une personne qui attestent d’une identité au sein du réel :

 soit sous forme de noms propres (« Giacometti / partout les


hommes se sont formés en filaments »395, « Tal Coat / signes
respiratoires »396, « ce que distinctement Cézanne a perçu – les
arbres séparés/séparés les uns des autres, et qui se sont
397
rejoints par le faîte » ),

 soit sous forme d’initiales (« G. figures géantes ou affilées,


d’une justesse étrangère à la mesure attribué »398, « hier,
l’enfant F. roulant et soufflant, déploie son capuchon
399
transparent » , « T.C. / collé à terre, il éprouve les grandes
lignes »400, « V. H. visionnaire quand il touche à un infini, à
la conscience qu’en dépit de son avidité toujours le monde
achevé échappe »401).

Ce désir d’épuration, encore ténu dans les premiers écrits


dubouchettiens, s’impose définitivement à partir de 1952. Les
annotations des carnets commencent à omettre le contexte dans lequel
les sensations ont été éprouvées, pour se focaliser uniquement sur
des perceptions anonymes, comme en témoigne les deux pages de carnet
inédites, placées en annexe. Gilles du Bouchet, le fils du poète, en
témoigne : « Dans les pages qui ont trait au travail d’Alberto
Giacometti le nom de ce dernier n’est mentionné que par
intermittences pour disparaître tout à fait, comme si l’extrême
singularité de ce travail touchait aussi à l’impersonnel ou à
l’anonymat qui est encore celui des « portraits » ou plutôt des

394
Id., carnet inédit, Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 46.
395
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 12.
396
Ibid., p. 16
397
Ibid., p. 72.
398
Ibid., p. 28.
399
Ibid., p. 17.
400
Ibid., p. 21.
401
Ibid., p. 56.

140
faces dessinées d’Alberto Giacometti »402. Revenons sur le terme de
« dépersonnalisation », convoqué précédemment. Une note de carnet de
mai 1953 formulait déjà ce vœu : « La poésie : perdre sa
403
personnalité » . La dépersonnalisation prend la forme d’une
soumission du sujet aux éléments qui ont prise sur lui. Ainsi perd-
il son statut de sujet actif au profit de l’inanimé : « La nuit
glacée me prend les mains »404, « Ce n’est pas nous qui allons c’est
le feu qui va »405, « Le sol fait irruption vers nous »406. L’inanimé
vient à sa rencontre, le touche et le remplace même. Il devient
parfois sujet de l’action, y compris de l’acte d’écrire : « Le
407
glacier qui grince pour dire la fraîcheur de la terre » . Ainsi, le
sujet, dans une disponibilité totale au monde, est soit absent
408
(« pendant les paroles, l’air criblait » , « … la source ne perçoit
409
pas » , « … le volet brûlant éclaire »410, « … corde / qui /
descendue / a / passé la hauteur »411 ), soit relégué comme partie
indifférenciée d’une somme d’êtres (« mais / l’eau même, tout à coup
on s’avisera, immergé dans le / bleu, qu’on ne l’a pas vue »412,
« Nous serons lavés de notre visage, comme l’air qui / couronne le
mur »413), soit, au contraires fracturé dans son unité catégorielle
par l’emploi de GS désignant des parties du corps humain et non pas
l’être humain lui-même (« ma main, reprise déjà, fend à peine la
sécheresse, / le flamboiement »414). Dans le rêve de Poussière
sculptée, nous savons qu’André du Bouchet et Alberto Giacometti sont
tous deux présents415, mais les noms des deux artistes n’apparaissent
pas : il pourrait s’agir de n’importe lequel d’entre nous. « Nous »
402
Gilles du Bouchet, « Montagne », in André du Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-18,
La Lettre volée, 2007, p. 449.
403
André du Bouchet, carnet inédit, Une lampe dans la lumière aride, carnets de
1949-1955, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 190.
404
Ibid., p. 122.
405
André du Bouchet, « Station », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 180.
406
Id., « Fraction », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 45.
407
Id., « La lumière de la lame », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 175-177.
408
Id., « Fraîchir » in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 78
409
Id., Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 47.
410
Ibid., p. 50.
411
Ibid., p. 54.
412
André du Bouchet, « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 147.
413
Id., « Sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante,Gallimard, collection
« Poésie, 1991, p. 42.
414
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 27.
415
Confidence Anne de Staël lors de notre entretien, en novembre 2003, voir
annexes.

141
c’est nous tous, qui parlons, nous dont le pouvoir d’expression
s’éloigne : « "nous" : savoir, la langue »416, écrit à ce propos
André du Bouchet. Cette dépersonnalisation passe également par
l’effacement des circonstances. André du Bouchet signale lui-même ce
désir de ne pas être dans le souvenir :

18 janvier
Des journées passées avec Reverdy. Un métal sympathique : l’or. « La
scène, le théâtre, c’est ce que je vois par la fenêtre. Ça. En
frappant sur la table. C’est ça la poésie (en criant). Après m’avoir
lu son texte, il pleure – nous nous embrassons. Puis dans les
chantiers <informes> de la radio. Tout cela, je ne le noterai pas : je
le porte en moi417.

André du Bouchet n'évoque d’ailleurs jamais le passé pour lui-


même. Ce dernier doit être tourné vers l'avant, présent dans la
voix vive du poème :

Je ne nommerai pas ce pays je ne nommerai pas


je ne daterai pas – et que ce que je dis se trouve malgré moi
daté, nommé,
et que ce jour-là
dans lequel aujourd’hui se noie, reprenne en dépit de tout
figure et voix418.

On peut aussi lire dans le poème intitulé « poussière sculptée » :

" Pourquoi... être venus si loin.... c'est le bout


du monde ici... "

Ouï-dire... (si loin dans ce froid, aujourd'hui... comme


de nouveau, hors des mots, morcelé, cela scintille...

" Pourquoi être venus ici..."419.

416
André du Bouchet, Peinture, Fata Morgana, 1984, p. 55.
417
Id., carnet inédit de 1950, Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-
1955, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p.53.
418
Id., carnet inédit de mai 1953, Bibliothèque Jacques Doucet.
419
Id., « poussière sculptée », in L'ajour, Gallimard, collection « Poésie », 199_,
p. 37.

142
Cette parole « Pourquoi … être venus si loin… c’est le bout du
monde ici », attribuée à Annette, l’épouse d’Alberto Giacometti,
lors de l’enterrement de ce dernier à Stampa420, a été entendue
(« ouï-dire »), il y a longtemps (« si loin dans ce froid ») mais
elle existe hors de la circonstance (« hors des mots »), par
bribes (« morcelé ») certes, mais elle existe aujourd’hui (« cela
scintille »). André du Bouchet le signale encore un peu plus loin,
lorsqu’il évoque un souvenir d’enfance, le tracé de la poussière
faisant jour à travers les persiennes de son appartement
parisien : « … homme, enfant, la différence réduite […] durée du
parcours réduite à l’instant où il s’annote »421. Cette plongée
dans l'anachronique peut aller jusqu’à l’effacement marqué et
remarquable d’une date:

Rêve de la nuit du : " aux questions les


réponses sont soudées, les questions sont sans point
d'interrogation etc."422.

La disparition est déjà palpable dans la chronologie des carnets.


Mais c’est dans les recueils publiés qu’André du Bouchet manifeste
plus visiblement son souhait d’éloignement avec le temps de
l’écriture :

Il y a peut-être dans L’incohérence une contradiction qui se trouve


dans le titre lui-même. Au fond, c’est un livre qui, d’une certaine
façon, me paraît très construit tout en échappant à l’ordre de la
succession. Le livre n’est pas paginé. Un texte mène à un autre, une
page se lit en regard de l’autre, et pourtant on pourrait commencer le
livre par le milieu ou le lire à rebours dans tous les sens423.

L'ordre du livre et sa composition restent à l'abri de la


chronologie. André du Bouchet pratique ainsi la reprise d’un
poème à travers des recueils différents et distants dans la durée.
L'autonomie conquise par le poème permet de mieux creuser la

420
Confidence d’Anne de Staël, lors de l’entretien du 28 novembre 2003, voir
annexes.
421
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 54.
422
Ibid., p. 42.
423
André du Bouchet, entretien avec Monique Pétillon, André du Bouchet 2,
L’étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 123.

143
circonstance unique qu'il porte. À vrai dire, le poète souhaite
toujours conférer à ses textes une résonance plus grande que celle
de l’événement personnel ; le poème ne doit pas adopter la forme
de l’histoire :

à l’origine de toute phrase, poème ou pas, il y a une histoire,


et dans la phrase, l’histoire disparaît424.

Le critique Dominique Kunz Westerhoff l’analyse très justement :


« La figuration de l’accident donne lieu aux accidents de la
figure. Loin de chercher à représenter l’événement réel qui a
porté atteinte à l’autre, au langage et au rapport au monde, parce
qu’il s’y refuse ou parce que la brutalité du fait l’a rendu
impossible, André du Bouchet reproduit la rupture dans le poème,
de même que son pouvoir d’anéantissement. L’événement s’efface le
tout premier, à l’initiale de la phrase, […] les figures poétiques
elles-mêmes sont soumises à ce travail d’élision »425. Notre poète
dit bien lui-même cette transformation de l’événement en accident
verbal, lorsqu’il évoque ses promenades et les notations prises
alors en chemin : « je ne notais pas pour me souvenir [mais] pour
me rendre compte de quelque chose, cela donnait lieu à un
précipité de mots, l'histoire se transformait en accident
verbal ...présent sur la page qui ne renvoie pas à un
passé... »426. À la suite de cette déclaration, nous pouvons dire
que sa poésie procède du circonstanciel à l’élémentaire :
l’événement est souvent posé, non pas sa cause. On entend une
porte qui claque mais on ne sait pas s’il s’agit du vent ou d’un
geste de colère …S’éloigner du sens premier n’est pas dommageable.
C’est même ainsi qu’un poème peut naître. Cette idée, le poète
nous la confie lors d’un entretien avec Elke de Rijke :

Cela me fait penser à l’histoire que j’ai racontée dans Tübingen, le 22


mai 1986 à propos de la traduction du poème Todnauberg de Paul Celan.
Celan m’avait donné un mot à mot, mais sans me donner la moindre

424
Id., « Un coup de pierre », in L’emportement du muet, Mercure de France, 2000,
p. 105.
425
Dominique Kunz Westerhoff, « André du Bouchet, l’accident et la figure », in
Compar(a)ison, An International Journal of Comparative Literature, 1999.
426
André du Bouchet, « Espaces de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.

144
explication du mot à mot qu’il me proposait. Je ne savais pas du tout que
la « hutte » dont il était question dans son poème, était le nom de la
maison de Heiddeger qu’il avait rencontré : c’était la « hutte » et il
fallait dire la « hutte », voilà tout. Or Celan, écrivant son poème,
était amené à donner autre chose que simplement la relation ou le compte-
rendu informatif d’une rencontre. Dans le fait d’écrire Todnauberg, il
voulait apporter un sens nouveau, il s’est éloigné du sens premier de la
rencontre427.

Dans un de ses derniers recueils, intitulé Axiales, André du


428
Bouchet écrit : « [J]’ai oublié ce jour » . Pour le poète,
l’oubli est une disparition de second degré : il fait s’envoler ce
qui n’est déjà plus là mais qui subsiste dans la mémoire. André du
Bouchet l’associe très souvent dans son œuvre à la couleur bleue
qui connote, au-delà d’une similitude phonétique (oubli/bleu)
l’intemporalité, l’indistinct (« le bleu : l’indistinct – béant ou
aveuglé – jusqu’à saturation »429) :

mes pas
dans ceux du bleu
de
façon à ce qu’ils soient
sans vestige430.

L’oubli du passé (lié à l’obsession de ce qui est en avant de soi)


est nécessaire au renouvellement de ce qui nous fait face :

Oubli : sans cela le froid, le vent, le vide seraient sans épaisseur431.

L’oubli semble être inséparable de l’être ; c’est pourquoi il est


nécessaire, de manière paradoxale, de « s’en souvenir » :

Le bleu : j’oublie …
… je n’oublie pas le bleu432.

427
Id., entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-18,
La Lettre volée, 2007, p. 282.
428
Id., « La chimie des glaciers », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 15.
429
Id., « le linteau en forme de joug », in L’incohérence, Paris, Hachette,
collection P.O.L., 1979, sans indication de pages.
430
Id., « Axiomes », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.
168.
431
Id., « Langue, déplacements, jours », in L’incohérence, Paris, Hachette,
collection P.O.L., 1979, sans indication de pages.

145
S’oubliant, le poète devient un rapporteur de l’immédiateté entre
les mots et les choses. Et pour ne pas altérer cette
transcription, les images purement ornementales sont écartées.

I.A.1.b. Image parvenue à son terme inquiet433

De Dans la chaleur vacante (1961) à Tumulte (2001), la poésie


d’André du Bouchet s’est également peu à peu dépouillée des rares
traits conventionnellement « poétiques » qui entraient encore dans
son élaboration. Prenons pour exemple la onzième section du Moteur
blanc :

Une grande page blanche palpitante dans la lumière dévastée dure jusqu’à
ce que nous nous rapprochions434.

Cette proposition est sans conteste poétiquement travaillée. Le


triplement des adjectifs (« grande », « blanche » et
« palpitante ») est intensifié par le triplement syllabique des
assonances (« an »). Une autre répétition syllabique (« pa ») est
d’ailleurs manifeste. L’arrêt brusque, provoqué par un quatrième
adjectif, dit la destruction : « dévastée ». Nous sommes en face
d’une rhétorique savante qui dit poétiquement l’extinction. Une
trentaine d’années plus tard, nous pouvons lire :

.
. . le sol
sera le plat de son coupant élargi à un sol. le plat est
435
au sol .

Le sujet est libre de toute détermination, la syntaxe abrupte,


rompant avec la linéarité du discours. Ainsi la signification
n’est-elle plus immédiatement livrée. Mais la fulgurance est
432
Id., « Sous le linteau en forme de joug », in L’incohérence, Paris, Hachette,
collection P.O.L., 1979, sans indication de pages.
433
Titre d’un poème d’André du Bouchet.
434
André du Bouchet, « Moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 70.
435
Id., Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 35

146
beaucoup plus manifeste. En comparant la structure métrique des
recueils, on peut également noter une évolution. À la quasi
régularité rythmique (Dans la chaleur vacante propose des vers
réguliers au mètre mesurable– pouvant sembler trop “visible”, et
créer ainsi un effet d'ornement), succède une Voix nouvelle, plus
balbutiante et plus discrète. Le poète tend à la libération de
tout “effet”. En plus de la liberté prosodique qui allège le poème
d'une sorte d'unité trop “voyante” et des choix allant dans le
sens d'une plus grande sobriété (les groupes nominaux restreints,
par exemple), les formes interrogatives et les tournures
“hésitantes” deviennent de plus en plus nombreuses. Les
parenthèses (qui permettent au poète de rendre sa démarche plus
prudente, ou de préciser une pensée ou une description), les
blancs et les points de suspension (qui témoignent du doute et de
l'incertitude de sa recherche), sont également plus nombreux.

André du Bouchet a également formulé de nombreux griefs contre


l'image qui définit dans certains discours critiques la poésie
même. Pour le poète, les images en disent toujours un peu trop. En
outre, elles s'avèrent souvent fallacieuses : elles arrivent à se
substituer aux choses au lieu de les exprimer, elles voilent plus
qu'elles ne dévoilent. L'image semble souvent cacher le réel,
distraire le regard, et quelquefois d'autant plus qu'elle est
précise, séduisante pour l'un ou l'autre de nos sens et pour la
rêverie. Ces diverses objections, André du Bouchet les exprime
parfaitement au fil de son œuvre, prêtant toujours attention au
danger de l'image qui « dérive », quitte à aller à tâtons, à
hésiter sur les mots et à risquer le silence, qui n’est plus
l'échec total de la parole devant l'expérience vécue, mai, au
contraire, sa meilleure expression. L'exigence continuelle de
vérité passe outre toute convenance d'écriture. L'image, ornement
opaque et, paradoxalement, trop “visible”, ne fait que masquer
l'inexactitude du langage (André du Bouchet pense notamment à
l'expérience des surréalistes) ; elle reste ainsi l'obstacle
majeur à la transparence et à l'effacement tant recherchés. Dans
Envergure de Reverdy, article publié en 1951 dans Critique (repris
et remanié dans Matière de l’interlocuteur en 1992), André du

147
Bouchet reprend à son compte les formules explicites de Pierre
Reverdy : « L’image montée en épingle est détestable. L’image pour
l’image est détestable. L’image de parti-pris est détestable »436.
Ainsi la logique des métaphores et comparaisons dans la poétique
reverdienne attire-t-elle particulièrement l’attention du poète.
Ni ornementales, ni faites pour plaire ou choquer, elles restent
souvent invisibles, discrètes, fai[sant] corps avec les poèmes :
« On risque de les fausser, de conférer un caractère faussement
schématique à cette poésie dont le propre est justement de se
dérober, de fondre comme l’écume dans la main »437. André du
Bouchet réitère son analyse dans d’autres œuvres : « Cette image
qui nous accompagne, une fois éteinte, jusqu’au froid, en
conservant son pouvoir irradiant, au cœur de notre
438
inattention » , « sa chance, une fois appréhendée, sera de passer
inaperçue »439. L’imperceptibilité est une chance et cette
invisibilité résulte souvent du statut structuralement ambivalent
de l’image : on ne sait plus s’il s’agit d’une apposition
métaphorique ou s’il faut y voir un fonctionnement et une
référence clairement indépendants. L’image doit translittérer
nûment la chose. « Banalité inexpugnable », écrit André du Bouchet
dans Image parvenue à son terme inquiet. De fait, ce qui doit
rester au bout du trajet de lecture d’un poème dubouchettien,
c’est l’étonnement devant la simplicité, une forme d’éveil ou de
réveil. Rien de plus immédiatement lisible-visible, simplement
« l’évidence que recouvre le nom de poésie »440. Examinons le poème
« Eclipse »441, demeuré sans variantes depuis sa publication de
1968 dans Ou le soleil.

436
Id., « Envergure de Reverdy », in Critique, 1951, sans indication de pages.
437
Ibid.
438
André du Bouchet, « Image à terme », Cahiers G.L.M., n°2, 1954, repris dans
Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du
Temps, 2011, p. 86.
439
Id., « Image parvenue à son terme inquiet », in Dans la chaleur vacante, 1991,
p. 113.
440
Id., « Ou le soleil », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie, 191, p. 126.
441
Id., « la lumière de la lame », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie » 1991, pp. 182-183.

148
Mais toujours contre la même route,
sur nos pieds,
de corde.

Les caisses
fermées à coups de marteau,
avant que flambe, dans les carreaux de la façade,
cette lampe que renverse
le vent.

Ma femme,
debout derrière le mur,
enlève un à un
les linges du couchant,
et les entasse sur son bras
libre.

Sur cette route qui ne mène à aucune maison,


je disparais jusqu’au soleil.

Le pays explique

la laine de la route
tire

et s’enflamme.

Ce poème est organisé à partir des cinq « instants » (les phrases


sont distinctes les unes des autres) d’une seule soirée tout à
fait banale, si ce n’est qu’il s’agit sans doute d’une dernière
marche avant le départ de Truinas (André du Bouchet y possédait
une maison devenue son refuge habituel). Autorisons-nous une
lecture grossière de ce texte poétique, comme l’approuve André du
Bouchet lui-même : « la cohérence profonde de certaines images
disparates – d’où elles tirent sourdement un pouvoir d’évidence
n’étant que le reflet de fidélité à la rencontre d’un dehors dont
à échéance qu’il ne reste rien / la cohérence qui fait admettre un
poème aveuglant et le doue de la même nature rudimentaire – aussi

149
aveuglant que le réel »442. La première proposition poétique est la
suivante : « Mais toujours contre la même route, / sur nos pieds /
de corde ». À la place de la préposition « sur », plus attendue
dans pareille expression, l’emploi de « contre » accentue le
rapport physique au sol. A la première lecture, la formulation
« contre la même route » pourrait paraître surprenante mais elle
finit par être explicite si l’on songe aux marcheurs qui vont
« contre » la route si elle monte ou « avec » elle quand elle
descend. Quant aux « pieds de corde », on peut aisément y déceler
un raccourci métonymique pour « les pieds dans des chaussures qui
comportent des semelles de corde ». La deuxième phrase est encore
plus spontanément explicite. « Les caisses / fermées à coups de
marteau » indiquent la proximité du départ. D’ailleurs, la scène
se situe sans aucun doute au crépuscule puisqu’il faudra allumer
une lampe-tempête, dont la flamme vacille souvent avec le vent
(« avant que flambe, dans les carreaux de la façade, / cette lampe
que renverse / le vent »). La troisième phrase est, quant à elle,
transparente : « Ma femme, / debout derrière le mur, / enlève un à
un / les linges du couchant, / et les entasse sur son bras /
libre ». « Les linges du couchant » sont bien évidemment les
habits, serviettes ou draps, qui ont été étendus durant le jour,
et qu’on récupère au soleil « couchant », une fois secs, pour les
replier et les ranger. L’image condense le dire mais reste tout à
fait limpide. La quatrième phrase, qui débute par une relative,
évoque un chemin donnant accès un lieu sans habitation : « Sur
cette route qui ne mène à aucune maison ». L’expression qui suit
(« je disparais jusqu’au soleil ») indique l’effacement du poète,
marchant vers l’horizon, le passage de celui qui voit à celui qui
est vu. Enfin, la dernière phrase peut paraître plus énigmatique,
en raison de l’ellipse syntaxique : « Le pays explique / la laine
de la route / tire / et s’enflamme ». La « laine des routes »
(métonymie certaine d’un troupeau de moutons passant), est
complément du premier groupe (« le pays explique », sous entendu
« que ») et sujet de « tire » et « s’enflamme » (verbes faisant
référence au passage et au rougeoiement des peaux au soleil
couchant). Bien évidemment, cette proposition de lecture est

442
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 58.

150
simpliste et vise à amener chaque image « à terme », sans
inquiétude. En outre, toutes les expressions poétiques ne sont pas
aussi explicites. Mais cette interprétation veut signifier qu’on
ne peut parler d’hermétisme et que l’image chez du Bouchet est
éloignée du « stupéfiant » surréaliste. Elle densifie et propose
un écart. Elle scintille un temps jusqu’à ce qu’elle s’éteigne en
étant rejointe.

I.A.1.c. Une simple nomination du visible

Si le poète ne parvient pas à renoncer aux images, c'est peut-


être qu'il en recherche une nouvelle sorte. André du Bouchet
publie en 1956 chez GLM une petite anthologie de 26 textes (prose
et poésie) de Victor Hugo, qu’il intitule L’Oeil égaré dans les
plis de l’obéissance au vent. Dans la préface, il est stupéfait
par la belle simplicité de certaines analogies ou évocations, que
nous restituons ici : « la terre est sous les mots comme un champ
sous les mouches », « le rêve est l’aquarium de la nuit », « les
religions sont les lunes de Dieu », … Mais il précise que ce
plaisir étonné n’est pas d’ordre esthétique. La justesse de
l’expression reste axée sur la pertinence ontologique. Victor Hugo
cherche à voir plutôt qu’à dire, semble s’effacer pour laisser
l’image librement aller. Et c’est ce libre-cours laissé à l’image,
imposée dans l’évidence, qui émeut André du Bouchet. Ainsi le
poète va-t-il travailler les images dans l’évidence et la
simplicité, en annulant, par exemple, le rapport comparé-comparant
à l’intérieur du poème. Analysons ce trait stylistique :

MURGERS

Montagnes à l’attache (le front des


glaciers sous l’embu) où elle pour demain écorche.
Même la maison
sous mon pas443.

443
Id., « Murgers », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 140.

151
Le travail sur l’image s’opère ici à travers un jeu avec le titre
du poème, qui témoigne d’une volonté d’effacer l’image, de la
dissoudre au sein même du poème, en faisant comme s’il ne
s’agissait pas d’une métaphore. En effet, si l’on ne considère que
les quatre vers du poème, rien ne permet de faire le lien entre
les murgers et les montagnes : l'image se trouve en quelque sorte
dissoute, dans la mesure où le comparant reste, au sein du poème,
sans comparé. Si les métaphores in praesentia impliquent bien la
présence de deux éléments mis en rapport, André du Bouchet les
éloigne l’un de l’autre et atténue ainsi l’ « effet image ».
L’épaisse muraille que constitue un murger peut effectivement
faire songer aux « montagnes », mais ce rapprochement analogique
ne peut se construire que par le biais du titre. L'image ne se
substitue pas à la chose ; elle s’impose, simplement, évoquant
ainsi l'expérience même de la vision d'un tas de pierres
parementé. Nous parvenons à la même conclusion, en analysant
rapidement cet autre poème :

Fleurs

Pas plus haut,


où elles s’arrêtent, ces eaux
bleues!444

Ici, le pronom démonstratif « ces » fonctionne à la fois comme


moyen de présentification de « eaux bleues », allant dans le même
sens que le verbe au présent (« s’arrêtent ») , et, si l’on se
réfère au titre, comme anaphore reprenant « fleurs ». Pour tenter
d’approcher l’équivalence entre le mot et la chose, André du
Bouchet utilise un autre moyen, celui de l’apposition. Une simple
nomination établit un rapport d'équivalence entre l'objet et la
manière dont il est perçu :

Le jour, papillon glacé445.

444
Id., « Fleurs », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 145.
445
Id., « le feu et la lueur », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 34.

152
Cette équivalence minimale est renforcée par l’aspect visuel du
poème : tout d’abord par les blancs délimitant cette proposition
(comme perdue dans la page), ensuite par la rupture qu’introduit
la virgule, celle-ci séparant à la fois les deux éléments de la
métaphore, et les mettant en présence. Le « papillon » fait
percevoir dans son mouvement. Ce poème joue sur l'ambiguïté de la
mobilité-immobilité du « jour » qui, du fait qu’il ne s'inscrit
nulle part, ne peut être saisi que dans son rapport à une autre
expérience du visible, « le papillon glacé ». Le rapport entre le
jour et le papillon se fait donc par l'expérience de la perception
du mouvement : le poète ne parle pas des choses pour elles-mêmes
mais pour établir un rapport d’une autre dimension. Ici, ce
rapport établit un lien entre le matériel et le l'immatériel, la
mobilité et l’immobilité. André du Bouchet, en transmettant sa
propre expérience sensible à travers son travail sur les images,
inscrit finalement sa poésie dans une démarche très personnelle. À
travers ces divers exemples, on constate donc que sa méfiance
première à l’égard des images est à nuancer. Il accepte les images
qui s’imposent spontanément. Ensuite, il lui faut parvenir à une
simple nomination du visible. L’invisible réseau que crée le
dévoilement permet alors l’accès à une certaine transparence.
Cette contradiction entre une volonté d'éviter les images et dans
un même temps la reconnaissance de l'impossibilité de les réaliser
montre qu’André du Bouchet s’inscrit contre le langage poétique
traditionnel. L’effort d’effacement, ou plutôt de nuance, s’opère
par un travail continu autour d’une réflexivité à valeur
référentielle, qui passe par une critique de l’image. Mais plutôt
que de suivre un idéal illusoire visant à contourner toute
tentation de l’image, le poète creuse ce qui est au centre de la
naissance analogique. Ses métaphores effectuent un déplacement qui
empêche de les ramener au littéral ; elles ne parlent que de
l’objet lui-même. Pour entreprendre sa critique de l’image, André
du Bouchet laisse tout d’abord les images venir naturellement. Le
principal défaut des métaphores est qu’elles naissent à partir
d’un bagage culturel commun, permettant d’établir des rapports.
Bien que nécessaires (une métaphore entièrement nouvelle n’évoque

153
rien, ne peut fonctionner en dehors des associations symboliques
acquises par tous), les lieux communs associés constituent une
réelle entrave à l’expression de la singularité. Une telle
oscillation entre le parti pris du littéral et celui du détour est
au cœur même de sa recherche visant à atteindre en quelque sorte
l’ « intériorité » du signe. Le poète met en évidence l’extrême
difficulté d’atteindre la transparence. La critique du littéral
met l’accent sur la difficulté de saisir ce qui a été perçu par
les moyens du langage : on ne peut l’effleurer que par le détour.
Un large ensemble de métaphores tente d’ailleurs de dire cette
conscience affective du monde, dans des textes qui évoquent ceux
où Heidegger établit que le monde, comme accessibilité à de
l'« étant » comme tel, n'est pas représenté, mais senti. Certes,
le poète se retire progressivement de son discours mais il
convient de remarquer que cet effacement, ce détachement est
doublé d'une attention croissante à ce qui est en train de se
manifester. C'est une préparation à l'accueil de ce qu'on pourrait
appeler dans son sens étymologique, le « phénomène ».

I.A.2. Une conscience affective du monde

I.A.2.a. « [E]t que ce que je dis se trouve malgré moi/daté,


nommé »

André du Bouchet est un homme debout, au monde et toujours


attentif à ce qui l’environne. Même s’il souhaite donner une
résonance plus profonde à l’événement, ce dernier ne disparaît pas
pour autant. Ce sont dans ses correspondances et ses très rares
entretiens que le poète se livre sur ce sujet. Comme en témoigne
cette lettre datée du 12 décembre 1994 :

Je vais demain refaire une plongée dans le silence de Truinas livré


ces deux derniers mois aux maçons et terrassiers depuis les averses de
l’automne qui ont emporté une bonne partie du chemin et un morceau de

154
prairie sous la maison. Mais plus difficile encore de faire face à la
grande intempérie de l’époque446.

Le poète veut prendre en charge la destruction du langage qu’il


estime contemporaine (« dont on ne peut pas faire l’économie parce
qu’on y est »447) : sa poésie n’est donc pas atemporelle. Cette
volonté de prise en charge, qui passe forcément par une prise de
conscience de l’environnement (« aussi bien au niveau de la rue
qu’au niveau du langage »448), a été clairement exprimée par le
poète lui-même, lors de son entretien avec Elke de Rijke :

(André du Bouchet) Je vis cette époque comme une destruction des


rapports, aussi bien au niveau de la rue qu’au niveau du langage. Le
rapport qui nous lie aux choses et à nous-mêmes est toujours à
reprendre à zéro » « Nous vivons une époque de grande dislocation. Si,
en lisant les textes que vous avez lus, vous avez eu le sentiment, par
moments, d’une cohérence, si vous avez éprouvé qu’il ne s’agit pas de
chaos ou d’une dislocation complète, alors quelque chose momentanément
est réparé quand vous lisez.
[…]
[…] En se décomposant, la langue pourrie se recompose en une langue
dont on peut dire qu’elle est très pure. Il est évident que tout cela
doit forcément procéder d’une décomposition de tout ce qui tenu pour
acquis. C’est dans ce sens-là aussi qu’on peut être en rapport avec
une époque de dislocation et de destruction.

(Elke de Rijke) Une époque pourrie ?

(André du Bouchet) Oui, mais dont on ne peut pas faire l’économie


parce qu’on y est. En luttant, comme il nous est donné de le faire
avec elle, on y participe en même temps. Je trouve que nous vivons une
époque de langage détruit. Je peux prendre acte de la destruction du
langage, mais quand j’écris, je participe également, à cette
449
destruction, mon matériau est celui de la destruction du langage .

446
Id., lettre inédite du 12 décembre 1994, Bibliothèque Jacques Doucet.
447
Id., entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-18,
La Lettre volée, 2007, pp. 295-298
448
Ibid.
449
Ibid.

155
C’est à partir de ces confidences qu’Elke de Rijke a proposé une
interprétation politique du texte « Et ( la nuit » :
« L’interrogation de l’aliénation de l’homme parlant par rapport à
soi-même et par rapport au langage […] André du Bouchet réfléchit
sur cette problématique depuis ses propres expériences. Mais il
est indubitable que sa préoccupation s’inscrit dans le contexte
politique, social et économique dans lequel l’auteur vit. Son
projet s’inscrit, « à contre-sens » du langage que développe et
dont est constitué ce contexte. Il se développe en quelque sens
contre le corps langagier qui est utilisé par les instances
politiques, sociales et économiques régnantes. Et bien que l’enjeu
de cette entreprise ne soit nulle part explicité de cette façon-
là, il est manifeste que, ce qu’André du Bouchet écrit, est bien
une critique vigoureuse et virulente de la situation langagière
politico-sociale. Il démontre, contre la conviction dominante que
la langue est un objet qui représente un monde dont il est
nettement démarqué, qu’il y a une parole atteignant à ce monde qui
traverse la langue »450. André du Bouchet le dit clairement :
« C’est une impossibilité de s’accommoder des conditions de vie
qui nous sont proposées – davantage, données – aujourd’hui.
Aujourd’hui, les rapports qui nous lient à nous-mêmes et au monde
autour de nous, sont des rapports de destruction généralisée.
Quand j’écris, je vais à contresens de ces rapports de destruction
[…] »451. L’écriture doit offrir une issue à une crise, non en re-
construisant une expérience harmonieuse mais en manifestant une
expérience hétérogène. Il s’agit de réintégrer un immédiat
dispersé qui passe par une rupture à l’égard de l’immédiatement
connu. Une reconstruction donc par la destruction (« tout cela
doit forcément procéder d’une décomposition de tout ce qui tenu
pour acquis. C’est dans ce sens-là aussi qu’on peut être en
452
rapport avec une époque de dislocation et de destruction » ).
André du Bouchet insiste d’ailleurs sur le fait qu’il n’essaye pas
de « réparer » mais que quelque chose « se répare » :

450
Elke de Rijke, « Comment la poésie nous apprend à vivre », in La Rivière
échappée, n°8-9, note 17.
451
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, pp. 277-298.
452
Ibid. pp. 295-298.

156
Quelque chose se répare, je ne sais pas si j’essaye de réparer mais
quelque chose pour moi se répare sans tenir lieu de ce qui a été
atteint453.

L’attention du poète à l’environnement est soutenue puisqu’il


convoque fréquemment son époque, marquée par la « dislocation » et
la « destruction », conscient tout de même des limites de cette
prise en charge. André du Bouchet a donc toujours rejeté l’idée
que quelque chose parlerait à travers lui.

I.A.2.b. « Quand je parle, c'est moi qui parle »454

À travers cette citation, notre poète se justifie de


l’apparente impersonnalité de ces poèmes. Les formes neutres (in-
individuelles pour reprendre une expression mallarméenne),
fréquentes dans l’œuvre dubouchettienne, s’expliqueraient ainsi
par le fait que le sujet se vit souvent absent à lui-même. Dans
« Interstice élargi jusqu’au dehors toujours l’interstice », André
du Bouchet note : « on – de même que le quelqu’un, si fréquent
dans les premiers recueils de Pierre Reverdy, mais, sur la vacance
momentanée de monde, c’est, toujours à la première personne, ce
sujet prolongé jusqu’au blanc de l’identité perdue »455. Les
manifestations de la non-personne se retournent toujours en
déclarations sous-jacentes du locuteur. Ce dernier ne se cache pas
derrière une objectivité d’emprunt, mais il se vit absent à lui-
même. Sous l’apparente neutralité des indéfinis, une identité
reste en suspens :

Dans l’intervalle, j’ai été. de l’intervalle,


comme à un défaut de la limite, je suis456.

Connaître les intervalles n’amène pas à la négation de la


personne, mais en ravive la sensation et en suscite même
453
Ibid.
454
André du Bouchet, « Notes transcrites d’un entretien radiophonique avec Pascal
Quignard de 1976 », cité par Pierre Chappuis, op.cit., p. 88.
455
Id., « Interstice élargi jusqu’au dehors toujours l’interstice », in Matière de
l’interlocuteur, Fata Morgana, 1992, p. 188.
456
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 86.

157
l’apparition redoublée (« j’ai été », « je suis »). La mise en
montre du poème efface le moi autobiographique mais n’empêche pas
l’accès à un moi d’essence moins circonstancielle, qui doit
continuellement se définir. De nombreuses marques stylistiques
attestent d’ailleurs de cette présence. Ainsi l’emploi des
démonstratifs, qui « ordonne[nt] l'espace à partir d'un point
457
central, qui est Ego » , est-il remarquable. Dans le poème Dans
la chaleur vacante, leur nombre est impressionnant :

 « ce feu / qui reprend / derrière la porte fermée »458,


 « labour, c’est cette lame que je verrais »459,
 « j’occupe soudain ce vide en avant de toi »460,
 « j’avance, / rompu, / vers ces murs froids »461,
 « tout n’est, sur cette route, / que chute »462.

Les adjectifs démonstratifs n'ont effectivement de sens que par


rapport à l'instance du discours. Ils amènent ce qu'ils désignent
dans le champ de vision de l'interlocuteur : le démonstratif est
un instrument d'ostension, un index qui pointe vers le mot. Le
monde s’organise alors autour du sujet. L’ « espace »
(indifférent, insignifiant et immense) devient « lieu » (place qui
contient un objet : « locus » et ses dérivés signalent
originellement l’emplacement où se trouve un objet déterminé).
Cela est vrai aussi des indicateurs d'espace et de temps, employés
fréquemment par le poète, surtout dans le recueil Ici en deux :

 « la hauteur / ici / reprend »463,


 « … à travers feuilles / trémières / comme / hier »464,
 « le premier, aujourd’hui le carrier »465

457
Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, tome II, Gallimard,
collection « Tel », p. 69.
458
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 16.
459
Ibid., p. 20.
460
Ibid., p. 23.
461
Ibid., p. 25.
462
Ibid., p. 26.
463
André du Bouchet, Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 25.
464
Id., « Axiomes », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.
176.
465
Id., « parce que j’avais voulu … », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 184.

158
 « cela / est proche »466,
 « si, plus loin, je ne suis pas / source dans l’asphalte, je
ne suis pas »467,
 « pivot / de la porte par laquelle, disparu – là, le vent –
je suis là »468.

Dans les études grammaticales traditionnelles, les emplois des


démonstratifs sont répertoriés en deux catégories : d’une part,
les emplois « déictiques » où le marqueur « désigne un référent
présent dans la situation de discours ou accessible à partir
469
d’elle » ; et, d’autre part, les emplois « anaphoriques » où le
marqueur « identifie un référent déjà évoqué au moyen d’une
description identique ou différente »470. Les études de Kleiber,
qui ont justement porté sur cette problématique dichotomie,
redéfinissent les démonstratifs comme des « token-réflexifs »,
c’est-à-dire comme :

des expressions qui renvoient à un référent dont l’identification est


à opérer nécessairement au moyen de l’entourage spatio-temporel de
leur occurrence471.

Que cet « entourage spatio-temporel » soit donc textuel ou


situationnel, peu importe. Une relation se crée dans tous les cas.
Le locuteur établit avec son lecteur un espace fictif commun où la
référence est partagée. Ces travaux de Kleiber en ont inspiré
d’autres, qui soutiennent à leur tour que le démonstratif
transcende les clivages. Ainsi Marie-Noëlle Gary-Prieur et Martine
Léonard, dans un article intitulé « Les démonstratifs : théories
linguistiques et textes littéraires » ont-elles démontré que
« cette forme à deux faces superpose toujours le renvoi à quelque
chose de connu et la présentation de quelque chose de nouveau […]
le démonstratif dit le nouveau comme s’il était connu, ou reprend

466
Id., Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 29.
467
Ibid., p. 39.
468
Ibid., p. 43.
469
Riegel M., Pellat J.-C. et Rioul R. (1996, 2e éd.), Grammaire méthodique du
français, PUF, Paris, p. 156.
470
Ibid.
471
Georges Kleiber, « Déictiques, embrayeurs, "token-reflexives", symboles
indexicaux, etc. : comment les définir? », in L'Information Grammaticale, 1986, p.
19.

159
le connu comme s’il était nouveau »472. Ce fait est
particulièrement manifeste dans un des poèmes de Dans la chaleur
vacante, intitulé « Rudiments ». Lorsque André du Bouchet débute
la troisième partie par :

Ce balbutiement blanc473.

La référence est nouvelle mais, en écrivant « ce » à la place


d’« un », qui aurait été parfaitement légitime en début de
proposition, il indique que le « balbutiement blanc » était déjà
pensé ou vécu depuis un certain temps. Remarquons, par ailleurs,
que « ce + substantif » opère très une reformulation métaphorique,
qui oblige le lecteur à un véritable travail d’interprétation,
comme nous avons déjà pu le constater avec l’expression « ces eaux
bleues », présente dans le recueil Dans la chaleur vacante, qui
traduit par une évaluation de type axiologique les « fleurs » (qui
composent le titre du poème). Le déterminant démonstratif désigne
un référent déjà évoqué, mais modifie la perception qu’on avait de
lui. Les expressions démonstratives incluent donc en leur
fonctionnement le lecteur, dans un savoir partagé ou par un
travail interprétatif. Notons toutefois que, dans la plupart des
poèmes dubouchettiens, le locuteur, qui peut être identifié, et
l’emploi récurrent du présent de l’indicatif conduisent les
démonstratifs vers une référence situationnelle. Dans le poème
« Sol de la montagne »474 , les syntagmes nominaux identifiables
par l’entourage situationnel renvoient à l’espace dans lequel se
déplace le locuteur : « cette surface », « ces froides tentures »,
« sur cette table / sauvage », « ce mur » (plusieurs occurrences
sont identifiables), « cette route », etc. Seulement, si ces
expressions démonstratives s’expliquent par l’intermédiaire du
contexte de son énonciation, elles n’indiquent pas par elles-
mêmes, contrairement à l’embrayeur « je », quel
référentsélectionner. Une mise à l’index ou une évocation

472
Marie-Noëlle Gary-Prieur et Martine Léonard, « Les démonstratifs : théories
linguistiques et textes littéraires », in Langue Française, n°120, 1998, pp. 15-16.
473
André du Bouchet, « Rudiments », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 15.
474
Id., « sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 31.

160
antérieure sont nécessaires. Un rapport presque physique s’établit
donc entre le locuteur et le lecteur. Les expressions
démonstratives, si nombreuses dans l’œuvre d’André du Bouchet
permettent donc à la fois lacohésion textuelle (parfois même d’un
recueil à l’autre), tant voulue par le poète, et la complicité
avec le lecteur. Et comme les démonstratifs présentent toujours le
référent dans un sens original et inattendu, une relation directe
entre le locuteur et son lecteur semble effective. Ils se parlent
et s’écoutent, au présent, dans la surprise. Le lecteur est appelé
par le locuteur qui l’invite à investir son espace-temps, même de
manière fictive, ou à interpréter tel nom toujours nouveau, dont
le référent est sans cesse à trouver. Avec le risque réel
d’incompréhension que cela comporte, comme n’importe quelle
conversation. Dire « ce », c’est dire « tu » et « je », ce dernier
étant bien le sujet incontournable de l’énonciation.

Pour André du Bouchet les objets ne peuvent se dire que par


rapport à soi. Les nombreuses personnifications (« terre aux
475 476
ongles cassées » , « l’atelier des torrents » , « pour chaque
477 478
herbe grandie » , « la moire des routes » , « la hardiesse des
montagnes »479) révèlent l’affection de cette écriture, qui a
pourtant été si souvent qualifiée d’« ascétique ». Le poète
évoque cette notion de réalité mouvante avec le sujet dans sa
critique cartésienne, dans son mémoire de B.A. intitulé Structures
and Expression, rédigé en anglais en 1941 à l’issue des études que
suivait André du Bouchet au Amherst College :

475
Id., « Le Moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 74.
476
Id., « le révolu », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 82.
477
Ibid., p. 83.
478
André du Bouchet, « le nouvel amour », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 20.
479
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 10.

161
Dès qu’il y a énoncé sur une situation particulière, comme « la chaise
est sur le sol », nous organisons les objets de notre perception en
fonction de notre propre position, selon la relation que nous
établissons entre cette position et ces objets ; un autre point de vue
nous aurait amené à dire par exemple : « le sol est sous la chaise » -
le nombre de ces relations n’étant limité que par le langage […]480.

C’est pour cette raison que notre poète peut écrire « l’épaule
sous la faux »481 plutôt que « la faux sur l’épaule » ou encore
« l’herbe à genoux »482 plutôt que « les genoux à hauteur
d’herbe ». À partir de sa lecture de l’œuvre hugolienne, André du
Bouchet écrit : « le pur fait de voir intervient dans la
formulation de la réalité, entraînant l’intensification de
phénomènes tenus jusque-là pour très ordinaires. Voir cristallise
le rêve d’agir sur ce que l’on décrit, de faire corps avec la
réalité extérieure »483. Les choses ne sont plus exposées comme si
le sujet n’en faisait pas partie. Le spectateur sait qu’il voit et
que son regard conditionne la forme de la réalité. Il modifie la
chose en la regardant, cette dernière ne pouvant donc jamais être
donnée dans son idéalité. Le rapport avec le réel est un défaut.
Et ce « [[d]éfaut […] devient le gage de la création et le signe
même de l’expression poétique »484.

480
Id., « La critique cartésienne », pages extraites du mémoire de B.A, intitulé
Structures and Expression, rédigé en anglais en 1941 à l'issue des études que
suivait le poète au Amherst College (N.D.T), traduit de l'anglais par Jean-Baptiste
de Seynes, André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007.
481
Id., « la lumière de la lame », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 179.
482
Id., « Le Moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 73.
483
Id., « Vue et vision chez Victor Hugo », Aveuglante ou banale, essais sur la
poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 148.
484
Id., « Vision et connaissance. Essai sur la création poétique », Aveuglante ou
banale, essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p.
162.

162
I.A.1.c. « J'anime le lien des routes »485

Le paysage n’est plus un spectacle contemplé à distance, reflet


extérieur de quelque émotion. Il est plus sûrement un milieu dans
lequel le corps en mouvement est immergé. Ce que formule très
précisément le poète Pierre Schneider, à propos du premier recueil
dubouchettien, intitulé Air : « L'œil de spectateur, devient
acteur »486. André du Bouchet ne souhaite pas tenir ses distances
par rapport au monde. Le paysage n'est pas celui du fond; il
s’accorde aux diverses figures qui y évoluent. Le corps réagit à
un mouvement extérieur (« j’ai couru avec le soleil qui
487
disparaît » ), mais n’est plus devant : le sujet est dedans.
Analysons précisément le poème « sur la terre immobile » :

Pendant que je cherchais,


le jour se perdait.

Nous étions immobiles. Pourtant le


vent venait. Dans les sillons, le ciel - par ce froid qui
exsude, et qui glace, dans les sillons, en proie au ciel.

Dès l’instant où la lumière


se déclare, il y a ce feu dilapidé dans le jour.

Je n’ai rien su avant de m’immobiliser.

Sans m’étonner
Alors, chevillé à la terre meuble que le froid, aujourd’hui,
ne peut pas niveler, de ce qui se découvre immobile,

lampe dans le jour


488
nul .

485
Id., « Du bord de la faux », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 11.
486
Pierre SCHNEIDER, « André du Bouchet. Air », in Critique, n°62, juillet 1952, p.
657.
487
André du Bouchet, « Ou le soleil », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 122.
488
Id., « sur la terre immobile », in L’ajour, Gallimard, collection « Poésie »,
1998, pp. 88-89.

163
La première personne semble totalement dépossédée. Elle ne semble
pas avoir d’histoire. Elle ne vit qu’une expérience spontanée,
instantanée, celle de la focalisation : « je n’ai rien su avant de
m’immobiliser ». Mais le point de vue n’est pas figé. Les choses
autour de cette personne se répètent dans une infinie variation :

 sur la terre immobile / … nous étions immobiles… / ce qui se


découvre immobile…
 …le jour se perdait … / … ce feu dilapidé dans le jour… / lampe
dans le jour nul
 …dans les sillons, le ciel… / …dans les sillons, en proie au
ciel
 …par ce froid qui exsude, et qui glace… / …le froid,
aujourd’hui…

Chaque occurrence du même mot offre de nouvelles sensations. Ce ne


sont pas les choses qui changent mais la personne elle-même qui
constate la différence entre ce qu’elle savait et ce qu’elle sait.
Ce qui apparaît n’est effectivement pas inédit : c’est ce que le
marcheur avait sous les yeux mais ne voyait pas encore. Il fallait
qu’un élément extérieur impose l’arrêt (le froid ou le vent),
oblige l’immobilisation (« Je n’ai rien su avant de
489
m’immobiliser ») pour accéder à la « célérité de l’inerte » , qui
n’est plus celle de la personne. Le point de vue disparaît donc
dans la poétique dubouchettienne. La personne appartient à la
terre : « Je suis, comme ce que je vois, immergé dans le volume de
monde avec lequel je me confonds sitôt qu’il me sera
soustrait »490. Ainsi pouvons-nous lire dans le recueil Ici en
491
deux : « … la source ne perçoit pas » . Celui qui regarde est
dans la vision, il ne lui est pas extérieur. Une expression comme
« Grand champ » indique bien qu’il n’y a plus de distinction entre
sujet et prédicat, plus de jugement en quelque sorte. L’énoncé
nominal présente déjà la réalité comme un ensemble non analysable,

489
Id., « Sur un gérondif », in L’Ire des Vents n°6-8, 1983, p. 423.
490
Id., Carnet 2, Fata Morgana, Montpellier, 1999, p. 77.
491
Id., Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 47.

164
où la grandeur semble consubstantielle au champ. La référence à
celui qui parle est également suspendue : on ne distingue l’énoncé
de l’énonciation. Nous ne sommes pas surpris qu’André du Bouchet
reprenne les propos de Bergson dans l’introduction de son étude
sur Victor Hugo, intitulée « Vision et connaissance. Essai sur la
création poétique » :

Bergson distingue « deux manières profondément différentes de connaître


une chose. La première implique qu’on tourne autour de cette chose ; la
seconde, qu’on entre en elle ». Observation qui souligne très exactement
ce qui différencie la description, telle que d’habitude on l’entend, et
la chose vue. Des Contemplations aux Yeux fertiles, à travers les
Illuminations et l’ « unanime blanc conflit » mallarméen, nous avons
éprouvé toutes les ressources du Voyant. Loin, désormais, de marquer une
pause, un temps d’arrêt, et comme l’entracte dont l’auteur peut à son gré
disposer pour s’écarter de son propos, la référence au monde objectif
précise le lieu de tension où tente de s’exercer une vue « intégrale »,
une vision492.

C’est ce que révèle également le titre du célèbre recueil Dans la


chaleur vacante : le poète se situe bien dans une ambiance, non
dans un lieu précis. Le rapport au monde ne passe donc plus
seulement par le regard simple, mais par une vue « intégrale »,
une sensation cinesthésique. Le paysage s’apparente ainsi à une
expérience totale mêlant le visible, l’audible, le tactile voire
même l’olfactif. L’haptique (toucher) égale ainsi l’optique :

…terre, elle ne peut


être tout à fait distincte
qu’aux doigts de l’aveugle…493.

Regarder équivaut à toucher. Ce que le poète confirme dans son


Essai sur la création poétique :

« L'oeil – une main », écrit Mallarmé. La vue devient tentative


494
d'appropriation de l'incréé .

492
Id., « Vision et connaissance. Essai sur la création poétique », Aveuglante ou
banale, essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p.
160.
493
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.

165
Situé à l’interface entre le sujet et le monde, le paysage est une
expérience qui arrive au corps tout entier et ne peut pas se
réduire au visible seulement. C’est une expérience au sens
phénoménologique d’une « rencontre vitale dans et par laquelle le
monde est éprouvé et appris dans sa signifiance »495, et qui
appelle, par conséquent, le registre du sensoriel. Le paysage est
le résultat d’une relation où l’extérieur et l’intérieur ne
forment qu’un seul espace, qu’on pourrait rapprocher de ce que
Rilke nomme la Weltinnenraum (espace intérieur du monde) : « A
travers tous les êtres passe l’unique espace: / espace intérieur
du monde… »496. L’investissement multimodal fait de la perception
une « matière » et non une donnée objective qu’il s’agirait de
transcrire. André du Bouchet commente lors d’un entretien
radiophonique un passage de « Sous le linteau en forme de joug » :

r o u g e, parvenant à jour, n’est pas retranché de l’épaisseur du rouge…

(r o u g e, comme la nuit tombe, recouvre graduellement son épaisseur …497,

et révèle l’étendue de l’investissement multimodal de l’œuvre :

[…] relisant ce texte, d’un fragment de perception je constate de


nouveau que je suis ramené à en remonter le cours : j’ai lu la
succession de ces phrases dans l’ordre inverse de celui où elles se
présentent sur la page. Jusqu’au point où, parvenant au mot « jour »,
ce mot « jour » est lui-même renversé, c’est l’anagramme de « rouge »
[…] Là c’est une parole rapportée à la perception, une double
perception, puisqu’il s’agit dans un premier temps de la description
d’un tableau particulier de Pierre Tal Coat, mais aussi d’un moment
sur la terrasse à Truinas, dirigés vers l’ouest où la lumière
s’atténue […] où je percevais très distinctement que, dans la
disparition des couleurs, le rouge était premier à disparaître […]
cependant que la blancheur des cailloux et des graviers au sol s’y
substituaient en tant que couleur […] ces affleurements de roche
blanche autour de nous qui s’y substituaient alors que le rouge avait

494
Id., « Essai sur la création poétique », in André du Bouchet 1, L'étrangère
n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 96.
495
Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 194
496
Rilke, cité par Maurice Blanchot, in L’Espace littéraire, Paris, Gallimard,
collection « Folio-Essais », 2002, p. 174.
497
André du Bouchet, « Sous le linteau en forme de joug », in L’incohérence,
Hachette, P.O.L, 1979, sans indication de pages.

166
été absorbé dans la nuit, tout à coup se détachaient dans le noir
comme des mots, comme le mot « rouge » par exemple alors que la
couleur rouge avait disparu. Et dans cette disparition du rouge dans
la nuit, au crépuscule de l’occident, il y avait aussi comme le
sentiment du retour du mot « rouge », renversé sous forme de « jour »,
du côté de l’orient, couleur du lendemain, et mot de lendemain aussi.
Et c’est là peut-être que je ressentais comme une parole de la
498
disparition des mots .

Le chiasme phonétique entre les mots « rouge » et « jour » est


multiplement rapporté :

 à un procès en chiasme : à mesure que le jour décline se


pressent le jour futur, le rouge étant la première couleur à
disparaître dans l’obscurité montante ;
 à deux référents (hétérogènes dans l’espace, le temps et dans
leur nature) : un tableau de Tal Coat et un entretien avec le
peintre à Truinas ;
 à la substitution de la couleur rouge par le mot « rouge » dans
la blancheur résiduelle du crépuscule autour des « cailloux
blancs » ;
 au sentiment global de la substitution du mot « rouge » par le
mot « jour » ;
 à une poétique globale de l’écriture organisée autour de la
disparition.

Un cinétisme remarquable met en branle concomitamment le poète et


le paysage. Ainsi la motocyclette, moyen de transport convoqué par
André du Bouchet et qui pourrait, au premier abord, nous étonner,
signifie-t-elle cette dynamique. Elle permet le déplacement du
sujet dans le paysage. Remarquons au passage que le contact est
également inerte parce que ce n’est pas le sujet qui bouge
directement : il ne fait que guider sur la « route » (terme
récurrent, ce n’est pas un hasard, tout au long de l’ouvrage) le
dispositif qui le fait bouger. La motocyclette permet toutefois au
sujet de s’annuler et de se fondre dans le réel. La vitesse à
laquelle ce contact s’établit est primordiale, car la vitesse

498
Entretiens entre André du Bouchet et Jean Monod, « Promenades ethnologiques en
France », France Culture.

167
permet un changement de perception du paysage qui modifie
radicalement le rapport entre le sujet et le monde : un espace de
possibilité est ouvert, un « surcroît de l’air » est produit à
grande vitesse, une barrière ontologique est réduite, « pour tout
d’un coup s’y reconnaître espace dans l’espace »499. Ainsi « les
nuées volant bas, au ras de la route » peuvent-elles « illumin[er]
le papier »500. Dans la poétique d’André du Bouchet, qui a toujours
refusé de tenir ses distances par rapport au monde, c’est surtout
la marche du sujet qui modifie les perspectives, met le monde lui-
même en mouvement. Elle s’inscrit dans une dialectique de la
coïncidence et de la séparation, aspirant à « rejoindre » un but
dont elle est sans cesse séparée. Dans un tableau de Poussin,
qu’il a commenté501, André du Bouchet convoque la figure d’Orion
aveugle. Personnage qui ne se distingue pas de son
environnement et qui traverse le visible, marchant vers un
lointain qui se dérobe à la vue :

Orion aveugle à la recherche du soleil levant : la figure venue de


droite, verte, qui fait silencieusement irruption dans le grand
paysage du Metroplitain Museum, demeure, sur l’instant, inapparente.
On l’appréhende, car elle en occupe toute la hauteur, sans la
discerner. Ce n’est qu’un arbre en marche parmi les arbres.

[…]

Le secret est ailleurs – présent toujours dans le monde soustrait


qu’éprouve, en avançant, Orion aveugle, à la façon de l’œil lui-même
exclu de son rayon. Il tient à la traversée du visible, et ne connaît
pas de station. La grosseur prodigieuse de la grappe de la Terre
Promise ou l’énormité de Polyphème dans les nuages se voient tempérées
à des dimensions jorunalières par la fluidité d’un espace dont elles
ne déprécient aucun indice : nous nous y trouvons. Ici, le passant
tire sa couleur de celle des arbres immobiles et se fraie dans l’air
un chemin, lui-même aussi tangible que le sol de la terre qu’il foule,
fabuleux, comme indifférent. L’accord, évident, est hors de vue. Terre
à laquelle nous prêtons peu d’attention quand nous la parcourons. En
nous-mêmes, dans la discerner, nous la portons aussi502.

499
André du Bouchet, Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 102.
500
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 12.
501
Id., « Sur un tableau de Poussin », in Preuves n°9, 1959, pp. 44-46.
502
Id., « Orion aveugle à la recherche du soleil levant », in L’emportement du
muet, Mercure de France, 2000, pp. 11-13.

168
La conscience du marcheur est tout à fait perçante : son acuité
trace une voie dans l’horizon qui se donne. Le regard est
pénétrant : il ouvre à des apparitions ou plutôt fait apparaître.
La vision du paysage est mobile et s'oppose à la contemplation
romantique d'une certaine immuabilité. D’ailleurs, pour André du
Bouchet, la marche doit s’apparenter à un acte volontaire, non à
une errance forcée. Et sa méfiance du repos est avouée. Quand
l'homme marche vers l'horizon, les distances semblent se réduire ;
s'il s'arrête, elles se figent. La marche dynamise le paysage :
c’est ce dernier qui bouge quand je me déplace. Il semble même
naître sous le pas du marcheur qui donne forme à ce qui n’en avait
pas dans l’immobilité : « L’orage / bleu sous le pas, comme un
implant d’air quand on marche »503. La marche agit parfois comme un
révélateur : elle ne donne pas seulement à voir le monde et ses
objets sous des angles différents ; grâce à elle, l’homme a un
pouvoir sur son environnement. La présence des « routes » (plus
d’une trentaine d’emplois au sein du recueil Dans la chaleur
vacante) est caractéristique. Par la route, le paysage n'existe
que pour être parcouru. Elle ne vit que par l'intervention du
marcheur. Si la nuit tombe, elle redevient d’ailleurs
inutile : « Quand la nuit tombe, la route inutile est couverte de
pays noirs qui se multiplient »504. Le pas donne vie à ce qui
n'apparaît pas dans l'immobilité (« l'orage bleu sous mes
pas »505). Certes, la marche donne à voir les objets et le monde
sous un angle différent, mais elle donne aussi à l'homme un
pouvoir sur l'environnement. Jacques Depreux écrit que : « [l]e
mouvement est, en effet, nécessaire à la vision »506. La marche
agrandit le paysage : « Ce que je foule ne se déplace pas,
507 508
l’étendue grandit » et « sur cette route qui grandit » . Ainsi,
les obstacles, en se rapprochant, occupent une plus grande part de
l’espace et leur franchissement semble plus complexe (« … une

503
Id., « Table », in Laisses, Hachette, P.O.L, 1979, sans indication de pages.
504
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 2001, p. 17.
505
Ibid.
506
Jacques Depreux, op.cit., p. 28.
507
André du Bouchet, « sur le pas », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 104.
508
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 46.

169
montagne à franchir grandit »509). En revanche, la halte en
revanche réduit les proportions et rend les lointains à
l’immobilité de leur distance : « … choses que les lointains,
510
lorsqu’on fait halte, ramènent à leur exiguïté » . Dans l’œuvre
d’André du Bouchet, le mouvement est toujours nécessaire à la
vision : « dessiner dans l’air : une figure – en chemin. Visible
en chemin, seulement511. Et ce mouvement peut être aussi celui en
direction des autres.

I.B. Une Voix exorbitante : « au cœur – et, en marge,/toujours »512

Nous avons déjà constaté que les allusions au vécu personnel


(dans le sens d'« anecdotique ») du poète s’amenuisent de recueil
en recueil. Si le « je » lyrique est toujours présent, c'est pour
transmettre scripturairement une expérience, partageable par tous.
La présence du « je » lyrique est diffuse, s’effaçant au profit de
l'expérience ou de l'émotion à communiquer. Mais l'effacement ne
signifie pas l'abstraction ou la désincarnation, et la Voix
singulière du poète, en cherchant à servir d'autres voix, se
dessine dans cette contradiction d'une affirmation par
l'effacement. La Voix se voit privée de frontières temporelle et
subjective. Dans cette disparition de la frontière, elle subit un
étiolement qui atteint la plénitude de sa présence. « Une
rencontre m’a mis en présence de moi-même », écrit Paul Celan,
dans la revue L’Ephémère. Dans la rhétorique scholastique
médiévale, la notion d'auteur n'existe pas. Dans son « aide-
mémoire » de l'« ancienne rhétorique », Roland Barthes définit les
513
quatre fonctions qui s'organisent autour du texte ancien : le
scriptor recopie ; le compilator complète ce qu'il copie, sans
ajouter d'éléments personnels ; le commentator rend le texte plus
intelligible par le commentaire de certains passages ; enfin,

509
Id., Rapides, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.
510
Ibid.
511
André du Bouchet, Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, sans
indication de pages.
512
Ibid.
513
Roland Barthes, “L'ancienne rhétorique, aide-mémoire”, in Communications n° 16,
Le Seuil, Paris, 1970, pp. 172-223.

170
l'auctor donne ses propres idées, mais en s'appuyant sur des
textes d'autorité. Barthes ajoute que ce que nous appelons
aujourd'hui l'écrivain était au Moyen Age à la fois un
transmetteur, qui reconduisait les sources antiques, et un
combinateur, qui utilisait la matière antique pour la recomposer.
Cette conception du texte écrit s'apparente à la manière dont
André du Bouchet appréhende l'écriture poétique : l'auteur devrait
pouvoir s'effacer derrière ce qu'il perçoit pour transmettre une
voix, un chant qui soit au-delà de sa propre personnalité. Sa
poésie tend vers le lieu de rencontre. Ce qui, dès lors, est visé,
est une écoute de l'autre, du paysage, un rapport au monde plus
“juste”, que seul le renoncement à une voix trop personnelle
permet. L’Autre, renvoyant souvent à une présence insituable,
s’impose alors dans l’évidence de sa force : « comme aisément dans
un poème « traduit » parle et se délivre la voix d’un « autre »
qui en nous – en moi ces jours-ci – souffre d’être muette. De cet
autre sans qui il n’est pas de poème »514. Au fil des recueils,
rien ne l’efface. Il peut même s’agir d’un visage anonyme :

L’être – dehors – n’a pas de nom de femme ou d’homme515.

Pour le poète cependant, l’Autre renvoie à un concret de soi, une


présence intime dépassant le simple jeu littéraire : « je suis
autre chose que / le langage – la traduction d’autre / chose que
le langage »516. En amont de cet Autre, pas de mots déjà établis
mais une identité placée avant la langue. Voici le lieu de
l’autre : un pré-langage pour une pré-conscience. L’Autre renvoie
à une origine porteuse d’une relation fondatrice. C’est à partir
de l’Autre que le sujet émerge et se constitue : au sein de « Je »
coexistent alors deux autorités. Nous pensons immédiatement à
cette célèbre expression baudelairienne : « De la vaporisation et
de la centralisation du Moi. Tout est là »517. Parler à partir
d’autrui qui me divise et me fonde :

514
André du Bouchet, lettre à Paul Celan, 15.10.1967, DLA (Deutsches
Literaturarchiv) D90.1.1376.
515
Id., Carnets 1952-1956, Plon, 1990, p. 62.
516
Id., « Notes sur la traduction », in L’Ire des vents n°6-8, sans indication de
pages.
517
Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome I,
Gallimard, 1976, p. 676.

171
autre langue. ou autre chose. déjà la langue de
518
l’autre qui est soi .

La page devient alors le support d’une aventure où l’ontologie


vient se mêler à l’écriture, fixant au texte un enjeu
fondamental : établir une parole où se joue l’être-au-monde. La
présence de l’Autre plonge ainsi l’identité dans le questionnement
de son origine.

I.B.1. « De cet autre sans qui il n’est pas de poème »519

I.B.1.a. Rapport à l’étrangeté

L’Autre comme manifestation s’inscrit dans une évidence


frappante. Il est ce « là » où l’être est violemment convoqué et
s’impose en son plein. Il est un choc, un brutal face-à-face
excluant tout intermédiaire. Dès qu’un « nous » apparaît, le
sentiment de fusion s’efface et la séparation se manifeste :
520
« partout nos traits/ éclatent » . Bien souvent dans la poétique
dubouchettienne, il ne reste qu’un « je » et qu’un « tu », que
sépare l’apparition d’un vide. A cette manifestation violente de
l’altérité va répondre une brutale exposition au dehors de soi,
qui permet au « je » de se trouver, un instant. S’ouvrir à l’autre
revient alors à s’engager en cette extériorité. Pour André du
Bouchet, il est nécessaire de se tenir « au large », le « seul […]
qui vivifie » :

Votre lettre aura apporté beaucoup de l'air qui manque ici – celui du
large. Et vous avez raison de vous tenir au large – si difficile à

518
André du Bouchet, « Notes sur la traduction », in L’Ire des vents n°6-8, sans
indication de pages.
519
Id., lettre à Paul Celan, 15.10.1967, DLA (Deutsches Literaturarchiv)
D90.1.1376.
520
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 24.

172
tenir, et le seul pourtant qui vivifie. […] ce coup de vent sans
lequel il n'y a pas d'attention véritable521.

Sortir de soi (« je me suis espacé »522) pour aller à la rencontre


de l’Autre, c’est ce qui permet à l’intime de se dire : « dans
l’intervalle, j’ai été »523, au sens de « j’ai existé ». « Je »
doit être un sujet rendu à sa nudité : « tout s’éclaircira où je
me dissipe »524. Examinons à ce propos et d’un peu plus près la
notion d’« interstice », si fréquente dans l’œuvre
dubouchettienne. Souvent élargi par l’insertion d’un
« supplément » (que l’on trouve sous la forme de l’« épaisseur »
ou du « surcroît »), l’interstice tend à diminuer le résidu
subjectif (et, par voie de conséquence, la distance langage-monde)
grâce à la création d’espace produite en son sein :

surcroît de l’air, et, de même que nous, espaçant,


pour tout d’un coup s’y reconnaître espace dans l’espace525.

Le « je » devient « espace dans l’espace ». Le « surcroît » du


sujet tend à s’annuler dans l’« espacement », l’élargissement de
l’interstice. Le sujet est tension vers le dehors, à mesure que
l’interstice s’élargit. De même, la relation (au sens d’un
ensemble de rapports dualistes rigides entre langage et monde,
œuvre et sujet, signifiant et signifié, objet et mot) tend à
disparaître, même si cette disparition ne peut être que provisoire
: « ayant élargi la relation […] alors il peut être avéré sur
l’instant que la relation a, pour l’instant, disparu »526. André du
Bouchet écrit également que le « monde n’étant que relation portée
à un absolu, il est net aussi bien de toute relation »527. Il faut
entendre « absolu » au sens latin de absolutus (sans lien) : le
discret vient interrompre le continuum. Dans la relation,
l’élargissement se présente donc paradoxalement comme une
réduction. André du Bouchet n’écrit-il pas dans son recueil

521
Id., lettre à François Rannou, André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-15, La
Lettre volée, 2007, p. 15.
522
Id., Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 69.
523
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 86.
524
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 155.
525
Id., Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 102.
526
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 23.
527
Ibid

173
Peinture : « le surcroît se laisse traduire par une soustraction
»528 ? Le « surcroît » (ou l’élargissement) de la relation
soustrait le lien au monde et tend à une réduction de la
différence ontologique entre l’écriture et le monde. Il recrée,
pour ainsi dire, le continuum à l’intérieur du discret. Le « je »
s’espace et se dissipe. De la même manière que l’interstice et la
relation, le « je » est élargi et tend à être annulé. Mais ce
n’est évidemment pas le sujet qui peut être effacé. C’est la
« subjectualité » en tant que relation dualiste entre le « je »,
l’énonciation et le monde (les logiciens parleraient de « sujet
intensionnel ») qui est réduite : l’évanouissement du « je » dans
l’espace est une réduction transcendantale au sens
phénoménologique du terme, une véritable possibilité de la
connaissance du monde :

insistant existant
ce qui, retenu alors, comme
saisi,
le serait pour ne plus être perdu - trouvant, de surcroît,
confirmation dans son
dessaisissement, doit être dit hors-sujet sujet pourtant, de
529
loin alors, éclairé .

Ce qui devient « hors-sujet » définit pourtant et proprement le


« sujet ». Toute la parole poétique d'André du Bouchet dit bien le
frayement d'un langage tendu vers le dehors. Parler devient un
acte de présence à même lequel l'homme s'éprouve et par lequel il
existe, en ouvrant le dehors. S’approprier le dehors, pour André
du Bouchet, peut signifier vouloir atteindre ce qui est en dehors
des signifiants d'une langue instituée, en écoutant l’étranger
dans la langue du propre. Dans ses « Notes sur la traduction »,
nombreuses sont les expressions qui soulignent l’altérité
constitutive de l’identité : « [i]l me reste encore à traduire du
530 531
français » , « déjà la langue/de l’autre qui est soi » , etc.

528
Ibid, p. 75.
529
André du Bouchet, Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 113.
530
Id., « Notes sur la traduction », in L’Ire des vents n°6-8, 1986, sans
indication de pages
531
Ibid.

174
Ce besoin d'appropriation du dehors explique la tension
traductrice générale de la poésie d'André du Bouchet. Ce dernier
le confie dans un entretien accordé à une journaliste du Monde :

Tout est affaire de traduction. Vous vous souvenez du propos de Proust


sur les livres qui, lorsqu’ils sont vivants, semblent toujours écrits
dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot, chacun de nous
met son sens, qui est souvent un contre-sens. Mais dans un beau livre,
tous les contresens sont beaux. Dans cette langue comme étrangère,
l’important est de se découvrir aux prises avec elle532.

Toute poésie est déjà traduction puisqu'elle doit ré-instaurer le


lien perdu entre les mots et les choses. Dans son travail
spécifique de traduction, André du Bouchet a fait de l'opacité de
la langue étrangère, du mot étranger qu'il ne comprend pas, le
retour possible à l'évidence des choses familières. Le texte à
traduire devient une sorte d'altérité qui donne accès au cœur de
l'humain : « mots/eux aussi à forme de visage humain »533. Traduire
est se confronter à un autre qui fait découvrir au poète sa propre
identité :

Comme aisément dans un poème traduit parle et se délivre la voix d'un


autre qui en nous – en moi ces jours-ci – souffre d'être muette. De
cet autre sans qui il n'est pas de poème534.

Le dehors n’est pas à chercher à l’extérieur car la poésie


dubouchettienne ne cherche pas à signifier la mondéité du monde, à
évoquer ce qui dépasse l’entendement. Il est plutôt la réalité ou
l’évidence redécouverte ou surprise :

532
André du Bouchet, entretien avec Monique Pétillon, André du Bouchet 2,
L’étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 283.
533
Id., « Notes sur la traduction », in L’Ire des vents n°6-8, 1986, sans
indication de pages
534
Id., lettre à Paul Celan, 15 octobre 1967, Deutsches Literaturarchiv, cote D.
90.1.1376.

175
Le natal Non, je ne nommerai pas qui, dans les

montagnes, se sera en pleine nuit allongé sur la route, appliquant

l'oreille contre l'empierrement pour tenter alors – il y a un siècle et

quelque – près de deux siècles – de percevoir le roulement de la roue

du courrier porteur de nouvelles, on ne sait plus lesquelles, attendues,

et, son espoir ne s'étant pas matérialisé, comme à côté de soi a pu,

se remettant debout, aviser tout à coup les étoiles – leur éclat

dans sa férocité – telles que jamais encore il ne les avait perçues535.

Cet homme sur la route, dont l’identité ne nous sera pas révélée
(« je ne nommerai pas qui »), attendait quelque chose, un signe
vocal (« appliquant l’oreille ») de la mondéité du monde roulant
sur lui. Mais il se relève déçu et vide. Et c'est justement en cet
instant où rien n'arrive, qu'il est saisi au plus proche de soi,
dans le proche absolu, par la réalité : « les étoiles […] telles
que jamais encore il ne les avait perçues ». Le dehors est
l’étrangeté troublante car intime. L'étrangeté est l'altérité
ressentie dans le propre comme une virtualité, ou une dimension
non-explorée de ce propre :

l’identité,
une étrangeté _ et qui sur l’instant apparaît, comme elle est localisée au monde,
au monde l’étrangeté536.

535
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 115.
536
Id., « Notes sur la traduction », in L'Ire des Vents n°13-14, 1986, aucune
indication de pages.

176
I.B.1.b. « [L]'identité,/une étrangeté »537 : un lyrisme fondé sur
la mise à distance

Dans un carnet datant de juillet 1952, André du Bouchet note :


« Je suis plus loin de moi que de l'horizon »538. S'affirme, tel
que le voulait déjà Reverdy, un lyrisme fondé sur une mise à
distance. Il est vrai que la modernité poétique, sans abandonner
toute idée de lyrisme, a cependant déplacé sa vérité dans la
position décentrée. Quand on parle de « sujet lyrique », on peut
comprendre d’une part la subjectivité lyrique telle que la conçoit
Hegel (transposition dans le champ littéraire de la catégorie
philosophique de sujet) et, d’autre part, le « sujet rythmique »
défini par Meschonnic. La modernité poétique, à laquelle
appartiennent Pierre Reverdy et André du Bouchet, a clairement
rejeté la conception du lyrisme, comme confession subjective,
conception héritée du second romantisme et qui, par bien des
côtés, se rattache aux philosophies idéalistes du sujet et du
sens. De nombreux poètes ont exprimé leur refus de composer avec
une subjectivité lyrique qu’ils considéraient nécessairement
synonyme de l’effusion sentimentale la plus complaisante. Le sujet
lyrique est illusoirement autocentré : il ne peut accéder à
l’universel à partir de la seule prétendue supériorité des
émotions individuelles qu’il exprime. A vrai dire, c’est
l’expression individuelle comme point de départ du concept de
poésie lyrique qui est illusoire. Elle ne survit que dans l’ascèse
d’un langage. Lorsque le sujet s’absente ou se décentre, c’est la
voix d’un individu qu’il faut savoir entendre, une voix
dissonante, car libérée de ce moi superficiel dont la société
l’affuble. « L’écriture impersonnelle n’est pas l’écriture d’un
sujet zéro »539, écrit Meschonnic, en écho à la thèse d’Adorno sur
la présence du sujet lyrique jusque dans la poésie la plus
éloignée de l’effusion romantique : « le rythme, le sens, le sujet
sont dans un rapport d’inclusion réciproque »540. Au sujet

537
Ibid.
538
André du Bouchet, carnet inédit, Bibliothèque Jacques Doucet.
539
Henri Meschonnic, Critique du rythme, Verdier, 1982, p. 55
540
Ibid., p. 78.

177
philosophique posé comme archè et face auquel se déploierait
l’objectivité du monde, le sujet étant détenteur d’une idéalité de
sens et responsable d’une instrumentalisation du langage, se
substitue donc la « subjectivation » comme processus advenant dans
et par l’acte de parole. De même que le sens n’est pas « exprimé »
par le langage mais produit par ce dernier, le sujet lyrique est
produit par le poème plutôt qu’il ne lui préexiste. Cela rejoint
le concept heideggerien du « Dasein », concept qui n’est pas
étranger au poète André du Bouchet. L’existence est une parole
s’ouvrant au monde selon la contingence d’un tempo, à chaque fois
singulier. Le rythme est donc un véritable « existential ». On
retrouve d’ailleurs cette pensée de l’indivision de l’existence et
du langage chez les Présocratiques, lus et particulièrement
appréciés par André du Bouchet. La parole ne trouve donc à se
formuler qu’à partir de l’Autre qui lui fait face et le bouleverse
de fon en comble. André du Bouchet assiste au surgissement de ce
dire polyphonique :

expatrier. rapatrier541.

On peut également songer à une expérience relatée dans le poème


intitulé « De part en part l’écho ». Dans l’écho, le son de notre
voix se heurte à une paroi pour nous être renvoyé de toutes parts,
sur le pivot de l’air environnant. C’est alors notre propre voix,
mais notre voix perçue comme étrangère, notre voix sans
ressemblance qui fait retour, timbrée par cette mort traversée,
tumulte qu’absorbe et nous rend le silence : « je ne logerai pas/
dans/ l’écho ». Le poète doit lui aussi sortir de soi, se diviser
parfois, une partie de lui-même le précédant. André du Bouchet
préconisait dans un entretien de prendre distance sur une toile
pour s’en sentir plus proche : « si un tableau me touche vivement,
il m’incite plutôt à m’éloigner à grands pas pour poursuivre,
dehors, ce que le tableau a pu éveiller en moi »542. L’emploi
(fréquent dans la poésie dubouchettienne) de « soi » (sorte de
« on » inclusif, plus proche de « je » que de « nous ») permet

541
André du Bouchet, « Notes sur la traduction », in L'Ire des vents n°13-14, 1986,
aucune indication de pages.
542
Id., entretien avec Monique Pétillon, Le Monde, juin 1983.

178
ainsi à celui qui parle de prendre du recul sur lui-même. Le sujet
peut, en s'écartant, objectiver son expérience, la rendre
« froide », étendant la première personne à la troisième :

Soi

devenu froid

il me faut passer

par ce froid543.

Le sujet de la parole émerge du monde et semble chaque fois s'y


perdre par son émergence même. De nombreux poèmes d'André du
Bouchet sont construits de telle sorte que chaque strophe (ce qui
tient lieu de strophe), débute par des champs lexicaux désignant
des objets du monde : « orage », « terre », « murs », « routes »,
et se terminent par l'apparition d'un sujet (en même temps sujet
de l'énonciation) qui, dans cette position seconde, perd sa
souveraineté :

 « Avant que la blancheur du soleil soit aussi proche que/ta


main, j’ai couru sans m’éteindre »544,
 « les montagnes sortent à peine de terre / quand la route casse
/ je change de pied »545,
 « dans le lointain sans rupture, / comme l’étendue même de la
terre entrecoupée que, / plus loin, je foule »546.

Le célèbre poème "Du bord de la faux", qui amorce le recueil Dans


la chaleur vacante, en est un exemple tout à fait pertinent :

543
Id., « laisses », in l'ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 33.
544
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 26.
545
Id., « sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 33.
546
Ibid., p. 42.

179
L’aridité qui découvre le jour.

De long en large, pendant que l’orage


va de long en large.

Sur une voie qui demeure sèche malgré la pluie.

La terre immense se déverse, et rien n’est perdu.

A la déchirure dans le ciel, l’épaisseur du sol.

J’anime le lien des routes547.

Le sujet de l'énonciation semble surgir du monde (il n’apparaît


qu’à la fin de cette première section), presque réifié, et faire
un effort pour en sortir. Inversement, le monde s’anime, se
« lie » et s'humanise par la parole. Un échange s'établit donc :
« J'anime le lien des routes ». Cette interprétation peut être
confirmée par l'avant-dernière phrase de la seconde section : « Je
ne parle pas avant ce ciel »548. Autrement dit : c'est le ciel qui
parle en premier. Dès lors, on peut réinterpréter chaque
occurrence du sujet de l'énonciation comme une expression du monde
et non comme l'expression d'un sujet humain dans le monde. Il est
vrai que « homme » se trouve très souvent affecté des traits
sémantiques appartenant au champ sémantique de la nature. Celle-ci
va prêter à celui-là sa profusion fertile (« Visage engerbé
déjà »549), son aridité généreuse (« mains que l’étendue des champs
poussiéreux a étanchées »550), sa porosité (« moi-même meuble »551).
La relation compacte, qui suppose l’homogénéité du monde, crée une
certaine indétermination qui affecte les catégories telles que
sujet et objet. André du Bouchet est un sujet contesté, dont le
lieu n'est ni l'une ni l'autre rive. Pensons à « J'interlettre » :

547
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 11.
548
Ibid., p. 12
549
André du Bouchet, « laisses », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie »,
1998, p. 77.
550
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 87.
551
Id., « laisses », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 77.

180
Es ist : c'est-à-dire : je suis. je traduis par un
contresens : je suis. moi-même comme es, c'est-à-dire
comme chose parmi les choses. intransitif. derechef. rien552

André Durand a bien analysé cette « indistinction première » :

Le talon frappe le caillou et le caillou frappe le talon. L’un n’est pas


actif – sujet – et l’autre passif – objet. Ils sont doués d’une vitalité
identique. Aussi sont-ils tous deux appelés en latin du nom de « calx ».
Ce monde, dont les langues anciennes gardent trace, n’a pas été
dépersonnifié, le neutre n’y a pas encore cours… « je marche dans un œil
que je ne connais pas ». Est œil tout ce qui relève de la Vision. Celui
qui voit comme celui qui est vu553.

L’indistinction permet effectivement la réversibilité :


« l’oreille brûlante du soleil me suit »554. Elle rend possible un
échange momentané entre le monde et moi : « je prête mon bras au
vent »555 ou encore « je tiens le froid par les manches »556. Dans
la mesure où l’homme cisaille un objet, et dans le geste même de
son cisaillement, c'est l’objet qui l'entaille aussi et qui le
blesse. Entre l'acte par lequel le poète coupe l'air et celui par
lequel la froideur de l'air le coupe, il n'existe pas de
différence. Charrue, il est donc labouré (« Labour, c'est cette
lame que je verrais, j'entendrais »557) ; cisaille, il est tenaillé
(par le feu dont «la tenaille court toute la nuit»558) ; pioche, il
est bêché (« Et le jour bêchera notre poitrine »559) ; herse, il se
déchiquette au « lit mordant de l'air»560. Le poète abîme donc ce
qui l'ébrèche. Cette réciprocité de la matière vivante et de
l’homme, André du Bouchet l’inscrit dans une note de Carnet :

552
Id., « J’interlettre », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
553
Id., « Le dehors ennemi de la conservation », in Bulletin du bibliophile, III-
IV, 1977, p. 268.
554
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 96.
555
Ibid., p. 63.
556
Ibid., p. 78.
557
Ibid., p. 18.
558
Ibid., p. 16.
559
Ibid.
560
Ibid., p. 43.

181
ma fille tu ne la reconnaîtras pas
tu diras : voilà de l'air, une colline, une fin de
journée que chantent des oiseaux – tout ce qui est
impalpable, reconnaissable
ce sera ma fille
apparue dans mon poème561.

Le poète évoque clairement cet espace commun où se côtoient,


s'opposent, se confondent réalités intérieure et extérieure,
« fille » et « colline », moi et montagne, mots et choses. L’air
qu’il respire « ici » lui vient de « là-bas » et semble abolir la
distance, l’échange pulmonaire faisant communiquer le moi et
l’autre, le dedans et le dehors : « Cela / est proche / puisque /
la substance en moi qui souffle / est / la même / que / l’autre
562
des lointains » . L’effacement des limites entre les êtres et les
choses est particulièrement manifeste dans « Moteur blanc », dans
la quatrième section que nous reproduisons ici :

Je marche, réuni au feu, dans le papier vague


confondu avec l’air, la terre désamorcée. Je prête
mon bras au vent.

Je ne vais pas plus loin que mon papier. Très loin au-
devant de moi, il comble un ravin. Un peu plus loin
dans le champ, nous sommes presque à égalité. A mi-
genoux dans les pierres.

A côté, on parle de plaie, on parle d’un arbre. Je me


reconnais. Pour ne pas être fou. Pour que mes yeux ne
deviennent pas aussi faibles que la terre563.

Dans la première strophe, des éléments habituellement hétéroclites


(moi/feu, air/papier, marche/écriture) coïncident. Le « feu » dont
j’avais été séparé est rejoint (« réuni ») et il accompagne ma
marche sur le papier. Ce dernier est d’ailleurs assimilé à une
sorte de terrain « vague ». Le choix de cet adjectif est tout à
fait intéressant. Le petit Robert nous dit qu’il s’agit d’un
terrain « vide de cultures et de constructions », sur lequel
561
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p.65.
562
Id., Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 33.
563
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 65.

182
l’homme n’a pas encore agi et dans lequel la culture n’a pas
encore dominé la nature. Par conséquent, le papier n’est pas un
vide (contrairement au vide mallarméen « que la blancheur
défend ») ; il appelle l’écriture comme le terrain « vague »
appelle la construction. C’est une « terre désamorcée », qui a
perdu la pesanteur qui m’y retient. C’est pour cette raison que ce
papier se confond donc avec l’air (il est fréquent, dans l’œuvre
d’André du Bouchet, que le ciel soit confondu avec la terre).
Cette coïncidence entre tous ces éléments hétérogènes me permet de
prêter « mon bras au vent », de me fondre dans le mouvement de la
nature. Mais la fusion ne peut être totale : je ne fais que
« prêter ». L’abandon n’est jamais complet, il est contrôlé.
Ainsi, dans la deuxième strophe et après la coïncidence vient la
distance. Une apparente distance entre la proximité du papier (au-
delà duquel je ne vois pas) et le lointain d’où vient le papier
qui « comble un ravin ». En fait, l’écriture réunit le proche et
le lointain. Nous sommes dans la quasi-coïncidence (presque) :
l’effort est inabouti. L’égalité est donc « presque » réalisée
entre le moi et le papier (nous) qui est venu à sa rencontre. Nous
avançons non sans difficultés dans les pierres, dans l’opacité des
mots qui jonchent le papier. Durant cette pénible ascension, les
autres (« on ») parlent d’autres choses mais « je » m’y
« reconnais ». Parler d’une plaie, parler d’un arbre sont des
thèmes familiers. Cette reconnaissance de soi est indispensable à
la cohésion qui n’est pas fusion. Le poète n’est pas dupe (« ne
pas être fou »). Il s’agit de sauvegarder une identité dans la
relation avec autrui et dans la quête d’un ailleurs.

183
I.B.2. « Je reconnais […] une voix […] qui pourrait être la
mienne »564

I.B.2.a. Matière de l'interlocuteur : « l'un/et l'autre, habitants


de l'étendue qui écarte »565

De nombreux écrits d’André du Bouchet, outre les critiques


qu’il a rédigées tout au long de son parcours, sont rédigés à
partir d'autres textes : ses écrits naissent en effet très souvent
d'une lecture, d'une remarque d'un auteur ou d'une conversation
avec un ami. Ainsi les réflexions développées dans « poussière
sculptée » sont-elles nées d’une remarque d’Annette Giacometti
lors de l’enterrement d’Alberto à Stampa : « Pourquoi… être venus
566
si loin… c’est le bout du monde ici… » . Il y a donc souvent, au
départ de sa réflexion, la voix d'un autre. André du Bouchet a été
attiré dans l'espace d'interlocution de nombreux créateurs. Mais
il a toujours refusé l’idée de filiation : « […] les poètes
auxquels je suis attaché sont hors de toute filiation. Et aussi
bien que Rimbaud d’ailleurs, Tolstoï, Chateaubriand… Quel rapport
entre eux ? Pourtant il s’agit exactement de la même chose. Donc
on ne peut se réclamer de personne »567. Parler de relation de
descendance serait en effet parler de successivité dans le temps :
les morts seraient remplacés par les vivants. Or, les morts
continuent à être vivants : au moment où ils sont évoqués dans la
présence d'une bouche qui parle ou d'une main qui écrit, leur
présence est active. André du Bouchet n'écrit pas sur un peintre
ou un poète, mais avec lui. La page est ainsi motivée par un

564
Id., « Notes transcrites d’un entretien radiophonique avec Pascal Quignard de
1976 », cité par Pierre Chappuis, op.cit., p. 88.
565
Id., « Le Surcroît », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 55.
566
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 37.
567
Id., entretien avec André Piroué, Le Mercure de France, t. 343, 1961, p. 553.

184
rapport d'existence. Le lien établi avec l'Autre se meut dans la
« vivacité » de la parole :

Alberto apparu – debout, bien entendu … […]


tel qu’une conversation, à travers les ans inter-
rompue, et reprise à travers les ans, mort ou non, se serait
poursuivie… conversation que la vie n’aura fait qu’enga-
ger… que la vie poursuivie n’aura encore fait qu’enga-
568
ger… et qui alors, lui silencieux, se poursuit… .

L’autre reste cette parole vive avec laquelle « je » entre en


dialogue. Plus qu’une voix sans fond qu’il faut remplir, c’est une
voix qui provoque l’écriture et creuse le sujet à rebours. Cet
étrange rapport à cette voix de l’autre, André du Bouchet la met
en scène au travers d’une pratique singulière de la citation.
Nombre de textes s’ouvrent en effet sur l’expression d’un auteur
« autre » que le poète. Ces citations d’ouverture donnent une
présence concrète à cette autre bouche qui appelle et à partir de
laquelle l’écriture de « je » se fonde. Mais jamais autrui et
« je » ne fusionnent en un discours ferme et définitif, comme en
témoigne l’usage fréquent de l’italique :

A l’issue du poème qui a pour titre L’Irrémédiable, en effet,


l’immobilité du navire saisi par les glaces – navire pris dans le pôle, /
Comme en un piège de cristal – fige, et jusqu’à son terme transparence et
retranchement, une accélération de la chute569.

Dans sa dynamique, le texte doit rester disharmonique. Le dialogue


ne doit pas être une approche identificatoire mais doit travailler
la différence. Dans « Baudelaire irrémédiable », essai consacré au
poète des Fleurs du Mal, l’échange s’organise dans la
juxtaposition, dans un face-à-face dynamique où sans cesse les
mots de Baudelaire sont repris, questionnés, élargis, commentés.
C’est un espace hors dialectique, un neutre porteur de questions
plus que de réponses, une véritable énergie qui ouvre le dialogue
568
Id., D’un trait qui figure et défigure, Fata Morgana, 1997, sans indication de
pages.
569
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L’emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 21.

185
entre le « je » et son autre. C’est un être ensemble qui
communique en une parole plurielle et c’est ce tout qui donne au
texte sa portée d’entretien. Pour autant, si une expérience
d’ouverture au dialogue et à l’énergie s’organise, la finalité
n’est pas de confondre le moi dans le grand mouvement d’un Tout.
Une seule existence harmonique n’est que passagère. Dès qu’un
« nous » s’impose dans l’écriture, spontanément la parole
réinscrit la dispersion. L’autre, fondamentalement, reste
l’appelant du dehors, ce fond de soi rendu à l’horizon du neutre
et contre lequel la figure du marcheur s’élance sans fin. C’est
ainsi qu’André du Bouchet conçoit la traduction : comme un moyen
de transfert communicatif (un acte de jonction et de coïncidence),
mais également un lieu de différenciation (« traduire [est] une
séparation aussi »570). Il s’agit de faire passer le texte de
l’autre mais aussi de « traduire/la séparation »571. Loin d’un
quelconque narcissisme, André du Bouchet insiste même sur la
nécessité ontologique de la non-convergence de « A » qui ne se
livre pas à « B ». Le titre d’un article consacré à Ponge dans les
Cahiers de l’Herne (1986) est significatif de cette volonté de
maintenir chaque interlocuteur dans son espace : A côté de
quelques mots relevés chez Francis Ponge. André du Bouchet écrit
donc « à côté », donc « dans l’intimité de » (accompagnement
amical), mais les quelques « mots » relevés restent les signes de
cette non-coïncidence, de cette intransitivité essentielle. Nulle
fusion de l’Un dans le Multiple, nul évanouissement de l’être dans
la totalité du monde. Une distance se manifeste toujours,
compromettant toute réalisation, l’instant où sujet et objet
fusionneraient : « je sens la peau de l’air, et pourtant nous
demeurons séparés ». La proximité extrême (le peau-à-peau) ne
suffit pas : la virgule devant le « et » accentue encore le fossé.
Le poète évoque souvent dans ses recueils cette rencontre physique
entre le sujet et son protagoniste principal qu’est l’air :

Le courant force

se risquer dans le jour

570
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 98.
571
Ibid.

186
comme dans l’eau
froide et blanche

dure
pour le motocycliste

comme un couteau déplacé par le souffle572.

Motocycliste et vent (compris à travers le « courant »)


s’affrontent. La violence de ce conflit se révèle dans une série
de termes : « force », « froide », « dure », « couteau ». Elle se
matérialise aussi dans une double comparaison : introduite par la
double connotation de « courant » (d’air et d’eau), elle nous fait
voir le sujet enveloppé par le vent, senti comme matière liquide
(première comparaison) mais resté « souffle » qui ballote
(« déplacé ») le motocycliste (deuxième comparaison). Les deux
protagonistes, que sont le motocycliste et le vent, sont
finalement laissés en présence, sans fusion, grâce à cette double
comparaison. Aussi le « nous » n’est-il jamais « une
multiplication d’objets identiques, mais une « jonction entre "je"
et le "non-je" »573. Et c’est bien d’une jonction qu’il s’agit dans
la poésie d’André du Bouchet, non d’une disparition du moi dans le
groupe des semblables. « [C]e « nous », écrit-il, je ne le
prononce pas sans le voir aussitôt comme concassé dans la
singularité de chacun – scindé … je le dis - et nous vois au
574
sommet d’un même sol – nous fractionnant » . Le « je » reste
toujours séparé de ceux qu’il a rejoints : « Séparés, /nous sommes
comme le trait d’eau pour l’autre bouche »575. Le poème
576
« Scintillation » dit la singularité de chacun préservée dans le
« nous » :

La paille à laquelle nous restons adossés, la paille après


la faux.

572
André du Bouchet, « sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 33.
573
Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, tome I, Gallimard,
collection « Tel », 1974, p. 233.
574
André du Bouchet, Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, p.
63.
575
Id., Laisses, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.
576
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 89.

187
Je départage l’air et les routes. Comme l’été, où le froid de l’été
passe. Tout a pris feu.

Le « nous » resteen marge, passivement « adossé à la paille ».


Alors que le « je » mène la chaleur, il « départage l’air et les
routes »577. Ce dernier agit sur l’environnement extérieur en se
séparant du « nous ». Le « je » entend être le sujet de ses actes.
On constate à nouveau que toute la démarche s’ordonne autour du
« je », d’où l’exclusion assez nette de la troisième personne du
singulier. André du Bouchet pense qu’il s’agit même d’une
« personne d’exclusion » : « j’ai peine à imaginer qu’elle
existe »578. C’est une « non-personne » (Benveniste) qui désigne
« celui qui est absent » pour les grammairiens arabes.

Aussi, le passage par l’effacement, l’échange avec le monde ou


encore la confrontation avec la pensée de l’Autre permettent à
André du Bouchet de mieux cerner sa voix personnelle. Tout texte
ou citation que le poète prend comme point de départ acquiert
ainsi une fonction de relais, dans la mesure où il accueille la
parole poétique puis s’efface en elle, pour mieux revenir à soi.
Si l’intention est de mêler le travail personnel au travail de
l’essayiste, intension décelable dans les critiques poétiques
telles que « Orion aveugle à la recherche du soleil levant »,
c’est que ce lien, loin de compromettre l’un ou l’autre, permet un
enrichissement réciproque. Dans les textes prenant comme point de
départ la pensée d’un auteur tel que Baudelaire, l’influence de
l’activité de critique sur la démarche poétique d’André du
Bouchet, même si elle a lieu de manière subtile, est certaine.
Quand notre poète parle de Baudelaire, il fait retour sur la
lecture pour voir clair en elle à seule fin de se préciser soi-
même tangences et distances :

577
Ibid.
578
André du Bouchet, entretien Alain Veinsten, France culture, émission du 11 mars
1984.

188
Où Baudelaire reconnaît, comme en instance, la présence qui est la
sienne, nous ne manquons pas de reconnaître celle qui, à notre tour,
nous est, à nous-mêmes, particulière579.

Dans le travail de traduction, c’est le même principe qui opère.


Se tourner vers des langues étrangères revient à construire son
sujet au travers d'une filiation littéraire et vocale, mais peut-
être aussi dans un dessein éthique. Traduire, c’est être à
l'écoute de la voix de l'autre mais en l'exhibant à travers sa
propre voix, c’est donc vivifier sa voix à partir de celle
d'autrui. Traduire consiste finalement à « se » traduire :
« traduire, je ne peux pas : je serai traduit – alors même qu’à
cela j’ai voulu m’appliquer »580. Traduire c’est explorer ce qu’on
est soi-même. Cette volonté de vivifier sa voix à partir de
l’altérité vocale, en maintenant toujours une distance pousse
André du Bouchet à préférer l’indexation hétérogénéisante de cette
dernière à son inclusion fusionnelle.

I.B.2.b. Indexation hétérogénéisante de l’altérité vocale

Comme André du Bouchet traduit ou commente avant tout des


œuvres qu’il affectionne, et par le rapport privilégié
qu’entretient le traducteur/critique avec son auteur en lui
« prêtant » temporairement sa voix, traduction et œuvre
personnelle se trouvent ainsi étroitement liées. L’incohérence est
un livre qui contient des textes d’André du Bouchet mais aussi des
traductions, de Hölderlin, de Pasternak et de Gerard Manley
Hopkins. La présence de ces traductions dans un ouvrage qui
comporte des écrits originaux montre bien une volonté d’effacer
les frontières. Notre poète multiplie les livres de l’amitié
possible (traduction) ou réelle (« Sous le linteau en forme de
joug », dédié à Pierre Tal-Coat en guise d’ouverture, « Peinture »
à propos de Michel Haas et « La couleur » à propos de Bram van

579
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L'emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 41.
580
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 89.

189
Velde), les livres du partage (« Sous les pavés, la plage »).
André du Bouchet l’explique dans un entretien accordé à Monique
Pétillon :

(Monique Pétillon) Les œuvres de Tal Coat, Bram van Velde, Hercule
Segers, servent de point de départ à certains textes de L’incohérence.

(André du Bouchet) Il m’a toujours paru difficilement défendable de


concevoir deux fonctionnements du langage, un langage poétique, qui
serait le langage de l’immédiat et un langage de justification, qui
serait le langage de la formulation théorique. Au fond, j’aurais voulu
user de la même langue pour rendre d’un instant de vie ou d’une œuvre.
La différence, c’est peut-être que le poème traduit quelque chose qui
est sans antériorité. Tandis que dans les textes réunis dans
L'incohérence, qu'il s'agisse d'œuvres de Tal Coat ou de Segers, ou de
pages écrites par Pasternak, Hölderlin ou Hopkins, ce sont des œuvres
qui existent indépendamment. Je les prends en charge avec toute
l'attention dont je dispose, mais dans cette attention elles se
perdent aussi.

(Monique Pétillon) Concrètement, comment cela se traduit-il ?

(André du Bouchet) Eh bien, d’une façon un peu abrupte. Par exemple,


dans le troisième texte sur Segers, qui est le plus récent, cela
commence par des mots et cela se poursuit par une sorte de marche dans
un pays où il est vraisemblable que Segers n’a jamais mis les pieds.
C’est moi qui suis dans le pays en question où il y a des mots
énigmatiques comme Hauches, ou Auch, je crois, qui est un lieu-dit de
pays où il m’arrive d’habiter et dans lequel je me suis fixé bien
avant d’avoir connu l’œuvre de Segers, mais qui m’a rappelé certains
paysages de Segers. Il y a là un rapprochement tout à fait
581
arbitraire .

Parler de l’œuvre d’Hercules Segers, c’est donc commencer par des


« mots » et poursuivre par « une sorte de marche ». La mise en
route personnelle succède à la rencontre avec l’œuvre autre. Cette
démarche est tout à fait lisible dans le poème « Hercules
Segers ». André du Bouchet inscrit une formule empruntée à Novalis
entre guillemets, en indiquant même le nom de l’auteur entre
parenthèses :

581
Id., entretien avec Monique Pétillon, « Poète de l’abrupt », article du Monde, 4
mai 1979.

190
une pierre infinie, on ne peut la heurter, et elle ne nous heurte pas
(Novalis)582.

Il dépasse ensuite cette proposition afin d’en faire résonner la


béance à travers sa poésie. En effet, à la page suivante, le poète
reprend cette expression, en mettant en italiques les pronoms
personnels, comme pour se placer à distance de ces propos :

Une pierre infinie, on ne peut la heurter, et elle ne nous heurte pas583.

Puis il déborde la proposition de Novalis, se l’approprie, rompt


avec elle tout en la poursuivant :

Moi, j’ai heurté584.

Le « moi » s’oppose au « nous ». La parole poétique se détache de


l’idée préconçue, de cette langue commune et prisonnière des
convenances, comme en témoigne l’emploi du pronom impersonnel
« on » et du présent de vérité générale : « on ne peut la
heurter ». Le poète, lui, a heurté la « pierre infinie ». Il
dépasse la langue et témoigne, par cette ampleur, d’une parole
singulière.

Ces emprunts de voix, finalement opérés pour mieux se dire soi-


même, expliquent les quelques difficultés que nous avons à
percevoir la présence de tel ou tel arrière-fond dans les écrits
dubouchettiens. Dans le texte « Sur le foyer des dessins d’Alberto
Giacometti », issu de Qui n’est pas tourné vers nous, André du
Bouchet écrit : « Objet du hasard, le dé – dé qui scintille,
absent des cratères et alvéoles de l’appareil intitulé On ne joue
plus »585. La référence à Mallarmé se fait sur les mots reconnus
(« hasard », « dé », « scintille », « on ne joue plus »). Ces
termes sont employés avec connivence en direction du lecteur.
Cette présence mallarméenne est presque imperceptible. Aussi dans
« Tübingen, le 22 mai 1986 », on peut relever des sortes de
582
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
583
Ibid.
584
Ibid.
585
André du Bouchet, Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, p.
22.

191
citations masquées : « de nuit, un ciel – à la puissance d’un ciel
étoilé – et un dé : le jeu du monde », « scintillation du ciel
étoilé », « l’obscurité du poème elle aussi comme donnée
première ». André du Bouchet semble faire siennes les paroles du
Coup de dés. Dans Interstice élargi jusqu’au dehors toujours
l’interstice, André du Bouchet mêle si étroitement le projet de
Reverdy au sien qu’il croise leurs discours respectifs, moyennant
une imbrication syntaxique dont la discontinuité du romain dénonce
seule le caractère composite : « comme je poursuis – jusqu’à être,
sans me confondre avec lui, le plus près de celui qui parle, je me
rapprocherai de la réalité de mon point de départ »586. Il s’agit
d’un vers de Sources du vent587 qui aurait pu passer inaperçu, mais
la tentative de confondre la voix personnelle et la voix de
l’alter ego échoue, en raison des italiques. André du Bouchet le
précise dans un passage de ses carnets, daté du 15 mai 1952 :
« Les mots des grands poètes, nous les adoptons, nous nous les
incorporons presque que comme des réflexes physiologiques »588.
Même quand il lui arrive de retravailler ses propres textes
(réemploi des notes des carnets dans le recueil, telles les
pierres remployées pour l'édifice d'une église), les guillemets
les mettent sur le même plan que les citations d'autres auteurs.
Il « cite » véritablement ses propres textes puisque la Voix
propre est toujours en mouvement. André du Bouchet travaille sur
des paroles qui sont les siennes mais qu’il « emploie » à nouveau,
comme si elles ne lui appartenaient plus. Quand il n’emploie pas
de guillemets, le poète indique toujours d’une manière ou d’une
autre qu’il s’agit d’emprunts à ses propres paroles. Ainsi, en
1980, il publie Rapides dans lequel il reprend des extraits des
carnets anciens, les mêlant à des notations beaucoup plus
récentes. Le recueil commence par ces mots : « …fragments de
montagne remployés pour la chaussée ». Ils annoncent bien la
méthode qui a présidé à la composition de l’œuvre. Ne trouvant à

586
Id., « Interstice élargi jusqu’au dehors toujours l’interstice », in Matière de
l’interlocuteur, Fata Morgana, 1992, p. 186.
587
Pierre Reverdy, Sources du vent, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade,
tome II, Gallimard, p.112.
588
André du Bouchet, carnet inédit daté du 15 mai 1952, Une lampe dans la lumière
aride, carnets de 1949-1955, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 138.

192
se dire que dans l’éloignement de soi et toujours excentrée, la
Voix du poète n’en demeure pas moins présente.

II. Effets de Voix

La voix est exorbitante et, pour que la parole poétique s’ouvre


à son dehors, elle doit d’abord se mettre à l'écoute de
l'environnement La parole est une réponse à une sollicitation ou
un appel. L’Autre est toujours présent dans la parole qui se dit.
La rencontre relève de l’entente et de l’attention, comme le
signale André du Bouchet lui-même : « là j’entends − un tel mot,
589
avant même de prendre sur moi de le prononcer » . La Voix
résulterait donc d'une écoute :

pour
590
entendre, avant d’avoir parlé .

L'écoute et la voix seraient redevables d'une même poétique. La


communication avec le monde se réalise dans le moment pathique
d’un Sentir privilégié. Michaux avait confié un jour à Brassaï:
« je ne peux écrire qu'en parlant à haute voix »591. Ne peut-on pas
lire là les prémisses de « l'esthétique du plaisir textuel » à
laquelle faisait appel Barthes lorsqu'il définissait « l'écriture
à haute voix » comme « l'art de conduire son corps »592 ? En effet,
la Voix possède une part physiologique et corporelle : la vocalité
implique donc une expressivité (gestuelle et sémiotique) dont
l'écriture possède nécessairement des traces. La Voix est
invisible, le rythme est invisible, mais ils appellent tous deux
une visualisation et une notation. Ainsi, la manière dont l’écrit
se dispose sur la page, en instituant une durée discontinue et
éparpillée, est très proche de ce que peut être le surgissement, à
chaque fois singulier, de la Voix : « un instant, j'ai accompagné
la parole qui me quitte. rester, aussi longtemps que possible, sur
589
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 93.
590
Ibid., p. 115.
591
Brassaï, Conversations avec Picasso, Gallimard, 1969, p. 198-199.
592
Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, 1973, p. 104.

193
la séparation »593. Privée de centre, et en perpétuel déplacement,
la parole d'André du Bouchet, donc la phrase, est investie par les
fonctions périphériques de la langue, ses fonctions
circonstancielles, même si elles reforment par leur caractère
nodal, à l'intérieur de la phrase, un nœud syntaxique. C'est par
ce regard, sans cesse porté hors d'elle-même, que la phrase,
apparemment désarticulée, trouve sa profonde cohérence, une
cohérence en perpétuel devenir, que la parole détruit au fur et à
mesure qu'elle la construit, mais qui, un instant, à chaque
instant, se tient dans l'unité d'une totalité :

chose, comme elle touche au langage, brisera la phrase594.

II.A. « Dans la voix j’écoute »595 : au commencement de l’oralité,


l’auralité

Roland Barthes nous dit que « [c]elui qui écrit est ce mystère
: un locuteur qui écoute »596. Dans cette perspective, on comprend,
à la suite de Jacques Derrida, que « le s'entendre-parler n'est
pas l'intériorité d'un dedans clos sur soi, il est l'ouverture
irréductible dans le dedans, l'œil et le monde dans la parole »597.
L’écoute est l’échange entre moi et le monde : elle n’est donc
pas un rapport constitué. L’écoute est un rapport constituant,
c’est-à-dire instituant les termes même qu’elle rapporte. En ce
sens, nous pouvons dire de l’écoute qu’elle est dialectique. De
même, l’écoute musicale est constituante d’une position : celle de
l’écoutant. La perception au sens vrai est révélation de ce qui
est et cette révélation ne peut être accomplie que dans une
donation du « maintenant » sensible (qui est une ouverture
consciente, une présence sans objet, un feu d’un esprit immobile
et sans motif). L’auditeur, de simple réceptacle à sons, prend une
593
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 47.
594
Id., « Totalité de la tête », dernier travail que le poète a laissé sur la table
dans l'atelier de la rue des Grands Augustins, en décembre 2000, André du Bouchet
1, L'étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 9.
595
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 34.
596
Roland Barthes, L'Obvie et l'obtus. Essais critiques III, Paris, Le Seuil,
« Points/essais », 1992, p. 132.
597
Jacques Derrida, La Voix et le phénomène, PUF, 1967, p. 96.

194
part de plus en plus active dans son rapport au monde qui
l’entoure. Le corps initie alors l’engagement énonciatif.
L’attention portée à l’environnement est pneumatique. Et quand le
corps entier participe à la voix, écrire la voix, c'est exprimer
littérairement cette enveloppe sonore, c'est faire de l'écriture
un élément du « moi-peau ». Notons enfin que le vécu sonore est
inhérent à un vécu visuel et tactile, et que le toucher est
indispensable à toute perception sonore parce qu'il en permet
l'élaboration mentale. Le poème devient alors une véritable
posture énonciative, un fond de perceptions, un fond de rapports
intentionnels au monde : « [n]ous sommes de part en part rapport
au monde »598, écrit Merleau-Ponty.

II.A.1. Une attention pneumatique à l’environnement

II.A.1.a. « [D]ehors on entend tout ce qui respire »599

Si la musique n’apparaît que très rarement dans la


poésie d’André du Bouchet (« la musique, de nouveau quand elle
joint, / elle, n'ayant pas / à souder, elle a dû, en revanche,
rafraîchir les écarts »600), le poète était cependant un auditeur
plus qu’attentif. Paule du Bouchet a écrit un texte magnifique sur
son « écoute vivante de la musique » :

Le rapport de mon père à la musique n’était pas celui d’un


spécialiste, pas plus que celui d’un mélomane averti. Averti, il
l’était, au sens de « en alerte ». Son écoute était une écoute vive,
vivante et son rapport à la musique s’apparentait à celui qu’il
pouvait avoir avec une langue étrangère. Une langue non connue et non
parlée.

Nécessité alors d’écouter, d’abord aux rives de la musique et non de


se laisser bercer par l’océan des sons. Nécessité d’aborder [par le

598
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945,
p. VIII.
599
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 69.
600
Id., Aujourd’hui c’est, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.

195
biais] du mouvement […] Les rives auxquelles on touche sont alors
mouvantes, celles d’un continent surprenant, toujours, chaque fois,
d’où l’agacement qui était le sien pour le travail de décorticage
syntaxique d’un Glenn Gould qui annihile méthodiquement l’aléatoire du
« courant » […] la marche dans la musique se fait plus vive parce
qu’écouter de la musique, c’est comme marcher dans un pays. Le
contraire du « point de vue » qui fige tout parce qu’alors il aura
fallu s’arrêter […] Mon père écoutait la musique comme il marchait
dans un paysage. […] Je sonnais rue des Grands Augustins. De
l’intérieur, traversant l’épaisse cloison de la porte, j’entendais la
musique. Le temps qui s’écoulait avant qu’il n’ouvre la porte, le
bruit de son pas me disait quelque chose de la manière dont il
écoutait à cet instant – assis dans le large canapé marron, pleinement
attentif ou, tout aussi attentif, mais un livre à la main, ou encore
debout, sur sa page. […] J’entrais et il arrêtait la musique.
Puisqu’en tous les cas, seul avec la musique ou seul avec celui qui
entrait, il était toujours question d’un dialogue601.

André du Bouchet lui-même manifeste son attention « aurale » et


toujours énergique dans une lettre au compositeur Bertrand
Dubedout, rédigée à Truinas et datée du 13 avril :

Vous écoutant, cher Bertrand Dubedout, écoute toujours soutenue, à


tout instant surprise, je me retrouve dans le tissu du timbre, souffle
jusqu'à extrémité de souffle. D'un trait, les percussions de ce
clavier où le morcellement sonore avive aussi, sépare, soude pour
dissocier. C'est dans le timbre aussi que la parole poussant le sens
jusqu'au hiatus peut quelquefois elle-même se faire musique.
J'écoutais ces jours ci les duos pour flûte de Wilhem Friedmann Bach,
constatant que là aussi, parfois, le déchirement fait place. Merci.
André du Bouchet602.

Cette attention pneumatique (« je me retrouve dans le tissu du


timbre, souffle jusqu’à extrémité de souffle ») à la musique,
André du Bouchet l’a toujours portée au monde environnant. Ce fait
est particulièrement net dans les carnets : « on entend dehors
toute la respiration/le monde est occupé/la guerre le fouaille […]
le monde siffle/le bourdonnement sourd de la centrale […] le
premier coup de tonnerre […] dehors on entend tout ce qui respire

601
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père », op.cit., pp. 405-418.
602
André du Bouchet, lettre à Bertrand Dubedout, Bibliothèque Jacques Doucet.

196
[…] le rire descend l’escalier [quatre] à quatre. En bondissant
sur les marches. Sautant, frappant durement le sol des talons –
comme un torrent […] le vent couvre les voix/ce jour – le corps
reconnaît/ses bruits/éponge/assoiffé de ses bruits »603. Nous
pouvons lire dans un autre carnet datant du 2 août 1951 :

Ce soir, vers 8 heures l’eau immobile prend des arbres les branches, les
troncs – on entend ce qui se dit dans les maisons – on répare les volets
– le chien. Beaucoup plus près, les cris d’oiseaux. Michel – Claudine –
cris du soir – tout apparaît clairement avant de s’effacer – vitres, mort
du jour. Les cris du chien vibrant dans l’île comme une cloche. Bourdon
des péniches604.

Procédons à une analyse sémantique sommaire de ces sons, extraits


des deux pages de carnets, citées ci-dessus.

603
Id., Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955, éditions Le Bruit du
Temps, 2011, p.69.
604
Ibid.,p. 119.

197
singulier défini son harmonique intensité

« la + + - + -
respiration »

« le + + + + +
bourdonnement
sourd de la
centrale »

« le premier + + + - +
coup de
tonnerre »

« tout ce qui - - - + -
respire »

« le rire » + + + - +

« le vent » + + - + -

« les voix » - + + - +

« ses - + + - +
bruits »

« ce qui se - - - - -
dit dans la
maison »

« cris - + + - +
d’oiseaux »

« cris du - + + - +
soir »

« cris du
- + + - +
chien »

« bourdon des + + +
+ +
péniches »

198
Cette rapide analyse nous conduit à penser qu’André du Bouchet se
montre très vigilant aux sons dans leur singularité, puisqu’il
les définit précisément. L’attention peut même se porter sur de
petits sons : « la respiration », « tout ce qui respire », « le
vent », « ce qui se dit dans la maison ». Notons à ce propos que
le souffle (« [P]artout où l’air souffle »605), sous toutes ses
formes (air, bruissements des paysages, bruit, vent...), traverse
souvent les poèmes. Rien que les titres des recueils semblent
d'air et d'espace : Air (1951), Sans couvercle (1953), Le moteur
blanc (1956), Dans la chaleur vacante (1961), Cendre tirant sur
le bleu et Envol (1986), l’ajour (1998), L'emportement du muet
(2000), ou L'Éphémère, titre de la revue qu'il crée avec Yves
Bonnefoy et Jacques Dupin en 1967 où seront publiés Philippe
Jaccottet et Paul Celan. Cette attention aux murmures, mais aussi
au silence, se retrouve d’ailleurs dans son « écoute vivante » de
la musique :

Ainsi mon père écoutait-il la musique, en incluant les blancs,


longuement, silencieusement, jusqu’au bout, toujours. Le silence
final était de même nature que celui qui précédait la musique,
lorsque, précautionneusement, il sortait le disque de sa pochette et
actionnait l’appareil. Ce geste-là était déjà du silence, du silence
qui précédait l’écoute. Un silence déjà pris dans la musique606.

Revenons à notre analyse et remarquons également que les bruits


apparaissent souvent comme des « éclats », tant par leur intensité
que par leur disharmonie (écorchant souvent l’immuabilité du
paysage). Cette impression d’« éclats » est renforcée par la
juxtaposition et la parataxe elliptique. Dans les paysages
traversés d’Hercules Segers, André du Bouchet se montre également
très attentif au surgissement du son : « la figure d’un mot,/ se

605
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 50.
606
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père », op.cit., pp. 405-418.

199
constituera, comme un grincement place nette »»607. Les « vocables
de clochers » bousculent l’apparente imperturbalité du paysage :

… planitude de pays bas à l’inifin – hoe land –


hollow land - plus bas que le niveau marin –
à vocables de clochers608.

Des sons non désirés échappent à tout contrôle, comme le


« …bouillonnement de la nuit / du soleil échappé à ses / ornières
dissonantes »609. D’un point de vue typographique, comme la poésie
dubouchettienne opère une rupture violente entre chacun de ces
fragments (« fraîcheur qui disperse les signes »610) et comme la
linéarité de l’écriture est transgressée, les mots dispersés
semblent eux aussi correspondre à des bruits, des sonorités qui
interpellent, des « cassure[s] proférée[s] plus haut que les
611
lèvres » . Aussi dérangent-ils le lecteur/marcheur et perturbent-
ils sa progression linéaire :

frein aussi a été le vent612.

La mutité est elle aussi une sorte de fracas (un chaos de bruits
indistincts et non signifiants) :

fracas
au centre de ce que j’ai à dire, y prenant – comme je le contourne,
appui. Non différent du silence alors. mutité dans sa parole.
613
fracas dans sa page .

D’ailleurs André du Bouchet définit le poème lui-même comme un


« précipité », un « minerai phonétique »614 (expression reprise à

607
André du Bouchet, « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L,
Hachette, 1979, sans indication de pages.
608
Ibid.
609
Ibid.
610
Ibid.
611
Ibid.
612
André du Bouchet, « Le Surcroît », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 58.
613
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, pp. 139-140.
614
Ossip Mandelstam, Voyage en Arménie, traduction d’André du Bouchet, Mercure de
France, 1973, p. 58.

200
Ossip Mandelstam), une « matière de consonnes et de voyelles »615,
sans destination instrumentale et désamorcée d’un vouloir-dire.
Dans ses divers recueils, la fusion du mot et du son est
manifeste :

obtus, tour à tour, et


616
transparent, comme par le travers… .

Cette traversée des mots dans la page, cette traversée du désert,


soutenue par l’allitération en [t], met à jour l’identité visuelle
et sonore de l’énoncé. Cette proposition révèle une frappe
poétique singulière, un rythme et une sonorité propres. Elle
constitue une sorte d’« éclat » sur fond de silence. Chaque
élément peut même se voir accorder l’intégralité de son être.
Chaque mot poétique acquiert son indépendance, comme l’exprime
parfaitement cette célèbre proposition poétique :

neige. glace. eau. si vous êtes des mots, parlez617.

Pour que chaque mot se taille dans le silence et résonne, pour que
chaque son se singularise, il faut que l’oreille se tende. Et
écouter constitue toujours dans la poétique dubouchettienne une
halte décisive (André du Bouchet parlerait du « temps d’arrêt que
suscite notre avènement »618) : « Je m’arrête au bord de mon
619
souffle, comme d’une porte, pour écouter son cri » . Il suffit
parfois d’ouvrir les yeux, d’écouter ce qu’il y a de plus familier
(« J'ai entendu le torrent où je suis »620) ou de plus lointain, et
voilà que l’éphémère s’efface et se résorbe. Il faut se suspendre,
faire silence et laisser les éléments venir à soi. On peut songer
aux poèmes de jeunesse de Rilke qui oppose souvent la musique des

615
André du Bouchet, Pourquoi si calmes, Fata Morgana, 1996, p. 11.
616
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
617
Id., « Notes sur la traduction », in L’Ire des vents n°6-8, sans indication de
pages.
618
Id., Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, p. 19.
619
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 63.
620
Id., « table », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 22.

201
choses à la parole des hommes, la magie des éléments au
rationalisme humain qui, à trop vouloir les saisir, en fait taire
le chant :

Ich fürchte mich so vor des Menschen Wort.


Sie sprechen alles so deutlich aus :
Und dieses heisst Hund und jenes heisst Haus,
Und hier ist Beginn und das Ene ist dort. (…)
Ich will immer warmen und wehren : Bleibt fern.
Die Dinge singen hör ich so gern.
Ihr rührt sie an : sie sind starr und stumm.
Ihr bringt mir alle die Dinge um.621

Je redoute tant la parole des hommes.


Ils expriment tout de manière si claire :
et cela c’est un chien, et cela s’appelle une maison,
et voici le début, et la fin est là-bas. (…)
Je veux toujours mettre en garde et défendre : restez à distance.
J’écoute si volontiers les choses chanter.
Vous les touchez : elles sont immobiles et muettes.
Vous me tuez toutes les choses.

Chez André du Bouchet, l’auditeur, non identifiable à un simple


réceptacle à sons, doit prendre une part de plus en plus active
dans son rapport à l’environnement. L'écoute est une expression,
non une réception. L’attention n’est pas une opération mécanique
de réception puis de transmission d’une information : elle est
expressive, indexée d’une dimension active. Le mot
« pathéticon »622 vient d’Aristote et dit ce qui nous émeut, très
exactement ce qui nous sort de notre léthargie, nous met en
mouvement. C’est ce qui nous affecte et ce que nous subissons.
L’écoute est constituante plutôt que constituée : constituant d’un
nouveau sujet, et non pas constituée par la rencontre d’entités
préalablement existantes. Examinons une traduction par André du
Bouchet du Méridien de Paul Celan, que l’on trouve dans le premier

621
R. M. Rilke, Œuvres poétiques et théâtrales, éd. Par G.Stieg, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1997, pp. 121-122.
622
Aristote, Rhétorique, III, 7, 3.

202
cahier de l’Ephémère. Celan cerne dans la Lucile du Dantons Tod de
Büchner une figure de la poésie. Lucile est cette femme qui,
entendant parlait d’ « art » : « écoute, et scrute et appréhende…
puis discerne mal à quoi telles phrases peuvent s’appliquer. Mais
écoutant celui qui parle, mais le « voyant parler », prenant
mesure de cette parole pour lui reconnaître vérité de corps et, du
même coup, […] souffle, soit au juste direction, destin » : la
langue prend corps à un autre niveau que celui de la
compréhension. Dans une lettre à sa fille, André du Bouchet
explique le primat de la perception auditive sur l'énonciatif :

Il lisait et relisait ne s'éloignant jamais de l'intuition première


qui échappe à l'ordre du raisonnement. [...] Pour l'écoute, il
s'agissait de la même question : accepter la vie en désordre avant
qu'elle ne s'aligne. Il me disait dans une lettre : « d'abord écouter
– et c'est le moment où tu t'apprêtes à entendre, et lorsque tu
entends, la musique dans un second temps te sera parvenue. Elle se
déplie et se déploie comme la parole même à laquelle on a donné le
temps, et chaque fois tu l'auras entendue deux fois – et la deuxième
fois n'est jamais un écho : c'est même alors qu'on peut se dire qu'on
a jamais rien entendu de pareil623.

II.A.1.b. « [A]vant même ce qu’elle peut dire, lorsqu’elle se


détache, la voix entendue »624

Ce souci d’« être » à l’écoute se répercute dans son travail de


critique. André Du Bouchet est par exemple très attentif à la
musicalité des écrits de Fénéon (nous soulignons) : « Et s’il cède
aux charmes du temps, c’est avec réluctance – « Elle lave, lente,
ses seins », car cette brève liquide réitérée freine le Verbe (il
s’agit de Degas). Dosant avec subtilité des mesures de temps
dissemblables et syncopées, éteignant certaines harmonies
contradictoires, il aboutit à une phrase de son mat. Les valeurs
se contaminent et s’arc-boutent ; le protocole de l’arc-en-ciel

623
Marie du Bouchet, « Une conversation en éveil », André du Bouchet 2, L'étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 256.
624
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 73.

203
est enfin rédigé »625. C’est surtout dans ses traductions que
l’attention auditive est remarquable. Traduire ou entendre
respirer l’« autre des lointains »626 : André du Bouchet présente
souvent son étude des textes en langue étrangère comme un travail
d’écoute. Il s’agit de recevoir avant de rattacher à un sens. Le
poète entend la parole des autres poètes sans systématiquement la
comprendre dans un sens philologique. Il est vrai que le souci
d’un ancrage théorique est totalement éloigné des préoccupations
d’André du Bouchet. La traduction est pour lui une écoute de
chaque poète et de sa singularité. La poésie est avant tout une
voix et un ton. La recherche de la voie médiane, de la justesse
d'un ton plutôt que d'une « fidèle » exactitude ou d'une trop
grande liberté, est intuitivement proche de ce que Benjamin décrit
dans La tâche du traducteur. La « transparence » dont parle
Benjamin rejoint la volonté d'effacement d’André du Bouchet, qui
vise avant tout à ne pas voiler, ni cacher, ni obscurcir, ou au
contraire rendre trop “lumineux” l'original. S’il s'est très peu
exprimé au sujet de la traduction, certaines de ses réactions face
aux travaux d'autres traducteurs révèlent son propre point de vue
; en outre, quelques entretiens permettent de mieux saisir sa
démarche. Dans la conférence qu’il prononça à Stuttgart lors de la
commémoration, le 21 mars 1970, de la naissance de Hölderlin,
André du Bouchet déclare d’entrée :

Je connais mal la langue d’Hölderlin. Une méconnaissance qu’il me faut


assumer devant vous n’a pas paru de nature à entraver le mouvement de
poèmes comme indépendants, parfois, de la langue dans laquelle ils se
sont inscrits. […]
À l’écart soudain de la signification – au travers de celles qui sont
dévolues ou auxquelles, d’autorité, on me renvoie, j’entends une
parole. Libre par instants, pour peu que j’écoute, de celle que je
comprends. […] Parole de rupture, comme au travers de la langue
héritée que chacun de nous possède, le point immédiat de l’irruption,
de la dépossession du dehors – de cette dépossession sur laquelle le
dehors au plus vite se manifeste. Ein Zeichen… deutungslos, un signe…
comme vide de sens…627.

625
Id., « F.Fénéon ou le critique muet », André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15,
La Lettre volée, 2007, p. 74.
626
Id., Ici en deux, Mercure de France, 1986, sans indication de pages.
627
Id., « Hölderlin aujourd’hui », in L’incohérence, Paris, Hachette, P.O.L., 1979,
sans indication de pages.

204
Pas d’emprise ni de maîtrise (« à l’écart », « libre »,
« rupture », « dépossession ») de la langue sur le dehors, vide de
sens. Celui-ci manifeste l’irruption de l’ouvert, qu’en tant que
système clos de significations, la langue est impropre à dire.

j’ai − pour atteindre plus vite au dehors, traduit par glacier628.

On peut lire dans ces propositions et justifications un


détournement de l'incipit de La Crise de vers de Mallarmé : « Les
langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême ».
L'incomplétude des langues est, pour André du Bouchet, au
contraire bénéfique car elle offre la même chance à tout être
parlant d'atteindre le réel. C’est la recherche d'un rapport
d'étrangeté avec la langue, au-delà de l'insuffisance
linguistique, qui motive le poète. L'opacité de la langue
étrangère comporte la possibilité de concevoir la langue comme une
« matérialité » proche des choses elles-mêmes. Et cette
matérialité inclut la sonorité et le rythme de la langue parlée,
comme en témoignent ces confidences d’André du Bouchet à Paul
Celan :

[…] Je suis devant votre livre [il s'agit sans doute du recueil
Atemwende], cher Paul, comme devant un monde qui me serait ouvert
absolument et que je sens près de moi – ne serait-ce que par ce
souffle qui le ventile et dont je sens la scansion – et où le peu
d'allemand que je possède m'interdit d'avancer... Moi je pressens
aussi votre poème par recoupements de textes déjà déchiffrés qui
l'illuminent pour moi – brièvement de loin...
Je vous serre la main.
André629.

[…] Ce projet de porter en français une telle poésie telle que la


vôtre sans connaître la langue dans laquelle vous vous exprimez,
aggrave, je dois dire, au plus haut point la difficulté inhérente à
l'entreprise (d'où lenteur accrue, et douleur) – mais il le faut, et

628
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 97.
629
Id., lettre à Paul Celan, 19 septembre 1967, Deutsches Litertaurarchiv, côte
D.90.1.1376, souligné par l'auteur.

205
cette difficulté – seulement portée à un degré de plus – touche aussi
à l'essentiel630.

Cette conception a été vivement critiquée dans la presse


universitaire (« On appelle cela traduire Celan »631, écrit
Meschonnic). Mais pour André du Bouchet, l’ouïe doit être valorisé
au détriment du signifié : « j’ai traduit −/ pour l’y avoir placé
à nouveau, ce qui était hors/ du livre et n’est pas un/ mot »632.
Puisque l’œuvre à traduire est déjà dans un rapport d’étrangeté
avec elle-même et que l’écart ne pourra jamais être réparé par le
traducteur, ce dernier doit faire primer la musicalité, le timbre
original du texte originel, sur le savoir :

Si André du Bouchet est à notre sens le seul traducteur à être parvenu


à convoyer en français l’audace et l’inventivité de la poésie
d’Hölderlin, c’est à cette attention à « l’étranger » qui caractérise
la langue même de Hölderlin par rapport à l’allemand qu’il le doit633.

Développons un exemple précis avec un extrait poétique de Celan.


N'oublions pas qu'André du Bouchet a bénéficié du soutien du poète
allemand (véritable garde-fou d'une expertise de première main) et
qu’il a avancé sur la base des explications fournies par celui-ci.
Il s’agit d’être au plus près de la matière sonore et graphique du
texte-source. Cette volonté explique qu’André du Bouchet soit le
seul à avoir traduit en poésie Paul Celan, en dépit du manque de
précision que ce choix induit.

« Zur Blindheit über- / redete Augen » (1963) (1+2+2/3+2)

« A cécité même /mues, pupilles »634 (1968) (1+3+1/1+3)

Dans les deux expressions, nous comptons 10 syllabes. Cette


fidélité au compte syllabique traduit le souci de restituer les
groupes rythmiques de l'original. La musicalité de la traduction

630
Id., lettre à Paul Celan, 15 décembre 1968, Deutches Literaturarchiv, côte D.
90. 1. 1376.
631
Henri Meschonnic, Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1973, p. 67.
632
André du Bouchet, « Notes sur la traduction », in L’Ire des vents n°13-14, sans
indication de pages.
633
John E. Jackson, « L’étranger dans la langue », in Autour d’André du Bouchet,
Actes du colloque de 1983, Presse de l’ENS, p. 15.
634
Paul Celan, Poèmes, traduction d’André du Bouchet, Paris, Mercure de France,
1986, sans indication de pages.

206
reste donc fidèle au texte de départ. Nous pouvons également
constater une étonnante concordance des sonorités, surtout au
niveau de la couleur des « i » et « ou/u ». Par endroits la
distribution des voyelles dans l’original réapparaît sous forme
d’un chassé croisé chez André du Bouchet : « redete » > « même » /
« Augen » > « à cé ». Le poète a respecté le registre précieux du
vocabulaire (« pupilles », « cécité », « mues »). Au niveau
sémantique, la traduction peut paraître toutefois éloignée du
signifié premier, mais à force de rendre le sens, qui n’est que
supposé, d'un poème dans les autres traductions, le texte risque
de se transformer en paraphrase explicative. Rappelons s’il était
nécessaire qu’André du Bouchet refuse l’idée de fixation univoque
sur le sémantisme. Il est vrai que, d'un point de vue philologique
normatif, l'aventure poétique du poète-traducteur de l'allemand
produit de nombreuses irrégularités qui peuvent choquer le
germaniste. Mais on voit bien qu’il ne sacrifie pas le lyrisme au
bénéfice d’une vérité conceptuelle. Analysons un second exemple :
la traduction des œuvres d’Hölderlin, qu’André du Bouchet n’a
cessé de lire et d’admirer. A l’opposé des autres traducteurs tels
que Roud ou Jaccottet, notre poète amplifie la rupture du style
hölderlinien, qui correspond à sa propre tendance poétique, sans
craindre d'obtenir un poème qui rompe l'harmonie d'un français
sans accrocs. Dans sa traduction de Der Ister, André du Bouchet
insiste sur l'aspect fragmenté du poème, en favorisant la rupture.
Le rythme heurté du poème allemand est adopté, quitte à abandonner
la dialectique habituelle du français. Voici les vers 7 à 10 de la
longue première strophe, aux vers courts de mètre irrégulier :

Wir singen aber vom Indus her


Fernangekommen und
Vom Alpheus, lange haben
Das Schickliche wir gesucht

Du Bouchet traduit en ces mots :

Mais nous
chantons, dès l'Indus
Arrivés ici enfin, et
De l'Alphée aussi,

207
avons, longuement,
Le Lieu, nous, recherché635.

Dans les vers 9 et 10, le pronom « wir » est déplacé plus loin
dans la phrase, ce qui redouble l'attente que produit déjà le
rejet et met l'accent sur « Das Schickliche ». Non seulement André
du Bouchet rend compte de ce décalage, en déplaçant le pronom en
français à une position inhabituelle (éloignée de l'auxiliaire),
mais en outre, il souligne le déplacement du pronom par un blanc
typographique du début de vers. De surcroît, il marque certaines
pauses en milieu de vers (par exemple au vers 7) qui ne sont pas
indiquées dans l'original, ce qui amplifie l'aspect déstructuré du
texte. Cette insistance indique que le traducteur ne craint pas de
prendre parti dans sa traduction, en montrant de manière très
marquée ce qu'il désire transmettre du poème : un rythme et, par
conséquent, une Voix. Le respect de la prosodie allemande et
l’imitation du rythme se lisent également dans l'ajout de signes
de pause, d'espaces blancs (tant entre les mots qu’entre les vers)
et des éléments monosyllabiques tels que des conjonctions
(« mais », « enfin », « et ») et des déictiques (« ici »). Ainsi
est-ce dans cette écoute de l’altérité vocale qu’André du Bouchet
traduit le poème Kolomb de Hölderlin :

Sauer wird mir dieses wenig636

Amer, cela, pour moi, peu637.

La phrase allemande débute canoniquement par un attribut. Le texte


français imite cette syntaxe et livre une juxtaposition de quatre
mots sans verbe, en conservant les mêmes mots à la première et

635
Johann Christian Friedrich Hölderlin/André du Bouchet, L'Unique. Illustration de
Bram Van Velde. Paris, Maeght éditeur, 1973 (p. 362 à 365 de l'édition allemande,
et pp. 877 à 879 de l'édition française).
636
Friedrich HOLDERLIN, Poèmes, Paris, Mercure de France, 1986. Pour les poèmes en
langue originale, nous nous référons à l'édition de Stuttgart établie par R.
Beissner (Sämtliche Werke, her. von F. Beissner, W-Kohlnanner Verlag, Stuttgart,
195).

208
dernière place. Le rythme est plus accentué. Certes, si l'on se
tient au niveau sémantique, les traductions d’André du Bouchet
peuvent être taxées d'approximation ou de jeu « déplacé » avec le
sens soi-disant « concret » de l'original. Mais il parvient à
donner aux versions françaises une cohérence rythmique et vocale
que l’on retrouve rarement dans d'autres traductions. André du
Bouchet est parvenu à re-créer un poème en langue française. Il
accorde une importance majeure à l'entendre, à la frappe
matérielle et sonore de ce qui se dit, corps de langue contre
corps de langue.

II.A.2. Matière de poésie

638
II.A.2.a. « [ …] lèvres qui prononcent pour moi »

Le faire de l’écriture est, effectivement et de prime chose, un


ressentir, le moment « pathique » que le philosophe Henri Maldiney
analyse dans la peinture cézannienne comme dans les vers de
Dante :

L’artiste est un homme, dit Dante, « che ha l’abito de l’arte e man


che trema… ». Le tremblement de Cézanne est connu, mal connu. Il ne
tremble que de rectitude à suivre l’ébranlement du monde bien connu,
dans lequel se produit la faille d’une “vita nuova” plus ancienne que
les choses, et qui est l’entrouverture de leur être. Cet ébranlement
lui est communiqué dans le moment pathique d’un Sentir privilégié.
Mais il reste à faire. Cependant, entre “la petite sensation” de
Cézanne et son œuvre, il y a continuité de dévoilement639.

Le corps vécu est la réalité originaire : la perception devient


ontologie. André du Bouchet ne le sait que trop bien : la poésie
n’est pas une affaire de cabinet, une frileuse activité
intellectuelle ; au contraire, elle exige que la Voix clame le

638
André du BOUCHET, « Retours sur le vent », in l'ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 144.
639
Henri Maldiney, Regard Parole Espace, collection Amers, L’Age d’Homme, Lausanne,
1973, p. 138.

209
mot, le fasse vibrer (« parole / qu’à nouveau le corps, quand il a
hésité,/ ouvre »640), le lance vers l’autre ; cet autre qu’il faut
saisir, captiver, enlacer dans le tissu du poème et inciter dans
sa vigilance. Ainsi faut-il prononcer ce qui s’écrit pour le
rendre au concret. Voyez comment Ossip Mandelstam, dont l’œuvre
constitue une référence pour André du Bouchet, recommande de lire
Pasternak :

Pour lire les vers de Pasternak primo, se racler la gorge, reprendre


son souffle, gonfler les poumons (...) Voici des vers qui devraient
être du meilleur usage contre la tuberculose (...) Le livre de
Pasternak Ma soeur la vie constitue à mon sens un excellent manuel
d’exercices respiratoires ; il oblige à poser la voix de manière
chaque fois différente, à réajuster à chaque instant ce puissant
appareil qui est le nôtre. (...) C’est ainsi, grommelant, battant les
bras, que se tisse une poésie titubante, hébétée, pâmée de béatitude,
et néanmoins la seule sobre, la seule en éveil de tout ce qui existe
641
au monde .

André du Bouchet signifie lui aussi ce besoin de mettre des pieds


à la tête son corps en jeu dans la lecture :

Au début de la poitrine froide et blanche où ma phrase


se place,
au-dessus du mur, dans la lumière sauvage642.

L'inscription du corps est manifeste dans l'espace réel et


textuel : « Au lieu de commencer par former des mots, des phrases,
j’imagine d’abord des rapports muets avec le monde »643, nous dit
le poète. D’ailleurs, avant la lecture, celui qui se plonge dans
l’œuvre d’André du Bouchet doit avoir vécu des expériences
primaires (le vent, la marche, la chaleur, …), pour que les poèmes
les activent à nouveau. Le lecteur a moins besoin d’une culture
poétique que de sa mémoire sensorielle afin que les poèmes

640
André du Bouchet, « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 79.
641
Id., « remarques sur la poésie », Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de
1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, pp. 99-100.
642
Id., « Le feu et la lueur », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 36.
643
Id., cahier inédit de 1951, Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de 1949-
1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 134.

210
prennent corps : « À qui ne voit rien, je ne peux rien donner à
voir »644. Et pour que ce lecteur puisse s’investir entièrement
dans la lecture, l’écriture, qui désigne le corps, doit le
soustraire dans le même temps, aux contingences :

 spatiales avec la suppression fréquente du pré-déterminant


(« grand visage »645) ;
 temporelles par le recours à la nominalisation, à la syntaxe de
phrases incomplètes, aux infinitives et participiales (« Le
genou contre la porte de bois, et cette / gorgée de terre, /
cette toux »646) ;
 et événementielles, par suppression des expansions du syntagme
nominal, auquel bien souvent se réduit la phrase (« … la langue
porte. le corps, aussi. »647).

Tous les sens, ceux du poète comme du lecteur, doivent être tenus
en alerte. Dans un poème comme le « Moteur blanc », « Je » est un
regard (« Une grande page blanche palpitante dans la lumière »648,
« le feu / dont je vois / la tête / les membres blancs »649, « Le
front noir »650, « Je vois plus nettement les pierres, surtout
l’ombre qui sertit, l’ombre rouge de la terre sur les doigts »651)
mais aussi un toucher (« je sens la peau de l’air »652, « mais je
connais la chaleur et le froid »653, « Ce sont des morceaux d’air
que je foule comme des mottes »654, « je touche le fond d’un lit
655
rugueux » ). Les parties du corps sont souvent réduites à celles
qui devancent (les lèvres, par exemple) et le monde se retrouve
ainsi investi et altéré par la présence physique de l’homme : par

644
Id., Peinture, Fata Morgana, 1983, p. 15.
645
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 22.
646
Id., « au deuxième étage », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 54.
647
Id., « parce que j’avais voulu… », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 182.
648
Id., « le moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 70.
649
Ibid., p. 60.
650
Ibid., p. 61.
651
Ibid., p. 71.
652
Ibid., p. 69.
653
Ibid., p. 60.
654
Ibid., p. 61.
655
Ibid., p. 71.

211
ses membres (« chevillé à la terre »656) ou par son
657
souffle (« terre friable au souffle » ). La « main » est
d’ailleurs une partie du corps que l’on retrouve fréquemment sous
la plume d’André du Bouchet (cinq occurrences par exemple dans le
poème « Dans la chaleur vacante »): elle est en avant (« comme la
main en avant »658) et nous savons toute l’importance qu’accorde
notre poète à l’entame du paysage, qui ne doit plus être contemplé
à distance. La main peut donc être première, frayer et découvrir
la clarté de l’espace :

… par la main de qui voit,


comme moi-même je l’ai vue,
659
à la première obscurité… .

Le corps constitue également un véritable porte-voix et les lieux


de la profération sont récurrents dans l’œuvre dubouchettienne. Il
est souvent question de :

 gorge (« la colonne du jour / montant jusqu’à la gorge »660),


 poitrine (« Au début de la poitrine froide et blanche où ma
phrase / se place »661),
 palais (« âpre palais »662),
 lèvres (« à hauteur de lèvres »663, « aux lèvres
entr’ouvertes »664, « tes lèvres m’auront dit / éclat »665,
« montagne/à la recherche de ses lèvres »666 ),
 et bouche (« la montagne / sortie de la bouche, elle, comme
en retrait, avance... »667, « Parole contenant son secret dès

656
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 65.
657
Ibid., p. 43.
658
André du Bouchet, « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L,
Hachette, 1979, sans indication de pages.
659
Ibid.
660
André du Bouchet, « la bouche », cité par Antoine Emaz, in André du Bouchet,
Albin Michel, Paris, 2003, p. 47.
661
Id., « sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 36.
662
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 29.
663
Ibid., p. 12.
664
Ibid., p. 14.
665
André du Bouchet, « éclat », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 86.
666
Id., « congère », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 169.

212
qu’elle a tenu dans la / bouche »668, « Dehors / sur la bouche
où se feront les souffles »669, « Séparés, nous sommes comme
le trait d’eau pour l’autre bouche »670, « Aussi râpeux,
671
rugueux, que le bleu dans notre bouche […] » ).

Il existe un véritable potentiel vocal dans l’énoncé


dubouchettien : l’on relève des verbes de comportement de parole,
souvent neutres comme « dire » ou « parler » (« tu me l’as dit […]
tes lèvres m’auront dit »672) ou des verbes qui correspondent à
l’univers oral comme « entendre » (acte d’audition de paroles
prononcées /.compréhension) ou « écouter ». L’écriture représente
également la Voix dans ses variations physiques (« une matière
humaine malmenée – matière sans langue – hulule »673, « visage
674
pareil à une herbe fendue, / sifflant » , « …articuler
l’aveuglement »675, « […] elle-même […] épelle alors une figure en
formation »676). La Voix est clairement inscrite au cœur de la page
mais elle est rarement qualifiée : « dans la voix/ j’écoute »677,
« voix, encore, qui se font jour par la paume des yeux »678. Enfin,
elle peut être manifeste dans sa nudité, à travers le « cri »
(peut-être que la condition historique des hommes les empêche de
s’entendre : « j’ai crié pour chaque herbe grandie »679, « … le
cri, / lorsque nul en vue, pareil à une pierre »680, « qu’est-ce
que le nuage qui arrache un cri »681). La Voix est donc
corporellement et physiologiquement présente dans le poème
dubouchettien. Le langage poétique s’ouvre à la sonorité.

667
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 13.
668
Ibid., p. 16.
669
Ibid., p. 24.
670
André du Bouchet, « laisses », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie »,
1998, p. 75.
671
Id., « le révolu », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 82.
672
Id., « éclat », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 86.
673
Id., l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 97.
674
Ibid., p. 96.
675
Ibid., p. 99.
676
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 38.
677
Id., « dans leur voix les eaux », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 63.
678
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 17.
679
Id., « le révolu », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 83.
680
Id., l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 47.
681
Id., « rapides », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 99.

213
II.A.2.b. « Assonance de rencontre »682 ou l’appartenance du son à
un fond matériel

André du Bouchet aime jouer sur les sonorités des mots


683 684
(« feuille » / « faille » , « piéton » / « piton » , « français
685 686
/ fraîcheur » , « ( indication / indentation » ) et pratique
l’allitération, forme élémentaire de la répétition : « papillon
sur pierre plate »687, « … dehors le travail des charretiers/dure
jusqu’à ce grand nuage froid »688 ou encore « l’ / identité alors /
que / sur / le point d’aller elle / aussi / elle / décolore »689.
Rien que dans Axiomes, les titres des poèmes eux-mêmes sont en
résonance sonore : « LETTRE », « CRÈTE », « PIERRE OU EAU »,
« CIEL », « CÉLÉRITÉ », « SANG ». La répétition phonique
volontaire permet parfois d’accentuer la densité d’un texte :

à un bruit des eaux dans l’abrupt,


a, plus haut encore, répondu le pas du tonnerre sans eau690.

La récurrence des labiales occlusives et fricatives (mimèsis des


lèvres qui prononcent) et la succession des occlusives sourdes
(/p/) précédées de plusieurs dentales (/t/) très rapprochées
donnent à la phrase une sonorité compacte, densité que l’on peut
analyser dans les quatre dernières lignes du « Moteur blanc » :

Il y a encore la carrosserie de l’écume qui cliquette

682
Id., Carnet 2, Fata Morgana, 1999, p. 109.
683
Id., Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, Paris, 1972, pp. 78-79.
684
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
685
Id., Ici en deux, Mercure de France, 1986, sans indication de pages.
686
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 12.
687
Id., « La Chimie des glaciers », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 18.
688
Id., « Axiomes », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.
173.
689
Ibid., p. 174.
690
André du Bouchet, « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 147.

214
comme si elle rejaillissait de l’arbre ancré dans la terre
aux ongles cassés, cette tête qui s’émerge et s’ordonne, et
le silence qui nous réclame comme un grand champ691.

Un rythme est tout d’abord produit par la syntaxe. La protase est


très courte (« il y a encore ») et l’apodose, longue, se déplie
avec trois compléments : le premier très long (« la carrosserie de
l’écume qui cliquette comme si elle rejaillissait de l’arbre ancré
dans la terre aux ongles cassés »), le second très court (« cette
tête qui s’émerge et s’ordonne ») et le dernier reprenant la
structure relative/comparative du premier (« le silence qui nous
réclame comme un grand champ »). Un élan suivi d’un apaisement
clôt le poème. Mais si nous considérons désormais le tissu sonore,
qui fait la chair même du texte, nous pouvons relever trois
consonnes qui en sont constitutives :

 le [k] (encore, carrosserie, écume, qui, cliquette, comme,


ancré, cassés, qui, réclame),
 le [r] (encore, carrosserie, rejaillissait, arbre, ancré,
terre, ordonne, réclame, grand),
 le [s] (carrosserie, si, rejaillissait, cassés, s’ordonne,
silence).

On remarque que le mot « carrosserie », thème du poème qui


comporte ces trois consonnes, constitue une sorte de moteur sonore
qui va initier les trois séries d’allitérations. Se dessine une
construction dynamique musicale, accompagnée en contrepoint d’un
jeu d’échos qui ne sont pas appuyés mais qui participent tout de
même à la trame sonore du poème : « écume, comme, réclame »,
« terre, cette tête », « carrosserie, cassés », « grand, champ ».
Aucun mot n’est donc réellement isolé au niveau du son, il rentre
toujours en résonance avec un autre. Le poème devient une entité
sonore. Analysons un autre extrait poétique :

Dessins d’Alberto Giacometti – par blocs froids détachés de quelque


glacier à facettes qui tranchent. La dureté de ce crayon sans ombre

691
Id., « Le Moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 74.

215
qui, à proximité, plus qu’à raison d’une distance, se volatilise. Et,
dans l’agrégat rectiligne, ouvertes d’un coup de gomme, avenues par
lesquelles l’espace inentamé rapidement afflue. Jusqu’à ce que le
trait, repris toujours, et en quête de la dernière surface, toile,
air, papier, qui l’en sépare, s’étant interrompu, touche à son objet
immatériel. Dessins blancs dans une pièce nue692.

Le champ lexical de l’opacité matérielle (présent d’emblée dans la


métaphore du « glacier ») se dissémine dans tout ce paragraphe :
« blocs », « glacier », « dureté », « crayon », « agrégat »,
« trait », « surface », « sépare ». Un autre champ lexical
s’impose et s’oppose au premier : celui de la circulation
aérienne, qui engendre une reprise du mouvement par-delà les
figements : « se volatilise », « ouvertes », « avenues », « espace
inentamé », « afflue », « objet immatériel ». Cette opposition des
deux isotopies n’est pas seulement sémantique. Le contraste
opacité/aération est également visuel, puisque le paragraphe
figure lui-même le resserrement de ses caractères comme pris dans
un étau, jouxtant la blancheur qui s’étend tout alentour. Ce
contraste innerve la matérialité même de la parole. D’une part,
nous remarquons l’obstruction réitérée des sons [k] et [g] (les
occlusives sourde et sonore : « bloCs », « Glacier », « Crayon »,
« aGréGat reCtiligne », « Coup de Gomme »). D’autre part, la
circulation aérienne est manifestée par des mots constitués
majoritairement de spirantes, (c’est-à-dire de sons consonantiques
dont l’articulation ne nécessite pas de bloquer un temps l’air),
par exemple le [v] et le [f] de « volatilise », « ouvertes »,
« avenues », « afflue ». certaines lettres mêmes présentent les
deux faces : le g peut ainsi présenter la face dure de l’occlusive
– « aGréGat » – et la face douce de la spirante [ʒ]. La
prononciation à l’italienne du nom du sculpteur se situe à
l’interface des deux : [dʒjakomεtti]. Le poète fait donc de cette
lettre et de sa dualité sonore un véritable pivot du texte
disséminé dans ses termes les plus importants. Cette opposition se
retrouve finalement dans le mot « objet » où le souffle s’arrête
avec l’occlusive bilabiale sonore [b] pour reprendre son cours en
traversant le [ʒ] de la spirante (fricative sonore palatale), qui
692
Id., « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti, Maeght éditeur, Paris,
1969, p. 9.

216
est l’autre face sonore de lettre g. Nous constatons, à travers
cet exemple, que l’attention portée à la matérialité du support
chez Giacometti est indissociable chez André du Bouchet d’une
attention à son propre matériau : la langue. Cette dernière est
chez André du Bouchet l’incorporation d’un rapport au monde et
cette incorporation touche la syntaxe et le mot lui-même dans sa
matérialité, c’est-à-dire dans sa forme acoustique et graphique :
« c’est le sens physique de la réalité des mots que j’ai – ce
n’est pas leur valeur, leur beauté, ou leur sens philosophique qui
m’inquiète »693, écrit André du Bouchet dans un carnet datant des
premiers temps de l’écriture. Cette déclaration explique le cas
étonnant mais pas si rare des agglutinations verbales (dans le
travail de traduction, en particulier) :

 par collage des mots (« nonpareil »694 ),


 ou par traits d’union (« vert-de-grisée »695, « genou-
696 697
voussoir » , « office-de-fibre » ).

Ces agglutinations manifestent que l’unité d’assonance recherchée


est unité de la manifestation physique et sonore avant celle de la
manifestation sémantique. « Les faits de la réalité trouvent,
s’ils sont bien observés, de merveilleuses sonorités dans les
mots »698, déclare encore le poète. Nous voilà projetés dans un
rapport de langue où le sens des mots se constitue surtout dans la
disposition élocutoire qui les porte à la parole et qui englobe
l’ensemble de la corporéité et de la spatialité. Impossible donc,
dans ce long extrait poétique, de dissocier la visée de l’objet à
l’horizon du trait de Giacometti d’une parole poétique où
l’instance référentielle se construit par surcroît, non parce que
le signe est référentiel, mais parce que le référentiel habite
toute la langue, et parce que l’insufflation posturale,

693
Id., Carnet inédit daté du 15 décembre 1951, Une lampe dans la lumière aride,
carnets de 1949-1955, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 128.
694
Paul Celan, L’Entretien dans la montagne, in Strette, traduction d’André du
Bouchet, Mercure de France, 1971, sans indication de pages.
695
André du Bouchet, « sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 37.
696
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p .74.
697
Ibid., p. 92.
698
André du Bouchet, carnet noir inédit, daté d’octobre 1951, Une lampe dans la
lumière aride, carnets de 1949-1955, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 99.

217
pulmonaire, corporelle, kinesthésique, habite la langue poétique.
Lorsqu’André du Bouchet entend dans le vocable « mot », les termes
« mort » ou bien « homme », ces associations ne sont pas
analogiques, mais « indiciaires » (qui reposent sur un fond de
perception et ressortent dans sa poétique). Dans un passage de
Carnet 2, André du Bouchet présente l’ouverture du langage
poétique à la « matière de poésie », du point de vue de la
sonorité du langage. Il parle d’« assonance de rencontre ». Un
texte, en jouant non gratuitement avec les assonances et les
allitérations, peut aller à la rencontre du monde :

assonance de rencontre assonance


qui de langue à langue méconnaîtra le sens consenti déjà, et elle marque
- cloison à tout instant traversée – en même temps que l’illusion d’une
vérité cette fois-là, une fois pour toutes même, voudrait-on, établie,
positivement alors, comme saute de vent portée de la méconnaissance qui
699
a touché sans raison à autre chose .

Les assonances dépassent le sens institué par la langue :


« méconnaîtra le sens consenti déjà ». Ainsi les sons et le monde
peuvent-ils se rencontrer plus facilement. Les assonances
débordent le sens intelligible, pointant vers un horizon encore
inconnu. Elles ont la capacité de traverser la signification
(« cloison à tout instant traversée ») mais l’attirent à nouveau,
se situant aussi en deçà, vers les couches de la matière dont la
langue se constitue. Dans cette page de carnet, André du Bouchet
indique que l’écriture rend visible l’appartenance du son à un
fond matériel et amène surtout la langue par la matière sonore à
la matière du sensible, et inversement.

II.B. Le mouvement de la Voix dans l'écriture

Ecrire avec la Voix, c'est aussi la présence d'une entité


toujours excentrée. Dans Hölderlin aujourd’hui, André du Bouchet

699
Id., Carnet 2, Fata Morgana, Saint-Clément-de-Rivière, 1998, p. 109.

218
parle de « [l]angages – et routes, chemins encore… bifurcations au
plus vite sur les éclisses » : l’acte de parler ou d’écrire
(« langages » au pluriel) est le lieu de perpétuelle mouvance mais
aussi de « bifurcations ». Les traces de notre pensée sont
constamment repensées, changées, sans fin, permettant la
relativité de notre intellection systématisante :

Ce qui me paraît le plus intéressant, c'est le sentiment d'un mouvement


qui ne minimise pas l'oubli, qui n'estompe pas les contradictions, les
incohérences, qui ne nous retranche pas de l'instant irréductible700.

La poésie dubouchettienne ne déploie pas un long tapis rouge sur


lequel le lecteur pourrait progresser sans achopper au moindre
pli : le propos se dédouble, se poursuit dans les marges, se
dissémine ; la voix avance d'accident en accident. Une impression
d’ensemble se dessine : la démarche du discours et sa structure
linguistique semblent imposer leur loi à chaque moment. Bien
évidemment, cette sinuosité figure la liberté prise par rapport à
la dialectique habituelle du discours poétique : la linéarité du
discours est brisée. Pour cette poésie moderne, briser la syntaxe
n’est pas simplement un jeu de langue, mais provient de la
nécessité existentielle d’un langage nouveau. Cette renaissance
s’accompagne naturellement de la destruction du grammatique, ce
dernier étant lié à la séparation du sujet et de l’objet et au
principium individuationis. L’écriture dubouchettienne rejoint
certains principes propres à la notation : elle lance au lecteur
un appel au déchiffrement, par la transgression de son caractère
progressif. Elle est toujours « à venir », car le sens joue et bouge.
Pour entendre l’homme parler, André du Bouchet refuse la linéarité
et la centralité, remettant en jeu la phrase « standard », comme
ici dans Matière de l’interlocuteur :

parole centrifuge. parole


701
retardaire .

700
Id., Entretien avec Monique Pétillon, Le Monde, 4 mai 1979.
701
Id., Matière de l’interlocuteur, Fata Morgana, Montpellier, 1992, p. 31.

219
Ainsi André du Bouchet propose-t-il une nouvelle définition du
rythme qui n'est plus cadence, alternance de silence et de son,
mais mouvement de la Voix dans l'écriture, l'homme réellement en
train de parler, avec ses prises de parole et ses retenues, qui ne
forment qu’une seule expression continue :

[...] les blancs répondent au long moment où on est pas écrivain et où


on est le même [...] on peut le lire en tenant compte, lorsqu' on lit
à haute voix de ces silences qui finissent par donner, par produire un
rythme. Ce n'est plus la cadence ou la mesure prescrite d'une
versification telle qu'elle a été imposée et pratiquée pendant très
longtemps, mais c'est un rythme, et dans ce rythme, on peut retrouver
l'homme entier avec ses temps de parole et ses temps de silence. C'est
le même homme et c'est quelquefois le même temps. Tout à coup, il y a
des ruptures qui se trouvent incorporées, et sitôt incorporées, elles
n'apparaissent plus comme des ruptures mais comme des liens. Encore
une fois, on se trouve dans une pièce, on parle, on ne parle pas, la
conversation reprend. On a pas affaire dans une conversation à des
tronçons de propos, c'est le même propos qui vous laisse libre702.

Si l'intonation devient un constituant rythmique fondamental dans


la poésie de du Bouchet, ce n'est pas tant qu'elle y soit
thématisée, mais surtout qu'elle est modulée par une mise en
espace et une syntaxe qui créent un mode de déroulement signifiant
et temporel qui lui est propre, à travers tous ses modes de
présentation : « [l]a répartition de ces mots correspond à des
intonations, de temps d’arrêt ou d’insistance de la voix »703. La
vocalité pourrait être un porte-style d'une expression qui
pratique les élans interrompus, interceptés par des figures et des
motifs rhétoriques, mais toujours d'essence poétique. La vocalité
est un lieu qui accueille un style toujours prompt à contourner la
prévisibilité de la ligne mélodique, se manifestant dans les élans
interrompus. La Voix porte le langage heurté jusqu'à l'évocation
du hiatus.

702
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.
703
Id., Si vous êtes de mots, parlez, film écrit par Mickaël Jakob, réalisé par
Bernard Jourdain, Tanguera Films/Images plus, 2000.

220
II.B.1. L’homme qui parle

II.B.1.a. Le rythme ou le mouvant

Le rythme est un concept difficile à définir : les critiques se


réfugient souvent dans des analyses techniques de prosodie et de
versification, se référant principalement aux règles métriques.
Deux traits fondamentaux ressortent particulièrement : le rythme
est mouvement non-linéaire, ce qui maintient en vie, et il est
souvent confondu avec la cadence (schéma fixe fondé sur la
répétition). Le Petit Larousse résume cette universalité: « Rythme
: Disposition symétrique et à retour périodique des temps forts et
des temps faibles dans un vers, dans une phrase musicale, etc. :
rythme poétique. // Fréquence d'un phénomène physiologique
périodique : rythme cardiaque. // Fig. Cours régulier : rythme des
habitudes ». Cette définition semble confondre le « schéma » (qui
est fixe) et le véritable rythme, pensé comme organisation de ce
qui est mouvant. Ce qu’Henri Meschonnic explique ainsi :

La confusion identifie le rythme et la cadence, au profit de la


répétition du même. Mais le rythme est dans le langage l'inscription
de l'homme réellement en train de parler. Non seulement le Petit
Larousse universel ne le dit pas, mais il empêche de le penser704.
[…]

Comme le rythme […] engage un imaginaire respiratoire qui concerne le


corps vivant tout entier, de même la voix n'est plus réductible au
phonique, car l'énergie qui la produit engage aussi le corps vivant
avec son histoire. Par là le rythme est à la fois un élément de la
voix et un élément de l'écriture. Le rythme est le mouvement de la
voix dans l'écriture. Avec lui, on n'entend pas du son, mais du
705
sujet .

704
Henri Meschonnic, La rime et la vie, réédition 2006, p. 25.
705
Ibid., p. 122.

221
Cette conception du rythme est proche de celle de Benvéniste, pour
qui le ruthmos n'est pas une cadence, un schéma fixe mais dessine
bien plus les « configurations particulières du mouvant » : « la
force dans l'instant qu'elle est assumée par ce qui est mouvant,
mobile, fluide, la forme de ce qui n'a pas de consistance
organique […] C'est la forme improvisée, momentanée, modifiable ».
Ruthmos décrit « des <dispositions> ou des <configurations> sans
fixité ni nécessité naturelle et résultant d'un arrangement
toujours sujet à changer »706. André du Bouchet rejoint cette
dernière analyse dans un entretien accordé à Elke de Rijke :

[…] le rythme est en rapport avec le contenu. Je dirais que le rythme


c'est le contenu, c'est le mode de notre rapport avec les choses qui
nous entourent, avec ce qui est dit. Et, inversement, ce qui est dit,
le contenu, détermine à son tour la façon dont on le prononce ou
l'articule. C'est comme en musique où le contenu affectif détermine le
degré de précipitation (des lento ou des ma non troppo)707.

Ainsi, le rythme ne s’oppose plus au sens, c'est l'organisation


continue du langage par un sujet, telle qu'elle transforme les
règles du jeu par la partie qu'il joue et qu'il est seul à jouer
(« le mode de notre rapport avec les choses qui nous entourent »).
Le langage tout entier est « je ». Le discours n'est plus un choix
dans la langue, mais l'activité d'un homme réellement en train de
parler. C’est en ce sens que l’on peut appréhender l’œuvre
shakespearienne telle que l’analyse André du Bouchet dans les
Carnets 1952-1956. Aux yeux du poète, cette œuvre est en effet
dominée par une grande sensibilité rythmique et prosodique : le
« rythme de Shakespeare est le principe essentiel de sa poésie »708
et produit « un laconisme sans égal ». André du Bouchet parle du
« rythme de l’individu libre, qui refuse toute idole, et qui, de
ce fait, peut être sincère, laconique »709. Cette conception
subjective du rythme amène André du Bouchet à redéfinir la
ponctuation, qui n’est plus alors graphique mais rythmique (sans

706
Emile Benveniste, « La notion de <rythme> dans son expression linguistique », in
Problèmes de linguistique générale, tome 1, Paris, Gallimard, p. 333.
707
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L'étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 287.
708
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 95.
709
Ibid.

222
prendre position par rapport aux diverses définitions en cours,
nous adoptons une définition élargie de la ponctuation : signes
graphiques, discrets, blancs d’espacement entre les mots, alinéa,
majuscule, …). Jusqu’au XVème siècle, la ponctuation constituait
une aide à la lisibilité, à l’oralisation et à l’interprétation
des textes destinés à être lus à voix haute ; les signes servaient
à marquer les pauses de la voix du récitant ou du chanteur, pour
mieux faire percevoir le sens du texte. Aujourd’hui la ponctuation
a des fonctions logique et grammaticale, instaurées par les
ème
typographes du XIX siècle. La fonction rythmique (reprendre son
souffle) de la ponctuation a donc été peu à peu remplacée par une
fonction logique. L'écrit l'a emporté sur l'oral. Mais André du
Bouchet semble renouer avec l’ancienne conception, ne serait-ce
que par l’évocation fréquente dans ses écrits de l’importance des
« lutrins »710, qu’il utiliserait volontiers s’ils existaient
encore. Dans sa poétique, les signes de ponctuation correspondent
partiellement aux pauses de la voix, au rythme, à l’intonation, à
la mélodie de la phrase. George Sand a magnifiquement écrit : « On
a dit « le style, c’est l’homme ». La ponctuation est encore plus
l’homme que le style »711. Les signes de ponctuation n’ont plus un
rôle « suprasegmental » (comme le définit la grammaire
méthodique) : ils ne superposent pas aux segments linguistiques
mais font partie de l’orchestration graphique du rythme. Dans
l’œuvre dubouchettienne, les parenthèses participent ainsi au mode
de subversion du linéaire. Traditionnellement et graphiquement,
les courbes – ouvrante et fermante – de la parenthèse impliquent
une ondulation, c’est-à-dire un changement de rythme sur le fil
insérant. Et cette altération graphique de la surface linéaire
engendre évidemment des turbulences syntaxiques et sémantiques qui
touchent également au rythme de la lecture elle-même. Dans le
cadre de cette successivité, la lecture est ralentie. On est forcé
de repérer le signe ouvrant et le signe fermant. La lecture épouse
le mouvement de la phrase qui doit s’anticiper comme close pour
commencer. Chez André du Bouchet, le creusement ne se clôt pas par

710
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.
711
Georges Sand, Impressions et souvenirs (1873), VI. A Charles Edmond, Nohant,
août 1871.

223
une parenthèse fermante, qui normalement signale un retour au fil
insérant :

( sur sa disparition même, toutes les fois qu’elle est dite,


cette parole…712.

Son écriture opère un retrait vers une linéarité seconde mais


n’effectue pas de retour à une linéarité première. Le plan
insérant, auquel on ne revient pas, ne permet donc pas de garder
le fil. Une parenthèse s’ouvre mais ne se referme pas : elle
s’éloigne donc de sa vocation et se rapproche de sa dimension
orale (la voix déconcertée ne se rétablit plus) et crée un
déséquilibre. Cette béance est encore plus violente que celle
générée par les points de suspension qui amortissent la chute et
promettent un retour :

… ici… déjà… partout… (Et, le froid713.

Dans l’œuvre dubouchettienne, le rythme n’est plus du tout


rassurant ; il est vivant. Le poète, affronté à la phrase, éprouve
par là la liberté infinie de la parole, telle qu’elle est inscrite
dans la structure même de la parole. Le point, souvent suivi d’une
lettre au caractère minuscule, qui ne ferme pas donne également un
effet de langage improvisé :

c’est sans importance, puisque cela s’annule. encore


faut-il que cela s’annule
sur l’instant714.

Si l’on consulte un ouvrage technique tel que le Traité moderne de


ponctuation de Damourette (1939), le point, « signal de fin de
phrase », revêt traditionnellement une double propriété. Tout
d’abord, il est censé séparer des syntagmes indépendants les uns
des autres, marquant ainsi « l’aboutissement normal d’une

712
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 65.
713
Ibid., p. 50.
714
André du Bouchet, « Verses », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 119.

224
période »715. Aussi le point passe-t-il pour être la contrepartie
d’un phénomène prosodique. Ce ponctuant est donc simultanément
considéré comme une marque de clôture syntaxique et comme
l’équivalent d’une marque prosodique d’achèvement. Il doit donc
signaler à la fois une forme de complétude micro-syntaxique et une
forme de complétude macro-syntaxique. Or, André du Bouchet emploie
parfois le point alors même qu’une structure syntaxique paraît
encore non saturée, avant l’ajout d’un complément régi d’une
détermination par exemple :

parce que cela est la


présence aussi de la parole. de tout son poids à une extrémité
716
moi-même appuyant .

André du Bouchet propose des équivalents écrits des cas, assez


fréquents, où, à l’oral, une période, démarquée comme il se doit
par un intonème final, semble rouverte a posteriori par le
locuteur, à des fins d’ajout ou de correction de son propre
discours.

II.B.1.b. Sinuosité d'une parole en marge : « n'avancer que


d'accident en accident » (Nicolas de Staël)

La jonction entre le corps et l'espace, c'est concrètement la


phrase. Mais, dans la poésie dubouchettienne, ce n'est plus la
conscience du corps, ce n'est plus la conscience d'une singularité
liée à des sensations qui agit dans la parole. Elle est reportée,
réexpédiée dans l'espace (le corps loin de soi) et c'est cela que
la phrase prend en charge. C’est pour cette raison qu’André du
Bouchet soumet cette dernière à l’infini : attaques, conduites,
rebroussements créent une variété inépuisable. La phrase
s’articule concrètement au support de l’instant. Ainsi André du
Bouchet n’hésite-t-il pas à appliquer des corrections sur ses
propres écrits, les années passant et les préoccupations évoluant.

715
Jacques Damourette, Traité moderne de ponctuation, Larousse, 1939, p. 44.
716
André du Bouchet, Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 40.

225
« Baudelaire irrémédiable » paru dans l’Emportement du muet en est
la troisième version, et l’on peut constater des corrections par
soustraction, qui resserre l’ensemble. Une sorte d’érosion se
manifeste. On peut lire dans la deuxième version :

Il n’y a pas de spectacle, le vide de la scène signifie représentation


annulée, et alors seulement la mesure réelle de Baudelaire vivant ou
mort717.

Cette expression devient plus concise dans la version finale :

Il n’y a pas de spectacle, un vide inattendu donne la mesure réelle de


Baudelaire vivant ou mort718.

La phrase n’a pas à contenir l’exposé complet d’une idée, plutôt à


en rendre sensible l’inaboutissement. La parole ne cesse
d’évoluer. L’écriture de la Voix entraîne la désarticulation de la
ligne par les espaces, les alternances de casse et de fonte de
styles.

Dans le sonnet, il y a des blancs, des intervalles fixés, restés


fixes. On sent la nécessité de ces intervalles. De ces écarts. Il faut
donc en inventer de nouveaux qui soient également sensibles, et
impérieux, et plus souples, mieux adaptés à la liberté de la pensée
qui va d’un point à un autre par des détours, des raccourcis, des
images souvent bizarres qu’elle ne rejette plus a priori719.

L’interligne régulier était l’expression d’une rationalité


désormais obsolète. Les fluctuations du sentiment d’être doivent
être suivies. Le lecteur voit ainsi les positions qui lui sont
habituellement familières niées par la destruction patiente du
système sémiotique.

Au niveau phonique et dans les recueils aux allures plus


proprement poétiques, le compte des syllabes est réalisé selon une
diction courante, qui, d’une façon générale, tend à minorer les

717
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L’emportement du muet, Mercure de France,
Paris, 2000, p. 29.
718
Ibid., p. 32.
719
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 100.

226
occurrences de mesures connues (4, 6, 8 syllabes) : « Le sol fait
sans cesse irruption vers nous, / sans que je m’éloigne / du
jour »720 (10, 5, 2). Le célèbre poème « Du bord de la faux »
débute ainsi :

L’aridité qui découvre le jour.


De long en large, pendant que l’orage,
va de long en large721.

Le groupe pentasyllabique coupe le rythme amorcé et déçoit l'oreille d'un


lecteur qui attendrait un décasyllabe régulier conçu sur le modèle du
premier vers. Au niveau prosodique, c’est le déchirement du tissu
syntaxique qui prime et conduit la Voix à l’hésitation. Dans une
expression poétique comme

Sur le foyer où j'avance,


rompu,
vers ces murs froids722,

l’autonomisation accentuée de « rompu » reste ambiguë : à la fois


adjectif qualificatif et participe passé par le jeu de la
redéfinition des fonctions syntaxiques. Le sujet du procès reste
en outre totalement indéterminé. S'agit-il du « foyer » ou de
« je » ? Plusieurs transformations, potentielles dans la langue,
coexistent ici contradictoirement et simultanément. La répétition
joue un rôle tout à fait analogue mais accentue encore le
phénomène :

l'ombre
estimée par la montagne
la hauteur de l'ombre723

Le participe passé "estimée" se voit attribuer une fonction de


procès, entraînant celle de "l'ombre" en sujet. Il s'ensuit, par
le jeu de la répétition de "l'ombre" dans le troisième vers, le
dépôt d'un sème de sujet sur un terme qui n'a dans le dernier vers

720
Id., « Fraction », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 45.
721
Id., « Du bord de la faux », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 11.
722
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 54.
723
Ibid.

227
qu'une fonction de détermination. Autrement dit, la hiérarchie
déterminant/déterminé tend à s'effacer vers l'indifférenciation.
Un dernier exemple peut être développé :

Je reprends le chemin qui commence avant moi. Comme un feu en place


dans l'air immobile724.

L'isolement du comparant et du comparé, provoqué par le point,


renforce l'autonomie de chaque terme de la comparaison et conduit
à troubler leur syntaxe. On peut hésiter ici à rapporter la
comparaison aux procès « reprends » ou « commence ». La
comparaison peut alors se comprendre de multiples façons. Elle
signifierait « Je reprends le chemin comme je reprends un
feu... », ou encore « Le chemin commence comme un feu
commence... » ; ou bien alors, « avant moi comme avant un
feu... ». Toutes ces possibilités sont aussi plausibles les unes
que les autres, le rapport comparatif n’est affecté d’aucune
exclusivité. Chaque élément est ainsi pris dans un jeu incessant
de contraintes et de contraires. Ainsi « un feu », dans la
comparaison, peut-il avoir soit une fonction de sujet soit
d'objet, soit de circonstanciel de temps, ou encore toutes ces
fonctions confondues. La comparaison occasionne une
indétermination des fonctions syntaxiques de la phrase par la
nécessaire relecture de l'énoncé comparé. Cela entraîne une
richesse accrue de sens pour chaque élément, et en même temps une
suspension du sens par l'impossibilité de le figer dans une
structure donnée. En outre, ici, la comparaison, de par son
isolement dans une seule phrase, peut n'être rapportée à rien, à
un rien qui est un vide au centre de la parole, ici manifeste par
l'absence de l'énoncé comparé. Le poème en travail est pris ainsi
dans un perpétuel mouvement de négation et de surgissement.

D’un point de vue, cette fois-ci, sémantique, André du Bouchet


peut reprendre une de ses propositions poétiques, en la faisant
varier de manière subtile : cette reprise variée par d’autres mots
meut le sens sans lui imprimer de direction définitive. Ce tracé

724
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 87.

228
recommencé donne ainsi l’impression d’une série de « variations
eidétiques», d’ordre temporel. Ces dernières, plutôt que de
constituer un ensemble dont les éléments permettraient finalement
la recomposition d’une totalité, ne présentent les choses qu’en
fragments excentriques, lacunaires et toujours changeants. Dupin
le remarque à juste titre : « Sa répétition même, sa répétition
est gauchie ou bifurquée comme un accident de la voix, un brossage
inégal du fond. »725. Ainsi pouvons-nous lire dans Ici en deux :

725
Jacques Dupin, « La Route », in André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La
Lettre volée, 2007, p. 26.

229
. . . et tel
qu’arrivé
. . . plage à une plage de la hauteur
du
plus haut souffle
suspendu
comme
le plus haut
sans qu’ici le vent
ait sans
à reprendre que lui le vent ait eu
à
souffle reprendre souffle

moi-même arrêté726. apparaît

plat727.

726
André du Bouchet, Ici en deux,
Gallimard, collection « Poésie »,
727
2011, p. 26. Ibid., p. 27.

230
La seconde variation contient des notations supplémentaires (« et
tel qu’arrivé », « souffle suspendu », « apparaît plat ») ou
différentes (« ait eu » au lieu de « « ait », « plage de la
hauteur » plutôt que « plage du plus haut », « sans que lui le
vent » au lieu de « sans qu’ici le vent ») ; d’autres ont été
éliminées (« comme »). Cette écriture procède par retouches,
728
approximations et repentirs . Cette constatation se confirme dans
l’emploi de la polysémie. Michel Alba en a proposé une très belle
étude :

Le poème semble se construire, progresser par actualisation de sèmes


secondaires, à la surface du poème, grâce à la répétition. Ce
mouvement de poussée verticale du poème montre bien en quoi nous
sommes aux prises avec une parole qui n’a pas fait surface encore.
Mais ce mouvement, ce déplacement vers le haut, qui laisse éclore dans
le tissu même du poème – à la surface – une potentialité sémique, est
précisément le mouvement inverse, vers le bas, qui permet, une fois
actualisée cette potentialité, de confondre les fonctions
habituellement « différenciées » de la syntaxe en une parole
« indifférenciée », parole du Neutre qui, alors même qu’elle fait
surface, à chaque instant se perd, mais dont la déperdition va lui
permettre de s’ouvrir à son dehors729.

Une phrase laissant planer le doute sur la fonction de quelques


mots confère à tous ses éléments un pouvoir égal de rayonnement.
André du Bouchet le confie :

C’est-à-dire que le sens des mots est généralement arrêté une fois
pour toutes. Or l’expérience que j’ai de la signification des mots et
des choses est d’ordre fluctuant. Un mot ne veut jamais dire deux fois
la même chose. Le mot « eau », le mot « air », enfin n’importe quel
mot, selon l’occasion, l’instant, le jour, comporte une multiplicité
de sens infinie. Et c’est par là que l’exceptionnel rejoint le banal,
et inversement730.

728
Voir l’extrait de carnet, dans lequel le poète n’a de cesse de réécrire la même
expression ; annexes.
729
Michel Alba, « La parole comme Sinnsucht », in L’Ire des Vents, n°6-8, 1983,
sans indication de pages.
730
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.

231
Par exemple, le mot « souffle » dans Laisses, martelé au fil des
pages martelé, recouvre une signification toujours nouvelle. Ainsi
apparaît-il sous la forme d’un syntagme nominal restreint : « le
souffle ». Substantif pourvu d’un déterminant qui l’actualise, il
est le noyau d’une phrase averbale. Un blanc lui succède, celui du
souffle, le temps de resituer le mot dans l’espace et dans le
temps de la durée. L’expression « Tant que j’ai souffle » (le mot
est cette fois inséré dans une locution verbale qui annule la
nominalisation mais lui rend un certain dynamisme) marque sans
doute un désir de durer, d’exister exprimé par la syntaxe de la
proposition temporelle. Une page plus loin, « souffle » apparaît,
pourvu de chaînons expansifs (« souffle de l’air que je n’ai pas
respiré »), complément déterminatif expansé lui-même par une
relative déterminative, mais inactualisé par le décrochage
typographique de l’article. André du Bouchet a également montré
que le vocable « air » peut recouvrir de multiples significations
jusqu’à perdre son sémantisme (« Je dis air – pour ouvrir un
vide/par lequel l’air souffle/entre les mots tracés »731) et être
pris dans sa valeur phonétique (« L’air, je ne le renvoie à rien,
le laisse, aphone, à ses froissements »732), voire comme élément de
« ponctuation » (« Air – c’est aussi comme un point – ponctuation
– qui revient »733). On le voit bien, André du Bouchet varie les
angles pour multiplier les approches : il éprouve la dureté et la
densité sonores ainsi que la richesse combinatoire des
ordonnancements syntagmatiques. Comme les planches d’Hercules
Segers présentent le même paysage vu à des saisons différentes,
l’écriture de du Bouchet décrit l’immobilité d’un motif identique
mais soumis à la course du temps. La répétition n’est jamais
monotone. Dans l’expression « être au sol comme au plus haut, ce
sol bleu », le premier « sol » reçoit une interprétation
littérale, le second une lecture métaphorique, puisqu’il désigne
le ciel. Dans l’extrait qui suit, l’air qui fait « paroi » et se
manifeste comme un obstacle intraversable n’est pas l’air lointain

731
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 45.
732
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
733
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 34.

232
(« hors des atteintes ») et idéal du troisième vers ni l’air
quotidien qui disparaît de la main lorsqu’on l’ouvre :

Paroi d’air
au-dessous de la terre soulevée

hors des atteintes de l’air

tout est détruit

comme un peu d’air


dans une main ouverte734.

A la réitération du même qu’introduit la reproduction des règles


codifiées, André du Bouchet préfère la diversité des formes, seul
gage de renouveau et de renouvellement de l’œuvre. Chaque poème
est ainsi d’abord un recommencement dont l’écriture réside d’abord
dans l’appropriation renouvelée des moyens. Toutefois si les mises
en forme sont variées, elles présentent quelques constances qui en
soulignent le caractère organisé. Le constat d’une rupture
fondamentale entre le sujet et le monde n’induit pas pour autant
une écriture désordonnée. Il conduit plutôt à un manque que le
poème tente sans cesse de réduire. L’affirmation de la multitude
des êtres et des choses n’est pas productrice d’une hétérogénéité
destructrice de tout sens possible, mais elle justifie en partie
la quête toujours renouvelée d’une organisation des éléments.

II.B.2. La page, lieu du surgissement de la Voix

II.B.2.a. « En plaçant le mot dans la page, je précise le sens que


je lui donne »735 : la mise en page ou l'intonation

La mise en page est primordiale aux yeux d’André du Bouchet :

734
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 37.
735
André du BOUCHET, entretien avec Monique Pétillon, Le Monde, 4 mai 1979.

233
L'espace c'est ce qui rend la langue plus intéressante que
[ l'espace736.

Cette expression fait écho aux méthodes de travail du poète,


désormais bien connues. Il punaisait souvent une grande feuille
blanche au dos d’une porte, pour y placer chaque mot tapé à la
machine, ainsi « vu en même temps que prononcé ». Les feuillets
épinglés au mur qu’André du Bouchet couvre ensuite de son
écriture, sont une traduction matérielle de leur effet à la
lecture : des signes avançant droits et avançant sur le sol.
Pendant que les yeux suivent des signes tracés sur un plan
horizontal, l’esprit suit leurs sens, précipités à travers une
profondeur qu’ils pénètrent à la verticale. Le poète s’en explique
dans un entretien accordé à Georges Piroué :

Il faudrait que le poème soit quelque chose de vu en même temps que


prononcé – avant même d'être prononcé. Qu'on l'appréhende aussi bien
dans l'instant du coup d'œil sur la page imprimée que dans la durée du
temps de lecture, cette durée, d'ailleurs, qui n'a pas de limites. Et
il en a toujours été ainsi en poésie. Avant de se résoudre ou de se
morceler dans la mémoire, un sonnet est une sorte de bloc aéré d'un
seul tenant. Mais la répétition d'un vers, je ne l'imagine pas. Je ne
le vois pas davantage bouclé comme une phrase, ni surtout comme un
morceau de phrase737.

Le poète met explicitement en relation l’intonation et la mise en


page : « …jusqu’au centre : la mise en page est une
738
intonation » . La question de l’intonation déborde ici celle de
la simple diction, pour ouvrir sur celle de l’oralité et de la
Voix dans le texte écrit. Sans qu’elle prenne corps dans une voix
« haute », l’on entend cette parole dubouchettienne avancer par
degrés. Et ce fait est particulièrement sensible dans l’emploi des
blancs qui ne sont plus simplement typographiques. Une rapide
topologie indique que le poète mêle dans son écriture :

736
Id., Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 78.
737
Id., entretien avec Georges Piroué, in Mercure de France, n°343, 1961, p. 551.
738
Id., « Dans un livre que je n’ai pas sous la main », cité par P. Chappuis,
op.cit., pp. 103-104.

234
 le blanc typographique qui « permet ainsi la participation du
lecteur au déroulement de l’action »739 puisque ce dernier doit
lier lui-même ce qui se trouve ainsi rompu (ainsi en est-il de
l’emploi des tirets, trous au sein de la trame linéaire : « le
mot - aujourd’hui un mot, / il a fallu que je revienne
l’habiter »740) ;
 le blanc sémiotique à caractère phonique qui crée un
dysfonctionnement des signes à l’intérieur du
langage (allitérations et assonances renforcent l’homonymie et
la structuration du message se trouve affaiblie) ;
 le blanc syntaxique à caractère « figural » (comme la parataxe
que nous avons maintes fois commentée) ;
 le blanc sémantico-fictionnel qui est une remise en cause de
l’événement ;
 le blanc idéologico-culturel qui correspond à une perturbation
des axiologies dominantes avec un refus net du sens littéral ;
 et le blanc référentiel qui interdit toute forme
d’identification à un contexte connu.

André du Bouchet déclare : « [c]e blanc, je ne le ressens pas


comme une marque de neutralité mais comme un signe
particulièrement énergique. C'est une sorte de ponctuation
exaspérée, une façon de rompre le côté monotone, étanche de la
mise en pages »741. Rompre la monotonie : les gens qui ont entendu
lire André du Bouchet attestent effectivement certaines
« cassures » vocales correspondant aux blancs. Ainsi, dans la
deuxième partie de « Du bord de la faux » qui peut se diviser en
cinq strophes de structure et de longueur inégales, les pauses
(blancs typographiques) appellent le détachement. Les décalages
vont valoriser certains mots. La conclusion est dramatisée par des
intervalles de plus en plus larges. Les blancs marquent la
discontinuité d’une parole qui avance par degrés, tantôt montant,
tantôt descendant, comme l’intonation dont parle Mallarmé, sans

739
W. Iser, L’Acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Pierre
Mardaga Editeur, 1976/85, p. 351.
740
André du Bouchet, « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard,
collection « Poésie », 2011, p. 99.
741
Id., entretien avec Monique Pétillon, « Poète de l'abrupt » in André du Bouchet
2, L'étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, pp. 126-127.

235
prendre corps dans une voix. Ce n’est pas le point qui achève de
ponctuer la ligne, mais le blanc. La totalité de l’inflexion n’est
perceptible que dans le blanc (à l’endroit où les autres types de
points apparaissent, nous l’avons déjà évoqué, insuffisants :
parenthèses, guillemets, tirets, italiques). Celui-ci répond au
défaut de la ponctuation habituelle qui n’est jamais parfaitement
claire, alors qu’il « marque un lien presque syntaxique qui se
trouve enfoui »742. Cette perspective répond à la vision de Gerard
Manley Hopkins, qui écrivait dans une lettre traduite par André du
Bouchet dans le numéro 3 de L’Éphémère : « je n’ai moi-même pas le
moindre doute qu’en cherchant à consigner le mouvement de la
parole dans l’écriture, on accomplirait un progrès considérable
sur le plan de la notation (pour ainsi dire) si l’on parvenait à
distinguer effectivement le sujet, le verbe et l’objet, et, en
général, à rendre la construction apparente à l’œil ; comme du
reste tout le monde le fait déjà en partie avec la ponctuation,
comme les Allemands, eux, le font d’une certaine manière avec
leurs majuscules, et les Hébreux, plus nettement encore, avec leur
accentuation. Et je suis convaincu que cela viendra »743. En
l’absence de métrique, l’intonation, liée au dispositif syntaxique
et spatial, joue donc un rôle fondamental dans la saisie du rythme
de cette poésie :

[…] un sens qui se superpose, que ménage une oblitération, trouve dans
la voix – que somme toute, je ne connais pas – ses registres, et à mon
insu se façonne dans l’intonation imprévue … de syntaxe à mise en
page, il y a concordance dans l’ordre de la parole et ce qui est hors
parole744.

« En plaçant le mot dans la page, je précise le sens que je lui


donne »745 : on peut entendre dans cette déclaration une théorie de
l’existence précédant l’essence. On peut d’ailleurs reconnaître la
valeur existentielle de la poésie dubouchettinne, ne serait-ce que
par la publication de « Moteur blanc » dans une revue explicite :

742
Ibid.
743
Gerard Manley Hopkins, lettre à Robert Briges du 6 novembre 1887, traduite par
André du Bouchet, L’Ephémère n°3, été 1967.
744
André du Bouchet, « D’un entretien radiophonique avec Pascal Quignard », 1976,
cité par Pierre Chappuis, op.cit., p. 87.
745
Id., entretien avec Monique Pétillon, « Poète de l’abrupt », André du Bouchet 2,
L’étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, pp. 126-127.

236
Les Temps modernes de 1954. Aucun message n’est clairement
réitérable, paraphrasable hors de ses formes. Ce qui arrive au
sens tient à la disposition, chaque fois singulière, des éléments
reconnaissables (mots, structures syntaxiques, éléments métriques
et leurs traitements récurrents). On pourrait dire, comme
Wittgenstein à propos ce que signifient les structures
propositionnelles et les agencements artistiques, que cela se
746
montre, et ne se dit pas . Le poème d’André du Bouchet est une
forme à percevoir et à comprendre en même temps. Elle s’analyse
par strates et contrepoints : entre décantation graphique et
complication métrique, elle-même modulée par les échos rimiques.
Dans un de ses carnets, le poète écrit :

le père Faure

Monsieur…747.

L’un et l’autre en cette disposition de phrase sont face-à-face et


engagent leur dehors révélé. Le retour à la ligne inscrit la
parole dans ce qu’elle ne dit pas. Un peu plus loin, nous pouvons
lire :

rien,
748
c’est-à-dire en rien appropriable .

Le blanc (avant « rien ») propulse la première occurrence du mot


« rien » en bout de ligne et figure la poussée qui place le mot en
position de coller au retournement du passage à la ligne qui le
détermine par l’explication. Si tout discours a son vis-à-vis
dans ce dont il parle, ce qui lui est extérieur, il le reformule
ici à l’intérieur même de l’espace de la page, par le recours au
figural, comme manifestation spatiale que l’espace linguistique ne
peut incorporer sans être ébranlé, une extériorité qu’il ne peut
intérioriser en signification. Les relations intersémiotiques se
nouent entre le figural et le littéral : quand la topographie (qui

746
Wittgenstein, Tractatus, 4.12, 4.121, 4.1212 et Investigations §523 in Tractatus
logico-philosophicus suivi de Investigations philosophiques, Gallimard, « Tel »,
1999 (1961), pp. 53 et 273.
747
André du Bouchet, Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 66.
748
Ibid., p. 49.

237
règle la répartition des signifiants dans l’espace) mime l’énoncé
linguistique, renforçant par là même la force de l’assertion
poétique. Ainsi des énoncés s’inscrivent-ils dans l’espace textuel
à la place exacte où le texte les désigne :

J’aime
la hauteur qu’en te parlant
j’ai prise
sans avoir

pied749.

Ou encore :

… comme
dans la plus grande hauteur

on

plonge750.

L'inflexion de la Voix est celle d'une parole rythmée qui tente de


lier le dit et le dire, la forme et le fond, et qui, par
l'économie et le dépouillement des moyens, ne dessine que les
lignes essentielles qui font place au silence, pris à même la paro

II.B.2.b. Le blanc, voix qui altère la voix

Le blanc est le support muet de la parole, une voix qui altère


la voix, un souffle qui rompt le souffle. Il s’agit pour André du
Bouchet d’un signe particulièrement énergique :

terre
sans direction entre dans un trou, et où lui-même ce trou,
traduction approximative du surplomb – reconstitué au centre sous la forme
d’un à-plat - sinon à nouveau dans la terre aujourd’hui ?

749
André du Bouchet, « luzerne », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie »,
1998, p. 70.
750
Id., Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 30.

238
centre des retours et du
751
remous – d’un instant à l’autre, comme il ira se déplaçant, libéré .

La langue (ou terre) doit rentrer dans le blanc (« le trou ») et


s’y revigorer. La langue désorientée ne débouche sur rien
(« terre/sans direction entrée dans un trou »), mais ce rien rend
à la langue sa force : « reconstitué au centre/[…] sinon à nouveau
dans la terre/aujourd’hui ? ». André du Bouchet le formule
autrement :

Le blanc, c’est la vie, le possible, latitude ouverte à chacun


752
lorsqu’il vit et lorsqu’il lit .

Dans une expression comme « LA NUIT, c'est... », le silence,


symbolisé par les points de suspension, laisse en effet la
possibilité d'une définition. Emmanuel Lévinas, dans une lettre
adressée au poète et datée du 6 mars 1972, évoque ce « blanc »
véritable caisse de résonance du mot :

J’ignorais cette autre écriture très frappée par la puissance étrange


d’un langage à la fois articulé selon la syntaxe et cependant comme
sous forme protectrice, perdant ainsi tout au long de son déploiement
ses particules – pas ses atomes, ses électrons – de poésie dans le
blanc des pages où elles ne perdent pas leur charge753.

Le vide autorise la continuité d’une rencontre ponctuelle. Dans un


morceau de musique classique, le « fil d'écoute » qui opère après
le « moment-faveur » pour suivre l’intension, pour l’intégrer (en
un autre sens que l’intégration de l’audition), procède de la
circulation d’un vide, non d’un plein. Là encore, le vide n’est
pas une négativité : c’est l’affirmation intégrale et intégrante
d’un vide. Affirmation musicale, ce vide porte un nom : le
silence. Ce dernier n’est pas l’absence de son ; c’est
l’affirmation d’un lieu musicalement temporalisable, d’un espace

751
Id., « Interstice élargi jusqu’au dehors toujours l’interstice », in Matière de
l’interlocuteur, Fata Morgana, 1992, p. 31.
752
Id., entretien avec Dominique Grandmont, André du Bouchet 2, L’étrangère N°16-
17-18, La Lettre volée, 2007, p. 88.
753
Emmanuel Levinas, lettre à André du Bouchet datée du 6 mars 1972, André du
Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 131.

239
pouvant devenir temps. André du Bouchet le confie dans une
interview à L’Humanité :

Le blanc dérange. Ce qui dérange, c'est lorsque l'attention est porte


à tel point sur un mot que force lui est de s'immobiliser, dans un
temps où la parole est obligée d'aller à toute vitesse. Le terrain de
la vie n'est pas seulement celui des mots – mais de l'accentuation de
leurs sous-entendus. Il s'agit soit de précipitations, soit de temps
qui ont l'air morts, mais qui ne le sont pas. Le blanc comme support,
c'est aussi le matériau du papier qui répond à notre matérialité
corporelle. C'est ce qui a précédé le mot, un peu comme le silence en
musique. Avant de dire un mot, il y a des temps de silence, pour
ménager des temps de sortie d'une parole qui ait un poids. Le poids
754
d'une parole se mesure dans le temps d'une parole .

Le silence est un passage obligé. Dans une marche, même une


course, l’immobilité est nécessaire. Un bref instant, le pied est
en contact avec le sol. Et ce précaire statisme est paradoxalement
moteur puisqu’il conditionne la poussée qui permettra au corps
d'avancer. Chez André du Bouchet, le vide aussi est moteur : « le
point de fixation – le vide – et le vide lui aussi se
déplaçait »755. André du Bouchet fait parfois allusion au « moyeu »
(vide médian du taoïsme) : un vide gros de potentiel et
d'efficacité. L'oubli, dont il est tant question dans l’œuvre
dubouchettienne, peut également offrir un support à la parole. Il
offre une fraîcheur, la « fraîcheur de l'oubli », il est tourné
vers l'avant en effaçant le passé comme passé) : « … oubli :
parole accolée à l'oubli »756. L'oubli est inséparable de l'être
(Heidegger pense que les métaphysiciens n'ont pas réussi à dire
l'être parce qu'ils n'ont pas éprouvé l'oubli comme trait
fondamental de sa manifestation la plus propre). Tourner la page
d'un livre, c'est aussi se tenir entre, sur un pivot immobile et
silencieux mais c'est ajouter un sens au précédent dans leur oubli
réciproque : « le sens est aux deux faces du papier, l'une par
l'autre oubliées »757, peut-on lire dans Rapides. L'axe est

754
André du Bouchet, entretien avec Dominique Grandmont, publié dans L'Humanité du
vendredi 10 novembre 1995, André du Bouchet 2, L'étrangère n°16-17-18, La Lettre
volée, 2007, pp. 87-88 :
755
Id., Axiales, Mercure de France, Paris, 1992, p. 10.
756
Id., Rapides, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.
757
Ibid.

240
silencieux et immobile, il est l’oubli mais il est moteur. Ce
n’est pas par hasard qu’une section de Dans la chaleur vacante
s’intitule « Le moteur blanc » : le moteur qui permet à la moto de
bouger et de se déplacer dans le monde est blanc comme la page,
comme l’ensemble vide, comme l’espace pré-verbal qui constitue la
condition de possibilité du mot et de l’événement. L’acte
d’écriture devient ainsi, dans Le moteur blanc, un acte de sortie
dans le réel, permis par l’immobilité première :

Je sors
dans la chambre
comme si j’étais dehors
parmi des meubles
immobiles
dans la chaleur qui tremble
toute seule
hors de son feu
il n’y a toujours
rien
le vent758.

La chambre est le lieu où l’acte d’écriture s’accomplit. Les


meubles de la chambre sont immobiles, mais l’espace envisagé par
l’écriture, l’espace du dehors, est en mouvement cinétique. La
chaleur de la cheminée est « hors de son feu » comme le sujet est
« hors-sujet » et l’écriture « hors-texte ». Le rien du blanc de
la page n’est plus un rien, il y a « le vent » du dehors, le vent
produit par le frottement à grande vitesse entre l’écriture, la
perception et le réel.

758
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 64.

241
Les poèmes d’André du Bouchet constituent de véritables
écrits à haute Voix. Si nous envisageons cette dernière dans son
acception énonciative, nous constatons en effet et à première vue
qu’elle n’éclate pas et qu’elle est presque sous-entendue. Le
lyrisme dubouchettien ne veut plus se tenir à la simple diction
d’un émoi central. Diluant volontairement l’anecdotique et
l’événementiel, se tenant par cette attraction incoercible de
l'en-avant, le « je » écrit aussi loin que possible du « moi »
mais n’en demeure pas moins une présence, une conscience affective
du monde. La Voix devient alors excentrique, ne se constituant
finalement que dans ses propres éclatements. C’est en cherchant à
servir d’autres voix, dans la traduction comme dans l’essai, que
celle du poète s’exprime. L’Autre est une bouche qui appelle, avec
laquelle « je » converse et par laquelle « je » se découvre.
« Compagnie illumine », écrit André du Bouchet en 1983 dans
L’Avril. Aussi l’écriture dubouchettienne a-t-elle le souci de
transcrire, au-delà des mots, les intonations, musiques et
flexions de cette Voix plurielle qui les comprend. Les effets de
voix sont manifestes dans l’œuvre, sans doute en raison de cette
attention pneumatique que le poète porte à l’environnement : la
manifestation physique et sonore devance toujours la manifestation
sémantique. Et le sens des mots ne semble se constituer que dans
la disposition élocutoire qui les porte à la parole et qui englobe
l’ensemble de la corporéité et de la spatialité. Le langage
proféré est l’incorporation d’un rapport au monde. Le mouvement de
la Voix est ainsi lisible dans l’écriture, le poème devant être vu
en même temps que prononcé. Ce dernier, qui contredit à toute
textologie, n’étant nullement la réalisation discursive d’un
système de signes, contourne la prévisibilité de la ligne
mélodique. La Voix déconcertée ne se rétablit jamais mais s’appuie
sur le rythme, mouvant, improvisé, momentané et modifiable.
Linéarité et centralité sont vivement remises en cause. La poésie
d’André du Bouchet dit la sinuosité d’une parole toujours en
marge.

242
TROISIEME PARTIE
LÀ, AUX LÈVRES : UNE POÉTIQUE DE LA VOIX

243
Os, oris : I] 1. bouche, gueule. 2. organe de la parole, voix,
prononciation. 3. entrée, ouverture ; embouchure ; source ; proue de
navire. II] 1. visage, face, figure. 2. physionomie, air.

Ora, ae : (cf. os, oris) 1. bord, extrémité de quelque chose ; bord,


rivage, côte ; région, contrée, pays ; zone. 2. les contours, ce qui
limite, ce qui est limité ; "luminis orae" : "les rives de la lumière,
le monde, la vie" (Lucrèce, I, 22 ; II, 617…).

Source : Gaffiot, Hachette.

Acceptant de prendre la parole et de donner de la voix, en


abandonnant tout ce qu’il a conquis jusqu’alors, André du Bouchet,
qui tient, au cours de ses promenades, des carnets de « bord », et
qui, toujours, se met en marche (« monde élargi à l’orée duquel
nous ne cessons d’arriver »759), semble se tenir à l’extrémité de
la langue, mais au lieu que cette bordure soit un vide, quelque
chose du monde vient frôler la langue :

À l'orée de l'air, une étoile se fait jour760.

Et c’est sur le fil de l’entame, aux lèvres, au point le plus vif


du contact, sur ce lieu où débouche la parole, que l’objet semble
s’ouvrir en habitation :

La porte béante. La montagne. La porte

qui donne sur le vent est une bouche. La montagne

sortie de la bouche, elle, comme en retrait, avance...

Devancée par les nuées.761

La bouche est l’huis qui ouvre le corps au monde et laisse passage


à la Voix qui le prend en charge ; les lèvres, auxquelles le poète
accorde une primauté certaine dans toute son œuvre, deviennent
l’interface de l'homme parlant (« porte béante ») et de l'air,
759
Id., Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, sans indication de
pages.
760
Id., « Un jour de plus augmenté d'un jour », in l'ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 11.
761
Ibid., p. 12.

244
support de son souffle (« […] lèvres qui prononcent pour moi »762),
seuil faisant communiquer l’intérieur et l’extérieur de la bouche.
Ce sont elles qui donnent sens en s’ouvrant et en s’articulant.
Rappelons l’origine du vocable « mot » : le terme latin « muttum »
signifie étymologiquement le « son émis », « le grognement ».
L’indo-européen, dont il tire son origine, indique qu’il s’agit de
produire le son mu par rapprochement des lèvres : il est question
d’une onomatopée assimilable à un son imperceptible des lèvres à
peine entrouvertes. Le sémantisme provient donc d’une réalisation
dénuée de sens. « Mot » est ainsi à rattacher littéralement au
« muet ». Le rapprochement des lèvres qui produit le mot est une
occlusion qui reconduit l’espace au « moi ». Le mot n’a pas de
sens consigné. Il n’est littéralement que de l’ « air ». Son sens
se constitue dans la disposition élocutoire qui le porte à la
parole et englobe l’ensemble de la corporéité et de la
spatialité : là, aux lèvres. Mais ce sont également ces dernières
qui se referment et taisent la Voix sans taire l’homme. Après
tout, le « bord » est une trouée que la traversée ne comble pas ;
elle ne l’oublie pas mais la retient dans sa vacance. La parole se
révèle alors et toujours « inhabitable vouée à des lèvres, sans
qu’elle y séjourne »763.La poésie dubouchettienne doit disparaître
à chaque mot, dans l’éclat du vide qu’elle éclaire. Chaque mot se
tient hors de soi dans un vide en attente, dans un ouvert, dont il
est l’ouverture et que le mot suivant nouera, un instant, en
configuration passagère : « [q]ue tout déchirement refasse nœud
aux lèvres qu’un mot avant de se dissiper figurera ». Ce que le
poème nomme, le poème l’efface immédiatement : l’apparition de la
Voix est simultanément synonyme de sa disparition. La poésie
constitue alors un mouvement toujours sur le point de s’ancrer
dans la stabilité et qui ne cesse cependant de la fuir. D’où le
refus très net d’André du Bouchet de clôturer : « l'ouverture
764
inattendue se révèle, à l'orée, de nouveau » . Le temps s’abolit
dans l’œuvre, non pas au sens de la croyance naïve selon laquelle
elle nous plongerait dans l’éternité, mais bien selon cette loi

762
André du Bouchet, « Retours sur le vent », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 144.
763
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
764
Ibid.

245
interne de l’œuvre, qui fait que le désir de parcourir à nouveau
l’espace et le temps créés est sans cesse réactivé. L’essence de
l’œuvre est d’être ouverte, même si son apparence extérieure est
d’achèvement. Yves Peyré le commente très justement :

Celui qui prend sur soi d’établir une assise pour la parole […] revient
au bredouillement initial, à l’impouvoir. Illusion salutaire et lucidité
rédemptrice : venir au jour en titubant, plutôt mal redressé, grognant,
balbutiant, léger et bref, tel est le premier homme. La parole portée à
son comble est nécessairement légère et brève, André du Bouchet au terme
d’une longue histoire se tenait à l’orée765.

« Rev[enir] au bredouillement initial », « venir au jour en


titubant [et] balbutiant » et porter la « parole […] à son
comble » dans la légèreté et la brièveté, c’est finalement
accepter que la poésie soit un site de rationalité mouvante et que
la Voix soit in-assurée. Que cette dernière ne soit qu’hésitation,
pouvant nous faire chuter au sol, mais nous faisant véritablement
éprouver notre « être-au-monde », reprendre pied ou poids.

I. « [C]ette tête qui émerge et s’ordonne, et le silence qui nous


réclame comme un grand champ »766 : de la nomination au mutisme

« Totalité de la tête » est le dernier travail qu’André du Bouchet


a laissé sur sa table, dans l’atelier de la rue des Grands
Augustins :

chose

solidaire de ce qui reste lorsqu'on a voulu saisir,

sans nom, ou qui se dérobe à l'appellation qu'on lui imposera en

la retrouvant devant soi mais, au passage, (toute entière) au

passage elle-même confondue avec le mot ou avec le nom qui a

pu être

tracé, et c'est pour cela que, là faisant corps, nom ou mot aura

765
Yves Peyré, « L’horizon du poème », op.cit., p. 205.
766
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 64.

246
de même que soi toujours une nouvelle fois disparu, laissant à

nouveau sur du rien767.

Dans ces quelques lignes, le poète dit bien cette oscillation


permanente entre la nomination, qui donne sens à la chose, et la
mutité (ce « qui se dérobe à l’appellation »). Dans le recueil
« Là, aux lèvres », il était déjà question de ces yeux,
indifféremment « ouverts et fermés », et de cette parole qui agit
« comme on entre et sort » dans « une pièce équivalente », « sans
porte à pousser ». Les lèvres constituent ce seuil et cette
ouverture, pour l'être parlant, au monde. Elle est le lieu de
l'émergence mais aussi de la disparition, selon qu’elles
s’entrouvrent pour laisser la Voix signifier ou qu’elles se
closent. Comme le poète, qui est toujours à la fois cette « voix »
vive et présente, véhicule transparent d'une épiphanie de sens, et
cette « voix » altérée, blanche, comme déjà écrite. La Voix est
bien ce qui me définit en propre et ce que je ne maîtrise pas de
moi-même : ainsi tient-elle ensemble l'exigence du nom et sa
retenue. Le sujet parlant est cette béance ni tout à fait
déchirée, ni tout à fait refermée. Chaque pas nouveau s'avance
vers le nom et le soustrait simultanément à la page, le confiant
au silence. Car la poésie, même d'une voix silencieuse ou éteinte,
nomme encore. Heidegger écrit : « Soll aber der Mensch noch einmal
in die Nähe des Seins finden, dann muss er zuvor lernen, im
768
Namenlosen zu existieren » (« Si l’homme doit un jour parvenir à
la proximité de l’Être, il lui faut d’abord apprendre à exister
dans ce qui n’a pas de nom »769). Nommer n'est pas la seule façon
de rester fidèle au nom. L'événement continue d'avoir lieu, même
dans le silence :

767
Id., « Totalité de la tête », dernier travail que le poète a laissé sur la table
dans l'atelier de la rue des Grands Augustins, en décembre 2000, André du Bouchet
1, L'étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 8.
768
Martin Heidegger, Lettres sur l'Humanisme, texte allemand traduit et présenté
par Roger Munier, nouvelle éd. revue, Paris, Aubier, Montaigne, 1964, pp. 42-43.
769
Ibid.

247
ce qu'a couvert un nom qui se traverse, tôt ou tard
l'emporte, et sur lui l'emporte.

être avec ce qui sur soi l'emporte770.

I.A. Dire et retenir

Le poème nomme et c’est cet acte de nommer qui fonde l’acte de


langage. C’est en ce sens que l’on comprend cette proposition
d’Heidegger : « la parole parle ». « Nommer, dit-il, ce n’est pas
distribuer des qualificatifs, employer des mots. Nommer, c’est
appeler par le nom »771. Un lien de famille rapproche en effet vox
et vocare, « appeler » : un mouvement s’opère de la simple
désignation à la vocation. La Voix ne fait pas que convoquer, elle
fait être. André du Bouchet pense lui aussi que la profération
porte l’œuvre à sa matérialité physique : « Du moment que le mot
se prononce, quelque chose est là ». Le mot n’est alors plus perçu
comme une fonction, mais comme mot. La voix, qui s’excepte des
lèvres, tient le réel dans la puissance de l’éclat :

Attention, dès lors, qui rend une telle parole – lorsqu'elle est
prononcée, et qu'elle nous parvient – inoubliable, alors même qu'on a
oublié ce qui a été dit... Là – où une parole tient – sans qu'elle ait à
être retenue – elle se révèle inoubliable – et irréductible, j'ajouterai,
à la mémoire772.

L’acte linguistique n’est plus destruction de l’unité du monde.


L’intensité de la nomination peut reconduire vers le référent et
ruiner la structure au profit de la présence. En isolant le mot,
en le répétant et en lui refusant toute rhétorique ornementale,
André du Bouchet a souhaité le rendre à une conscience profonde de
la chose. Yves Bonnefoy adopte une démarche commune : « Dénommer,
c’est ainsi détruire. Mais ce contact avec l’origine n’en est pas

770
André du BOUCHET, « Totalité de la tête », dernier travail que le poète a laissé
sur la table dans l'atelier de la rue des Grands Augustins, en décembre 2000, André
du Bouchet 1, L'étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 9.
771
Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, (Unterwegs zur Sprache, R.F.A.,
Neske, 1959), Paris, 1975, p. 22.
772
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 83.

248
perdu pour autant, car le mot isolé, ainsi vent ou pierre, nous
dit parfois d’un seul coup cette réalité pré-verbale que la pensée
a voilée de ses représentations approximatives »773. Ainsi, la
disparition des signifiés d’un mot ne fait pas de lui une coquille
vide. Elle n’exclut pas le maintien de la chose comme nommée, et
la chose apparaît dans le nom même d’une façon complète. Comme
l’écrit Heidegger, « nommer est [donc] appel. L’appel rend ce
qu’il appelle plus proche […] mais il n’arrache pourtant pas au
lointain ce qu’il appelle ». L’on voit bien dans cette dernière
proposition (« il n’arrache pourtant pas au lointain ce qu’il
appelle ») que nommer n’empêche pas de faire l’expérience du
silence : cette dernière permet également l’insaisissabilité
profonde de la matière qui invite pourtant à parler. C’est sans
parole à soi que l’homme semble communiquer réellement. La « non-
parole » qu’est le « muet » rejoint « le fond de sa mutité,
774
moi » . Du Bouchet écrit : « m o i rentré dans la gorge / -
775
éclairant au muet » .

I.A.1. L’acte de nommer : « Je vais droit au jour turbulent »776

I.A.1.a. La matière des mots

Ce que nous rencontrons ne peut être dit. La rencontre-


événement est a-logos. Elle est ce à quoi nous avons affaire.
L'articulation phonético-sémantique (qui est l'acte constitutif du
langage) perd sa signifiance. La rencontre est unique. Comme le
« je » et le « tu », elle n'a pas de sens lexical. Elle est à
l'origine du langage ; ce qu’exprime Paul Celan, traduit par André
du Bouchet :

773
Yves Bonnefoy, Vérité poétique et vérité scientifique, PUF, 1989, p. 293.
774
André du Bouchet, L’incohérence, Fata Morgana, 1984, p. 14.
775
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 226.
776
Id., « Du bord de la faux », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, pp. 10-11.

249
Es hat, wie du, keinen Namen. Vielleicht
seid ihr dasselbe. Vielleicht
nennst auch du mich einst
so.

Cela n'a, comme toi, aucun nom. Peut-être


êtes-vous une seule chose. Ainsi
peut-être, un jour, m'appelleras-tu,
toi aussi777.

La rencontre est effectivement « ce qui est à dire » (notons le


futur dans l’expression « peut-être […] m’appelleras-tu »). Or, un
mot veut dire quelque chose mais ce « vouloir dire » (exigence,
que nous pourrions qualifier d' « existentiale ») doit toujours
rester en appel. Un mot pris dans la langue est un mot immobile.
Un mot à ciel ouvert est ouvert à un dire :

… un mot en nous immobile, le ciel


qui l’entame aussitôt nous ranime…778.

Un mot parle et nous parle pour autant que s’ouvre en lui l’appel
à un événement. Pour arracher la réalité aux langues de
signification (qui nous enferment dans un « dit », sans mains
dehors, un dit qui ne signifie que le dicible de la langue,
n'exprimant que l'exprimable), il faut un mot « sorti des
779
mots » . L'expérience première de l'écriture d'André du Bouchet
semble donc être celle d'une sortie. Il faut quitter l'espace
restreint du dedans, tenter d'arracher le sujet à l’emprise de la
signification. André du Bouchet le note fréquemment : « D’un
instant à l’autre, où l’on n’a pas saisi, il y a un point présent
qui apparaît comme intarissable, point de source vivant »780. « Une
durée vivante ne peut être consignée », dit du Bouchet dans un
entretien avec Yasmina Getz de l’été 1996. Sortir, c'est aller là
où l'homme n'est pas, se diriger vers un lieu ouvert, une libre

777
Id., « Sur Paul Celan », André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-15, La Lettre
volée, 2007, p. 113.
778
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 41.
779
Ibid., p. 74.
780
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.

250
étendue, où l'être n'a pas de nom. Le moment de la poésie coïncide
avec celui de la sortie de sens. La parole poétique d'André du
Bouchet ne signifie pas ce qu'elle désigne. Elle l'appelle avant
la langue. Elle s'origine au moment apertural, non de la langue,
mais du langage. Les choses commencent là où finit le système de
la langue, là où, plutôt, il n'a pas commencé. Alors que chez
Héraclite, le cosmos est déjà structure, chez André du Bouchet,
la « relation compacte appelée monde » est antérieure à la
structure : « …retrouvant – nœud dans la gorge qui contraint à
parler, le compact »781. C'est la parole qui fait naître le monde,
non à l'existence mais à la signification. C'est elle qui fait
signe. La parole d'André du Bouchet est, comme on l'a dit du logos
d'Héraclite, un discours vrai sur le monde; elle n'instaure pas
l'être en nommant les choses, elle n'est pas le verbe créateur
d'un autre monde, mais elle est ce qui donne un sens au monde et
aux tensions qui le font exister. André du Bouchet se place à
l'inverse des idées reçues sur le langage. Pour lui, la parole
poétique n'est pas ce qui permet à l'homme de dépasser
l'immédiateté. Elle ne transcende pas l'ordre des choses au moment
où elle prétend l'exprimer. Le langage poétique n’a pas de
fonction distanciante à l'égard de l'immédiateté. Pour André du
Bouchet, il est le réel absolu :

S'il y a poème, c'est le réel. Vous êtes impliqué dans le réel. Vous
vous réalisez. Si vous réalisez, vous cessez de subir, donc vous êtes
tout simplement, il n'y a plus de dépendance. C'est au contraire le
moment où vous vous révélez sur l'instant, indépendant.... [...] Les
mots de la langue apparaissent autonomes...la langue n'est plus un
ustensile, les mots ne sont plus des outils mais apparaissent [...]
les mots sont debout, et vous-mêmes que vous lisiez ou que vous
écriviez, vous-mêmes vous êtes dans cet instant debout782.

781
Id., Laisses, Hachette, P.O.L, 1979, p. 96.
782
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.

251
Notre poète rejoint ici les analyses de Novalis, qu’il cite
fréquemment dans ses écrits (« La poésie est le réel absolu. Plus
une chose est poétique, plus elle est vraie »783) mais aussi
d’Hegel, pour qui la poésie dépasse toute vérité sémiotique :

Grâce à ma conscience ordinaire, guidée par l’entendement, je


comprends immédiatement, en écoutant ou en lisant un mot, sa
signification, c’est-à-dire sans l’aide d’une image […]. Mais
l’expression poétique nous donne davantage, car à la simple
représentation elle ajoute l’intuition de l’objet compris […]. Ainsi
la représentation poétique s’approprie-t-elle toute la plénitude de la
phénoménalité réelle784.

Le réel, s'arrachant à l'inertie dans laquelle nos représentations


l'enferment, doit se rendre visible, prend ce corps substantiel
qui l'impose à l'évidence d'une vision véritable. Ainsi pouvons-
nous lire de manière explicite, au sixième poème de « Moteur
blanc » : « Je ne vais pas plus loin que mon papier. Très loin au-
/ devant de moi, il comble un ravin. Un peu plus loin / dans le
champ, nous sommes presque à égalité. A mi- / genoux dans les
pierres »785. Le poète doit rencontrer la réalité pour elle-même.
L’expression :

ciel, c'est786.

affirme l'impossibilité de dire autre chose du ciel (sans article


qui le détermine) que son être. André du Bouchet l’explicite dans
son recueil Le Surcroît : « pour / rejoindre sans être passé par
un nom »787. Le philosophe Henri Maldiney le signifie également
avec justesse : « [Les poètes] ne collent pas à l’état construit
de la langue mais perpétuent l’avance que la parole,
originairement a sur elle »788. Poème et être se conjoindraient

783
Id., Novalis, Seghers, 1990, p. 14
784
Hegel, « La Poésie », chapitre II d’Esthétique, cité par Michel Collot, La
poésie moderne et la structure d’horizon, PUF, 1989, p. 249.
785
André du Bouchet, « Le Moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 56.
786
Id., l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 95.
787
Id., « Le Surcroît », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 45.
788
Henri Maldiney, « Sur la traduction. Langue, parole, poésie », in L’Oral,
l’écrit, Imprimerie de Nevers, Cadmos, automne 2003, p. 89.

252
ainsi dans une structure d'apparition commune. Sur la page d’un
carnet datant d’août 1952, nous pouvons lire :

Le pays est clair et s’explique. c’est lui qui donne


forme à mes mots, les forme et les déforme
comme du vent
789
et ils claquent .

C’est le « pays » « qui donne forme aux mots », qui en retour


éclairent le « pays » (il « s’explique »). C’est ce que le poète
s'est souvent plu à indiquer, en plaçant au même niveau de réalité
langage et matière sensible :

Tout devient mots, terre, cailloux


dans ma bouche et sous mes pas790.

Un mot n'est pas l'association arbitraire d'un signifié et d'un


signifiant, il est un prélèvement, dans la relation du monde,
d'une fonction momentanée, avec laquelle vient tout l'ancien de la
relation et qui doit « claque[r] », c’est-à-dire être proféré pour
exister. Etrangère à tout cratylisme idéaliste, cette attention
portée au fond de rapports intentionnels au monde (que charrie le
mot) s’accompagne d’un intérêt certain pour la lettre, le substrat
physique, matériel, logique du mot ou encore sa « fraîcheur »
d'étymologie (« au large ou à l’aise »791). Le poète l’exprime très
clairement dans un entretien avec Elke de Rijke.

Si le mot apparaît vivant, comme quelquefois lorsqu’on lit de la


poésie, il y a une matière de mots qui n’apparaît pas différente de la
matière de tout ce qui nous touche et qui nous entoure, et de la nôtre
elle-même.
[…] il suffit de le prononcer sur ses arêtes, ses diphtongues, ses
liquides pour que vous l’éprouviez…
[…] Je ne dirais pas que la chose doit être logée dans le mot, je
pense qu’elle doit être le mot. Mais il est rare qu’elle le soit, il y
a toujours à traduire la séparation entre elle et le mot.

789
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 35.
790
Ibid., p. 53.
791
André du Bouchet, « Retours sur le vent », in L’emportement du muet, Mercure de
France, 2000, p. 127.

253
[…] si le mot est vivant, s’il se prononce, c’est qu’il est là. Du
moment que le mot se prononce, quelque chose est là et imminente. De
cette façon, la séparation peut parfois être supprimée792.

Le mot ne rejoint pas la chose, le mot n’est pas là où la chose se


trouve logée. La séparation entre le mot et la chose peut être
supprimée par la prononciation. Se comprend alors cette pratique
si singulière de l’interlettrage :

… s o i, ustensile - et pas autrement. Je m’y applique pour


l’éclater793.

« Eclater » le mot, c’est renvoyer les éléments qui le composent,


c’est-à-dire ses lettres, à l’essentiel : leur figure matérielle
sur la page et leur opacité substantielle. L’apparence apparaît
d’un seul coup rompue, ayant été cassée sous notre pression
(« Peser de tout son poids sur le mot le plus faible pour qu'il
s'ouvre et livre son ciel » nous dit encore André du BOuchet) et
rencontre la fraîcheur du fond matériel d’où se détache une
langue. Si elle ne fonctionne plus comme un signe linguistique, la
lettre relève alors d’un fond matériel en errance dans la
signification. Ce commentaire d’une page de Laisses par Anne de
Staël est explicite :

La « roue rentrée » c’est le mot, s’il est rentré dans la page. Et


tous les sons « révolu », « racle », « ramène », « rentré », c’est
musicalement l’intonation d’un sentiment dans les mots, mais remplacé
par le mot. Pas traduit ; remplacé. C’est ça, la matière de la
langue794.

Le mot et la lettre ne suggèrent plus le « sentiment », mais le


constituent. Hors de sa fonction de signe linguistique, le mot
apparaît hors du langage, comme si c’était une chose : « est-ce là
un mot, cette/ chose coupante, claire, opaque, / et qui
tinte ? »795, note André du Bouchet dans un carnet. Pour le poète,

792
Id., Peinture, Fata Morgana, 1983, pp. 283-285.
793
Id., « Sur un coin éclaté », in l’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
794
Id., Si vous êtes des mots, parlez, film écrit par Mickaël Jakob, réalisé par
Bernard Jourdain, Tanguera Films/Images plus, 2000.
795
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 33.

254
l’homme n’a pas été déposé à la surface de la terre, il s’y
intègre complètement. La langue et la réalité extra-linguistique
sont les éléments équivalents d’un monde unique. Dans la poésie de
du Bouchet, le mot recouvre alors, hors de sa signification,
l’incidence de l’élémentaire ; il est la chose (« à travers la
bouche/les mots/comme à travers les yeux choses/sans un mot »796)
et la langue devient posturale, « épreuve de la matière » où l’on
fait corps avec les mots. Cette approche s’éloigne d’une théorie
du signifiant, traditionnellement entendue selon les sens de
Saussure et de Barthes. Le mot, la lettre ou le phonème ne sont
pas des images, mais des rapports qui engagent le dispositif
vital : ce sont des rapports vivants.

I.A.1.b. « Tout devient mots, terre, cailloux/dans ma bouche et


sous mes pas »797 : jonction du poème et de l’être dans une même
structure d’apparition

Le mot n'est donc pas en rupture avec ce qui est immédiatement


perçu et intuitionné. Dans le mot, la réalité empirique n’est pas
abandonnée au profit d'une idée. Le nom propre n’est pas le seul à
pouvoir désigner en propre la personne singulière. C’est dans
cette tentative de restituer l’immédiateté que la poésie d’André
du Bouchet opère un court-circuitage des possibilités
représentatives : « les images arrondies ont disparu »798. Ce qui
explique un refus de la rhétorique ornementale, lisible dans Image
parvenue à son terme inquiet, et une réelle volonté de laisser
l’image à l’immédiateté :

796
Ibid., p. 41.
797
André du BOUCHET, Sans couvercle, GLM, 1953, sans indication de pages.
798
Id., « congère », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 168.

255
[L’image] est comme décolorée par la rapidité avec laquelle elle
s’éloigne de la circonstance qui lui avait conféré semblant de
justification. Si loin qu’elle apparaît nette de passé, qu’on la
retrouve au-devant de soi comme non avenue, son point d’origine ne se
laissant localiser que dans l’instant, et dans un instant qui la
dessaisit, coup après coup, des significations auxquelles on peut
799
l’avoir assujettie .

La « représentation » est communément la constitution dans


l’esprit du lecteur d’un champ de références au monde du connu :
des valeurs se greffent aux choses et aux faits. Or, dans les
poèmes d’André du Bouchet, les substantifs sont le plus souvent
dépourvus d’adjectifs qualificatifs ou de complémentation :

Des mains vont,

la nuit comme à l’eau. Vont, comme l’eau. Comme,

de l’autre côté des murs, le murmure, encore, de l’eau800.

Et, lorsque persiste tout de même une qualification, elle peut se


voir retrancher toute valeur évaluative. Ainsi, l’expression
« Poing du pavot fermé dans la fraîcheur de la nuit »801 contient
effectivement un adjectif (« fermé »), qui aurait dans une phrase
normale une simple fonction d'épithète. Mais cette fonction est
transformée, par le caractère nodal de la proposition, en un
adjectif à valeur verbale. Par conséquent, l'adjectif en vient à
assumer une fonction verbale, pourtant absente de l'énoncé. C’est
l'isolement de l'énoncé qui conduit à cette redistribution interne
de ses fonctions. Remarquons d’ailleurs qu’en passant des
fonctions secondaires aux fonctions primaires à forte valeur
sémantique, un fragment peut ainsi apparaître avec la compacité
d'une entité. L'hypotaxe, succession normale de la phrase, se
transforme en parataxe, en une juxtaposition de blocs hiératiques,
leur donnant la puissance d'un éclat. Souvent, dans la poétique
dubouchettienne, la concision est un moyen d’aller à l’essentiel,
de donner aux mots et aux phrases la solidité des choses les plus
dures pour les placer en avant de soi, les rendre présents :

799
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 112.
800
Id., l’ajour, Gallimard, collection « Poésie, 1998, p. 84.
801
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 86.

256
le chemin est peinture. L'eau, peinture
aussi. Peindre avec le bleu des flaques802.

Dans Envergure de Reverdy, André du Bouchet observe et admire chez


ce dernier, l’évidence simple de l’image, qui n’est picturale ni
dans le sens traditionnel ni dans le sens surréaliste : elle ne
cherche ni à plaire ni à surprendre « mais simplement à poser des
jalons, à jeter une rampe dans un désordre, assez bouleversant
pour qu’on ressente la nécessité urgente de se ressaisir ; elle ne
cherche pas à désorienter un monde banal et terne, mais au
contraire à ramener à portée humaine, à portée de bras un monde
inouï qui déborde l’homme de toutes parts »803. L’image dénudée
n’est absolument pas l’effet du manque, mais le signe d’une
volonté obstinée d’atteindre le réel. Ainsi André du Bouchet fait-
il un usage remarquable du terme générique, qui concentre
l'attention du lecteur sur une action au lieu de l'orienter vers
une représentation formelle. On voit ce que les textes cités
perdraient en puissance poétique si l'auteur avait écrit « un
érable », « un tilleul » ou un « cerisier » au lieu de « un
arbre ». Aussi l’économie des déterminants face à la
multiplication des mots grammaticaux participe-t-elle à ce désir
de présence crue, qu’André du Bouchet évoque lui-même :

MONTAGNE sans article et qui, là, ne se rapporte pas à une œuvre,


mais à un fait brut sans médiation − au fait brut toujours
intact comme immédiat − et dont, il arrive qu’il dépossède de tout
moyen dans l’instant où il se laisse envisager804.

Ainsi peut-on lire au début du poème « Le glacier », le mot


« vent », sans article, détaché typographiquement dans une pure
présence intemporelle. André du Bouchet écrit dans un carnet :
« je n'ai pas pesé sur l'article »805. Et cette volonté d’aller
droit aux choses mêmes fait sens :

802
Id., « Un jour de plus augmenté d'un jour », in l'ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 11.
803
Id., « Envergure de Reverdy », in Critique VII, 1951, pp. 308, 320 et 315.
804
Id., « Il y a quelques années … », in L’Oral, l’écrit, Imprimerie de Nevers,
Cadmos, automne 2003, sans indication de pages.
805
Id., Carnet 2, Montpellier, Fata Morgana, 1998, p. 125.

257
sens tout d'un coup sans article
apparu debout806.

André du Bouchet pense que le mot doit conserver sa plus grande


force d’impact pour être atteint. On l’isole ou on le répète.
Lorsque le poète isole le mot, il l’arrête et le vocable peut
ainsi résonner, rayonner. Le poète se situe à la verticale du
mot :

Au sommet
comme en deux

le sol807.

C’est pour cette raison que les poèmes exploitent fréquemment les
potentialités de la page en vue d’effets médiatiques qui seraient
signifiants pour eux-mêmes : la poésie tend à l’autonomie du plan
du signifiant. Un énoncé isolé tel que

De long en large, pendant que l’orage


va de long en large808,

alors qu’il est, dans la langue, soumis à un autre (il est encadré
par deux phrases distantes par des blancs), donc secondaire,
apparaît de par son isolement, centré sur lui-même, premier. Ce
qui est secondaire dans la langue devient ici nodal. L’énoncé
devient autonome, éclate au cœur de la page. Lorsque le poète
n’isole plus mais qu’il reprend le mot, cela crée du mouvement.
Nous sommes entraînés dans une progression. Une tension entre
statique et dynamique se crée. Analysons le début du poème
intitulé « un jour de plus augmenté d’un jour » :

Préserver pour perdre en bloc. Demeure le bloc. Bloc perdu809.

806
Id., Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 63.
807
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 32.
808
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 9.
809
Id., l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 9.

258
Certes, la répétition à trois reprises du mot « bloc » l’impose,
d’autant qu’il est monosyllabique et sans déterminant dans la
dernière occurrence. Mais ce vocable se modifie également : « en
bloc » signifie « entier » et « bloc » renvoie plus précisément à
une masse compacte et cohérente. La reprise ne réduit donc pas le
mot à un seul sens mais l’ouvre au contraire à la polysémie. Une
évolution dans le temps est également manifeste : nous passons du
futur (« préserver pour ») au présent (« demeure »), pour basculer
finalement dans le passé (« perdu »). André du Bouchet commence
donc par imposer l’image, pour la faire évoluer ensuite, rendant
manifeste l’instabilité constitutive de la signification. Le poème
est un bloc taillé de la langue et le temps, c’est-à-dire à
chaque fois préservé dans la lecture, mais il se perd. Il pourrait
paraître paradoxal pour un poète cherchant sans cesse à éviter une
représentation de ce qui fait défaut (car elle trahirait la
singularité réelle qui n’a aucun double) de faire appel à la
répétition. Mais s’il est indéfiniment répété, le mot ne nous
arrache pas pour autant à l’immédiateté. En fait, l’objet amené à
la présence ne pouvant être défini une fois pour toutes, il faut
constamment réaffirmer son existence pour qu’il soit réellement :

…dire
ce qui est, on
ne le peut pas,
mais le redire sans répit810.

Dans la poétique dubouchettienne, la répétition se transforme en


une véritable figure de l’eccéité. Répéter, c’est appeler par la
parole, une parole qui n’a pas encore fait surface, mais qui
s’évanouit « comme logée - une fois dite »811. C’est pour cette
812
raison qu’André du Bouchet « redi[t] pour reloger » . La
répétition réactive ce qui, mot ou chose, serait retourné à
l’inerte, une fois dit. C’est une réflexion profonde sur le
rapport de la tautologie à l’immédiat qui opère ici. Sa répétition
dit le balbutiement ou l’échec de la langue devant la chose. Elle

810
Id., Défets, Clivages, Paris, 1981, sans indication de pages.
811
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
812
Id., Rapides, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.

259
est la tentative sans cesse renouvelée de dire le fond du poème et
de marquer l’indicible dans le langage :

Deux fois, pour que la conjugaison de la langue l’unique – être comme


chose – l’ayant rompue, et infirmant l’humanité de la parole du poème,
silencieusement trouve place entre deux mots confondus presque
813
aussitôt .

La répétition est indispensable à l’apparition de l’immédiat dans


la langue. Par un effet donc paradoxal, la répétition brise la
fragmentation langagière. Dans Pourquoi si calmes, nous pouvons
lire : « dans le recommencement, il importe de trouver le
814
commencement » . La répétition doit régénérer le poème, elle est
une « réitération dynamique »815, pour reprendre le titre d’une
communication de Pierre Chappuis. Ce dernier cite d’ailleurs
Pavese, écrivain convaincu qu’on ne voit bien les choses que la
seconde fois : « […] rigoureusement, cela n’existe pas de "voir
les choses pour la première fois", celle qui compte est toujours
une seconde »816, « Au début [des choses], il n’y a pas une
"première fois" mais toujours une "seconde" »817. Cette théorie est
fortement inspirée de celle développée par Leopardi dans
Zibaldone : « Une chose quelconque […] si belle soit-elle n’est
nullement poétique […] La réminiscence est la composante
essentielle et fondamentale du sentiment poétique »818. C’est ce
qu’André du Bouchet, qui préfère lui aussi le rappel de
l’événement que l’événement même, conseille dans une lettre à sa
fille Marie :

[…] d’abord écouter – et c’est le moment où tu t’apprêtes à entendre,


et lorsque tu entends, la musique dans un second temps te sera
parvenue. Elle se déplie et se déploie comme la parole même à laquelle
on a donné le temps, et chaque fois tu l’auras entendue deux fois – et

813
Id., « …désaccordée comme par de la neige » et « Tübingen, le 22 mai 1986 »,
Mercure de France, 1989, p. 67.
814
Id., Pourquoi si calmes, Fata Morgana, Saint-Clément-de-Rivière, 1996, p. 30.
815
Pierre Chappuis, « la réitération dynamique », Autour d’André du Bouchet, actes
du colloque des 8, 9 et 10 décembre 1983, Presses de l’ENS, 1986, p. 144-145.
816
Caesare Pavese, Essais. Du mythe, du symbole et de quelques autres sujets, p.
302.
817
Ibid.
818
Leopardi, Zibaldone, B.Schefer trad., Paris, Allior, 2003 [4426], p. 2019.

260
la deuxième fois n’est jamais un écho : c’est même alors qu’on peut se
dire qu’on n’a jamais rien entendu de pareil819.

La répétition inclut cette « seconde fois » dans sa figure. C’est


pourquoi elle se rapproche de l’immédiat. Immédiateté qui ne
disparaît pas dans le silence.

I.A.2. Dé-nomination : « im Namenlosen zu existieren »820

I.A.2.a. Le langage négatif ou la pleine voix de la parole


poétique

Comment rendre le langage capable d'éviter toute représentation


sensible aussi bien que conceptuelle, car le mot « idée » (du grec
ἰδέα) signifie d'abord « forme visible », « image » ? Comment
détourner le langage d'une de ses fonctions fondamentales :
exprimer la pensée ? Si surprenant que cela puisse paraître, André
du Bouchet a utilisé un outil à même d'accomplir cette tâche
apparemment impossible, un outil dont le pouvoir troublant ne
finira jamais d'étonner : la négation. La recherche d'un « langage
négatif » (une clarification terminologique s'impose : nous
appelons « langage négatif » l'emploi systématique de la négation
dans le but d'exprimer ou au moins de désigner ce qui se dérobe
perpétuellement à la parole) est présente discrètement mais
constamment dans l’œuvre dubouchettienne. Ainsi ne pourrions-nous
pas lire dans l’expression célèbre « Rien ne désaltère mon pas »,
la présence du forclusif le plus courant de la négation (« pas »)
et conclure que cette proposition appelle à un négatif inassouvi ?
Interrogeons-nous donc sur l'emploi récurrent de la négation et
sur sa portée. Bien évidemment, la question de la négation et de
la représentation mériterait une analyse plus approfondie. Nous
nous limiterons ici à dresser une sommaire classification des

819
Marie du Bouchet, « Une conversation en éveil », André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 256.
820
Martin Heidegger, Lettres sur l'Humanisme, texte allemand traduit et présenté
par Roger Munier, nouvelle éd. revue, Paris, Aubier, Montaigne, 1964, pp. 42-43.

261
types de négations fréquentes chez André du Bouchet et à en
examiner le fonctionnement. Dans le poème « Retours sur le vent »,
nous pouvons relever sans difficultés :

 des mots à sémantisme négatif (« séparation », « trou »,


« évanoui », « disparaître », « manque », « obture », « perte
de mémoire », « faille », « vide »…),
 des mots formés à l’aide d’un préfixe négatif (« immobile »,
« déroute », « insignifiante », « insoutenable », …),
 un oxymore construit par « suppression-adjonction négative »
(« un paquet d’air »).

Remarquons cependant que cette négation lexicale est immédiatement


corrigée : « un vide aura fait soudure »821 ou « elle manque, elle
est là ». Le négatif relève la plénitude ou la présence. L’emploi
de la négation syntaxique est encore plus marquant. Dans Retours
sur le vent, où la citation de Monet placée en exergue donne le
ton (« ce n’est pas de la peinture »822), on peut relever près
d’une trentaine de tournures négatives : « reste en avant de moi
un morceau/ du cadre, ce n’est pas celui de l’entrée »823. Ce sont
très souvent les mêmes verbes qui sont au cœur de ces tournures
négatives :

 « avoir » (« présence n’a pas de place »824),


 « pouvoir » (« ce que tu ne peux saisir te donne le point
825
même » )
 et « être » (« la vélocité qui n’est pas / à soi »826).

821
André du Bouchet, « Retours sur le vent », in L’emportement du muet, Mercure de
France, 2000, p. 129.
822
Ibid., p. 125.
823
Ibid., p. 136.
824
Ibid., p. 130.
825
Ibid., p. 135.
826
Ibid., p. 127.

262
Cette négation dit bien évidemment l’humilité du sujet, ayant de
difficultés à posséder ce qui lui fait face ou à établir une
identité. Son identité. En effet, même son rapport au langage lui
échappe : « Je me sers du langage que j’ai emprunté. Il n’est pas
à moi »827, déclare André du Bouchet lors d’une émission
radiophonique. Dans toute son œuvre, le poète avoue sans gêne son
impuissance : « dehors – non, ce qui redevenu le dehors, je ne/
peux pas le dire »828. André du Bouchet ne parle pas
d’ « indicible » et ne fait pas croire à son accès. Mais l’emploi
de la négation syntaxique ne constitue pas pour autant une
résignation : il est l’affirmation de ses limites. Nommer
justement est complexe mais établit paradoxalement un véritable
cogito : « si je ne suis pas en défaut, solidité je ne suis
829
pas » , écrit André du Bouchet. Organisé selon la rigueur binaire
cartésienne où le « donc » (qui coordonne les deux propositions)
est remplacé par la « solidité », ce vers est même doublement
négatif. C’est la situation de manque qui permet au sujet de
s’éprouver réellement. Aucune présence ne peut s’affirmer
830
explicitement : « présence n’a de place » . André du Bouchet ne
nomme pas l’absence mais ce vers taillé dans la négation oblige
la langue à produire un vide nécessaire, sans l’effacer. Dire de
manière négative, c’est sous-entendre un propos positif, tu mais
palpable dans le débordement de la parole. L’emploi des privatifs
(compléments introduits par « sans ») dans un poème comme
« Congère » est à ce titre explicite :

 « la route sans paupière»831,


 « sans mémoire montagne »832.

827
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2003.
828
Id., Ici en deux, Illustrations de Geneviève Asse, Genève, Quentin éditeur,
1982, sans indication de pages.
829
Id., « Retours sur le vent », in L’emportement du muet, Mercure de France, 2000,
p. 129.
830
Ibid., p. 130.
831
André du Bouchet, l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 166.
832
Ibid., p. 171.

263
Si l’on définit le privatif comme la suppression de ce qui est
inhérent, il faudrait alors comprendre que la « matière » contient
une « paupière », la « montagne » une « mémoire » … Mais ces
attributs ne sont pas du tout évidents. En employant ces
privatifs, non seulement le poète donne pour mieux retirer, mais
aussi il retire pour mieux donner. Une attribution paradoxale
opère dans la négation. C’est un acte positif. Par le négatif, la
parole gagne un possible. Ce type de négation rappelle encore un
autre « modèle » stylistique du discours mystique : « Dieu est
sage sans sagesse, bon sans bonté, puissant sans puissance... »
(Maître Eckhart citant Saint Augustin) ou encore « Aimer Dieu est
un mode sans mode » (Saint Bernard). La négation est donc une
révélation (quasi photographique) d’un négatif qui relève d’une
expérience de l’altérité :

le vent

contournant
ce
qui demeure de la maison du sourd-
muet

avait tracé
son
négatif

dans la neige833.

Ecrire revient à tracer « son négatif dans la neige ». Toujours à


côté (le décalage à droite du syntagme nominal en témoigne), le
poème chemine, irréductible à ses contradictions car n’est-il pas
« la voix de ce qui n’a pas de voix »834 ?

833
André du Bouchet, Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 51.
834
Id., « …désaccordée comme par de la neige », Mercure de France, 1989, sans
indication de pages.

264
I.A.2.b. « Le muet -, parvenu à l'extrémité des lèvres, doit
prononcer »835

Aussi la parole surgit-elle de sa propre absence, de la mutité.


Le muet est un vide provisoire et une ressource de la parole. Le
cogito surgit de l'Être sans jamais pouvoir assister à sa propre
naissance. Il est toujours avant le commencement ou, plutôt jamais
rien ne commence. De même que le regard est l'ouverture invisible
comme telle, qui rend visible, de même le langage met en mots le
silence à partir duquel sa voix s'élève :

A court de paroles,
à court,

la colonne du jour
montant jusqu'à la gorge,
bouche perdue dans l'air,
égarée, séparée
de ce qui fait corps,
une fine écorce de paroles,

aujourd'hui regorge,
aujourd'hui glotte,
fouet du vent,

bouche,
le jour contenu dans la bouche,
le jour836.

C’est « à court de paroles » que « la colonne du jour »


« regorge ». La mutité devient le lieu de la parole : « [l]e muet
-,parvenu à l’extrémité des lèvres, doit prononcer »837. Elle est
en fait un vide provisoire : « la parole, alors support muet
838
l’emporte » peut-on lire, ou « le muet – ressource du mot »839.

835
Id., « Langue, déplacements, jours », in L'incohérence, Fata Morgana, 1984, sans
indication de pages. .
836
Id.,carnet inédit, Bibliothèque Jacques Doucet.
837
Id., « Langue, déplacements, jours », in L’incohérence, Collection P.O.L,
Hachette, 1979, sans indication de pages.
838
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.

265
La mutité ne signifie pas l’aphasie. Elle est une sorte de vide
antérieur à la parole mais taillée dans l’épaisseur. En effet, la
parole ne se donne qu’à partir d’un espace vide, à savoir pré-
linguistique (« moteur du mot »), où puisse se concevoir un
langage qui n’est pas soumis aux codes grammaticaux : « la langue,
idiome établi »840. Dans le poème « Là aux lèvres », André du
Bouchet note à propos de ces dernières (qui s’apparentent au lieu
où débouche la parole) : « [d]ans leur épaisseur, la mutité ».
Plus loin, nous pouvons lire : « … dans la mutité j’avance … même
muet j’avance ». Non seulement lieu de la parole, le muet en est
aussi l’acteur. Parler n’empêche pas de faire l’expérience du
silence et permet d’éprouver l’insaisissabilité de la matière qui
invite à parler : « Le muet – à l’extrémité – avance »841, « Lieux-
dits retournés, chacun, à la même mutité »842, « … parole rappelée
des lointains, que l’involution de l’inarticulé élève »843. Le
silence au milieu d’un poème fait partie de l'énonciation, au lieu
que dans l'idée commune il s'y oppose :

Le blanc dans la page marque un lien presque syntaxique qui se trouve


844
enfoui .

André du Bouchet l’exprime encore dans une lettre adressée à


Jacques Depreux, le 14 septembre 1990 :

Je m’arrête un instant … sur la phrase relative au blanc, signe en


effet du manque dans un premier temps, mais qui toujours finit par
trancher dans le sens de la certitude. Si place aujourd’hui aux mots
comme à nous-mêmes a cessé d’être donnée pour une part – la part
qu’assurait le roulement des rhétoriques séculaires aujourd’hui
brusquement disparues – eh bien, elle se cherche, et finit par se
trouver. L’irrégularité des blancs signifie alors que les mots plus
d’une fois perdus auront trouvé leur place inattendue. C’est dans ce

839
Ibid.
840
André du Bouchet, Peinture, Fata Morgana, 1983, p. 160.
841
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
842
Ibid.
843
Ibid.
844
André du BOUCHET, entretien avec Monique Pétillon, Le Monde, 4 mai 1979.

266
sens que le signe du manque se renverse et revêt aussitôt une valeur
positive : il se révèle alors que rien ne manque845.

C’est moins l’énoncé qui fait image ou se réfléchit dans les


blancs de la page que l’énonciation même décrivant son processus.
Une page de Peinture débute ainsi : « cela, cependant, a commencé
par une question ». Mais le texte immédiatement antérieur ne
permet pas l’identification d’un nom auquel « cela » renverrait.
On peut le désigner avec le doigt mais on ne peut pas encore lui
donner de nom. On ne sait rien et l’absence d’antécédent est là
pour le dire. L’indétermination a la force de soulever une
question. Généralement, l'adjectif démonstratif renvoie à un nom
précédemment énoncé. Dans notre exemple, cette désignation
précédente fait défaut. Le démonstratif pointe alors vers une
absence et devient l'instrument d'une évocation : il appelle
l'objet, le fait venir d'ailleurs, sans doute de la mutité qui est
l'origine et le support de toute parole. André du Bouchet inclut
le non-dit dans le langage, l’implicite, le silence, qui sont de
l'ordre de la situation, du discours, du sujet. C'est du privé qui
devient poème. Du pas encore en train de devenir du temps. Du
présent en cours dans le train des mots. Il n’existe pas de dehors
du langage. Les silences en font partie. D’ailleurs, on les fait
parler. Il y a encore du langage dans le silence de la voix,
puisqu'il n'y a pas de silence (de la parole) en dehors de la
voix, de la possibilité de la voix. Se taire, comme le re-marque
Heidegger, n'est pas être muet. Encore moins ne pas avoir le
langage. L'absence de son qui porte le même nom de silence est
tout autre chose, n'étant pas l'intermittence, ni la disparition
de la voix humaine. « Pour Heidegger, le silence, Stille, ne
résonne en tant que tel que s'il est accueilli et recueilli dans
le discours sonore, lautende de l'homme »846. Le Cratyle
aristotélicien ne se contente pas de se taire; il accompagne son
silence d’un geste, celui de lever le doigt. Cet acte nous semble
tout à fait primordial : il signale la qualité du silence de
Cratyle. Son mutisme n'est pas un simple refus de parler : il a

845
Id., lettre du 14 septembre 1990, publiée par Jacques Depreux dans son article
« l’altérité, la soif », André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La Lettre volée,
2007, p. 180.
846
Daniel Charles, Le temps de la voix, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1978, p. 34.

267
une valeur active. C'est un silence offensif. Le doigt pointé est
une gestuelle langagière. Ce dernier exemple trouve une belle
résonance dans ce que la fille de du Bouchet nous dit de son
père :

Ainsi mon père écoutait-il la musique, en incluant les blancs,


longuement, silencieusement, jusqu’au bout toujours. Le silence final
était de même nature que celui qui précédait la musique, lorsque,
précautionneusement, il sortait le disque de sa pochette et actionnait
l’appareil. Ce geste-là était déjà du silence, du silence qui
847
précédait l’écoute. Un silence déjà pris dans la musique .

Lorsqu’André du Bouchet « lit » Hercules Segers, il comprend à


quel point les signes déployés sont « comme bus », à quel point
« l’épaisseur [de la terre reste] soustraite à la désignation »848.
La peinture, comme le monde, est à la fois « loquace » (« terre
verbeuse ») et « muet[te] ». Le défi à relever consiste à
849
« signifier sans nom…signifier hollande sans nom » , même si
chaque signe est bu, tout de suite regagné par l’opaque qui pousse
à figurer. Ecrire ou parler, c’est admettre la convergence du non-
dit et de cela qui y puise du dit, de l’informe et de la forme.
Pour André du Bouchet, la chose nous invite et nous refuse, elle
qui attend que notre « regard se pose sur elle, ne veut pas être
nommée » et « cette gêne nous touche au vif dans notre déception
quotidienne : quand au lieu de gagner accès au dehors, comme nous
proposons, nous nous retrouvons aux prises avec quelque chose de
totalement différent – les mots dont nous aurions voulu nous
850
servir » . André du Bouchet prend ses distances par rapport à une
écriture qui véhicule un « vouloir de fixité » : « pour me
rapprocher de la parole sans lieu, en quelque sorte rendue à
l’air, lorsque j’élève la voix. Me rapprocher de moi, qui suis la
langue »851. L’écrit pousse à ne jamais oublier la précarité

847
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père», op.cit., p. 409.
848
André du Bouchet, « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L,
Hachette, 1979, sans indication de pages.
849
Ibid.
850
André du Bouchet, « Francis Ponge », in Critique VII, p. 183.
851
Id., « L’écrit à haute voix », in Pierre Chappuis, André du Bouchet, collection
Poètes d'aujourd'hui, Paris, Seghers, 1979, pp. 90-91.

268
viscérale, mentale de la parole qui le fonde et le fend
incessamment. Celui qui écrit ou parle cherche à former :

…terre en formation, main qui aveuglément façonne : pour rien…

(pour le vide, pour le ciel, pour le rien que sur la fraîcheur de sa

volute aujourd’hui contient…852.

Mais le poète sait que « parler bifurque »853, fixe d’un côté mais
« restitu[e] en sombrant à l’inarticulé »854, « le support muet [de
la parole] l’emport[ant] »855 : il n’y a rien d’angoissant dans
cette bifurcation. Il y a même accès permanent à la fraîcheur
extra-langagière, à une opacité qui est aussi transparence :

sur le point d’être nommé, ce


qu’on voit ayant pris de court, l’omission du nom
̶ fraîcheur reconduite ̶ peut, sans faire défaut, de nouveau
s’inscrire dans le temps de la nomination. cela
fera comme tache ou
jour856.

I.B. N’être que dans l’instant de la fuite

André du Bouchet crée un « mouvement vers », qui n’est pas


synonyme de permanence, de fixation sémantique, mais de
rétablissement d’une plénitude faite d’absence, de présence
insaisissable. Sa poésie relativise les signes du créé et du
représenté. Le poète fait l’expérience de la simultanéité de la
perte et de l’ « être-ici », de l’absence au sein de la présence.
Sa Voix est le fondement sans fond, un néant qui s’ouvre et se
852
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
853
Ibid.
854
Ibid.
855
Ibid.
856
André du Bouchet, « Essor », in L’emportement du muet, Mercure de France, 2000,
p. 71.

269
perd afin que la voix du poème, donc le langage, ait lieu. Cette
Voix égale un hiatus. Originellement le terme « hiatus » provient
du verbe intransitif hio et signifie « s’entrouvrir, se fendre,
être béant » et, en particulier, « avoir la bouche ouverte ».
Comme l’indique donc l’étymologie latine de ce mot, la Voix est
une ouverture, une fente, une béance. Cette fêlure amène quelque
chose au jour en un instant et l’instant suivant, qui est
corollaire d’un autre ouvert, la fermeture fait disparaître ce qui
a été prononcé, donnant à la Voix son aspect insaisissable et
évanouissant. Le battement ouverture/fermeture, cette
discontinuité continue, se réitère inlassablement, c’est cela même
qui donne la trame continue du discours, comme le figure et le dit
l’extrait suivant :

… monde − et l’intervalle − au monde…857.

Après une interruption indéfinie, figurée par les points de


« suspension », la bouche s’ouvre et dit le « monde ». Puis elle
se retire ; en effet, une partie de l’énoncé se substitue à
l’ensemble et se formule entre deux tirets. Mais cet
« intervalle » dit la continuité puisque la parole se découvre et
se confie à nouveau « au monde ». La mesure, le balancement qui
s’instaure entre apparition et disparition immédiate, définit le
jaillissement de cette parole poétique :

une parole ponctuelle, un moment le soutiendra…858.

Une voix naît dans l'instant et son apparition est simultanément


synonyme de disparition. Le vif, aussitôt que nommé comme les
choses, s’éteint. Comme la Voix, l’instant du vif est pure
générosité.

857
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
858
Ibid.

270
I.B.1. Soudaines apparitions disparaissantes

859
I.B.1.a. Une « parole en fuite »

La poésie d’André du Bouchet est une parole évanescente,


« éphémère » (pour reprendre le titre de la célèbre revue fondée,
entre autres, par le poète). Le devenir dans lequel elle se meut
est constitué de surgissements. L’instantanéité est effectivement
développée tout au long des recueils : « Un instant, ces mots, je
les aurai faits miens »860. Cette soudaineté peut être marquée par
la juxtaposition de phrases qu’aucune articulation ne relie :
l’œuvre d’André du Bouchet abonde en notations qui se succèdent
sans transition aucune. Ainsi peut-on lire dans « Poussière
sculptée » :

… ici… déjà… partout… ( Et le froid861.

Parfois, c’est un mot ou une expression adverbiale qui dit ce


surgissement ; le poème « Moteur blanc » en abonde : « tout à coup
un arbre rit »862, « j’ai vite enlevé / cette espèce de pansement
arbitraire »863, ou encore « Déjà des araignées courent sur
moi »864. De même, le lecteur peut être frappé, dans un poème comme
« Ici en deux », par l’importante axiologie de l’« irruption » :

 « passer/ sans entrer »865


 « qu’un/ homme dans l’épaisseur surgisse »866
 « j’ai aussi été proche du dehors, un instant »867
 « la montagne la respiration / qu’un instant / elle / a tenu à
elle »868,
859
Ibid.
860
André du BOUCHET, « un jour de plus augmenté d'un jour », in l’ajour, Gallimard,
collection « Poésie », 1998, p. 15.
861
Id., Peinture, Fata Morgana, 1983, p. 50.
862
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 75.
863
Id., « Le Moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 59.
864
Id., Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 67.
865
Ibid., p. 29.
866
Ibid., p. 36.
867
Ibid., p. 41

271
 « la minute / qui se traverse, est plus volatile que les
869
pierres » ,
 « jusqu’ / à soi / et d’un jet »870,
 « … surgir »871.

L’émergence se manifeste typographiquement : de nombreuses


notations commencent par des points de suspension : « … le jour
survenant a tranché … »872. Mais sitôt que ce jaillissement se
formule semble s’évanouir : « [E]t / par cela même /qui, / au fur
et à mesure / qu'elle s'énonce, lui / sera / soustrait »873.
Impression et suppression définissent justement la frappe de la
parole poétique, comme le précise André du Bouchet lui-même :

Aussitôt « vu », traversé, le monde objectif paraît s'évanouir. […]


l'univers se présente sous la forme d'un graphisme visuel qui se forme
et s'efface, représentation de l'acte d'écrire874.

L’œuvre d’André du Bouchet lexicalise fréquemment et manifeste


typographiquement cette tension entre l’apparition et
l’effacement, la mise en marche et la soustraction qu’est
l’écriture poétique:

… pour moi, qui


avance
ici absorbé…

disparaissant avance875.

La parole progresse (« pour moi qui avance »), mais l’inscription


des propos dans la page recule, comme en témoigne ce décrochage
typographique vers la gauche, cette « retraite » dans la linéarité

868
Ibid., p. 42.
869
Ibid., p. 43.
870
Ibid., p. 59.
871
Ibid., p. 68.
872
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 58.
873
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
874
Id., « Essai sur la création poétique », André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-
15, La Lettre volée, 2007, p. 97.
875
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.

272
de la lecture. L’acquisition est en quelque sorte régressive. Le
décalage des vers conduit souvent à la création d’axes obliques :

A la place de l’arbre.
A la clarté des pierres.876 ,

qui tendent à réintroduire à l’intérieur d’une construction


paradigmatique stable (chaque ligne comportant le même nombre de
syllabes et les mêmes constituants syntaxiques, essentiellement
des groupes nominaux) une ligne de fuite, participant à la
dynamique du texte. Même quand l’écriture poétique prend l’allure
de la prose, c’est pour se fractionner en des segments épars. La
ligne n’a pas d’assise : elle peut se faire entamer par un blanc
ou interrompre par un tiret. La prose défie sans cesse le
mouvement qui la définit (prosa oratio : discours qui va en ligne
droite) et multiplie très souvent les bonds de côté, comme nous
pouvons le constater dans cet extrait de « poussière sculptée » :

Cela - où cela atteint, demeure inconnu… comme


intact… Mais l’un de « nous » chaque fois se
révèle dans la parole faille analogue, et, de nouveau,
face à soi, sol compact entrecoupé… qui par éclats
aveugle… par éclats illumine - de même
877
qu’auparavant, oui .

Dans ce même et long poème, la contre-linéarité peut se manifester


par divers procédés grammaticaux :

 les additions (« de face, comme enveloppera,/ une page de face,


encore – et, après elle, de nouveau, / comme sous le pas elle
se tourne… »878),
 les commentaires entre tirets (« cassure analogue à la secousse
– un étai faisant défaut, et parole également – par laquelle se
communique à « nous », parfois, le rappel du sommeil
loquace »879),

876
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 176.
877
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 41.
878
Ibid., p. 63.
879
Ibid., p. 63.

273
 la multiplication des éléments additionnels comme l’ouverture
de plusieurs parenthèses de suite (« […] - et cela autant / par
un vide (le laps de temps que dormir / occupe (en plein jour,
cette fois […] »880),
 le déni, par une syntaxe négative, de ce qui vient d’être
lexicalement introduit (« j’ai coupé, je n’ai pas coupé »),
 et le prolongement démesuré de l'apodose (« Pendant que des
bouffées de froid entrent dans la pièce, je suis encore en
proie à cette marche, je trouve de toutes parts la terre qui me
précède et qui me suit »881).

Sitôt énoncée par la voix, la parole échappe à la fixité et


s’apparente alors à un instant du monde saisi dans son immédiateté
déroutante. Cette poétique explique la captation que la musique,
dont la nature est de proférer et de disparaître dans le même
temps, opérait sur André du Bouchet ; et c’est de cet
« étonnement » fasciné que témoigne sa fille :

Dans sa temporalité, son éphémère, [la musique] est cette œuvre qui
n’est pas ou n’est que dans l’instant de sa fuite, se tourne le dos à
elle-même aussi dite. Comme la voix. Comme la parole. Ainsi de la
fugue : l’instant d’après, elle n’est plus là. D’où cet étonnement
sans cesse renouvelé qu’il éprouvait pour cet « art882.

I.B.1.b. Oscillation entre présence et absence

Songeons aux Trois Petites Pièces pour violoncelle et piano


opus 11 de Webern qui présentent un temps éclaté où alternent
présence et absence, une technique ponctuelle à laquelle
s’assimile la musique sérielle, tant appréciée par André du
883
Bouchet . Le compositeur répartit à son gré les complexes dans
l’espace sonore, par petits groupes entre lesquels s’ouvrent des

880
Ibid., p. 62.
881
André du Bouchet, « la lumière de la lame », in Dans la chaleur vacante,
Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 186.
882
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père», André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 409.
883
Entretien Anne de Staël, voir annexes.

274
gouffres de silence. La musique intègre de ce fait le discontinu
dans son langage, une discontinuité dont chaque instant reste une
surprise. La musique de Webern est ainsi composée de soudaines
apparitions. Il s’agit de parenthèses figurant le surgissement de
l’apparition disparaissante, tantôt en effacement imprévu de la
sonorité, tantôt par un brusque effet de sourdine. Cette
alternance de son et de silence, propre aux fluctuations
naturelles de la Voix, André du Bouchet en rend compte lui-même
par cette disposition des mots sur la page. Ces derniers, épars,
figurent en quelque sorte les mouvements de la conscience, avec
ses interruptions. La poésie dubouchettienne manifeste ce va-et-
vient étonnant de la parole dans le silence : « du rien, je vais
encore une fois en direction du rien »884. Du blanc, « le muet –
ressource du mot… »885, surgit « un trait, rien qu’un trait »886,
qui s’estompera de nouveau dans le blanc. Entre deux paroles
poétiques, un espace de vicinité extrêmement précaire s’installe :
« ici le semblable se dissociera de son semblable afin que l’un et
l’autre / - comme d’un mot à l’autre – le lien soit sur un écart à
nouveau / marqué distinctement »887. Dans cette aquarelle de Tal
Coat (qui insiste dans un essai paru dans Argile sur l’attention
que le peintre doit porter à « l’apparaître – disparaître de
l’instant »888), intitulée « Penchée II », on perçoit bien cet
espace de côtoiement des couleurs, qui se frôlent sans se
confondre, maintenant une lisière, un « lien […] sur un écart » :

884
André du Bouchet, « Il y a quelques années », in L’Oral, l’écrit, Imprimerie de
Nevers, Cadmos, automne 2003, sans indication de pages.
885
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
886
Ibid.
887
André du Bouchet, « …désaccordée comme par de la neige » et « Tübingen, le 22
mai 1986 », Mercure de France, 1989 p. 80.
888
Tal Coat, « dialogues », in Argile XVII, automne 1978, p. 11.

275
Le poème, comme le tableau, s'organise toujours dans le flux et le
reflux d'un souffle menant de l' « irrespirable » au
« respirer » :

… ce qui sans répit


me fait
peut bien défaire. cela s’appelle
respirer889.

889
André du Bouchet, Défets, Paris, Clivages, 1981, sans indication de pages.

276
Ce principe d'oscillation, entre absence et présence (« là je
890
suis, je/ ne suis pas là » ), perte et remontée (« La terre
immense se déverse, et rien n’est perdu »891), exode et sédentarité
(« Je traverse l’image de la maison »892). Anne de Staël en
témoigne dans un très bel article intitulé « La voix sur son
retour ». Elle exprime parfaitement cette identité propre à chaque
instant, qui naît et se dissipe dans une même précipitation :

Comme l’éclair, le relevé d’une seconde avec ses aboutissements, n’a


de durée que l’instant de la mise à jour en un clin d’œil893.

André du Bouchet conçoit lui-même que les « choses vues » ne


peuvent l’être que dans ce balancement entre venue à l’être et
séparation de l’être :

Dynamique des images visibles : IL N’Y A PAS D’IMAGE FIXE. Pour que
quelque chose soit vu, il faut qu’il y ait apparition ou disparition.
Deux modalités tributaires l’une de l’autre894.

D’ailleurs, l’image, qui n’est pas chez André du Bouchet un


tableau peint intérieurement par l’esprit et qui ne cherche pas à
être immédiatement reconnaissable, épouse ce régime
d’ « apparition » et de « disparition » qui est celui de la
perception elle-même, par :

 son étrangeté (« tables de papier »895, « visage à forme de


896 897
grand vent » , « table/ce frère du ciel » ),
 sa polysémie (« Sol de ce sol, et sol du vent »898),
 sa résistance à l’analyse (« parole à talon de corde »899,
« L’oubli aux joues – surglacier »900).
890
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
891
Id., « du bord de la faux », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 11.
892
Id., « Au deuxième étage », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p 52.
893
Anne de Staël, « La voix sur son retour », in Espaces pour André du Bouchet,
L’Ire des vents n°6-8, 1983, p. 87.
894
André du Bouchet, « Ebauches autour de la vision », Aveuglante ou banale, essais
sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 170.
895
Id., Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 82
896
Ibid., p. 84.
897
Ibid., p. 87.
898
André du Bouchet, « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard,
collection « Poésie », 1998, p. 15.

277
Un poème comme « Hercules Segers » est marqué lexicalement par
cette alternance entre présence et absence. Il est question en
effet du « battant »901 de la porte (mobile sur ses gonds), de
« quelques in-folio fermés ou béants »902 et du « cillement
903 904
réitéré » , « analogue au battement des paupières » . Par cette
parole qui « cille », le texte poétique de du Bouchet figure le
geste précis et cadencé du graveur, qui corrige et perfectionne
« jour après jour » la planche qui deviendra œuvre d’art :

( de même
jour
après jour, l’état
d’une planche
de Hercules Segers,
à peine
- sinon violemment − se
distingue de l’autre905.

Les apparitions disparaissantes manifestent ce « cillement du


burin », qui, tenu par le graveur à la verticale, creuse et marque
ponctuellement la planche, « strates après strates »906 : « champ
horizontal illimité avec lequel Segers rompt debout »907. Elles
manifestent également l’écriture, cette inscription des mots sur
la feuille, cet estampage poétique. La poésie de du Bouchet fait
trace.

899
Ibid., p. 16.
900
Ibid., p. 15.
901
André du Bouchet, « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
902
Ibid.
903
Ibid.
904
Ibid.
905
Ibid.
906
Ibid.
907
Ibid.

278
II.B.2. Une ponctualité extensive

II.B.2.a. Le point marque une articulation

Cette prise de conscience du balancement entre apparition et


disparition (qui fonde l’homme en parole) est déjà palpable dans
les candidatures d’André du Bouchet au CNRS (dans les années 1955-
1957) ainsi que dans les articles consacrés à Hölderlin et Scève.
Les analyses du poète sont en effet des travaux préparatoires à sa
propre écriture, des réflexions qui seront patentes dans son
écriture. Emerge dans ces lettres et essais, l’idée d’un « point »
qui opère la jonction, aussi momentanée fût-elle, entre présence
et absence (« … être - et non, même tenant »908), l’idée d’une
« image située au nœud de deux impulsions contradictoires,
oscillant entre l’aller et le retour, en laquelle se concilient
momentanément ce qui se trouve en avant et ce qui est déjà
909
franchi » . L’espace d’un instant (« momentanément »), les termes
opposés, « l’aller et le retour », « revêtent une valeur
égale »910 : « [l]a fusion des contraires, arrivée et départ,
absence et présence, se révèle chez Scève à la faveur d’un
remous », « l’apparition visible et l’effacement cessent de se
contredire »911. Dans ses candidatures au C.N.R.S., André du
Bouchet évoque clairement cette contradiction, ce point pouvant
signifier écart et fusion :

On décèle, à l’origine de l’œuvre de Scève, la volonté de résoudre la


contradiction de la présence et de l’absence. C’est dans l’image d’une
transparence que les termes du visible et de l’invisible s’équilibrent
et assument une valeur égale.

[…]

908
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 59.
909
Id., Candidature au C.N.R.S datée du 1er mars, Aveuglante ou banale, essais sur
la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 181.
910
Ibid.
911
André du Bouchet, Candidature au C.N.R.S datée du 5 mars, Aveuglante ou banale,
essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 288.

279
Le mouvement qui entraîne la disparition de l’objet est également
celui par lequel il nous est communiqué. […] La transparence est donc
la traversée imaginaire de l’étendue qui sépare ces deux pôles […]912.

Dans un entretien accordé à Elke de Rijke, André du Bouchet


évoque en effet cette possible identité des incompatibles :

Celan […] m’a dit un jour : « Il y a quelque chose de pourri dans la


langue de Hölderlin. » Il aurait pu me dire un autre jour : « C’est
extraordinairement pur. » Je pense que ce sont deux temps différents
de la même chose913.

Dans les recueils poétiques, cette tension est fréquemment


soutenue par la conjonction « comme », instrument de
l’incomparable, qui dit finalement la possibilité malgré
l’impossibilité, la commotion des dissemblables :

… ossature de ce sol… impraticable… auparavant comme


914
après sur leurs sutures ici recomposées… .

André du Bouchet lui-même analyse le pouvoir de cette conjonction


si fréquemment employée (on ne compte pas moins de quinze
occurrences dans le poème « Ici en deux ») :

donner à un comme la valeur d’une affirmation de l’analogie

− ce n’est plus que la charnière de deux états d’une

identité − perdue et retrouvée ouverte et fermée915.

André du Bouchet neutralise aussi souvent l'opposition du dedans


et du dehors, reprenant comme ses contemporains cette idée
poétique que, dans toutes les oppositions, il existe un point où
la contradiction s'annule. Pensons à la belle photographie de
Sarah Plimpton, Table de travail à Truinas, où le bureau du poète
se présente comme l'interface du dedans et du dehors (les limites
semblant alors abolies) :

912
Ibid. p. 285.
913
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 297.
914
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
915
Id., Carnet 2, Fata Morgana, 1999, p. 46.

280
André du Bouchet confie également que, pendant la lecture à voix
haute ou pendant l’écriture, l’œuvre se fait le lieu où une
certaine intériorité se renverse en extériorité :

La réversibilité constitue le point de passage par lequel les choses


qui sont en moi se présentent simultanément au dehors de moi. Ainsi,
les choses en moi finissent par avoir une assise objective dans
l’œuvre. Si ce qui est de mon intériorité se renverse ou est exprimé,
cela acquiert une assise objective, extérieure par le langage916.

On trouve en effet dans les divers recueils poétiques, et au sein


de Dans la chaleur vacante en particulier, de nombreuses

916
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.

281
expressions qui juxtaposent objets du dedans (meubles, …) et du
dehors (pierres, montagnes, ...) :

 « L’horizon est proche du seuil de la pièce où je suis /


917
perdu » ,
 « L’oreiller, / le glacier, sans ta tête »918,
 « Ouverte, la maison ne nous retranche plus du front des /
routes, / de ce lit défait »919,
 « Au sol inaccessible, sur la route laissée à la lampe, / toute
pierre est lampe »920.

L’identité des contraires (qui peut se manifester par


l’articulation de l’intérieur et de l’extérieur) se définit, dans
la poétique dubouchettienne, par le « point », qui n’est pas
exactement « le centre » comme jeu des oppositions. Le Centre
demeure en effet impossible. André du Bouchet en est conscient :
« Nous habitons un centre … le centre d’un écart en devenir global
dont le pourtour est inachevé »921. Le « Centre » n’est pas
directement accessible. On le pressent en partant des marges, du
pourtour, en s’écartant de lui. Il est inaccessible mais il
existe. On ne peut d’ailleurs se passer d’en parler, de se tourner
vers lui :
…dire
ce qui est, on
ne le peut pas,
mais le redire sans répit922.

Il faut le rendre « criant » à défaut de pouvoir le dire. Nous


sommes sans cesse ramenés vers le point central, par une démarche
oblique, comme dans une spirale sans fin. Nous restons dans la
marge, mais la marge nous oriente vers le centre :

917
Id., « sur le pas », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 96.
918
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 20.
919
Ibid., p. 21.
920
Ibid., p. 29.
921
André du Bouchet, Qui n’est pas tourné vers nous, Paris, Mercure de France,
1972.
922
Id., Défets, Clivages, 1981, sans indication de pages.

282
au cœur -- et, en marge,

toujours923

Si nous pouvions voir ce centre, nous n’existerions plus, privés


de cet écart qui rend possible la conscience. Ce centre se dérobe.
Aucune figure ne peut le représenter. C’est la « face de la terre
qu’on ne voit pas »924, écrit André du Bouchet. Et pourtant nous
habitons ce « centre ». Il est ce pur « blanc » comme au cœur des
dessins de Giacometti. Les traits du peintre et du poète
s’acharnent à sa poursuite, rendent sensible ce « presque rien ».
Le « point » est alors chez André du Bouchet ce que la poésie
allemande nomme « l’extrême milieu » (Hölderlin), c’est-à-dire le
« point-au-sein-du-monde » : une ponctualité extensive qui évite
les catégories du mondain, ici-bas s’étalant aux confins sans
distinguer un côté d’un autre. Dans l’expression « le point
présent : ciel – mais ciel dans la terre, encore reste-t-il à la
soulever »925, on voit bien qu’il n’est nullement question d’une
fusion entre « ciel » et « terre » mais que le « ciel » est enfoui
« dans la terre », le lointain et le futur se retrouvant dans
l’ici et le maintenant. Le point marque toujours une articulation,
une situation critique. Il existe un « point mort », une source
qui donne sens à partir du degré zéro du mouvement ou de la
signification. Mais il existe aussi un point « où la relation
prend fin »926 et qui marque un avènement au monde : le « point
vif » vers lequel « toujours je demeure tourné, comme adossé au
monde »927. Mort et vif, lieu d’origine et moment de disparition,
le « point présent » devient alors la source et la fin du
928
mouvement. Dans ce sens, il est toujours « en avant » : « le
point que j’ai franchi, mais que je ne franchirai pas »929.

923
Id., Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, sans indication de
pages.
924
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 85.
925
Id., Peinture, Fata Morgana, 1983, p. 15.
926
Ibid., p. 88.
927
Ibid., p. 88.
928
Ibid., p. 151.
929
Ibid.

283
II.B.2.b. Une poétique du passage

Le « passage » définit l’essence de la poésie dubouchettienne,


comme le précise le philosophe Henri Maldiney :

Voilà qui définit au plus près l'œuvre d'André du Bouchet : des


paroles d'ouverture. Le passage de la rupture à l'ouverture constitue
l'existence de cette poésie, en laquelle s'accomplit l'essence de
toute poésie. Elle réalise une mutation du plein et du vide qui
930
renaissent l'un de l'autre à même l'existence de la parole .

Le « passage » signifie tout d’abord l’action de passer et peut


supporter comme complément celui qui passe. Le terme est ainsi
immédiatement en rapport avec le « déplacement » si nécessaire
pour André du Bouchet (« qui s’arrête, le vent le déchire »931),
lui qui se mesurait si souvent et physiquement au paysage (celui
de la Drôme, en particulier) dans l’épreuve de la marche :

…. A l’endroit où j’aurais dû me résigner à faire demi-tour j’ai


poursuivi […] par les travers d’une passerelle éclatée longeant la
paroi à une grande hauteur932.

Lui qui entrait aussi dans une œuvre picturale comme on traverse
un champ : « j’avais, allant au peintre, chaque fois à traverser
la peinture […] la peinture : un passant »933. L’idéal pour André
du Bouchet serait même d’avancer, de passer, d’aller de l’avant
avec facilité sans faire l’épreuve de la discontinuité de la
respiration (et par conséquent du langage qui lui est associé) :

Si je pouvais avancer sans respirer, j’avancerais peut-


être comme l’air sur la moire des routes934.

930
Henri Maldiney, L’Art, l’éclair et l’être, éditions Comp’Act, 1993.
931
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.
932
Id., Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, p. 168.
933
Id., Cendre tirant sur le bleu, Paris, Clivages, 1986, sans indication de pages.
934
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 20.

284
Cette soif d’aller toujours de l’avant est palpable dans
l’ensemble des recueils dubouchettiens : « Rien ne désaltère mon
pas »935. Mais il va sans dire que le passage n’est pas l’apanage
du seul marcheur : tout trajet d’un point à un autre de l’espace
est passage, et les mouvements qui animent le paysage sont
toujours source de contentement pour le poète. C’est ainsi qu’il
est attentif à « la manche du vent [qui] passe »936, au « roulement
de l’air sur la terre sèche »937, ou encore « au froid de l’été
[qui] passe »938. Le recueil Andains, qui marque la collaboration
en 1996 entre André du Bouchet et Helgorsky, est composé « à
l’occasion de la sixième fête de la transhumance ». Au début du
livre, une entrée du Littré indique qu’étymologiquement ce mot
évoque la notion d’enjambée mais aussi l’étendue du pré qu’on
fauche en un « pas ». Le terme désigne aussi, par conséquence, le
lieu où l’on passe, que l’on traverse, le chemin qui permet
l’avancée. Et l’on sait l’importance de la « route », voie de
communication privilégiée dans l’esthétique dubouchettienne, qui
ne tient sa valeur que de sa fonction et ne s’anime qu’au passage
du marcheur :

J’anime le lien des routes939.

La poésie, assurément, ouvre elle aussi dans le monde d’autres


passages que ceux tracés ou suivis par nos pas :

un pas, et
940
la route ira où j’ai été .

Historiquement, le terme « passage » a d’abord signifié défilé,


col, acception que le mot « pas » a tardivement reprise et gardée
en toponymie. En ce cas, le passage constitue la brèche, la trouée

935
Id., « Cession », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 107.
936
Id., « Le Moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 76.
937
Id., « Face de la chaleur », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 88.
938
Ibid, p. 89.
939
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 11.
940
Id., « Le surcroît », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p.
137.

285
qui dans une ligne de crête fait communiquer les deux versants ;
il est le lieu qui sépare et réunit un en deçà et un au-delà, cet
interface que constitue la bouche parlante. Comme le « pas » de la
porte, le passage devient alors une sorte de « seuil », une limite
transversale, que l’on peut tenter de franchir. Pour passer cette
frontière, un guide même est parfois nécessaire au voyageur
inexpérimenté ; celui à qui la poésie ouvre ses voies sera le
passeur de ceux qui les cherchent :

Je reprends ce chemin qui commence avant moi941.

Parce qu’un pas est encore un grade, une marche d’escalier, le


passage peut désigner un changement de niveau : le mouvement n’est
plus alors avancée horizontale, mais progression verticale. « Pour
nous rêver torrent […] à travers tout lieu habité »942, ne devons-
nous pas tout à la fois franchir un seuil et s’élever dans un
autre espace ? Le passage peut être enfin non plus changement de
lieu, mais d’état ou de forme : l’on parlera aisément du passage
d’un corps liquide à l’état solide ou gazeux. C’est là une
acception privilégiée d’André du Bouchet, lui qui cherche à
concevoir plus clairement le passage du jour à la nuit (ce
« couchant », « moteur rouge du vent », « route que mes pas
943
enflamment » ) et qui voit la montagne se transformer de roche en
buée (« la montagne, / la terre bue par le jour »944). Dès son
apparition, le verbe passer a vu son sens spatial se doubler d’une
valeur temporelle : la fugacité des choses et des êtres interpelle
incessamment et profondément le poète. Le poète marque souvent sa
préférence pour les moments de la journée où le changement est
sensible :

941
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 87.
942
Id., « extinction », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 103.
943
Id., « En pleine terre », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 75.
944
Id., « Du bord de la faux », II, in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 12.

286
 les heures du matin (« Ce matin, / éloigné / et debout »945,
« le jour qui s’ouvre à cette déchirure »946, « le brasier blanc
du matin »947, « je me range / avant de prendre feu / comme le
vent / au début du matin »948),
 ou celles du soir (« Quand la nuit tombe »949, « la nuit
950 951
venue » , « Dans l’obscurité du jour » , « La nuit
apparaît »952, « sur la terre rougeoyante »953, « Je ne me suis
habitué au jour / qu’à la fin du jour »954).

Il privilégie les instants où tout semble précaire et où le


devenir est d'ores et déjà visible :

 « Dans la poussière du glacier, j’aperçois le ciel, / franchi


plus tard, la nuit venue, / sur le sol démonté. Et le jour
955
bêchera notre poitrine. » ,
 « je me suis interrompu, comme le jour, à son /
soulèvement »956,
 « Pour oublier, sur l’emplacement du soleil, déjà, le / jour en
feu / qui revient »957.

Toutes ces nuances sur lesquelles joue le poète s’articulent en


une très cohérente conception du monde et de la poésie; elles ont
en commun d’inscrire le « passage », au propre ou au figuré, dans
une dimension spatiale conforme aux sens qu’en latin classique a
le verbe « pandere » : de même racine sanscrite (*petə-) que
patere qui désigne un état, il signifie « étendre », « déployer »,
« ouvrir en écartant » et même « découvrir », « dévoiler ». C’est

945
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 20.
946
Id., « face de la chaleur », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 89.
947
Id., « la lumière de la lame », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 190.
948
Ibid., p. 191.
949
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 17.
950
Ibid., p. 18.
951
Ibid., p. 26.
952
Ibid., p. 38.
953
Ibid., p. 45.
954
Ibid., p. 92.
955
Ibid., p. 18.
956
André du Bouchet, « l’inhabité », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 132.
957
Ibid., p. 133.

287
ainsi qu’Epicure « a su révéler toute la nature des choses », dit
Lucrèce dans le De Rerum natura. Le lien ainsi établi entre le
« passage » et l’« ouverture », voire la « révélation », se
retrouvera à l’horizon constant de la pensée de du Bouchet :
958
« Voix, encore, qui se font jour par la paume des yeux » . Comme
toute parole authentique, la fin secrète du poème est l’épiphanie
de ce qui se tient en réserve dans le silence et qui est offert en
partage comme le lieu d’une rencontre toujours nouvelle « [l]e
premier mutisme, celui qui précède et déclenche la bouche »959.

II. « Aujourd’hui ma bouche est neuve »960

En son commencement, la parole, dans l’homme, est déjà une


réponse à un signe qui lui a été adressé. Et l’existant ne parle
et ne se fait capable d’interpeller un autre que parce que déjà,
lui-même, a été sollicité par une présence. L’autre est toujours
déjà présent dans la parole qui se dit. Les points de suspension
encadrant un énoncé (le poème « Ici en deux » commence ainsi : « …
que/ tu te déplaces/ alors/ ou non »961), le recours à l’italique
(« eau n’était pas dans la langue »962), les minuscules employées
après un point (« flamme, à nouveau, qui vacille. mais il
faut »963), les parenthèses ouvertes et non refermées (« … suspendu
- nulle part, ou, à moi partout ( là/ même où, plus loin, je
ne l’aurais pas voulu… »964) sont autant de marques illocutoires
indiquant bien que l’écriture dubouchettienne fonctionne comme un
fragment à la fois citationnel d’un énoncé qui lui est antérieur
et adressé à un lecteur. Non première, la parole dubouchettienne

958
André du Bouchet, Peinture, Fata Morgana, 1983, p. 17.
959
Id., Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit
du Temps, 2011, p. 169.
960
Id., « Le moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 76.
961
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 25.
962
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 99.
963
Id., « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.
79.
964
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 61.

288
redistribue ce qu’elle prend. Et l’auditeur/lecteur, qu’Ossip
Mandelstam nomme « l’interprète », doit apprendre à lire sur des
lèvres, dont la voix toujours vive s’excepte :

livre
non
mais les lèvres
sur
lesquelles j’avais
lu965.

Lire exige l’abandon aux allures littéralement imprévisibles des


lèvres et de la voix. Le sens évolue. Il joue, dans la lecture
comme la voix s’exceptant des lèvres de qui parle. Ce que le poète
avait en tête ne prend pas le pas sur l'imprévu de la langue. La
substance perd alors de sa valeur au profit de l'accident. L’échec
peut même repousser les limites de l’œuvre, à l’infini : « Un
échec, qui n’est pas à chercher hors de l’œuvre, en repousse, au
contraire, à partir d’un centre mobile, les limites – à
l’infini »966. La poésie, pour André du Bouchet,

[s]’apprêt[e] sans fin, et vraiment éternellement, à recevoir son


967
sens. Elle n’est jamais assez confirmée. Blanche. En attendant .

La poésie s’amorce en effet au pas du lecteur, qui ne progresse


qu’au rythme de la présence poétique :

ici comme fiché : le piéton… sans


autre époque que celle de son enjambée…968.

L’ « ici » ne s’efface pas, mais le « comme » s’y adjoint comme


rappel de fragilité, de relativité par rapport à la temporalité :
« le piéton… sans autre époque celle de son enjambée… piton…

965
Id., « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.
151.
966
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L’emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 20.
967
Id., « Banalité », Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de 1949-1959,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 137.
968
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.

289
éclat de parole – ou de la terre apparue »969. La page d’André du
Bouchet est une image de l’espace à un instant qui doit toujours
être saisi comme irréel et transitoire : « c’est notre seule
chance de collaborer, de lutter vraiment avec ce qui nous entoure.
Grandir dans l’instant »970, confirme le poète. Le lecteur doit
réaliser que la page est en mouvement et entrer en elle. Non pas
se tenir là et la laisser bouger mais se déplacer à travers elle à
toutes vitesses. Il en est de même dans les traductions conduites
par notre poète. Le « sens » qui ressort d’une traduction est une
monstration épiphanique et en même temps une disparition. On ne
peut offrir le « mot/juste »971. La logique de la traduction est
plutôt juxtapositionnelle, comparative-constrastive et
972
appositionnelle. Elle est « à côté » . Chaque mot conserve sa
densité inaliénable mais il faut apprécier l’énergie du mouvement,
du processus de la traduction, la fraîcheur de cette
« traversée ».

II.A. Une perpétuelle conversation

L’identité sur le plan de la langue, recouvrant la poésie


d’André du Bouchet d’immuabilité, se trouve décousue par une
variation sur le plan du langage. La poésie ne cesse de se faire
et de se défaire : elle est en devenir permanent. L’acte de parole
semble alors convoqué à son mouvement initial de simple
déplacement d’air, de flatus vocis, c’est-à-dire d’air ou de voix
sans signification. Mais cette volonté d’insignifiance demeure une
Voix tendue vers l’Autre. La poésie lance au lecteur un appel
lorsque, par la transgression de son caractère progressif, elle
rejoint certains principes propres à la notation. Elle sollicite
la participation du lecteur à son ouverture pour que « ces
quelques mots liés à un instant d’urgence soient également ouverts
à un futur, un futur où ils seraient solidaires du lecteur à

969
Ibid.
970
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 231.
971
Id., Peinture, Fata Morgana, 1983, p. 107.
972
Ibid., p. 109.

290
venir »973. Le poème est l’invitation à ramener à soi l’espace et à
s’y déplacer : « … ramenant, sans/ destination et sans projet,/
sur un écart, à soi… »974. Seule l’implication effective de l’Autre
peut donner au poème l’élan d’une perpétuelle conversation. André
du Bouchet évoque d’ailleurs, à propos de la poésie, la présence
d’une « forme de communication qui est intarissable »975. Elle
donne en effet l’impression de pouvoir s’écouler continuellement,
comme si elle n’avait ni début ni fin : « (source sans
commencement, parce qu’elle/ est au milieu de la route »976). En
témoigne ces expressions précédées et suivies de points de
suspension : « … les mots en poussière seront rendus à ce qui
scintille… »977. La Voix du poème doit résonner dans notre propre
voix, et son silence. La traversée de l'œuvre est aussi notre
histoire :

[…] l'œuvre non moins que notre lecture


est en cours : cours tenant essentiellement à une exigence...
[…]
la naissance de l'œuvre apparaît indistincte de celle de notre venue,
lecteur, à la lecture - et même, au niveau élémentaire, modeste – du
monde…978.

Le lecteur entre et se marque dans une participation à l’œuvre qui


ne cessera de se réaliser au-devant de lui :

… lecteur lui-même en cours n’est qu’un signet…979.

973
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.
974
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
975
Id., « surpris dans la nuit », France Culture, émission d’Alain Veinstein, 20
novembre 2000.
976
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
977
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 40.
978
Id., « Notes de lecture », André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-15, La Lettre
volée, 2007, p. 118.
979
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.

291
I.A.1. Une Parole cordiale : « Mots/en avant de moi/la blancheur
de l'inconnu/où/je les place/est/amicale »980

II.A.1.a. Le souci d'insignifiance : « écrivant sans finalité, je


ne m'attends pas à être entendu »

André du Bouchet a toujours manifesté son refus de penser


l’écriture comme l’élaboration d’un livre. Il s’en confie
d’ailleurs dans un entretien accordé au Monde :

Je n’écris ni en vue d’une publication ni pour obtenir une « œuvre »


mais d’abord pour essayer de me rejoindre moi-même à un point obscur
que je ne connais pas. C’est pour cela que, si brefs qu’ils soient,
mes textes donnent peut-être l’impression d’avoir été écrits pour
981
quelqu’un qui est en route .

C’est pour cette raison que le poète accepta de publier une partie
de ses carnets, dans lesquels s’inscrivent des « notes prises à la
hâte », témoins d’instants du monde, d’un monde que le poète ne
souhaite nullement reconfigurer :

Chemin faisant, notes prises à la hâte – jamais sur une table,


nullement à l'intention d'un lecteur, pas du tout en vue d'un livre –
comme si tout instant, même voué à demeurer insignifiant, devait se
matérialiser en parole. Amorces de phrases sans destination, ni
destinataire, demeurées, disons, en l'air982.

Dans la poétique dubouchettienne, la langue est rapportée à une


« matière sans destination »983 :

la langue – d’être ce qu’elle est, au contraire


ne doit pas servir, et jamais, sinon à rien, n’aura servi984.

980
Id., « L'intonation », in Laisses, Fata Morgana, 1979, sans indication de pages.
981
Id., entretien avec Monique Pétillon, André du Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-
18, La Lettre volée, 2007, p. 284.
982
Id., page écrite dans une revue israélienne en manière de présentation de
quelques pages de Carnets traduites par Israël Eliraz, André du Bouchet 1,
L’étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 269.
983
Id., l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, pp. 142-143
984
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 74.

292
Cette « matière » doit être réemployée dans le poème et ne
retrouve signification que reforgée à une expérience vitale. Ainsi
André du Bouchet accorde-t-il une importance fondamentale au
moment où le lecteur (qu’il peut lui-même incarner) lève les yeux
de la page pour charger les mots de ses souvenirs ou expériences :
cette interruption (cette blancheur) de lecture rejoint alors
l’origine du poème, qui s’est défait des significations pour
prendre sens. La langue est donc « désintentionnalisée ». André du
Bouchet la libre toujours à l’accident aléatoire, matériel,
graphique, phonétique, … C’est ainsi qu’une rencontre avec le
monde devient possible. À un stade séparé ou erratique de leur
état, le monde et la langue peuvent « se possibiliser ». Le poète
quitte l’intentionnalité objectivante, véhiculée dans les savoirs
et les comportements humains. Et ces retrouvailles avec les
sources de la signification, qui gisent séparés dans le monde et
la langue, sont portées à l’énonciation, « là, aux lèvres »985. Le
poète ne parle pas avant l’advenue qu’il est allé chercher après
l’extinction des signes, à un moment unique de « relation
986
perdue » . Le sens de ce que la Voix porte doit être suspendue à
sa seule réalité, sans destinateur ni destinataire. Dans la
tradition métaphysique, l’écriture a souvent été taxée
d’usurpation parce qu’elle permet l’absence du signataire ainsi
que celle du destinataire. Cette usurpation est une chance
qu’André du Bouchet ne manque pas de saisir, ce qui résonne avec
le beau texte d’Ossip Mandelstam cher au poète, L’Interlocuteur :
l'acte d'écriture poétique revient à jeter un message à la mer –
peu importe qui en est l'émissaire et peu importe qui le lira, son
sens est suspendu à sa seule réalité. Ainsi la poésie
dubouchettienne donne-t-elle l’impression d’être la jubilation
d’une écriture soustraite à la transitivité. En témoigne l’emploi
si singulier et insistant, dans le poème « Axiomes » en
particulier, de la construction intransitive à la place du verbe
transitif qui serait d’usage :

985
Titre d’un poème.
986
André du Bouchet, L’incohérence, Fata Morgana, 1984, p. 12.

293
 « … le pays rapide déloge. »987,
 « […] le champ / stipule / pas plus loin. »988,
 « […] si je rejoins demain. »989,
 « […] tu puises »990.

Même lorsque l’Autre est interpellé directement, demeure cette


impression que « Je » s’adresse à un « Tu » soit distant soit
absent, comme condamné au mutisme. Pour mieux le constater, on
peut procéder au parcours linéaire d’une partie du poème « Dans la
chaleur vacante » afin d’y observer la constitution dans la durée
de la molécule sémique de « Tu » :

 « J’occupe soudain ce vide en avant de toi » (le foyer reste


non manifesté) ;
 « il y a une main / tendue / dans l’air / tu la regardes /
comme si tu la tenais de moi » (le foyer est humain)
 « ta main » (le foyer est à nouveau humain) ;
 « sans que tu t’arrêtes à cette chaleur » (cette fois le foyer
est simplement animé).

Ce poème laisse donc sous-déterminée l’intégration lexicale des


traits de cette molécule sémique. Du côté de la réception, la
désignation textuelle de « Tu » reste alors imprécise. Si André du
Bouchet n’identifie pas précisément le destinataire de sa poésie,
ce dernier n’en est pourtant pas absent. Revenons en effet à
L’Interlocuteur de Mandelstam. Ce texte, nous l’avons rapidement
évoqué, fait la théorie de la relation dialogique, celle du poète
avec son lecteur à venir, qui peut être aussi un poète à venir. À
partir de ce motif de l'adresse du poème à « personne », le poète
Paul Celan durcit les positions d’Ossip Mandelstam : « Je gagnai,
je perdis [...] je jetai / tout dans la main de personne », dit un
poème de Sprachgitter. Dans un essai sur Paul Celan, André du
Bouchet rejoint cette réflexion poétologique :

987
Id., « Axiomes », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.
172.
988
Ibid., p. 160.
989
Ibid., p. 163.
990
Ibid., p. 168.

294
A personne – non, elle ne s'adresse à personne, c'est-à-dire à chacun
en particulier uniquement – et tel qu'en particulier : hors même du
nom qui lui aura été dévolu... A personne – non, et quelle
interpellation pourtant, la réponse attendue se révélant chaque fois –
à la mesure même de son urgence – de notre part inadéquate…991.

Pour le poète allemand, l'acte de confier une bouteille à la mer,


don passant d'une main d'homme à l'autre, comme un mot de passe,
n'est pas un échange de contenus, mais un « Geschick » : un envoi
de destin. Aussi la métaphore « du serrement de mains » vient-elle
remplacer celle du « dialogue ». Nous ne nous étonnerons pas qu’à
la fin de ses lettres (celles adressées en particulier à Paul
Celan), André du Bouchet « serre » quasi systématiquement « la
main » de son lecteur : « Je vous envoie ma pensée amicale, je
vous serre la main »992. Ce serrement de mains leste la parole,
tournée vers l'interlocuteur à venir afin qu’il puisse reprendre
la voix lancée :

Ma tête suit son regard, elle

trouve sa face993.

II.A.1.b. Mots « solidaires du lecteur à venir »994

Dans le Méridien de Celan, dont André du Bouchet propose une


première traduction dans la revue qui vient d’être créée en 1967,
l’Ephémère, le poète allemand déclare : « J’abandonne [le chemin]
qui ne conserve pas mémoire de soi, celui que l’art obsède,
995
l’artiste » . Ce qu’il affirme ainsi, c’est la pertinence du
vécu, de notre traversée sur la terre. « Le poème parle, certes,

991
André du BOUCHET, « Sur Paul Celan », André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-15,
La Lettre volée, 2007, p. 111.
992
Id., lettre à Paul Celan, datée du 14 mars 1966, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 7.
993
Id., « Un jour de plus augmenté d'un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 15.
994
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.
995
Paul Celan, Le Méridien, Montpellier, Fata Morgana, 1995, p. 11.

295
toujours, de la circonstance unique qui, proprement le
996
concerne » . Mais ce mouvement vers le circonstanciel, loin de
s’apparenter au narcissisme, s’accompagne toujours d’un mouvement
poétique vers « un autre ». Loin de se replier sur les prestiges
d’une pure textualité sans gravité auctorielle, « parler dans
l’angle de l’inclinaison de son existence »997, c’est aller au-
devant de l’autre dans l’espoir d’une rencontre. André du Bouchet
en témoigne dans sa propre création :

Ce qu’on écrit pour soi atteint un soi qui est un autre. Alors il y a
quelque chose d’extraordinaire qui peut se passer, qui est hors, bien
sûr, de la forme de la pseudo-communication journalière qui est à
l’œuvre quand on se précipite, et moi-même du reste, sur un journal,
qui est oublié le lendemain, et qu’on ne relit jamais. Il y a, dans la
poésie, une forme de communication qui est intarissable, qu’on peut
relire indéfiniment, et les quelques-uns qui le font sont porteurs de
multitude. Ce n’est pas dénombrable998.

La parole poétique d’André du Bouchet n’est pas dénuée d’une


adresse positive, le poète anticipant bien un lecteur potentiel.
Comme en témoigne Michel Collot, lecteur attentif de la poésie
dubouchettienne, ayant entendu son appel et y répondant :

Au fil des pages, cette voix étrange était relayée par une voix plus
proche de celle qu’une écoute fidèle avait rendue pour moi inséparable
de la parole poétique d’André du Bouchet. Mais, de place en place, et
comme par éclats, resurgissait l’autre voix, qui n’est ni tout à fait
la même, ni tout à fait une autre. Et depuis, chaque fois que j’ai
repris ce livre, j’ai entendu l’appel de cette voix inouïe. C’est pour
répondre à cet appel que je parle aujourd’hui, ou, plus simplement,
pour m’en faire l’écho. En redisant quelques-uns de ces éclats de voix
qui m’étonnent encore, en leur prêtant ma voix, j’espère parvenir à
entendre un peu mieux ce qui se dit en eux999.

Cet appel au partage de la voix peut se lire plus concrètement


dans l’écriture dubouchettienne par l’emploi remarquable des

996
Ibid., p. 14.
997
Ibid., p. 15.
998
André du Bouchet, répondant aux questions d’Alain Veinstein pour l’émission
Surpris par la nuit, diffusée le 20 novembre 2000, sur France Culture.
999
Michel Collot, « Rapides ou la rapacité de la fraîcheur », in Autour d’André du
Bouchet, Actes du colloque des 8, 9 et 10 décembre 1983, Presses de l’ENS, Paris,
1986, p. 147.

296
démonstratifs. Nous avons déjà remarqué dans une précédente partie
que ces derniers, en impliquant un retour au contexte situationnel
ou textuel de leur énonciation, permettent au locuteur d’établir
indirectement un espace conjoint à son lecteur et lui. Mais
l’expression « ce balbutiement blanc » qui introduit la troisième
section du poème « Rudiments » et qui ne renvoie à aucun contexte
situationnel ou textuel immédiat, pousse plus loin cette
communauté. Le locuteur pose que le monde est présent au lecteur
et à lui-même et que le champ intra-linguistique ne peut pas en
rendre compte. Il suppose ainsi les deux univers extra-
linguistiques (celui de l’émetteur et celui du récepteur)
absolument identiques. Ce principe de connivence peut d’ailleurs
expliquer l’obscurité parfois ressentie à la lecture des poèmes
dubouchettiens :

Cela, extérieur à la parole, est au


1000
centre… .

Le phénomène est encore plus marqué dans une expression comme

ciel, c’est1001.

Le « ce » dans la tournure présentative, est souvent considéré


comme une simple ligature, une forme vide, un démonstratif élidé
et sans substance. Pourtant, « ce » demeure un référent, même s’il
est indéterminé. R.-L. Wagner l’a comparé à « il y a ». Ce dernier
pose une présence absolument nouvelle alors que « c’est » oblige à

une interrogation portant soit sur l’identité de la personne ou de la


chose présentes, soit sur celle d’un de leurs caractères typiques1002.

Dans notre exemple précédent, « c’est » n’intervient qu’après que


le « ciel » ait été perçu ou reconnu présent. Il permet donc
d’identifier un élément de la situation mais manifeste bien qu’une
reconnaissance préalable doit être réalisée par le locuteur et le

1000
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 57.
1001
Ibid., p. 95.
1002
R.-L. Wagner, “A propos de c’est”, in Mélanges Grévisse, Duculot, Louvain, 1966,
337.

297
lecteur, devenu interlocuteur. Un accord doit être conclu entre
les deux parties, comme le prouve l’exemple suivant:

L A N U I T, c’est …1003.

Le poète et son lecteur doivent appartenir à une même temporalité,


soulignée par le « c’est », et connaître conjointement la nuit
pour s’entendre. Non seulement le lecteur est « inclus »1004 dans la
parole poétique, mais il est également sollicité. Il a un travail
à faire et doit conduire son propre cheminement dans une œuvre qui
ouvre les possibles :

Le livre n'est pas paginé. Un texte mène à un autre, une page se lit
en regard de l'autre, et pourtant on pourrait commencer le livre par
le milieu ou le lire à rebours dans tous les sens1005.

C’est une des raisons pour lesquelles le mode métaphorique


rencontré dans l’œuvre est principalement celui de la métaphore in
absentia, ou encore in distantia. Le comparé n’est pas donné mais
doit être cherché. Dans l’expression « ce balbutiement blanc »,
l’incompatibilité sémantique entre le substantif et l’adjectif
qualificatif indique qu’il y a figure mais le comparé n’est pas
fourni par le contexte. Le déictique pointe un référent, mais il
est simplement supposé. C’est au lecteur de le poser. Aussi
introduire par « comme » un comparant, sans jamais livré son
comparé, est-il une autre manière de laisser l’expression au
lecteur et de ne pas la figer en définitions stables. Cette
ouverture se retrouve constamment dans l’indécidabilité métrique
des lignes dubouchettiennes. A l’expression «ce frère du/ciel/
sous le plateau»1006 (qui qualifie, par apposition, une « table »)
correspondent quatre lectures rythmiques possibles :

1003
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 42.
1004
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
1005
Id., parlant de L’incohérence dans un entretien avec Monique Pétillon, Le Monde,
4 mai 1979.
1006
Id., « Rapides », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 94.

298
1ère lecture : ce frère du ciel / sous le plateau
4 4
ème
2 lecture : ce frère / du ciel sous le plateau
2 6
3ème lecture : ce frère du ciel sous le plateau
8
ème
4 lecture : ce frère / du ciel / sous le plateau
2 2 4

Dans le premier agencement, «sous le plateau» se lit comme


circonstant de tout le groupe précédent (il y aurait donc liaison
nécessaire entre « frère » et « ciel »). Dans la deuxième
répartition, le circonstant ne détermine que le « ciel» (la
liaison essentielle serait celle du « ciel » et du « plateau »).
Les marquages de la troisième organisation rythmique (le tout est
considéré comme un seul mot phonologique) et de la quatrième (qui
en compte trois) laissent l'ambiguïté quant à ce que détermine le
circonstant «sous le plateau». En outre, s'il n'y a qu'un groupe
rythmique, on a un effet d'accélération, de précipitation vers la
suite, alors que la triple accentuation produit l'effet inverse.
L’indécidabilité est nette et c’est au lecteur/auditeur
d’effectuer librement des coupes à l’intérieur des blocs de sons
qui lui sont proposés. Le poème dubouchettien apparaît alors comme
un existant recréé entièrement à chaque effort compositionnel qui
élabore sa propre essence, ainsi d’ailleurs que ses propres lois.

299
II.A.2. « [C]et à venir, de nouveau »1007

II.A.2.a. L'intarissable ou le refus d'un processus final

Dans son essai sur Victor Hugo, intitulé « L’Infini et


l’inachevé » et paru dans Critique, André du Bouchet pense la
fragilité de la pertinence de toute idée de finition suffisante :
« ses textes avancent par secousses, vont de l’avant en
franchissant des séries de coupures auxquelles rien ne prépare,
des dénivellations brusques, des désastres inattendus déjà
consommés, des failles qui sont comme les marges mêmes de ce
mouvement d’expansion, de cette diffusion vague, qui, en effet,
pourrait être interminable, à laquelle Hugo commence toujours par
s’abandonner »1008. L’ineffable se transcrit que pour mieux rebondir
vers d’autres transcriptions. André du Bouchet parle également de
« bégaiement immanent » qui est impuissant à accéder
définitivement à l’infini car « le propre de l’essentiel est de ne
pouvoir s’exprimer ». C’est donc la vacance qui permet à l’infini
d’être palpable. L’esthétique du déplacement et de la dés-
articulation du tout permet de dire le « vrai lieu », de mieux
l’articuler autrement que dans une totalité perfectible. Les
points de suspension qui ouvrent et ferment chaque chant de Dieu
(supprimés par certains éditeurs de Hugo), c’est le non-dit, le
partiellement-dit. « Rien mieux que poésie en pleine activité, ce
brouillon effervescent, toujours en train de se faire et de se
défaire sous nos yeux, ne donne le sens de ce que l’on peut saisir
et de ce que l’on doit perdre »1009. André du Bouchet est encore
sensible à la manière dont, chez Hugo, « la parole et la vue sont
à tout moment en cours d’apprentissage »1010. Ce rejet hugolien du
processus final, André du Bouchet le retrouve chez d’autres
penseurs. Dans un article intitulé « Péguy partiel », André du
Bouchet note ainsi : « il ne revient à aucun éditeur de trancher

1007
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 73.
1008
Id., « L’Infini et l’inachevé », in Critique n°54, p. 187.
1009
Ibid.
1010
Ibid.

300
les contradictions de Péguy. Ce qu’il cherche à dire est
indissociable de la façon dont il le dit, et toute œuvre lui
semblait, comme à Valéry, essentiellement un « travail en cours »
- début et fin étant arbitraires »1011. Ses Notes de lecture à
propos de l’œuvre de Senancour sont également allusives à cette
logique du non-définitif, qui doit être celle du poème :

Troisième édition des Rêveries sur la nature primitive de l’homme.


Œuvre en cours. les éditeurs ont préféré rééditer l’état « pur de
tout alliage ». travail infini de Sénancour. qui reprend, remanie,
les incorporant au nouveau volume, des fragments d’Oberman… œuvre en
cours infinie dont l’état définitif ne peut exister… Remaniement
particulièrement pur : S. Renonçant, croit-il, à toute réédition
d’Oberman… (inédit depuis 1809) tentative perpétuelle de refonte de
tous écrits en un livre unique confondu avec le monde… dans
l’épaisseur du monde1012.

Dans un autre article consacré à Ponge dans les Cahiers de l’Herne


(1986), intitulé « À côté de quelques mots relevés chez Francis
Ponge », l’expérience de l’inachèvement est conçue comme inhérente
au fait d’ « y être » (il cite Rimbaud : « ce n’est rien : j’y
suis, j’y suis toujours »), d’être plongé dans la nécessité de
recommencer sans cesse à zéro : « point de départ comme appui à
retrouver », « aussitôt pris, … demeure à prendre »1013, « écrire
pour retrouver ce point. butoir. appui »1014. Dans un autre
article, cette fois consacré au Verre d’eau de Ponge et paru dans
Critique en 1951, André du Bouchet note que la poésie n’est pas
assimilable à une opération définitionnelle mais qu’elle est le
site d’une rationalité mouvante : « Il s’agit… de l’homme
enchevêtré vif au monde, à la fois défini et détruit par cet
enchevêtrement, soucieux de débrouiller la qualité qui
l’embarrasse, d’éclaircir ce qui le distingue, s’efforçant, pour
sa santé, par une sorte d’échange, à l’aide du verre qui lui doit
le constat de sa clarté, de se tirer lui-même au clair. Reflets

1011
André du Bouchet, « Péguy partiel », in André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15,
LA Lettre volée, 2007, p. 69.
1012
Id., « Notes de lecture », in André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La Lettre
volée, 2007, p. 115.
1013
Id., « À côté de quelques mots relevés chez Francis Ponge », in Cahiers de
l’Herne, 1986, pp. 61-62.
1014
Ibid., p. 66.

301
sur reflets. ». Dans son célèbre essai poétique sur Giacometti,
« Plus loin que le regard une figure », André du Bouchet évoque
cette « ellipse de l’être inachevé en cours qui se découvre à
nous, comme sans conclure il fera retour, en suspens sur une
origine »1015. « [I]nachevé », « en cours », « sans conclure »,
« suspens » : voici le lexique attribué à celui qui dessine, peint
ou sculpte dans l’espace jamais clos du sens et des
significations. L’œuvre dubouchettienne manifeste la mouvance d’un
ontos ouvert, sans commencement et sans fin, à jamais pris dans
l’inchoativité d’un être non situable. Deux expressions (« Œuvre -
non » et « Tout est à réaliser où ‘nous’ sommes
(scinder) »1016) insistent sur le caractère non-fini et œuvrant du
geste de Giacometti. L’art centrifuge de ce dernier va vers
l’autre et opère naturellement une scission de ce qu’il constitue.
Ce qu’André du Bouchet exprime à sa manière :

...peut-être – pour en venir à l'œuvre qui un moment nous appelle ici,


avant de nous renvoyer chacun à l'écart – à cette œuvre qui ne cesse
pas1017.

Toutes ces remarquables analyses sur Hugo, Péguy, Senancour, Ponge


et Giacometti pourraient être appliquées à la poétique même
d’André du Bouchet, qui a toujours pensé la poésie comme un site
de rationalité mouvante et son œuvre « en cours » :

[…] je reviens sur mes textes […] il y a quelque chose qui ne se


confond pas entièrement avec son expression, quelque chose que le
travail de la langue essaie de serrer, de cerner, mais sur laquelle on
peut toujours revenir pour la préciser. Il y a un sens qui échappe
plus ou moins, que l’on poursuit toujours et que l’on peut toujours
repréciser.

[…] Si je traduis mon rapport à quelque chose, je traduis la chose,


mais également ce qui m’en sépare. Or, ce qui m’en sépare est un

1015
André du Bouchet, « Plus loin que le regard une figure », in Qui n’est pas
tourné vers nous, Mercure de France, 1972, p. 76.
1016
Ibid., p. 77.
1017
André du BOUCHET, « Sur Paul Celan », in André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-
15, La Lettre volée, 2007, p. 112.

302
espace modifiable. C’est pourquoi on peut faire retour sur soi, retour
sur ce qu’on a écrit et le corriger. Il n’y a pas d’état définitif1018.

Le terme « infini » prend alors dans la poétique dubouchettienne


une valeur positive, comme le souligne Michel Collot : « cela ne
signifie pas que le but est inaccessible, mais que le but du
mouvement est de se prolonger indéfiniment, si bien qu’il ne cesse
d’accéder à ce but sans connaître jamais de terme ni de butée »1019.
L’inachèvement est toujours palpable, dans le recueil Ici en
deux en particulier. Nombreuses sont les paroles dont le
commencement a été perdu dans le blanc ou la page, sans majuscules
et précédées de points de suspension :

 « … le volet brûlant / éclaire »1020,


 « … jamais fendues les eaux »1021,
 « … porte disparue avec soi »1022,
 « … interstice – le jour, qu’a-t-il retiré pour se faire
jour »1023,
 « … descendue / la corde / parvient à sa hauteur »1024.

Des propositions subordonnées interviennent sans principales :


« …s’il / faut / tant qu’il le faut / respirer »1025 ou « que tu te
retires, / moi-même / deux aussitôt »1026. Fréquentes sont les
propositions nominales, les participiales et les infinitives qui
participent toutes à ce « suspens » temporel. Enfin, là où l’on
attendrait un complément d’objet, la transitivité fait défaut :
cela crée une suspension de sens que le fragment suivant ne résout
pas toujours ou avec retard : « aucune parole – si elle porte,
qu’en retour cela, en la / touchant, n’éclaire… »1027. Dans ce refus
de la fatale clausule, André du Bouchet favorise les relectures

1018
Id., entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-18,
La Lettre volée, 2007, pp. 278-279.
1019
Michel Collot, « D’un carnet de 1956 », in Autour d’André du Bouchet, Actes du
colloque des 8, 9 et 10 décembre 1983, Presses de l’ENS, 1986, p. 191.
1020
André du Bouchet, Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 50.
1021
Ibid., p. 36.
1022
Ibid., p. 35.
1023
Ibid., p. 30.
1024
Ibid., p. 31.
1025
Ibid., p. 28.
1026
Ibid., p. 83.
1027
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 57.

303
d’un même fragment, plaçant ainsi l’expression poétique dans
« l'indémêlable navette de passé à futur et de futur à passé »1028
(le qualificatif « indémêlable » montre bien cette entité
« temps », cette communication des temps à travers la durée),
comme en témoigne cet extrait de « Fraîchir » :

solidité sans finir,


deux fois j’ai démêlé. puis, cela est redevenu
inintelligible : la montagne. deux fois.
l’épaisseur inintelligible1029.

La relation transitive de « cela » avec le verbe « démêler » est


retardée, et le déicitique d’abord sans référent est finalement
investi sémantiquement, à la fois par l’attribut
« inintelligible » mais aussi par son antécédent « montagne » qui
est placé après lui. Ensuite, une nouvelle couche de sens s’y
dépose : « l’épaisseur inintelligible », qui transforme à rebours
toute la lecture du fragment, depuis « la solidité sans finir »
qu’on relit comme cela qu’il fallait démêler. Les ellipses
suspendent le sens, qui se donne petit à petit, par retours,
reprises transformées (anaphore, itérations sémantiques et
lexicales). Elles modifient également, par rétention et mémoire,
le sens lu précédemment. La lecture ne cesse de s’organiser.
Devant la poésie dubouchettienne, nous sommes en face d'une
parole toujours en phase de constitution. L'immobilité est
toujours de courte durée :

Le sommeil, comme je m'endors accoudé, ne m'a pas

retenu1030.

1028
Ibid., p. 78.
1029
André du Bouchet, « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 77.
1030
Id., « un jour de plus augmenté d'un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 12.

304
II.A.2.b. « [L]'appui est en avant »1031 : une finitude réitérée et
un inchoatif toujours tributaire de l'itératif

Dans « Interstice élargi jusqu’au dehors toujours


l’interstice », André du Bouchet insiste dans sa critique
reverdienne sur la notion d’errance. La poésie est inachèvement
(« Je réamorce le tour de parole qui n’est pas à compléter »1032) et
non-aboutissement, mais elle est aussi errance, « marche sans
direction »1033 (titre cité d’un poème de Reverdy qui correspond à
la conception dubouchettienne de mouvement-marche-orientation-sens
« éclairé, d’évidence, par l’absence de direction »1034). Le
changement de direction est possible à tout moment, suspendu à un
pas. L’errance est ainsi conçue comme une sorte de lucidité
négative et devient un espace de possibilisation : non pas
l’espace du possible, mais l’espace, où, toute réalité de monde
désamorcée, des mutations et des changements d’échelle peuvent
engendrer à nouveau du possible, sans que pour autant rien ne soit
sûr. Cette nécessité de poursuivre, d’ « aller de l’avant » est
syntaxiquement manifeste dans

 les ruptures abruptes :


par une eau
qui sépare de la soif.1035 ;

 les structures protentionnelles (qui s’apparentent à des


structures suspensives, à l’intérieur de longues phrases) :

… cécité se fait jour - sur un o u i ( sans


interrogation… " sans point d’interrogation etc."… ) si
la tête levée ne marque pas que réponse est attendue,
1036
réponse aveuglément est donnée ;

1031
Id, Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 15.
1032
Id., « Interstice élargi jusqu’au dehors toujours l’interstice », in Matière de
l’interlocuteur, Fata Morgana, 1992, p. 17.
1033
Ibid., p. 18.
1034
Ibid.
1035
André du Bouchet, « Le surcroît », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie »,
1998, p. 127.
1036
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 51.

305
 ou encore l’inégalité entre protase et apodose (convertissant
la chute d’une longue phrase en un élan vers autre chose) :

Dehors,
à ce qui demeure, et que récolte, comme tu fais demi-
tour, une face, encore1037.

L’œuvre est ainsi une sorte d’inversion de l’orientation


temporelle du langage. Alors que le langage de signification est
une orientation dans le sens du passé, le langage poétique d’André
du Bouchet serait plutôt une orientation dans le sens de l’a-
venir. Ceci implique que la dimension musicale et sonore du signe
ne constitue pas simplement la face irrationnelle par rapport à la
rationalité du sens, mais plutôt le lieu originel d’un sens qui
est en train de naître et qui s’apparente, comme l’acte libre de
Bergson, à un mouvement en train de se faire. La création
poétique, dit Valéry dans une formule saisissante, « c’est la
1038
création de l’attente » . Expression que l’on peut entendre de
deux manières : la création poétique est toujours le fruit d’une
attente ; aussi, la parole poétique est, dans son être même,
affectée du non-être de l’attente. Comme le son est le résonateur
d’une absence, la parole poétique fait résonner dans ce qui
existe, dans ce qui est réel, une virtualité imperceptible qui
voudrait arriver à la perfection de l’être. Le réel poétique est
ce que nous ignorons encore, l'en-avant, l'inconnu. Ce n'est plus
le passé réconfortant, le prétendu connu. Ainsi ce qui se forme
(« la figure ») se déformera à nouveau (« poussière ») :

Dehors, la figure surgie sera, dans l'air poussiéreux,


comme distincte, à nouveau, particule... poussière…1039.

1037
Id., « l’inhabité », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 139.
1038
Valéry, Cahiers II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, p. 121.
1039
André du BOUCHET, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 39.

306
Les recueils dubouchettiens forment ainsi un système
compositionnel dans lequel le procédé mnémonique ne constitue pas
une composante indispensable à la saisie de l’œuvre :

( chose, pour la première fois, toujours, quand même


elle serait réitérée…1040.

Comme la lecture actualise un rythme et une signification tous


deux présents de manière latente, la mémoire n’a qu’un rapport
actuel avec les souvenirs. C’est au présent qu’elle établit une
relation avec le passé. C’est au présent que le révolu apparaît
comme révolu. En donnant ce titre à un de ces poèmes, le poète ne
cherche pas à retrouver un passé enfui, mais à en révéler la
présence. « Révolu » ne signifie plus « figé dans le passé », mais
devient le nom d’une relation avec le temps indifférente à son
écoulement, de la vivacité : « cet espace n’est que souvenir ̶
/souvenir de l’espace qui est en avant »1041. Merleau-Ponty le
signifie très justement dans Le Visible et l’Invisible : « ce qui
est donné, ce n’est pas la chose nue, le passé même tel qu’il fut
en son temps, mais la chose prête à être vue, prégnante par
principe aussi bien qu’en fait, de toutes les visions qu’on peut
en prendre, le passé tel qu’il fut un jour, plus une inexplicable
altération, une étrange distance – relié, par principe aussi bien
qu’en fait, à une remémoration qui la franchit mais ne l’annule
pas »1042, comme l'oubli est la condition du renouveau et du futur.
La disparition est alors souvent le signe de nouveau départ ou de
renaissance : « disparaître c'est de nouveau »1043. Ainsi pouvons-
nous peut-être comprendre le mode si étonnamment suspensif de la
syntaxe dubouchettienne :

ce froid n’est pas


1044
nouveau […] .

1040
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
1041
Id., Peinture, Fata Morgana, 1983, p. 107.
1042
Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, collection « Tel », p. 161.
1043
André du BOUCHET, Peinture, Fata Morgana, 1983, sans indication de pages.
1044
Id., « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.
83.

307
Cette proposition poétique participe ainsi des deux directions
d’une seule tension : coupure du mouvement (par retour à la ligne)
et projection vers la suite. André du Bouchet constate cette même
concomitance de la disparition et de la communication dans la
poétique de Scève, qui nomme « lumière ronde » ce « regard final »
synonyme de « préambule » : « le mouvement qui entraîne la
disparition de l’objet est également celui par lequel il nous est
communiqué. Cette démarche cyclique qui préside à la formation de
l’image trouve son écho dans la notion d’une « lumière ronde », où
le regard ne remarque pas de terme final qui ne soit en même temps
préambule. « Le soir d’ici est aube à l’antipode. » »1045. Le
commencement est à la fin et la fin est ouverture vers l’avenir,
peut-être même la condition d’un revenir différent. Ainsi
l’inchoatif semble tributaire de l’itératif ; la banalité ou le
« déjà-vu » devient l’inconnu poétique, comme dans la poétique de
Pierre Reverdy si intelligemment comprise par André du Bouchet :

Certains, parmi les plus sensibles à la démarche de cette poésie, ont


volontiers parlé de son « caractère monocorde, inchangé » […] Il
semble battre la semelle depuis trente-cinq ans et pourtant, sous
cette apparence d’immobilité, quels espaces immenses n’a-t-il
parcourus, à vous donner le vertige, à tout faire chavirer. […] On
parlait vaguement, pour justifier la désaffection, de la
« persistance de cette poésie inchangée » (Aragon) alors que c’était
bien au contraire la seule qui se renouvelât sans relâche sous le coup
d’une nécessité impitoyable : chaque poème se résorbant dans le vide,
celui qui suivait était privé de tout point d’appui dans le passé.
Reverdy écrivait chaque fois comme qu’il n’avait jamais écrit de sa
vie ; et la seule norme qu’il ait réussi à établir découlait de la
persistance de son renouvellement poétique, de cet état de flux, qu’il
maintenait contre tout espoir1046.

Ce qui s’investit dans la langue n’est pas saisissable de façon


arrêtée. Comme les processus sont continus, ils sont repérables au
prix d’une attention qui ne peut être que flottante. Aussi ce
rapport « en cours » est le monde lui-même en tant que nous y
sommes soudés. Le monde n’est donc pas lisible dans la clarté du

1045
Id., Candidature 5 mars 1956, Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de
1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 285.
1046
Id., « Pierre Reverdy, Le Chant des morts », in Aveuglante ou banale, essais sur
la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, pp. 30-31.

308
concept mais dans une position de « non-savoir », selon une
1047
formule du poète .

II.B. « ... et parlant, comme on tombe, confondu à ses mains »1048

La Voix est heureuse mais effectivement in-assurée. Et c'est


cette hésitation, pouvant nous faire chuter au sol, qui nous fait
reprendre pied ou poids. Nous pensons bien évidemment au célèbre
poème de Reverdy, intitulé « La Saveur du réel », issu de ses
Poèmes en prose :

Il marchait sur un pied sans savoir où il poserait l’autre. Au


tournant de la rue le vent balayait la poussière et sa bouche avide
engouffrait tout l’espace.

Il se mit à courir espérant s’envoler d’un moment à l’autre, mais au


bord du ruisseau les pavés étaient humides et ses bras battant l’air
n’ont pu le retenir. Dans sa chute il comprit qu’il était plus lourd
que son rêve et il aima, depuis, le poids qui l’avait fait tomber.

Ce que la parole, échappée des lèvres (« bouche avide »), souhaite


recouvrir (« engouffrait tout l’espace »), lui échappe (« ses bras
battant l’air n’ont pu le retenir ») et c’est ce dérobement (au
sens étymologique : perte subite du contrôle volontaire du genou
ou de la cheville) qui le fait exister. Dans ses ébauches autour
de Baudelaire, la chute est déjà considérée comme une véritable
ascension : « [l]a mort exprimée, l’expression de la mort donne
infailliblement l’existence – de même que la chute exprimée donne
l’essor, la description de la chute de la pierre donne l’essor
(dans la mesure où nous substituons notre maîtrise à sa
caducité »1049. La « chute » découvre, comme l’absence éclaire (« la
place quittée éclaire ») ou l’abandon d’une partie de soi fait

1047
Id., répondant aux questions d’Alain Veinstein pour l’émission Surpris par la
nuit, diffusée le 20 novembre 2000, sur France Culture
1048
Id., « L'intonation », in Laisses, Fata Morgana, 1979, sans indication de pages.
1049
Id., « Théâtre de la répétition », in Aveuglante ou banale, essais sur la poésie
de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 264.

309
vivre (« perte de soi désaltère »1050). Un texte sur Alberto
Giacometti, « Plus loin que le regard une figure », propose cette
expression : « lacune (de quelques côté que nous tournions)…
1051
illumine » . L’absence va donc dans le sens d’une présence,
constitue une ouverture qui émet lumière et sens (non dicible).
« Lacune – oh merveille ! dans l’opacité du volume de toute
figure, comme un ciel qui se découvre », s’exclame le poète avec
le peintre. Le lacunaire ou le vide devient le signe d’un ouvert
au-delà de tout sens réglé, nous libérant de l’idée d’une mimésis
initiatique. La fille d’André du Bouchet témoigne de cette
attention au « défaut », dans l’instant duquel la voix se fait
réellement entendre :

Utiliser sa connaissance pour « entendre au-delà », c’est ce que fait


la sibylle Cassandre, c’est ce qui doit être fait lorsqu’on cherche à
entendre au-delà de la langue – la poésie, la traduction. C’est ainsi
que mon père entendait la musique : au-delà de la langue. Dans ce
« défaut » de langue était précisément son écoute de la musique –
comme peut-être ce trébuchement où advient la poésie1052.

II.B.1. « [L]e défaut éclaire »1053

II.B.1.a. Le contre-sens, une autre possibilité de sens : « [s]i


je ne suis pas en défaut, solidité je ne suis pas »1054

Comme le poète, le traducteur est pris dans un devenir, ce que


signale le poète lui-même :

[…] ce avec quoi on entre en contact dans la langue étrangère n'est


pas immédiatement assimilable à ce qu'on a déjà connu : il y a un choc
de surprise. Ainsi une traduction n'est pas une adaptation, il ne

1050
Id., Axiales, Mercure de France, 1992, sans indication de pages.
1051
Id., « Plus loin que le regard une figure », in Qui n’est pas tourné vers nous,
Mercure de France, 1972, p. 30.
1052
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père», op.cit., p. 417.
1053
André du BOUCHET, Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 56.
1054
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Mercure de France, 1986, sans
indication de pages.

310
s'agit pas de ramener ce qu'on découvre à ce qu'on connaît déjà, mais
c'est exposer ce qu'on connaît à l'épreuve de l'inconnu1055.

C'est dire que la rencontre du texte est avant tout une expérience
(« un choc de surprise ») et que la traduction est la gestion de
cette expérience. En s'autorisant des « contre-sens », André du
Bouchet indique clairement qu'il rend à l'expérience la primauté
dans l'acte de traduction. Dans son discours prononcé à l'occasion
du bicentenaire de la naissance du grand poète allemand, «
Hölderlin aujourd'hui », André du Bouchet avoue mal connaître
l'allemand. Quand on connait la difficulté et la complexité de la
langue de Hölderlin, il est troublant d'entendre son traducteur
avouer qu'il ne le maîtrise pas. Qu'est-ce alors que traduire sans
maîtriser la langue, sans identifier les idiomes, sans que le sens
puisse réellement se décrypter ? André du Bouchet nous signale que
c'est justement cette partielle inaccessibilité du sens qui donne
la possibilité au traducteur-poète de réellement percevoir la
langue. André du Bouchet affirme que ses traductions, «au prix de
contresens nombreux », lui permettent de vivre les poèmes de
Hölderlin, comme « indépendants, parfois, de la langue dans
1056
lesquels ils sont inscrits » . Déjà, pour rebondir au mot de
Proust disant que les livres vivants semblent toujours écrits dans
une langue étrangère (« les beaux livres sont écrits dans une
sorte de langue étrangère »1057), André du Bouchet avait écrit :
« sous chaque mot, chacun de nous met son sens, qui est souvent un
contresens. Mais dans un beau livre, tous les contresens sont
beaux »1058. C’est la priorité qu’André du Bouchet donne à la
sensation sur la signification qui induit nécessairement des
« contresens », et le poète l'assume tout à fait. Ainsi « Stimmen
ins Grün », naturellement traduit par Martine Broda « Voix, dans
le vert » devient chez André du Bouchet « Voix, de par le vert ».
Et les exemples pourraient être multipliés. Dans son article
intitulé « Le corps du traduire », Victor Martinez révèle un fait
notable. Après avoir rappelé que « Stimmen von Nesselweg her » est

1055
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.
1056
Ibid.
1057
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1971, p. 299
1058
André du Bouchet, Le Monde, juin 1983.

311
traduit par André du Bouchet par « Voix des orties en chemin » (
la logique aurait préféré « Voix venues du chemin d'orties »), il
note que cette traduction est un « contresens volontaire, accordé
par Paul Celan lui-même (pratiquement co-traducteur des poèmes de
ce recueil) »1059. Paul Celan accorde donc précisément un «
contresens », et non simplement un écart de langage. Cette
pratique est tout à fait cohérente : il existe un espace « à côté
du sens » qui résonne avec le poème, comme si André du Bouchet
entrait en une « résonance fraternelle » avec Celan, au-delà de la
signification. L'accord de Paul Celan signale explicitement le
rejet d'une cohérence classiquement signifiante au profit d'un
dialogue de pure voix, de Stimmung. La compréhension ne constitue
plus un principe d'équivalence entre émission et réception de
messages mais elle devient une affaire d'accueil. Ce qui compte
dans la parole de l'autre, ce n'est plus ce qu'elle dit et que je
peux comprendre, c'est son existence, sa « forme de vie »,
indépendante de mon regard, c'est les connexions qu'elle propose,
les horizons qu'elle permet : « cette poésie sans cesse
interrompue, disjointe, pleine de cassures, paraît plus fertile et
plus riche de sens que la littérature où, la réalité se
transvasant sans heurt et sans solution de continuité dans
l’expression, les mots flambent impeccablement dans le vide »1060,
écrit André du Bouchet à propos des œuvres de Victor Hugo. C'est
une parole « libre » aussi parce qu'elle ne m'impose rien. Le
poète a toujours insisté sur la non-maîtrise de ce qui nous
advient dans la sur-prise, sur l’événement que constitue le
poème :

[…] la poésie nous donne tout à coup accès au monde sur lequel nous
n’avons pas de prise, − dont nous ne prenons quotidiennement
connaissance que par une prise de quelque sorte, − et cela, d’autant
plus clairement qu’elle ne nous y a pas préparés. D’ailleurs il n’y a
pas de préparation. C’est toute l’immensité réelle du jour et de la
nuit parfaitement lisse qui s’ouvre et se dérobe, qui nous est donnée
comme une sorte d’avant-goût véhément de notre disparition, un coup de
vent inattendu1061.

1059
Victor Martinez, « Le corps du traduire », in André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 20.
1060
André du Bouchet, carnet inédit, Bibliothèque Jacques Doucet.
1061
Id., « Poésie et représentation de la poésie », Aveuglante ou banale, essais sur

312
Lorsqu'on cherche à être fidèle en interprétant un texte, on le
trahit en rabattant sur un texte des significations trop rigides
auxquelles il essaye justement d'échapper : « dans l’instant où je
le tiens et que cela soutient, cela déborde »1062. Lorsqu'on croit
le trahir en le vivant dans une totale liberté, on lui est
finalement fidèle, car on répond à sa propre liberté. Ainsi ce
respect de l'écart irréductible amène le traducteur à des
infidélités, que l’on pourrait aisément qualifier de « productives
». Dans la rencontre du poème à traduire, André du Bouchet perçoit
frontalement l’écart infranchissable qui le sépare de l’autre, de
l’altérité que la langue doublement étrangère déploie. Et c’est
dans cet espace vacant (qu’on ne peut jamais combler) que se joue
la rencontre. La langue de l’autre ne pourra jamais être rejointe
et c’est par cette distance incompressible (« Un pas en défaut/
produit/ l'abrupt »1063) que la rencontre est rendue possible. Re-
créer devient un acte de fidélité. Plutôt qu'à une signification,
les traductions d'André du Bouchet semblent donc fidèles à une «
tonalité », avec tout ce que cela implique d'affects et de
percepts. Le risque de se perdre est d’ailleurs constant :

( d’un mot à l’autre, comme il est chaque


fois possible − avant de parvenir à
l’autre – de se perdre…1064.

Dans une lettre à la traductrice d’Hans Faverey, datée du 17


juillet 1990, il assume totalement ce danger : « traduire restera
toujours de l’ordre d’une décision personnelle - on tranche soi-
même, au hasard de se fourvoyer. ». Il fait même de l’erreur
l’accès à une possible vérité :

C'est ainsi par l'erreur qu'une vérité peut avoir été atteinte, ce qui
apparaît comme erreur est un court-circuit, le chemin inattendu non-
frayé qu'a pris l'exactitude, le chemin le plus court, si court qu'il

la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 298.


1062
Id., carnet inédit, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
1063
Id., « laisses », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 34.
1064
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.

313
n'apparaît du reste plus comme un chemin quelque fois vers une
1065
vérité .

II.B.1.b. Le défaut devient désormais support

Le défaut, au sens d’imperfection, est ce qui découvre l’essence


de l’être, son humanité : « C’est dans le défaut que Baudelaire
trouve sa/ singularité »1066, constate André du Bouchet. Sa fille
témoigne de l’écoute attentive de son père au « dérapage », erreur
constitutive d’une vraie interprétation musicale :

Mon père était aussi sensible au travail de l’interprète qu’à l’œuvre


elle-même. Non à la perfection technique, mais à l’engagement vivant :
la « fausse note » ou le dérapage n’ont pas d’importance au regard de
l’engagement humain, personnel, dans la musique en train de se faire.
[…] Il aimait l’interprétation de Pablo Casals des Suites pour
violoncelle, non en vertu d’une quelconque nostalgie, mais parce que
les Suites semblent, sous ses doigts, déchiffrées sur le vif, exhumées
dans l’instant où il tire l’archet, imparfaites, fragiles, secondées
par une technique d’enregistrement faillible, qui ignore les
subtilités modernes du « montage » lequel permet de gommer après coup
les imperfections. Certaines interprétations récentes dites
« baroques » ont les mêmes qualités, encore une fois non parce
qu’elles « reconstituent » quoique ce soit d’une époque révolue, mais
parce qu’elles s’attachent, c’est leur vocation, au grain du son, à
son âpreté et à sa respiration, parce que ce grain, cette âpreté et
cette respiration mêmes sont étrangers à toute perfection et que là
réside l’humanité de la musique1067.

Dans la poésie dubouchettienne, c’est la métaphore qui, par


l’imperfection expressive qu’elle dessine, dit finalement le
mieux. Elle tombe à côté et modifie le sens premier d’un mot. Le
grec « méta-phéro », qui correspond littéralement au latin
« trans-portare », décrit ce mouvement : l’éloignement du sens
propre d’un mot mais aussi le gain d’une figure mieux appropriée à

1065
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23
décembre 2002.
1066
Id., Carnets 1952-1956, Plon, 1990, p. 55.
1067
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père », op.cit., p. 408.

314
son épanouissement. Prenons l’exemple de l’emploi du mot « ciel »
dans Peinture :

̶ c’est la métaphore ̶
1068
ciel net ̶ ciel monde ̶

On pense que le mot possède une définition stable, celle du


dictionnaire. Le comparé (ou le thème) de cette métaphore est la
« métaphore » elle-même. Le comparant (ou le phore) est « ciel ».
C’est ce dernier terme qui subit un déplacement de sens : sa
signification première s’agrandit pour désigner l’espace de la
métaphore, où deux référents distincts viennent partager un même
signifiant. Ainsi l’emploi figuré est un détour qui dit
l’impossibilité de la désignation propre mais qui
désigne, paradoxalement, le plus directement possible. Les textes
d’André du Bouchet opèrent souvent ce renversement : l’incapacité
de dire suggère, par son échec, la puissance à nommer. Ce
renversement, André du Bouchet le met au jour dans sa lecture de
Baudelaire : « Le sentiment de l’irréparable – échec a-t-on voulu,
de Baudelaire, et jusque dans l’obstacle qui alors pourra le
traverser, se confond avec l’accomplissement même de sa
poésie »1069. L'échec n'est pas oublié et son souvenir a valeur
d'initiation : la fille du poète témoigne de cette conscience :
« s’il écoutait dans le silence, [c’]était […] de façon
intermittente, fragile, dans une éventualité d’échec, d’érosion,
de fatigue. Cet échec pouvait être le sien. Parfois, il disait :
"Il me semble que c’est très beau" et je sentais que tout était
fragile, la musique, l’écoute, cela pouvait tomber comme une
plaque de rouille sous un coup d’ongle »1070. La démarche d’André du
Bouchet est celle d'initiation valorisée par l'échec : « sur une
faille soi-même, s’il se peut, avoir pied »1071. Dans la
poésiedubouchettienne, l’échec de la volonté, de la vision, du
contact, de l’écoute, de l’expression, est précisément ce qui
établit la relation. Et le poète fait de l’échec baudelairien sa

1068
André du Bouchet, carnet inédit, Bibliothèque Jacques Doucet.
1069
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L’emportement du Muet, Mercure de France,
2000 p. 17.
1070
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père », op.cit., p. 415.
1071
André du Bouchet, « Retours sur le vent », in L’emportement du muet, Mercure de
France, 2000, p. 133.

315
véritable force poétique : « [é]chec, le signe même de l’accès, sa
poésie ayant touché au fond essentiel inqualifié »1072. L’orgie
poétique que rêve Baudelaire fait naufrage mais, pour André du
Bouchet, cet événement constitue un désastre étonnamment réussi,
révélateur. Il existe une simultanéité du sentiment de l’échec et
celui d’une victoire grâce à laquelle Baudelaire, comme du Bouchet
le lit, a pu accéder à « ce fond de l’être, ce sol irréductible »
qui est aussi celui de notre propre existence :

D’un échec qu’elle anticipera, l’œuvre de Baudelaire fait son moteur


au point de se présenter alors, sans rien perdre de l’énergie qui
l’anime, comme volonté en défaut, ou expression en défaut de la
volonté […]

Une perte marquera l’acquis – acquis toujours remis en jeu. Le


prodigue ne sera jamais assez prodigue. Et ponctuel, l’irréparable.
[…]
L’échec relance la course […]1073.

Dans ses ébauches autour de Baudelaire, en particulier sur le


Spleen de Paris, André du Bouchet écrivait déjà : « Si [la
répétition] transforme le fer en or idéal […] elle transforme par
contre pour Baudelaire, « le plus triste des alchimistes », l’or
réel de sa poésie en fer, puisqu’il trouve son échec humiliant là
où « un autre s’enorgueillirait ». Il trouve son échec là même où
sa poésie se singularise, triomphe. Là même où la valeur
essentielle à laquelle il tient se définit, s’affirme – affirme
son existence »1074. André du Bouchet le formule à nouveau dans un
article intitulé « le théâtre de la répétition » :

[…] cette défaillance provisoire au cœur d’une volonté, d’un cadre


momentanément vaporisé qui se reforme encore : j’étais mort et
j’attendais encore. Volonté d’adhérer, et constatation de l’écart, au
seuil de l’adhérence. Cette attente où sa poésie se fonde et qui
consomme sa perte – l’insecte dans le mur – fonde pour nous la
présence de Baudelaire. […] Le fait est que cette brusque lacune se

1072
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L’emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 18.
1073
Ibid., pp. 8-12.
1074
André du Bouchet, « Ebauches autour de Baudelaire », Aveuglante ou banale,
essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 280.

316
trouve incluse dans cette mémoire, dans l’appareil de cette volonté :
et c’est ainsi que cette lacune, cette défaillance, peut apparaître
comme le fruit de cette volonté, que la poésie même de Baudelaire peut
se présenter comme le témoin d’une volonté infructueuse. Que la poésie
puisse être précisément liée à l’échec de cette volonté dont elle
témoigne, échec qui est son ciel constamment reformé. Que son poids
spécifique se fait en premier lieu éprouver dans la nature
1075
infructueuse de son effort. Cela est propre à la poésie .

Dans Baudelaire irrémédiable, André du Bouchet rattache la parole


défaillante à l’irrémédiable. Notre poète propose également que
l’abîme de la mort ne soit qu’une scène théâtrale, représentation
qui dit qu’au moment de la mort, le désappointement demeure :
« J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore/M’enveloppait
– Et quoi ! n’est-ce donc que cela ? / La toile était levée et
j’attendais encore ». La déconvenue est devenue la mort en
instance : « la toile était levée et j’attendais encore », comme
si l’instant de la mort ne pouvait avoir lieu. Et le poème refuse
que l’événement de la mort soit la révélation de l’être-là de la
mort, de l’instant authentique, terrible et singulier. Le poème ne
répond nullement à un tel espoir et « dès lors il n’est rien –
rien que cette attente. Mais attendre encore, c’est être vivant :
ce rien engage, même sans espoir, entier ». Une telle poésie
s’engage à n’arriver à terme qu’inquiète et inachevée. Instant
singulier, mais non unique. C’est l’itérabilité du singulier, qui
et le lieu de la coïncidence de l’informe de la mort et de sa
représentation formelle (ce mot « mort ») exprimant l’échec assuré
de la tentative de saisir la mort. Instant singulier qui ne rompt
pas mais perpétue l’inquiétude. Instant qui arrive qu’il soit. À
la même époque que Baudelaire irrémédiable, André du Bouchet
révèle dans le « Rêve d’un curieux » le lieu de l’attente où
cherchent à se confondre l’autre et le même, la mort et
l’imaginaire, le lieu de leur communion :

cette mort est toujours imaginée – et cette imagination est toujours


infaillible puisqu’elle se calque sur ce qui est connu […]

1075
Id., « Théâtre de la répétition », Aveuglante ou banale, essais sur la poésie
de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 293.

317
… cette mort devenue mémoire ne supprime pas la vraie mort, sur
laquelle la poésie n’a pas de prise […]

La mort est ce qu’il ne peut imaginer – mais c’est par cette


impossibilité même d’imaginer – ce vide – que se révèle sa présence1076.

Même imaginée, cette mort n’en demeure pas moins inconcevable ;


point vide ou d’un rien inattendu qui est la coexistence de la
mort et de ce mot « mort ». Le passage à vide est le lieu du
vivant. S’inspirant de « Laquelle est la vraie ? », André du
Bouchet propose lui aussi une poésie qui tend vers un moment de
l’imagination en défaut, un instant de réalité n’ayant prise sur
soi que lorsqu’elle est soustraite à la saisie et rendue sensible
par une sorte de syncope périodiquement ouverte. Syncope qui n’est
pas l’ouverture, une fois pour toutes, de l’esprit sur une réalité
terriblement autre, mais sur une réalité réitérée et différée.
L’esprit ouvre sur la réalité de la réitération et l’attente.
Cette dernière est la syncope périodique, ouverture sur le gouffre
cristallisé comme sur un « défaut désormais support »1077. Loin
d’être à l’origine d’un gouffre infininement vertigineux, le vide
ou le rien mène à une désillusion ardente. Le gouffre cristallisé
est un défaut auquel désormais tenir. En effet, à la suite de
Baudelaire, André du Bouchet propose que, par le biais de la
parole poétique, advienne le point qui cite ou qui cristallise le
gouffre, le point où se fait entendre ce défaut désormais support.
Le vide, ce rien, est appui, lieu du revirement qui dit la vérité
du passage terrestre. Un rien, une touche ou une marque, mais un
rien qui infirme l’humanité de la parole du poème. C’est à partir
de ce rien, de cette rupture de la parole que la parole de du
Bouchet pourra naître.

1076
Id., Carnets 1953-1956, Plon, 1990 , pp. 54-55.
1077
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 45.

318
II.B.2. « [...] et il aima, depuis le poids qui l'avait fait
tomber »1078

II.B.2.a. « [L]e poids/celui que j'ai oublié/mais/le poids »1079

Revenons à la « Saveur du réel » reverdienne : cet homme qui,


ouvrant la « bouche avide », veut engouffrer tout l’espace, finit
par glisser sur la chaussée humide et aimer « le poids qui l’avait
fait tomber ». C’est en prenant conscience de sa pesanteur qu’une
parole « juste », un instant, peut se dire :

Ce poids qui fait d'une parole volatile, murmurée, confondue, une


parole juste – mais d'une justesse qu'il ne nous est pas possible
chaque fois d'évaluer complètement – seule une attention exorbitante
le lui confère…1080.

Nous pouvons lire dans une note de Carnet :

ce qu’il y a de plus éclatant est comme la préfiguration de sa


banalité.

on n’accède pas par une voie banale


à cette banalité-là1081.

Le mémorable (« éclatant ») qui a oublié en quoi il l’était, se


retourne en banalité. Et c’est bien par une « attention
exorbitante », non par la voie commune (« banale »), que cette
évidence (« banalité ») peut se découvrir. C’est en prenant la
parole (en faisant éclater sa « voix ») que l’homme mesure sa
fragilité (la limite que lui imposent ses « membres ») et retourne
au « sol », lieu inépuisable de la condition humaine :

1078
Pierre Reverdy, La Saveur du Réel.
1079
André du BOUCHET, « Congère », in L'ajour, Gallimard, collection « Poésie »,
1998, p. 159.
1080
Id., « Sur Paul Celan », André du Bouchet 1, L' étrangère n°14-15, 2007, p. 112.
1081
Id., carnet inédit, Bibliothèque Jacques Doucet.

319
Entre mes membres
et ma voix,
le sol, avant le matin1082.

Le sol est point de départ (« avant le matin ») et point


d'aboutissement. On ne peut lui échapper véritablement. L’isotopie
du « sol » est d’ailleurs amplement développée dans l’œuvre
d’André du Bouchet, qui privilégie le contact avec la réalité. Les
éléments du monde sont souvent saisis comme des projectiles
auxquels le sujet, passif, ne peut échapper :

 « La figure criblée de pierres »1083,


 « Je me suis déchiré […] à cette lueur froide »1084,
 « J’aimerais trouver la pierre qui défonce ma poitrine »1085.

Le heurt avec les choses du dehors ou partage (battant d’un volet


ou gravier) semble obligé, en particulier au sein du poème « Dans
la chaleur vacante » : du « jour [qui] écorche les chevilles »1086
au « jour [qui] bêchera notre poitrine »1087, jusqu’à cette dernière
expression poétique « le feu / reçu, / aux / sommets du sol, / me
rejoint, presque »1088. La réalité, à laquelle notre poète est sans
cesse rendu, peut se définir par une rugosité certaine. Ainsi en
est-il du « lit rugueux qu’est la route »1089 et que du Bouchet
connaît bien : « Reçu par le sol, comme l’étendue de la route que
je peux voir »1090. L’homme ne peut pas échapper au « sol » (comme
le lecteur ne peut échapper à ses occurrences) et toute tentative
d’évasion est vouée à l’échec : « sol de la route / qu’avançant,
je ne quitte, comme l’eau, que pied à pied »1091. Toute expérience
ramène hic et nunc : « Je suis ramené à la terre que je tiens »1092.
André du Bouchet emploie souvent les expressions comme « rendu à »

1082
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 95.
1083
Ibid., p. 15.
1084
Ibid., p. 42
1085
André du Bouchet, carnet 8 daté du 1er août 1953, Une lampe dans la lumière
aride, carnets de 1949-1955, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 198.
1086
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 13.
1087
Ibid., p. 18.
1088
Ibid., p. 29.
1089
Ibid., p. 73.
1090
Ibid., p. 102.
1091
André du Bouchet, Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 37.
1092
Id., Rapides, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.

320
ou ramené à » : cela dénote bien évidemment un retour au lieu
auquel on appartient et qu’on ne peut quitter que temporairement.
Aussi, pour dépasser l’objet, il ne faut pas le quitter. Il faut
même insister sur lui pour le faire exister. Ainsi comprenons-nous
cette célèbre expression :

Peser de tout son poids sur le mot le plus faible pour qu’il s’ouvre et
livre son ciel1093.

Notre « poids », nous avons voulu l’oublier « espérant nous


1094
envoler d’un moment à l’autre » mais l’oubli, chez du Bouchet,
n’est pas un refus ou une mise à distance. Il constitue cette
ouverture dans la parole capable de rendre le poème à son
étrangeté, seulement perceptible dans le suspens où elle trouve à
se dire. Le poète a rendu à l’oubli son statut souverain au
détriment de l’excessive mémoire, et c’est là la condition
préalable à la pleine saisie du monde.

II.B.2.b. Via rupta : ne s'affirmer qu'en se rompant

S’ouvrir à l’oubli, c’est effectivement reconnaître que


l’éloignement est un pas d’approche. Dans le poème « Poussière
sculptée », André du Bouchet évoque des moments de rupture qui
s’associent pour créer le souvenir. Il y a, par exemple,
l’expérience d’un réveil, qui a presque intégralement effacé le
rêve ainsi interrompu :

Rêve de la nuit du : "aux questions les


réponses sont soudées […]
( une phrase, unique vestige,
comme dévidée à l’infini, de laquelle au réveil j’aurai
perdu le fil[…]1095.

1093
I d ., Ai r s u iv i d e D é fe t s, 19 5 0- 1 95 3 , F a t a M or g an a , 1 98 6 , p . 2 9.
1094
Pierre Reverdy, « La Saveur du Réel ».
1095
André du Bouchet, l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 43.

321
Au fil du poème, nous lisons donc l’impossibilité de retrouver le
rêve, l’ami ou l’enfance perdus : ce qui est suggéré par les
champs lexicaux de l’écart et de l’obstacle (interstice/ fraction/
soustraction/ infini/ intervalle). Mais sont également multipliées
les expressions inverses : « soudure », « tout », « entier », etc.
L’oubli constitue alors une « fraîcheur » :

… entre les lignes, déjà… au plus haut immergé ( le


silence ) pour le porter au plus haut, dans ce que la tête
plus haut aura nommé oubli… la fraîcheur de
1096
l’oubli .

Ce qu’André du Bouchet exprime encore par ces mots : « il arrive


que trou de mémoire donne à un mot d’être chose »1097. La chose ne
s’affirme que par la voie rompue (via rupta). La « route », dont
il est tant question dans l’œuvre dubouchettienne, par son
étymologie, veut dire la « rupture » (contrairement au sentier,
elle ne compose pas avec le paysage mais opère une violente
coupure); mais elle est aussi le lien. Elle est souvent perçue
dans sa continuité. C'est le marcheur qui l'a fait être. Elle est
la rupture et le tracé. Elle rompt la continuité du paysage, tout
en assurant la communication. La forme de rupture devient une
force de rupture : « « J’avance rompu »1098. Ainsi la perte d’un
carnet, relatée par André du Bouchet dans un texte inédit,
constitue-t-elle pour lui une « rupture de naissance » :

Carnet bleu perdu. 15 jours de mots et de débris de travail –


évanouis. Qu’est-ce qui est perdu exactement ? […] J’avais pu créer un
plancher naturel. Me voici de nouveau perdu dans le vide pour un
instant. […] Pour écrire, il faut surmonter les grands désastres, la
misère des hommes, les événements – et le journal du sommeil […] qu’il
faut si violemment déchirer pour reprendre contact avec les choses les
plus simples. La perte du carnet est une rupture de naissance1099.

1096
Id., Peinture, Fata Morgana, 1983, p. 65.
1097
Id., Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 66.
1098
Id. Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 23.
1099
Id., « Carnet bleu perdu », André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La Lettre
volée, 2007, p. 389.

322
Il ne semble y avoir de « contact avec les choses les plus
simples », de rapport véritable à autrui qu’à partir du moment où
est envisagée la possibilité de leur perte, au cœur même de la
relation. André du Bouchet notait déjà dans un carnet datant
1953 :

nous avons connu


cette merveille
être séparés
je te remercie
de mon tourment
c’est la morale
des glaciers1100.

L’article des Temps modernes consacré à Fureur et Mystère en 1949


rend hommage à Char qui fait alors « rentrer la mort dans le
circuit de la vie »1101. L’expérience de la mort est une chute où
retrouver pied ; cette réflexion rejoint les premiers brouillons
de Qui n’est pas tourné vers nous :

Mais pour être ainsi soutenu – debout – par la terre entière


pour connaître ce soutien de la totalité de la terre – son
agencement inamovible, IL FAUT ÊTRE TOMBÉ1102.

« Chute » vient de « cheoir » (latin cadere) dont le sens le plus


ancien est « être entraîné de haut en bas » (Petit Robert, entrée
« choir »). A « chute », le Petit Robert donne « la partie finale
sur laquelle tombe la voix ». Rupture abrupte que crée la voix, en
instaurant un déséquilibre avec la longue partie suspensive qui
précède la finale. Rupture qui relance sans cesse la parole :

quand la route casse


je change de pied…1103

1100
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 83.
1101
Id., Temps modernes n°42, avril 1949, p. 745.
1102
Id., brouillon inédit, Bibliothèque Jacques Doucet.
1103
Id., « Sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 33.

323
II.B.2.c. Un instant seulement, faire confiance à ce qui se dit

Cette œuvre, particulièrement attentive aux changements, à la


perte et à la disparition, assiste pleinement l’événement que
constitue la Voix à laquelle le poète s’abandonne : « [j]e fais
confiance »1104. Celui qui parle a été vivant, ne serait-ce qu’un
instant. Et « [d]e tous les phénomènes qui apparaissent, le plus
extraordinaire est l’apparaître lui-même »1105 (T.Hobbes). Le plus
étonnant aussi :

La poésie n’est qu’un certain étonnement devant le monde et les moyens


de cet étonnement1106.

L’éblouissement, par exemple celui de découvrir cette beauté folle


qui était devenue banale, suffit au poète (« l’étonnement m’enlève
le désir d’aller plus loin »1107) : « je pense, écrit André du
Bouchet, à Thomas de Quincey rapportant comment Wordsworth, parti
la nuit dans la montagne de ses lacs, au-devant d’un courrier
porteur de nouvelles attendues – j’ai oublié lesquelles – s’était
dans son impatience tout à coup allongé sur la route en appliquant
sa tête contre l’empierrement pour tâcher d’entendre le roulement
lointain et, son attente déçue, brusquement vit en se remettant
debout les étoiles scintiller d’un éclat qui ne leur avait jamais
connu »1108. Il y a ce que la personne cherchait au départ et ce
qu’elle découvre finalement, immobilisée. L’apparaissant est ce
qui s’illumine momentanément. L’usage fréquent de l’infinitif,
mode non personnel et non temporel (l’instant est abstrait de tout
cadre chronologique, et devient l’image même du devenir, temps en
genèse, chronogenèse avant toute chronothèse, pour reprendre la

1104
Id., Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le
Bruit du Temps, 2011, p. 136.
1105
Thomas Hobbes cité par Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, op.cit., p.
65.
1106
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 68.
1107
Ibid., p. 132.
1108
André du Bouchet, En hâte, entretien avec Denise Le Dantec pour L’âne, le
magazine freudien, avril-juin 1992.

324
distinction de Gustave Guillaume1109), fait sens. Il abolit en effet
la frontière entre le temps de l’objet et celui du sujet,
restituant l’indistinction d’un seul et même mouvement d’être. Une
rapide analyse des compléments circonstanciels de temps employés
majoritairement dans l’œuvre, révèle également cette intérêt porté
à la soudaineté de l’être. « Maintenant », adverbe fondateur de
l’univers déictique, souvent en tête de phrase, marque un rôle
inaugural dans le discours poétique, qui ne vaut que dans cet
instant précis. La fonction sémantique du « maintenant » est
double : à la fois marquer l’épiphanie fugitive du réel qui se
dévoile aux yeux du poète et rappeler la fragilité de la vérité
poétique qui n’existe que dans cette ouverture fugace du temps et
peut se refuser aussi bien avant qu’après. Ce qui explique
l’emploi si rare d’un adverbe comme « toujours », trop à la
recherche de la pérennité. Sa principale fonction sémantique est
d’arracher à l’instant quelque chose qui n’y soit pas soumis, afin
d’en donner une expression définitive. Ce qui s’oppose à
l’attention si soutenue du poète portée à la contingence. On peut
la lire dans les titres des textes d’André du Bouchet : Fleurs,
Eclat, L’Asphalte, Un coup de pierre, Un jour de dégel et de vent,
Ordinaire mais aussi dans le titre de la revue L’Ephémère, ce
dernier renvoyant à une vie précaire, à une attitude esthétique
qui ne se veut pas chef-d’œuvre, mais tracé d’un désœuvrement.
Tout n’est que frôlement, action de caresser un infini qui
s’incarne : « Une pierre infinie, on ne peut la heurter, et elle
ne nous heurte pas »1110 (André du Bouchet citant Novalis). Ce qui
se dit n’est ni parfait, ni arrêté comme en témoigne l’utilisation
si caractéristique de l’adverbe de modalisation « comme », qui
rectifie constamment le tranchant de l’assertion : « … faux à
l’épaule, qu’un/homme dans l’épaisseur surgisse, comme fauché il a
surgi »1111. Signe dépourvu de significations figées, la voix est
une sorte d’ « indice », qui donne un point de vue évanescent d’un
être en mouvement dans l’espace et dans l’existence. Elle ne fait
signe que dans la mesure où elle est la trace faite part la

1109
Gustave Guillaume, Temps et Verbe, Champion, 1992, rééd. 1965.
1110
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
1111
Id., Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 36.

325
réalité qu’elle désigne : « un signe, tels nous sommes, et de sens
nul »1112 (Hölderlin).

1112
Hölderlin, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p.
880.

326
Dans un ensemble inédit intitulé « Je suis sur les traces d’un
autre »1113, André du Bouchet évoque l’événement que constitue, pour
lui, le texte ; il décrit ce qui se passe, à son insu, dans le
poème : « l’accidentel : deux fois. Par deux fois je me serai –
presque sur-le-champ – séparé de ce que j’ai, moi-même pourtant,
écrit. ne pouvant alors que relever la chute. // l’accident : / où
je suis, je n’y suis pour rien ». Telle est la situation
inévitablement antinomique de la parole par laquelle l’existence
veut signifier son identité propre. La contrainte est tout à la
fois d’habiter dans cette langue (qui établit déjà un rapport
médiat entre les mots et les choses) et d’en prendre distance.
S’éloigner de la langue qui fait déjà la pleine expérience de la
différance : « deux fois je me serai […] séparé de ce que j’ai […]
écrit ». L’homme qui parle ou écrit se tient simultanément sous le
régime de l’appartenance et en situation de rupture. Le poète est
contraint de recourir aux mots de la langue et de peser sur eux
pour leur faire dire cela seulement que la parole veut dire :

peser de tout son poids sur le


mot
le plus faible
pour qu'il éclate
et livre son ciel1114.

C’est dans cette situation critique qu’André du Bouchet réévalue


la notion de Voix. Cette dernière révèle, en effet, le rapport du
sujet à lui-même, puisqu'elle signifie une perception duale de
soi. Elle renvoie (rend-voix) à la schize du sujet, étant à la
fois objet du sujet et sujet de l'objet. La Voix est effectivement
ce qui me définit en propre et ce que je ne maîtrise pas de moi-
même. André du Bouchet en fait donc quelque chose de plus profond
qu'une simple « voix physique », ou émission sonore : elle est
cette « parole » qui dépasse la dichotomie oralité/écriture. Par
sa fonction plus énergique que significative et par sa volatilité
constitutive, elle seule est en mesure de déloger le signe de son

1113
André du Bouchet, « Une relation perdue », Europe, numéro spécial André du
Bouchet, volume coordonné par Victor Martinez, n°986-987, juin-juillet 2011.
1114
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 28.

327
ordre clos. Le poète a en effet pris conscience d’une différance
première qu’il doit réduire. La langue est une donnée épaisse qui
constitue un frein à la pleine expression de l’être. La Voix est
capable d’altérer cette permanence du langage et de redonner au
sens la mobilité qui le détermine naturellement. André du Bouchet
ramène ainsi l’écriture à la profération (origine et horizon du
poème), se fiant aux allures imprévisibles d’une vocalité qui, par
sa nature expressive, permet au poète de rétablir une relation
pré-réflexive au monde. Pour que les mots « disent » pleinement
les choses, il faut habiter la faille, l'intervalle entre les mots
et les choses. Le langage, s'il est porté à l’épuisement des
exprimables, laissera paraître un monde sans nomination, à côté
des mots. Les mots à l'écart des choses, voilà qui permet à
nouveau d’entamer un rapport. La Voix est aussi ce qui redonne vie
et souffle au texte figé. La prononciation possède un pouvoir
d'articulation, ramassant ce qui se présente dans la dispersion,
éclaircissant ce qui paraît obscur. Le poème d'André du Bouchet
lui-même n'est plus lettre morte et devient un écrit à haute voix.
Alors que l’on pourrait croire, à la première lecture de cette
poésie si concise et austère, que la Voix du sujet d’énonciation
est éteinte, celle-ci fonde en vérité le corps textuel. Se
dessine, dans la poétique dubouchettienne, une nouvelle définition
de la Voix lyrique et se manifeste la réintégration du corps dans
l’écriture. Le sujet fait l’expérience d’un sentir, à travers
laquelle l’intimité se voit violemment heurtée par ce qui
l’environne. La Voix lyrique ne préexiste plus au poème (d’où
l’impression qu’elle est sous-entendue), mais elle résulte du
poème, qui lui a donné l’espace de son déploiement. L’absence de
Voix d’autorité, remarquable au premier abord des poèmes
dubouchettiens, ne cesse de teinter toute présence, mais n'opère
pas sous forme d'angoisse. Cette absence à soi permet la création
d’un espace de « connectivité » avec le dehors. Ainsi la Voix
lyrique n’existe-t-elle qu’à proportion des rapports qu’elle
s’invente et devient-elle une sorte d’agencement des différentes
connexions qui s'établissent continuellement au cœur de la
rencontre toujours nouvelle entre deux êtres :

328
je moi mots
quand on les prononce attachés à la personne, et, adressés à un
autre, c'est d'un autre
s'il répond, qu'ils dépendent aussitôt1115.

Non seulement, la Voix se manifeste dans l'énonciation du poème,


mais elle existe proprement dans le corps textuel. Ainsi
l’écriture dubouchettienne se définit-elle comme un geste laissant
une trace sonore et rythmique. Elle a le souci de transcrire au-
delà des mots les intonations, les inflexions et les musiques de
cette Voix qui les porte ; elle invente même des signes discrets
(ceux de la ponctuation, par exemple), parfois totalement muets
(les blancs), qui donnent au texte sa respiration, son
interprétation mélodique et émotionnelle, et tisse dans son
épaisseur une chorégraphie de gestes silencieux qui en animent le
sens. Dans la poésie d'André du Bouchet, même l'inexprimable prend
corps dans la Voix, renforçant ainsi la coexistence de l'être et
de la langue :

neige - cela pourrait aussi bien être de la vraie neige1116.

Certes, le laconisme formel et la parcimonie des moyens


rhétoriques, que l'on ne peut contester, émanent de la méfiance,
ou plutôt de la lucidité, du poète à l'égard du langage (on ne
peut rien atteindre ni posséder vraiment parce que nous n'avons
qu'une langue d'hommes), mais ils procèdent également d'une
exigence de vérité, de justesse, presque dans le sens musical,
de la Voix. C'est d'ailleurs dans cette perspective
d'authenticité, qu'André du Bouchet cherche à rejoindre la
réalité telle qu'elle se présente à nous, se contentant de dire
le mondain. Ses poèmes sont une Voix – voix lumineuse et pure –
comme l’indique le substantif phôné qui en grec possède la même
racine que le mot « lumière », nitescence dans laquelle l’être
fondamental se donne comme ce qui scintille. Or rien ne brille
dans l’écriture poétique d’André du Bouchet, rien si ce n’est
l’indéfectible luisance des mots – clarté révélatrice de l’être

1115
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 8.
1116
Ibid., p. 14.

329
des choses du monde et du langage. Par ailleurs, cette Voix pure
et excentrique (qui s'éloigne d'un émoi central pour soutenir la
parole de l'Autre) ne se rétablit jamais et accepte d’être un
site de rationalité mouvante. Elle s'appuie sur le rythme, celui
de l'homme, toujours modifiable et spontané. Le mouvement de la
Voix devient visible dans la page et lisible dans l’écriture, le
poème étant cet objet vu en même temps que prononcé : « Voix,
encore, qui se font jour par la paume des yeux »1117. Yves Peyré
l'a ressenti à la première lecture d'une page dubouchettienne :

Alors la page basculait du coup d’œil dans la voix. (André du Bouchet


a parlé d’intonation à propos de l’écrit.) La main qui traçait la
page, était une voix, la voix de l’instant qui s’élançait sur la page.
Comme la main, la voix s’en remettait à l’œil souverain. Entendre,
c’était voir1118.

Le silence est aussi manifeste. S’attacher à comprendre la


parole comme la venue à soi de l’existence c'est faire retour
vers le mutisme, mais en vue de l’entendre au sein même de la
parole et comme en sa texture. Ainsi constatons-nous ce va-et-
vient incessant entre le dire et le silence, cette constante
oscillation entre l'ouverture et la fermeture des lèvres,
véritable interface entre l'homme et le monde, passage du
souffle, qui ne cesse de circuler. Chaque mot prononcé ou écrit
se tient hors de soi dans un vide et dans l'attente d'un autre
mot, qui viendra à sa suite et lui conférera son identité
passagère :

Un instant alors qui a le pouvoir de se propager et de faire corps


avec un autre instant, comme les poèmes l’un après l’autre se
transforment en un livre aussi inattendu dans sa masse que chaque
poème le fut lorsqu’il survient […]1119.

La poésie constitue un mouvement toujours sur le point de s’ancrer


dans l'immuabilité et qui ne cesse cependant de s'en écarter.
Chaque parole est une forme in statu nascendi. Par la Voix, le

1117
André du Bouchet, « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard,
collection « Poésie », 1998, p. 17.
1118
Yves Peyré, op.cit., p. 41.
1119
Piroué, p. 231, l’e

330
poète avance sans se retourner. Elle est toujours à entendre dans
la rencontre du jour étranger. Ainsi apparaît-elle souvent
tremblante et balbutiante, comme peut l'être celle d'un enfant ;
et cette hésitation vocale « ex-pose » la fragilité de la parole,
qui reste cependant une parole. Les lignes poétiques sont toujours
écrites dans le risque de la perte d’elles-mêmes et le dire émerge
en quelque sorte de la perte du langage. Le présent ne se dissipe
plus dans le brouillard des mots : tout maintenant porte sur lui
et d’abord le simple fait de parler. André du Bouchet est un homme
qui parle dans un paysage sans cesse renouvelé et qui tente
d’estimer ses pouvoirs d’action, d’imposer son discours au lieu de
suggérer l’ineffable. Sa poésie est « indicible » : ce vocable
n'évoque nullement un hermétisme mais signale simplement que ce
que dit cette présence ne peut être dit autrement qu’elle ne le
dit. L'homme peut échouer dans sa parole, mais il a la chance de
pouvoir la prendre. Chaque écrit dubouchettien s’avance vers un
horizon impossible à rejoindre, mais pas innommable pour autant :
« Impraticable : cela peut être dit »1120. Le poète peut perdre pied
mais retrouve un poids, une place prépondérante au sein du
mondain, son être-au-monde : « ne pouvant alors que relever la
chute.// l’accident : / où je suis, je n’y suis pour rien ».

1120
HS

331
ANNEXES

Extrait d’un carnet d’André du Bouchet

(avec l’aimable autorisation d’Anne de Staël)

332
Entretien avec Anne de Staël, le 28 novembre 2003

Amélie Collet : Il est vrai que l’extraordinaire personnalité


d’André du Bouchet s’est définie dans un réseau d’influences
hétérogènes. Proche du domaine pictural et de peintres tel que
Giacometti ou Tal Coat, sa poésie a été souvent qualifiée de
« langue-peinture ». Pour moi, la musique, bien qu’elle ne soit
presque jamais nommée dans cette œuvre qui semble davantage
tournée vers la peinture, s’insère dans la structure des recueils
poétiques d’André du Bouchet. La musique était-elle importante
pour lui ?

Anne de Staël : Je ne peux que confirmer votre intuition. André du


Bouchet vivait à travers la musique. Dans la vie quotidienne, il
n’a pas passé, je crois, une seule journée sans en écouter. Il se
mettait très souvent au travail en mettant un disque de musique
classique. Je lui demandais : « Mais tu travailles tout au long
avec de la musique ? » Il me répondait : « Au début, ça m’aide à
me concentrer ; ensuite j’entre dans la concentration de ce qui a
été écrit en musique ; puis cela m’emmène vers ma propre
concentration. Alors, soit j’éteins mon disque, soit il peut
continuer, je ne l’entends plus parce que j’entends ce que j’ai à
dire ». C’était un véritable mélomane ; il s’intéressait également
aux différentes interprétations d’un même quatuor. Il aimait
particulièrement Beethoven, le « quartettsatz » de Schubert. Et
puis John Doeland, Purcell, Monteverdy, Bach, Haydn, Mozart... Il
écoutait exclusivement de la musique classique. En 1950, il s’est
intéressé aux concerts du Domaine musical, dirigé par Pierre
Boulez. On donnait alors Le Pierrot lunaire, Moïse et Aron de
Schönberg, les Lieder ou Cantates de Webern, et quelques œuvres
d’Alban Berg.Il n’a pas évoqué la musique dans son œuvre. Mais il
est musique, il veut que son poème soit musique, que les sons de
ses mots soient « musique ». Il n’écrira pas : « J’écoute de la
musique », de même il n’écrira pas « J’ai vu une église romane ».
Il en extraira les relations et sonorités qui peuvent créer un
acte poétique d’une intensité apparentée. C’est pour cette raison

333
qu’il n’a pas nommé la musique, puisqu’elle est présente mot à mot
dans sa poésie.

Amélie Collet : Je ne sais vers quelle musique allaient les


préférences d’André du Bouchet, mais si l’on s’attache à la
structure typographique et syntaxique, apparemment fragmentaire de
la poésie de Du Bouchet, il me semble qu’elle s’apparente à la
musique sérielle.

Anne de Staël : Il s’intéressait réellement à la musique


sérielle. On peut dire que d’un point de vue formel, il est plus
près de Webern que de Purcell.

Amélie Collet : Toute la poésie de du Bouchet est musicale. Que ce


soit dans ses proses ou dans ses poèmes, l’accord des sons et des
tons est extrêmement travaillé et accordé. Mais j’ai trouvé que le
recueil intitulé Hercules Segers l’était tout particulièrement.

Anne de Staël : C’est vrai, je n’y avais pas songé... les cordes
des voiles des bateaux, la sonorité des tons, la sonorité des
cieux avec la terre, et le tissage du fil typographique…

Amélie Collet : J’aurais aimé savoir ce qui le fascinait dans les


gravures d’Hercules Segers. En effet, j’ai souvenir d’une toile de
ce peintre flamand. Le premier plan de la toile montre un sol
extrêmement pauvre, prolongé sur la droite par des montagnes
escarpées. Ouvert à gauche sur une vallée, la ligne d’horizon,
basse, laisse place à l’immensité du ciel. Mais surtout
l’originalité de ce Paysage montagneux vient du côtoiement
d’espaces disjoints, comme chez André du Bouchet...

Anne de Staël : Il aimait les gravures de Segers à ce point, qu’il


était allé à Amsterdam au Rijksmuseum, pour consulter les
originaux sur place. Ensuite, il a commandé les fac-similés,
disponibles uniquement en Hollande. Ce qui est étonnant, c’est de
se perdre dans ces gravures, comme les personnages sont perdus
dans la terre. C’est une impression, indépendamment d’Hercules

334
Segers, qu’André du Bouchet donne : celle d’être perdu à
l’intérieur de l’élément. Les gravures de ce peintre flamand,
c’est cette présence du ciel sur la terre et la terre comme
écrasée en émoi de ce jour.

Amélie Collet : Comme les gravures d’Hercules Segers, il me semble


que la poésie d’André du Bouchet se fonde beaucoup sur la réalité,
et sur la simplicité des éléments naturels. Il est étonnant
d’ailleurs que nombre de lecteurs transforme cette simplicité
en « intellectualité » et « ascétisme », surtout en référence aux
blancs typographiques, que l’on compare à ceux de Mallarmé, bien
qu’ils n’aient pas la même signification.

Anne de Staël : En effet, chez Du Bouchet, le blanc est la caisse


de résonance du mot, c’est l’horizon du mot. Mais lisez une page
d’André du Bouchet, n’importe laquelle, regardez cette langue
qu’il s’est inventée, et qui est passée, pour moi, à l’eau de
source, c’est-à-dire que c’est cristallin comme de l’eau de
source. Cela m’a presque amenée à penser que la clarté, pour nous,
était si limpide qu’on avait du mal à la déchiffrer. C’est ce
paradoxe qui est si intéressant…. et qui est d’ailleurs musical !
La poésie de Du Bouchet n’est certainement pas ascétique, et s’il
ne parle pas de « sentiment », sa poésie est entièrement
« sentiment ». Elle essaye de l’atteindre au plus vif et c’est
pour cette raison que ces pages sont émotionnellement très
compactes.

Amélie Collet : Et c’est cette volonté de retrouver une relation


pré-réflexive au monde, pour mieux se situer à l’horizon du réel…

Anne de Staël : Vous savez, il y a une grande loi chez André du


Bouchet : c’est dire quelque chose qui ne soit pas une image, qui
ne reflète pas mais qui crée. De la même façon que l’acte créateur
de la nature a été accompli, l’homme doit retrouver cet acte
créateur. Il s’agit de dire quelque chose en soi-même, et que
toute la matière verbale que cela draine mène à ce sens.

335
André du Bouchet a horreur de l’imagé. Il est rivé à la réalité. A
l’âge de quatre ans, André du Bouchet était tombé sur le plancher
de son appartement parisien, et il avait gardé dans la bouche le
goût de ce plancher, le goût de la poussière. Dans les persiennes
qui laissaient passer un rayon de lumière scintillaient les
poussières. Ainsi a-t-il donné ce titre à l’un de ses recueils :
Poussière sculptée. De la même manière, la première phrase de ce
recueil, qu’il affectionnait tout particulièrement, « Pourquoi
être venu au monde / c’est le bout du monde / ici » se rapporte au
réel. [Anne de Staël lit l’extrait d’une note] Un jour, après
l’enterrement de Giacometti, Annette Arm et André du Bouchet vont
se promener jusqu’au bout de Stampa. Et Annette dit à André : «
Alberto disait : « pourquoi être né ici, c’est le bout du
monde » » et André traduit : « Pourquoi être venu au monde, c’est
une extrémité, c’est cela le bout du monde ». André voit que c’est
être venu au monde qui est allé jusqu’à l’extrémité. Ainsi
Poussière sculptée, ce sont des notes biographiques d’André,
élargies aux impressions reconnues à travers l’œuvre de
Giacometti. Mais Giacometti n’y est plus nommé.
C’est ce qu’il aimait chez Reverdy : la réalité. Mais l’image est
incluse dans le matériau, elle est même friable. Le poème qui
emprunte à la réalité est ensuite détaché de la sensation afin de
retrouver dans la matière verbale _ car la matière est ce qui nous
transplante_ la même impression. C’est ce qui vous permet par la
suite de retrouver cet écho en vous, ce goût du plancher qui
devient votre « goût » de l’enfance.
Les artistes sont très fidèles à leurs perceptions, à tel point
qu’on ne peut les en distraire tant qu’ils ne les ont pas menées à
bout. Cela en fait des gens un peu distraits dans la vie. Mais ce
sont de vrais rendez-vous.

Amélie Collet : Je pense que cette poésie a besoin d’être lue à


voix haute pour réellement exister. La prononciation était-elle
importante pour André du Bouchet ?

Anne de Staël : La lecture à voix haute était primordiale ! Il


disait que si ça ne tenait pas à voix haute, le poème était mort.

336
Et d’ailleurs, il ne lisait pas que ses propres poèmes, mais aussi
ceux des autres, de Marcabru à Reverdy. La lecture est ce qui fait
que sa poésie est extraordinairement vivante.

Amélie Collet : Ainsi chacun d’entre nous peut reprendre à son


compte les poèmes d’André du Bouchet et les faire résonner en soi.
Celui qui lit n’est plus un simple « reproducteur », mais un
« opérateur ».

Anne de Staël : Chacun se risque. Après tout, lui-même s’est


risqué. Quelqu’un pouvait lui demander : « Qu’avez-vous voulu dire
en écrivant tel poème ? », alors il répondait : « Mais c’est à
vous de me le dire ! ». Chaque lecteur, en lisant un poème, se
fait un portrait du poète, mais il ne peut pas prendre un crayon
pour le dessiner. Et c’est cela l’important, c’est de ne pas
pouvoir le dessiner afin qu’il reste vivant. La lecture que chaque
homme prend à son compte permet à la poésie d’André du Bouchet
d’être en devenir permanent.

Amélie Collet : Je sais qu’il emportait durant ses longues


promenades des carnets, afin de noter sur l’instant ses
perceptions. Retravaillait-il par la suite cette première
écriture ?

Anne de Staël : Il est vrai qu’il écrivait en marchant. Ses


carnets constituent ainsi ses véritables manuscrits. Certains
d’entre eux ont une apparence très usée. Il faut dire qu’André du
Bouchet ne cessait de les sortir et de les rentrer dans sa poche.
De retour chez lui, il notait sur la machine à écrire ce qu’il
avait noté sur l’instant, et là il retravaillait indéfiniment,
procédant parfois à des « collages » qui pouvaient atteindre de
grandes épaisseurs. D’une page de son carnet, il ne restait
parfois, à la fin de son travail, que quelques lignes ou mots. Ce
n’est pas un appauvrissement, mais une grande concentration. Il
retirait le surplus qui risquerait de mourir avec le temps

337
BIBLIOGRAPHIE

1. D'ANDRÉ DU BOUCHET

A) Oeuvres

a) Livres

 Air, Paris, Jean Aubier, 1951. Huit poèmes de Air sont repris
dans Air (1950-1953), n°23.
 Sans couvercle, Paris, GLM, 1953. Poème repris partiellement
dans Air (1950-1953), n°23.
 Cette surface par André du Bouchet et Tal Coat, Alès, PAB
(Pierre-André Benoît), 1956. Poème repris dans La Lumière de la
lame, n°12; figure dans Ou le soleil, n°15.
 Le Moteur blanc, Paris, GLM, 1956. Poèmes repris dans Dans la
chaleur vacante n°10.
 Au deuxième étage. Lithographies de Jean Hélion. Paris,
Editions du Dragon, 1956. Poèmes repris partiellement dans Dans la
chaleur vacante n°10 et dans Air (1950-1953), n°23.
 Sol de la montagne. Poèmes ornés de quatre eaux-fortes de Dora
Maar. Paris, Jean Hughes, 1956. Poèmes repris partiellement dans
Dans la chaleur vacante n°10.
 Dans la chaleur vacante. Illustrations de Jean Hélion. Alès,
PAB, 1956. Poème repris dans Dans la chaleur vacante n°10.
 Sur le pas. Illustration de Tal Coat. Paris, Maeght éditeur,
1959. Poèmes repris partiellement dans Dans la chaleur vacante
n°10.
 Ajournement. Orné de gravures à l'eau-forte par Jacques Villon.
Paris, Le Degré quarante et un, 1960. Poèmes repris partiellement
dans Ou le soleil, n°15.
 Dans la chaleur vacante, Paris, Mercure de France, 1961. Rééd.
1978.
 La Lumière de la lame. Eaux-fortes de Joan Miró. Paris, Maeght
éditeur, 1962.
 L'Avril. Illustrations de Gaston-Louis Roux. Paris, Janine Hao,
1963. Textes repris avec des modifications dans L'Avril, n°38.

338
 L'Inhabité. Illustration de Claude Georges. Paris, Le Point
Cardinal, 1964. Poème repris dans L'Inhabité, n°14; figure dans Ou
le soleil, n°15.
 L'Inhabité. Illustrations d’Alberto Giacometti. Paris, Jean
Hughes, 1967. Poèmes repris dans Ou le soleil, n°15.
 Ou le soleil, Paris, Mercure de France, 1968.
 Alberto Giacometti. Dessins. Paris, Maeght éditeur, 1969. Texte
repris dans Qui n'est pas tourné vers nous, n°18.
 Air. Illustration de Antoni Tapies. Paris, Maeght éditeur,
1971. Poèmes repris partiellement dans Laisses, n°29.
 Qui n'est pas tourné vers nous, Paris, Mercure de France, 1972.
 La Couleur, Paris, Le Collet de Buffle, 1975. Texte repris dans
L'Incohérence, n°30.
 Laisses. Illustrations de Tal Coat. Lausanne, Françoise Simecek
éditeur, 1975. Poèmes repris dans Laisses, n°29.
 Hölderlin aujourd'hui, Paris, Le Collet de Buffle, 1976. Texte
repris dans L'Incohérence, n°30.
 Avant la main. Poème accompagné de cinq eaux-fortes de Jean-Luc
Herman. Paris, Aux dépens de l'artiste, 1976. Poème repris dans Ou
le soleil, n°15.
 Air (1950-1953). paris, Clivages, 1977.
 Un jour de plus augmenté d'un jour, Paris, Le Collet de Buffle,
1977. Textes repris dans Laisses, n°29.
 Le Révolu, Malakoff, Orange Export Ldt, 1977. Textes repris
dans Laisses, n°29.
 Sous le linteau en forme de joug. Illustrations de Tal Coat.
Lausanne, Françoise Simecek éditeur, 1978. Texte repris dans
L'Incohérence, n°30.
 Là, aux lèvres. Illustrations de Louis Cordesse. Paris,
Clivages, 1978. Textes repris dans L'Incohérence, n°30.
 Poèmes, Riom, L'Ire des Vents, 1978. Poèmes repris dans
Laisses, n°29.
 Laisses, Paris, Hachette, Collection P.O.L, 1979. Repris avec
une couverture de relais, Fata Morgana, 1984.
 L'Incohérence, Paris, Hachette, Collection P.O.L, 1979. Repris
avec une couverture de relais, Fata Morgana, 1984.
 Rapides, Paris, Hachette, Collection P.O.L, 1980. Repris avec

339
une couverture de relais, Fata Morgana, 1984.
 Dans leur voix les eaux. Illustrations de Bram Van Velde.
Paris, Maght éditeur, 1980.
 « Les hauts-de-Bühl », L'Ire des Vents, 1981.
 Défets, Paris, Clivages, 1981.
 Fraîchir. Illustrations de Gilles du Bouchet, Paris, Clivages,
1981.
 Ici en deux. Illustrations de Geneviève Asse, Genève, Quentin
éditeur, 1982.
 Matière de papier, Montpellier, Fata Morgana, 1982.
 L'Avril, précédé de Fraîchir, Thierry Bouchard, 1983. Reprise
de 12 et 35, avec d'importantes modifications.
 Peinture, Montpellier, Fata Morgana, 1983.
 Aujourd'hui c'est, Montpellier, Fata Morgana, 1984.
 Dérapage sur une plaque de verglas, déchet de la neige, La
Répétition, Paris, 1985.
 Air suivi de Défets, Montpellier, Fata Morgana, 1986.
 Cendre tirant sur le bleu, Paris, Clivages, 1986.
 Ici en deux, Paris, Mercure de France, 1986.
 Une tache, Montpellier, Fata Morgana, 1988.
 Carnets 1952-1956, Librairie Plon, 1989. Réédition chez Fata
Morgana en 1994 et 1998.
 Désaccordée comme par de la neige et Tübingen, le 22 mai 1986,
Paris, Mercure de France, 1989.
 De plusieurs déchirements dans les parages de la peinture,
Editions Unes, 1990.
 Le surcroît, Fourbis, 1990.
 Verses, Editions Unes, 1990.
 Dans la chaleur vacante suivi de Où le soleil, Gallimard,
Poésie, 1991 (rééd.).
 Axiales, Paris, Mercure de France, 1992.
 Matière de l'interlocuteur, Montpellier, Fata Morgana, 1992.
 Orion suivi de Deux traces vertes, Deyrolle, 1993.
 Retours sur le vent, Fourbis, 1994.
 Poèmes et proses, Paris, Mercure de France, 1995.
 Andains, pages de carnet, avec des photographies de Francis
Helgorsky, À die, 1996.

340
 Pourquoi si calmes, Montpellier, Fata Morgana, 1996.
 D'un trait qui figure et défigure, avec un frontispice de
Alberto Giacometti, Fata Morgana, 1997.
 L'Ajour, Gallimard, Poésie, 1998.
 Carnet 2 (1962-1983), Montpellier, Fata Morgana, 1999.
 Annotations sur l'espace non datées, Montpellier, Fata Morgana,
2000.
 Carnet 3, Fata Morgana, 2000.
 L'emportement du muet, Paris, Mercure de France, 2000.
 Tumulte, Fata Morgana, 2001.

b) Textes publiés dans des ouvrages collectifs ou des revues (ne


seront mentionnés ici que les textes qui n'ont pas été repris en
volume, ou qui l'ont été avec des modifications importantes)

 « Fureur et Mystère », par René Char. Les Temps modernes, 4ème


année, n°42, avril 1949, pp. 745-748.
 « Le Chant des morts », de Reverdy. Les Temps modernes, 4ème
année, n°42, avril 1949, pp. 749-751.
 Félix Fénéon or the mute critic. Transition forty-nine, n°5,
décembre, 1949, pp. 76-79.
 Three Exhibitions (André Masson, Tal Coat, Joan Mirò),
translated by Dorothy Bussy. Transition forty-nine,n°5, décembre
1949, pp. 89-95.
 L'Age de la rue. (Saison, Mémoire, Ecorce), Les Cahiers du Sud,
Marseille, 37ème année, n°299, janvier-février 1950, pp. 59-62.
 La Poésie française. Francis Ponge : Le Verre d'eau. Critique,
6ème année, n°45, février 1951, pp. 181-183.
 Envergure de Reverdy. Critique, 6ème année, n°47, avril 1951,
pp. 308-320.
 L'Infini et l'Inachevé. Critique, 6ème année, n°54, novembre
1951, pp. 946-956. Etude sur Victor Hugo.
 Versant. (non signé). Le Temps de la poésie, n°6, mars 1952,
Poésie partagée, p. 51.
 (Poèmes) Calrté, Avant, On respire, Marée, Equerre. Botteghe
oscure, Roma, quaderno 10, octobre 1952, pp. 105-107.
 Poèmes. Les lettres nouvelles, 1ère année, n°7, septembre 1953,

341
pp. 787-790.
 Je veux des mots..., Ma vie surgit...(Poèmes). Botteghe oscure,
Roma, quaderno 12, novembre 1953, pp. 52-54.
 Emplois de feu. Botteghe oscure, Roma, quaderno 13, avril 1954,
pp. 39-42.
 Ecart non déchirement. Derrière le miroir, n°64, avril 1954,
Tal Coat.
 Ce que la lampe a brûlé. Cahiers GLM, nouvelle série, n°1, été
1954, pp. 19-23.
 Image à terme. Cahiers GLM, nouvelle série, n°2, automne 1954,
pp. 51-55.
 Quelques pierres d'une minute, in Poèmes. Botteghe oscure,
Roma, quaderno 15, mars 1955, pp. 15-19.
 L'Air, le rocher. I quadri Soli, Torino, anno 2, n°3, mai-juin
1955, p. 12. Notes sur Tal Coat.
 « Mutt und Jute » par James Joyce. Les lettres nouvelles, 3ème
année, n°29, juillet-août 1955, pp. 1-2. Présentation de ce texte
de Joyce, traduit par André du Bouchet.
 Baudelaire irrémédiable. Courrier du Centre International
d'Etudes poétiques, Bruxelles, n°9, mai 1956, pp. 3-18.
 Du bord de la faux. Cahiers GLM, nouvelle série, n°4, automne
1956, pp. 27-29.
 La lumière de la lame. (La Lumière de la lame, Sur la route, En
présence du jour, Croulement). Les Cahiers du Sud, Marseille,
43ème année, n°339, février 1957, pp. 227-230.
 le Feu et la lueur, Règne, Rosée, (Poèmes). Botteghe oscure,
Roma, quadreno 19, printemps 1957, pp. 16-18.
 Visage altéré de la peinture de Hélion. Cahiers d'Art, 31ème et
32ème années, 1956-1957, pp. 371-378.
 La Peinture de Jean Hélion, Mercure de France, tome 333,
n°1138, juillet 1958, pp. 240-243.
 Au-dessus du jour, Aujourd'hui, in Face de la chaleur. Les
Lettres nouvelles, 6ème année, n°62, juillet-août 1958, pp. 45-47.
 Le Second silence de Boris Pasternak, Critique, 12ème année,
n°141, février 1959, pp. 99-107.
 Sur un tableau de Poussin, Preuves,n°101, juillet 1959, pp. 44-
46. Etude sur « Orion aveugle à la recherche du soleil levant » de

342
Poussin.
 Résolution de la poésie, Arguments, 4ème année, n°19, troisième
trimestre, 1960, pp; 42-44.
 Contemporains des derniers hymnes..., Preuves, N°119, janvier
1961, p. 50. note d'introduction à la traduction de poèmes de
Hölderlin.
 Un jour de dégel et de vent, Mercure de France, tome 334,
n°1181, janvier 1962, Pierre Reverdy (1889-1960), pp. 141-142.
(Textes repris en volume sous le titre Pierre Reverdy (1889-1960),
Mercure de France, 1962).
 « Dregs of the storn... », Mercure de France, tome 351, n°1207,
mai 1964, pp. 164-167. Réflexions à partir de la traduction de La
Tempête.
 Percussion, Derrière le miroir, n°160, juin 1966, Riopelle, pp.
1-3. Texte sur Jean-Paul Riopelle.
 Face des apparences refusées..., Catalogue Jean Hélion, Paris,
Galerie du Dragon, 1966.
 Notes devant Seghers, L'Ephémère, n°2, printemps 1967, pp. 78-
88.
 Fragment de montagne, L'Ephémère, n°4, automne 1967, pp. 15-25.
 Vanité, Catalogue Jean Hélion, paris, Centre national d'art
contemporain, 1969, p. 15. Note sur le tableau de Jean Hélion,
Vanité, 1957.
 ...Hölderlin aujourd'hui, L'Ephémère, n°14, été 1970, pp. 158-
170.
 (La Peinture de Jean Hélion), Catalogue Hélion, Paris, Centre
national d'art contemporain, 1970, pp. 64-65. Reprend le n°25.
 ...sur un coin éclaté, L'Ephémère, n°19-20, hiver 1972-
printemps 1973, pp. 428-449. Texte associé à des encres de Gilles
du Bouchet (sous le pseudonyme de Louis Bruzon).
 Dans un livre que je n'ai pas sous la main..., Bulletin du
bibliophile, 1974, 2, Hommage à Iliazd, pp. 151-155.
 Un jour de plus, catalogue Tal Coat, Paris, Centre national
d'art et de culture Georges Pompidou, Musée national d'art
moderne, 1976, pp. 25-42.
 ...ici, à toutes jambes..., Bulletin de Poésie ininterrompue,
n°76, novembre 1976, André du Bouchet.

343
 Prosopopée du « Lecteur », Bulletin d'Orange Export Ltd, n°7,
décembre 1976, pp. 27-28. Note sur Le Lecteur de Pascal Quignard.
 D'un entretien radiophonique, in Pierre Chappuis, André du
Bouchet, collection Poètes d'aujourd'hui, Paris, Seghers, 1979,
pp. 86-89. Notes transcrites à partir d'un entretien radiophonique
avec Pascal Quignard, France-Culture, 1976.
 L'écrit à haute voix, in Pierre Chappuis, André du Bouchet,
collection Poètes d'aujourd'hui, Paris, Seghers, 1979, pp. 90-91
 Glose sur un frontispice de Tal Coat à l'eau-forte, Catalogue
de l'exposition André du Bouchet – Pierre Tal Coat, Château de
Ratilly, Treigny (Yonne), 23 juin-1( septembre 1979.
 « Les Hauts-de-Bühl », L'Ire des Vents, n°3-4.
 Matière de papier, GLM, Montpellier, Fata Morgana, 1982, pp.
91-97. En hommage à Guy Lévis-Mano.
 Ici en deux, L'Ire des vents, n°6-8, Espaces pour André du
Bouchet, 1983, pp. 24-53.
 Axiomes, L'Ire des vents, n°6-8, Espaces pour André du Bouchet,
1983, pp. 311-327.
 Sur un gérondif, L'Ire des vents, n°6-8, Espaces pour André du
Bouchet, 1983, pp. 413-429.
 Interstice configurant un dessin, Prévue n°23, Université Paul
Valéry (Montpellier III), mai 1983, pp. 1-16.
 Peinture (II), L'Ire des vents, n°9-10, 1983, pp. 62-82.
 Notes sur la traduction, L'Autre journal n°1, décembre 1984,
pp. 96-98.
 Poèmes, L'Ire des vents, n°11-12, 1985, pp.214-220.
 Peinture, L'Ire des vents, n°11-12, 1985, pp. 221-222.
 Dérapage sur une plaque de verglas, déchet de la neige. Action
poétique, n°96-97. En hommage à Jean Tortel
 Cendre tirant sur le bleu, La Revue de la Bibliothèque
Nationale, n°18, hiver 1985. Texte en hommage à Pierre de Tal
Coat.
 Notes sur la traduction, L'Ire des vents, n°13-14, 1986, pp.
81-117.
 A côté de quelques mots relevés chez Francis Ponge, Cahiers de
l'Herne, Francis Ponge, 1986.
 Carnet, extrait de pages de carnets, in La Rivière échappée,

344
n°8-9, 1997.
 Sur une gravure de Laisses, in Portrait(s) de Pierre Tal Coat,
Paris, BNF, 1999.
 Une excavation, in Existence, crise et création de Henri
Maldiney, La Versanne, Encre marine, 2001.
 Pour Louis-René des Forêts, in Poésie, n°96, 2ème trimestre
2001.
 Poèmes inédits, in André du Bouchet, Clément Layet, Paris,
Seghers, 2002.
 Extraits d'un carnet de 1958, in Nu(e), n°25, 2003, pp. 83-91.
 Document inédit d'André du Bouchet, in Ecritures
contemporaines, n°6, « André du Bouchet et ses Autres », textes
réunis et présentés par Philippe Met, 2003.
 Correspondances inédites, carnets manuscrits et derniers poèmes
en travail inédits, in
André du Bouchet. Espace du poème, espace de la peinture...,
Toulon, Hôtel des Arts, 2003.
 Agrandissement, avec des découpes peintes de James Guitet,
Bussy-le-Grand, Monique Mathieu, 2003.
 Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de 1949-1959,
éditions Le Bruit du Temps, 2011.
 Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955, éditions
Le Bruit du Temps, 2011.

B) Anthologie

 L'oeil égaré dans les plis de l'obéissance au vent, par Victor


Hugo. GLM, Paris, 1956. Choix de textes de Victor Hugo précédé
d'une note de présentation par André du Bouchet.

C) Entretiens écrits

 Avec du Bouchet, par Georges Piroué, Mercure de France, n°343,


1961, pp. 551-554.
 Entretien avec Serge Gavronski, in Poems and Texts, New York,
October House, 1968.
 D'un entretien radiophonique [notes transcrites à partir d'un

345
entretien téléphonique avec Pascal Quignard, France Culture,
1976], in André du Bouchet, de Pierre Chappuis, Paris, Seghers,
1979, pp. 86-89.
 Entretien avec André du Bouchet, 9 mai 1978. Raports, Het
Franse Boek, n°XLIX, 1979, pp. 49-53.
 La liberté des mots, une obscurité qui ponctue, par Monique
Pétillon, Le Monde des Livres, 4 mai 1979.
 André du Bouchet à la croisée des langages, portrait et
entretien d'André du Bouchet, par Monique Pétillon, Le Monde des
Livres, 10 juin 1983.
 Fragments de « Poésie ininterrompue », n°76 (France-Culture, 8-
15, novembre 1976), Banana Split, n°11, août-décembre 1983.
Transcription d'un entretien avec Pascal Quignard.
 André du Bouchet : Remous, propos recueillis par Alain
Veinstein, L'Autre journal, n°1, décembre 1984.
 Interview of André du Bouchet, Alain Veinstein, Origin, Fifth
Series, n°6, 1985, pp. 81-84.
 Deux entretiens d'André du Bouchet avec Alain Veinstein, in
André du Bouchet. Espace du poème, espace de la peinture...,
Toulon, Hôtel des Arts, 2003.
 Avec du Bouchet, entretien avec G. Piroué (1961),
L'étrangère no 14-15, La lettre volée, juin 2007.
 André du Bouchet à la croisée des langages, Le Monde des
livres, 10 juin 1983 (L'étrangère no 14-15).
 Déplacement de glaciers. Récit d'entretiens avec André du
Bouchet, par Daniel Guillaume, Poétiques et Poésies
contemporaines. Etudes, Le temps qu'il fait, 2003.
 Entretien avec André du Bouchet par D. Grandmont,
o
L'Humanité, 10 novembre 1995 (L'étrangère n 14-15).

D) Documents radiophoniques (nous ne mentionnons ici que les


documents consultables à la BNF ou à l'Inathèque)

 Promenades ethnologiques en France; trois émissions en


plusieurs volets dont André du Bouchet est producteur et

346
interviewer : « L'institeur de Tournissan » (trois volets); « Le
Domaine de Cucurnis » (trois volets); « Ecriture du souvenir;
souvenirs sans écriture » (trois volets), France Culture, août
1981.
 Jean Monod et André du Bouchet : Chemins de traverse,
entretiens entre Jean Monod et André du Bouchet, France Culture,
rediffusés le 2 septembre 2001.
 Surpris dans la nuit, Alain Veinstein, 24 janvier 1995
 Entretien avec André Velter, dans « Agora », France Culture, le
17 juin 1996.
 Panorama, produit par Jacques Duchateau, France Culture, le 27
juin 1996.
 Montage d'entretiens d'André du Bouchet dans Toit ouvrant,
émission d'Alain Veinstein, France Culture, le 14 juillet 1997.
 Panorama à propos de la parution d'Andains et de Poèmes et
proses, France Culture, le 14 août 1999.
 Huit lettres d'André du Bouchet à Alain Bosquet, France
Culture, le 14 avril 2002.
 Surpris par la nuit, Espace de la poésie, France Culture, le
23-24 décembre 2002 (rediffusion).
 Lectures et entretien radiophonique avec Jean Daive dans Pour
ainsi dire, France Culture.

E) Films ou images animées

 La Pierre bleue, Laurence Bazin, Pirouette Films 1983.


 « Le Cercle de Minuit », émission de Laure Adler, France 2, 10
janvier 1995.
 Si vous êtes des mots, parlez. Rencontre avec le poète André du
Bouchet, film écrit par Mickaël Jakob, réalisé par Bernard
Jourdain, Tanguera Films/Images plus, 2000.

F) Traductions

a) En revue (ne seront mentionnés ici que les textes qui n'ont pas
été repris en volume, ou qui l'ont été avec des modifications
importantes)

347
 PASTERNAK Boris, Haute maladie. Cahiers GLM, nouvelle série,
automne 1954, pp. 5-9.
 DONNE John, Lettres à plusieurs amis. L'Ephémère, n°9,
printemps 1969, pp. 134-150.
 RIDING Laura, Poet : a lying word (Traduction par Anne de Staël
et André du Bouchet), L'Ephémère, n°11, automne 1969, pp. 378-403.
 TSVETAEVA Marina, Lettre à Rainer Maria Rilke pour le nouvel an
(Traduction par Véronique Lossky et André du Bouchet). L'Ephémère,
n°17, printemps-été 1971, pp. 134-145.
 SEQUIN Iliassa, Love Quintet. L'Ephémère, n°18, automne 1971,
pp. 210-215.
 MANDELSTAM Ossip, Voyage en Arménie. Traduction par Louis
Bruzon (pseudonyme d'André du Bouchet en collaboration avec Gilles
du Bouchet). L'Ephémère, n°19-20, hiver-printemps 1972-1973, pp.
329-367.
 SEQUIN Iliassa, Words on poetry. L'Ire des vents, n°6-8, 1983,
pp. 262-264.
 HOLDERLIN Johann Christian Friedrich, Colomb. L'Ire des vents,
n°12, 1986.
 MANDELSTALM Ossip, La Physiologie de la lecture est encore à
étudier, L'Ire des vents, n°12.
 HANS FAVEREY, Quatre poèmes, in La Rivière échappée, n°8-9,
1997.

b) En volume

 FAULKNER William, La Gambit du cavalier, nouvelles. Paris,


Gallimard, 1951.
 HOLDERLIN Johann Christian Freidrich, Poèmes. Gravures à l'eau-
forte par Marx Ernst, Paris, Jean Hughes, 1961.
 SHAKESPEARE William, in Oeuvres complètes publiées sous la
direction de Pierre Leyris et Henri Evans, tome 11. paris, Formes
et Reflets (Le Club Français du Livre), 1961. Rééd. 1964.
 SHAKESPEARE William, Henri VIII, Les Plaintes d'une Amante, Le
Phénix et la Colombe, in Oeuvres complètes publiées sous la
direction de Pierre Leyris et Henri Evans, tome 12. paris, Formes

348
et Reflets (Le Club Français du Livre), 1961. Rééd. 1964.
 JOYCE James, Finnegans wake, fragments adaptés par André du
Bouchet, introduction de Michel Butor, (avant-propos d'André du
Bouchet), suivis de Anna Livia Plurabelle. Paris, Gallimard, 1962.
 HOLDERLIN Johann Christian Friedrich, Poèmes, Paris, Mercure de
France, 1963.
 SHAKESPEARE William, La Tempête, Paris, Mercure de France,
1963.
 SHAKESPEARE William, La Tempête. Illustrations de Leonor Fini,
Paris, Aux dépens d'un amateur, 1965.
 HOLDERLIN Johann Christian Friedrich, Conciliateur, Fête de
paix, L'Ister, En bleu adorable, in Oeuvres complètes, volume
publié sous la direction de Philippe Jaccottet. Paris, Gallimard,
1967, (Bibliothèque de la Pléiade).
 CELAN Paul, Voix, Poèmes, Le Méridien, traduction par André du
Bouchet; Entretien dans la montagne, traduction par John E.
Jackson et André du Bouchet, in Strette, Mercure de France, 1971.
 SHAKESPEARE William, La Tempête, in Le Songe d'une nuit d'été
suivi de Cymbeline et de La Tempête, Paris, Le Livre de Poche,
1971.
 ILIAZD, Pirosmanachvili 1974 (Traduction Andrée Robel et André
du Bouchet). Avec une pointe-sèche de Pablo Picasso, Paris, Le
Degré quarante et un, 1972.
 JOYCE James, Giacomo Joyce, Paris, Gallimard, 1973.
 MANDELSTAM Ossip, Voyage en Arménie. Traduction par Louis
Bruzon (pseudonyme de André du Bouchet en collaboration avec
Gilles du Bouchet), Paris, Mercure de France, 1973.
 HOLDERLIN Johann Christian Friedrich, L'Unique. Illustration de
Bram Van Velde. Paris, Maeght éditeur, 1973.
 CELAN Paul, Poèmes, Paris, Clivages, 1978.
 MANDELSTAM Ossip, Voyage en Arménie. Traduction revue et
corrigée par André du Bouchet. Paris, Mercure de France, 1985.
 HOLDERLIN Johann Christian Friedrich, Poèmes, Paris, Mercure de
France, 1986. edition revue et augmentée, comportant des
traductions nouvelles.
 CELAN Paul, Poèmes, Paris, Mercure de France, 1986. choix de
texte différents, comportant des traductions nouvelles.

349
 MANDELSTAM Ossip, Physiologie de la lecture, Paris, Fourbis,
1989.
 CELAN Paul, Le Méridien, Montpellier, Fata Morgana, 1995.

Nous n'avons pas mentionné le fond André du Bouchet en cours de


classement, donation de Anne de Staël-du Bouchet en 2002
(manuscrits, tapuscrits, correspondances reçues, livres,
manuscrits et ouvrages offerts par ses amis, archives de presse,
photographies et documents audiovisuels, quelques objets familiers
et œuvres d'art), à la bibliothèque de Jacques Doucet.

2. SUR ANDRÉ DU BOUCHET

A) Ouvrages entièrement consacrés à André du Bouchet

a) Livres

 BISHOP (A.M.), Altérités d'André du Bouchet, Amsterdam, Rodopi,


2003.
 BONNEFOY (Y.), Dans un débris de miroir, Paris, Galilée, 2006.
 CHAPPUIS (P.), André du Bouchet. Collection Poètes
d'aujourd'hui, Paris, Seghers, 1979.
 DEPREUX (J.), André du Bouchet ou la parole traversée, Seyssel,
Champ Vallon « Champ poétique », 1988.
 DUCROS (F.), Ici partagé, disparaissant, Montpellier, Champ
social, 2006.
 EMAZ (A.), André du Bouchet, Paris, Albin Michel, 2003.
 JACCOTTET (P.), Truinas, le 21 avril 2001, Genève, La dogana,
2004.
 JAKOB (M.), Présence d'André du Bouchet, Die, A Die, 1998.
 LAYET Clément, André du Bouchet, Paris, Seghers « Poètes
d'aujourd'hui », 2002.
 MASCAROU (A.), Les Cahiers de "L'éphémère", 1967-1972. Tracés
interrompus (préface de J.-M. Maulpoix), Paris, L'harmattan, 1998.
 PEYRÉ Yves, André du Bouchet. A hauteur d'oubli, Paris,
Galilée, 1999.

350
 RANNOU (F.), L'inadvertance, Rennes, Publie.net, 2008.
 REYNARD (J.-M.), L'interdit de langue. Solitudes d'André du
Bouchet, Paris, Fourbis, 1994.
 RIJCKE de (E.), L'expérience poétique dans l'œuvre d'André du
Bouchet, Bruxelles, La lettre volée, 2012.

b) Numéros spéciaux de revue

 Bulletin de Bibliophilie, 1977, n°3-4. Comporte les études


suivantes :
- Chappuis Pierre: « Revenir au même ».
- Durand André : « Le dehors ennemi de la conversation ».
- Ernoult Claude : « Qui n'est pas tourné vers nous : la phrase et
le regard ».
- Peyré Yves : « Air ou poème ».
- Quignard Pascal : « Le mot de page ».
- Reynard Jean-Michel : « Sur une page époquale de du Bouchet ».
- Veinstein Alain : « D'un carnet de lecteur ».

 L’Ire des vents, n°6-8, Espaces offerts à André du Bouchet,


1983. Comporte les études suivantes (dans l’ordre du sommaire):
- Collin Bernard : « Enarratio ».
- Lefebvre Henri : « Phases de la poésie d’André du Bouchet ».
- Tortel jean : « La marche éclatée d’André du Bouchet ».
- Staël (de) Anne : « La voix sur son retour ».
- Peyré Yves : « Annotations. En marge de Dans la chaleur
vacante ».
- Alba Michel : « La parole comme Sinnsucht ».
- Depreux Jacques : « Sur quelques poèmes de Dans la chaleur
vacante ».
- Chapon François : « Cheminement d’André du Bouchet et de Pierre
Tal Coat ».
- Maldiney Henri : « Les blancs d’André du Bouchet ».
- Collot Michel : « André du Bouchet et le pouvoir du fond ».
- Ducros Franc : « D’un certain écrire : en devenir, qui
s’inachève ».

351
- Tâche Pierre-Alain : « Rapides en amont ».
- Chappuis Pierre : « L’instant irréductible ».
- Ponge Francis : « Pour André du Bouchet ».
- Yoshida Kanako : « l’embrasure des mots ».
- Téboul Jean-Pierre : « Du souffle ajouré la poussière ».
- Denis Philippe : « A partir d’un titre ».
- Reynard Jean-Michel : « La parole inhumaine : atelier ».
- Jaccottet Philippe : « Une montagne nous sépare… ».

 Autour d’André du Bouchet, Actes du colloque des 8, 9 et 10


décembre 1983, textes réunis et présentés par Michel Collot, PENS,
Paris, 1986 : JACKSON, DUCROS, WYBRANDS, PEYRÉ, QUINSAT, ONIMUS,
GAUDIN, SCHNEIDER, KIBÉDI-VARGA, GUEDJ, CHAPPUIS, COLLOT,
BÖSCHENSTEIN.

 Prévue no 3, André du Bouchet, Paris, 1993.

 Sources no 16, Paris, 1996.

 Prétextes no 13, Paris, 1997.

 Ralentir travaux no 8, Paris, 1997.

 Po&sie no 96, Paris, Belin, 2001.

 André du Bouchet et ses autres, Ecritures contemporaines 6,


dirigé par MET (P.), Paris, Minard, 2002.

 Saluer André du Bouchet, collectif, Paris, William Blake & Co.


Edit., 2004.

 L'étrangère no 14-15, André du Bouchet 1, coordonné par F.


Rannou, Bruxelles, La lettre volée, 2007 [volume riche en
inédits].

 L'étrangère no 16-17-18, André du Bouchet 2, coordonné par F.

352
Rannou, Bruxelles, La lettre volée, 2007 [volume riche en
inédits].

 Europe, André du Bouchet, no 986-987, coordonné par V.


Martinez, Paris, juin-juillet 2011 [à noter l'entretien-témoignage
de Paul Auster "La volonté de prendre des risques"].

 Présence d'André du Bouchet, actes du colloque de Cerisy, M.


Collot, J.-P. Léger (dir.), 2012.

B) Etudes publiées en volume

BIGONGIARI (P.), « Du Bouchet o la verbalizzazione


dell’universo », in la Poesia come fuzione simbolica del
linguagio, Milan, Rizzoli, 1972.
CHAPON (F.), Préface au catalogue de l’exposition André du Bouchet
–Pierre Tal Coat, Château de Ratilly, Treigny, 1979.
GREENE (R.), « André du Bouchet », in Six French Poets of our
Time, Princeton University Press, 1979, pp. 124-139.
MALDINEY (H.), "Naissance de la poésie dans l'oeuvre d'André du
Bouchet", dans L'art, l'éclair de l'être, Chambéry, Comp'Act,
2003.
MALDINEY (H.), "Les blancs d'André du Bouchet", dans Art et
existence, Paris, Klincksieck, 2003.
JACCOTTET (P.), « Approche de du Bouchet » et « Où il n’y a pas
d’approche », in L’Entretien des Muses, Parsi, gallimard, 1968,
pp. 261-272.
MAGNY (O.), « Du Bouchet », in Ecrivains d’aujourd’hui, Paris,
Grasset, 1960, pp. 137-144.
RICHARD (J.-P.), « André du Bouchet », in Onze études sur la
poésie moderne, Paris, Le Seuil, 1964, pp. 233-256.
WIEBKE (A.), Schneegespräche an gastlichen Tischen.
Wechselseitiges Übersetzen bei Paul Celan und André du Bouchet,
Universitätsverlag Winter, Heidelberg, 2006.

353
C) Etudes publiées en revue

BEESE (H.), « Du Bouchet » (Ou le soleil). In Neue deutsche Hefte,


Berlin, n°121, 1969, pp. 138-142.
BIGONGIARI (P.), “Poesia di André du Bouchet”. In Approdo
Letterario n°48, octobre-décembre 1969, pp. 134-136.
BLOEM (R.), « Bergen verzetten », in De Gids n°6, 1977.
BONNEFOY (Y.) « La poésie d’André du Bouchet », in Critique n°179,
avril 1962, pp. 291-298.
BOWIE (M.), « André du Bouchet », in Cambridge Review, volume 91,
n°2194, janvier 1970, pp. 83-85.
BURGART (J.-P.), « Lecture d’André du Bouchet », in Tel Quel,
n°18, été 1964.
CHAPPUIS (P.), Ou le soleil., in Nouvelle Revue Française, n°32,
1968, pp. 819-821 ; « Un acte de violence », in La Quinzaine
littéraire, n°65, janvier 1969, p.12 ; « Au cœur de la parole »,
in La Quinzaine littéraire, n°139, avril 1972.
COLLECTIF, Compar(a)ison. An International Journal of Comparative
Literature, no 2, Amsterdam, Peter Lang, 1999.
CORMAN (C.), « Du Bouchet », in Sub-stance, n°23-24, 1979, pp. 11-
21.
DEMASNUY (H.), « Phases de la poésie d’André du Bouchet », in
Synthèse, n°190, mars 1962.
DENIS (P.), « Entre deux livres », in Critique n°367, décembre
1977.
DIJK (T. A. van), « sémantique structurale et analyse thématique :
un essai de lecture : André du Bouchet : Du bord de la faux », in
Lingua, n°23, juin 1969.
DUCROS (F.), « Lire », in Prévue n°26, Université Paul Valéry
(Montpellier III), mai 1984, pp. 60-61.
ERNOULT (C.), « Du Bouchet face aux écrans de l’art », in Les
Lettres nouvelles, mai-juin 1972.
GREENE (R.), « André du Bouchet : Qui n’est pas tourné vers
nous », in French Review, XLVII, n°5, avril 1974, pp. 1017-1018.
JACKSON (J. E.), « D’un topisme originaire », in Courrier du
Centre International d’Etudes Poétiques, n°81, 1971, pp. 13-24 ;

354
« La transparence de l’obstacle », in La revue des Belles-Lettres,
n°1, 1972, pp. 80-86.
JACCOTTET (P.), « André du Bouchet », in La Gazette de Lausanne,
30 juin 1962.
KANTERS (R.), « Ce monde qui ne nous regarde pas », in Le Figaro
littéraire, n°1388, 23 décembre 1972.
KIBÉDI-VARGA (A.), Ou le soleil, in Het Franse Boek, n038, 1968,
pp. 166-168.
MAGNY (O. de), « La poésie de du Bouchet », in L’Arc, n°9, janvier
1960, pp. 67-68.
PEYRÉ (Y.), « Un frémissement partagé : Sous le linteau en forme
de joug, d’André du Bouchet et Pierre Tal Coat », in Bulletin de
bibliophilie, 1978, n°4 ; « André du Bouchet aux prises avec
l’impossible parole », in Critique, tome XXXV, juin-juillet 1979,
n°385-386, 30 ans de poésie française, pp. 523-532.
RADAR (E.), « Lecture de du Bouchet », in Le Langage et l’Homme,
n°23, octobre 1973, pp. 40-43.
REYNARD (J.-M.), « L’interdit de la langue », in Prévue,
Université Paul Valéry, Montpellier III, n°29-30, septembre 1985.
SCHNEIDER (P.), Air, in Critique, n°62, juillet 1952.
SEYNES de (J.-B.), "Liberté d'André du Bouchet", dans La rivière
échappée no 8-9, 1997.
SIMONIS (F.), « Das Erfahren von Sprache und Welt bei Du
Bouchet », in Nachsurrealistiche Lyrik in zeit genössichen
Frankreich », Heidelberg, Winter 1974.
TACHE (P.-A.), « André du Bouchet : Ou le soleil », in Tribune de
Lausanne, 6 octobre 1968 ; « Tout devient mots », in La revue des
Belles-Lettres, n°3-4, 1977.
VUARNET (J.-N.), « André du Bouchet », in Littérature de notre
temps, n°4, Casterman, 1970.

3. DE LINGUISTIQUE, CRITIQUE, PHILOSOPHIE ET STYLISTIQUE

 BARTHES (R.), Le Plaisir du texte, Seuil, 1973.


“L'ancienne rhétorique, aide-mémoire”, in Communications n° 16,
Seuil, Paris, 1970.

 BENVENISTE (E.), Problèmes de linguistique générale, Gallimard,

355
1974.
 BLANCHOT (M.), L’Entretien infini, Gallimard, 1969.
- Le Livre à venir, Gallimard, 1959.
- L’espace littéraire, Gallimard, 1988.
 BOUGAULT Laurence, Poésie et réalité, L’Harmattan, 2005.
 CHARLES (D.), Le temps de la voix, Paris, Jean-Pierre Delarge,
1978.
 COHEN (J.), Structure du langage poétique, Flammarion, 1966.
- Le haut langage, théorie de la poéticité, Flammarion, 1979.
 DAMOURETTE (J.), Traité moderne de ponctuation, 1939.
 DELEUZE (G.), Logique du sens, Minuit, 1969.
 DE MULDER W. (1998) « Du sens des démonstratifs à la
construction d’univers », Langue française n° 120, p.21-32, Paris,
Larousse.
 DERRIDA (J.), L’écriture et la différence, Seuil, 1967.
 FROMILHAGUE (C.) et SANCIER (A.), Introduction à l’analyse
linguistique, Bordas, 1991.
 FUCHS C. (1987), « Les relatives et la construction de
l’interprétation », Langages n° 88, p.95-127, Paris, Larousse.
 GARDES (J.), La stylistique, Colin, 1992. GARY-PRIEUR M.-N. et
NOAILLY M. (1996) « Démonstratifs insolites », Poétique n° 105,
p.111-121, Paris, Seuil.
 GARY-PRIEUR M.-N. et LEONARD M. (1998) « Le démonstratif dans
les textes et dans la langue », Langue française n° 120, p. 5-20,
Paris, Larousse.
 GARY-PRIEUR M.-N. (1998) « La dimension cataphorique du
démonstratif. Etude de constructions à relative », Langue
française n° 120, p. 44-50, Paris, Larousse.
 GREIMAS (A.-G.), Sémantique structurale, PUF, 1966/1986.
 GUILLAUME (G.), Leçons de linguistique 1943/1944 A, Presses
universitaires de Laval (Québec), Presses universitaires de Lille,
1990.
- Leçons de linguistique 1947/1948 C, Presses universitaires de
Laval (Québec), Presses universitaires de Lille, 1988.
- Leçons de linguistique 1949/1950 A, Presse universitaires de
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359
La Voix dans l’œuvre d’André du Bouchet

Résumé

Fondatrice et résultante du corps textuel, origine et horizon du poème, la


Voix, dans l’œuvre d’André du Bouchet, dépend de cet espace exigu qui se
situe simultanément en dehors du sens et du non-sens. Dépassant la dichotomie
écriture/oralité propre à la métaphysique traditionnelle occidentale, le
poète l’apparente à une sorte de balancement entre l'exprimé et l'imprimé,
entre un « vouloir-dire » et un « faire-silence ». La Voix est ce « signe »
du bruit ou du mutisme, clair de toute signification préétablie et
irréductible, dans le temps où il est perçu à l’ordre de la langue, qu’il
habite cependant. Le sens des mots ne se constitue que dans la disposition
élocutoire qui les porte à la parole et qui englobe l’ensemble de la
corporéité et de la spatialité. Retentissante dans un espace qui est ouvert
sur le dehors, la Voix est la manifestation d’un « espace-temps-lieu-monde »
singulier par l'écoute qui, seule, peut entendre dans les mots l'émergence
d'un existant. Véritable ouverture potentielle et permissive à un toujours
vouloir-dire, la Voix perd son statut d’épiphénomène (simple expression
sonore d’une pensée primitive) pour acquérir celui d’événement. Elle est
cette parole pour ne rien dire, dont force est de prendre acte sans conclure.

Mots-clés : André du Bouchet, voix, poésie, écriture, oralité, signification

The Voice in the works of André du Bouchet

Summary

The Voice in the works of André du Bouchet, is at the foundation and the
result of the text corpus, the origin and horizon of the poem. It is
dependent on the exiguous space lying simultaneously beyond meaning and lack
of meaning. Transcending the writing/oral expression dichotomy characterizing
Western traditional metaphysics, the poet identifies it as swaying somehow
from the expressed to the imprinted, from a “meaning to say” to a “keeping
under silence”. The Voice is the “sign” of noise or silence. It is void of
all pre-established and irreducible meaning at the very moment it comes to be
perceived in the language order, yet it inhabits it. The meaning of words
only constitutes itself in the delivery phase that brings them into speech
and encompasses physicality and spatiality as a whole. Resounding in a space
looking outward, the Voice is the expression of a peculiar “space-time-place-
world” when it is listened to. It is only this listening that makes it
possible to hear the emergence of existing elements in words. As a true
potential and permissive opening to a permanent “meaning to say”, the Voice
loses its status of epiphenomenon (a simple sound expression of primitive
thought) to gain that of event. It is this speech that says nothing that we
are forced to acknowledge without reaching a conclusion.

Keywords: André du Bouchet, voice, poetry, writing, oral character, meaning

UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

ÉCOLE DOCTORALE :
ED 5 – Concepts et langages
Maison de la Recherche, 28 rue Serpente, 75006 Paris, FRANCE

DISCIPLINE : Langue française

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