La réforme voulue par Emmanuel Macron, la quatrième en vingt ans, ne fera aucun gagnant en faisant
reculer l’âge de départ à la retraite. Les manifestants l’ont bien compris. L’obstination du pouvoir, prêt à
passer en force, est porteuse d’un danger démocratique.
S’ il fallait un mot pour alimenter la flamme déjà vive des oppositions au projet de réforme des retraites du
gouvernement, Élisabeth Borne a su le trouver dimanche 29 janvier. Le décalage de 62 ans à 64 ans de l’âge
légal de départ, tout comme l’accélération de l’augmentation de la durée de cotisation, n’est « plus négociable », a
affirmé la première ministre.
Peu importe si, selon le président du Conseil d’orientation des retraites lui-même, la réforme n’est pas
indispensable en matière de finances publiques. Avec cette déclaration, Élisabeth Borne a manifesté l’impatience du
pouvoir, qui cherche à arracher une victoire hautement symbolique, sur un thème qui ne l’est pas moins.
Depuis 1995 et le recul du gouvernement Juppé sur son projet de réforme de la Sécurité sociale et des régimes
spéciaux, le dossier des retraites est un totem pour tous les gouvernements désireux de gagner leurs galons
présentés comme « réformistes » et de signifier qu’ils savent gouverner contre « la rue ». Une rhétorique visant à
démontrer que le conservatisme serait du côté de la gauche traditionnelle et des syndicats, quand eux seraient dans
le « mouvement », le « changement ».
Lors de la manifestation contre la réforme des retraites à Paris, 19 janvier 2023. © Photo Marie Magnin pour Mediapart
Au-delà de ces effets de manche, toucher aux retraites, c’est pourtant risquer de déséquilibrer le contrat social sur
lequel repose le pays depuis 1945, en dévitalisant la bien nommée Sécurité sociale et ses promesses de solidarité et
de fraternité. Après les trois précédentes réformes de 2003, 2010 et 2014, ce coup de boutoir supplémentaire
pourrait bien être celui qui fait s’effondrer tout l’édifice. La débâcle de l’hôpital public nous enseigne qu’un service
public, aussi solide soit-il, ne résiste pas toujours à des assauts incessants.
Dimanche, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a vanté les valeurs que la majorité présidentielle est censée
défendre avec ce texte, à savoir « le travail, les valeurs de l’effort, de mérite et d’émancipation ». Autant de
déclarations d’intention qui ne peuvent pas masquer l’évidence : le projet d’Emmanuel Macron et de son
gouvernement est injuste et brutal. Socialement, politiquement, sur le fond et sur la forme.
C’est cette injustice qu’a combattue le million de personnes ayant défilé contre le texte le 19 janvier à l’appel de
tous les syndicats, unanimes pour la première fois depuis 2010. Et c’est cette brutalité à laquelle s’opposeront toutes
celles et ceux qui en feront autant ce mardi 31 janvier – dont plusieurs dizaines de salarié·es de Mediapart, après
débat en assemblée générale.
Le ministre du travail Olivier Dussopt a beau promettre que la réforme ne fera « pas de perdants », l’étude des
choix gouvernementaux contraint à dresser un constat inverse : les actifs et actives nées à partir du 1er septembre
1961 devront attendre plus longtemps pour avoir le droit de toucher leur pension (de 62 ans et 3 mois jusqu’à 64 ans
pour toutes celles et ceux nés à partir de 1968). Au risque d’un accroissement du nombre de personnes âgées
obligées d’attendre l’âge fatidique au chômage, au RSA, ou tout simplement sans ressources.
Pour celles et ceux qui avaient prévu de travailler au-delà de l’âge légal avec une carrière complète, la réforme est
aussi une mauvaise nouvelle, puisqu’elle va faire disparaître la « surcote » qu’elles et ils auraient pu accumuler
entre 62 et 64 ans, et va donc faire baisser leur montant de pension.
Mécaniquement, la réforme pèsera sur les travailleurs et travailleuses les plus pauvres, même si le gouvernement
maintient la borne des 67 ans, à partir de laquelle il n’existe plus de « décote » pour les personnes n’ayant pas cotisé
sur la durée d’une carrière complète, et si le dispositif pour les personnes en invalidité (départ à 62 ans à « taux
plein ») est préservé.
Ces choix sont loin d’être neutres ; ils sont le creuset de toutes les injustices. Demander à la population de travailler
deux ans de plus, avec des corps souvent déjà usés, ce n’est pas attendre d’elle un effort insignifiant : du fait des
réformes précédentes, et sans même prendre en compte ce nouveau texte, il est déjà acté que le temps passé à la
retraite va stagner, puis reculer en France.
Autrement dit, travailler plus longtemps, c’est mourir plus vite une fois la retraite arrivée – voire avant qu’elle
n’arrive. Le constat est encore plus rude quand on se penche sur les chiffres de l’espérance de vie en bonne santé. Et
ces données masquent elles-mêmes une autre évidence : les ouvriers et les ouvrières meurent beaucoup plus vite
que les cadres (6,4 ans plus tôt, selon l’Insee) et passent leurs années de retraite en moins bonne santé.
Enfin, malgré ce que le gouvernement n’a cessé d’affirmer, les femmes ne seront pas non plus gagnantes en
moyenne. Il est à cet égard piquant de constater qu’Élisabeth Borne répète que le gouvernement va « protéger » les
femmes en ne touchant pas à la limite des 67 ans : implicitement, elle reconnaît que sa réforme est un danger,
contre lequel il faut apporter une protection pour une partie de la population.
Réformer les retraites comme entend le faire Emmanuel Macron, c’est donc brutaliser le corps social. S’opposer à ce
projet – sans nier les nombreuses inégalités que recèle le système actuel –, c’est éviter le creusement des inégalités
et refuser le recul permanent des droits comme seul horizon.
Le gouvernement le sait : il a déjà perdu la bataille de l’opinion. À bout d’arguments, le président n’a pourtant pas
renoncé à faire de cette réforme le marqueur de son second mandat. Il se prépare au contraire au passage en force.
L’examen du texte en commission a débuté à l’Assemblée nationale, et il arrivera dans l’hémicycle le 6 février. Le
gouvernement a prévu d’aller le plus vite possible, en mobilisant des outils constitutionnels jamais utilisés pour un
texte d’une telle ampleur. Il est même envisagé de se passer d’un vote à l’Assemblée. Il faut être aveugle pour
ignorer les risques que prend Emmanuel Macron en s’appuyant seulement sur le parti Les Républicains en fragiles
alliés.
Un pouvoir sourd à des manifestations monstres ayant rassemblé dans toute la France bien au-delà des bataillons
habituels, qui méprise les huit syndicats de salarié·es, qui oublie les oppositions venues de toutes les catégories
sociales et ignore les partis d’opposition, est aussi un pouvoir qui risque de précipiter trop de citoyen·nes dans les
bras de l’extrême droite. Il est urgent de contrer ce danger démocratique.
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