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Gjidara Marc. Cadres juridiques et règles applicables aux problèmes européens de minorités. In: Annuaire français de droit
international, volume 37, 1991. pp. 349-386.
doi : 10.3406/afdi.1991.3022
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/afdi_0066-3085_1991_num_37_1_3022
ANNUAIRE FRANÇAIS DE DROIT INTERNATIONAL
XXXVII - 1991 - Editions du CNRS, Paris
CADRES JURIDIQUES
ET REGLES APPLICABLES
AUX PROBLEMES EUROPEENS DE MINORITES
Marc GJIDARA
SOMMAIRE
Introduction
Conclusion
(1) S. Bastid, «Les droits des peuples dans le plan à moyen terme de l'UNESCO (1984-
1989)», Mélanges offerts à Charles Chaumont, Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes - Mé
thodes d'analyse du droit international. Pédone, Paris 1984, p. 11.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 351
Durant les années soixante-dix, alors pourtant que les indices étaient
clairs et convergents, aucune action diplomatique sérieuse n'envisagea d'an
ticiper les bouleversements annoncés en prévenant les dérapages identifia
bles. A cet égard, les chancelleries réagirent, notamment dans la crise
yougoslave qui s'aggravait depuis 1980, à l'aune des intérêts du statu quo
et de M. Gorbatchev. Les grandes démocraties eurent la possibilité d'ouvrir
une brillante période historique, faite de retrouvailles des peuples, de par
tage de biens matériels, intellectuels et spirituels. L'Ouest vainqueur toutes
catégories, aux plans politique, économique et même militaire, a choisi de
continuer à «caler» sa diplomatie sur ses propres urgences et sur les ap
pareils étatiques, au lieu de redécouvrir l'autre Europe dans toute sa richesse
culturelle et humaine, alors que certains Etats n'étaient notoirement que
le fruit historique du hasard, de la violence ou de la ruse. Plus préoccupant
encore, devant le caractère irréversible du mouvement d'émancipation na
tionale, les réactions des milieux officiels étaient obérées par des représen
tationsfausses, handicapées par des manipulations anciennes et habiles,
qui se superposaient à une ignorance aggravée par la banalisation de don
nées et de concepts piégés. C'est ainsi que la dénonciation-réflexe des «na
tionalismes» en bloc, amalgamait sous un seul vocable d'ailleurs lui-même
équivoque et connoté, les phénomènes de remise en cause de l'Etat totalitaire
et impérialiste, les volontés d'isolement, de fermeture et d'exclusion, les po
litiques agressives prédatrices et expansionnistes, les affirmations identi
taires et les pétitions d'héritages. Les réactions ne prenaient en compte ni
les rapports spécifiques de la nation à l'Etat existant à l'Est, ni l'histoire
douloureuse et travestie, ni l'évolution psychologique particulière de ces peu
ples qui accédaient à l'international. Or, depuis leur création presque simul
tanée il y a plus de soixante-dix ans, les Etats dictatoriaux tels l'U.R.S.S.
et la Yougoslavie avaient en fait coupé de l'Europe et de l'universel les na
tions et les peuples qu'ils renfermaient et enfermaient littéralement. A ces
réalités subtiles n'a correspondu à l'ouest qu'une prise de vue stéréotypée,
peu soucieuse d'élaborer des instruments d'analyse et un appareil conceptuel
appropriés, et se contentant de projeter des notions façonnées ailleurs, dans
un contexte occidental particulier.
Avec les petites nations (2), les minorités sont un autre élément de cette
réalité internationale nouvelle. Le 1er janvier 1989, à l'occasion de la journée
mondiale de la paix, le pape Jean-Paul II lançait un message préconisant
«le respect des minorités», afin de construire les relations internationales
qui se dessinaient. L'Europe officielle pour sa part, devant la tournure des
événements en Yougoslavie, a pu à raison être suspectée d'avoir laissé se
développer la répression militaire, présentée (et interprétée) faussement
comme une opération de police salutaire, pour désamorcer des conflits po
tentiels ailleurs, et dans le but de faire un exemple pour toute l'Europe
centrale et orientale, d'y stopper les dérives, avec l'espoir d'exorciser les dan
gers qui se profilaient notamment en U.R.S.S. L'armée yougoslave considérée
comme arbitre alors qu'elle n'en avait notoirement aucune des qualités, in
terpréta à sa manière ce signal, pour donner un coup d'arrêt brutal non
pas seulement à la dislocation de l'Etat, mais aussi à la chute du régime
(2) Le Messager Européen, n° 5/1991, «le destin des petites nations», sous la direction d'A.
Finkielkraut, Gallimard, p. 9 à 66 : également et du même auteur, « Le réveil des petites nations »,
Politique Internationale, n° 55 — Printemps 1992, p. 49 et s.
352 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS
(3) Sur cet aspect de la crise yougoslave, nous nous permettons de renvoyer aux travaux
du colloque de Saint- Vincent (Val d'Aoste), des 22-24 avril 1991, sur les minorités nationales en
Europe centrale et orientale : entre l'Allemagne unifiée et les nations éclatées, organisé par l'Institut
Européen des Hautes Etudes Internationales de Nice, et à notre étude sur « La Yougoslavie à
l'épreuve de la démocratie - nation centrale et nations périphériques : la superposition des clivages
politiques et nationaux » publication du Centre d'Études du Fédéralisme, n° spécial de la Revue
Fédéralisme, Bruxelles 1962, pp. 15 à 24. Egalement, Journées d'Etudes sur Peuples, minorités
et Etat-nation, organisées à Rome du 4 au 7 décembre 1991 par la Fondation Internationale Lelio
Basso pour le droit et la libération des peuples, et notre rapport sur «le cas de la Yougoslavie »
(à paraître).
(4) Le Monde, 13 avril 1991.
(5) Ainsi à propos de la Croatie, ses déclarations à la Frankfurter Allgemeine Zeitung 29 no
vembre 1991, rapportées par Le Monde, ler-2 novembre 1991.
(6) Voir par exemple l'article de G. Israël intitulé « Protéger les minorités », dans Le Monde,
4 janvier 1992, où l'auteur affirme que «la grande question pour l'Europe de demain ne concerne
plus tellement l'organisation politico-économique des Douze (...) mais la défense des peuples eu
ropéens contre eux-mêmes, contre les tentations d'une atomisation générale sous prétexte d'e
xprimer des identités spécifiques apparemment irréductibles entre elles et impossibles à gérer par
une quelconque organisation étatique fédérale ou confédérale ». Après avoir posé qu'il n'est « pos
sible sous peine de balkanisation à la puissance mille, de créer autant d'Etats qu'il existe de
minorités », il propose la France comme « exemple d'Etat unitaire réussi (pour) jouer un rôle d'in
spirateur et d'arbitre ». Cette remarque lui valut une réplique de Max Simeoni (Le Monde, 22 jan
vier 1992), soulignant que l'Etat national unitaire peut aussi se servir des droits de l'homme
individuels pour éluder et parfois combattre les autres droits collectifs (culturels, historiques,
religieux, économiques). C'est la preuve que ce débat transidéologique n'épargne pas des pays
comme la France, l'Espagne, ou la Grande-Bretagne.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 353
doit être distinguée d'autres qui lui sont connexes, comme celles des régio-
nalismes, des réfugiés, de l'immigration, ou des peuples autochtones et in
digènes. Les interférences viennent de ce que le socle intellectuel des
constructions juridiques dans ces domaines (élaborées ou en gestation) est
le même. Il s'agira donc de voir successivement comment le traitement de
la question des minorités vient se greffer sur l'acquis juridique existant,
notamment dans l'ordre humanitaire, quelle problématique politique nou
velle il s'agit d'encadrer et de canaliser, et enfin de dégager la trame ou
les éléments d'une charte générale des minorités, sans négliger la nécessaire
prise en compte des particularités, ainsi que la dialectique propre des droits
à garantir et des devoirs ou des limites à envisager.
(7) Si le phénomène connaît un regain d'intérêt en Europe, il n'a jamais cessé d'être actuel
ailleurs : à titre d'exemple D. Bardonnet, « Les minorités asiatiques à Madagascar », cet Annuaire,
1964, p. 127.
(8) L. Cavaré, Le droit international public positif, Pedone, 3e éd. mise à jour par J.P. Que-
neudec, Paris 1970, tome 1, p. 231 et s.
354 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS
(9) II semble qu'il s'agit d'une constante historique, puisqu'en 1991-1992 ce sont les églises
catholiques qui furent visées par l'artillerie de l'armée serbo-fédérale et de ses groupes para-mil
itaires, quand elles n'étaient pas dynamitées de manière programmée après conquête des villages
croates, hongrois ou slovaques de Croatie.
(10) C'est la solution pratiquée en 1991-1992 par le pouvoir militaire de Belgrade, y compris
sous la forme des expulsions et déportations combinées avec la tactique de la terre brûlée et les
destructions systématiques sélectives en Croatie et en Bosnie, afin de constituer des enclaves
serbes homogènes ethniquement pures. Certains milieux extrémistes officiels à Belgrade prônent
la même méthode expéditive en Serbie même, notamment pour les Albanais du Kosovo, les Hong
rois et les Croates de Vojvodine, les Musulmans du Sandjak (propos du député et leader natio
naliste V. Seselj).
(11) Traité de Neuilly du 27 novembre 1919 et convention gréco-bulgare du même jour,
Convention de Lausanne du 30 janvier 1923 imposée par la Turquie à la Grèce. Pour la période
de l'entre-deux guerres, les avis de la C.P.J.I. et les pratiques de la guerre et de l'après-guerre,
L. Cavaré, op. cit., p. 397 à 401.
(12) Nguyen Quoc Dinh, P. Daillier, A. Pellet, Droit international public, L.G.D.J., Paris,
1970, p. 539.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 355
(25) P. Ermacora, "The protection of minorities before the United Nations", R.C.A.D.I., éd.
Nijhoff, La Haye 1984, t. 182, p. 258 et s.
(26) Pour un bilan partiel, cf. nos études sur « Le droit à la langue et la politique linguistique
des Etats », in Actualités juridiques et politiques en Asie, Etudes à la mémoire de Tran Van Minh,
Pedone, Paris 1988, p. 266, et sur « La solution fédérale, bilan critique », dans Pouvoirs, n° 57,
1991, p. 93 et s., ainsi que l'article de B. de Witte sur «Minorités nationales : reconnaissance et
protection », Eod. loc, p. 113 et s.
(27) S. Bastid, op. cit., p. 18.
(28) II dispose : « Dans les Etats où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguis
tiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d'avoir, en
commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de
pratiquer leur propre religion, ou de développer leur propre langue ». La France a d'ailleurs exclu
par un acte interprétatif, l'application de ce texte à son territoire, se considérant comme une et
indivisible, ce qui ne permettrait pas de reconnaître l'existence de minorités.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 359
(29) Sur ces différents points, Y. Peeters, «l'autonomie entre les droits individuels et les
droits collectifs : la démocratie en danger ? in L'autonomie, Actes du Colloque international de
Saint- Vincent, des 1er et 3 décembre 1980, Institut Européen des Hautes Etudes Internationales,
Presses d'Europe, Paris 1981, p. 205.
360 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS
et l'a créée. Or, en Europe centrale et orientale, la nation fut vécue en dehors
de l'Etat et indépendamment de lui (empires turc, austro-hongrois ou russe,
yougoslavisme), voire contre l'Etat, qui n'était pas dispensateur de libertés.
Là, la nation a précédé l'Etat et l'a toujours transcendé, car séculairement
l'Etat était étranger ou vécu comme tel. Dans ce contexte, la garantie des
droits de l'homme passait par celle (préalable) des libertés de la nation dis
tincte de l'Etat, tout en ne pouvant émaner que de lui.
Si la Déclaration Universelle évoquait le droit des peuples, elle ne dé
finissait pas la notion de peuple.
(30) Ainsi F. Snellaert, un des précurseurs de la renaissance flamande, disait en 1847 que
« la liberté de l'individu doit être précédée par la liberté du peuple auquel il appartient, cité par
Y. Peeters, op. cit., p. 205.
(31) Ibidem. Egalement J. Beaufays, «Minorités Nationales, nationalisme et ordre interna
tional», communication aux Xllèmes entretiens sur le régionalisme (précit.), Saint-Vincent, (Vallée
d'Aoste) 22-24 avril 1991 p. 36.
(32) Dans la crise yougoslave, pour autant que la guerre en Croatie et en Bosnie-Herzé
govine a été provoquée par des minorités serbes, il n'y a pas eu recours préalable à des solutions
pacifiques, mais usage immédiat d'une violence illimitée, préventive, contre un danger non ident
ifié et des menaces hypothétiques nourries (de l'extérieur) par la manipulation des souvenirs de
la seconde guerre, et facilitée par la présence de groupes extrémistes et d'une armée soustraite
au contrôle politique.
(33) Ch. Chaumont, «Recherche du contenu irréductible du concept de souveraineté inter
nationale de l'Etat», Mélanges Basdevant, Pedone, Paris 1960, p. 149.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 361
l'un des termes méconnaît l'autre. Il est non moins vrai que l'Etat qui res
pecte les droits fondamentaux de l'homme satisfait au droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes, puisque «en chaque personne est tout un peuple, en
chaque peuple est toute personne » (36).
Il est vrai que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes a été long
temps réservé aux pays coloniaux sans transposition aux situations de «co
lonialisme interne». Il demeure que la Déclaration Universelle (art. 28 § 1
et 29 §. 1) combinée aux Pactes internationaux relatifs aux droits de l'homme
(art. 1 commun), ainsi que la Charte africaine du 28 juin 1981, établissent
juridiquement la liaison entre droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et
droits de l'homme. Cette articulation est essentielle dans le cadre de
l'UNESCO notamment (37). Il y a eu extension de la notion de liberté des
peuples, qui fait partie intégrante de la problématique de paix.
Mais droit des peuples et droits de l'homme sont-ils aussi indissolubl
ement liés, s'agissant des minorités ? On s'est demandé à cet égard si les
notions de protection des droits de l'homme et de reconnaissance interna
tionale des minorités sont compatibles (38). Les deux systèmes de protection
« relativement à la nature des droits » ne coïncidaient pas (39), la protection
des minorités ayant un contenu fixe alors que les droits de l'homme pré
sentent une universalité apparente et un contenu variable dans le temps
et l'espace. En outre, en matière de droits de l'homme joue un principe éga-
litaire, alors que le système des minorités protège l'individu et le groupe
dans leurs spécificités (raciales, linguistiques, religieuses), donc de manière
sélective et inégalitaire par rapport aux autres ressortissants de l'Etat. Il
est néanmoins difficile de dissocier le respect de la liberté des peuples et
de l'égalité des individus, du respect de la dignité de l'individu et du groupe
minoritaire.
Il est remarquable aussi que les droits de certains peuples ne sont pas
soutenus, que leur existence même est parfois contestée, notamment en Eu
rope, alors que la libération de groupes nationaux reconnus, est jugée per
turbatrice de la logique dominante. D'aucuns ont également lié la solution
des problèmes de minorités à la réalisation préalable de l'intégration euro
péenne, ce qui est une manière parfois d'éluder le problème, même si cette
perspective n'est plus aussi incertaine.
A propos des nouveaux Etats apparus sur le territoire yougoslave, il a
été considéré par les travaux de la Commission d'arbitrage présidée par M.
Badinter, que le statut des minorités réalise le droit à l'autodétermination,
dans la mesure où il permet de prendre en compte les droits de l'homme (40).
Autrement dit il n'y aurait pas dichotomie entre droits des peuples à disposer
d'eux-mêmes et droits de l'homme s'agissant des minorités. Il en résulte
(36) Ch. Chaumont cité par F. Batailler-Demichel, « Droits de l'Homme et droits des peuples
dans l'ordre international », Mélanges Chaumont, p. 24. Dans le même sens, A. N*Kolombua, «L'am
bivalence des relations entre le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et l'intégrité territoriale
des Etats en droit international contemporain», eod. loc, p. 437.
(37) S. Bastid, op. cit., p. 15.
(38) Ch. Rousseau, « Protection des minorités et reconnaissance internationale des droits de
l'Homme», Revue du Droit Public, 1930, p. 405-425; et «Droits de l'homme et droit des gens»,
in René Cassin, Liber Amicorum, t. IV, p. 315. Egalement, R. Monaco, «Les minorités nationales
et la protection internationale des droits de l'Homme», in Liber Amicorum, p. 175 et s.
(39) Ch. Rousseau, Droit international Public, Sirey, Paris 1974, t. II, p. 759.
(40) Cet aspect est développé ultérieurement avec indication des sources et renvois utiles.
364 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS
(51) La Charte des Nations Unies (précité) p. 88, commentaire de K. Mbaye sur l'article 2
par. 1.
(52) J. Amalric, «Minorités, peuples et frontières », Le Monde, 19 juin 1991, et son comment
aire sur les propos du Président de la République à ce sujet.
(53) J. Imbert, Le Point, 12 mars 1990.
(54) Le Monde, 18 avril 1991.
(55) Le Figaro, 20-21 avril 1991.
(56) Le Monde, 5 mars 1992.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 371
Les instances européennes ont néanmoins prôné une solution fondée sur
le respect du principe d'autodétermination, la poursuite de la démocratisat
ion et l'évolution vers l'économie de marché dans l'unité territoriale, ainsi
que le respect des droits de l'homme et des minorités, dont le président de
la Commission européenne déclarait que c'était des principes difficiles à
concilier, comme à tout moment crucial de l'histoire (57). Agissant en exé
cution des décisions du sommet des chefs d'Etat et de gouvernement de no
vembre 1990, la Conférence spéciale sur les minorités (Genève) de juillet
1991 dans le cadre de la C.S.C.E. contribua à esquisser certaines directives
susceptibles de tenir compte des particularités régionales. Ajuste titre cer
tains s'inquiétèrent du «grand danger à voir se constituer un monde où les
principes fondamentaux ne sont plus universels (...) clivage déjà perceptible
dans les grandes enceintes internationales » (58).
Il apparaît qu'un élément de la solution soit un nouveau type de rapports
triangulaires internationalement garanti, entre les minorités, l'Etat concerné
et la communauté internationale, considérant à propos de tous les Etats
issus de l'ex-fédération yougoslave (59), que l'on ne peut laisser aux seuls
gouvernements le soin de protéger les minoritaires. Cette issue s'inscrit dans
la tendance ancienne (mais contrariée) à internationaliser au moins partie
llement le statut des minorités, même si celles-ci ne sont pas les sujets directs
du droit international : alors même que leur protection est renvoyée aux
lois et constitutions des Etats et à leurs déclarations unilatérales, ainsi qu'à
leurs accords bi- ou multilatéraux, spécifiques ou non. Il est clair que «la
notion de protection d'un groupe et de ses droits est généralement acceptée
comme un élément du droit public international » (60). Si « les progrès du
droit international ne consistent pas uniquement dans l'amélioration des mod
alités des relations entre Etats (61), il était normal que soient pris en consi
dération le «caractère pluriforme et la diversité culturelle des Etats
européens » (62). Le problème qui surgit en cas de création d'une structure
européenne destinée à favoriser l'expression minoritaire et érigée éventuel
lementen instance arbitrale ou de médiation, est celui de l'égalité juridique
des Etats concernés, avec ceux qui ne sont (ou ne se sentent) pas concernés.
Ce progrès en droit international ne saurait déboucher sur une différencia
tion systématique entre Etats majeurs et Etats sous tutelle. Un tel clivage
se situerait dans la droite ligne de distinctions opérées au début du siècle
et identifiées par R. Charvin (63), selon lesquelles les membres d'un club
à un autre Etat existant, ou à une idée d'Etat éventuel. Les traités de 1919
évitaient l'expression «minorité nationale», soit pour ne pas entraver l'a
ssimilation, soit pour éviter que les populations concernées soient en porte-
à-faux quant au loyalisme envers les Etats de rattachement, l'un au titre
de la citoyenneté (Etat de résidence) et l'autre au titre de la nationalité
(foyer national). Mais d'une part l'expérience montre que le clivage n'est
réellement problématique que lorsque les Etats intéressés sont réciproque
ment hostiles, ou que l'un d'eux au moins entretient des visées expansionn
istes, et d'autre part il n'est conflictuel que si l'Etat « d'accueil » n'est pas
une démocratie, puisqu'au regard du droit international aucune velléité dés
tabilisatrice ou révisionniste n'est légitime contre une démocratie.
Le contexte de l'entre-deux-guerres n'était pas propice au règlement du
problème, et des pratiques comme la distinction entre minoritaires nationaux
et non-nationaux dans l'Etat de résidence, n'ont fait qu'aiguiser les appétits
nationalistes. Ceux-ci étaient tout aussi exaspérés par l'assimilation obligée
des minoritaires aux nationaux. L'après-guerre, la confrontation idéologique,
l'hétérogénéité des conceptions démocratiques, la rétrogradation du droit
dans les rapports internationaux et dans certains Etats ou certaines cultures
politiques, n'ont pas permis non plus de juger le fait minoritaire à l'aune
démocratique et des standards juridiques, puisqu'ils étaient litigieux. Mais
la notion de minorité nationale était conflictogène, surtout à cause de la
conjonction du nationalisme expansionniste ou exclusiviste et des différences
de régimes politiques, en l'absence d'un projet supranational consenti, mob
ilisateur et rassembleur.
La recherche d'un consensus sur la notion de minorité (et sur son statut)
était d'autant plus vaine que n'existaient pas les conditions élémentaires
d'un tel consensus (condamnation effective du recours à la guerre, homogén
éitédémocratique) (64). Car l'hétérogénéité nationale est dangereuse,
quand elle est potentialisée par l'hétérogénéité politique et des pratiques
protectionnistes (au plan économique, culturel, ou social). Elle peut être dé
samorcée dans le cas contraire.
En l'absence d'accord explicite sur la notion de minorité, la Cour per
manente de Justice internationale s'est efforcée de clarifier les concepts (65).
Ainsi a-t-elle établi que le minoritaire ne se confond pas avec l'étranger,
rejetant la dichotomie national-étranger. Dans son Avis du 15 septembre
1923 sur les conditions d'acquisition de la nationalité polonaise, et alors
que Varsovie soutenait que pour prétendre au statut de minoritaire il fallait
être ressortissant polonais, la C. P.J.I, déclara que les minoritaires sont i
ndif éremment ressortissants polonais ou non au regard du statut, celui-ci
s'appliquant dès lors que les personnes concernées d'origine non polonaise
différaient du reste de la population polonaise par la langue, la race ou la
religion. Le même raisonnement est contenu dans l'Avis du 4 février 1932
(64) A cet égard, une disposition comme l'article 14 du Préambule de la Constitution fran
çaise de 1946 pourrait servir d'exemple et de référence, qui dispose que « La République française
(...) n'entreprendra aucune guerre dans des vues de conquête et n'emploiera jamais ses forces
contre la liberté d'aucun peuple». Une application concrète de cet engagement devrait consister
pour notre pays, à ne soutenir à l'extérieur aucune politique nationale de conquête, notamment
celle qui instrumentaliserait la question minoritaire au service d'un expansionnisme hégémonique
où que ce soit en Europe.
(65) D'après les analyses contenues dans L. C avare, op. cit., p. 315.
374 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS
(66) Ce qui signifie que l'application du statut doit toujours faire l'objet d'un constat préa
lable contradictoire et rigoureux des faits, relativement à l'éventuelle différenciation revendiquée
(linguistique, raciale ou religieuse). Il serait paradoxal que dans tel ou tel nouveau pays (Ukraine
ou Croatie par exemple), en l'absence évidente de toute différence de « race » entre Russes et
Ukrainiens ou entre Serbes et Croates et de langue (entre Serbes de Croatie et Croates notam
ment), on en soit réduit à asseoir l'application du statut sur les seules divergences religieuses.
Est-ce que cela serait envisageable entre Uniates Ukrainiens et Orthodoxes russes ? Mieux encore,
les Serbes de la région croate dite « Krajina «peuvent-ils être distingués sur le seul critère religieux
(l'orthodoxie), même s'ils sont non pratiquants, voire athées militants pour la plupart, comme le
prouve leur anticatholicisme virulent, et comme il ressort de leurs options politiques anciennes
et majoritairement pour le communisme dont ils furent le principal soutien en Croatie ? Tel serait
l'effet paradoxal de la réduction de la notion de minorité aux seuls critères objectifs classiques,
autres que nationaux ou ethniques, dont il faut alors également établir la réalité objective, ce
qui renvoie aux modes d'identification de la nationalité, sachant que celle-ci ne peut se ramener
à la confession religieuse dans un système de droit laïc.
(67) Sur ce point, B. de Witte, op. cit., p. 115.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 375
d'un statut général des minorités. Elle a d'ailleurs été prise en compte au
niveau européen dans le cadre de l'Acte d'Helsinki. Il est vrai que les pays
qui ont prôné la réception en droit international de la notion sont aussi
ceux dont le modèle s'écroule avec fracas (l'U.R.S.S. et la Yougoslavie). Ce
pendant, il faut considérer — et au-delà des clichés et des complaisances
diplomatiques ou idéologiques - que ni l'U.R.S.S. ni la Yougoslavie n'ont été
des démocraties authentiques ou des Etats de droit dignes de ce nom. Seuls
la superficialité, les nécessités de la guerre froide et l'aveuglement dogmat
ique(sur l'autogestion et le socialisme à visage humain), ont permis à Bel
grade de se faire délivrer, plutôt sur parole que sur pièces, des brevets
d'excellence.
Un autre obstacle venait aussi de l'attitude de pays comme la France
(mais également la Grèce et la Turquie), raisonnant en fonction de leur s
ituation propre. Il était en effet estimé, et malgré certaines observations
contenues dans le rapport Giordan (71), que «la France ne connaît heureu
sement pas le phénomène minoritaire [qui implique] (...) un désir de résister
à l'assimilation douce ou forcée voulue par tout Etat centralisateur » (72).
En tout état de cause, notre pays passe pour n'être pas concerné par le
phénomène des «minorités nationales», puisque «les Corses, les Basques,
les Bretons, en France ne revendiquent pas la souveraineté internatio
nale » (73). Toutefois, et si l'on considère comme juridiquement réglée en droit
interne la question du «peuple corse» (74), les élections régionales de 1992
ont vu se présenter devant les électeurs, des partis représentant «les peuples
de l'Etat français », en lutte contre la « dictature du centralisme » (Le Monde,
4 mars 1992). Une Alliance libre européenne regroupe en outre 25 mouve
ments de la Communauté européenne, dont les délégués de partis régiona-
listes ou autonomistes ont présenté des listes de candidats aux élections
(Le Monde, 29 février 1992), sans grand écho dans le corps électoral.
Un autre cas remarquable est l'Espagne, qui reconnaît l'existence de
«Nationalités» au sein de l'Etat espagnol, regroupant des «Communautés»
spécifiques par l'histoire et la culture. Mais d'une part les nationalités ne
sont pas désignées, alors que l'article 2 de la constitution de 1978 consacre
la nation espagnole, et d'autre part la différenciation en « nationalités » n'em
porte aucun effet de droit, notamment au plan territorial, et se présente
comme un simple «constat historique et sociologique» et éventuellement
comme une forme de «réparation historique» pour reprendre l'analyse de
B. de Witte (75).
Ce phénomène est nouveau, si l'on considère qu'au plan international
la reconnaissance et la protection des minorités en général ont été éludées,
et qu'il était renvoyé sur ce point au droit interne des Etats (76). La loi
autrichienne du 6 avril 1964 a incorporé à la constitution des dispositions
reprises du traité d'Etat de 1955. La constitution chypriote a repris égale-
(82) Ainsi en 1961, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe avait adopté une r
ecom andation (285) à propos des droits linguistiques. En 1972 à Helsinki, une recommandation
faite dans le cadre de l'UNESCO et applicable à l'Europe, associant les notions de culture et de
démocratie, pose en principe que la culture (donc la langue) n'est pas réductible à un territoire,
n'est pas seulement un concept géographique, que c'est un mode de vie et un besoin de commun
iquer, tout le contraire d'un ghetto. La même Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe,
a encore adopté en 1981 une recommandation (828) rappelant que le traitement politique de cha
que langue doit respecter son authenticité scientifique, et le droit à son développement par la
communauté concernée. La Résolution sur une Charte des langues adoptée par le Parlement eu
ropéen le 16 octobre 1981, va dans le même sens. Sur ces aspects du droit à la langue v. notre
étude précitée, in Etudes à la mémoire de Tran Van Minh, Pedone, Paris p. 249 et s.
(83) Se reporter à l'ouvrage sur Les libertés religieuses dans le monde, Analyse doctrinale
et politique, sous la direction de J.B. d'ONORio, et notre étude sur « Le statut des religions dans
les Etats socialistes d'Europe centrale de 1945 à 1989», p. 171 et s.
382 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS
tuent des références pour tout progrès ultérieur. L'idée résurgente d'un Tri
bunal pénal international devrait progresser, sinon déboucher enfin sur une
initiative concrète, compte-tenu des faits survenus durant les guerres qui
ont ravagé certains territoires de l'ex-Yougoslavie et des Etats nouvellement
indépendants, sachant qu'il s'agit de pays liés par les grandes conventions
relatives au droit des conflits armés et au droit humanitaire. Il est en effet
impensable que les crimes commis restent impunis ; la crédibilité de l'Europe
et de la communauté internationale en serait radicalement atteinte, dans
la prétention à incarner une communauté de droit. La conjoncture à l'Est
et le cas des minorités, offrent un contexte favorable à la création d'une
telle Cour pénale sur notre continent. La sortie du communisme, la pers
pective de règlements de comptes qui pourraient en résulter un jour ou l'au
tre ici ou là, ainsi que les questions des minorités plaident en ce sens, à
la fois comme mécanisme dissuasif et répressif.
C'est donc très normalement, que la proposition de convention sur les
minorités élaborée au sein du Conseil de l'Europe prévoyait un mécanisme
propre de contrôle (art. 18 à 30). Ce Comité européen pour la protection
des minorités, composé d'un nombre de membres égal à celui des Etats-part
ies, constitué de personnalités ayant œuvré dans le domaine humanitaire
et siégeant à titre individuel, serait désigné pour 4 ans par le Comité des
ministres sur proposition du Bureau de l'Assemblée du Conseil de l'Europe.
C'est là un schéma bien admis aujourd'hui, et usuel en Europe. Cet orga
nisme examinerait les rapports réguliers produits par les Etats, et pourrait
connaître éventuellement de requêtes émanant d'individus ou de groupes,
ou d'O.N.G. représentatives des minorités, après épuisement des voies de
recours internes.
Un autre mécanisme serait la mise en place d'une espèce d'« Ombudsman
des minorités» européen (84). Le rapporteur à l'Assemblée parlementaire
l'envisage comme une instance de médiation spécialisée entre Etats et mi
noritaires, compétente pour observer la situation des minorités, conseiller
les gouvernements et les minorités dans la définition de leurs rapports. Cet
organisme de conciliation et d'expertise suppose bien entendu qu'un statut
des minorités existe, assorti d'un système de sanctions dont l'actualité ré
cente en Europe (s'agissant de l'ex-Yougoslavie et de la Serbie) et dans le
monde (Afrique du Sud et Libye), a montré qu'il peut être efficacement mis
en œuvre. Il appartient aux gouvernements réticents de comprendre à temps,
qu'«ils risquent de voir un simple problème de minorité dégénérer» (C. La-
lumière, loc. cit.). Les pays frileux à cet égard (France, Royaume-Uni, Es
pagne en particulier), sont aussi ceux qui ont intérêt à saisir à bras-le-corps
ce problème.
Au plan interne, et outre les mécanismes de ce type existant en Belgique
par exemple (pour les minorités germanophones), le cas hongrois mérite
d'être cité. La constitution de 1989 consacre son chapitre V et plusieurs ar
ticles aux droits des minorités et à leur garantie, en mettant en place à
côté du Commissaire parlementaire des droits civiques, un « Commissaire
parlementaire des droits des minorités nationales et ethniques », qui appar
aîtcomme un haut protecteur et un défenseur public des droits des minor
itaires. Compte-tenu de la vogue de l'institution de l'Ombudsman de par
3) Devoirs et limites dans les rapports avec les autres membres de la société
La jouissance et l'exercice pacifique des droits des minorités, imposent
à celles-ci des devoirs envers leurs membres, envers les autres minorités
éventuelles, et envers la population majoritaire. Il est caractéristique que
l'article 24 de la constitution de l'Etat tchèque et slovaque de 1991, dispose
que «l'appartenance à une minorité nationale ou ethnique quelconque, ne
peut porter préjudice à personne». La mise en œuvre du statut protecteur
ne saurait entraver l'exercice des droits et libertés fondamentaux d'autrui
(notamment droit de propriété, liberté d'aller et venir ou de communiquer,
et en général tout ce qui est reconnu aux minoritaires). Plus précisément
encore, et cet aspect ne saurait être négligé, au sein d'une minorité chaque
personne doit être respectée dans son choix d'y appartenir ou non (89).
Par ailleurs, les minorités nationales peuvent dans certains contextes
locaux, avoir elles-mêmes leurs propres problèmes minoritaires, qu'il s'agisse
de populations propres (d'une autre religion par exemple) ou bien différentes
(autre ethnie enclavée ou autres locuteurs), ou encore d'éléments imbriqués
appartenant à la nation majoritaire. Ces «minorités» parmi les «minori
taires» ne doivent évidemment subir elles-mêmes aucune forme de discr
imination, et tous les droits invocables par les minoritaires leur sont
naturellement opposables. Aucun des droits revendiqués par les minorités
ne saurait être refusé par elles à autrui, aux plans des droits civils, politi
ques, religieux, linguistiques et culturels. L'évolution des événements dans
l'ex- Yougoslavie, doit permettre de poser que le droit des minorités (notam
mentserbes en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, là où elles sont impor-