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M.

le Profsseur Marc Gjidara

Cadres juridiques et règles applicables aux problèmes


européens de minorités
In: Annuaire français de droit international, volume 37, 1991. pp. 349-386.

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Gjidara Marc. Cadres juridiques et règles applicables aux problèmes européens de minorités. In: Annuaire français de droit
international, volume 37, 1991. pp. 349-386.

doi : 10.3406/afdi.1991.3022

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/afdi_0066-3085_1991_num_37_1_3022
ANNUAIRE FRANÇAIS DE DROIT INTERNATIONAL
XXXVII - 1991 - Editions du CNRS, Paris

CADRES JURIDIQUES
ET REGLES APPLICABLES
AUX PROBLEMES EUROPEENS DE MINORITES

Marc GJIDARA

SOMMAIRE

Introduction

I. La difficile réception de la protection des minorités par le droit international


humanitaire
1. La genèse du phénomène et de son internationalisation
A. Aspects anciens et constantes historiques
1) La pérennité du facteur religieux et les pesanteurs sociologiques
2) Les difficultés de la juridicisation dans le cadre de la S.D.N.
3) La préfiguration de l'échec yougoslave
B. La confrontation idéologique et le consensus dans l'escamotage des
problèmes de minorités
1) Le désintérêt relatif de la communauté internationale après 1945
2) L'incompétence initiale de l'O.N.U. et ses modestes acquis
2. L'assise humanitaire de la protection des minorités
A. Linéaments de la protection des minorités dans la Déclaration Uni
verselle des Droits de l'Homme
1) L'affirmation prioritaire des droits individuels
2) La redécouverte de la dimension collective des droits de l'Homme
B. Les cadres européens spécifiques du traitement des minorités

II. La protection des minorités et les conditions du dépassement de la contradic


tion entre autodétermination et intégrité territoriale
1. La corrélation entre droits de l'homme et droits des peuples dans le cas des mi
norités
2. Le statut des minorités comme facteur de tension ou réducteur d'antagonisme
entre droits des peuples et intégrité territoriale
3. L'obligation de démocratiser, fondement et limite du droit des minorités

(*) Marc Gjidara, Professeur à la Faculté de Droit d'Orléans.


350 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

III. Contenu et portée d'un statut juridique des minorités


1. Les nécessaires clarifications préalables
A. L'idée de statut international des minorités et ses implications
B. Notion de minorité et controverses actuelles
1) Typologie des minorités
2) Essais de définition et prise en compte des éléments objectifs
3) Le caractère problématique de la notion de minorité nationale
2. Eléments pour un consensus européen
A. L'objet d'un statut général des minorités
B) Identification des droits des populations minoritaires
1) Les droits reconnus à titre individuel
2) Les droits reconnus à titre collectif
3) Les mécanismes de garantie des droits conférés
C. Devoirs des minoritaires et limites du statut protecteur
1) Justifications théoriques et pratiques
2) Devoirs et limites dans les rapports avec l'Etat
3) Devoirs et limites dans les rapports avec les autres membres de la société

Conclusion

A la faveur de la Perestroïka, grâce à ce qu'elle a permis de faire dans


l'ordre idéologique, mais aussi contre ce qu'elle a tenté d'imposer au plan
de l'Etat, le monde a assisté en Europe dite de l'Est, depuis 1989 avec des
signes avant-coureurs bien plus anciens, à un véritable mouvement d'émanc
ipation nationale et de libération des peuples. Or, en droit international,
l'intérêt de ceux-ci, depuis assez longtemps, prime celui des gouvernants.
Cette évolution ne pouvait pas s'arrêter au seuil des mutations survenant
en Europe centrale et orientale, où la parole des peuples était absente, dé
voyée ou confisquée, bien plus qu'ailleurs, au profit d'appareils quasi-étati
ques, qu'aucune opinion publique interne ne contrôlait. C'est une
constatation générale, que «le peuple (est) désormais une force créatrice dans
la dynamique du droit international» (1).
Cette évolution a naturellement contribué à la remise en cause des do
minations à la fois totalitaires et impérialistes, notamment en U.R.S.S., et
en Yougoslavie, dont on omet curieusement aujourd'hui de dresser les vrais
bilans, comme par une espèce d'amnésie collective envers le cortège d'abus
dont les peuples de ces Etats ont été les victimes, dans le silence parfois
complaisant de la communauté internationale, même lorsqu'elle était pré
occupée (sélectivement d'ailleurs) par la défense des droits de l'homme dans
cette partie du monde, et plutôt soucieuse des droits individuels qu'intéressée
par les droits collectifs de tous les groupes sans distinction.

(1) S. Bastid, «Les droits des peuples dans le plan à moyen terme de l'UNESCO (1984-
1989)», Mélanges offerts à Charles Chaumont, Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes - Mé
thodes d'analyse du droit international. Pédone, Paris 1984, p. 11.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 351

Durant les années soixante-dix, alors pourtant que les indices étaient
clairs et convergents, aucune action diplomatique sérieuse n'envisagea d'an
ticiper les bouleversements annoncés en prévenant les dérapages identifia
bles. A cet égard, les chancelleries réagirent, notamment dans la crise
yougoslave qui s'aggravait depuis 1980, à l'aune des intérêts du statu quo
et de M. Gorbatchev. Les grandes démocraties eurent la possibilité d'ouvrir
une brillante période historique, faite de retrouvailles des peuples, de par
tage de biens matériels, intellectuels et spirituels. L'Ouest vainqueur toutes
catégories, aux plans politique, économique et même militaire, a choisi de
continuer à «caler» sa diplomatie sur ses propres urgences et sur les ap
pareils étatiques, au lieu de redécouvrir l'autre Europe dans toute sa richesse
culturelle et humaine, alors que certains Etats n'étaient notoirement que
le fruit historique du hasard, de la violence ou de la ruse. Plus préoccupant
encore, devant le caractère irréversible du mouvement d'émancipation na
tionale, les réactions des milieux officiels étaient obérées par des représen
tationsfausses, handicapées par des manipulations anciennes et habiles,
qui se superposaient à une ignorance aggravée par la banalisation de don
nées et de concepts piégés. C'est ainsi que la dénonciation-réflexe des «na
tionalismes» en bloc, amalgamait sous un seul vocable d'ailleurs lui-même
équivoque et connoté, les phénomènes de remise en cause de l'Etat totalitaire
et impérialiste, les volontés d'isolement, de fermeture et d'exclusion, les po
litiques agressives prédatrices et expansionnistes, les affirmations identi
taires et les pétitions d'héritages. Les réactions ne prenaient en compte ni
les rapports spécifiques de la nation à l'Etat existant à l'Est, ni l'histoire
douloureuse et travestie, ni l'évolution psychologique particulière de ces peu
ples qui accédaient à l'international. Or, depuis leur création presque simul
tanée il y a plus de soixante-dix ans, les Etats dictatoriaux tels l'U.R.S.S.
et la Yougoslavie avaient en fait coupé de l'Europe et de l'universel les na
tions et les peuples qu'ils renfermaient et enfermaient littéralement. A ces
réalités subtiles n'a correspondu à l'ouest qu'une prise de vue stéréotypée,
peu soucieuse d'élaborer des instruments d'analyse et un appareil conceptuel
appropriés, et se contentant de projeter des notions façonnées ailleurs, dans
un contexte occidental particulier.
Avec les petites nations (2), les minorités sont un autre élément de cette
réalité internationale nouvelle. Le 1er janvier 1989, à l'occasion de la journée
mondiale de la paix, le pape Jean-Paul II lançait un message préconisant
«le respect des minorités», afin de construire les relations internationales
qui se dessinaient. L'Europe officielle pour sa part, devant la tournure des
événements en Yougoslavie, a pu à raison être suspectée d'avoir laissé se
développer la répression militaire, présentée (et interprétée) faussement
comme une opération de police salutaire, pour désamorcer des conflits po
tentiels ailleurs, et dans le but de faire un exemple pour toute l'Europe
centrale et orientale, d'y stopper les dérives, avec l'espoir d'exorciser les dan
gers qui se profilaient notamment en U.R.S.S. L'armée yougoslave considérée
comme arbitre alors qu'elle n'en avait notoirement aucune des qualités, in
terpréta à sa manière ce signal, pour donner un coup d'arrêt brutal non
pas seulement à la dislocation de l'Etat, mais aussi à la chute du régime

(2) Le Messager Européen, n° 5/1991, «le destin des petites nations», sous la direction d'A.
Finkielkraut, Gallimard, p. 9 à 66 : également et du même auteur, « Le réveil des petites nations »,
Politique Internationale, n° 55 — Printemps 1992, p. 49 et s.
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yougoslave, en bloquant un mouvement de démocratisation fondé localement


sur un clivage national profond entre nation centrale et nations périphéri
ques (3) : à la différence de ÎTJ.R.S.S., où B. Eltsine soutint la démocratisation
sans opposer d'emblée et de manière planifiée la nation russe aux autres.
Dans son discours au Forum de l'Ecole Supérieure de Guerre à Paris,
le 10 avril 1991, F. Mitterand déclarait que la disparition de la confrontation
Est-Ouest et le renouveau de la démocratie «autorisent à penser que les
nations européennes régleront désormais pacifiquement leurs conflits tandis
que les minorités devront trouver les conditions du maintien de leur iden
tité». Il ajoutait: «il faut absolument offrir une perspective à chacun des
(nouveaux) Etats, mais aussi à l'intérieur de ces Etats » (4). Le paradoxe est
que le chef de l'Etat rétrogradait simultanément au rang de « tribus » et de
tribus « sauvages » certaines nations entières, dans plusieurs déclarations pu
bliques faites à la fin de 1991 et au début de 1992, allant jusqu'à mettre
en cause avec obstination la dignité et l'honorabilité de telle ou telle aspi
ration ou affirmation souverainiste (5), manifestant publiquement sa soll
icitude sélective pour telle ou telle minorité en ignorant toutes les autres.
Un autre paradoxe veut qu'il soit fait appel à l'ordre international pour ré
gler la question des minorités, alors que pendant cinquante ans il s'en est
détourné, quand il ne fut pas utilisé pour éluder ce problème dérangeant
pour beaucoup, dont la tradition politique et la culture juridique sont aller
giques au phénomène minoritaire (6).
Confrontée à la résurgence du problème des minorités, l'Europe se doit,
là encore, de faire œuvre pionnière. La solution passe par une combinaison
nécessaire des principes établis du droit international, et plus précisément
par une mise en corrélation originale de l'autodétermination des peuples
dans l'égalité des droits d'une part, et d'autre part du respect de l'intangi-
bilité des frontières fondé sur l'exclusion de la force. C'est de cette articu
lation que pourra sortir un statut acceptable des minorités. Cette question

(3) Sur cet aspect de la crise yougoslave, nous nous permettons de renvoyer aux travaux
du colloque de Saint- Vincent (Val d'Aoste), des 22-24 avril 1991, sur les minorités nationales en
Europe centrale et orientale : entre l'Allemagne unifiée et les nations éclatées, organisé par l'Institut
Européen des Hautes Etudes Internationales de Nice, et à notre étude sur « La Yougoslavie à
l'épreuve de la démocratie - nation centrale et nations périphériques : la superposition des clivages
politiques et nationaux » publication du Centre d'Études du Fédéralisme, n° spécial de la Revue
Fédéralisme, Bruxelles 1962, pp. 15 à 24. Egalement, Journées d'Etudes sur Peuples, minorités
et Etat-nation, organisées à Rome du 4 au 7 décembre 1991 par la Fondation Internationale Lelio
Basso pour le droit et la libération des peuples, et notre rapport sur «le cas de la Yougoslavie »
(à paraître).
(4) Le Monde, 13 avril 1991.
(5) Ainsi à propos de la Croatie, ses déclarations à la Frankfurter Allgemeine Zeitung 29 no
vembre 1991, rapportées par Le Monde, ler-2 novembre 1991.
(6) Voir par exemple l'article de G. Israël intitulé « Protéger les minorités », dans Le Monde,
4 janvier 1992, où l'auteur affirme que «la grande question pour l'Europe de demain ne concerne
plus tellement l'organisation politico-économique des Douze (...) mais la défense des peuples eu
ropéens contre eux-mêmes, contre les tentations d'une atomisation générale sous prétexte d'e
xprimer des identités spécifiques apparemment irréductibles entre elles et impossibles à gérer par
une quelconque organisation étatique fédérale ou confédérale ». Après avoir posé qu'il n'est « pos
sible sous peine de balkanisation à la puissance mille, de créer autant d'Etats qu'il existe de
minorités », il propose la France comme « exemple d'Etat unitaire réussi (pour) jouer un rôle d'in
spirateur et d'arbitre ». Cette remarque lui valut une réplique de Max Simeoni (Le Monde, 22 jan
vier 1992), soulignant que l'Etat national unitaire peut aussi se servir des droits de l'homme
individuels pour éluder et parfois combattre les autres droits collectifs (culturels, historiques,
religieux, économiques). C'est la preuve que ce débat transidéologique n'épargne pas des pays
comme la France, l'Espagne, ou la Grande-Bretagne.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 353

doit être distinguée d'autres qui lui sont connexes, comme celles des régio-
nalismes, des réfugiés, de l'immigration, ou des peuples autochtones et in
digènes. Les interférences viennent de ce que le socle intellectuel des
constructions juridiques dans ces domaines (élaborées ou en gestation) est
le même. Il s'agira donc de voir successivement comment le traitement de
la question des minorités vient se greffer sur l'acquis juridique existant,
notamment dans l'ordre humanitaire, quelle problématique politique nou
velle il s'agit d'encadrer et de canaliser, et enfin de dégager la trame ou
les éléments d'une charte générale des minorités, sans négliger la nécessaire
prise en compte des particularités, ainsi que la dialectique propre des droits
à garantir et des devoirs ou des limites à envisager.

I. LA DIFFICILE RECEPTION DE LA PROTECTION DES MINORITES


PAR LE DROIT INTERNATIONAL HUMANITAIRE

Actuellement en Europe, on dénombre au moins une quinzaine de points


chauds sur les seuls territoires de l'ex-Union soviétique et de l'ex- Yougoslav
ie (7). Le phénomène des minorités est dû à la fixation des frontières fondée
sur des considérations politiques et/ou économiques, parfois imposées de l'e
xtérieur et sans égard pour les aspects ethniques. Moins aigu quand il y a
identité linguistique et culturelle, le problème naît en cas de différences
nationales ou religieuses.

1. - La genèse du phénomène et de son internationalisation

A. Aspects anciens et constantes historiques

1) La pérennité du facteur religieux et les pesanteurs sociologiques


La protection nécessaire de certains groupes différents de la population
majoritaire, est apparue avec l'Etat et s'est justifiée par des raisons tout
d'abord religieuses (8). Ainsi en 1655, Cromwell intervint auprès de Mazarin
en faveur des Vaudois. En 1815, le Traité de Vienne (art. 8) imposa le respect
de la liberté des habitants de religion différente vivant dans un pays cédé
à un Etat. L'acte Final (art. 9) se préoccupa aussi de la nationalité, notam
mentau sujet des Polonais. La Hollande séparée de la Belgique a dû pro
mettre de respecter ses minorités. La Grèce en contrepartie de son
indépendance en 1830, devait sauvegarder chez elle les libertés civiles, po
litiques et religieuses. Le Traité de Berlin, en 1878, a obligé les nouveaux
Etats détachés de la Turquie, à préserver les libertés et droits individuels
de tous les sujets sans distinction de langue, de race ou de religion. Il s'a-

(7) Si le phénomène connaît un regain d'intérêt en Europe, il n'a jamais cessé d'être actuel
ailleurs : à titre d'exemple D. Bardonnet, « Les minorités asiatiques à Madagascar », cet Annuaire,
1964, p. 127.
(8) L. Cavaré, Le droit international public positif, Pedone, 3e éd. mise à jour par J.P. Que-
neudec, Paris 1970, tome 1, p. 231 et s.
354 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

gissait d'une condition mise à la reconnaissance, notamment de la Serbie


et du Monténégro. Par une ironie de l'histoire, ces deux pays ont été les
premiers à bénéficier d'une reconnaissance collective de la part d'une Europe
dont l'arbitre était alors l'Allemagne Bismarckienne, triomphante après Sa-
dowa et Sedan. C'est à cette Europe-là que Belgrade a dû sa reconnaissance
au prix du respect des libertés religieuses (art. 34 du Traité) des éléments
turcs ou slaves islamisés ; ce dont la Serbie s'acquitta assez mal, à en juger
par la destruction de toutes les mosquées à Belgrade, et de quelque 500 au
tres à travers le pays (9). Ces faits ainsi que l'assassinat du couple royal
en 1903, valurent au nouveau pouvoir serbe d'être mis à l'index par la
Grande-Bretagne pour un temps.
Parallèlement, les minorités ont parfois été soumises à des échanges ou
à des transferts plus ou moins volontaires et mutuels, les Etats concernés
cherchant ainsi à régler les problèmes politiques posés par leur présence (10).
Le droit international a cherché d'abord à humaniser et à encadrer ces opé
rations (11). Bien des problèmes de minorités actuels en territoire soviétique
ou yougoslave résultent aussi des déplacements de populations planifiés par
les régimes communistes, ce qui a conduit à un éparpillement de la nation
centrale dont l'homogénéité a ainsi diminué, tout en affaiblissant le taux
de cohésion des nations périphériques.
Ces solutions extrêmes illustraient et rendaient encore plus difficile la
protection internationale des minorités, qui impliquait dans le contexte de
l'époque que « des nationaux d'un Etat aient le droit d'en appeler à la société
internationale contre leur propre Etat» (12). Mais il s'agissait d'engagements
qui n'étaient ni contrôlés ni sanctionnés.

2) Les difficultés de la juridicisation dans le cadre de la S.D.N.


C'est précisément à propos des nouveaux Etats de l'Europe danubienne
et balkanique, que des mesures de protection particulières ont été prévues
au profit des minorités. Elles furent incluses dans divers traités signés en
1919-1920, dans certaines déclarations unilatérales émanant d'Etats dont
l'admission à la S.D.N. était conditionnée par le respect des minorités (Al
banie, Estonie, Finlande, Lettonie, Lituanie). A cela s'ajoutaient des conven
tionsspéciales entre Etats concernés (entre l'Allemagne et la Pologne le

(9) II semble qu'il s'agit d'une constante historique, puisqu'en 1991-1992 ce sont les églises
catholiques qui furent visées par l'artillerie de l'armée serbo-fédérale et de ses groupes para-mil
itaires, quand elles n'étaient pas dynamitées de manière programmée après conquête des villages
croates, hongrois ou slovaques de Croatie.
(10) C'est la solution pratiquée en 1991-1992 par le pouvoir militaire de Belgrade, y compris
sous la forme des expulsions et déportations combinées avec la tactique de la terre brûlée et les
destructions systématiques sélectives en Croatie et en Bosnie, afin de constituer des enclaves
serbes homogènes ethniquement pures. Certains milieux extrémistes officiels à Belgrade prônent
la même méthode expéditive en Serbie même, notamment pour les Albanais du Kosovo, les Hong
rois et les Croates de Vojvodine, les Musulmans du Sandjak (propos du député et leader natio
naliste V. Seselj).
(11) Traité de Neuilly du 27 novembre 1919 et convention gréco-bulgare du même jour,
Convention de Lausanne du 30 janvier 1923 imposée par la Turquie à la Grèce. Pour la période
de l'entre-deux guerres, les avis de la C.P.J.I. et les pratiques de la guerre et de l'après-guerre,
L. Cavaré, op. cit., p. 397 à 401.
(12) Nguyen Quoc Dinh, P. Daillier, A. Pellet, Droit international public, L.G.D.J., Paris,
1970, p. 539.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 355

15 mai 1922 pour la Haute-Silésie et à propos de Memel entre la France,


le Royaume Uni, l'Italie, le Japon d'un côté et la Lituanie de l'autre).
La guerre de 1914 avait posé brutalement le problème de la libération
des peuples et M. Mirkine-Guetzevitch remarquait que «Les puissances al
liées l'inscrivirent dans leur programme politique et parmi les buts essentiels
à atteindre. Cette libération nationale (...) était conçue (...) comme libération
démocratique» (13). Tout en constatant que la réalisation du principe (de la
libération des peuples) compliquait la situation en raison de l'absence de
traditions démocratiques dans les Etats et les peuples concernés, cet obser
vateur des constitutions de l'époque n'en mettait pas moins déjà en corré
lation l'impératif démocratique conçu comme moteur et comme limite de
l'autodétermination. Il s'avéra que, dans les nouveaux Etats issus de la pre
mière guerre mondiale, la faible protection des minorités coïncida avec l'a
bsence de garantie des droits individuels. Là encore, la corrélation se
confirmait entre non-respect des minorités, refus de l'autodétermination et
carences ou déficits démocratiques graves.
Cependant, les traités de paix et les traités des minorités plaçaient les
droits de ces minorités ethniques, linguistiques et religieuses, sous le
contrôle de la Cour permanente de Justice internationale, du Conseil de la
S.D.N. et des tribunaux arbitraux mixtes. L'effondrement de l'empire aus
tro-hongrois et l'émergence d'Etats hétérogènes, devaient être contrebalanc
és par les dispositions relatives aux minorités figurant dans les Traités de
Saint-Germain du 10 septembre 1919 avec l'Autriche (Art. 62 à 69), de
Neuilly du 27 novembre 1919 avec la Bulgarie (art. 49 à 57), de Trianon
du 4 juin 1920 (art. 53 et s.) avec la Hongrie, de Lausanne du 24 juillet
1923 avec la Turquie (art. 30 à 45). A cela s'ajoutaient les traités de minor
ités avec la Pologne (28 juin 1919), avec l'Etat des Serbes, Croates et Slo
vènes et l'Etat tchécoslovaque (10 septembre 1919), avec la Roumanie
(9 décembre 1919), avec la Grèce et la Bulgarie (27 novembre 1919), avec
la Grèce s'agissant du Traité de Sèvres (10 août 1920) modifié par le Pro
tocole de Lausanne (24 juillet 1923).
Ce système échoua notamment à cause du Conseil de la S.D.N., «dont
le souci était de ménager la susceptibilité des Etats soumis à son
contrôle » (14). Le caractère inégalitaire et discriminatoire des obligations
imposées aux nouveaux Etats était plus ou moins admis par les grandes
puissances de l'époque, dont la responsabilité est accablante dans la faillite
du système.

3) La préfiguration de l'échec yougoslave


C'est encore l'exemple de ce pays et déjà l'attitude française qui méritent
une attention particulière, pour mettre en évidence le mépris des uns envers
leurs engagements diplomatiques et constitutionnels, et la complaisance des
autres devant ce phénomène. Informées des aspirations albanaises, croates,

(13) B. Mirkine-Guetzevitch, Les Constitutions de l'Europe Nouvelle, Librairie Delagrave,


Paris 1930, p. 6. Sur les aspects internationaux, A. Mandelstam, «La protection des minorités»,
Recueil des Cours de l'Académie de Droit international de la Haye, t. I, 1923, p. 364 et s.
(14) Nguyen Quoc Dinh, P. Daillier, A. Pellet, op. cit., p. 540.
356 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

macédoniennes et monténégrines à l'autonomie sinon à l'indépendance (15),


les diplomaties occidentales firent la sourde oreille alors que la future You
goslavie avait commencé à fonctionner sous les plus mauvais auspices (16).
Paris pouvait savoir et savait que l'édifice était dès l'origine voué à l'échec.
Des voix comme celles de Ch. Loiseau et P. de Margerie avaient d'emblée
alerté les responsables politiques. Paul Bastid, président de la Commission
des Affaires Etrangères de la Chambre des députés, faisait part de ses ap
préhensions à Doumergue, Poincaré et Briand. Au lendemain de l'attentat
de Marseille, il rapportait que ces avertissements avaient été ignorés (La
République, 19 novembre 1934).
Avant cela, R. Schuman rentrant de Yougoslavie remettait au Quai d'Or
say une note fort explicite (toujours actuelle un demi-siècle plus tard) sou
lignant ce qui conduirait la dictature yougoslave à sa perte (17). Il est vrai
que la légation française à Belgrade contestait déjà à l'époque ce genre de
mise en garde. Le sénateur E. Pezet alerta à plusieurs reprises le gouver
nement, parlant de l'optimisme complaisant ou systématique qui avait em
pêché nos représentants officiels de voir clair ou de faire connaître au Quai
d'Orsay « l'inquiétante réalité intérieure » (La Vie Intellectuelle, 1 0 décembre
1934). Son ouvrage «la Yougoslavie en péril» écrit avec H. Simondet, avait
dès 1933 brisé les tabous. La situation était connue de la presse anglo-
saxonne (18). La presse française n'était pas en reste (19), qui avait décrit
des discriminations religieuses contre les populations catholiques et musul
manes (20) et la terreur qui sévissait (21). La presse suisse, observatrice im
partiale de l'Europe de Versailles, ne pouvait que constater également les

(15) Contrairement au cliché médiatico-politique dominant en France, la tradition étatique


croate ne se ramène pas à la seule caricature que fut le gouvernement de Pavelic, illégitime, non
issu du suffrage populaire, qui confisqua et dévoya l'aspiration réelle à l'indépendance. La réunion
historique à la Hongrie puis à l'Autriche fut à chaque fois un acte de souveraineté, dont certains
attributs subsistèrent jusqu'en 1918. Ainsi le 29 octobre 1918, avant l'union-annexion par Bel
grade, le parlement de Zagreb proclama l'indépendance de la Croatie par un vote unanime. C'est
à cette tradition-là et non pas à un régime honni qu'il faut rattacher la Croatie nouvelle, dont
les dirigeants plus qu'ailleurs dans l'ex- Yougoslavie sont d'anciens résistants, comme le furent la
plupart des Croates, constituant la majorité des effectifs de la résistance titiste (avec des Serbes
de Croatie et de Bosnie, et des Musulmans). Cette résistance s'est d'ailleurs développée non pas
en Serbie mais en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, après les premiers massacres de Croates et
de Musulmans par des groupes serbes tchetniks extrémistes (résistants éphémères puis collabo
rateurs), auxquels correspondirent les excès sanglants et aveugles des Oustachis sur les popula
tionsserbes locales, qui n'épargnèrent pas non plus les opposants croates au fascisme, celui-ci
ayant aussi des émules en Serbie (Nedic), où l'antisémitisme virulent permit à ce pays sous pro
tectorat allemand d'être le premier territoire «judenrein » d'Europe.
(16) Pour une bonne présentation de la formation de ce nouvel Etat, CH. Rivet, En Yougos
lavie, Librairie académique Perrin et Cie, Paris 1919, notamment la conclusion, page 246 et s.
(17) Ce texte a été publié dans le Recueil des Documents diplomatiques de la France, vol. VII,
Paris 1977, pp. 650 et 651. Pour un commentaire en fonction de l'actualité intérieure plus récente,
cf. notre chronique sur la Yougoslavie, Annuaire Européen d'Administration Publique, éd. du
C.N.R.S., Vol. XII, 1989, et notamment page 693.
(18) Voir par exemple Manchester Guardian, 20 septembre 1929 ; New York Times, 12 avril
1931 ; Daily Telegraph, 10 octobre 1932; Daily Express 31 octobre 1932. Ainsi, 17 députés br
itanniques avaient signé un manifeste {Manchester Guardian, 24 décembre 1932) contre les di
scriminations frappant les populations non serbes dans l'emploi et l'administration.
(19) Le Correspondant, 25 Février 1929.
(20) Sur ce point, le Temps, 17 Janvier 1933.
(21) La Croix, 22 Juin 1935. Le journal L'Oeuvre écrivait, le 16 juin 1935 : «La pire terreur
règne en Yougoslavie», ajoutant (déjà!) que «ces persécutions des populations non serbes, catho
liques pour la plupart, méritent non seulement d'être dénoncées, mais nécessitent l'intervention
des peuples civilisés».
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 357

aspirations déçues à la démocraties des nations non serbes (22). Pour sa


part, André Gide avait fait un récit édifiant des traitements réservés aux
opposants au régime de Belgrade (23).
Dans ces conditions, le cas yougoslave étant topique, le système ne pou
vait qu'échouer, dès lors que, bien avant la montée du péril nazi et l'ins-
trumentalisation des minorités par la politique de Hitler, les démocraties
avaient basculé dans le silence complice et renié leurs engagements.

B. La confrontation idéologique et le consensus dans l'escamotage


des problèmes de minorités

1) Le désintérêt relatif de la communauté internationale après 1945


La question des minorités retint d'autant moins l'attention que c'était
les minorités allemandes qui étaient persécutées voire exterminées, dont cer
taines avaient servi au déclenchement des hostilités. Au lieu de protéger
les minorités, celles-ci furent échangées ou expulsées, alors qu'au sein de
l'U.R.S.S. la question était gelée. La division des Alliés ne permettait d'en
visager aucun système de garantie internationale. Quelques principes furent
posés par les Traités de paix du 10 février 1947 avec la Hongrie (art. 2
al. 1), la Bulgarie (art. 2), la Roumanie (art. 3 al. 1), la Finlande (art. 6).
Les dispositions applicables aux étrangers furent déclarées «extensibles»
aux minorités. Seul le Traité de Paris du 5 septembre 1946 sur le Sud-Tyrol
entre Italie et Autriche, placé sous la garantie des Alliés, mettait en jeu
leur responsabilité indirecte. Le Traité de paix avec l'Italie (art. 15 et 19
al. 4) obligeait les Etats ex-ennemis, à assurer la jouissance les droits de
l'homme et libertés fondamentales à leurs ressortissants, sans distinction
de race, de langue et de religion. La distinction entre minoritaires nationaux
et non-nationaux était reprise dans le traité liant la Hongrie et la Roumanie.
Il est vrai que dans ce dernier pays, une politique de roumanisation forcée
des minorités hongroises fut conduite après 1956 (fermeture d'écoles et bi
bliothèques, déportations parfois et évictions des fonctions publiques). A cela
succéda une assimilation plus ou moins douce (1966), avant que Ceaucescu
ne s'engage dans une politique de destruction du patrimoine historique et
culturel hongrois (24).
Tout au plus le Traité d'Etat avec l'Autriche du 15 mai 1955 apporta-t-il
quelques précisions concernant les minorités Slovènes et croates (art. 6 et
7). Si la question de Trieste fut résolue en laissant de part et d'autre des
minorités, 120 000 Slovènes demeurèrent en Italie dans des territoires oc
cupés par eux depuis les VIIe et VIIIe siècles. La province d'Udine compte
vingt communes Slovènes et en province de Gorizia une douzaine de
communes sont coupées par la frontière. Entre l'Italie et l'Autriche l'accord

(22) Le Courrier de Genève, 13 février 1935.


(23) Dans le journal Vendredi 7 février 1936. Voir aussi l'ouvrage de P. Chotch L'alliée mart
yre. Le Montenegro, La Diplomatie publique, Paris 1920, sur les conditions de l'inclusion de ce
pays dans le nouvel Etat.
(24) C'est la même politique qui fut conduite en Croatie par l'armée serbo-fédérale et ses
supplétifs para-militaires, à l'encontre des monuments, édifices culturels, usines, crèches, hôpi
taux, écoles, hospices, logements, par une politique de saccages et de pillages planifiés d'une
ampleur sans précédent en Europe.
358 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

de Gasperi-Grûber de 1946 et les démêlés subséquents devant l'O.N.U. et


la C.I.J. n'empêchèrent pas une agitation sporadique dans le Haut-Adige.

2) L'incompétence initiale de l'O.N.U. et ses modestes acquis


Le problème des minorités n'est pas expressément mentionné dans la
Charte, l'O.N.U. n'étant investie d'aucune compétence spéciale, certains or
ganes étant plutôt voués à la défense des droits individuels. A défaut d'ha
bilitation formelle, le problème des minorités ne pouvait être abordé que
par le biais de certains principes, à la faveur d'études particulières, ou dans
des recommandations (25).
L'organisation mondiale possède ainsi une Sous-Commission de la lutte
contre les mesures de discriminations et de la protection des minorités, au
sein de la Commission des droits de l'homme, elle-même rattachée au Conseil
Economique et Social, qui a rappelé certains principes en vue d'éliminer des
législations nationales les mesures discriminatoires (1957), et a effectué di
verses études sur l'emploi, l'émigration. Un groupe de travail des Nations
Unies s'occupe également de populations autochtones et indigènes.
Par ailleurs, la prolifération parmi les membres de l'O.N.U. des Etats
multi-ethniques et fédéraux a rendu plus difficile encore la définition et la
protection internationale des minorités (26). L'UNESCO semble à certains
auteurs le cadre le plus approprié pour s'attaquer à une «définition des
relations entre les droits des peuples et les droits de l'homme » (27). L'O.I.T.
pour sa part s'est penchée sur l'élimination des discriminations dans l'e
nseignement et l'emploi. Mais c'est la Convention sur la prévention et la ré
pression du crime de génocide (1948) qui est apparue comme le premier
instrument officiel international comportant des références à des droits col
lectifs, notamment au profit des «groupes nationaux, ethniques, raciaux ou
religieux» (art. II). A ce texte trop général, il faut ajouter la Convention de
l'UNESCO contre la discrimination dans le domaine de l'enseignement (du
14 décembre 1960), et la Convention internationale sur la prévention de
toutes les formes de discrimination (du 15 décembre 1965) protégeant les
groupes.
La logique de l'après-guerre froide ayant ramené le problème des mi
norités au premier plan, un groupe de travail de la Commission des droits
de l'homme élabora un projet de déclaration des droits des minorités (5 mars
1990). La base du statut reste l'article 27 du Pacte international relatif aux
droits civils et politiques du 16 décembre 1966 (28).

(25) P. Ermacora, "The protection of minorities before the United Nations", R.C.A.D.I., éd.
Nijhoff, La Haye 1984, t. 182, p. 258 et s.
(26) Pour un bilan partiel, cf. nos études sur « Le droit à la langue et la politique linguistique
des Etats », in Actualités juridiques et politiques en Asie, Etudes à la mémoire de Tran Van Minh,
Pedone, Paris 1988, p. 266, et sur « La solution fédérale, bilan critique », dans Pouvoirs, n° 57,
1991, p. 93 et s., ainsi que l'article de B. de Witte sur «Minorités nationales : reconnaissance et
protection », Eod. loc, p. 113 et s.
(27) S. Bastid, op. cit., p. 18.
(28) II dispose : « Dans les Etats où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguis
tiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d'avoir, en
commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de
pratiquer leur propre religion, ou de développer leur propre langue ». La France a d'ailleurs exclu
par un acte interprétatif, l'application de ce texte à son territoire, se considérant comme une et
indivisible, ce qui ne permettrait pas de reconnaître l'existence de minorités.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 359

En définitive, il manque toujours une Convention ou une déclaration


spécifique ; c'est un des principaux buts que s'était déjà donné l'Institut in
ternational pour le droit des groupes ethniques fondé à Munich en 1977. Il
n'est pas excessif de dire que «les Nations Unies ont généralement tenté
d'esquiver la problématique minoritaire (...) jusque dans la Sous-Commission
pour la protection des minorités et la prévention de la discrimination, qui
s'occupe bien plus de la deuxième partie de son intitulé que de la pre
mière» (29).

2. - L'Assise humanitaire de la protection des minorités

Tant au plan universel qu'au niveau européen, il y a une corrélation


étroite entre la défense des droits de l'homme et les droits des minorités,
bien que la proclamation et la garantie des droits individuels ne se confon
dentpas avec le caractère collectif du statut des minorités.

A. Les linéaments de la protection des minorités


dans la Déclaration Universelle des droits de l'homme

1) L'affirmation prioritaire des droits individuels


La Déclaration des droits de l'homme admet la protection des minorités
(art. 2). C'est dans ce cadre que celle-ci a été recherchée et à travers son
application par des conventions ou des projets d'accords particuliers (sur
l'élimination des discriminations raciales et des formes d'intolérance reli
gieuse). Les droits et libertés fondamentaux de chacun ont été précisés :
droit à la vie et à la liberté, interdiction de la torture et des traitements
cruels, inhumains ou dégradants. C'est la protection de l'individu et non
des groupes qui est recherchée, comme le prouvent les travaux préparatoires,
témoignant même du refus de mentionner les minorités, sous la pression
des Etats socialistes. Mais c'est l'approche juridique elle-même qui est ici
en cause, dans la mesure où la logique est individualisante, raisonnant sur
l'individu et l'Etat. Cela vaut notamment pour les deux Pactes internatio
naux adoptés par l'O.N.U. le 16 décembre 1966 pour donner force obligatoire
à la Déclaration Universelle, et qui ont trait aux droits civils et politiques
(droits de la première génération) et aux droits économiques et culturels
(de la seconde génération). Tout au plus l'Humanité (mais non les groupes
intermédiaires) apparaît avec les droits de solidarité dits de la troisième
génération (droit au développement, à l'environnement, au respect du pa
trimoine, à la paix).
Paradoxalement, les droits des minorités ont même pu être méconnus
au nom de la liberté de chacun. Car la théorie des droits de l'homme, produit
de la révolution française et de la philosophie occidentale, est tributaire
d'un contexte historique, politique et culturel où l'Etat a précédé la nation

(29) Sur ces différents points, Y. Peeters, «l'autonomie entre les droits individuels et les
droits collectifs : la démocratie en danger ? in L'autonomie, Actes du Colloque international de
Saint- Vincent, des 1er et 3 décembre 1980, Institut Européen des Hautes Etudes Internationales,
Presses d'Europe, Paris 1981, p. 205.
360 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

et l'a créée. Or, en Europe centrale et orientale, la nation fut vécue en dehors
de l'Etat et indépendamment de lui (empires turc, austro-hongrois ou russe,
yougoslavisme), voire contre l'Etat, qui n'était pas dispensateur de libertés.
Là, la nation a précédé l'Etat et l'a toujours transcendé, car séculairement
l'Etat était étranger ou vécu comme tel. Dans ce contexte, la garantie des
droits de l'homme passait par celle (préalable) des libertés de la nation dis
tincte de l'Etat, tout en ne pouvant émaner que de lui.
Si la Déclaration Universelle évoquait le droit des peuples, elle ne dé
finissait pas la notion de peuple.

2) La redécouverte de la dimension collective des droits de l'homme


La minorité est censée être protégée à travers le respect des droits in
dividuels. Ce qui rend doublement délicate la réception d'un droit spécifique
des minorités en droit international, c'est leur caractère collectif qui est a
ssumé par l'Etat seul. S'il est difficile d'imaginer des droits collectifs qui ne
seraient pas garantis sur la liberté individuelle, il n'est pas certain que la
seconde telle qu'elle est envisagée par les Etats, absorbe et recouvre les
précédents. Au siècle dernier déjà, certains faisaient des libertés collectives
un préalable (30). Lors de sa 3e Conférence tenue à Lausanne en 1916,
l'Union des Nationalités rappelait que « le droit des nationalités, si grandes
ou si petites soient-elles, à vivre, à se développer et à disposer d'elles-mêmes,
est un droit primordial » (31 ). On peut considérer que la Déclaration Uni
verselle et les conventions subséquentes ont reconnu à la personne un droit
à l'existence nationale. De nombreux droits personnels classiques sont in
concevables en dehors d'un cadre collectif même inavoué. Ainsi les droits
linguistiques présupposent et prolongent les libertés pour des locuteurs d'u
tiliser leur langue commune. La référence au groupe figure expressément à
l'article 28 § 1 de la Déclaration Universelle relatif aux devoirs de l'individu
«envers la communauté dans laquelle le libre et plein développement de sa
personnalité est possible ». De même les articles 28 et 30 concernant l'usage
de la force, considèrent que c'est un droit du peuple opprimé dont les droits
seraient gravement méconnus, et exerçable après épuisement des modalités
de lutte pacifique, politique et syndicale (32).
Cette vocation de l'individu à l'existence nationale s'est transformée « en
droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » (33). Cela explique que la minor
itépuisse, sous certaines conditions qui seront examinées plus loin, invo
quer le principe d'autodétermination. Or le droit débouche pour chaque
peuple sur celui de se constituer en Etat dans certains cas.

(30) Ainsi F. Snellaert, un des précurseurs de la renaissance flamande, disait en 1847 que
« la liberté de l'individu doit être précédée par la liberté du peuple auquel il appartient, cité par
Y. Peeters, op. cit., p. 205.
(31) Ibidem. Egalement J. Beaufays, «Minorités Nationales, nationalisme et ordre interna
tional», communication aux Xllèmes entretiens sur le régionalisme (précit.), Saint-Vincent, (Vallée
d'Aoste) 22-24 avril 1991 p. 36.
(32) Dans la crise yougoslave, pour autant que la guerre en Croatie et en Bosnie-Herzé
govine a été provoquée par des minorités serbes, il n'y a pas eu recours préalable à des solutions
pacifiques, mais usage immédiat d'une violence illimitée, préventive, contre un danger non ident
ifié et des menaces hypothétiques nourries (de l'extérieur) par la manipulation des souvenirs de
la seconde guerre, et facilitée par la présence de groupes extrémistes et d'une armée soustraite
au contrôle politique.
(33) Ch. Chaumont, «Recherche du contenu irréductible du concept de souveraineté inter
nationale de l'Etat», Mélanges Basdevant, Pedone, Paris 1960, p. 149.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 361

B. Les cadres européens spécifiques du traitement des minorités

Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, susceptible de déboucher


sur la forme étatique, d'abord d'usage limité avant de devenir un principe
universel, est toujours apparu problématique en Europe et au moins inap
proprié, jusqu'aux bouleversements récents à l'Est.
Le niveau régional et singulièrement européen semblant plus adapté à
la consécration des droits et libertés fondamentaux, les membres du Conseil
de l'Europe, sur la base de l'article 3 du texte constitutif, ont adopté la
Convention de sauvegarde des droits de l'homme le 4 novembre 1950,
complétée par deux déclarations et cinq protocoles. L'article 14 de ce texte
considère le citoyen à travers l'appartenance au groupe, mais c'est l'individu
qui est le support des droits proclamés et protégés. Néanmoins une propos
ition de Convention européenne pour la protection des minorités peut être
élaborée (8 février 1991). Mais ni la Charte européenne de l'autonomie lo
cale, ni la Charte des langues régionales et minoritaires ne traitent dire
ctement des minorités, même si celles-ci peuvent invoquer ces textes.
L'acte d'Helsinki signé le 14 août 1975 touche aux droits de l'homme
dans le cadre d'une Europe élargie (U.R.S.S. et démocraties populaires,
Etats-Unis et Canada), mais assigne aussi des limites aux droits collectifs
(intangibilité des frontières). Ces droits sont cependant évoqués en tant que
tels (section I, A.VII par. 1.3 et 4 et A. VIII).
Ce dispositif a été complété à la Conférence de Paris (19-21 septembre
1990) sur la Sécurité et la Coopération en Europe, dont la Charte pour une
nouvelle Europe prévoit la vérification des engagements des Etats en matière
de droits de l'homme. Le passage de l'Acte d'Helsinki visant la contribution
des minorités à la coopération interétatique et proclamant la légitimité de
leurs intérêts, a été développé dans la déclaration de Copenhague (1990),
qui comporte un chapitre spécifique sur les minorités (34). Outre son carac
tèrenon obligatoire, ce texte ne récapitule pas les minorités nationales d'Eu
rope, ni leurs critères d'identification. Non seulement des Etats comme la
France, la Grèce, la Bulgarie et la Turquie ne se sentaient pas concernés,
mais les droits énumérés se voient opposer les limites du droit international
général, dont l'intangibilité des frontières, qui n'est éventuellement remise
en cause par certains, que pour l'Europe centrale et orientale.
La situation en Europe conduisit la C.S.C.E. dont les initiatives à cet
égard étaient embryonnaires, à envisager un mécanisme de règlement pa
cifique des différends en janvier-février 1991 (Séminaire de la Vallette), qui
ne put jouer dans le conflit yougoslave (35). Celui-ci était pourtant ouvert
depuis le milieu de l'année 1990, avec les sabotages et des désordres en
Croatie, provoqués par des minoritaires serbes extrémistes et des éléments
venus de l'extérieur, l'armée étant d'ores et déjà décidée à aller à l'affro
ntement et cherchant le casus belli, après avoir confisqué les armes de la
défense civile croate, tout en acheminant hommes et matériels vers les ré
gions à population serbe compacte. La crise yougoslave a pu mettre en œuvre
pour la première fois le mécanisme d'urgence créé lors de la réunion des

(34) B. de Witte, op. cit., p. 116.


(35) E. Remacle, «La C.S.C.E. et la Communauté Européenne face au conflit yougoslave)
Le Trimestre du Monde, 1992, p. 220.
362 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

Ministres des Affaires Etrangères à Berlin (19-20 juin 1991). La Commun


autéEuropéenne qui négociait son union politique, sortant de la guerre
du Golfe menée au nom du droit et d'une intervention humanitaire en faveur
des Kurdes, devait donc ouvrir à chaud un nouveau chantier, celui des mi
norités, à un moment où la Yougoslavie disparaît dans la guerre, et où
l'U.R.S.S. essaie de ménager une difficile transition pacifique.
Suivant une démarche curieusement sélective eu égard à la situation
pourtant très inégale des différentes minorités imbriquées sur le territoire
yougoslave, l'Europe s'est d'abord concentrée sur le seul dossier croate. Ainsi
la question des minorités serbes uniquement était au cœur des accords de
Brioni du 7 juillet 1991, concernant le moratoire des proclamations d'ind
épendance survenues. Celui-ci fut mis à profit par l'armée yougoslave pour
déclencher les opérations en vue de rendre impossibles ou sans objet les
décisions de «désassociation», en occupant le maximum de territoire, afin
d'en modifier la composition démographique et d'en bouleverser par les
armes le caractère national, historique et culturel. La déclaration sur la
Yougoslavie du 16 décembre 1991, définissant la position commune de la
Communauté et des Etats membres, tout en préconisant la reconnaissance
des nouvelles démocraties plébiscitées par les populations concernées, en
tendit appliquer une déontologie articulée autour du respect des groupes
ethniques et nationaux.

II. LA PROTECTION DES MINORITÉS ET LES CONDITIONS


DU DÉPASSEMENT DE LA CONTRADICTION
ENTRE AUTODÉTERMINATION ET INTÉGRITÉ TERRITORIALE

Les faits survenant en Europe centrale et orientale ont confirmé que


c'est la combinaison du temps et de la liberté qui fait les nations. L'U.R.S.S
et la Yougoslavie ont disposé du temps (près d'un siècle), mais à des degrés
différents elles n'ont pas su donner la liberté au plus grand nombre ; pas
plus aux individus qu'aux groupes. Ces échecs confirment que l'individu ne
peut être libre si le groupe (nation ou minorité) auquel il appartient ne l'est
pas. Si la libération des peuples est mensongère lorsqu'elle ne se prolonge
pas dans le statut des hommes, il faut en conclure que l'autodétermination
jusqu'à la sécession n'est pas un but en soi et trouve sa fin ultime dans
l'épanouissement de l'individu. Celui-ci n'est donc pas plus pour la nation
qu'il n'est pour l'Etat.

1. - LA CORRÉLATION ENTRE DROITS DE L'HOMME ET DROITS DES PEUPLES


DANS LE CAS DES MINORITÉS

L'idéologie individualiste ne saurait valider un modèle culturel et poli


tique opposant droits de l'homme et droits des peuples, même si la stratégie
diplomatique y a parfois tendu. Il n'est pas douteux aujourd'hui, que les
droits des peuples constituent sinon un préalable, au moins une modalité
de l'exercice des droits de la personne humaine. L'appareil d'Etat qui viole
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 363

l'un des termes méconnaît l'autre. Il est non moins vrai que l'Etat qui res
pecte les droits fondamentaux de l'homme satisfait au droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes, puisque «en chaque personne est tout un peuple, en
chaque peuple est toute personne » (36).
Il est vrai que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes a été long
temps réservé aux pays coloniaux sans transposition aux situations de «co
lonialisme interne». Il demeure que la Déclaration Universelle (art. 28 § 1
et 29 §. 1) combinée aux Pactes internationaux relatifs aux droits de l'homme
(art. 1 commun), ainsi que la Charte africaine du 28 juin 1981, établissent
juridiquement la liaison entre droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et
droits de l'homme. Cette articulation est essentielle dans le cadre de
l'UNESCO notamment (37). Il y a eu extension de la notion de liberté des
peuples, qui fait partie intégrante de la problématique de paix.
Mais droit des peuples et droits de l'homme sont-ils aussi indissolubl
ement liés, s'agissant des minorités ? On s'est demandé à cet égard si les
notions de protection des droits de l'homme et de reconnaissance interna
tionale des minorités sont compatibles (38). Les deux systèmes de protection
« relativement à la nature des droits » ne coïncidaient pas (39), la protection
des minorités ayant un contenu fixe alors que les droits de l'homme pré
sentent une universalité apparente et un contenu variable dans le temps
et l'espace. En outre, en matière de droits de l'homme joue un principe éga-
litaire, alors que le système des minorités protège l'individu et le groupe
dans leurs spécificités (raciales, linguistiques, religieuses), donc de manière
sélective et inégalitaire par rapport aux autres ressortissants de l'Etat. Il
est néanmoins difficile de dissocier le respect de la liberté des peuples et
de l'égalité des individus, du respect de la dignité de l'individu et du groupe
minoritaire.
Il est remarquable aussi que les droits de certains peuples ne sont pas
soutenus, que leur existence même est parfois contestée, notamment en Eu
rope, alors que la libération de groupes nationaux reconnus, est jugée per
turbatrice de la logique dominante. D'aucuns ont également lié la solution
des problèmes de minorités à la réalisation préalable de l'intégration euro
péenne, ce qui est une manière parfois d'éluder le problème, même si cette
perspective n'est plus aussi incertaine.
A propos des nouveaux Etats apparus sur le territoire yougoslave, il a
été considéré par les travaux de la Commission d'arbitrage présidée par M.
Badinter, que le statut des minorités réalise le droit à l'autodétermination,
dans la mesure où il permet de prendre en compte les droits de l'homme (40).
Autrement dit il n'y aurait pas dichotomie entre droits des peuples à disposer
d'eux-mêmes et droits de l'homme s'agissant des minorités. Il en résulte

(36) Ch. Chaumont cité par F. Batailler-Demichel, « Droits de l'Homme et droits des peuples
dans l'ordre international », Mélanges Chaumont, p. 24. Dans le même sens, A. N*Kolombua, «L'am
bivalence des relations entre le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et l'intégrité territoriale
des Etats en droit international contemporain», eod. loc, p. 437.
(37) S. Bastid, op. cit., p. 15.
(38) Ch. Rousseau, « Protection des minorités et reconnaissance internationale des droits de
l'Homme», Revue du Droit Public, 1930, p. 405-425; et «Droits de l'homme et droit des gens»,
in René Cassin, Liber Amicorum, t. IV, p. 315. Egalement, R. Monaco, «Les minorités nationales
et la protection internationale des droits de l'Homme», in Liber Amicorum, p. 175 et s.
(39) Ch. Rousseau, Droit international Public, Sirey, Paris 1974, t. II, p. 759.
(40) Cet aspect est développé ultérieurement avec indication des sources et renvois utiles.
364 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

que si les droits fondamentaux de la personne dans le cas des minorités ne


sont pas respectés, cela enclenche le mécanisme de l'autodétermination, alors
que cette dernière est censée satisfaite en cas de respect de ces mêmes droits
fondamentaux des minoritaires. La réception étatique pour assurer les droits
des minorités n'est pas en cause, simplement elle devient obligatoire, même
si les droits collectifs jouent contre l'Etat. Ce raisonnement renvoie à deux
autres problèmes qui seront examinés plus loin : celui de l'obligation de dé
mocratiser et celui de l'intégrité territoriale. Ce raisonnement ne fait que
transposer, en l'élargissant, une conviction ambiante. Ainsi le Programme
XIII-2 de l'UNESCO sur le respect des droits de l'homme, reconnaît que la
liberté des peuples doit jouer lorsque ceux-ci sont privés des droits fonda
mentaux du fait d'un régime d'apartheid ou de l'occupation du territoire (41).
Plus précisément encore, il a été observé que même « le lien juridique entre
un peuple et l'Etat dont il dépend peut également être rompu par le génocide
que l'un pratique sur l'autre » (42).
Ces observations rapportées aux mutations en cours ou à venir éven
tuellement en Europe Centrale ou Orientale, conduisent à dire notamment
à propos de la Yougoslavie déchue, que le passage d'une domination idéolo
gique à une dictature militaire et à un régime policier prônant l'apartheid
(au Kosovo), pratiquant la discrimination religieuse (destruction des églises
en Croatie), justifie la remise en cause de l'Etat. C'est parce que la Yougos
lavie ne respectait pas les droits de l'homme et que le non-respect était
sélectif, s'exerçant essentiellement contre les individus appartenant aux na
tions périphériques, que celles-ci ont légitimement exercé leurs droits, fa
isant éclater l'Etat unique qui pour eux était un Etat inique. Dans leur cas,
c'était l'unité qui opprimait et la séparation qui a libéré, en l'absence du
respect des droits fondamentaux allant jusqu'aux mesures de ségrégation et
d'un quasi-apartheid envers les Albanais du Kosovo, que les nations «dé-
sassociées» ne voulaient pas couvrir, sans parler des déportations sous
contrainte militaire, dans certaines zones de peuplement mixte, où les forces
armées et des groupes para-militaires ont organisé massacres collectifs, des
tructions sélectives et exodes massifs, sur critères nationaux, ethniques et
religieux, singulièrement à rencontre des Croates mais aussi des Hongrois,
des Slovaques, des Ruthènes et des Ukrainiens vivant en territoire croate.

2. Le statut des minorités comme facteur de tension ou réducteur


d'antagonisme entre droits des peuples et intégrité territoriale

La décolonisation a montré comment l'O.N.U. traitait la contradiction


possible entre le principe d'autodétermination et l'intangibilité des fron
tières. L'outil juridique mis à la disposition des peuples, risquait en effet
de se retourner contre les Etats nouveaux. La communauté internationale
a été conduit à réserver ce droit, au prix « d'acrobaties juridiques que seules
de solides œillères permettent de trouver convaincantes » (43). C'est l'Etat
qui sortait confirmé du phénomène de la décolonisation, dans la mesure où
il s'est agi de préserver l'unité des nouveaux Etats, qui pouvaient s'associer

(41) S. Bastid, op. cit., p. 15.


(42) F. Batailler-Demichel, op. cit., p. 29.
(43) J. Charpentier, «Autodétermination et décolonisation», Mélanges Chaumont, p. 120.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 365

sauf avec l'ex-colonisateur. Dans le même temps où la défiance envers l'ex-


puissance colonisatrice était affirmée, le droit international était indifférent
tant à la nature des nouveaux régimes contrôlant les Etats issus de la dé
colonisation, qu'à la façon dont la volonté d'indépendance s'était exprimée.
Tout Etat membre de l'O.N.U. et par conséquent les dictatures de l'Est
confrontées au séisme qui balayait leurs régimes, alors même qu'elles mé
connais aient les droits de l'homme et des peuples, pouvaient dénoncer
«toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l'unité natio
nale et l'intégrité territoriale » au nom des principes et des buts de la Charte
(résolution 1514 par. 6 de l'A.G. des N.U.).
L'admission à l'O.N.U. impliquant l'acceptation mutuelle de l'intégrité,
de la souveraineté et de l'indépendance, il était inévitable que l'O.N.U. soit
opposée à toute remise en cause de l'unité étatique. L'Assemblée générale
n'ayant aucune qualité pour « distribuer aux peuples le droit de faire séces
sion», seule la lutte et le témoignage des peuples par eux-mêmes sont donc
de nature à ébranler l'intégrité territoriale (44).
Les Nations Unies ont conçu la libre disposition, soit comme un principe
anticolonialiste, soit aussi comme un mécanisme de lutte contre le racisme
et Yapartheid, et comme un recours contre l'oppression par un Etat étran
ger (45). Progressivement, le droit à l'autodétermination a été érigé en « prin
cipe cardinal commandant l'être et l'essence même de la communauté
internationale » (46). La très controversée résolution 2625 sur l'égalité des
droits des peuples et leur droit à disposer d'eux-mêmes, a semblé réserver
l'usage du principe, en proclamant que «rien n'autorise ou ne permet d'en
courager une action qui démembrerait ou menacerait totalement ou partiel
lement l'intégrité territoriale ou l'unité politique de tout Etat souverain et
indépendant» (47). Mais une réserve est introduite néanmoins, dans la me
sure où cette unité et cette intégrité sont rapportées à l'Etat « se conduisant
conformément au principe de l'égalité des droits et du droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes (...) et doté ainsi d'un gouvernement représentant l'e
nsemble du peuple appartenant au territoire, sans distinction de race, de
croyance ou de couleur ». Cette norme de référence a été limitée « aux peuples
sous domination coloniale ou étrangère, ou soumis à un régime raciste » (48).
Les affaires du Biafra et du Katanga en sont la confirmation, malgré le
contre-exemple constitué par le Bangladesh.
Tout semble donc confirmer que ce principe ne saurait s'appliquer à la
population minoritaire d'un Etat souverain, pour autant qu'elle n'est pas
soumise à un Etat répressif, dont le gouvernement ne serait pas représentatif
et pratiquant la discrimination. Ce que la communauté ne saurait faire,
c'est soutenir une minorité sécessionniste qui n'est pas exclue collectivement
du processus de décision politique, s'opposant par la violence à un Etat dé
mocratique, ou qui voudrait modifier les frontières de celui-ci. C'est dans
ce sens que l'Acte d'Helsinki a consacré l'intégrité territoriale, qui peut-être
invoquée contre toute agression ou volonté de démembrement. Le territoire

(44) Eod. loc, p. 122.


(45) La Charte des Nations Unies, commentaire article par article, sous la direction de J.P.
Cot et A. Pellet, plus précisément les commentaires de A. Cassese sur l'article 1 par. 2, p. 49.
(46) Eod. loc, commentaire de M. Bedjaoui sur l'article 73, p. 1081.
(47) Sur ce texte et ses commentaires, J. Charpentier, op. cit., p. 120.
(48) M. Gounelle, Relations Internationales, Dalloz (memento), Paris 1992, p. 33.
366 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

représentant l'un des éléments matériels nécessaires à la formation et à la


vie des Etats, et au nom de leur égalité souveraine, tout Etat démocratique
doit être garanti contre l'intervention extérieure, l'usage de la force aux fins
de conquête et d'annexion, et contre les mouvements séparatistes. Le statut
des minorités a pour vocation de rendre opératoires les principes du droit
international (non-intervention, égalité, exercice des droits fondamentaux)
dans le respect de l'intégrité territoriale. C'est un «exutoire», ou un champ
d'action de la liberté des peuples dans le cadre de l'Etat démocratique, sans
remise en cause des frontières, et sans oublier depuis Hitler l'usage perni
cieux qui peut être fait des minorités au service d'une idéologie expansionn
iste et d'un nationalisme prédateur. La protection des minorités a donc
vocation à préserver l'intégrité de toute démocratie confrontée à des clivages
internes de type national, ethnique, religieux ou racial.
On peut dire que si en démocratie le fait minoritaire se ramène au ré
gionalisme, en système autocratique il peut remettre en cause l'unité de
l'Etat, car au nom de la liberté des peuples et de leur égalité en droits
(jouissance et exercice) l'intégrité territoriale est alors juridiquement préca-
risée.

3. L'Obligation de démocratiser, fondement et limite


du droit des minorités

De même qu'on a pu parler d'une «obligation de décoloniser» (J. Charp


entier, op. cit., p. 123), il faut se demander s'il n'y a pas eu, à l'Est, mise
en œuvre et sanction d'une obligation de démocratiser dont l'U.R.S.S. et la
Yougoslavie n'ont pas su ou voulu s'acquitter (à la différence de la Tchéco
slovaquie) ; le droit des minorités n'étant qu'un effet second de cet impératif.
Comment ne pas être frappé en effet, par la concomitance spatio-temporelle
entre la chute du communisme et l'écroulement de deux Etats crispés sur
un pouvoir délégitimé, et par la victoire (parfois insolente sinon usurpée)
du modèle politique européen et de la démocratie occidentale ? Faut-il rap
peler comment se partageaient les républiques prônant le changement et
l'autodétermination et celles restées conservatrices dans l'unitarisme, au
sein de l'empire russe et du conglomérat yougoslave ? S'agissant de la You
goslavie, certains milieux à Belgrade l'ont considérée plutôt comme un mi
ni-empire serbe, mais fondé désormais sur une idéologie national-socialiste,
reprenant à son compte bien des poncifs, reproduisant maints slogans et
toute la symbolique d'un système que l'histoire a pourtant disqualifié, mé
connaissant ainsi la fragile tradition démocratique serbe.
Dans les cas soviétique et yougoslave, il est apparu que la charge sub
versive du principe d'autodétermination qui a frappé les empires coloniaux,
peut atteindre l'Etat pluriethnique totalitaire. La Déclaration Universelle
des droits a voulu établir un équilibre entre la protection du peuple minor
itaire contre toute forme d'oppression, et celle des Etats contre les abus
pouvant mettre en jeu leur existence. Ce point d'équilibre est la démocratie
de type occidental, dont l'Europe a fait la ligne directrice de sa politique
étrangère commune, notamment à propos de la Yougoslavie. Cela confirme
que la promotion des droits de l'homme, conduit la communauté internatio
nale à pénétrer au cœur de la politique intérieure de certains Etats. Ce fut
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 367

vrai de l'Afrique du Sud, Etat fondateur de l'O.N.U. ; et la Yougoslavie, elle-


même membre fondateur, a vu stigmatiser depuis une dizaine d'années, sa
politique répressive obstinée, dont la violence est allée croissant. Car lorsque
Pretoria renonce à l'apartheid, Belgrade le généralise au Kosovo, en Croatie
et en Bosnie-Herzégovine.
Face à ce droit de regard, la non-ingérence n'est plus invocable lorsque
la paix est en péril du fait du non-respect par l'Etat des droits de l'homme :
ce qui dans certains contextes spécifiques conduira à la mise en œuvre du
droit des peuples. Mieux encore, il y a obligation positive d'assistance en
vertu de la résolution 2625, disposant que « tout Etat a le devoir de favoriser,
conjointement avec d'autres Etats ou séparément, la réalisation du principe
de l'égalité du droit des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes»,
plutôt sous forme de soutien indirect que sous forme d'action armée. C'est
sur ces bases que l'Europe gère la crise en Yougoslavie, même si elle a plutôt
subi les faits accomplis, se concentrant elle-même sur la seule situation de
certains éléments serbes de Croatie, représentant moins du tiers (en deux
implantations inégalement compactes) de la minorité serbe vivant sur ce
territoire, dont les populations mêlées ont majoritairement (94 %) réaffirmé
leur souveraineté démocratique. Les nouvelles démocraties souveraines ont
joué l'ouverture, alors que le pouvoir ancien l'a refusée en rejetant avec obs
tination l'internationalisation, avant de devoir s'y résoudre toujours un peu
plus, mais trop tard. Or l'article 2 § 7 de la Charte des Nations Unies relatif
aux affaires intérieures est inapplicable, dès lors que le recours à la menace
ou à l'emploi de la force contre un peuple revendiquant l'exercice de son
droit à disposer de lui-même, affecte le maintien de la paix et de la sécurité
internationale.
La démocratie est donc incontestablement au cœur du droit des peuples,
dans la mesure où celui-ci constitue l'expression juridique de la volonté d'un
peuple dépendant. Mais ce principe, ainsi que l'intégrité territoriale, sont à
rapporter au respect des droits fondamentaux des individus. L'intégrité ter
ritoriale n'étant pas une fin en soi, elle est tributaire du respect des libertés,
singulièrement celles des minoritaires, envers lesquels existe une obligation
de comportement. L'autodétermination et l'égalité sont des droits pour les
peuples et correspondent à des devoirs pour les Etats, dans leurs dimensions
économiques, sociales et culturelles (résolution 2625).
Les nouvelles démocraties de l'ex-Yougoslavie ont pu fonder leur volonté
d'autodétermination tant sur les dispositions constitutionnelles (art. 5 al. 2
et 4 et préambule de la constitution yougoslave de 1974), que sur les textes
de l'O.N.U. liant les droits de l'homme et les droits des peuples (résolution
36/9 de l'A.G. du 28 janvier 1981). L'apparition de nouveaux Etats résulte
de la situation des droits et libertés fondamentaux dans l'Etat unique ; mais
vis-à-vis d'eux aussi, l'autodétermination des minorités est liée au respect
des mêmes droits et libertés. C'est le raisonnement qui est à la base des
trois affirmations posées par la Charte de Paris, préconisant : que les pro
blèmes soient traités et résolus dans un cadre démocratique en tant qu'ex
pression d'un Etat de droit garant des libertés fondamentales ; que le respect
de l'identité des minorités nationales doit être à la base des relations entre
Etats concernés; et que la contribution de ces minorités à la vie interna
tionale doit être reconnue.
368 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

Ces idées furent reprises et précisées lors de la rencontre sur les mi


norités qui se tint à Genève du 14 au 19 juillet 1991 dans le cadre de la
C.S. CE. (49), et dont les travaux ont relié formellement le droit des minor
ités et la démocratie, quant à l'exercice du droit des peuples et quant au
respect de l'intégrité territoriale. Dans le cas de la Yougoslavie, dont l'his
toire a voulu qu'elle soit synonyme de dictature presque dès sa création et
jusqu'à présent, ce sont les nations dominées qui d'une part, ont pu invoquer
l'obligation de démocratiser, et qui d'autre part, une fois libérées, se voient
au nom du même impératif tenues de respecter les droits individuels et col
lectifs des populations vivant sur leur sol à l'état de minorités, au-delà des
frontières de leur Etat d'origine. La démocratie est à la fois invocable par
les nouveaux Etats pour légitimer leur aspiration à l'indépendance, et elle
leur est opposable au nom des droits des minorités.
Il est utile de rappeler qu'à propos de la Yougoslavie, et intervenant
après plusieurs autres, la résolution du Parlement européen du 22 novembre
1991 (n° 74), sur la situation dramatique des Albanais du Kosovo, a manif
esté plus généralement son inquiétude devant la guerre, l'agression, la vio
lence permanente et les destructions aveugles dont ce pays est le cadre.
Recommandant la non-modification des frontières par la force, et renouvelant
ses préoccupations pour les droits de l'homme et les minorités, le Parlement
de Strasbourg évoquait les responsables de la guerre et la nécessaire rési
liation de la coopération avec la Yougoslavie. La Commission d'arbitrage pré
sidée par M. Badinter, dans son Avis du 11 janvier 1992, renvoyait en
matière de statut des minorités, à l'article 1er commun des deux Pactes in
ternationaux de 1966, où les droits de l'homme et l'autodétermination sont
associés (50). Ce raisonnement est à rapporter aux termes de l'article 2 § 4
de la Charte, à ceux des résolutions 1514 (XV) et 2625 (XXV), qui de proche
en proche en sont arrivés à interdire l'usage de la coercition contre l'aut
odétermination des peuples, qu'ils soient ou non déjà constitués en Etats in
dépendants. A l'Est en général, c'est parce que la démocratie passait par
l'affirmation nationale que la libre disposition des peuples a dû être consa
créecontre l'Etat totalitaire.
L'appel à l'autodétermination dans le cas des pays émancipés, permet
de puiser aux sources du droit européen, pour amorcer une dynamique dé
mocratique singulièrement au sujet des minorités, et pour consolider la dé
mocratisation en dépit du problème des minorités. C'est ainsi que l'unité
territoriale pourra être opposée aux séparatismes, puisque permettre de jouir
des droits de l'homme c'est respecter le droit des peuples. Il convient de ne
pas oublier qu'après la première guerre mondiale, c'est la dérive despotique
impériale (en U.R.S.S.), ou national-autoritariste (en Yougoslavie) qui a dé
voyé et trahi le principe de libération des peuples. C'est ce qui doit être
évité avec l'actuelle recomposition de l'Europe : les démocraties occidentales,
rassemblées autour de principes politiques et de standards juridiques
communs, devant assumer leurs responsabilités sans paternalisme ni arro
gance. Il faut se garder d'oublier que c'est parce que les nouvelles démocrat
ies issues de l'ex- Yougoslavie ont rejeté le balkanisme dans l'exercice du

(49) Pour un compte-rendu et un résumé de l'intervention de Mgr J. Mullor Garcia au nom


du Saint-Siège, L'Osservatore Romano (édition hebdomadaire en français), 30 juillet 1991.
(50) Voir les documents relatifs à la Yougoslavie et les textes des premiers Avis, à la Revue
Générale de Droit international Public, 1992, p. 263 et s., notamment les pages 266-267.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 369

pouvoir et les procédés de gouvernement, que l'Europe a été confrontée à


la balkanisation au plan étatique. C'est faire bon marché des méfaits du
premier que d'attacher à la seconde les connotations péjoratives et catastro-
phistes qui lui sont couramment conférées, par référence au modèle culturel
et aux représentations politiques occidentales.
En définitive, compte tenu de la dissociation introduite depuis longtemps
entre peuple et appareil étatique, et de la primauté de celui-là sur celui-ci,
notamment dans un contexte pluriethnique, et considérant la façon dont se
combinent désormais les principes d'intégrité territoriale, d'autodéterminat
ion et de respect des droits fondamentaux de l'Homme, des peuples et des
minorités, il apparaît : d'une part, qu'un nouvel Etat se verra garantir l'in
tégrité territoriale s'il satisfait à l'obligation de démocratiser ; d'autre part,
que la démocratie réalise les droits fondamentaux des individus et des mi
norités incluses dans ses frontières, que ce soit à l'état diffus, ou éventuel
lementen masses compactes, et localement plus ou moins majoritaires.

III. CONTENU ET PORTEE D'UN STATUT JURIDIQUE


DES MINORITÉS

Devant la débâcle qui a affecté les régimes issus du grand partage de


Yalta, les gouvernements occidentaux se sont raccrochés aux modèles étati
ques familiers qui sont leurs normes, quitte à plaquer des formules toutes
faites mais inadéquates, avant d'envisager des solutions internationalement
organisées, mais en s'efforçant d'en limiter les effets et l'impact aux situa
tions centre et est-européennes.

1. - Les nécessaires clarifications préalables

A. L'idée de statut international des minorités et ses implications

L'illustration de cette attitude réflexe nous est fournie par F. Mitterand


déclarant en avril 1991 que «la carte des Etats ne recoupe pas la carte des
ethnies et des identités culturelles». Belgrade a cru pouvoir s'autoriser de
ce genre de constat, pour vouloir faire coïncider, par la guerre, la déportation,
les destructions et les exterminations, son projet de mini-Yougoslavie et son
rêve de Grande-Serbie. Mais le chef de l'Etat français avait ajouté : «l'as
piration qui nous possède, c'est l'aspiration à l'unité, à l'organisation, à la
sécurité collective, et non pas à l'émiettement, à condition que les minorités
soient garanties dans leurs droits essentiels, dont le premier est celui de
leur identité au sein des Etats (...). La société internationale c'est d'abord
le respect du droit». C'est cela qui a été perdu de vue par certains milieux
belgradois et qui fut fatal à l'Etat yougoslave. Mais cette déclaration même
était symptomatique d'un certain refus — éminemment dangereux en l'e
spèce - d'imaginer un ordre européen nouveau autrement qu'en opposant tout
à fait artificiellement les vertus du rassemblement aux tares de ce qui pour
la circonstance était ravalé au rang du tribalisme, la supériorité de Tinté-
370 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

gration sur le fléau de l'émiettement démonisé par l'invocation de la balka-


nisation. Partout certains contempteurs des petites nations retrouvaient (n
otamment pour faire oublier qu'ils avaient pu faire un bout de chemin avec
le totalitarisme parfois) les accents d'Engels et de Marx vouant aux ou
bliettes de l'histoire divers petits peuples, ou renouaient avec les idées de
ceux qui tournaient en ridicule les petits Etats au nom de l'impérialisme
(allemand en l'occurrence), tel Treitschke au début du siècle (51). En réalité
«l'occident assiste au phénomène sans pouvoir le comprendre» remarquait
fort justement J. Almaric (52), alors qu'il lui est demandé de fournir des
solutions.
L'histoire qui avait été figée pour le plus grand malheur des peuples
de l'Est et le plus grand confort de ceux de l'Ouest, se rappelait au mauvais
souvenir de nos chancelleries, sommées de «réapprendre» l'autre Europe
«dans sa renaissante diversité» selon l'expression de J. Imbert, qui dresse
le constat de cette diversité, en ajoutant qu'«à l'Est européen rien n'est uni
forme ; ni la culture marchande, ni le niveau d'éducation, ni le socle écono
mique, ni le goût de la démocratie, qui demande ici simplement d'être
réveillé, là d'être inventé » (53). C'est là-dessus que se greffe la question du
statut des minorités, dont la portée devrait être limitée aux yeux de beau
coup, aux seuls changements à l'Est, alors que les aspirations minoritaires
sont parfois transidéologiques, et que la responsabilité des Etats de la
Communauté européenne est lourde, trop longtemps portés à éluder les dé
sordres établis.
Se voulant plus précis, F. Mitterand en visite à Bucarest et évoquant
«l'Europe et la démocratie», affirma qu'«il est très important de définir un
statut qui permette à toutes les minorités de se faire respecter» (54), ajou
tant à propos des Kurdes d'Irak et dans le droit fil du devoir d'ingérence
alors en émergence du fait de la France, qu'«il y a un moment où un peuple
doit être protégé » (55). En écho, le ministre français des Affaires Etrangères
confirma que pour lui la cause kurde était sacrée (56), retrouvant un ra
isonnement et des accents oubliés durant l'intermède de la guerre yougoslave.
Si en Irak l'idée d'enclave protégée voulait être une réplique humanitaire
à une agression destructrice, dans la crise yougoslave elle s'est présentée
plutôt comme une prime à l'agression que la communauté répugnait à stig
matiser, quitte à laisser planer le doute sur les responsabilités et sur sa
volonté de faire respecter en Europe même certaines règles pourtant él
émentaires du droit international relatif aux conflits armés, aux crimes de
guerre et contre l'humanité ou de génocide, et aux droits fondamentaux de
l'homme et des peuples. Dans ces conditions, l'idée d'enclave protégée et
soustraite à la souveraineté des nouveaux Etats reconnus, apparaît plutôt
comme une consécration internationale étonnante d'une politique des faits
accomplis, aux dépens de certaines normes internationales essentielles.

(51) La Charte des Nations Unies (précité) p. 88, commentaire de K. Mbaye sur l'article 2
par. 1.
(52) J. Amalric, «Minorités, peuples et frontières », Le Monde, 19 juin 1991, et son comment
aire sur les propos du Président de la République à ce sujet.
(53) J. Imbert, Le Point, 12 mars 1990.
(54) Le Monde, 18 avril 1991.
(55) Le Figaro, 20-21 avril 1991.
(56) Le Monde, 5 mars 1992.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 371

Les instances européennes ont néanmoins prôné une solution fondée sur
le respect du principe d'autodétermination, la poursuite de la démocratisat
ion et l'évolution vers l'économie de marché dans l'unité territoriale, ainsi
que le respect des droits de l'homme et des minorités, dont le président de
la Commission européenne déclarait que c'était des principes difficiles à
concilier, comme à tout moment crucial de l'histoire (57). Agissant en exé
cution des décisions du sommet des chefs d'Etat et de gouvernement de no
vembre 1990, la Conférence spéciale sur les minorités (Genève) de juillet
1991 dans le cadre de la C.S.C.E. contribua à esquisser certaines directives
susceptibles de tenir compte des particularités régionales. Ajuste titre cer
tains s'inquiétèrent du «grand danger à voir se constituer un monde où les
principes fondamentaux ne sont plus universels (...) clivage déjà perceptible
dans les grandes enceintes internationales » (58).
Il apparaît qu'un élément de la solution soit un nouveau type de rapports
triangulaires internationalement garanti, entre les minorités, l'Etat concerné
et la communauté internationale, considérant à propos de tous les Etats
issus de l'ex-fédération yougoslave (59), que l'on ne peut laisser aux seuls
gouvernements le soin de protéger les minoritaires. Cette issue s'inscrit dans
la tendance ancienne (mais contrariée) à internationaliser au moins partie
llement le statut des minorités, même si celles-ci ne sont pas les sujets directs
du droit international : alors même que leur protection est renvoyée aux
lois et constitutions des Etats et à leurs déclarations unilatérales, ainsi qu'à
leurs accords bi- ou multilatéraux, spécifiques ou non. Il est clair que «la
notion de protection d'un groupe et de ses droits est généralement acceptée
comme un élément du droit public international » (60). Si « les progrès du
droit international ne consistent pas uniquement dans l'amélioration des mod
alités des relations entre Etats (61), il était normal que soient pris en consi
dération le «caractère pluriforme et la diversité culturelle des Etats
européens » (62). Le problème qui surgit en cas de création d'une structure
européenne destinée à favoriser l'expression minoritaire et érigée éventuel
lementen instance arbitrale ou de médiation, est celui de l'égalité juridique
des Etats concernés, avec ceux qui ne sont (ou ne se sentent) pas concernés.
Ce progrès en droit international ne saurait déboucher sur une différencia
tion systématique entre Etats majeurs et Etats sous tutelle. Un tel clivage
se situerait dans la droite ligne de distinctions opérées au début du siècle
et identifiées par R. Charvin (63), selon lesquelles les membres d'un club

(57) Déclaration de Jacques Delors au Parlement Européen, le 9 juillet 1991 (compte-rendu


p. 156).
(58) J.C. Ruffin, « Minorités et Etats ; la nouvelle théorie des trois mondes », Le Quotidien
de Paris, 7 octobre 1991.
(59) Les travaux de la Commission d'arbitrage ont pu laisser planer un doute à cet égard,
tantôt affirmant que «les normes imperatives du droit international, le respect des droits fonda
mentaux de la personne humaine et des droits des peuples et des minorités s'imposent à toutes
les parties prenantes à la succession» (Avis du 29 novembre 1991), et tantôt laissant entendre
que ne sont liées que les parties qui y ont consenti (Avis du 11 janvier 1992), R.G.D.I.P., 1992,
p. 265, 266 et 267.
(60) J. Charpentier, op. cit., p. 206.
(61) F. Batailler-Demichel, op. cit., p. 23.
(62) Ce sont les termes du préambule de la Proposition pour une Convention européenne
pour la protection des minorités, adoptée lors de la 6e réunion (8 février 1991) de la Commission
européenne pour la démocratie par le droit, agissant dans le cadre du Conseil de l'Europe.
(63) R. Charvin, «Le droit international tel qu'il a été enseigné (Notes critiques de lecture
des traités et manuels, 1850-1950)», Mélanges Chaumont, p. 140.
372 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

d'Etats civilisés seuls pourraient bénéficier d'une reconnaissance plénière,


jouissant de toutes les prérogatives reconnues par le droit international pub
lic, les nouveaux Etats n'ayant droit qu'à une reconnaissance mineure. C'est
à peu près ainsi que sont conçues et mises en œuvre les reconnaissances
d'Etats récents (pays baltes, Ukraine, Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine,
Macédoine, pour n'en citer que quelques-uns), pour prix de l'éclatement de
l'Etat unique et en contrepartie d'une sorte de «handicap minoritaire».

B. Notion de minorité et controverses actuelles

L'ambiguïté la plus complète règne en ce domaine, pour des raisons so


ciologiques et politiques ; car l'identification des minorités dans un pays est
parfois aussi difficile que peu souhaitée. Ces difficultés ne peuvent que re
buter le juriste soucieux de structurer la réalité foisonnante.

1) Typologie des minorités


II n'est évidemment pas question d'inclure sous l'étiquette «minorité»
et comme on le fait parfois, le phénomène dit des «marginaux», ou les di
verses «déviances» sociales, même s'il existe des implications culturelles.
N'entrent pas non plus dans ce champ d'étude, les minorités économiques
ou sociales, même si des éléments d'internationalisation existent au plan
du traitement préventif ou curatif de ces phénomènes. Les questions posées
par les immigrés ou les tsiganes sont d'une autre nature et relèvent du
droit interne, encore que le droit international humanitaire puisse être ici
invocable à bien des égards. Les populations réfugiées, expulsées ou inter
dites de retour dans leurs foyers s'agissant de l'Europe, sont apparues avec
les régimes communistes et en principe leur situation est aujourd'hui réglée.
Mais la guerre sur le territoire de Î'ex-Yougoslavie, pose d'ores et déjà le
dramatique problème du droit au retour des populations chassées, dispersées
ou déportées sur critères nationaux, et s'agissant de territoires entiers vidés
de force de leurs habitants autochtones, et réoccupés parfois par d'autres
éléments choisis sur critères nationaux, s'appropriant les biens laissés va
cants, pillés ou usurpés. Ces situations, dont il faudra bien dire un jour de
quel corps de règles internationales elles relèvent, sont extérieures au champ
d'application du statut des minorités.
Le phénomène des minorités englobe toutes les collectivités non étran
gères installées à demeure dans un pays, et débordant du cadre territorial
de rattachement national. Ou bien encore ce sont, au sein d'un même Etat,
des populations imbriquées et différentes à raison de certains caractères
identitaires spécifiques et juridiquement protégés. Il s'agit donc de tout mé
lange de populations, qui peut être transfrontalier ou non. Quant à l'identité
propre, elle peut être (cumulativement ou non) ethnique, culturelle, linguis
tique,religieuse, nationale.

2) Essais de définition et prise en compte des éléments objectifs


Aucune définition obligatoire n'existe et qui soit juridiquement contrai
gnante. Il y a tout au plus enumeration des signes et indices distinctifs,
dont les plus problématiques sont ceux de type « national », car ils renvoient
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 373

à un autre Etat existant, ou à une idée d'Etat éventuel. Les traités de 1919
évitaient l'expression «minorité nationale», soit pour ne pas entraver l'a
ssimilation, soit pour éviter que les populations concernées soient en porte-
à-faux quant au loyalisme envers les Etats de rattachement, l'un au titre
de la citoyenneté (Etat de résidence) et l'autre au titre de la nationalité
(foyer national). Mais d'une part l'expérience montre que le clivage n'est
réellement problématique que lorsque les Etats intéressés sont réciproque
ment hostiles, ou que l'un d'eux au moins entretient des visées expansionn
istes, et d'autre part il n'est conflictuel que si l'Etat « d'accueil » n'est pas
une démocratie, puisqu'au regard du droit international aucune velléité dés
tabilisatrice ou révisionniste n'est légitime contre une démocratie.
Le contexte de l'entre-deux-guerres n'était pas propice au règlement du
problème, et des pratiques comme la distinction entre minoritaires nationaux
et non-nationaux dans l'Etat de résidence, n'ont fait qu'aiguiser les appétits
nationalistes. Ceux-ci étaient tout aussi exaspérés par l'assimilation obligée
des minoritaires aux nationaux. L'après-guerre, la confrontation idéologique,
l'hétérogénéité des conceptions démocratiques, la rétrogradation du droit
dans les rapports internationaux et dans certains Etats ou certaines cultures
politiques, n'ont pas permis non plus de juger le fait minoritaire à l'aune
démocratique et des standards juridiques, puisqu'ils étaient litigieux. Mais
la notion de minorité nationale était conflictogène, surtout à cause de la
conjonction du nationalisme expansionniste ou exclusiviste et des différences
de régimes politiques, en l'absence d'un projet supranational consenti, mob
ilisateur et rassembleur.
La recherche d'un consensus sur la notion de minorité (et sur son statut)
était d'autant plus vaine que n'existaient pas les conditions élémentaires
d'un tel consensus (condamnation effective du recours à la guerre, homogén
éitédémocratique) (64). Car l'hétérogénéité nationale est dangereuse,
quand elle est potentialisée par l'hétérogénéité politique et des pratiques
protectionnistes (au plan économique, culturel, ou social). Elle peut être dé
samorcée dans le cas contraire.
En l'absence d'accord explicite sur la notion de minorité, la Cour per
manente de Justice internationale s'est efforcée de clarifier les concepts (65).
Ainsi a-t-elle établi que le minoritaire ne se confond pas avec l'étranger,
rejetant la dichotomie national-étranger. Dans son Avis du 15 septembre
1923 sur les conditions d'acquisition de la nationalité polonaise, et alors
que Varsovie soutenait que pour prétendre au statut de minoritaire il fallait
être ressortissant polonais, la C. P.J.I, déclara que les minoritaires sont i
ndif éremment ressortissants polonais ou non au regard du statut, celui-ci
s'appliquant dès lors que les personnes concernées d'origine non polonaise
différaient du reste de la population polonaise par la langue, la race ou la
religion. Le même raisonnement est contenu dans l'Avis du 4 février 1932

(64) A cet égard, une disposition comme l'article 14 du Préambule de la Constitution fran
çaise de 1946 pourrait servir d'exemple et de référence, qui dispose que « La République française
(...) n'entreprendra aucune guerre dans des vues de conquête et n'emploiera jamais ses forces
contre la liberté d'aucun peuple». Une application concrète de cet engagement devrait consister
pour notre pays, à ne soutenir à l'extérieur aucune politique nationale de conquête, notamment
celle qui instrumentaliserait la question minoritaire au service d'un expansionnisme hégémonique
où que ce soit en Europe.
(65) D'après les analyses contenues dans L. C avare, op. cit., p. 315.
374 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

sur le traitement des nationaux polonais et des autres personnes d'origine


ou de langue polonaise du territoire de Dantzig. Tout en condamnant à
l'époque la discrimination fondée sur la nationalité, l'origine ou la langue,
la Cour avait une conception limitative des droits des minorités «étran
gères», en n'envisageant que la protection de la vie, de la liberté et du libre
exercice de la religion ; ce qui constitue le «noyau dur» des droits des mi
noritaires quels qu'ils soient. L'autre apport de cette jurisprudence est ce
rtainement la mise en valeur des critères objectifs externes de la minorité
(race, langue, religion), à l'exclusion de tout élément volontariste ou subjectif.
L'existence de la minorité et l'appartenance à celle-ci sont des questions de
fait et non de pur arbitraire, le rattachement à la minorité devant rester
conforme aux faits (66). Dans son Arrêt du 26 avril 1928 sur les Ecoles mi
noritaires de Haute-Silésie, la Cour a formellement rejeté la thèse allemande
selon laquelle c'est par sa seule volonté et sous sa propre responsabilité
qu'une personne peut déclarer appartenir à une minorité. Cette position a
été réaffirmée dans l'affaire des Ecoles minoritaires grecques en Albanie
(Avis consultatif du 6 avril 1935).
La définition la plus complète de la notion de minorité émane de la
C.P.J.I. à l'occasion de son Avis du 31 juillet 1930, dans le cadre de la conven
tion gréco-bulgare du 27 novembre 1919. La minorité y est définie en ces
termes :
«Collectivité de personnes vivant dans un pays ou une localité donnés,
ayant une race, une religion, une langue et des traditions qui lui sont propres,
et unies par l'identité de cette race, de cette religion, de cette langue et de ces
traditions, dans un sentiment de solidarité, à l'effet de maintenir leur culte,
d'assurer l'instruction et l'éducation de leurs enfants conformément au génie
de leur race et de s'assister mutuellement».
Le spécialiste belge qu'est J. Beaufays y voit la meilleure définition de
la notion de « minorité nationale » (67). Mais précisément, cette définition
ne fait aucune allusion à la minorité « nationale » conformément à l'esprit
des traités des minorités qui l'évitaient soigneusement. Car c'est cette notion
qui est problématique, comme le prouve la tendance persistante des textes
internationaux d'après-guerre à éluder la question des minorités en général,
et de celles à caractère «national» en particulier.

(66) Ce qui signifie que l'application du statut doit toujours faire l'objet d'un constat préa
lable contradictoire et rigoureux des faits, relativement à l'éventuelle différenciation revendiquée
(linguistique, raciale ou religieuse). Il serait paradoxal que dans tel ou tel nouveau pays (Ukraine
ou Croatie par exemple), en l'absence évidente de toute différence de « race » entre Russes et
Ukrainiens ou entre Serbes et Croates et de langue (entre Serbes de Croatie et Croates notam
ment), on en soit réduit à asseoir l'application du statut sur les seules divergences religieuses.
Est-ce que cela serait envisageable entre Uniates Ukrainiens et Orthodoxes russes ? Mieux encore,
les Serbes de la région croate dite « Krajina «peuvent-ils être distingués sur le seul critère religieux
(l'orthodoxie), même s'ils sont non pratiquants, voire athées militants pour la plupart, comme le
prouve leur anticatholicisme virulent, et comme il ressort de leurs options politiques anciennes
et majoritairement pour le communisme dont ils furent le principal soutien en Croatie ? Tel serait
l'effet paradoxal de la réduction de la notion de minorité aux seuls critères objectifs classiques,
autres que nationaux ou ethniques, dont il faut alors également établir la réalité objective, ce
qui renvoie aux modes d'identification de la nationalité, sachant que celle-ci ne peut se ramener
à la confession religieuse dans un système de droit laïc.
(67) Sur ce point, B. de Witte, op. cit., p. 115.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 375

3) Le caractère problématique de la notion de minorité nationale


Ce qui complique et ralentit l'élaboration d'un statut général des minor
ités, est certainement l'idée qu'une minorité puisse être nationale, car elle
accrédite une alternative étatique et induit une contestation de l'ordre établi,
en tout cas dans la perspective occidentale classique de l'Etat-nation, où
l'Etat absorbe la nation, parce qu'il l'a créée et précédée, et qu'ils sont
consubstantiels. Dans cette optique particulière, Etat national et minorité
nationale ne peuvent que s'exclure. Comme l'observe B. de Witte, c'est cette
incompatibilité qui a conduit aux «solutions radicales telles que le transfert
de populations ou même le génocide » (68). Ceci, rapporté au cas yougoslave,
permet de dire que c'est parce que le pouvoir serbe durant les guerres bal
kaniques et après 1919, a voulu à l'instar de la Prusse transposer ce modèle
étatique, que des massacres massifs ont été perpétrés à ces différentes dates
en Serbie, en Macédoine, en Bosnie-Herzégovine, au Sandjak et au Kosovo.
A la volonté des milieux nationalistes serbes depuis le début du siècle de
créer des zones « déturquisées » (en fait désislamisées), « décroatisées » (au
trement dit décatholicisées), ou « désalbanisées » (69), a correspondu la même
folie meurtrière pendant la seconde guerre de la part de certains éléments
croates, et musulmans ou autres, tendant à créer des zones « déserbisées ».
Les événements de la guerre en Croatie et le scénario invariable qui s'y
répète, ainsi qu'en Bosnie-Herzégovine, manifeste à la fin de ce siècle une
résurgence de cette politique de «nettoyage» ou de «purification nationale»,
par le fer et par le feu, de la part de l'armée serbo-fédérale et de ses sup
plétifs paramilitaires, adeptes d'une Serbie agrandie à tous les Serbes dis
persés, mais aussi aux territoires qu'ils ont occupés, quitte à exterminer ou
chasser les autres populations autochtones, même majoritaires, quelles
qu'elles soient, afin de parvenir à un bloc « nationalement pur».
C'est pour toutes ces raisons que la notion de minorité nationale, si
contraire à la mentalité et aux conceptions politiques occidentales, doit néan
moins être évoquée, car la question se pose partout où cette mentalité s'est
trouvée « projetée » ou reprise à son compte par telle ou telle petite puissance
locale. Or elle s'est greffée ici ou là sur des représentations politiques bal
kaniques et sur des cultures gouvernementales rudimentaires, contredisant
parfois la dissociation historique spécifique à l'Europe centrale et orientale
entre les notions d'Etat et de nation, et en omettant que dans l'espace da
nubien et balkanique, la nation a précédé l'Etat propre, qu'elle l'a fondé et
a survécu pendant des siècles à sa disparition, au sein des divers empires
— et contre eux —, jusqu'à leur éclatement (en 1878, en 1919 et en 1991) (70).
Voilà pourquoi la notion de minorité nationale, si dérangeante soit-elle,
doit être retenue, quand bien même elle rendrait plus délicate l'élaboration

(68) Eod. loc., p. 114.


(69) Un document édifiant est le memorandum de V. Cubrilovic adressé au gouvernement
yougoslave en 1937, et préconisant dans ce pays les méthodes utilisées par Staline contre certains
peuples ou par Hitler contre les juifs. Les propos anciens de cet académicien, ministre, ancien
conjuré de l'attentat de Sarajevo, n'ont jamais été publiquement condamnés à Belgrade, ni avant,
ni pendant, ni depuis la seconde guerre mondiale. C'est aussi un coauteur du fameux Mémorandum
de l'Académie serbe des sciences et des arts, qui est emblématique de la politique qui fut mise
en œuvre dans ce pays à partir de 1987.
(70) Voir à ce sujet les ouvrages de H. Bogdan, Histoire des pays de l'Est des origines à nos
jours, Perrin 1990, et de P. Garde, Vie et mort de la Yougoslavie, Fayard, 1992.
376 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

d'un statut général des minorités. Elle a d'ailleurs été prise en compte au
niveau européen dans le cadre de l'Acte d'Helsinki. Il est vrai que les pays
qui ont prôné la réception en droit international de la notion sont aussi
ceux dont le modèle s'écroule avec fracas (l'U.R.S.S. et la Yougoslavie). Ce
pendant, il faut considérer — et au-delà des clichés et des complaisances
diplomatiques ou idéologiques - que ni l'U.R.S.S. ni la Yougoslavie n'ont été
des démocraties authentiques ou des Etats de droit dignes de ce nom. Seuls
la superficialité, les nécessités de la guerre froide et l'aveuglement dogmat
ique(sur l'autogestion et le socialisme à visage humain), ont permis à Bel
grade de se faire délivrer, plutôt sur parole que sur pièces, des brevets
d'excellence.
Un autre obstacle venait aussi de l'attitude de pays comme la France
(mais également la Grèce et la Turquie), raisonnant en fonction de leur s
ituation propre. Il était en effet estimé, et malgré certaines observations
contenues dans le rapport Giordan (71), que «la France ne connaît heureu
sement pas le phénomène minoritaire [qui implique] (...) un désir de résister
à l'assimilation douce ou forcée voulue par tout Etat centralisateur » (72).
En tout état de cause, notre pays passe pour n'être pas concerné par le
phénomène des «minorités nationales», puisque «les Corses, les Basques,
les Bretons, en France ne revendiquent pas la souveraineté internatio
nale » (73). Toutefois, et si l'on considère comme juridiquement réglée en droit
interne la question du «peuple corse» (74), les élections régionales de 1992
ont vu se présenter devant les électeurs, des partis représentant «les peuples
de l'Etat français », en lutte contre la « dictature du centralisme » (Le Monde,
4 mars 1992). Une Alliance libre européenne regroupe en outre 25 mouve
ments de la Communauté européenne, dont les délégués de partis régiona-
listes ou autonomistes ont présenté des listes de candidats aux élections
(Le Monde, 29 février 1992), sans grand écho dans le corps électoral.
Un autre cas remarquable est l'Espagne, qui reconnaît l'existence de
«Nationalités» au sein de l'Etat espagnol, regroupant des «Communautés»
spécifiques par l'histoire et la culture. Mais d'une part les nationalités ne
sont pas désignées, alors que l'article 2 de la constitution de 1978 consacre
la nation espagnole, et d'autre part la différenciation en « nationalités » n'em
porte aucun effet de droit, notamment au plan territorial, et se présente
comme un simple «constat historique et sociologique» et éventuellement
comme une forme de «réparation historique» pour reprendre l'analyse de
B. de Witte (75).
Ce phénomène est nouveau, si l'on considère qu'au plan international
la reconnaissance et la protection des minorités en général ont été éludées,
et qu'il était renvoyé sur ce point au droit interne des Etats (76). La loi
autrichienne du 6 avril 1964 a incorporé à la constitution des dispositions
reprises du traité d'Etat de 1955. La constitution chypriote a repris égale-

(71) H. Giordan, Démocratie culturelle et droit à la différence, Paris, 1982.


(72) G. Israel, Le Monde, 4 janvier 1992.
(73) A. N'Kolumba, op. cit., p. 455.
(74) Sur ce point, B. Genevois, Le contrôle de la constitutionnalité du statut de la collectivité
de Corse, Revue Française de Droit Administratif, 1991, p. 407 et s.
(75) Op. cit., p. 118. Pour le cas espagnol, L. Vandelli, El ordenamiento espanol de las Co-
munidades autonomas, Madrid, 1987.
(76) L'ouvrage de référence en ce qui concerne les divers mécanismes nationaux de protection
des minorités, reste celui de A. Pizzorusso, Le Minoranze nel diritto publico interno, Milan, 1967.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 377

ment les dispositions de l'accord gréco-turc de 1959. Pour sa part, la R.F.A.


possédait une protection uniquement interne pour les minoritaires danois
du Sleswig. Quant à l'Italie, sa loi constitutionnelle du 5 janvier 1972 a
modifié le statut d'autonomie du Haut-Adige, en prévoyant une protection
en matière linguistique, scolaire, culturelle, et dans les emplois publics, au
profit des «groupes linguistiques». Seules l'U.R.S.S. et la Yougoslavie consa
craient l'existence de minorités nationales, s'agissant des éléments non
slaves surtout dans ce dernier cas (Hongrois de Vojvodine et Albanais du
Kosovo, dont les autonomies et par conséquent les libertés ont été suppri
méesunilatéralement par Belgrade en 1989).
Parmi les nouvelles démocraties apparues à l'Est, il faut noter que la
constitution de l'Etat tchèque et slovaque du 9 janvier 1991 contient un cha
pitre III consacré aux «minorités nationales et ethniques» (art. 24 et 25).
La constitution hongroise modifiée au 23 octobre 1989 a mis l'accent sur
les droits des «minorités nationales et ethniques», constitutives du «pouvoir
populaire» et «facteurs constitutifs de l'Etat» (art. 7, 8, 19 de la constitution,
loi électorale n° LXIV de 1990 et loi n° LXV sur les collectivités locales).
Quant au cas particulier de la Croatie, qui est au cœur du problème
des minorités, il est significatif (et curieusement trop peu connu) que dès
1990 au lendemain du succès électoral des forces anticommunistes et avant
que le débat sur la « désassociation » (terme exact pour Razdruzivanje, qui
ne signifie ni indépendance ni sécession) soit engagé, alors que seul était
envisagé (mais refusé par la Serbie) le réaménagement de l'Etat commun :
des leaders politiques serbes de Croatie (Raskovic et Vukcevic) s'étaient vu
proposer que soient réservées de droit aux représentants de la population
serbe locale, les fonctions de vice-président du Gouvernement et du Parle
ment de Croatie. En outre, dans le discours de présentation de la nouvelle
constitution croate du 22 décembre 1990, avant les hostilités, le président
de l'Union démocratique croate parvenu aux affaires, admit que les popul
ations serbes de Croatie devaient jouir de tous les droits civils et «natio
naux» dans le respect de l'intégrité territoriale et de l'ordre juridique
nouveau. Plus concrètement, la constitution croate dans son Préambule (sec
tion I in fine) déclarait que :
« La République de Croatie se constitue en Etat national du peuple croate
et de ceux qui appartiennent aux autres nations et minorités, tout en étant
ses nationaux; des Serbes, des Musulmans, des Slovènes, des Tchèques, des
Slovaques, des Italiens, des Hongrois, des Juifs et autres, à qui sont garanties
l'égalité des droits avec les citoyens appartenant à la nation croate, ainsi que
la réalisation des droits nationaux conformément aux normes démocratiques
de l'O.N.U. et des pays du monde libre (...) La République croate est formée
et se développe comme un Etat souverain et démocratique, dans lequel sont
garantis et sauvegardés l'égalité en droits, les libertés et les droits de l'homme
et du citoyen, ainsi que le progrès économique et culturel, ainsi que le bien-être
social ».
En dépit de ces engagements préalables et solennels, la guerre larvée
en Croatie depuis le milieu de l'année 1990 embrasa tout le pays en juillet
1991, après l'expédition militaire avortée contre la Slovénie, prélude à
l'agression contre la Croatie puis contre la Bosnie-Herzégovine, selon un scé
nario médiatico-politique éprouvé à propos du Kosovo.
Entre-temps et grâce au processus d'Helsinki, la Déclaration de Copen
hague (juin 1990) a conduit à une certaine «réhabilitation» de la notion de
378 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

minorité «nationale» au plan européen. Cependant, la proposition de


Convention pour la protection des minorités élaborée dans le cadre du
Conseil de l'Europe (février 1991), n'envisage plus dans son article 1er, que
les minorités ethniques, linguistiques et religieuses et les droits des indivi
dus leur appartenant. La protection n'est plus spécifique, mais conçue comme
«une composante essentielle de la protection internationale des droits de
l'homme et, comme telle, elle est un domaine de la coopération internatio
nale ». Le Préambule se contente d'évoquer les « minorités » vivant dans « les
Etats membres du Conseil de l'Europe et dans les Etats d'Europe centrale
et orientale». La dilution du problème est manifeste, s'agissant de pays qui
pour certains ne se sentent pas concernés par la notion de minorité natio
nale, alors que d'autres l'admettent dans leur droit interne. Cela explique
la définition évasive et générale qui retient les seuls trois critères objectifs
classiques (langue, religion, ethnie), en identifiant la minorité comme tout
«groupe numériquement inférieur au reste de la population d'un Etat, dont
les membres qui ont la nationalité de cet Etat (...) sont animés de la volonté
de préserver leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue»
(art. 2 al. 1). Ayant posé les éléments objectifs (autres que le lien national)
de la notion de minorité, le texte introduit néanmoins un élément volontar
iste, dans la mesure où il dispose que l'appartenance à une minorité relève
«d'un choix personnel» (art. 2 al. 3), en précisant que tout groupe qui corres
pondaux critères énoncés «doit être traité en minorité».
Il y a donc en Europe occidentale non seulement une difficulté à séparer
la problématique des minorités de celle des petites nations : mais encore
celles-ci sont souvent rétrogradées au rang d'ethnies (ex. la qualification de
guerres «interethniques», sinon «tribales», à propos de la Yougoslavie, dans
le même temps où l'on ne voit aucune contradiction à célébrer en sport le
Tournoi des « Cinq Nations » pour seulement trois pays engagés). Le regard
n'est pas le même ici et là sur ces phénomènes, ainsi que le confirme Csaba
Kiss, directeur de l'Institut d'Europe centrale à Budapest, pour qui « En Eu
rope centrale les minorités sont pour la plupart des minorités « nationales »,
ce qui signifie qu'elles sont étroitement liées à un peuple qui vit (...) dans
un pays voisin (...). La notion même de nation diffère de celle utilisée en
Europe de l'Ouest. Selon la conception centre-européenne, la nation est d'a
bord une communauté culturelle et linguistique » (77), avant même de consti
tuer une entité étatique, peut-on même ajouter. C'est pourquoi juridiquement
la notion de minorité nationale n'est pas problématique, dès lors que l'Etat
de droit, la démocratie, le multipartisme, les libertés (que ces pays n'ont
jamais connus vraiment), pourront se développer partout dans les nouveaux
Etats. Les dangers et risques de manipulations sont liés au décalage poli
tique dans le cheminement vers l'Etat de droit et la démocratie entre Etats
concernés par le problème des minorités.

(77) Libération, 28 février 1992.


RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 379

2. - Eléments pour un consensus européen

A. L'objet d'un statut général des minorités

Le droit contemporain notamment en Europe, a tendu à substituer aux


conventions bilatérales sur les minorités, dont l'application a pu donner lieu
à des divergences, une charte générale. Celle-ci est conçue comme une
construction essentielle, permettant au sein d'une démocratie, l'expression
optimale du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, dans le respect de
l'intégrité territoriale. En considération des conflits yougoslaves par exemple,
ce statut apparaît comme une nécessité politique majeure. En effet, il a été
observé à propos de ce pays et des nouveaux Etats appelés à lui succéder,
qu'en toute hypothèse « 23,8 % des Serbes et 22 % des Croates vivent au-delà
des frontières de leur république et de leur territoire historique» (78). Toutes
les populations dispersées et coupées de leur foyer national respectif, doivent
pouvoir accéder aux mêmes protections internationales. Un tel statut d'en
semble permettra de penser les problèmes autrement qu'en termes de che
vauchements de frontières, donc de conflits étatiques. A partir du moment
où la démocratie est (ou sera) assurée au plan politique dans les Etats
concernés, le cycle oppressions-récriminations sera rompu, étant entendu que
le dialogue des Eglises (primordial) doit être conduit sérieusement, pour dé
samorcer les affrontements de croyances. Il s'agit donc d'encadrer juridique
ment les faits historiques et sociologiques. Cela postule que ces faits soient
établis et les réalités connues, dès lors qu'ils présentent une importance
pour le traitement correct des questions de minorités. Cela implique que
l'on rompe avec les commentaires stéréotypés, les représentations démogra
phiques biaisées, les aperçus historiques tronqués, les analyses politiques
faussement équilibrées, et les explications piégées. La référence au corps
des valeurs morales, des principes politiques et des standards juridiques
européens doit être ferme, et aucune concession même «diplomatique» ne
doit interférer dans l'appréciation des situations concrètes. L'obligation ju
ridique qui en découle, doit lier autant la communauté internationale que
les Etats et les minorités concernés.
Dans un contexte international désormais plus approprié et à la faveur
du consensus actuel sur la démocratie, l'objet assigné au statut est le même
que celui qui a été identifié autrefois à propos des traités des minorités par
la C.P.J.I.. Cela consiste à assurer à des groupes sociaux différents de la
population de l'Etat, «la possibilité d'une existence pacifique et d'une co
l aboration cordiale avec cette population, tout en gardant les caractères par
lesquels ils se distinguent de la majorité» (Avis consultatif du 6 avril 1935
dans l'affaire des Ecoles minoritaires grecques en Albanie).

B. Identification des droits des populations minoritaires

Le statut des minorités constitue en quelque sorte un retour au droit des


«gens», au double sens littéral du terme et par référence aux individus et

(78) P. Garde, op. cit., p. 120.


380 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

aux groupes, alors que le droit international est interétatique. Le rappel


des droits de l'homme établis universellement et en Europe devrait suffire
à protéger les minorités. Mais ce droit humanitaire tel qu'il est conçu est
fondateur de majorités et non de minorités (79). Néanmoins, les droits confé
résle sont à titre individuel et collectif.

1) Les droits reconnus à titre individuel


La première revendication des minoritaires et ce qui ne peut leur être
contesté, c'est le traitement égal et la pleine jouissance des droits reconnus
aux citoyens de l'Etat. L'égalité complète est un préalable indispensable,
notamment en matière civile et politique. Aucune discrimination n'est jus
tifiable entre minoritaires et autres habitants, ni en droit ni en fait, sans
que cette égalité apparaisse comme un privilège (80).
Cela englobe le droit à la vie, à la liberté, au libre exercice public ou
privé de la religion conformément à l'ordre public, l'admission aux emplois
publics et l'exercice des diverses professions, le droit de propriété, le droit
à la sécurité juridique et contractuelle, la liberté de s'associer, l'égalité de
vant les charges publiques, l'inviolabilité du domicile, le choix de la rési
dence, le droit d'aller et de venir, de s'exprimer et de communiquer dans le
respect des lois, notamment avec d'autres membres du groupe et avec l'Etat
constituant le foyer national (avec réciprocité obligée). Tels sont quelques-uns
des droits égaux essentiels.
Les actes illicites publics ou privés, au regard de la protection des mi
noritaires, ne sauraient produire d'effets valables. Un droit de recours effectif
devant une instance nationale et devant tous organismes internationaux ha
bilités (après épuisement des voies internes) doit être ouvert aux intéressés.
L'adoption de mesures spéciales en faveur des minoritaires par l'Etat de
résidence, en vue de promouvoir l'égalité avec le reste de la population, ou
visant à tenir compte des spécificités, n'est pas discriminatoire.

2) Les droits reconnus à titre collectif


Les minorités aspirent à l'existence propre tout en participant à la vie
publique, à une gestion autonome des affaires touchant à leur identité (éven
tuellement dans un cadre territorial déterminé). A cet égard, il faut poser
que le droit à l'identité collective doit tenir compte de la communauté au
sein de laquelle la minorité vit, et de celle à laquelle elle se rattache par
sa spécificité, quel que soit le fondement de celle-ci (culture, langue, religion,
ethnie). Cela implique que cette identité soit respectée dans sa dimension
collective, et qu'elle soit à l'abri de toute persécution, expulsion, déportation,
relégation, extermination, génocide, ethnocide ou mémoricide (81). A ces di
vers points de vue, le droit des minorités implique une facilitation de l'exer
cicedu devoir d'ingérence humanitaire.

(79) Selon l'expression de G. Israel, Le Monde, 4 janvier 1992.


(80) C'est déjà le raisonnement de la C.P.J.I. dans ses Avis (10 septembre 1923) sur les
colons d'origine allemande dans les territoires cédés par l'Allemagne à la Pologne, et sur les
Ecoles minoritaires grecques en Albanie (6 avril 1935).
(81) Sur cette intéressante et nouvelle notion élaborée pour caractériser le type de guerre
systématique menée en Croatie, M. Grmek, « Les asymétries serbo-croates », Politique Internatio
nale, n° 55, printemps 1992 p. 67; également Le Figaro, 19 décembre 1991.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 381

Collectivement, la minorité doit posséder des droits spéciaux découlant


du maintien de ses caractères distincts. L'une des prérogatives serait le choix
de la nationalité, avec tous les droits et obligations y afférents pour les
Etats concernés (dans la stricte réciprocité). Cette possibilité, dont on a vu
qu'elle est problématique dans un statut des minorités, à cause des Etats
d'Europe occidentale, n'est pas vraiment perturbante en Europe centrale et
orientale, où l'idée de nation et les rapports de celle-ci à l'Etat sont perçus
différemment.
L'usage libre de la langue maternelle en public et en privé, ou dans les
relations commerciales, en matière de presse et dans l'enseignement, est un
point-clé partout où il y a différenciation linguistique, mais sans que cela
aboutisse à un zonage exclusiviste ou isolationniste. Les expériences belge,
suisse et espagnole en particulier, dans le domaine linguistique, peuvent
servir d'inspiration sinon de modèle, tout en se gardant des transpositions
mécaniques et sans égard pour les réalités locales, qui doivent être appré
hendées sous l'angle scientifique. Un corps de principes a déjà été dégagé
en la matière (82). Les aménagements à apporter concernent d'une part l'e
nseignement de la langue minoritaire, s'agissant de savoir s'il sera obligatoire
ou non, dispensé dans un cadre public ou privé, concurremment ou non avec
la langue officielle de l'Etat; d'autre part, doit être envisagé l'usage de la
langue minoritaire dans l'administration locale et d'Etat. Là encore, tout
dépend des situations particulières (implantation diffuse ou compacte de la
minorité, pourcentage dans la population locale). La proposition de convent
ion élaborée en février 1991 au sein du Conseil de l'Europe, prévoyait le
droit d'usage de la langue dans les contacts avec les autorités politiques,
administratives et judiciaires locales ou d'Etat, à partir d'un « pourcentage
substantiel» (art. 8) de la population minoritaire.
La liberté religieuse représente un aspect vital des rapports entre po
pulations, en Europe centrale et orientale. Tout progrès sur ce point passe
par un inventaire clair des méfaits du système révolu (83), par une analyse
objective (contradictoire) des réalités passées, en rectifiant éventuellement
les représentations fausses, qui foisonnent après un demi-siècle de désin
formation systématique et largement relayée à l'ouest. L'élaboration d'un
statut des minorités ne peut pas faire l'économie d'un réexamen préalable
et impartial des clichés hérités du passé en matière religieuse, tout en posant
en postulat le caractère laïc de l'Etat dans cette autre Europe, où la religion
envahit parfois la vie politique et sociale, s'agissant tant des minorités que
des pays auxquels elles sont rattachées (pays de résidence et foyer national).

(82) Ainsi en 1961, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe avait adopté une r
ecom andation (285) à propos des droits linguistiques. En 1972 à Helsinki, une recommandation
faite dans le cadre de l'UNESCO et applicable à l'Europe, associant les notions de culture et de
démocratie, pose en principe que la culture (donc la langue) n'est pas réductible à un territoire,
n'est pas seulement un concept géographique, que c'est un mode de vie et un besoin de commun
iquer, tout le contraire d'un ghetto. La même Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe,
a encore adopté en 1981 une recommandation (828) rappelant que le traitement politique de cha
que langue doit respecter son authenticité scientifique, et le droit à son développement par la
communauté concernée. La Résolution sur une Charte des langues adoptée par le Parlement eu
ropéen le 16 octobre 1981, va dans le même sens. Sur ces aspects du droit à la langue v. notre
étude précitée, in Etudes à la mémoire de Tran Van Minh, Pedone, Paris p. 249 et s.
(83) Se reporter à l'ouvrage sur Les libertés religieuses dans le monde, Analyse doctrinale
et politique, sous la direction de J.B. d'ONORio, et notre étude sur « Le statut des religions dans
les Etats socialistes d'Europe centrale de 1945 à 1989», p. 171 et s.
382 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

Un autre aspect des droits collectifs touche à la vie économique et à


l'organisation administrative. La liberté d'entreprendre et l'autonomie locale
sont très généralement admises et leur application doit s'étendre aux mi
norités. Les libertés nouvelles (libre circulation des travailleurs et des ca
pitaux, liberté d'établissement, libre prestation des services) consacrées dans
le cadre communautaire doivent jouer à plein, d'autant que l'orientation vers
l'Europe et son modèle est générale. Plusieurs problèmes économiques et
d'organisation régionale trouveront des éléments de solution en adaptant
l'acquis communautaire. L'idée maîtresse doit être l'ouverture, l'abandon pro
gressif des protectionnismes, s'agissant tant des Etats nouveaux eux-mêmes,
que des minorités, des régions et localités qu'elles occupent. La logique d'ou
verture et de marché doit être à la base des dispositions économiques d'un
éventuel statut des minorités. Le consensus européen en matière de minor
ités, ne peut faire abstraction du consensus européen général sur la vie et
les pratiques économiques. La logique de protection des minorités ne saurait
contredire la tendance globale à l'abandon des attitudes protectionnistes
dans l'ordre économique, au niveau étatique ou infra-étatique. Cette harmon
isation des comportements concernera la gestion de l'emploi, la production,
l'exploitation des ressources naturelles, la disposition des résultats financiers
des activités économiques, l'organisation des professions. L'idée d'« enclave»
minoritaire dans l'ordre économique serait à coup sûr incompatible avec le
cours actuel en Europe. Ceci vaut pour les nouveaux Etats et leurs minorités.
Le découpage du territoire en subdivisions politiques et administratives, en
circonscriptions électorales ou autres, tout en veillant à ne pas «casser»
l'implantation territoriale des minorités, ni a les «ghettoïser», doit prendre
en compte l'impératif moderne du primat de l'économique en matière de
régionalisation et d'optimum dimensionnel des collectivités locales. Ceci est
conforme tout à la fois à l'évolution européenne et aux besoins de dévelo
ppement de tous les pays d'Europe centrale et orientale, y compris lorsqu'ils
incluent des minorités.

3) Les mécanismes de garantie des droits conférés


La proclamation des droits ne va pas sans une protection adéquate, qui
doit être organisée internationalement et au plan interne.
Le système imaginé dans le cadre de la S.D.N. et des traités des mi
norités, a montré ses défauts et ses limites. Au plan européen, dans un
cadre plus restreint et relativement homogène, des garanties plus efficaces
peuvent être mises en place. Le conflit yougoslave a permis d'installer un
mécanisme d'arbitrage qui a déjà prouvé son utilité. Celui-ci s'est penché
(il est vrai sélectivement) sur certains problèmes de minorités, et dans un
ordre des urgences qui ne s'imposait pas forcément eu égard aux réalités
de terrain constatées par les contrôleurs européens sur place. Le système
a néanmoins le mérite d'exister, rappelant utilement certains principes en
matière de reconnaissance et de succession d'Etats, ou de protection des
minorités (intégrité territoriale, condamnations des solutions de force, droit
des peuples). Aussi bien la Communauté européenne que le Conseil de l'Eu
rope ou la C.S. CE. peuvent offrir un cadre à la mise en place d'un système
permanent de protection, au besoin de type juridictionnel. La Cour de Justice
de La Haye, la Cour de Strasbourg et celle de Luxembourg, l'acquis juridique
que cela représente, et la concentration en Europe de ces juridictions, consti-
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 383

tuent des références pour tout progrès ultérieur. L'idée résurgente d'un Tri
bunal pénal international devrait progresser, sinon déboucher enfin sur une
initiative concrète, compte-tenu des faits survenus durant les guerres qui
ont ravagé certains territoires de l'ex-Yougoslavie et des Etats nouvellement
indépendants, sachant qu'il s'agit de pays liés par les grandes conventions
relatives au droit des conflits armés et au droit humanitaire. Il est en effet
impensable que les crimes commis restent impunis ; la crédibilité de l'Europe
et de la communauté internationale en serait radicalement atteinte, dans
la prétention à incarner une communauté de droit. La conjoncture à l'Est
et le cas des minorités, offrent un contexte favorable à la création d'une
telle Cour pénale sur notre continent. La sortie du communisme, la pers
pective de règlements de comptes qui pourraient en résulter un jour ou l'au
tre ici ou là, ainsi que les questions des minorités plaident en ce sens, à
la fois comme mécanisme dissuasif et répressif.
C'est donc très normalement, que la proposition de convention sur les
minorités élaborée au sein du Conseil de l'Europe prévoyait un mécanisme
propre de contrôle (art. 18 à 30). Ce Comité européen pour la protection
des minorités, composé d'un nombre de membres égal à celui des Etats-part
ies, constitué de personnalités ayant œuvré dans le domaine humanitaire
et siégeant à titre individuel, serait désigné pour 4 ans par le Comité des
ministres sur proposition du Bureau de l'Assemblée du Conseil de l'Europe.
C'est là un schéma bien admis aujourd'hui, et usuel en Europe. Cet orga
nisme examinerait les rapports réguliers produits par les Etats, et pourrait
connaître éventuellement de requêtes émanant d'individus ou de groupes,
ou d'O.N.G. représentatives des minorités, après épuisement des voies de
recours internes.
Un autre mécanisme serait la mise en place d'une espèce d'« Ombudsman
des minorités» européen (84). Le rapporteur à l'Assemblée parlementaire
l'envisage comme une instance de médiation spécialisée entre Etats et mi
noritaires, compétente pour observer la situation des minorités, conseiller
les gouvernements et les minorités dans la définition de leurs rapports. Cet
organisme de conciliation et d'expertise suppose bien entendu qu'un statut
des minorités existe, assorti d'un système de sanctions dont l'actualité ré
cente en Europe (s'agissant de l'ex-Yougoslavie et de la Serbie) et dans le
monde (Afrique du Sud et Libye), a montré qu'il peut être efficacement mis
en œuvre. Il appartient aux gouvernements réticents de comprendre à temps,
qu'«ils risquent de voir un simple problème de minorité dégénérer» (C. La-
lumière, loc. cit.). Les pays frileux à cet égard (France, Royaume-Uni, Es
pagne en particulier), sont aussi ceux qui ont intérêt à saisir à bras-le-corps
ce problème.
Au plan interne, et outre les mécanismes de ce type existant en Belgique
par exemple (pour les minorités germanophones), le cas hongrois mérite
d'être cité. La constitution de 1989 consacre son chapitre V et plusieurs ar
ticles aux droits des minorités et à leur garantie, en mettant en place à
côté du Commissaire parlementaire des droits civiques, un « Commissaire
parlementaire des droits des minorités nationales et ethniques », qui appar
aîtcomme un haut protecteur et un défenseur public des droits des minor
itaires. Compte-tenu de la vogue de l'institution de l'Ombudsman de par

(84) Déclarations de C. Lalumiere et J.P. Worms au journal Libération, 22 novembre 1991.


384 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

le monde en matière de libertés, l'institution pourrait être adaptée aux be


soins des pays centres — et est-européens confrontés aux problèmes évoqués.
Une « Ombudsmanie » des minorités pourrait rassembler périodiquement ces
contrôleurs nationaux, auprès de l'instance de contrôle internationale compét
ente. Tous mettraient en commun leur expérience et leurs constatations,
et traiter ensemble certains dossiers délicats ou communs, considérant que
certaines minorités sont parfois dispersées sur plusieurs pays (Albanais,
Croates, Hongrois, Musulmans, Serbes).

C. Devoirs des minoritaires et limites du statut protecteur

1) Justifications théoriques et pratiques


Le phénomène de la décolonisation a montré l'erreur qu'il y a à ne pas
faire correspondre aux droits des uns, certains devoirs précis chez les débi
teurs de ces mêmes droits. Mais la jouissance et l'exercice de droits ont
aussi pour corollaires des devoirs, sans compter que la singularité mérite
protection certes, mais non pas sans limites. C'est là une tendance du droit
contemporain en général. Il est acquis que l'une des anomalies affectant les
traités des minorités concernait l'absence de devoirs. Cela conduisit l'A. G.
de la S.D.N. à rappeler dans une résolution du 21 septembre 1922, le devoir
de coopération loyale de la minorité avec le reste de la nation au sein de
l'Etat (85). La C. P.J.I, était aussi consciente que les minorités peuvent être
des îlots de résistance, des foyers dangereux d'agitation (Avis du 10 septem
bre 1923 relatif à certaines questions touchant les colons d'origine allemande
dans les territoires cédés par l'Allemagne à la Pologne). Instrumentasse par
le national-socialisme, le statut des minorités conduisit l'Allemagne hitlé
rienne à revendiquer «au nom de la théorie de la nationalité ethnique, un
droit de regard sur toutes les populations germaniques d'Europe » (86). Le
droit des minorités ne saurait fonctionner comme l'élément ou le dispositif
avancé d'une politique hégémonique. Partant des potentialités explosives de
la société américaine, A. Schlesinger rappelait récemment à propos de «l'a-
fro-centrisme », que certains milieux «poussés par le chauvinisme ethnique
et racial (...) cherchent à sauvegarder, à promouvoir, à perpétuer l'existence
de communautés ethniquement et racialement distinctes » (87). Cette' ten
dance dangereuse ne doit pas être perdue de vue.

2) Devoirs et limites dans les rapports avec l'Etat


Raisonnant dans le cadre de la démocratisation qui s'installe en Europe
centrale et orientale, des principes d'autodétermination et d'intégrité terri
toriale, il faut rappeler que «le droit de chaque peuple (...) est limité par
le droit des autres sous la sauvegarde générale du droit international » (88).
La récente proposition (précitée) de convention dans le cadre du Conseil de
l'Europe disposait que la protection des minorités « n'autorise aucune activité
contraire aux principes fondamentaux du droit international et notamment

(85) Ch. Rousseau, op. cit., p. 746.


(86) Eod. loc, p. 750.
(87) Déclaration au Figaro, 27 février 1992.
(88) J. Charpentier, op. cit., p. 132.
RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS 385

de la souveraineté, de l'intégrité territoriale et de l'indépendance politique


des Etats» (art. 1 al. 2). La déclaration de Copenhague (1990) inscrivait pour
sa part cette protection dans le cadre des buts et principes de la Charte de
l'O.N.U., des autres obligations découlant du droit international, et de l'Acte
final d'Helsinki. L'existence de la bonne foi interdit qu'il soit usé du statut
autrement que dans un esprit de tolérance, de compréhension et de bon
voisinage entre Etats. Ce n'est pas non plus un effet utile des règles de
protection, de les utiliser pour menacer la paix et la démocratie, ou pour
préparer l'annexion ou la conquête de l'Etat de résidence.
Par conséquent, les droits reconnus s'exerceront dans le cadre des lois,
qui dans toute société démocratique — et sous le regard de la communauté
internationale — ont pour objet de protéger l'ordre public, les libertés de
chacun, en édictant les mesures exigées par les circonstances. L'obligation
de loyauté interdit à tout citoyen (minoritaire ou non) d'empêcher la collec
tivité de choisir ses institutions politiques et son mode de développement,
ou de disposer de ses richesses naturelles. Ce n'est ni le but ni l'objet de
la protection des minorités, de transformer celles-ci en machine déstabili
satricedes démocraties.

3) Devoirs et limites dans les rapports avec les autres membres de la société
La jouissance et l'exercice pacifique des droits des minorités, imposent
à celles-ci des devoirs envers leurs membres, envers les autres minorités
éventuelles, et envers la population majoritaire. Il est caractéristique que
l'article 24 de la constitution de l'Etat tchèque et slovaque de 1991, dispose
que «l'appartenance à une minorité nationale ou ethnique quelconque, ne
peut porter préjudice à personne». La mise en œuvre du statut protecteur
ne saurait entraver l'exercice des droits et libertés fondamentaux d'autrui
(notamment droit de propriété, liberté d'aller et venir ou de communiquer,
et en général tout ce qui est reconnu aux minoritaires). Plus précisément
encore, et cet aspect ne saurait être négligé, au sein d'une minorité chaque
personne doit être respectée dans son choix d'y appartenir ou non (89).
Par ailleurs, les minorités nationales peuvent dans certains contextes
locaux, avoir elles-mêmes leurs propres problèmes minoritaires, qu'il s'agisse
de populations propres (d'une autre religion par exemple) ou bien différentes
(autre ethnie enclavée ou autres locuteurs), ou encore d'éléments imbriqués
appartenant à la nation majoritaire. Ces «minorités» parmi les «minori
taires» ne doivent évidemment subir elles-mêmes aucune forme de discr
imination, et tous les droits invocables par les minoritaires leur sont
naturellement opposables. Aucun des droits revendiqués par les minorités
ne saurait être refusé par elles à autrui, aux plans des droits civils, politi
ques, religieux, linguistiques et culturels. L'évolution des événements dans
l'ex- Yougoslavie, doit permettre de poser que le droit des minorités (notam
mentserbes en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, là où elles sont impor-

(89) C'est un des points de l'intervention du représentant du Saint-Siège à la Conférence


de Genève sur les minorités (juillet 1991), qui ajoutait; «chaque membre d'une minorité doit
savoir que l'avenir et le développement de sa communauté ne consiste pas à se refermer sur
elle-même par peur de l'étranger, mais à accueillir ce qui lui est différent. Ceux qui ont des
responsabilités au sein des minorités nationales... se feront des constructeurs de la confiance au
sein de leur société », Osservatore Romano, 30 juillet 1991 (précité).
386 RÈGLES APPLICABLES AUX PROBLÈMES EUROPÉENS DE MINORITÉS

tantes ou dominantes), ne peut justifier les emprisonnements abusifs, les


déportations, les exterminations, les destructions de lieux de cultes et de
monuments historiques, le saccage de l'environnement, des richesses natur
elles et architecturales, de l'économie locale, des lieux de productions, des
équipements civils, des installations collectives, des habitations privées ou
des bâtiments publics, le pillage des biens d'autrui). En cas de génocide
de quiconque, la communauté internationale doit s'imposer un devoir im
médiat d'intervention d'humanité, y compris de type militaire. Ceci est aussi
un élément central de tout statut international des minorités, à souscrire
par les Etats parties à une telle charte.
*
* *

Quelques idées simples sont à réhabiliter en guise de conclusion à cette


étude, trop imparfaite et qui ne prétend à rien d'autre que fournir un cadre
pour une réflexion décloisonnée, s'efforçant de ne pas s'enfermer dans un
modèle culturel et encore moins dans une discipline.
Il est opportun de rappeler aussi devant le spectacle de la guerre en
Europe et l'attitude de certains protagonistes, que l'on ne peut à la fois et
valablement, prétendre disposer de soi-même chez les autres et des autres
chez soi. A certains égards, c'est cette prétention qui apparaît comme une
des causes du conflit. De même convient-il de rappeler ce que proclamait,
en pleine première guerre mondiale l'Union des Nationalités lors de son
Congrès de Paris : « ni la conquête, ni le sang versé pour l'occupation, ni la
possession antérieure dans l'histoire, ni les frontières naturelles ne consti
tuent des droits sur des populations ou leur territoire » (90).
La question des minorités n'est en fait posée avec cette acuité, qu'à rai
son des carences de l'Etat de droit et du déficit démocratique. C'est sur ces
plans qu'il faut donc agir prioritairement. Parallèlement au corps des règles
protectrices des minorités, il convient de développer une pédagogie de la
nation, au lieu d'en démoniser les manifestations, parfois à contretemps et
par une inversion terme à terme des faits et de l'histoire. Cette tâche est
essentielle dans les Etats nouveaux, et à l'endroit des minorités nationales.
Complémentairement, et si l'on veut que le droit des minorités ait quelques
perspectives de succès, il faut comprendre que l'évolution globale des rap
ports entre nations en Europe centrale et orientale, est liée à l'édification,
au-dessus des Etats, des nations et des Etats-nations, d'ensembles institu
tionnels communautaires ou supranationaux plus larges, concentrant des
abandons de souveraineté consentis par les Etats vers le haut, tout en dé
veloppant le plus bas possible les mécanismes de prise en charge des besoins
des populations, notamment minoritaires, par elles-mêmes.

(90) Rapporté par J. Beaufays, op. cit., p. 21.

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