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S c i e n c e e t c o n s c i e n c e

La question de l’âme et du corps : (II)


Corps-âme et dualisme chez Platon ou Des méfaits du corps-tombeau
● T. du Puy-Montbrun*

e dualisme, par définition, désigne un celle qui entrave notre quête du Bien, à mon âme comme un vêtement, sorte

L mode de raisonnement qui, faisant


référence à deux entités, les pose en
opposition l’une par rapport à l’autre. C’est
celle qui est le lieu d’affections et de
maladies, celle qui nous manipule, sous
la férule des désirs qui l’animent. Aussi,
d’enveloppe qui ne vaut que ce que les
habits valent. Mais, quel sens aurait alors
une médecine du corps ? Serait-il même
le cas de l’âme et du corps chez Platon, “ […] si nous devons jamais avoir une possible de s’y investir, le corps étant objet
pour lequel l’âme serait tout l’homme et le pure connaissance de quoi que ce soit, il d’imperfection? Si l’incarnation n’est pour
corps quelque chose d’ajouté. Dans l’Alci- faut nous séparer de lui, et, avec l’âme en l’homme que l’incapacité d’accéder à la
biade, la primauté de l’âme est clairement elle-même, contempler les choses en seule vérité du monde des idées, quelle fin
affirmée : “ Or, du moment que ce n’est ni elles-mêmes ” (5). Pour ce faire, il pourrait fonder qu’on s’occupât du corps ?
le corps, ni le composé des deux [l’âme et importe de s’exercer à la maîtrise de ce À un degré de plus, ne pourrait-on s’inter-
le corps] qui est l’homme, il reste, je crois, corps rebelle et de le soumettre : “ le roger sur la justification qu’il y aurait à
ou bien que l’homme, ce ne soit rien, ou moyen […] d’être le plus près de la combattre la douleur, la maladie ? Finale-
bien, si c’est quelque chose, que l’homme connaissance, c’est d’avoir le moins pos- ment, pourquoi retarder l’heure de la déli-
ne soit rien d’autre qu’une âme ” (1) et sible commerce [avec lui], pas davantage vrance qui, libérant l’âme, ouvre à la
Socrate de préciser à Alcibiade: “[…] dois- de nous associer à lui à moins de radicale vérité ? Avec le dualisme platonicien, la
je t’expliquer, avec un peu plus de clarté nécessité, […] mais au contraire de nous médecine du corps ne peut être qu’un pis-
encore, que c’est l’âme qui est l’homme ? ” en purifier, jusqu’au jour ou la Divinité aller. Seule la médecine de l’âme est digne
(2). Donc, l’homme c’est l’âme. Une telle en personne nous en aura délié ” (6). Seule d’attention : s’occuper de son corps n’est
affirmation ne sera pas sans conséquences la mort pourra donc nous délivrer du car- que la marque d’une faiblesse ontologique.
sur le vécu que l’on aura du corps car la pri- can du corps, qui n’est que le tombeau de Ce concept platonicien d’irréductibilité
mauté de l’âme le place, ipso facto, dans l’âme. En attendant cette délivrance, il âme-corps qui a largement imprégné la
une sorte d’infériorité, de mal nécessaire, importe de se préparer à la mort par des pensée occidentale est, de fait, incompa-
de contingence. Ici, le corps n’apporte rien exercices spirituels : préférer la vertu, tible avec l’exercice médical. Serait-il
à la connaissance de soi : “ […] connaître renoncer aux plaisirs, être maître de soi concevable de soigner un corps qui ne
telles ou telles parties de son corps, c’est constituent autant de façons de s’affran- mérite pas de l’être ? Serait-ce même pos-
connaître les affaires qui nous appartien- chir de l’obstacle qu’est le corps. Finale- sible ? N’y aurait-il pas une contradiction
nent à nous-mêmes, mais ce n’est pas se ment, l’espérance se nourrit de l’attente fondamentale à le penser ? Peut-on soigner
connaître soi-même ” (3). D’où ce concept de cet instant où corps et âme se sépare- sans aimer ? Peut-on s’investir dans – et
d’une relation à l’autre qui ne se ferait que ront : pour Platon et les philosophes de pour – ce qui n’est pas digne d’être aimé ?
d’âme à âme : “ C’est notre âme qui nous son école, la désincarnation est l’aspira- Le vouloir reviendrait à concevoir une
invite à connaître celui qui prescrit de se tion ultime. médecine qui relèverait d’une démarche
connaître soi-même ” (4). Se connaître, Cette conception dualiste de la distinction de la seule raison : c’est sous la contrainte
s’aimer, c’est connaître et aimer l’âme de irréductible entre âme et corps s’impose de l’esprit que s’exerceraient les soins du
l’autre et non son corps. comme “ une véritable logique disjonc- corps. Mais la médecine ne peut être
Ainsi, pour Platon, le corps n’est pas tive selon laquelle le positif est toujours contrainte.
aimable. Il est ce qui perturbe et s’oppose le ciel, siège de l’éternel, et le négatif tou- Faire du corps un tombeau, c’est finale-
à la connaissance de ce qui est. Source de jours la terre, siège de la matérialité ” (7). ment s’extraire de la condition humaine.
toutes les illusions, il nous réduit en escla- C’est, en quelque sorte, le fondement de S’il est vrai que “ j’ai un corps ” et qu’en
vage. C’est la part terrestre de l’homme, l’opposition ontologique intelligible/sen- ce sens, ce corps est de l’ordre de l’avoir,
sible. L’âme seule peut arriver à la vérité, il n’en est pas moins vrai – et l’expérience
le corps ne peut que s’y opposer. de la douleur est ici démonstratrice – que
Ainsi, dans cette analyse platonicienne, “ je suis mon corps ” et que ce corps est
* Service de colo-proctologie, “ j’ai un corps ” mais c’est un corps de ma façon incontournable d’être au monde.
hôpital Léopold-Bellan, Paris. conjoncture, d’accident, de hasard, qui est Peut-on dissocier le “ j’ai mal ” d’un

Le Courrier de colo-proctologie (III) - n° 2 - juin 2002


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patient ? Le “ je ” regarde-t-il le corps corps qui est source de vie, nous dira
POUR EN SAVOIR PLUS
souffrant comme un objet jeté à distance Aristote ; c’est le composé des deux qui
de lui ? Dissocier c’est détruire. Le “ je ” donne sens à l’être. Toutefois, et quelles 1. Platon. Alcibiade. Paris : Gallimard, collection la
n’est pas hors du corps : il est en et avec que soient sa justesse et sa pertinence, le pléiade, œuvres complètes I, 1989 ; p . 242, 129c-130c.
lui. Chacun peut expérimenter cette réalité concept aristotélicien d’âme et de corps 2. Ibid.
du couple corps-âme en dehors de laquelle devra s’effacer devant une autre expression 3. Platon. Alcibiade, op. cit., p. 243, 131a.
on sort du champ de l’humain. La problé- du dualisme, celui de Descartes : au corps
matique de l’être est dans sa totalité. 4. Platon. Alcibiade, op. cit., p. 243, 130e.
tombeau succédera le corps objet, qui s’est
5. Platon. Phédon, op. cit., p. 778, 67a.
On le voit, “ toute vision crûment dualiste imposé en tant que nécessité au fondement
enlève au corps sa dignité ” (8) et, à ce titre, de la science. ■ 6. Platon. Phédon, op. cit., p. 778, 66d.
se trouve en opposition fondamentale avec À suivre… 7. Marzano-Parilosi MM, “Le corps” in: Dictionnaire
d’éthique et de philosophie morale, sous la direction
l’exercice de la médecine. Le corps n’est de Monique Canto-Sperber. Paris : PUF, 2001 ; p. 352.
pas un tombeau, l’incarnation n’est pas
8. Thomas de Koninck. De la dignité humaine. Paris :
malédiction. C’est l’union de l’âme et du PUF, 1995 ; p. 95.

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© novembre 2000 - DaTeBe Éditions

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Illustration de la couverture : Anne de Colbert Christophorov - Masque noir (détail), 1996

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