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COURS DE THEORIE GENERALE DU DROIT

SEMESTRE III 2020/2021

1 | Théorie générale du droit 2020/2021


CHAPITRE INTRODUCTIF ____________________________________________________________ 3
SECTION I : DEFINITION DU DROIT___________________________________________________ 3
LES FINALITES DU DROIT________________________________________________________ 4
SECTION II : OBJET DE LA THEORIE GENERALE DU DROIT ________________________________ 7
PARAGRAPHE I : DISTINCTION DE LA THEORIE GENERALE ET DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT __ 7
PARAGRAPHE II : CONTENU DE LA THEORIE GENERALE DU DROIT _______________________ 9
SECTION III : NECESSITE DE LA THEORIE GENERALE DU DROIT __________________________ 10
PARAGRAPHE I : NECESSITE CONCEPTUELLE ______________________________________ 11
PARAGRAPHE II : NECESSITE PRATIQUE___________________________________________ 13
CHAPITRE Ier : LES SOURCES DU DROIT ______________________________________________ 15
SECTION II : L’HETEROGENEITE DES SOURCES DE DROIT _______________________________ 15
PARAGRAPHE I : LE CHOIX DES SOURCES _________________________________________ 16
PARAGRAPHE II : CONNAISSANCE DU DROIT ET DOCUMENTATION JURIDIQUE_____________ 21
SECTION II : LES RAPPORTS ENTRE LES DIFFERENTES SOURCES DU DROIT ________________ 24
PARAGRAPHE : LA COORDINATION DES TEXTES ____________________________________ 24
PARAGRAPHE II : LES INTERACTIONS DES SOURCES _________________________________ 26
PARAGRAPHE III : LES AFFINITES ENTRE LES SOURCES ______________________________ 33
CHAPITRE II : LES PRINCIPES GENERAUX DU DROIT _____________________________________ 37
SECTION I : LA PLACE DES PRINCIPES GENERAUX DANS LA HIERARCHIE DES NORMES _______ 37
PARAGRAPHE I : LA DEFINITION DES PRINCIPES GENERAUX ___________________________ 37
PARAGRAPHE II : LA PORTEE DES PRINCIPES GENERAUX _____________________________ 41
SECTION II : L’IMPORTANCE DES PRINCIPES GENERAUX DANS LA MULTIPLICITE DES NORMES _ 44
PARAGRAPHE I : L’IMPORTANCE FONCTIONNELLE DES PRINCIPES GENERAUX ____________ 44
SECTION II : L’IMPORTANCE MATERIELLE DES PRINCIPES GENERAUX ___________________ 47
CHAPITRE III : LE JUGE ET LE PROCES ________________________________________________ 50
SECTION I : LE JUGE ____________________________________________________________ 51
PARAGRAPHE I : LE ROLE DU JUGE_______________________________________________ 51
PARAGRAPHE II : PRINCIPES GENERAUX DE L’ORGANISATION JURIDICTIONNELLE _________ 56
SECTION II : LE PROCES _________________________________________________________ 64
PARAGRAPHE I : LES CARACTERES GENERAUX DU PROCES ___________________________ 64
PARAGRAPHE II : LES PRINCIPES GENERAUX DU PROCES ____________________________ 65

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CHAPITRE INTRODUCTIF

Le juriste ne peut être un simple automate, condamné à l’application servile d’une réglementation
tatillonne, ni un apprenti-sorcier déchaînant des conséquences désordonnées et imprévues pour avoir
ignoré la dépendance et l’insertion de la règle de droit dans son contexte.
En droit, comme en tout, les connaissances ne sont rien, sans curiosité, intelligence, réflexion et
imagination. Il s’agit donc ici, dans une perspective méthodologique, de dégager les éléments
essentiels qui dominent l’élaboration du droit et d’exhumer les instruments et les raisonnements
indispensables à sa mise en œuvre.
On ne saurait alors prétendre innover, ni atteindre des vérités définitives, ni mêmes être exhaustif. Une
vie n’y suffirait pas. D’autres, bien plus qualifiés, s’y sont essayés sans y parvenir ? Mais, quitte à
paraitre téméraire, ne vaut-il pas mieux d’affronter une tâche difficile que de s’y dérober de crainte
d’être trop imparfait ? Avec cette conviction de son importance primordiale pour tous les juristes,
étudiants, praticiens et universitaires, et de l’intérêt qu’elle présente aussi pour les non-juristes, il faut,
avant tout, définir le droit (Section 1) puis l’objet de la théorie générale du droit (Section 2) et souligner
sa nécessité (Section 3).

SECTION I : DEFINITION DU DROIT

Définir le droit d’une manière homogène et définitive parait impossible. Le terme « droit » est entendu
par les moralistes, les religieux et certains philosophes, au sens de « juste » et de « justice » alors que,
pour les juristes, il signifie « règle de droit ». Pour les uns, c’est un idéal, pour les autres, il est une
norme positive. Certains n’y voient qu’une « discipline d’action destinée à instituer ou préserver un
certain état de la société » donc une simple discipline sociale ; d’autres y recherchent un ensemble de
règles de bonne conduite pour certains, le droit n’est qu’un aspect des phénomènes sociaux, comme la
sociologie ou l’histoire. Pour d’autres, c’est un « système de représentations intellectuelles s’édifiant
suivant des principes propres, de façon tout à fait indépendantes des phénomènes sociologiques et
historiques ». Certains pensent que ce n’est jamais que « le résultat provisoire de la lutte séculaire
livrée par les forces sociales et des rapprochements d’intérêts qui peuvent, à certains moments,
s’opérer entre elles ». D’autres rejettent l’idée que le droit ne procède que d’une évolution historique et
d’un déterminisme matériel et soutiennent que le droit ne résulte que de la volonté de et de l’activité
humaine1.
On peut provisoirement admettre cependant que le droit est une discipline sociales constituée par
l’ensemble des règles de conduites qui, dans une société plus ou moins organisée, régissent les
rapports sociaux et dont le respect est assuré, au besoin, par la contrainte publique. Ces règles de
conduite que les règles de droit prescrivent et expriment sous des formes et avec des effets spécifiques
peuvent cependant capter toutes les valeurs et tous les phénomènes de la vie et de la société. La règle

1
La recherche d’une définition ne peut que s’appuyer sur les diverses thèses ainsi soutenues, même si l’on ne peut
en faire ici qu’une évocation très sommaires. Or, cette recherche est forcément difficile et incertaine en raison de
l’hétérogénéité des ordres juridiques, selon les époques, et selon les pays, et des aléas de la détermination des
limites du droit par rapport à d’autres règles sociales.

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de droit, avec ses caractères propres, n’est qu’une enveloppe dans laquelle peuvent se glisser les
contenus les plus divers, quelles que soient leur origine, leur nature et leurs finalités2.
La règle de droit est le produit de la vie sociale, mais elle est aussi créée par une volonté sans laquelle
elle ne serait que virtuelle et sans effet. Elle procède d’actes individuelles ou s’y applique, mais ne peut
s’imposer communément que parce qu’elle est reconnue ou imposée par une autorité sociale. La règle
de droit se distingue alors de la loi scientifique car, contrairement à celle-ci qui exprime la constante et
nécessaire succession de certains phénomènes, elle ordonne des comportements qui ne sont pas
toujours observés. Le droit fournit des modèles variables. Il ne produit pas automatiquement des effets
constants. Mais le droit est à la fois le fondement de ce qui est exigible de l’homme vivant en société et
l’ensemble des règles régissant les rapports des hommes entre eux. C’est à la fois l’ordre moral et
social et les règles de droit positif. La règle de droit par laquelle s’extériorise l’ordre juridique et qui n’en
est ainsi que l’élément formel ne peut être détachée du fond du droit, autrement dit des fondements et
des finalités du système juridique. Dès lors, toute définition du droit suppose à la fois l’étude du
phénomène juridique et celle de la règle de droit, du fond et de la forme. On recherchera donc les
définitions substantielles du droit et sa définition formelle.

LES FINALITES DU DROIT

- JUSTICE OU UTILITE
Dans le sillage de philosophes anglais tels que Bentham puis J. Stuart Mill (1806-1873) et selon un
important courant actuel de la pensée américaine, « l’utile » est le principe de toutes les valeurs dans le
domaine de la connaissance, comme dans celui de l’action. Il s’agit, en général, de parvenir à la
« maximisation du plaisir » du plus grand nombre de gens possible dans un groupe social et d’éviter la
douleur et la souffrance. Le droit a alors pour objet d’établir les règles capables de conduire « au plus
grand bonheur du plus grand nombre ». Pour conjuguer le bonheur personnel et le bonheur général,
l’utilitarisme se nourrit d’un critère moral consistant à apprécier la qualité d’une action en fonction de ces
conséquences sur la vie individuelle et sociale. Bien qu’individualiste et libéral, J. Stuart Mill prôna
l’intervention de l’Etat en faveur de la classe déshéritée, une modification du droit de propriété, les
coopératives, la libération politique de la femme… L’utilitarisme valorise l’esprit d’entreprise, la
compétition, la croissance, de même qu’il cherche des correctifs aux abus individuels ou collectifs. On
lui reproche souvent d’ignorer les fins qu’il faut poursuivre et à quoi il faut être utile : pourquoi la
production, pourquoi le progrès ? seraient, selon M. Villey, des questions que les utilitaristes omettent
de poser.
On oppose aux utilitaristes ceux qui pensent que le droit n’est pas « une usine à produire l’ordre social »
mais un art caractérisé par la fin qu’il poursuit et que, dans les traces d’Aristote ou de Saint Thomas,
« la fin du droit, c’est le juste » ; on a dit que la fonction du droit consiste alors « à déterminer la
proportion la plus juste entre des intérêts ».

2
Le droit, en soi, est alors, probablement, à la fois le produit des faits sociaux et de la volonté de l’homme, un
phénomène matériel et un ensemble de valeurs morales et sociales, un idéal et une réalité, un phénomène
historique et un ordre normatif, un ensemble d’actes de volonté et d’actes d’autorités, de liberté et de contrainte…
Ce sont ses diverses expressions qui sont partielles et expriment plus ou moins, selon les systèmes juridiques et
selon les matières, tantôt l’ordre social ou les valeurs morales, l’individualisme ou le collectivisme, l’autorité ou la
liberté…

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Mais cette approche suppose de définir d’abord ce qui est « juste ». Selon Geny, « les règles de droit
visent nécessairement et… exclusivement, à réaliser la justice, que nous concevons tout au moins sous
la forme d’une idée, l’idée du juste… Au fond, le droit ne trouve son contenu propre et spécifique que
dans la notion du juste, notion primaire, irréductible et indéfinissable, impliquant essentiellement, non
pas seulement les préceptes élémentaires de ne faire tort à personne... et d’attribuer à chacun son dû,
mais la pensée plus profonde d’un équilibre à établir entre les intérêts en conflits, en vue d’assurer
l’ordre essentiel au maintien et au progrès de la société humaine… ».
Il est vrai que la justice se définit différemment pour les moralistes et pour les juristes. Pour les uns,
c’est « la volonté constante et continue de rendre à chacun ce qui lui revient » : c’est la définition de
Cicéron, puis de Saint Augustin et de Saint Thomas d’Aquin. La justice ne se limite pas alors à un
devoir abandonné à la conscience de chacun ; elle porte en elle-même sa propre exigibilité en ce sens
qu’elle s’impose par elle-même ou par l’intermédiaire de certaines personnes ou de certains organes.
Pour d’autres, la justice est « un équilibre par la concordance effective des prétentions des uns avec les
devoirs des autres ». Dans une autre approche, « l’idée de la justice est l’idée d’un ordre supérieur qui
doit régner dans le monde et qui assurera le triomphe des intérêts les plus respectables ». John Rawls,
voulant substituer à l’idée utilitariste une théorie de la justice supérieure, a tenté de restaurer la théorie
traditionnelle du contrat sociale. Il se fonde sur le principe de l’égalité dans l’attribution des « droits et
des devoirs de base » et sur l’idée que des inégalités socio-économiques ne sont justes que « si elles
produisent en compensation, des avantages pour chacun et, en particulier, pour les membres les plus
désavantagés de la société ». La justice est ainsi conçue principalement comme l’équité et l’injustice
comme les inégalités qui ne bénéficient pas à tout le monde. Il s’agit cependant de concilier les
extrêmes, la liberté individuelle et la justice sociale, l’égalité et la différence, fût-ce avec une part
d’irréalisme et d’utopie…
Il ne saurait être question, ici, d’étudier les mérites respectifs des multiples conceptions possibles de la
justice. Il faut simplement constater leur incertitude et remarquer « qu’il existe une justice qui n’est pas
nécessairement la justice des lois ». A côté du devoir moral de justice, il en est des orientations plus
spécifiquement sociales qui concernent des aspects particuliers à la vie en société et imposent des
prescriptions spéciales. L’équilibre que suppose la justice entre les intérêts en conflit correspond-t-il à
un juste milieu objectif, à leur équilibre arithmétique, ou ce qui est dû à chacun sera-t-il apprécier de
manière subjective en fonction des qualités des intéressés ?
Il faut admettre qu’il existe plusieurs acceptions de la justice et que, selon les cas, le droit s’attache à
l’une ou à l’autre. L’analyse faite jadis par Aristote, puis par Saint Thomas d’Aquin parait encore la
meilleure. Il y aurait alors trois espèces de justice « selon le genre d’altérité des sujets en présence ».
Lorsque ceux-ci sont des personnes indépendantes l’une de l’autre, la justice qui les relie est dite
commutative. Lorsque les sujets en présence sont une collectivité et ses membres, spécialement l’Etat
et les citoyens, la justice est appelée distributive pour ce qui est dû par la collectivité à ses membres et
légales pour ce qui est dû par les membres à la collectivité.
La « justice commutative » est celle qui implique une égalité arithmétique dans les échanges. Ainsi,
certains contrats supposent des prestations objectivement équivalentes de la part des cocontractants.
La « justice distributive » a, au contraire, pour objet la meilleure répartition possible des biens, des
droits et des devoirs entre les hommes, et ceci, éventuellement, au mépris de l’équilibre objective des
prestations. Ainsi, la répartition des prestations sociales selon les besoins de chacun plutôt qu’en

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fonction des cotisations versées, le bénéfice des services publics accordé aux citoyens,
indépendamment du montant des impôts payés par eux, la protection des locataires, celle des
salariés… expriment l’influence de l’idée de justice distributive dans le droit positif. La « justice légale »
correspond à l’obligation de tous les membres du corps social de contribuer au bien commun en
respectant les droits de la communauté à laquelle ils appartiennent. Cela s’expriment par les devoirs
des citoyens à l’égard de l’Etat de contribuer à sa défense par le service militaire, à son fonctionnement
par l’impôt ou la participation aux fonctions publiques… Pour les gouvernés, il s’agit « d’obéir aux lois et
aux ordres légitimes de l’autorité ; pour les gouvernants, cela implique un accomplissement fidèle et
régulier de leurs fonctions. En un mot, il s’agit pour chacun, y compris pour l’Etat, de remplir « son
devoir social » et de se conformer aux exigences du bien public.
Toutefois, la définition du bien public et du devoir social est toujours incertaine et subjective. Le choix
entre justice commutative et justice distributive est aussi immanquablement fluctuant, voire arbitraire.
On observe, en outre, que les attitudes face à la justice sont diverses et que l’on peut en distinguer
schématiquement trois.
Dans certains cas, le droit est indifférent à toute idée de justice : les règles et institutions purement
techniques, telles que celles de l’Etat civil ou de la publicité foncière n’ont pas de lien direct avec l’idée
de justice. Dans d’autres cas, où le droit consacre l’égalité des citoyens ou prohibe l’usure par exemple,
le droit exprime le sentiment et le besoin de justice. Il arrive enfin que le droit repousse toute finalité de
justice au profit de l’ordre, de la sécurité, de la paix…
Il en est ainsi quand la loi sacrifie les droits d’une partie lésée dans un contrat à la sécurité des
transactions ou, par la prescription, des droits du créancier ou du propriétaire au profit du débiteur qui
n’a pas payé ou de l’usurpateur qui a possédé un bien.
Le droit s’inspire donc, alternativement ou simultanément, à la fois de l’utile et du juste.
Dans son discours préliminaire, Portalis observait que « la liberté de contracter ne peut être limitée que
par la justice, par les bonnes mœurs, par l’utilité publique », marquant ainsi les influences respectives
de la justice et de l’utilité. En matière contractuelle, si le principe de l’effet obligatoire du contrat est issu
du droit naturel, les interventions de l’Etat s’inspirent de l’intérêt général et de l’utilité publique dont on
peut espérer qu’il reflète aussi un idéale de justice. On a fort bien montré que le contrat est obligatoire
parce qu’il est utile aux parties et surtout à la société, mais qu’il n’est obligatoire que s’il est juste : le
principe de la bonne foi contractuelle ou de la prohibition actuelle des clauses abusives, en droit
français, allemand ou anglais, et l’importance de la lésion dans certains droits le marquent bien. On
observe aussi en matière économique et sociale et, spécialement pour la formation du contrat, que
s’affirme actuellement une distinction difficile mais réelle entre l’ordre public de direction et l’ordre public
de protection. Si l’ordre public de direction a pour objet d’imposer « une certaine conception de l’intérêt
général, de l’utilité publique, par exemple la réglementation des changes ou de la monnaie nationale »,
l’ordre public de protection, destiné à protéger certaines catégories de contractants, particulièrement
fragiles, a pour but d’établir la justice contractuelle.
En matière pénale, le débat classique entre la fonction dissuasive et la fonction rétributive de la peine
correspond à l’alternative entre le juste et l’utile : la dissuasion y évoque l’utilité ; la rétribution y exprime
la justice. L’évolution du droit pénal sous l’influence de l’école de défense sociale, voire de la nouvelle

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défense sociale, et la lutte contre « la déviance » et pour la réintégration des déviants dans la société
s’inspire de l’idée de l’utilité.
Dans le domaine des droits de l’homme, l’analyse sémantique et conceptuelle des textes et des débats
relatifs à la déclaration de 1789, pourtant issue de l’idéologie du droit naturel, montre, parait-il, une
prépondérance absolue de l’idée d’utilité sur celle de justice.
Or, comment se résoudre à une opposition inéluctable entre le juste et l’utile ? On a tendance à taxer
d’utilitarisme ceux qui assimilent le juste à l’utile et d’idéalisme ceux qui astreignent l’utile à être juste.
Le positivisme, quant à lui, a fondu « le juste » et « l’utile » dans « le réel ». Il est vrai que l’utilité comme
la justice sont des notions inévitablement relatives, mouvantes et subjectives. Mais l’utile et le juste
peuvent parfaitement coïncider. La force obligatoire du contrat, les sanctions pénales ou civiles, le
respect des droits de l’homme… sont à la fois juste et utile. Les considérations de justice et d’utilité
dans les modalités techniques dont ils sont dotés par le droit positif dépendent alors de choix entre
d’autres finalités possibles du droit. S’agit-il de justice individuelle ou collective, ou d’utilité particulière
ou générale ?
- INDIVIDUALISME ET COLLECTIVISME
On suppose toujours, avec passion, individualisme et collectivisme. L’individualisme, fondé sur la
doctrine philosophique affirmant la réalité propre des individus au détriment des genres et des espèces,
s’exprime par les théories qui voient dans l’individu la valeur essentielle au plan politique, économique
et moral et implique le développement des droits et des responsabilités de l’individu. Le collectivisme,
au contraire, s’attache à la doctrine et au régime social fondés sur la propriété collective des moyens de
production et d’échanges et les pouvoirs de l’Etat3.

SECTION II : OBJET DE LA THEORIE GENERALE DU DROIT


Il faut définir la théorie générale du droit et la distinguer d’autres disciplines, notamment de la
philosophie (Paragraphe I), avant de déterminer son contenu (Paragraphe II).

PARAGRAPHE I : DISTINCTION DE LA THEORIE GENERALE ET DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT


La théorie générale du droit, issue du succès des sciences positives, à la fin du XIXe siècle, était alors
conçue comme le moyen de dépasser la simple description du droit, tout en se dégageant des théories
du droit naturel ; elle se fondait sur l’idée que le droit peut constituer « un objet scientifique positif ».
Après la Deuxième Guerre mondiale, elle fut plutôt comprise, par réaction antipositiviste, comme la
recherche des valeurs, des normes et des idéologies non juridiques, sous-jacentes à l’apparente
neutralité des concepts, des règles et des théories juridiques. La notion de théorie générale du droit

3
La confrontation de l’individualisme et du collectivisme équivaut à l’antagonisme traditionnel du capitalisme et
du socialisme ou du libéralisme et du dirigisme. Il s’agit alors, avant tout, d’analyses politiques. Mais cela se traduit
directement dans le domaine juridique car on ne peut méconnaître les liens qui unissent le droit et la politique.
Certains, comme G. Burdeau, soulignent que la politique cherche à se justifier par le droit, comme l’Etat lui-même
et crée des règles de droit pour servir son but, si bien qu’il existe des tensions constantes entre le droit et la
politique avec un développement constant de l’empire du droit. On hésite alors à analyser le droit comme un
instrument au service de la politique ou, au contraire, à subordonner la politique au droit. Mais le droit peut, peut-
être, se définir comme « la dialectique entre la politique et l’éthique » et apparaître comme une « médiation »
entre la politique et la morale.

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apparaît alors ambivalente, voire ambiguë, car elle est, pour les uns, une émanation de la philosophie
du droit et, pour d’autres, une approche scientifique, proche de la « dogmatique juridique », c’est-à-dire
de la partie de la science du droit consacré à l’interprétation et à la systématisation des normes. Mais la
théorie du droit peut, entre ces positions extrêmes, chercher simplement à analyser le phénomène
juridique en rendant compte de sa spécificité et en expliquant sans esprit partisan, les enjeux politiques
et éthiques qui lui sont liés. Il ne s’agit alors ni de réduire le droit à un modèle purement scientifique
indifférent aux valeurs morales, politiques et sociales, ni de se borner à n’y voir que des jugements de
valeur qui se substitueraient à toute autre forme d’explication4.
La théorie générale du droit se distingue alors nettement de la philosophie du droit, conçue comme une
métaphysique juridique. La théorie générale du droit part de l’observation des systèmes juridiques, de la
recherche de leurs éléments permanents, de leur articulation, pour extraire les concepts, les
techniques, les principales constructions intellectuelles… La philosophie du droit, quant à elle, est plus
de la philosophie que du droit. Elle tend à dépouiller le droit de « son appareil technique sous prétexte
d’en mieux atteindre l’essence pour en découvrir la signification métajuridique », les valeurs qu’il doit
poursuivre, le sens par rapport à une vision totale de l’homme et du monde… Certes, de grands
philosophes comme Platon, Aristote et, surtout, Kant ou Hegel se sont intéressés au droit, mais ils se
sont plus préoccupés de ce qu’il doit être que de ce qu’il est. La théorie générale du droit ne méconnaît
pas l’importance de la philosophie du droit et doit souvent se référer aux fondements et aux diverses
finalités du droit, mais la philosophie n’est pas son objet principal. Il s’y agit d’étudier le droit tel qu’il est
et non tel qu’il devrait être et de ne jamais perdre de vue les systèmes juridiques en les transcendant en
valeur absolues5.
Il faut encore distinguer la philosophie du droit de l’épistémologie juridique. L’épistémologie est une
étude critique des principes, des postulats, des méthodes et des résultats de la connaissance du droit.
Elle ne se consacre qu’à l’étude des modes de connaissance du droit et est destinée à diriger la pensée
juridique, en se dégageant des réalités de la vie et des besoins saisissables pour ne considérer que les
notions pures, les ordonner en elles-mêmes, isolément des intérêts concrets qu’elles représentent, et
parvenir à une construction juridique par les seuls efforts de la pensée. Autrement dit, c’est l’étude

4
Cela ne veut pas dire que le droit est neutre, ni que le juriste soit neutre. In doit « envisager les diverses solutions
possibles, avec leurs enjeux et leurs conséquences probables », mais faire un choix entre elles et, pour ce faire, en
définitive, prendre parti. Un problème peut se poser à des juristes en termes convergents et le conduire à des
solutions divergentes car face à des arguments sérieux qui militent en des sens différents mais s’équilibrent à peu
près, ils ne peuvent s’abstraire de présupposés idéologiques, voire métaphysiques. Il s’ensuit que la théorie
générale du droit doit ouvrir des perspectives globales qui n’ignorent ni les considérations objectives, ni les
alternatives idéologiques et embrasser tout un éventail de démarches et d’options possibles, sans exclusive a
priori, mais sans s’interdire des choix.
La théorie générale du droit est doublement générale. Elle l’est d’abord en ce qu’elle s’attache à la signification de
la norme juridique par une analyse de sa finalité et de sa fonction et par une réflexion sur la structure, les
procédés et la méthode de la pensée juridique. Elle est également générale en ce sens qu’elle étudie le droit dans
son ensemble et non pas simplement un système juridique particulier ou une branche spéciale du droit, même si
le droit national et la spécialité de chaque auteur l’incite inévitablement à y puiser une grande part de son
inspiration et de ses références.
5
Autrement dit, si en théorie générale du droit, comme en philosophie du droit, on tente de comprendre « ce
qu’est le droit, à quoi il se reconnaît, quels sont ses buts et ses fondements », la théorie générale du droit le fait
davantage à partir droit pour en dominer l’application, tandis que la philosophie du droit est souvent une
philosophie sur le droit, partant de la philosophie pour sublimer le juridique en métaphysique.

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critique du savoir juridique, « des événements qui émaillent l’histoire de ce corps de connaissances
qu’une collectivité savante alimente, corrige et travaille ». La théorie générale du droit est plus proche
de la phénoménologie du droit, c’est-à-dire d’une méthode consistant « à revenir aux choses mêmes »,
à les observer dans leur réalité concrète sans idée préconçue.
Mais quel est alors le contenu de la théorie générale du droit ?

PARAGRAPHE II : CONTENU DE LA THEORIE GENERALE DU DROIT


En dépit des divergences relatives à la définition du droit, on peut admettre que le droit tend à établir un
ordre social harmonieux et à régler les rapports sociaux avec le souci d’y promouvoir, à des degrés
différents selon les cas, la sécurité juridique ou le progrès social. Les fins poursuivies et la technique
utilisée varient selon les systèmes juridiques et parfois, dans un même système juridique, selon les
branches du droit. Mais, pour l’essentiel, les modèles offerts sont en nombre limités ; les choix faits par
les divers systèmes juridiques ne sont généralement pas tranchés, ni exclusifs mais procèdent par
dominantes ou par nuances. Il est dès lors possible, au sein d’une théorie générale, de dégager de
l’étude des principaux systèmes les grands problèmes communs, les choix possibles, les notions et les
institutions fondamentales, les procédés intellectuels et les moyens matériels ou formels de toute
organisation juridique, et d’en apprécier l’application par un ordre juridique déterminé.
Le droit est, par ailleurs, une discipline juridique dynamique. Les juristes, partant des solutions établies
par des textes, la tradition juridique ou la pratique, les rattachent à des principes généraux dont on peut
ensuite déduire d’autres solutions pour résoudre des problèmes nouveaux, de nouvelles formes
d’activités, de nouveaux rapports juridiques… L’apparition de besoins et de rapports nouveaux exige
parfois des réformes ou de nouvelles constructions juridiques ; mais celles-ci ne s’établissent jamais
« ex nihilo » et se rattachent toujours, par des équilibres différents, à des modèles, des concepts et des
aspirations déjà connus. La pensée juridique doit refléter à la fois la permanence et la contingence du
droit, ses éléments universels et sa constante relativité. En droit, semble-t-il, rien ne se perd, mais tout
se crée et tout se transforme.
La transformation constante du droit, même si elle peut connaître des saccades, procède plus par
évolution que par révolutions parce qu’en profondeur, toute convulsion finit par se calmer avec les
exigences du système juridique et social où elle se produit. De grands auteurs français, tels que G.
Ripert et R. Savatier ont mis en lumière « les forces créatrices » et « les métamorphoses » du droit.
D’autres, comme F. Geny, se sont demandés si le droit est « donné ou construit » pour admettre que si
le donné se pénètre par la science et « offre des variétés », il est « trop abstrait par rapport aux réalités
tangibles et doit être mis à effet au moyen d’une ‘‘ technique’’ juridique, faite de procédés plastiques
(formes, catégories …), ou intellectuels (concepts, fictions …) caractérisés par l’artifice d’une série de
moyens adaptés au but propre du droit et modelant les choses ».
Voilà de la théorie générale ! Et lorsqu’on pose la question habituelle de savoir si le droit est une
science ou un art, tout le monde finit par convenir que c’est un art consistant à améliorer les rapports
sociaux en formulant des règles justes et en les appliquant de manière équitable, mais que c’est aussi
une science, car le droit ne se borne pas à établir des règles, à les interpréter et à résoudre des
situations litigieuses : il a aussi pour tâche de classer les faits juridiques, de construire des théories,
d’élaborer des principes. Toutefois, pour expliquer et résoudre les aspirations et les rapports sociaux, le
droit ne peut se tenir à l’écart des autres disciplines sociales, de la philosophie, de l’histoire, de la

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sociologie, de l’économie, de l’anthropologie, de la politique …, même si certains, comme H. Kelsen,
prônent une « théorie pure du droit » épurée de toute idéologie politique et de tout élément ressortissant
de la « science ».
Or, « tout élaboration juridique est dominée par des opérations intellectuelles et une méthodologie,
basées sur les principes de la logique commune, avec un certain assouplissement, commandé par la
nature propre de l’objet à pénétrer ».
La méthodologie juridique, a-t-on dit, a pour objet d’élaborer les normes applicables aux rapports
sociaux, de dégager les règles qui permettent, en fonction des buts poursuivis dans une société donnée
et de la cohérence de son système juridique, d’atteindre le résultat souhaité de la manière la plus
efficace et la plus économique, avec le souci constant d’assurer la sécurité juridique. Il lui appartient de
diriger l’élaboration des textes, de dégager les principes d’interprétation et d’application du droit positif,
d’en garantir l’harmonie en évitant des contradictions ou des distorsions, d’en établir la formulation, d’en
faciliter le fonctionnement, d’en faire la critique, d’en dominer l’évolution… Plus généralement, la
méthodologie juridique, science des méthodes du droit, se définit comme l’étude du savoir-faire des
juristes et des divers savoir-faire juridiques.
Mais, à ces fins, la démarche intellectuelle n’est pas toujours et partout la même. Dans les principaux
systèmes contemporains, on distingue les formes de raisonnements déductifs établis à partir de
principes induits d’un ensemble normatif qui dominent dans les droits romano-germaniques, et le
raisonnement plus analogique qui l’emporte dans les droit de « Common law », principalement fondés
sur les « précédents » judiciaires.
Même dans un droit déterminé, comme en droit français, la méthode n’est pas identique quand il s’agit
d’apprécier le droit par rapport à son environnement idéologique et matériel ou quand on fait de la
méthodologie législative, de la méthodologie judiciaires ou de la rédactions d’actes, ou encore selon
qu’il est question de méthodologie de la preuve, de l’interprétation de la formulation, ou même que l’on
traite de droit civil, de droit des affaires, de droit pénal, de droit constitutionnel ou administratif. Il faut
donc distinguer ce qui est commun à tous les problèmes juridiques et qui relève de la méthodologie
fondamentale du droit comme les instruments des systèmes juridiques ou la méthodologie
d’interprétation et de raisonnement en droit, et ce qui est particulier à des activités déterminées des
juristes et qui implique une méthodologie appliquée qui leur est propre, comme la méthodologie de la
rédaction des actes, pour les notaires, par exemple. Mais, quelle que soit l’activité juridique poursuivi, il
est des éléments communs à mettre en œuvre tels que la définition du droit, les sources du droit, les
principes généraux du droit, la règle de droit, l’environnement géographique, temporel et social du
problème juridique, les institutions, les concepts et les catégories, le langage juridique, la relation du fait
et du droit, le juge, le procès, certains types particuliers de raisonnements… La théorie générale du
droit doit ainsi, selon nous, être appréhendée dans une perspective méthodologique et a pour objet
d’étudier ces grandes questions.

SECTION III : NECESSITE DE LA THEORIE GENERALE DU DROIT


Que l’on se place au niveau « macrojuridique » de l’ensemble d’un système de droit, voire d’une
institution, ou au niveau « microjuridique » d’une règle ou d’une situation particulière, l’élaboration, la
compréhension et l’application du droit exigent des réponses à certaines questions : pourquoi, quand,

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comment telle solution est-elle justifiée, applicable, opportune, ou non ? Quelle autre solution peut-on
envisager ? Pourquoi préférer l’une d’entre elles à d’autres ?6
Le recours à une théorie générale méthodologique du droit est donc une nécessité conceptuelle
(Paragraphe I) et pratique (Paragraphe II).

PARAGRAPHE I : NECESSITE CONCEPTUELLE


Au plan conceptuel, la théorie générale est nécessaire pour choisir entre une conception substantielle et
une conception formelle du droit ou, plus probablement, pour concilier ces deux approches.
Dans la perception substantielle du droit, on s’attache à la raison d’être, à l’origine, à la justification, à la
finalité du droit. On en privilégie les grands principes, indépendamment des formes que prends la
norme et de la logique formelle du système juridique. Le phénomène juridique est alors principalement
abordé par son « pourquoi ? » et traité dans la perspective de la justice qu’il doit assurer ou des réalités
sociales qu’il doit satisfaire ou encore du progrès social qu’il doit accomplir…
Dans l’approche formelle du droit, la sécurité juridique et les règles de droit positif dominent le système
juridique qui parait exprimer surtout la volonté et l’action de la puissance publique et dont la cohérence
parait primordiale. Le summum, dans cette optique, parait avoir été atteint par H. Kelsen qui réduit le
droit à un enchaînement de normes hiérarchisées dont chacune tire sa force obligatoire de sa seule
conformité à la norme supérieure. Ainsi, seul l’élément normatif est considéré, tandis que la raison
d’être et le contenu des normes sont abandonnés à d’autres disciplines que le droit.
Le tort des juristes est souvent de se contenter de la seule technique juridique en réduisant le droit à de
la réglementation spécialisée ou, inversement, en dénigrant le positivisme, de mépriser la technique et
les exigences concrètes. Or, on ne peut se limiter à une approche purement jus-naturaliste, ni à une
approche seulement positiviste et empiriste du droit. Quant au raisonnement juridique, ceux qui
l’étudient se divisent trop entre les partisans d’une logique de l’argumentation, parfois mêlée de
romantisme, et les inconditionnels de la logique formelle, souvent trop froide ou trop abstraite et rigide
pour s’adapter aux comportements humains et sociaux.
Le droit est un système organisé de valeurs, de principes, d’instruments techniques… qu’expriment des
règles précises dont on ne peut négliger ni les fondements, ni les manifestations concrètes ou
formelles. L’analyse du droit en tant que système, c’est-à-dire, comme « un ensemble d’éléments en
interaction, constituant une totalité et manifestant une certaine organisation », peut se résumer dans
l’affirmation simple mais fondamentale qu’en droit, « tout se tient ».
L’explication des phénomènes ne saurait se réduire à l’analyse de leur unité élémentaire. Le
systémisme se fonde sur l’idée qu’il ne peut y avoir de réelle compréhension du monde qu’à condition
de saisir les relations qui s’établissent entre les diverses parties des ensembles organisés.

6
Le « pourquoi » du droit permet d’en détecter la finalité et l’esprit dont le respect s’impose pour l’interprétation,
l’évolution et l’application des normes afin qu’elles ne soient pas détournées de leur objet et que la cohérence du
système ne soit pas mise à mal. La question « quand ? » détermine le domaine d’application et les limites d’un
système, d’une institution ou d’une règle. La réponse qu’on y apporte définit un domaine limitatif, subordonné à
la réunion de conditions strictes ou résiduelles, toujours susceptibles d’extension. Elle exprime le caractère général
ou spécial de droit commun ou dérogatoire d’un régime ou d’une norme donnée. A la « comment ? » répond le
caractère impératif ou supplétif des dispositions ou des statuts considérés, la possibilité d’y déroger, leur force
obligatoire, le type de sanctions applicables…

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Comme dans les sciences de la nature, puis les sciences humaines, la théorie des systèmes a permis
une meilleure compréhension des phénomènes physiques et biologiques, l’application de la
« systémique » au droit doit permettre d’en améliorer la compréhension et l’application pratique, même
si on l’a parfois contesté. On a justement distingué trois sortes de systèmes susceptibles de s’appliquer
au droit : le « système-synthèse » qui préserve l’unité du savoir juridique, le « système-calcul » qui en
garantit la certitude et le « système-organisme » qui tend à « saisir le droit dans sa globalité comme un
ensemble structuré, organisé autour d’un but ». Mais on en a fait aussi une analyse négative à laquelle,
faute d’argument réaliste, il est difficile de se rallier. Si l’on ne se contente pas d’un systémisme
statique, limité à la coordination d’un ensemble de règles techniques, et si l’on admet une conception
dynamique du système juridique qui se développe à partir de ses objectifs, l’apport de l’analyse
systémique au droit parait très important.
On a ainsi pu définir « un système fermé » comme un modèle logique qui entend donner une
représentation de la réalité observable comme étant un ensemble d’éléments en interaction, évoluant
dans un environnement déterminé, destiné à satisfaire une ou plusieurs finalité(s), défini(s), structuré en
fonction de cette (ou de ces) finalité(s), agissant sur son environnement, et se transformant avec le
temps sans perdre pour autant son identité. La notion de système permet ainsi d’aborder le droit à partir
d’une conception cohérente, organisée et globale, plutôt que de se contenter d’une infinité de solutions
ponctuelles et isolées les unes des autres.
La « systémique » ou « science des systèmes », développant des méthodes de modélisation des
phénomènes complexes, semble donc parfaitement s’appliquer au droit dont elle permet d’étudier les
éléments constitutifs et les éléments entre ces éléments et l’environnement extérieur. Il importe peu
alors de savoir si le droit est un système en soi ou un simple sous système social global, comme la
politique, la morale, la religion…, ni de quel type de système il s’agit. L’analyse systémique du droit ne
contredit ni son ouverture ni son dynamisme, ni sa complexité, ni sa souplesse, ni ses liens avec
d’autres systèmes. Elle permet d’en dégager la spécificité, la cohérence globale, la logique, les
inspirations, les finalités, sans, pour autant, faire abstraction des réalités dont il émane et auxquelles il
s’applique, sans occulter les sous-systèmes multiples dont il se compose, sans figer son évolution…
L’approche systémique est particulièrement utile à la conception, à l’étude et à l’application du droit, car
il s’agit bien d’ « un ensemble organisé et dynamique de pratiques, de méthodes et d’institution formant
à la fois une construction théorique et une méthode pratique ».
Le raisonnement juridique n’est ni une démonstration mathématique ni de la simple rhétorique. Il est fait
de controverses, de dialectiques au sens aristotélicien du terme, mais il a aussi recours à logique
formelle. Il s’inspire à la fois des principes abstraits et des réalités concrètes, avec un va-et-vient
constant du droit aux faits et des faits au droit.
Il faut dès lors combiner l’approche purement substantielle du droit et ses expressions formelles. La
pensée juridique conduit généralement à des équilibres ou à des choix entre des impératifs différents,
voire contraires, dont la solution est l’une des multiples résultantes possibles.
Les règles ou les principes peuvent schématiquement s’y cumuler, s’y exclure ou s’y concilier. Il est
donc nécessaire pour l’appréhension et pour l’application du droit d’étudier par la théorie générale les
principes, les concepts, les institutions, les mécanismes… qui commandent la pensée juridique et
qu’elle met en œuvre.

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PARAGRAPHE II : NECESSITE PRATIQUE

Sur le plan pratique, pour l’élaboration et, plus souvent, pour l’application concrète du droit, les juristes
doivent avoir impérativement recours à la théorie générale pour découvrir, interpréter, mettre en œuvre
les diverses solutions possibles ; même si le droit ne peut se réduire à des théories générales.
Pour établir une relation juridique, défendre des intérêts, régler un litige, comme pour régir une série de
situations de droit, il faut recenser les normes et les intérêts en cause, les articuler, mettre en œuvre
diverses institutions, des instruments juridiques, rapprocher les faits et le droit, peser les résultats
possibles, les intégrer dans le système juridique, économique, politique, social… Il faut qualifier les
situations juridiques, découvrir leurs divers aspects, rechercher les textes et la jurisprudence
applicables et, par distinction ou assimilation, en faire de nouvelles application, résorber les
contradictions éventuelles entre les normes, comparer leur portée, fixer leur domaine d’application…
Tout cela exige que l’on se réfère à la théorie générale du droit, à l’esprit des textes, au langage
juridique, à la définition des concepts, aux catégories juridiques, à la hiérarchie des textes, aux diverses
méthodes de raisonnement, aux principes d’interprétation de la loi, aux mécanismes de la preuve, de
l’organisation judiciaire, du procès…
Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, le juriste fait à tout moment de la théorie
générale sans y prendre garde. Mais il a dès lors besoin de discipliner sa pensée en confrontant les
éléments de faits et les données du système juridique.
Cette nécessité est devenue encore plus impérieuse aujourd’hui. Dans la plupart des systèmes de droit,
semble-t-il, l’intervention croissante des pouvoirs publics dans tous les secteurs d’activités, au nom
d’une tendance générale à plus de dirigisme, aboutit à multiplier des textes qui deviennent de plus en
plus pointilleux et techniques. La réglementation de détail, si poussée soit-elle, ne peut cependant tout
prévoir, alors que des principes généraux peuvent abriter de multiples situations nouvelles et
imprévues. Elle conduit à des carences juridiques ou inversement, à des contradictions entre trop de
textes qui se superposent. Il faut, pour combler ces lacunes et résorber ces contradictions, comme pour
faire face aux multiples situations nouvelles que crées l’évolution sociale et technique ou la
multiplication des échanges, recourir encore plus que jadis aux principes généraux, aux grands
concepts, aux diverses méthodes de raisonnements… Le juriste ne peut pas, comme lorsqu’il n’a qu’à
appliquer des règles générales à des situations particulières, se contenter de lire et d’interpréter la loi.
De tout temps, des efforts ont été faits vers une théorie générale consistant au moins en un
recensement des principes fondamentaux.
Tout un titre du Digeste formulait des principes et maximes du droit. La doctrine de l’Ancien droit, plus
spécialement chez Loysel et Domat, s’est attachée à recenser « les maximes et instituts coutumières »
et à présenter « les lois civiles dans leur ordre naturel », autrement dit dans un ordre logique.
De même, en Angleterre, quand la « Common law » a paru trop désordonné et inadéquate, aux XVe et
XVe siècles, on eut recours à « l’equity » pour dégager les principes du droit. La doctrine allemande
moderne, dans la tradition aristotélicienne et dans celle des « topiques juridiques » de jadis, s’est
efforcée d’approfondir le raisonnement spécifique des juristes.

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L’œuvre fondamentale de J. Dabin ou de Ch. Perelman, en Belgique, celle d’auteur français aussi
prestigieux que Gény, Duguit ou Roubier, mettent en lumière l’étroite dépendance des manifestations
concrètes du droit par rapport à sa théorie générale.
Une bonne formation des étudiants devrait être mieux nourrie de théorie générale et moins gavée de
simples connaissances accumulées. L’élaboration législative aurait besoin d’être maîtrisée grâce à plus
de méthode et de réflexion juridique. Une bonne législation se reconnaît à sa bonne systématique et à
sa bonne intégration dans le système juridique. Les praticiens du droit gagneraient à une meilleure
utilisation des instruments que comporte la technique juridique. Les décisions juridictionnelles
pourraient souvent s’appuyer sur des choix mieux éclairés et une rédaction plus limpides si elles
puisaient davantage dans les ressources de la théorie générale du droit. Il faut alors s’attacher à
l’essence même du droit pour pouvoir en saisir la substance, car la mise en œuvre concrète du droit est
indissociable d’une bonne compréhension du phénomène juridique.

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CHAPITRE Ier : LES SOURCES DU DROIT

Par « sources du droit », on désigne à la fois les sources substantielles et les sources formelles du
droit7.
Les sources du droit s’entendent aussi « des modes de formation des normes juridiques, c’est-à-dire
des procédés et des actes par lesquels ces normes accèdent à l’existence « juridique », s’insèrent dans
le droit positif et acquièrent validité ». Ce sont alors les sources formelles du droit dont « le petit nombre
implique qu’elles se retrouvent dans tous les ordres juridiques et se prêtent à la systématisation ». C’est
de ces sources formelles qu’il s’agit uniquement dans ce chapitre. Bien que leur importance et leur
autorité respectives varient selon les systèmes juridiques, les époques et les pays, on peut regrouper
parmi ces sources, la loi, la coutume, la jurisprudence et la doctrine. On oppose généralement les
« sources écrites » comme la loi et les « sources non écrites » comme la coutume, ou les « sources
directes », comme la loi et la coutume et « indirectes », comme la doctrine et la jurisprudence qui ne
seraient même, selon d’éminents auteurs, que des autorités et non des sources du droit français, ou
encore les « sources officielles » engendrant des règles formelles que sont la loi et la jurisprudence et
les « sources non officielles » qui ne secrètent que des règles non formelles, telles la coutume et la
doctrine.
Sans s’attarder ici sur ces différentes classifications, il faut souligner que la reconnaissance des sources
formelles du droit et du caractère obligatoire des règles qui en sont issues suppose un « Etat de droit ».
Cela devrait impliquer que les pouvoirs publics respectent honnêtement les règles établies sans songer
à s’en servir de paravent à l’arbitraire. La théorie des sources du droit est dès lors subordonnée à ce
que l’on a appelé le « due process of low » pour que le droit puissent remplir sa fonction de soumission
« de la conduite humaine au gouvernement des règles ».On constate alors que l’hétérogénéité des
sources de droit (Section I) n’exclut pas entre elles des rapports de complémentarité (Section II).

SECTION II : L’HETEROGENEITE DES SOURCES DE DROIT

Si l’on admet que le droit n’est que l’expression de la volonté collective d’une société, cette volonté
collective, quels que soient ses modes d’expression, est la seule véritable source du droit. Dans cette
conception sociologique, l’origine des règles de droit et les modalités de leur manifestation ne sont que
des procédés techniques de production du droit. En distinguant classiquement les quatre sources
formelles du droit que sont la coutume, la loi, la jurisprudence et la doctrine, on observe qu’elles
correspondent à des modes de formation directe du droit.
On remarque alors que la loi et la jurisprudence émanent d’organes officiels et spécialisés tandis que la
coutume et même la doctrine ne sont pas issues normalement d’institutions dotées d’un pouvoir
créateur de droit. On admet qu’il faut que la règle à suivre soit conne de tous ; la loi pouvant être
publiée, sa publication permet d’informer tous les intéressés, si bien que nul n’est censé l’ignorer ni

7
Les règles de droit ne sont pas arbitraires et sans cause et procède d’un certain nombre de données profondes.
Ce sont les principes moraux, religieux, philosophiques, politiques, sociaux, idéologiques…les plus divers qui
dirigent et inspirent les droits positifs et qui relèvent de la philosophie du droit.

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pouvoir s’y dérober. Il y aurait alors « un antagonisme inévitable entre le droit et sa formulation, reflet
d’un conflit plus grave entre deux besoins profonds des hommes : la justice et la sécurité ». Devant un
tel débat, le juriste doit s’attacher à la fois au choix des sources (Paragraphe I) et à la connaissance du
droit (Paragraphe II).

PARAGRAPHE I : LE CHOIX DES SOURCES

C’est avec le développement de la vie sociale que, pour limiter les effets de ces monopoles oppressifs,
le besoin se fit sentir de connaître par avance ce qu’était le droit et que les règles juridiques furent
publiées et connues, qu’elles soient spontanées ou ordonnées (A). Or, avec le développement de l’Etat,
les sources officielles sont devenues prédominantes, leur origine légale ou prétorienne (B) étant liée à
des problèmes techniques.

A. REGLE SPONTANEE ET REGLE ORDONNEE : LE PHENOMENE SOCIOLOGIQUE


La détermination des sources du droit est liée à la manière dont le droit est ressenti comme
phénomène social et aux conditions sociologiques de sa gestation. Le droit surgit de la volonté
collective de groupes divers, non seulement au sein d’une nation mais aussi, au niveau infra-national ou
supra-national. A l’heure de l’Europe et de « la mondialisation », la capacité d’action des Etats diminue
manifestement, si bien que les modes classiques de production du droit en sont affectés. Ils sont
concurrencés par de puissants pouvoirs privés qui sont enclins à l’autorégulation et par l’émancipation
des juges supranationaux (Cour européenne des droits de l’Homme, Cour de Justice des
Communautés européennes, par ex.) dont l’autorité s’appuie sur le culte des droits de l’homme et la
force des traités. On assiste donc à une production du droit « en réseau », et plus seulement « en
ligne », et à une imbrication des sources de droit qui transforme le système juridique, même s’il ne le
dénature pas. Le droit subit aussi l’influence de groupes socio-professionnels, de familles spirituelles,
de groupes de pression divers… ; il procède d’intérêts économiques, politiques, sociaux… Mais, selon
les cas, la règle de droit est spontanée parce que directement secrétée par le groupe social, ou
ordonnée lorsqu’elle émane d’un organe officiel et spécialisé et est engendrée par un acte volontaire
d’une autorité sociale, le législateur ou le juge.

Dans la première hypothèse, la règle de droit provient de la coutume : elle est issue d’un usage général
et prolongé et de précédents qui reflètent une pratique constante acquise avec le consensus de tout le
groupe social et ressentie généralement comme conforme au droit. Ainsi, la coutume est un mode
populaire et impersonnel de formation du droit. C’est une source objective et inorganisée du droit qui
s’appuie sur une tradition consciente ou inconsciente du groupe social et non sur un acte volontaire
d’une autorité. Elle est ainsi intuitive et spontanée, ce qui explique qu’elle ne soit pas expressément et
précisément formulée sous forme de commandements et de règles. On observe cependant que les
coutumes finissent souvent par être rédigées et répertoriées afin d’être divulguées et appliquées. En
France, Charles VII ordonna, en 1453, par l’ordonnance de Montil-lés-Tours, que les coutumes fussent
rédigées par écrit. Il existe des recueils de coutumes locales qui ont été rédigés sur ordre du ministère
de l’Intérieur au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.

16 | Théorie générale du droit 2020/2021


En revanche, quand la norme procède d’actes délibérés de l’autorité publique destinés à la consacrer, à
la formuler, à la divulguer et à l’imposer, elle résulte d’un mode de formation ordonnée du droit.
Emanant de sources officielles, loi ou jurisprudence, le droit est alors imposé unilatéralement aux
citoyens de manière autoritaire et centralisée. Dans les systèmes libéraux, le droit positif regorge de
précautions destinées à encadrer l’action de l’Etat dans des conditions et limites capables d’en
empêcher les abus. La distinction entre Constitution, Loi et règlement et, dans les structures fédérales,
entre les compétences de l’Etat central et des Etats membres n’est pas purement formelle mais
correspond à une limitation et un équilibre matériels des pouvoirs. La loi est alors, au sens large, toute
règle écrite, générale et permanente, édictée en forme de commandement par les pouvoirs publics.
Certains systèmes juridiques, comme le droit français sous l’empire de la Constitution du 4 octobre
1958, comportent une distinction entre les textes émanant du parlement et ceux qui sont issus du
pouvoir exécutif. Mais cette distinction de la loi et du règlement ne fait que préciser des modalités
d’expression des règles de droit issues des sources officielles et délibérément établies par les autorités
sociales. La législation comporte ainsi des traits caractéristiques : elle est exprimée et rédigée par une
formulation définitive. Elle est dès lors fixée avec certitude par les termes de cette rédaction jusqu’à son
éventuelle modification par une autre loi.

On perçoit dès lors les avantages et les inconvénients respectifs de la coutume et de la loi.
La loi, étant explicitement formulée, comporte une sécurité que ne peut atteindre la coutume, plus
diffuse, plus mouvante et plus incertaine. Ses modes d’élaboration, souvent complexes, procèdent
d’une technique très élaborée, d’inspirations diverses d’ordre historique, idéologique, scientifique,
social, économique… confrontées dans des débats organisés selon des procédures démocratiques,
tout au long du processus législatif. Cela permet à la loi d’offrir des garanties particulières, tant sur le
fond que du point de vue formel, en dépit de ses fréquentes imperfections. Ainsi, la loi peut traverser le
temps et les événements sans être modifiée, encore que son interprétation évolue parfois beaucoup.
Dès lors, la loi est aisément publiée et connue de tous. Mais elle peut aussi être abrogée du jour au
lendemain parce que cette modification est nécessaire ou parce que le législateur est atteint par des
tensions sociales qui risquent d’engendrer des effets nocifs. Ainsi les sources écrites, par la rigidité de
leur expression, sont en principe des facteurs de sécurité et de stabilité du droit mais peuvent permettre
aussi des ruptures brutales de l’ordre établi, si de brusques changements affectent les pouvoirs publics.
De plus, la fixité de la loi constitue un frein à son adaptation à l’évolution sociale. Elle risque de susciter
un divorce du droit et des faits. Dès sa promulgation, la loi commence à vieillir et risque de se périmer.
La jurisprudence tente alors d’en maintenir l’actualité, parfois par des acrobaties ou des artifices.
La coutume, au contraire, qui s’élabore au gré du nombre et de la constance des précédents de la vie
sociale et juridique et qui repose sur un consensus général, épouse la plasticité des faits et absorbe la
fluidité des rapports sociaux. La valeur du précédent ne dépend pas en principe d’une volonté des
pouvoirs publics. La coutume apparaît donc comme un mode de création continue du droit. Elle se
maintient qu’autant que les faits en expriment la réalité. Chaque nouvelle application est un nouveau
précédent et chaque forme nouvelle en modèle la substance. Si elle cesse d’être appliquée, elle tombe
en désuétude. En contrepartie de cette plasticité, la coutume a l’inconvénient d’être incertaine, difficile à
connaître et à énoncer. Son contenu se dégage par induction des faits concrets mais souvent
impalpables. Le droit coutumier peut cependant être recensé et rédigé, voire regroupé dans des

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recueils, comme cela s’est fait jadis dans bien des systèmes juridiques et se fait encore pour les usages
commerciaux ou professionnels, par exemple. Mais, dès qu’elle est formulée, la coutume se fige et
commence à ressembler, par son expression sinon par son origine, à la législation.
Il apparaît dès lors que « le concept de droit coutumier n’est pas inconciliable avec les idées de société
organisée et de juridicité ». On constate néanmoins que, dans les sociétés modernes, devant la
croissance du rôle de l’Etat, la coutume recule tandis que les sources officielles du droit, la loi et la
jurisprudence, ne cessent de se développer.
L’apparition du pouvoir législatif est assez tardive dans le développement des sociétés. Les peuples
primitifs ont vécu sous des régimes de droit coutumier. Des peuples d’Afrique, d’Océanie et d’Asie ne
connaissent encore que des coutumes d’autant plus respectées qu’elles conservent un caractère sacré.
Toute l’Europe occidentale, à partir de la fin de l’Empire carolingien, a connu le droit coutumier qui fut
ensuite rédigé et donc fixé dans ses grandes lignes.
C’est surtout en France, au XIXe siècle, qu’avec la codification napoléonienne, la loi devint la source
essentielle et presque exclusive du droit. Ce mouvement de codification s’est étendu à de nombreux
systèmes juridiques dans le monde. Il s’inscrit généralement dans une perspective très politique, à
travers des options philosophiques ou idéologiques, à l’occasion des grandes crises de société lors
desquelles il s’agit de « fixer de nouvelles règles du jeu social et de stabiliser la société sur la base d’un
nouveau pacte social ». Techniquement, la codification correspond, selon l’expression de Portalis, à
« l’esprit de méthode appliqué à la législation » et se traduit par un corps cohérent de textes englobant,
selon un plan systématique, l’ensemble des règles relatives à une matière.
Mais la codification recouvre des phénomènes divers selon qu’il s’agit, par exemple, de regrouper et
d’ordonner des textes épars préexistants ou de réformer ou renouveler tout ou partie d’un ordre
juridique. Les codifications simplement administratives formelles, « à droit constant », le cas échéant,
sont très différentes des grandes codifications matérielles et novatrices de l’époque napoléonienne,
notamment. Même de nos jours, on assiste à la fois à des recodifications d’ensemble qui refondent
l’ordre juridique, comme aux Pays-Bas ou au Québec, et à de simples codifications administratives à
droit constant, comme en France depuis 1989 par la « Commission supérieure de codification » ou dans
les opérations de « consolidation » que pratiquent les pays anglo-saxons.
On rencontre aussi des formes intermédiaires de recodifications ponctuelles de codes vieillissants en
Amérique latine ou en Asie. La question de savoir s’il faut codifier le droit suscite les réponses les plus
diverses, selon que l’on cherche à le fixer ou que l’on craint de le figer. Mais il y a là un faux dilemme si
l’on songe à la capacité de maturation et d’évolution des codes. Le Code Napoléon en est un exemple
éclatant après deux siècles d’existence…
En droit français contemporain, le législateur renvoie dans certains cas à la coutume, de manière
expresse ou implicitement, par exemple par préférence aux « bonnes mœurs ». La coutume et les
usages s’imposent parfois aussi de manière autonome « praeter legem », comme compléments de la loi
ou face à la loi supplétive. On admet généralement qu’elle ne peut s’appliquer « contra legem ». Nul ne
conteste que la loi puisse abolir la coutume et que celle-ci ne s’impose que sous l’autorité des
tribunaux. La coutume ne conserve donc, en théorie, que la place et le rôle que les sources officielles lui
concèdent.

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La loi et la jurisprudence, quant à elles, supposent un stade de civilisation assez avancé. Plus une
société se structure, plus ses pouvoirs s’organisent, plus les sources officielles du droit s’y imposent
inexorablement. On note cependant bien souvent que la loi s’appuie sur la coutume et s’en inspire. Le
Code Napoléon emprunte une bonne partie de ses dispositions aux anciennes coutumes. La « coutume
savante » dégagée par les juristes, faite de formules, de maximes, de principes généraux, de recettes,
de pratiques… a toujours joué un grand rôle. La doctrine, en France dès le XVIe siècle, a étudié les
coutumes et en a provoqué l’évolution. Dumoulin, d’Argentré, Guy Coquille, Loysel… ont marqué de
leur empreinte l’Ancien droit français. Pothier, au XVIIIe siècle, et surtout Domat, au XVIIe siècle, ont
exercé sur le droit une profonde influence et ont inspiré le législateur napoléonien.
On constate alors, dans toutes les sociétés modernes, une mutation systématique du droit spontané, de
caractère coutumier, vers le droit ordonné, de source officielle. L’évolution juridique est ainsi parallèle à
l’évolution sociologique.
Mais, parmi les sources, l’alternative entre la loi et la jurisprudence dépend de phénomènes
essentiellement techniques.
B. REGLE LEGALE ET REGLE PRETORIENNE : LE PHENOMENE TECHNIQUE
Indépendamment des particularismes des divers droits nationaux et, dans chaque pays, des différences
entre les époques et les matières considérées, les systèmes juridiques de la famille romano-
germanique sont marqués par la prépondérance de la loi écrite qui, sans être la source exclusive du
droit, y a eu et y conserve une très grande importance. Cela tient à leur tradition de droit écrit et à
l’influence du droit romain. Cette tendance s’appuie aussi sur les principes de la démocratie et sur l’idée
que la loi constitue la meilleure technique pour établir des règles de droit suffisamment claires, précises
et connues. Elle procède enfin du mouvement de codification qui s’est développé au XIXe et au XXe
siècle, comme en France avec les codes napoléoniens ou, plus anciennement, dans les pays
scandinaves. Les pays continentaux européens ne sont pas les seuls à être dominés par ce système
qui s’est répandue dans le monde entier, principalement en Amérique du Sud, dans de nombreux pays
d’Afrique au Proche-Orient et même dans certains pays d’Extrême-Orient. Des pays comme le Japon
ou l’Ethiopie se sont spontanément dotés de codes, sans que cela procède d’une quelconque
colonisation. La jurisprudence a néanmoins un rôle essentiel dans tous ces pays, même si son
importance varie selon les systèmes juridiques et, dans un même système, selon les époques et les
matières : tous ces ordres juridiques connaissent à la fois une hiérarchie comparable des textes et une
grande diversification des sources du droit.
D’autres systèmes de droit, dits de « Common law », dont le droit anglais est le modèle, sont
essentiellement des droits jurisprudentiels. En Angleterre, l’autorité du droit romain n’a jamais été
reconnue ; il n’existe pas de Constitution écrite. La loi n’y apparaît classiquement que comme une
source secondaire du droit, se bornant à apporter « une série d’errata et d’addenda au corps principal
du droit anglais, constitué par le droit jurisprudentiel ».
Les droits anglo-saxons sont aussi fondamentalement des « Cases laws ». La « Common law » a été
créée par les cours royales de Westminster. L’ensemble de règles constituant « l’equity » est issu,
surtout au XVe et au XVIe siècle, de la juridiction du Chancelier et destiné à compléter, voire à réviser,
le système de la « Common law », devenu alors insuffisant et défectueux ; « l’equity » se réfère aux
principes mêmes de la justice quand celle-ci se trouve en conflit avec le droit formel. En dépit de « la

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fusion de la Common law et de l’equity » réalisée par les « Judicature Acts » de 1873 et 1875, leur
distinction demeure en fait. En l’absence d’un système de droit écrit se suffisant à lui-même, le rôle de
la jurisprudence, en Angleterre, n’a pas seulement été d’appliquer mais de créer les règles de droit que
l’on trouve dans « the reasons », la « ratio decidendi », des décisions rendues par les cours
supérieures. Ainsi, la règle de droit résulte traditionnellement en droit anglais de l’espèce à l’occasion
de laquelle elle a été dégagée et dont elle a été le soutien nécessaire de la décision rendue.
Les décisions judiciaires ont alors une autorité particulière dans les droits anglo-saxons parce que les
règles qu’elles posent doivent être suivies afin de ne pas compromettre la certitude et l’unité du système
juridique. L’obligation de respecter les règles établies par les, juges, « de respecter les précédents
judiciaires (« stare decisis »), est dans la logique d’un système de droit jurisprudentiel » : c’est au XIXe
siècle que « la règle du précédent » s’est imposée avec rigueur pour assurer la cohésion de la
jurisprudence britannique. Mais les seuls précédents obligatoires sont constitués par les décisions des
cours supérieures, autrement dit de la « Supreme Court of Judicature » et de la « Chambre des Lords ».
Le système de la « Common law » s’étend, au-delà du droit anglais, à pratiquement tous les pays de
langue anglaise et joue un rôle important dans tous les pays qui ont été ou sont encore politiquement
associés à l’Angleterre. Une étude comparative des divers systèmes juridiques réalisée à la Faculté de
droit d’Ottawa montre qu’il représente plus de 12% des « entités politiques » dans le monde et que les
systèmes de « Common law » s’appliquent à 6, 41% de la population mondiale, principalement en
Amérique du Nord, en Australie et en Angleterre, mais également dans des systèmes de droits mixtes,
en Asie et en Afrique. Il revêt une importance toute particulière avec le droit des Etats-Unis dont la
filiation et les analogies avec le droit anglais sont essentielles, en dépit de différences profondes liées
principalement à la distinction entre le droit fédéral et le droit des Etats. De plus, les Etats-Unis s’étant
dotés, depuis l’indépendance américaine, d’une Constitution fédérale assortie d’une Déclaration des
droits qui y constitue le fondement des institutions et des libertés publiques, la loi écrite a assez vite
acquis en droit américain une importance inhabituelle dans les systèmes de Common law, tandis que la
règle du précédent s’y est assouplie pour les cours suprêmes.
En réalité, si dans tous les systèmes anglo-saxons, les règles législatives semblent encore insolites et
ne sont complètement assimilées que par l’interprétation et l’application qui en est faite par le juge, leur
rôle n’a cessé de s’y développer avec l’émergence du phénomène dirigiste. Un intense mouvement
législatif s’est manifesté à l’époque contemporaine, spécialement depuis la Seconde guerre mondiale :
à l’heure actuelle le « statute law » occupe dans tous les droits anglo-saxons une place comparable à
celle de la « Common law ». Le parlement exige que les lois qu’il a votées soient appliquées et le
pouvoir judiciaire contrôle cette application.
Si l’on songe à l’importance considérable de la jurisprudence pour appliquer, interpréter, compléter et
rajeunir la loi et au « pouvoir normatif » qu’on lui reconnaît maintenant dans bien des systèmes
romano-germaniques, on observe que le fossé qui séparait ces systèmes juridiques et les droits anglo-
saxons tend à se combler. Les uns et les autres font désormais de la loi et de la jurisprudence des
sources concurrentes ou complémentaires du droit ; même si cette qualification ne leur est pas toujours
unanimement reconnue, elle exprime assez bien l’importance concrète de ces phénomènes dans la
formation et l’évolution du droit dans les différents pays.

20 | Théorie générale du droit 2020/2021


On ne saurait toutefois ignorer la situation particulière qu’ont connue les pays dits « socialistes »,
soumis à des régimes communistes totalitaires, de la Révolution de 1917 (ou de l’après-guerre
mondiale pour les pays satellites de l’URSS) jusqu’à la fin des années 1980. La plupart de ces pays
sont de tradition romaniste. Indépendamment des profondes différences idéologiques et substantielles
qui les ont opposés aux droits occidentaux, ils sont issus principalement de la loi, comme tous les droits
de la famille romano-germanique. Mais, la loi y a eu un rôle beaucoup plus exclusif. La doctrine de
l’Etat et du droit y a rejeté le principe de la séparation des pouvoirs au profit de celui de l’unité du
pouvoir. On constate en définitive que, dans tous les pays évolués, le droit procède essentiellement,
sinon uniquement, de sources officielles, la loi et la jurisprudence. Si le rôle respectif du législateur et du
juge varie selon les systèmes juridiques et, dans un même système, selon les époques et les matières,
cela tient à des raisons techniques. Les origines romanistes de certains droits, leur idéologie politique et
constitutionnelle, leur confiance dans la loi écrite impliquent la prédominance de la loi. L’absence d’un
corps de droit écrit suffisant, dans les droits anglo-saxons, une autre tradition historique et le prestige
des cours royales y ont engendré un droit jurisprudentiel. En droit français, il en fut de même quand le
juge administratif, s’étant soustrait à l’application du droit privé, a dû créer un droit prétorien, faute d’un
système de droit textuel suffisant. Les droits socialistes ont déduit de la doctrine de la toute-puissance
de l’Etat, la souveraineté absolue de la loi et l’asservissement de la jurisprudence à celle-ci. Le
développement des tendances dirigistes et les exigences de la cohérence du système juridique ont
conduit les droits anglo-saxons à reconnaître à la loi une place croissance. L’évolution sociale et
juridique et la pulvérisation des textes généraux par des réglementations spéciales et hétérogènes ont
suscité dans les systèmes de droit écrit un véritable droit prétorien.
Ainsi, le choix des sources qui est lié à des phénomènes sociologiques dépend aussi de données
purement techniques. Mais la conjonction de ces impératifs conduit à une telle diversification des
sources que la connaissance du droit devient à la fois plus impérieuse et plus difficile que jadis.

PARAGRAPHE II : CONNAISSANCE DU DROIT ET DOCUMENTATION JURIDIQUE


Les juristes, quelles que soient leur science, l’habileté intellectuelle et la qualité des réflexes qu’ils
tiennent de leur formation et de leur expérience, ne savent pas tout. L’esprit juridique est plus une
aptitude qualitative qu’une connaissance quantitative. Tout juriste, législateur, praticien ou universitaire,
doit donc procéder à deux opérations différentes : la recherche de la documentation nécessaire pour
résoudre un problème et « la réflexion personnelle pour adapter cette documentation » aux exigences
propres de la question à traiter.
Ne s’attachant pour l’instant qu’à la documentation juridique, on mesure l’impérieuse nécessité pour tout
juriste d’une recherche minutieuse des sources du droit qui suppose des moyens documentaires
importants et sûrs. Mais cette recherche de la documentation paraît souvent ingrate et représente de
grosses pertes de temps. Il faut alors améliorer la documentation classique (A) par le recours à
l’informatique juridique et aux banques de données (B).
A. LA DOCUMENTATION CLASSIQUE
La culture de la documentation juridique est évidemment liée au choix des sources opéré par le
système juridique considéré.
Dans les pays anglo-saxons, ce sont les recueils de jurisprudence qui sont traditionnellement
essentiels. En Angleterre, les principaux recueils de jurisprudence sont les « Law Reports » comportant

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plusieurs séries selon les juridictions ; la collection des « All England Law Reports » et celle des
« Weekly Law reports ». Les lois anglaises sont publiées dans la série « statutes »des « law reports »ou
dans le « Halbury’s Statutes of England » et le « Halbury’s Statutory instruments ». Plus généralement,
la jurisprudence et la législation anglaises sont principalement publiées dans les « law reports » alors
que l’exposé systématique du droit anglais se trouve dans la collection des « Halbury’s Laws of
England ». Dans les droits de la famille romano-germanique, malgré la prépondérance de loi, celle-ci ne
peut suffire à leur connaissance. Toute documentation sérieuse implique des recherches de
jurisprudence et de doctrine.
En France, la documentation juridique s’attache aux différentes sources du droit : la législation au sens
large comprenant les textes réglementaires, les circulaires, la jurisprudence, la doctrine, voire les autres
sources telles que les conventions collectives, les réponses ministérielles, les sentences arbitrales, les
actes typiques de la pratique, les modèles de contrat… L’immensité du « corpus » général et les
exigences de la spécialisation conduisent aussi à multiplier des sources de documentation par
disciplines, voire par matière dans une optique pluridisciplinaire : la tendance actuelle est alors d’y
mêler les différentes sources du droit. Il s’opère ainsi une diversification des instruments de la
diversification juridique entre des éditions spécialisées par secteurs. La conception, le contenu et la
présentation des ouvrages juridiques dépend alors des types d’édition et de la finalité de l’information
juridique. Celle-ci peut se réduire à des documents officiels : texres législatifs et réglementaires,
décisions des différentes juridictions, avec ou sans commentaires. Elle peut consister aussi en une
présentation systématique du droit positif par disciplines, par matières ou par institutions ou questions.
Le juriste a le plus souvent recours à la fois à toutes ces formes de documentation. Il se réfère aux
codes, aux répertoires, aux revues officielles ou du secteur privé, générales ou spécialisées. Il consulte
les ouvrages universitaires ou professionnels, les publications de fond ou les formulaires
Mais le corpus documentaire devient alors colossal. Plus il se développe et devient complet, plus il
risque d’être inutilisable par la complexité et la durée des recherches qu’il impose, même si elles ont été
probablement centrées par une détermination précise des problèmes posés, des concepts concernés
des mots-clés de thésaurus, des sources de documentation à consulter. A l’époque actuelle, l’écueil
n’est pas celui d’une insuffisance de documentation, mais celui de la surabondance des éléments
d’information. C’est ici qu’apparait la nécessité de recourir à l’informatique et maintenant à internet.
B. L’INFORMATIQUE DOCUMENTAIRE ET LES TECHNOLOGIES DE COMMUNICATION
« Par ces capacités de mémoire…, par le nombre et la multiplicité de ses accès, par la vitesse de
recherche, l’ordinateur enrichit l’information et multiplie son efficacité ». En dépit des expériences
concluantes de certains pionniers, tels en France, E. Bertrand, P. Catala et H. Cosnard, et du
développement en France comme à l’étranger, dans des pays tradition romaniste (Allemagne fédérale,
Italie, Belgique) ou de common law (Etats-Unis, Grande Bretagne, Canada), d’importantes banques de
données, certains juristes marquent encore des réticences envers l’informatique juridique. Cela tient
parfois à une mauvaise perception du phénomène informatique. L’ordinateur n’est pas un rival de
l’homme. Il n’est qu’un instrument qui devient indispensable. On en redoute parfois un appauvrissement
du travail d’analyse pour les juristes, une substitution de la quantité de documentation à sa qualité, un
risque de sclérose… Mais l’informatique documentaire n’est qu’un moyen de nourrir les analyses par
une documentation plus facile dont l’exploitation reste entre les mains du juriste. Ce n’est pas une fin en
soi. Ses performances ont très vite progressé grâce à l’amélioration du « corpus »des banques de

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données et à l’évolution technique. Sa banalisation et sa généralisation sont en cours. Elle constitue un
outil précieux pour les juristes qui doivent en tirer parti. Les développements spectaculaires
d’instruments tels que les CD Roms et Internet et de la télématique facilement l’accès de tous à toutes
les informations.
L’utilisation satisfaisante des banques des données, spécialement en matière juridique suppose une
certaine concentration des informations documentaires ou une répartition cohérente de leurs domaines
respectifs car des impératifs économiques s’opposent à une multiplication infinie de banques de
données assez rentables et de qualité, même dans les pays tels que les Etats-Unis.
Cela explique qu’en France, un décret du 24 octobre 1984, « relatif au service public des bases et
banques de données juridiques », ait tenté d’organiser le traitement et la diffusion de la documentation
juridique informatique et d’établir entre les banques de données une complémentarité et une cohésion
suffisantes, notamment pour constituer un « fichier national de jurisprudence ». La loi nᵒ 2000-321 du
12 avril 2000 (art. 2) a consacré « le droit de toute personne à l’information en ce qui concerne la liberté
d’accès aux règles de droit applicables aux citoyens ». le décret nᵒ 2002-1064 du 7 Août 2002 a ensuite
crée « un service public de la diffusion du droit par l’internet » et le site « Légifrance », placé sous la
responsabilité du secrétaire général du Gouvernement et exploité par la direction des journaux officiels,
qui permet au public d’accéder gratuitement aux textes nationaux et internationaux, aux directives et
règlements émanant des autorités de l’Union Européenne et à la jurisprudence des plus hautes
juridictions françaises et européennes , ainsi qu’à des décisions sélectionnées des juridictions du fond.
Les difficultés auxquelles l’informatique documentaire se trouve confrontée en matière juridique sont
connues. « La finalité de l’informatisation dans un système documentaire consiste à retrouver le plus
rapidement et le plus pertinemment possible les informations qui y ont été stockées ». Il faut, pour
l’atteindre surmonter certains obstacles à l’entrée de la documentation et à l’interrogation.
L’apparition et le développement des nouvelles technologies de la communication peuvent constituer un
nouvel instrument de progrès de la connaissance du droit, à condition également d’en garantir la qualité
et la fiabilité et d’en discipliner l’usage. Internet, le « réseau des réseaux », permet, grâce à la
convergence de l’informatique, de l’audiovisuel et des télécommunications, d’accéder à toutes les
informations juridiques de toutes natures, le monde entier, sur le « world wide web ». En juillet 2000,
lors du sommet d’Okinawa, les pays du G8 ont adopté une charte sur « la société globale de
l’information », sans en dissimuler les risques. En particulier, la diversification des sources d’information
qui est ainsi rendue possible les fait échapper au contrôle des autorités et des scientifiques, si bien que
les informations qui s’y trouvent peuvent être inexactes, insuffisantes ou dévoyées. En dépit de
l’émergence du droit de la responsabilité sur internet, en droit interne, communautaire et international, la
prévention des vices de l’information juridique est encore impossible. Il n’y a pas de bases de données
fiables sans une bonne sélection des informations qu’elles comportent, et il n’y a pas d’exploitation
possible de ces informations sans interprétation éclairée des données fournies et sans une bonne
connaissance du système juridique, de ces principes, de sa technique, de ces concepts, de ces
mécanismes…
Pourtant, la diversité et la richesse des sites internet, le miracle de l’accès direct à toutes les sources,
l’inépuisable gisement de connaissances que représente la documentation électronique rendent leur
utilisation indispensable pour la recherche juridique. Néanmoins, bien que ce soit dans l’air du temps et

23 | Théorie générale du droit 2020/2021


cela réponde à la nécessité de transparence, cet accès de tous aux sources du droit n’échappe pas aux
risques inhérents à toute vulgarisation. L’illusion de tout savoir peut être plus dangereuse pour les
profanes que la conscience de leur propre ignorance. Des solutions ponctuelles en ligne, isolées de leur
contexte et parfois en rupture avec l’ensemble du système juridique, peuvent susciter des erreurs
catastrophiques pour des utilisateurs non-initiés qui ignorent comment les comprendre et les utiliser.
Les profanes ne peuvent donc se passer des juristes, sous prétextes des facilités actuelles qu’offre
l’internet. En effet, l’infinie multiplicité et la diversité des données accessibles passent nécessairement
par une absence de rigueur scientifique et de sélection des informations fournies ou recueillies.
Autrement dit, si elle est incontournable, l’utilisation des sites internet comporte également de multiples
dangers… La seule solution consiste à s’y référer, mais à n’en user qu’avec circonspection, en
diversifiant les sources d’information, notamment en recourant simultanément à toutes les autres
formes de documentation juridique.

SECTION II : LES RAPPORTS ENTRE LES DIFFERENTES SOURCES DU DROIT


L’hétérogénéité des sources du droit et des raisons attachées à leur développement respectif au sein
des divers systèmes juridiques ne sauraient dissimuler leurs interférences dans la production du droit. Il
ne semble pas y avoir de source de droit qui privilégie exclusivement l’une des sources et ignore les
autres, mais seulement des systèmes où une source l’emporte sur les autres. Le droit ne se crée qu’en
se réalisant. La réalisation du droit procède d’abord dans chaque système juridique de l’articulation
nécessaire entre les normes auxquelles il a recours, faute de quoi il lui manquerait la cohérence dont il
a besoin pour être compréhensible et praticable. Dans un système tel que le droit français, cela
suppose d’abord une coordination des textes (PARAGRAPHE I). D’autre part, la loi, la coutume, la
jurisprudence et la doctrine contribution chacune à cette réalisation. L’inspiration de chacune des
sources par les autres et la complémentarité des sources du droit procèdent, en dépit de leur diversité,
de certaines similitudes entre leur nature et leur fonction. Par une présentation trop souvent isolée de
chaque source du droit, on risque de reconnaître leurs interactions (PARAGRAPHE II) et leurs Affinités
(PARAGRAPHE III).

PARAGRAPHE : LA COORDINATION DES TEXTES


Le droit français comporte une multitude de textes d’origines, de natures et de portée différentes qui
s’articulent dans l’ensemble du système normatif grâce à une architecture qui lui est propre à bien des
égards et qui dépend, en particulier, de son histoire, de ses institutions, de ses modes de production du
droit… La nécessité et les modalités de la coordination des textes ne seront abordées ici que dans le
cadre du droit français contemporain; mais celui-ci n’est qu’un exemple d’organisation du corpus
normatif dont la nécessité s’impose également dans les autres pays de droit écrit dans lesquels, sous
des formes différentes mais selon des critères analogues, les divers textes doivent s’ordonner dans un
ensemble cohérent. Il semble ainsi qu’au sein d’un système déterminé, ce soit en fonction de leur
autorité et de leur et de leurs domaines respectifs que les règles de droit édictées peuvent se conjuguer
dans un ensemble harmonieux sous les auspices des principes généraux qui le gouvernent et en
fonction des exigences d’accessibilité, de sécurité et de praticabilité du droit.
La coordination des textes selon leur autorité n’est souvent abordée que par référence à la fameuse
« pyramide des normes » de Kelsen, alors que celle-ci se limite à une simple hiérarchie formelle des

24 | Théorie générale du droit 2020/2021


textes qui tireraient leur validité et leur force obligatoire que de leur conformité à la norme
immédiatement supérieure. Certes, l’ordonnancement juridique gagne à être hiérarchisé : la
Constitution l’emporte sur la loi et la loi l’emporte sur les règlements. Mais l’autorité des textes ne
procèdent pas seulement de leur validité formelle selon le niveau de leur source. Elle tient davantage à
leur force juridique respective en considération de l’ensemble des sources du droit que ne reflète pas
assez une simple représentation schématique et incomplète. Elle dépend aussi et surtout, en réalité de
l’intensité de leur force obligatoire, ce qui conduit à rechercher, au-delà de leur hiérarchie formelle, leur
hiérarchie matérielle.
A cet égard, la distinction des textes d’ordre public, impératifs et seulement supplétifs est essentielle.
On ne peut déroger aux textes qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs (C. civ. Art. 6), alors
que l’on peut le faire à des textes simplement supplétifs. Cela permet d’affiner considérablement
l’appréciation de la force des textes : bien qu’au même niveau normatif, la loi impérative l’emporte sur la
loi simplement supplétive, car elle a une force plus contraignante. Si les règles supplétives n’expriment
que des modèles et ont pour principale fonction de suppléer à l’absence de dispositions procédant de la
volonté individuelle, elles peuvent être écartées par celle-ci. La coutume et les usages « contra legem)
ne peuvent ne peuvent prévaloir contre les textes impératifs, tandis qu’ils peuvent, comme les
conventions, l’emporter sur des textes supplétifs. En cas de lacunes de la loi, les coutumes « praeter
legem » sont des sources autonomes du droit.
La coordination des textes dépend aussi de leurs domaines d’application respectifs. Le domaine de leur
application dans le temps, à la durée de vie de la loi et à l’entrée en vigueur d’une loi nouvelle, permet
de régler les conflits de loi dans le temps, mais ne sera examiné qu’ultérieurement.
En revanche, les coordinations des textes généraux et des textes spéciaux a un impact direct sur leur
articulation. Cela ne se limite pas à l’opposition du droit commun et des lois spéciales. Le droit commun
se définit, certes, selon Aubry et Rau, comme « l’ensemble des dispositions qui, découlant des
principes généraux, admis par le législateur, n’ont point de caractère exceptionnel ». C’est l’ensemble
des règles générales applicables à une matière. Les lois spéciales sont alors celles qui dérogent au
droit commun en édictant des règles particulières à des situations déterminées qui relèvent, par ailleurs,
de la générale. Mais le droit n’a cessé de se spécialiser au cours du temps. Les règles propres à des
types particuliers de relations juridiques se sont multipliées souvent au sein de matières nouvelles. Le
droit propre à la vente est régi par des règles spéciales qui dérogent sur certains points au droit
commun des contrats ou le précise. Le droit de la vente d’immeuble est spécial par rapport à celui de la
vente en général. Les règles spécifiques de la vente d’immeuble à construire dérogent au droit général
de la vente d’immeuble. Celles qui régissent la vente à terme dérogent aux dispositions générales
relatives aux ventes d’immeubles à construire… C’est dire qu’il n’y a guère de règles générales dans
l’absolu et que les règles spéciales ne sont que plus ou moins spéciales par rapport à d’autres… Ainsi,
pour apprécier la disparité entre un texte plus général et un texte plus spécial, ce qui ne relève que
d’une comparaison relative entre leurs objets et leurs domaines d’applications propres, il faut confronter
leur degré respectif de généralité et de spécialité. Il existe entre les situations qu’ils régissent un rapport
d’espèces en genre. Les textes spéciaux ne sont donc que des exceptions par rapport à des textes plus
généraux, quel que soit leur degré de plus ou moins grande généralité. La raison d’être des textes
spéciaux est alors de s’appliquer aux textes particuliers qu’ils ont pour but de régir, de préférence aux
textes plus généraux auxquels ils sont destinés à déroger. Autrement dit, un texte spécial l’emporte,

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dans son domaine d’application, sur les textes plus généraux qui ne reprennent leur empire qu’au-delà
des limites de ce domaine. Il y a bien là entre eux, une forme d’hiérarchie matérielle, sinon formelle…
C’est ce que l’on exprime par la maxime « speciala generalibus derogant ». Cela implique qu’en
principe, les lois spéciales soient d’interprétations strictes, ce qui signifie qu’elles ne peuvent s’appliquer
à des situations voisines, par analogie, si elles ne leur sont pas expressément soumises.
Enfin, la coordination de textes différents peut s’opérer en fonction de considérations tenant à la
cohérence générale du système juridique pour préserver les qualités d’harmonie, de complétude,
d’économie… qui sont inhérents à l’organisation d’un ordre social sûr, structuré et équilibré, exempt de
trop de lacunes et de contradictions. Il convient alors, grâce aux règles de droit dont on dispose, d’éviter
des situations de « non droit », échappant au « gouvernement de règles », ce qui signifie que les
silences de la loi doivent être interprétés en faveur de la liberté d’agir. Cela implique aussi que toute
disposition en vigueur doit pouvoir s’appliquer à des situations déterminées et ne peut être privée d’effet
et que la coordination des textes doit s’opérer par référence aux principes fédérateurs et aux concepts
fondamentaux du système juridique dans lequel ils s’inscrivent. Il faut alors se souvenir que les textes
ne constituent que l’une des sources du droit, fût-elle essentielle voire primordiale, et qu’ils ne sauraient
être hermétiquement isolés de ses autres sources, en ignorant les relations que les diverses sources de
droit entretiennent entre elles.

PARAGRAPHE II : LES INTERACTIONS DES SOURCES


La règle de droit, la loi « loi » au sens le plus large de ce terme, n’est pas seulement celle du
législateur : elle est à bien des égards « la loi des docteurs » (A) « la loi du juge » (B), la « loi des
acteurs » (C).
A. LA LOI DE LA DOCTRINE
La doctrine, la pensée des auteurs en matière juridique, exprimée dans l’ensemble des ouvrages
juridiques, est un concept ambigu. Elle désigne la pensée et l’ensemble des auteurs, mais ne constitue
pas une notion unique en soi et n’a pas de consistance quasi-universelle. Elle exprime « le droit
savant ». Elle tend à être une source du droit par l’influence qu’elle exercer sur les pouvoirs de décision
et, dans tous les pays de tradition romaniste, représente la « collectivité des auteurs » qui se donnent
pour vocation de mettre en ordre le droit, de l’expliquer, d’en faire des analyses critiques, d’en inspirer
les évolutions et les innovations. Bref, elle prétend incarner « la science du droit ».
On peut dire plutôt qu’elle constitue « le discours sur le droit », « à la fois descriptif et prescriptif, à la
fois savoir et action, à la fois analytique et rhétorique ».mais c’est aussi un discours sur les théories de
la connaissance et non pas, seulement, sur le droit positif. En tant qu’il a le droit à la fois comme objet
et comme concept, ce discours « a partie liée avec l’importance de l’opinion dans la vie du droit » et se
réfère aux décisions des tribunaux, aux choix du législateur, aux coutumes, le cas échéant, aux erreurs
qu’ils comportent . la doctrine n’est donc pas. Il n’y a pas une doctrine mais des auteurs de droit dont la
liberté favorise la diversité de leurs pensées. Autrement dit, « la doctrine ne constitue pas un corps de
pensée organisé dont on pourrait exposer de manière cohérente les tendances et les sentiments. Elle
dépend des auteurs, des genres littéraires, de la matière », du système étudié. Au-delà de la diversité
des genres littéraires utilisés, des opinions émises, des tendances et de l’autorité des auteurs, on peut
finalement définir la doctrine comme « une opinion écrite et scientifique qui fait autorité ».

26 | Théorie générale du droit 2020/2021


C’est la réflexion des juristes sur le droit que suscitent plus intensément certaines époques, plus
particulièrement fertiles. C’est ainsi qu’en France, les écoles de l’exégèse se sont épanouies grâce à
l’intervention et au prestige du Code civil. C’est également ainsi qu’un siècle plus tard, devant les
besoins sociaux et de nouveaux débats idéologiques, la doctrine a dû se renouveler, avec des auteurs
tels que F. Gény, A. Esmein, R. Saleilles ou M. Planiol… La doctrine peut, certes, jouer des rôles
différents selon qu’elle se donne pour objet de promouvoir une idéologie ou des valeurs fondamentales
déterminées, qu’elle s’efforce de garantir l’adéquation du droit à la réalité sociale qu’il doit régir, ou
qu’elle se contente d’une description et d’une systématisation du droit positif. A. Esmein lui assignait
deux objectifs : « éclairer la jurisprudence acquise » par la méthode historique et « préparer la
jurisprudence de l’avenir » par la synthèse. Ce renouvellement de la doctrine au début du XXe siècle,
outre le contexte politique, social, économique et juridique dans lequel il s’inscrit, exprime ne
transformation profonde des aspirations et du style de la doctrine qui devient plus universitaire, plus
scientifique et plus pédagogique parce qu’elle émane désormais souvent d’un nouveau type de
professeurs, recrutés à partir de 1855, en France, par la voie d’un concours national d’agrégation et
donc formés dans des conditions nouvelles . C’est ce « droit de professeurs » qui influence encore le
modèle français de la doctrine juridique, que ses auteurs soient des universitaires ou des praticiens.
La vocation actuelle de la doctrine y reste principalement de présenter et d’expliquer le droit positif de
manière rationnelle et d’en susciter ou orienter l’évolution, dans des matières ou sur des questions
déterminées, en cohérence avec le système juridique existant, sans exclure pour autant telles ou telles
aspirations. Dans cette perspective, des théories doctrinales surgissent pour clarifier et enrichir les
notions et les règles légales et prétoriennes existantes ou préparer des réformes et des évolutions : les
théories des droits objectifs, de la personnalité morale, de l’autonomie de la volonté, de l’abus de droit,
du risque, de la fonction sociale des droits… en sont des exemples fameux qui ont inspiré le législateur,
la jurisprudence et la pratique.
La doctrine est généralement traitée parmi les sources du droit ou à leur propos ; mais sa place par
rapport à la coutume, à la loi et à la jurisprudence est mal déterminée, même si nul ne conteste
que « le droit a besoin d’une réflexion permanente », rempart essentiel contre « l’arbitraire », et si nul
ne disconvient que ce rôle lui incombe. Une certaine focalisation sur la théorie des sources du droit
conduit à privilégier la loi et la jurisprudence et à réduire la doctrine, « simple reflet des sources
véritables », à un rôle secondaire.
La doctrine fut parfois une véritable source du droit. Il en était ainsi en droit romain où les opinions de
certains jurisconsultes s’imposaient aux juges et au Moyen-âge, après la renaissance du droit romain,
où la « communis opinio doctorum » bénéficiait d’une grande autorité. Le rôle de la doctrine sur
l’unification du droit, sous l’ancien Régime, fut considérable pour l’étude des coutumes et l’élaboration
d’un droit national. Domat, le premier, paraît avoir présenté dans un ordre logique. Le droit allemand au
XIXe siècle, avec l’Ecole dite des Pandectistes, fut, avant la codification de 18966, un « droit de
professeurs ». Cette influence déterminante de la doctrine demeure dans certains pays où les contacts
entre les juges et les professeurs de droit sont favorisés par la loi et la coutume. Au Brésil et au
Portugal, « le jugement ne modifie les règles écrites que quand il y a à ce sujet un accord de la
communauté juridique qui comprend les juges, les professeurs et les avocats ». En France, « la
coutume d’origine savante », faite de formules, de maximes, de principes généraux, de recettes…
dégagés par les juristes au cours du temps et qui charpentent le droit, marque l’importance positive de

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la doctrine. Mais dans la plupart des cas, particulièrement en droit français contemporain, la doctrine
n’est pas une véritable source du droit car les opinions énoncées par les auteurs, souvent disparates ou
contradictoires, n’ont aucun caractère obligatoire pour le juge. Toutefois, bien qu’elle manque à la fois
d’homogénéité et d’autorité effective. Elle exerce incontestablement une importante influence sur le
législateur et les tribunaux.
Il est clair que l’influence de la doctrine a toujours été plus grande dans les systèmes où il n’existait pas
encore de droit constitué ou structuré. Son apogée se situe en France et en Allemagne avant les
grandes codifications du début et de la fin du XIXe siècle. Après la codification, la doctrine se borne à
commenter et interpréter les textes comme le fit au XIXe siècle, en France, l’école de l’exégèse. De
même, c’est avant que la jurisprudence ne soit formée que la doctrine a le plus d’influence sur la
solution d’un problème déterminé. Le vide législatif et réglementaire est en quelque sorte le paradis des
juristes. On ne peut défricher que des terrains vierges. Toutes les constructions intellectuelles y sont
possibles, alors qu’une législation et une jurisprudence abondantes ne laissent que peu de place à
l’innovation. Cela expliquerait, en ce monde de « surrèglementation », un prétendu recul du rôle de la
doctrine.
La multiplicité des textes, le désordre d’une réglementation détaillée et pointilleuse, les contradictions,
les ambiguïtés et les insuffisances qui en résultent imposent cependant de redécouvrir les principes
sous le fatras de la réglementation, de restaurer les méthodes d’interprétation de la loi, de reconstituer
des méthodes de raisonnement… Il appartient à la doctrine de jouer ce rôle éminent ; Elle s’efforce de
rechercher les diverses possibilités d’interprétation des textes et toutes les solutions susceptibles de
répondre aux problèmes de la vie juridique en s’appuyant sur les divers arguments qu’offrent le droit
positif. L’histoire du droit, le droit comparé et toutes les perspectives morales ou sociologiques
qu’inspirent les questions considérées. C’est à elle, en effet, qu’incombent la synthèse du droit, la
réflexion critique et constructive, la systématisation interdisciplinaire des règles de droit, la recherche de
plus de cohérence et, souvent, l’inspiration de solutions nouvelles.
En réalité, la doctrine est tantôt spectatrice, tantôt actrice.
Elle n’est que spectatrice en droit anglais où la doctrine n’a guère de choix parce que les règles de base
sont des règles prétoriennes qu’elle ne peut qu'accepter et analyser. Leur critique serait même en
général inutile puisque les tribunaux sont eux-mêmes liés par les précédents. La doctrine anglaise a
dès lors tendance à se limiter à une analyse, à une exégèse, voire à une simple reproduction de la
jurisprudence, d’autant plus que les décisions y reproduisent l’exposé des « dissident opinions » des
juges minoritaires et y incluent donc elles-mêmes les objections qu’on pourrait leur opposer.
Partout, la doctrine a un rôle de clarification et de mise en ordre du droit, de présentation systématique
du système juridique et des solutions qu’il consacre et qu’il lui appartient d’y intégrer au fur et à mesure.
Mais, au-delà, la doctrine se fait souvent acteur en dictant sa loi au législateur ou au juge.
L’influence de la doctrine sur le législateur est à certaines époques considérables. Pothier a
directement inspiré le code Napoléon. La réforme contemporaine du droit de la famille et des
incapacités ou des successions est très largement due à J. Carbonnier et à d’autres auteurs, dont M.
Catala. Les auteurs sont assez souvent associés à la préparation des réformes et des lois nouvelles.
Leurs commentaires et leurs critiques sur le droit positif suscitent parfois d’utiles réformes.

28 | Théorie générale du droit 2020/2021


L’influence de la théorie sur la jurisprudence est plus flagrante encore, par les solutions qu’elle lui
propose ou par les approbations et les critiques qu’elle lui décerne. En droit public, une coopération
étroite s’est établie entre les auteurs et les juges. On a pu dire que la doctrine y est « née sur les
genoux de la jurisprudence ». L’intérêt de la doctrine pour la jurisprudence s’exprime dans les notes
d’arrêt publiées, dès la fin du XIXe siècle, avec les célèbres commentaires de Labbé, Saleilles, Esmein,
Planiol… La doctrine a inspiré, avec Saleilles et Josserand, la formation de la jurisprudence sur la
responsabilité du fait des choses ; elle a proposé, avec Demogue, la distinction des obligations de
moyens et des obligations de résultat… Dans certains cas, elle conforte la jurisprudence par ses
approbations, surtout quand elle l’a préparée. La consécration de l’action « de in rem verso » par la
jurisprudence faisant de l’enrichissement sans cause une source d’obligation est particulièrement
significative. Fondée sur un principe d’équité issu des pandectistes allemands puis d’Aubry et Rau, la
jurisprudence a consacré la formule même de ces auteurs. Parfois, une succession d’actions et de
réactions marque un combat fructueux entre la doctrine et la jurisprudence. La prohibition prétorienne
de la « clause commerciale »dans les contrats de mariage, inspirée par Henri Capitant, fut fustigée par
la quasi-totalité des auteurs, jusqu’à ce que la loi de 1965 ait validé cette clause dans l’article 1390 du
Code civil.
La doctrine n’est certes pas une source directe du droit. Elle en est cependant, pour le moins, une
« autorité » ou, mieux, une source indirecte. Mais elle est essentielle car la jurisprudence ne peut
constituer une source effective du droit que « si la doctrine en a connu », car toute jurisprudence non
publiée ou publiée de manière confidentielle est dépourvue de valeur normative.
B. LA LOI DE LA JURISPRUDENCE
Le pouvoir créateur du juge est une des questions qui divisent le plus les systèmes et la pensée
juridiques. La jurisprudence est la source, d’abord exclusive puis principale, des droits anglo-saxons.
Elle fut en France, au temps où les parlements rendaient des arrêts de règlement, un germe important
du droit de l’ancien Régime. Certains droits modernes, bien qu’étrangers à la « Common law »,
reconnaissent au juge un pouvoir para-législatif. Ainsi l’article 1er du Code Civil suisse dispose qu’à
« défaut d’une disposition légale applicable, le juge prononce selon le droit coutumier, et à défaut d’une
coutume, selon les règles qu’il établirait s’il avait à faire acte de législateur. Il s’inspire des solutions
consacrées par la doctrine et la jurisprudence ». Mais, si pendant les 30 ou 40 premières années qui
ont suivi la création du code, la jurisprudence répondit à cette mission supplétive du juge, le tribunal
fédéral, après de sévères admonestations de la doctrine, réduisit considérablement ensuite le pouvoir
créateur du juge.
En droit français bien que selon l’article 4 du code civil, le juge ne puisse refuser de juger « sous
prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi », on hésite à voir dans la jurisprudence
une véritable source de droit. On objecte que cela serait contraire au principe de la séparation des
pouvoirs, à l’interdiction faite au juge « de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire
sur les causes qui lui sont soumises » (C. civ. Art. 5) et à l’autorité de la chose jugée. D’éminents
auteurs contestent même que la jurisprudence soit une source de droit mais y voient néanmoins une
autorité considérable du droit. D’autres la qualifient de source du droit.
On parle même de la doctrine de la cour de cassation. Il est vrai que les décisions judiciaires ne sont
pas des règles juridiquement obligatoires au-delà des parties au procès, même si, du fait de la

29 | Théorie générale du droit 2020/2021


hiérarchie des tribunaux, des précédents peuvent avoir une autorité déterminante et s’imposer, en fait,
aux juridictions inférieures.
On ne saurait nier toutefois que, quel que soit le système considéré, les solutions jurisprudentielles
finissent par s’imposer, au-delà des seules parties au procès, à l’ensemble de la communauté juridique
et à tous les citoyens. Ce processus de transformation des simples décisions de justice en véritables
normes juridiques repose à la fois sur un phénomène de généralisation des solutions jurisprudentielles
et un phénomène de sédimentation de la jurisprudence qui procèdent à la fois d’arguments d’analogie
et d’autorité qu’impliquent des solutions particulièrement significatives et novatrices.
Il y a même actuellement une sorte de résurgence officielle des arrêts de règlement du fait de
l’institution de mécanisme de « saisine pour avis » ou de questions préjudicielles d’interprétation auprès
des juridictions supérieures. En France, les lois nᵒ 87-1127 du 31 décembre 1987 (art. 12) et nᵒ 91-491
du 15 mai 1991, ainsi que les articles L 151-1 et suivants du code de l’organisation judiciaire permettent
aux juridictions de l’ordre judiciaire et aux juridictions administratives, « avant de statuer sur une
demande soulevant une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans
de nombreux litiges », de solliciter par une décision non susceptible de recevoir « l’avis » de la Cour de
cassation ou du Conseil d’Etat. La loi nᵒ 2001-539 du 25 juin 2001 (art. 26) a étendu les saisines pour
avis de la cour de cassation aux juridictions pénales (C. pr. pén. art. 706-50 à 706-61), à l’exception des
juridictions d’instruction et de la cour d’assises. De même, l’article 177 du traité de Rome a institué la
possibilité pour les juridictions nationales de demander à Cour de Justice des Communautés
Européennes de statuer sur l’interprétation du traité, par des « questions préjudicielles en
interprétation ».
En droit public, depuis que le célèbre arrêt Blanco a affranchi le juge administratif de l’application des
règles de droit privé, celui-ci a été conduit à élaborer un droit prétorien. Il a dû consacrer les principes
généraux et créer le droit. Effectivement, les règles les plus importantes du droit administratif ont été
posées par le juge. Le statut de la fonction publique a été élaboré par le Conseil d’Etat et le législateur
n’est intervenu qu’après coup. La doctrine a souvent mis en évidence ou dénoncé ce « pouvoir
normatif » de la jurisprudence administrative. Le droit constitutionnel jurisprudentiel devrait revêtir à cet
égard une importance primordiale.
En toutes matières, le rôle du juge est essentiel pour appliquer la loi, l’interpréter, en combler les
lacunes mais aussi pour la rajeunir, la vivifier ou l’estomper, voire l’ignorer ou la combattre… Bien qu’il
ait pour mission de se soumettre à la loi et de l’appliquer, le juge, qui est le relais nécessaire entre
l’édiction de la règle de droit et son effectivité, peut en réalité la combattre. Les relations entre le
législateur et le juge sont parfois orageuses.
On a soutenu que « l’antagonisme du législateur et de la jurisprudence est un phénomène inévitable de
la formation du droit ». Mais il peut exister entre l’un et l’autre aussi bien des rapports de collaboration
que des rapports d’opposition. Que le législateur est une action sur le juge qui, dans les systèmes de
droit écrit, a pour mission d’appliquer la loi, c’est une évidence. Mais il faut préciser, en revanche,
l’action du juge sur le législateur et la réaction du législateur contre le juge.
Les tribunaux, confrontés aux réalités concrètes, comblant les vides législatifs, interprétant et adaptant
la loi, découvrant sans cesse des remèdes nouveaux, inspirent souvent le législateur qui consacre alors
par la loi les solutions prétoriennes. Ainsi, la loi du 17 juillet 1970 a légalisé la jurisprudence sur la

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protection de la vie privée ; la loi du 3 janvier 1972 a introduit dans le droit de la filiation bien des règles
d’origine prétorienne ; il en est de même en droit des sociétés, en droit de la construction avec la loi
Spinetta… Cette collaboration du législateur et du juge est maintenant organisée en France sur le plan
institutionnel. D’après le code l’organisation judiciaire, le Premier Président et le Procureur général
peuvent, à l’occasion du rapport annuel de la Cour de Cassation, « appeler l’attention du garde des
sceaux sur les constatations faites… à l’occasion de l’examen des pourvois et lui faire part des
améliorations qui leur paraissent de nature à remédier aux difficultés constatées ». De telles
observations et suggestions sur le droit positif, bien que facultatives, sont de pratique systématique.
C’est ainsi que la loi du 16 Juillet 1971 qui a fixé à cinq ans, au lieu de 6 mois, la prescription en matière
de salaires, et la loi du 9 juillet 1975 sur les clauses pénales permettant leur révision judiciaire, par
exemple, ont été suscités par ces hauts magistrats. Il arrive même que les autorités judicaires, comme
jadis, lors de la rédaction du Code civil, soient consultées sur des projets de textes. Il en a été ainsi,
notamment, pour la réforme du Code de procédure civile. Cette collaboration est généralement très
fructueuse. Elle n’exclut toutefois pas certaines tensions.
Le législateur ne prête pas toujours au juge une oreille aussi attentive. Il s’est refusé à établir et préciser
l’obligation « in solidum » consacrée par la jurisprudence entre coauteurs d’un même délit. Il arrive
aussi que le législateur brise certaines solutions prétoriennes, comme ce fut le cas en matière de
responsabilité du chef d’entreprise en cas d’accidents du travail dus à l’inobservation d’un règlement
d’hygiène ou de sécurité ou pour la clause commerciale. Mais les tribunaux ne consentent pas toujours
alors à s’incliner. Leur réticence à appliquer la loi du 7 novembre 1922, exigeant la preuve faute en
matière de responsabilité civile en cas de communication d’incendie et destinée à anéantir la
jurisprudence de « l’affaire des résines », illustre, parmi d’autres, les affrontements qui opposent parfois
le législateur et le juge.
A vrai dire, tous les acteurs de la vie juridique contribuent d’une certaine manière à créer le droit. La
« pratique » aussi impose souvent sa loi.
C. LA LOI DE LA PRATIQUE
Le droit contemporain consacre en effet l’influence de la pratique, des organisations professionnelles et
des administrations dans la formation du droit. Les notaires, les praticiens ou les usagers du droit, les
fonctionnaires, les milieux professionnels, grâce à leur expérience et à leur connaissance des besoins
et des lacunes du droit en vigueur, peuvent utilement suggérer des innovations et des réformes
souhaitables. La réception des pratiques en droit positif procède de phénomène de transplantation des
faits dans le droit par le législateur ou par le juge, qu’il s’agisse de les consacrer, de les rejeter ou
simplement de les corriger. Certes, la pratique juridique n’est une source autonome du droit, mais elle
en est souvent un important facteur d’évolution. Le droit des affaires en offre de nombreux exemples,
par exemple en matière de gouvernance des entreprises, de comités d’audit, de marché de titrisation…
Certaines de ces pratiques sont d’ailleurs importées du monde extérieur, notamment d’origine anglo-
américaine, dans un droit national tel que le droit français. Elles y intègrent alors du droit venu d’ailleurs.
Dans le monde contemporain, le législateur se préoccupe dans le détail des problèmes économiques,
sociaux, techniques. Légiférant sur tout, la réglementation devient si précise qu’elle ne peut plus guère
être faite et comprise que par des spécialistes et le législateur ne peut plus se passer du concours des
techniciens. Ceux-ci ne se contentent même plus d’être « les aides » des « juristes » ; « ils prétendent
être leurs remplaçants ».

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Les usages et les méthodes des praticiens participent donc à la vie et à l’évolution du droit et servent
souvent de complément aux lois et aux règlements. Ils peuvent même y déroger chaque fois que la loi
n’est que supplétive et permet ainsi aux intéressés de s’y soustraire et de se soumettre à d’autres
dispositions volontairement arrêtées par eux. Il en est souvent ainsi en matière contractuelle. La
dérogation à une loi facultative est chose normale. Mais lorsqu’elle se répète souvent dans les mêmes
termes par une pratique professionnelle constante, c’est celle-ci qui finit par constituer le droit effectif.
Cet « ordre spontané » devient l’ordre juridique. De même que la pratique contribue à la formation du
droit, elle participe fréquemment à son interprétation ; les circulaires administratives et les réponses
ministérielles, si elles ne peuvent s’imposer au juge et elles ne sont émises que « sous réserve de
l’appréciation souveraine des tribunaux », ont une grande importance de fait dans les milieux concernés
et marquent le rôle croissant de la technocratie dans l’interprétation et la pratique du droit positif.
Il arrive même que la pratique procède à une condamnation de la loi. Cela peut paraître paradoxal si
l’on songe que la loi a un caractère obligatoire et que, lorsqu’elle est impérative, elle s’impose aux
intéressés qui s’y conformer de gré ou de force. Mais « la lutte des forces sociales » se poursuit après
l’entrée en vigueur de la loi. Le milieu juridique peut réagir contre la règle imposée. « Pour qu’une loi
vive, il faut qu’elle soit reçue dans le milieu juridique » et qu’elle soit appliquée par les justiciables.
Quand une loi ne parvient pas à s’imposer, lorsqu’elle cesse d’être observée, lorsque la pratique
s’ingénie à la tourner, le législateur est conduit à l’adapter plutôt, bien souvent que, que d’en réprimer
les violations.
Ainsi selon les cas les pouvoirs publics ou les professions imposent leur loi en créant, en interprétant ou
en rejetant les règles de droit. Si ce ne sont pas de véritables sources de droit, leur contribution à
l’édification de l’ordre juridique est devenue très importante. Le rôle de la pratique peut alors se
rattacher à la coutume quand il s’agit d’usages conventionnels, à la jurisprudence quand il s’agit de la
pratique judiciaire ou à la loi lorsqu’elle inspire son élaboration ou sa modification.
Au-delà de leurs pouvoirs réglementaires naturels, les pouvoirs publics interviennent de plus en plus
largement dans l’établissement de l’ordre juridique. En droit des affaires et de l’entreprise, on constate
l’importance pratique considérable des notes ou instructions de la direction générale des impôts, des
lettres du ministre de l’Economie et des Finances, des avis ou des recommandations de conseils ou de
commissions diverses. Les circulaires administratives, trop nombreuses, de mauvaise qualité et peu
accessibles, devraient être considérablement limitées, de l’avis même des autorités supérieures de
l’Etat, bien qu’elles soient en principe à usage purement interne des administrations et juridiquement
dépourvues de force obligatoire vis-à-vis des administrés. Elles jouent en effet un rôle majeur dans
l’interprétation et l’application effective des lois et règlements, car elles dominent les relations entre
l’administration et les administrés. Leur portée pratique, en matière économique et social ou en droit
civil, est importante aussi ; le droit de la répression des fraudes ou des prélèvements d’organes, par
exemple, en témoigne. Quant aux réponses ministérielles aux questions écrites posées par les
parlementaires, elles ne sont destinées à fournir qu’une interprétation préjudiciaire mais officielle des
textes. Si elles sont une illustration de l’emprise croissante de l’administration sur l’élaboration des
règles de droit, à l’image des « rescrits » romains, elles sont ressenties par les praticiens, inquiets de
l’abondance, de l’anarchie et de la confusion de certains textes contemporains, comme un remède à
l’insécurité juridique et une protection contre leur responsabilité professionnelle. Cette interprétation
administrative est donc généralement suivie par la pratique.

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Le rôle des professions dans l’établissement du droit positif est encore plus diversifié. Elles
contribuent à la formation du droit professionnel et inspirent la législation régissant la déontologie. La
déontologie fait même maintenant partie de la plupart des formations professionnelles. Les conventions
collectives de travail sont devenues l’une des sources les plus importantes du droit de travail. Ayant
pour objet la détermination des relations collectives entre employeurs et salariés, elles procèdent d’un
accord contractuel conclu entre un employeur ou un groupement d’employeurs et une ou plusieurs
organisations syndicales de salariés, de sorte que leurs dispositions s’appliquent aux contrats de travail,
conclus par les employeurs qu’ils lient, sauf clause plus favorable aux salariés dans les contrats
individuels. Mais la procédure d’extension rend les conventions collectives obligatoires pour tous les
employeurs salariés et entrant dans leur champ professionnel et territorial, même s’ils n’appartiennent
pas aux organisations patronales signataires ou adhérentes (C. trav. art. L. 2261-15). Elles acquièrent
ainsi la force obligatoire d’un acte réglementaire, bien que leurs dispositions conservent une nature
contractuelle.
Le développement actuel des contrats-types, c’est-à-dire de modèles qui font autorité et que les parties
se bornent à remplir pour individualiser la convention, conduit à la « standardisation » de nombreuses
opérations juridiques. La portée générale de ces modèles conduit à les substituer aux lois supplétives
voire, quand ils sont établis par un organisme professionnel ou par l’administration, à leur reconnaître
un caractère impératif. « Les rédacteurs des contrats-types exercent ainsi un pouvoir réglementaire de
fait ». La tendance à négociation collective des contrats-types et des conditions générales des contrats
entre des syndicats professionnels et des organisations des consommateurs accentue encore ce
phénomène. Des accords internationaux, en droit maritime par exemple, se substituent même aux
règles locales. Les dangers inhérents aux contrats-types et aux contrats d’adhésion ont provoqué des
réactions du législateur dans un but de protection des intéressés. Quant aux formulaires utilisés par les
hommes de loi, spécialement par les notaires et les agents d’affaires, ils témoignent de la création
d’usages conventionnels par la pratique. Les intéressés finissent par s’y référer systématiquement et
ces instruments issus de la liberté contractuelle finissent par se substituer à la loi. Ils sont même parfois
à l’origine de la législation. L’importance de la pratique notariale est à cet égard remarquable. Les
contrats de mariage, les actes de sociétés, le droit immobilier le montrent bien.
Les multiples interactions des différentes sources du droit et le développement des sources
subsidiaires de l’ordre juridique résultent en réalité de l’unité fondamentale des diverses sources du
droit.

PARAGRAPHE III : LES AFFINITES ENTRE LES SOURCES

La primauté de la loi dans le droit positif implique que le juge s’y soumette. Mais, dans la plupart des
systèmes de droit écrit, la loi ne constitue plus tout le droit et le rôle du juge ne se limite pas « à celui
d’une bouche par laquelle parle la loi ». Il possède le pouvoir complémentaire d’application,
d’interprétation et d’adaptation des textes qui s’assimile à un certain pouvoir normatif, même quand il
n’est pas, comme dans les pays de « Common law », le créateur principal du droit. Les règles formelles
imposées par les autorités publiques, conformément à leurs attributions sont toujours insuffisantes
parce que les autorités publiques ne peuvent prévoir à l’avance toutes les règles nécessaires. Il faut,
dès lors, faire appel à des règles non formelles qui ne sont pas des commandements exprès des
pouvoirs publics mais qui s’appuient sur l’autorité de l’expérience », comme la coutume, ou sur

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« l’autorité de la raison », comme la doctrine. Les diverses sources du droit, contribuant ensemble à la
construction de l’ordre social, ajoutent ainsi à ce rapport de fonction (B) des rapports de nature (A).
A. LES RAPPORTS DE NATURE
On oppose en général la coutume et à la doctrine, modes inorganisés de formation du droit, à la loi et
la jurisprudence qui en constituent des sources officielles. Il est vrai que la coutume, source spontanée,
objective, non volontariste du droit, et que la doctrine, disparate et dépourvue d’effet obligatoire,
semblent profondément opposées à la loi et la jurisprudence qui ont une autorité officielle et un effet
obligatoire incontestés.
En réalité, il arrive bien souvent que le droit coutumier soit lui-même produit par les autorités étatiques
qui suivent, dans leur fonctionnement et leur action, une pratique constante tenue par elles pour
obligatoire. Même au niveau de la Constitution et des plus hautes institutions, la coutume existe et
s’impose, avec une autorité supérieure à la loi. La coutume est même la source exclusive des règles
fondamentales de l’Etat en Grande-Bretagne. Le droit constitutionnel français n’ignore pas la référence
à la « tradition » républicaine ou constitutionnelle. La coutume est une source importante du droit
international public.
Même en droit privé, où la coutume émane du groupe social et non des pouvoirs publics, son autorité
est intimement liée à celle de la loi et de la jurisprudence. Il arrive que la loi renvoie expressément à la
coutume. Le Code civil se réfère à la coutume et aux usages en matière de propriété foncière, dans le
domaine contractuel et quant à la capacité personnelle des mineurs. Certaines des notions évolutives
qu’il utilise, comme celle de bonnes mœurs ou de bon père de famille, puisent leur substance de la
coutume. Les usages commerciaux ont une importance considérable en droit des affaires.
La coutume et les usages constituent alors un complément de la loi. Plus généralement, la coutume,
même si elle est élaborée sans le concours des pouvoirs publics, ne s’impose réellement que par leur
intermédiaire. C’est par les tribunaux qu’elle est appliquée et consacrée. Elle ne peut en revanche
contredire des lois impératives. Pour pénétrer effectivement dans le droit positif, la coutume a
seulement besoin d’être acceptée par l’autorité publique.
Mais on sait qu’inversement, l’effectivité de la loi est, en réalité, subordonnée à la à sa « réception »,
son acceptation par le groupe social et la communauté juridique… Il est des normes qui, bien
qu’obligatoires et assorties de sanctions restent inappliquées et d’autres qui, bien que facultatives et
dépourvues de sanction, sont très largement respectées. « la force normative » d’une règle, concept
nouveau exploré par une doctrine récente s’inscrivant dans une théorie du droit ouverte aux interactions
du droit proprement dit et des réalités sociales, serait alors le principal « outil de diagnostic » de la force
et de l’effectivité des normes juridiques.
Quant à la doctrine, issue du matériau législatif, jurisprudentiel ou coutumier qu’elle exploite ou critique,
elle n’acquiert elle-même de valeur positive que lorsqu’ elle est consacrée dans la coutume, la loi et la
jurisprudence, autrement dit quand le législateur et le juge se l’approprient.
En définitive, toutes les sources de droit, au sens large, procèdent directement ou indirectement de
l’autorité publique et sont par nature le produit de l’organisation sociale.

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On observe par ailleurs que la formation du droit est toujours un phénomène progressif. La coutume
naît de la généralisation des faits particuliers, de leur répétition en nombre suffisant pendant une
période suffisamment longue ; c’est un usage général et prolongé. La jurisprudence procède aussi des
actes individuels. Lorsque le juge, comme en droit français, se voit interdire « de prononcer par voie
générale et réglementaire » (C. cvi. art. 5) son jugement n’est pas directement source du droit. C’est la
répétition des précédents qui constitue la jurisprudence. L’autorité et la constance d’une solution
dépend largement des règles techniques gouvernant l’organisation et le fonctionnement de l’appareil
judiciaire. La hiérarchie des organes juridictionnels et l’autorité des cours suprêmes conduit, au moins
en pratique, à imposer aux tribunaux le respect des règles prétoriennes. Même dans les pays de
« Common law », « la jurisprudence n’a pu être la source essentielle du droit que le renforcement de la
règle du précédent ».
Les opinions isolées font rarement autorité. La doctrine proprement dite, parfois qualifiée de dominante,
résulte de la multiplicité, de la constance et de l’autorité des opinions qui l’alimentent. La jurisprudence
comme la doctrine tendent à se cristalliser par une consécration législative. Toutes les juridictions
quelles qu’elles soient, même les juridictions internationales, sont instituées par les Etats. Les tribunaux
rendent la justice et disent le droit au nom de l’Etat. On oppose parfois le pouvoir juridique des tribunaux
au pouvoir politique du législateur et de l’exécutif, le juge paraissant plus impartial et dégagé des
passions partisanes. Mais les tribunaux, procédant de la loi et de l’Etat et jugeant en son nom, créant
même parfois le droit, participent à la fonction politique au sens large tandis que les pouvoirs législatifs
et exécutifs, en forgeant le droit, exercent un pouvoir juridique. La coutume, expression des aspirations
populaires, est aussi une forme privilégiée de l’expression démocratique. La doctrine, enfin, parfois
engagée, toujours préoccupée de l’organisation sociale, participe, au-delà de la pensée juridique, à la
pensée politique.
Si toutes les sources du droit ont, en définitive et en dépit de leur diversité, une nature similaire, c’est
parce qu’elles assument, en profondeur, la même fonction.
B. LE RAPPORT DE FONCTION
L’ordre juridique est issu de la conjonction des règles édictées par les autorités publiques, des solutions
habituellement appliquées par les tribunaux, des comportements pratiqués et admis par le corps social
et des propositions et explications de la doctrine. Tous ces modes formations du droit contribuent à
l’organisation des rapports publics et privés, individuels et collectifs que secrète toute société.
Loi, jurisprudence, coutume, doctrine sont les divers moyens de réalisation d’une même finalité : une
organisation sociale satisfaisante. Leurs rôles respectifs à cet égard en peuvent être perçus de manière
statique. Non seulement ils varient selon les systèmes de droit et les grandes familles de droits, malgré
l’accentuation actuelle des convergences entre ces familles, mais ils évoluent dans un système
juridique. La place que la loi concède aux autres sources du droit, en droit français, dépend de
l’évolution de la technique législative. La Constitution de 1958 a fait une place de choix au règlement.
Lorsque la loi pose des principes, elle crée le droit commun et ouvre la voie aux dérogations qu’y
apporteront des textes spéciaux. Quand elle pousse la réglementation dans le détail, elle incite la
doctrine et la jurisprudence à en découvrir les principes généraux. De nombreux textes donnent
expressément au juge mission d’arbitrer les intérêts en présence, autrement dit une mission d’équité.

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Le législateur contemporain suscite lui-même des réactions sociales susceptibles de l’inspirer.
L’importance de l’expérimentation législative et de «l’évaluation » législative dans le processus de
d’élaboration législative, à l’époque actuelle le démontre clairement. Ainsi, la loi du 17 janvier 1975 sur
l’interruption volontaire de grossesse s’était assignée une durée expérimentale de cinq ans. La loi nᵒ
78-23 du 10 janvier 1978 a institué une commission destinée à débusquer les « clauses abusives »
dans les contrats souscrits par des consommateurs et a habilité le gouvernement à prendre par décret
les mesures susceptibles de lui être ainsi recommandées. De tels exemples montrent les mutations qui
s’opèrent sur les modes de création du droit dont la complémentarité paraît l’emporter sur la diversité.

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CHAPITRE II : LES PRINCIPES GENERAUX DU DROIT

Leur consécration est cependant assez récente. Certains d’entre eux sont apparus en droit international
public, au temps de la Société des Nations ; l’article 38 du Statut de la Cour International de Justice,
annexé à la Charte des Nations Unies, reconnaît comme source de droit « les principes généraux du
droit reconnus par les nations civilisées ». On peut donc penser qu’il s’agit là de principes en vigueur
dans tous les systèmes juridiques, même si la doctrine soviétique estimait jadis que la division
idéologique de la société internationale exclut toute possibilité de principes généraux communs aux
divers systèmes juridiques. De nombreux principes généraux figurant dans les chartes ou conventions
internationales, sont consacrés par la plupart des pays.
Même si on en trouve déjà quelques traces dans la jurisprudence antérieure, il semble bien que les
événements de l’époque du Nazisme et la méconnaissance de principes fondamentaux sous le régime
de Vichy, puis à Libération, aient conduit la jurisprudence française à affirmer l’existence de « principes
généraux du droit applicables même en l’absence d’un texte ». Mais les principes fondamentaux et les
principes généraux du droit sont-ils la même chose ? Cela pose le problème de la définition et de la
place des principes généraux dans la hiérarchie des normes (Section I). L’application des principes
généraux du droit en toutes matières et leur utilisation dans les divers systèmes de droit conduisent
aussi à s’interroger sur leur importance dans la multiplicité des normes juridiques (Section II).

SECTION I : LA PLACE DES PRINCIPES GENERAUX DANS LA HIERARCHIE DES


NORMES

Les normes qui régissent une société doivent, pour constituer un système cohérent, être organisées
entre elles, selon un ordre déterminé qui assigne à chacune sa place parmi les autres. Il semble, malgré
la diversité de structure des différents systèmes de droit, qu’il y ait toujours une hiérarchie entre les
différentes règles qu’ils composent. Cette hiérarchie est parfois présentée comme la pièce maîtresse de
la construction juridique.
Kelsen a ainsi décrit l’ordre juridique comme une pyramide de règles hiérarchisées dont chacune tire sa
force de sa seule conformité à la norme immédiatement supérieure. Au sommet de cette pyramide,
après une mystérieuse norme fondamentale, i y a, selon lui, la Constitution, puis, en descendant les
échelons successifs, on trouve la loi et la coutume, les règlements, les actes juridiques infra-législatifs…
La hiérarchie des normes n’est alors envisagée que par rapport à des problèmes de validité.
La question se pose donc pour les principes généraux du droit de savoir si la loi et le règlement doivent
leur être conformes ou s’ils peuvent y déroger. Il faut, faut, pour y répondre, définir les principes
généraux (Paragraphe I) et en déterminer la force (Paragraphe II).

PARAGRAPHE I : LA DEFINITION DES PRINCIPES GENERAUX

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Bien qu’on se réfère couramment aux « principes généraux du droit », cette notion demeure obscure et
leur nature incertaine (B) en raison même de l’incertitude de leurs sources (A).

A. LES SOURCES DES PRINCIPES GENERAUX


C’est, en France, le Conseil d’Etat qui, semble-t-il depuis 1945, a consacré expressément les principes
généraux du droit « applicables mêmes en l’absence de textes », selon la formule devenue classique de
l’arrêt Aramu du 26 octobre 1945. Il y eut là une innovation, car, jusque-là, le Conseil d’Etat avait fondé
exclusivement ses décisions soit sur des textes, soit sur des règles dont il ne précisait pas l’origine,
mais qui étaient de création prétorienne. En droit privé, l’existence d’un arsenal très complet de règles
écrites laisse moins de place à des principes généraux non écrits qu’en droit public où, du fait de la
répudiation du droit privé par l’arrêt Blanco, il existait « une sorte de no man’s land juridique » et où le
juge devait chercher les principes dans une certaine représentation des rapports entre l’homme et le
pouvoir. Les principes généraux du droit y ont néanmoins leur place. Certains textes du Code civil
comportent une référence aux principes généraux d’une matière déterminée. La Cour de cassation, dès
le XIXe siècle, a invoqué les principes, le « principe d’équité » par exemple, pour fonder des solutions
prétoriennes, telles que l’enrichissement sans cause et la reconnaissance de « l’action de in rem
verso ». Des arrêts plus récents emploient précisément le vocable « principes généraux ». La Cour de
cassation a encore érigé depuis 1994 en nouveau « principe général » le principe selon lequel nul ne
doit causer à autrui un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage qu’elle vise en tant que
tel, au lieu de viser un texte de loi. Le Conseil d’Etat, s’il est le véritable inventeur des principes
généraux du droit, au sens strict, n’a donc plus aujourd’hui « le monopole de leur élaboration et de leur
utilisation ». Le Conseil constitutionnel se sert maintenant de cette théorie dans l’exercice du contrôle
de constitutionnalité des lois. Il faut alors constater que les principes généraux du droit peuvent aussi
bien exister en l’absence de textes, qu’être exprimés dans la Constitution ou dans la loi.
Les préambules des Constitutions de 1946 et de 1958 font référence aux « principes fondamentaux ».
Le principe de la responsabilité civile puise sa source dans les articles 1382 et suivants du Code civil.
Le Code de procédure civile énonce « les principes directeurs du procès ». Des textes proclament
imprudemment leur propre philosophie : la loi n°82-526 du 22 juin 1982 consacrait dans un titre I ses
« principes généraux » et, dans son article 1°, le « droit fondamental à l’habitat » ; la loi n°83-8 du 7
janvier 1983, dans l’article L. 110 du Code de l’urbanisme, dispose que « le territoire français est le
patrimoine commun de la Nation »… ! On ne saurait donc contester la valeur positive des principes
généraux. Mais, pour déterminer leur force juridique, il faut rechercher à quelle source ils la puisent.
Issus ou non de la loi, selon les cas, leur origine est incertaine. On peut la trouver dans le droit écrit,
dans la coutume et dans la jurisprudence.
Les principes généraux peuvent d’abord apparaître comme « la résultante, la synthèse de textes
législatifs épars » et « la formulation de règles contenues implicitement dans tout un ensemble
législatif », si bien que le principe général puiserait « sa force dans la loi elle-même ». Le juge se
bornerait ainsi à « interpréter la volonté diffuse du législateur et ne serait nullement l’auteur des
principes qu’il dégage ». Les principes généraux seraient alors extraits de la loi « par induction
amplifiante, la jurisprudence utilisant la systématisation opérée par la doctrine et les idées maîtresses
qu’elle a dégagées des textes » ? Cette explication peut paraître insuffisante ? Certains principes,

38 | Théorie générale du droit 2020/2021


comme celui de la continuité des services publics, ne peuvent simplement se déduire des lois
existantes ; la volonté du législateur est trop incertaine et malléable pour fournir un support suffisant au
juge. On ne peut pas plus leur trouver un fondement clair dans le préambule de la Constitution et la
Déclaration des droits de l’Homme, car tous les principes généraux n’en résultent pas et la
jurisprudence n’invoque pas une telle source.
Les principes généraux du droit prennent-ils alors leur source dans la tradition et leur autorité
s’alimente-t-elle à celle de la coutume ? De nombreux principes exprimés par des règles ou des
maximes traditionnelles incitent à le croit, mais bien d’autres ne sont que des idées diffuses tant que les
juges ne les formulent clairement. De plus, alors que la coutume existe et peut s’imposer au juge par
elle-même, les principes généraux n’ont par eux-mêmes aucune existence propre : « c’est le juge qui
leur donne force de vie ».
Il faut dès lors admettre que c’est de la jurisprudence que les principes généraux tiennent leur autorité.
Du point de vue formel et organique, il en est indiscutablement ainsi, pour ce qui concerne les
juridictions administratives.
Bien que le juge se soit toujours défendu d’être l’auteur des principes généraux du droit, on ne peut y
nier « le pouvoir normatif du juge ».
On peut également admettre que le juge « gouverne » lorsque, comme maintenant, en France, le
Conseil constitutionnel et comme la Cour suprême, aux Etats-Unis, il peut imposer sa loi au législateur.
Le fait que, selon la doctrine actuelle du juge constitutionnel français, ses décisions doivent s’appuyer
sur des dispositions textuelles précises affaiblit sans doute cette assertion. Cela implique que le Conseil
constitutionnel « ne s’estime pas maître des sources du droit constitutionnel » et cela garantit la stabilité
de sa jurisprudence. Cela permet aussi de distinguer la nature des principes de valeur constitutionnelle
qui sont des principes de droit écrit « inclus » dans les textes constitutionnelle et celle des « principes
généraux du droit » qui sont « applicables même en l’absence de textes ».
Mais, en droit français, la norme est avant tout la loi. Dans les autres systèmes juridiques, quand la loi
existe, elle s’impose aussi au juge. Celui-ci n’est pas libre de créer ou de rejeter tels ou tels principes
généraux. Ceux-ci sont néanmoins, aussi, le fruit d’aspirations latentes du corps social ou l’expression
de « l’esprit des lois ». Ils s’imposent donc au juge qui se borne à les extraire du donné philosophique,
moral et juridique existant.
Les processus de leur émergence prend parfois du temps, car ils n’apparaissent que progressivement
jusqu’à leur véritable consécration. C’est ainsi que « le principe de précaution », issu d’une simple idée
de prudence devant la manifestation de certains risques, s’est affirmé en droit de l’environnement par
des conventions internationale, dans l’article 174 du Traité de Rome et dans l’article L.200-1 du Code
rural, ainsi que dans l’article L.110-1 du Code de l’environnement en droit interne français. Mais le
Conseil constitutionnel avait considéré en 2001 qu’il « ne constitue pas un objectif constitutionnel ». On
en avait déduit que ce n’était pas un principe constitutionnel, mais seulement un moyen au service de
l’objectif constitutionnel de protection de l’ordre public, comme la prévention. Par la suite, la loi
constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environnement de 2004,
désormais visée dans le premier alinéa du préambule de la Constitution, l’a « adossé » à celle-ci. Elle a
ainsi, en quelque sorte, constitutionnalisé le principe de précaution qui tend à prévenir les graves
dommages qui peuvent naître des incertitudes de la science et que consacre l’article 5 de la Charte.

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Plus précisément, ce texte dispose : « lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état
des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les
autorités publiques veillent, par application du principe de précaution…, à la mise en œuvre de
procédures d’évaluation des risques et l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de
parer à la réalisation du dommage ». Il n’est cependant pas encore juridiquement consacré en toutes
matières et sa portée n’est pas déterminée. S’il doit limiter des libertés, on ne sait pas encore
précisément lesquelles, ni dans quelle mesure. Autrement dit, le principe de précaution dont
l’avènement n’est encore qu’amorcé, n’a pas encore acquis toute sa force juridique et toute sa
transversalité pour être un véritable principe général du droit, au sens large. Or, c’est cette dimension
que requièrent, pour leur consécration véritable, la généralité, la permanence et la transcendance des
principes généraux du droit et qui en définit le contenu.
B. LA NOTION DE PRINCIPES GENERAUX
Les principes généraux sont des règles de droit objectif, non de droit naturel ou idéal, exprimées ou non
dans les textes, mais appliquées par la jurisprudence et doter d’un caractère suffisant de généralité.
Autrement dit, ils supposent un énoncé normatif, quelle qu’en soit l’origine, une effectivité qui en fasse
des sources de droits et d’obligations, des sanctions « en termes de licéité et de responsabilité et une
place élevée dans la hiérarchie des normes ».
N’étant pas nécessairement énoncés expressément par des règles de droit positif, ils sont moins rigides
et moins précis que les prescriptions de textes formels. Formulés au moins par le juge, ils comportent
une autorité, une rigueur et une applicabilité que n’aurait pas, sans cela, la volonté diffuse du législateur
qu’ils expriment et concrétisent/. Cependant, parmi toutes les règles que la jurisprudence applique
« sans texte », toutes ne sont pas des principes généraux du droit. Beaucoup ne sont que des solutions
formulées par le juge pour pallier les silences ou les obscurités et contradictions de la loi. Ces solutions
ne sont pas assez « fondamentales » pour s’imposer au pouvoir réglementaire et, moins encore, pour
prétendre à une quelconque valeur constitutionnelle. Dans le doute, seule la lecture des arrêts permet
de dire si tel principe est considéré ou non comme un principe général du droit.
Dans le vocabulaire philosophique, on appelle principes « l’ensemble des propositions directrices
auxquelles tout le développement ultérieur est subordonné ». Bien que cela semble un pléonasme, c’est
la généralité des principes généraux du droit qui marque le mieux leur définition et les distingue des
simples règles de droit. « Il existe entre un principe et une règle juridique, non seulement une inégalité
d’importance, mais une différence de nature ». Certes toute règle juridique est, par définition générale ;
mais la généralité de la règle de juridique ne s’étend pas dans le même sens que celle d’un principe.
Une règle est générale, car elle est « établie pour un nombre indéterminé d’actes ou de faits ». Cela ne
l’empêche pas d’être, d’un autre point de vue, spéciale n ne régissant que « tels actes ou tels faits »
correspondant à son objet. Un principe, au contraire, est général « en ce qu’il comporte une série
indéfinie d’applications ». Ainsi J. Boulanger a donné deux exemples de cette différence. L’article 725
du Code civil a contrario, admettant l’enfant simplement conçu à bénéficier d’une succession, n’édicte
qu’une règle concernant ma dévolution successorale. Le vieux principe du Digeste selon lequel l’enfant
simplement conçu est considéré comme né quand il y va de son intérêt régit, en revanche, toutes les
questions, connues ou non, relatives au commencement de la personnalité. De même, l’ancien article
2277 du Code civil énonçant de courtes prescriptions ne posait que des règles. La possibilité
d’extinction de toutes les créances par prescription correspond en revanche à un principe général. Il

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apparaît alors que « les principes règnent sur le droit positif ». Ainsi, les règles juridiques n’es sont que
des applications ou des exceptions. Ainsi, les principes généraux débordent les limites des différentes
branches du droit. Le principe de l’égalité de tous devant la loi et les charges publiques, celui de
l’enrichissement sans cause, celui du contradictoire… intéressent aussi bien le droit public que le droit
privé. Sans aller jusqu’à affirmer qu’il existe un corps unique de principes non écrits qui commandent à
la fois toutes les matières, on peut dire que c’est au niveau des principes généraux du droit que les
différentes matières de l’ordre juridique et les divers systèmes juridiques trouvent leur unité. Ces
principes généraux sont dès lors les principes fédérateurs du droit.
Ce qui caractérise enfin les principes généraux du droit, c’est leur application par la jurisprudence. Plus
exactement, la jurisprudence, sans les créer de toutes pièces, les « extraits de la loi ou de la coutume,
avec l’aide de la doctrine ». Ils sont en « suspension » dans l’esprit du droit et le juge les y identifie. Il
est rare en effet, que le législateur proclame de grands principes, si ce n’est, comme dans la
Déclaration des droits de l’Homme, à l’occasion de grands changements politiques et sociaux. Il se
soucie davantage de faire « œuvre concrète » en édictant des règles juridiques en prise directe sur le
réel et immédiatement applicables. Un législateur éclairé doit même s’abstenir d’enluminer la loi de
déclarations de principes qui diffusent les imprécisions philosophiques dans le domaine de la précision
technique et distillent l’incertitude lorsqu’il faut rechercher la sécurité juridique. Le législateur
napoléonien a su distraire du Code civil tout discours préliminaire. C’est dont à l’interprète qu’il revient
de dégager les principes dont procèdent les règles juridiques et d’inspirer leur compréhension, leur
application et leur évolution. Mais si les principes généraux sont les règles qui inspirent le droit objectif,
il faut apprécier leur portée pour en mesurer l’importance.

PARAGRAPHE II : LA PORTEE DES PRINCIPES GENERAUX

Depuis que la Constitution de 1958 a institué en France le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat ne
maîtrise plus seul la théorie des principes généraux du droit. Cette théorie est en effet utilisée
maintenant aussi bien pour le contrôle de la constitutionnalité des lois que pour celui de la légalité des
actes administratifs. Il faut dès lors s’interroger sur la distinction des principes généraux, des principes
et règles à valeur constitutionnelle e des principes fondamentaux du droit (A) avant de déterminer leur
valeur dans l’échelle des normes (B).
A. PRINCIPES GENERAUX ET PRINCIPES FONDAMENTAUX DU DROIT
Jusqu’à ce que fût institué en France, par la Constitution de 1958, le Conseil constitutionnel, savoir si
les principes généraux du droit ou certains d’entre eux avaient valeur constitutionnelle avait moins
d’intérêt, bien que la Constitution de 1946 ait déjà consacré des « principes fondamentaux reconnus par
les lois de la République » et que le Conseil d’Etat ait déjà qualifié ainsi la liberté d’association. La loi,
fût-elle contraire à la Constitution, ne pouvait être remise en cause, faute de système de contrôle a
posteriori de sa constitutionnalité. Tel n’est plus le cas depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet
208 par laquelle a été ajouté à la Constitution un nouvel article 61-1 et la loi organique n°2009-1523 du
10 décembre 2009 qui a institué la « Question prioritaire de constitutionnalité » (QPC), applicable
depuis le 1er mars 2010. L’article 61-1 de la constitution dispose que « lorsque, à l’occasion d’une
instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux
droits et libertés que la Constitutions garantit, le Conseil constitutionnel peut-être saisi de cette question

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sur renvoi du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ». Il
s’agit d’une nouvelle voie de droit destinée à « permettre aux citoyens de se réapproprier leur
Constitution », mais qui, sous prétexte de renforcer leur sécurité juridique, risque de fragiliser celle du
corpus normatif. Cela a déjà suscité un énorme engouement et beaucoup de jurisprudence.
L’intervention de la Constitution de 1958, en créant un pouvoir réglementaire autonome dans le
domaine non réservé à la loi, a posé le problème de savoir si la validité des règlements autonomes était
subordonnée au respect des principes généraux du droit. Le Conseil d’Etat a décidé que le pouvoir
réglementaire autonome était tenu au respect des principes généraux du droit qui, résultant notamment
du préambule de la Constitution, s’imposent à toute autorité réglementaire, « même en l’absence de
dispositions législatives ». On avait alors soutenu qu’il existait deux catégories de principes généraux,
les uns, les plus importants correspondant à des règles de fond, issus de la Déclaration de 1789 et du
Préambule de 1946, ayant valeur constitutionnelle, et les autres, ne tendant qu’à pallier les
insuffisances de l’appareil législatif et réglementai et n’ayant qu’une valeur législative ou infra-
législative.
Le Conseil constitutionnel, quant à lui, a admis ensuite que « les principes fondamentaux reconnus par
les lois de la République et solennellement réaffirmés par le Préambule de la Constitution » ont valeur
constitutionnelle, de sorte que la loi qui y déroge peut être déclarée inconstitutionnelle. Comme aux
Etats-Unis, en 1803, l’arrêt Marbury v. Madison avait consacré le pouvoir de contrôle du juge sur la
constitutionnalité de la loi, le Conseil constitutionnel français se reconnaît le droit de censurer le
législateur au nom des « principes fondamentaux ». Ainsi, certains principes généraux changent à la
fois de nature et de valeur car leur force ne procède plus du pouvoir normatif du juge ou de la coutume
mais de la Constitution et l'emporte sur l’autorité du législateur.
On a alors souligné le danger, « sinon du gouvernement des juges, du moins de conflits entre le
Parlement et ses censeurs ». On a craint aussi que le texte du préambule de 1946, « compromis
politique chargé d’équivoques » qui « n’a pas été élaboré pour fournir une assise au contrôle de la loi »,
s’impose par la volonté du juge à « ceux qui expriment la volonté de la nation », sous l’apparence d’une
norme constitutionnelle : la France n’a pas, comme l’Allemagne ou l’Italie, de formulation précise de ses
libertés fondamentales en tête de sa Constitution. On avait aussi dénoncé, avant que ne fût consacré le
contrôle de la constitutionnalité des lois au nom des principes fondamentaux, une certaine confusion
dans la jurisprudence du Conseil d’Etat entre la portée d’une règle qu’il lui appartient d’apprécier et son
rang dont l’appréciation lui échappait puisqu’il était soumis à la loi quelle qu’elle fût.
Il paraît cependant difficile maintenant, devant la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de contester
qu’il existe bien deux, voire trois catégories de principes généraux dont les uns à valeur
constitutionnelle ou même à caractère fondamental s’imposant au législateur lui-même et, a fortiori, au
pouvoir réglementaire, tandis que les autres, principes généraux simples si l’on veut, ne s’imposent
qu’au pouvoir réglementaire, mais non au législateur. Il faut alors admettre que tout principe
fondamental est, à plus forte raison, en même temps un principe général, mais qu’inversement, tout
principe général n’est pas pour autant un principe fondamental. Cette analyse permet de déterminer la
place des principes généraux dans l’échelle des normes.

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B. LA VALEUR DES PRINCIPES GENERAUX DANS L’ECHELLE DES NORMES
Par sa décision 71-44 DC du 16 juillet 1971, le Conseil constitutionnel a lui-même reconnu l’existence
de « principes fondamentaux reconnus par les loi de la République », telle que la liberté d’association,
dont le nombre est très limité et qui ne doivent pas être confondus avec les autres « principes et règles
à valeur constitutionnelle » qui semblent correspondre à la Constitution dans sa globalité, c’est-à-dire à
ce qu’on appelle « le bloc de constitutionnalité ». Ce sont des principes issus de la législation
républicaine antérieure à l’entrée en vigueur du Préambule de la Constitution de 1946 (24 octobre
1946), au cours d’une « période républicaine » et auxquels aucune loi n’a jamais fait exception. Ce sont
ainsi des principes considérés comme suffisamment fondamentaux et dotés d’une constance absolue,
voire d’une ancienneté suffisante, pour avoir valeur constitutionnelle, bien qu’ils ne résultent pas
expressément de la Constitution. Les principes fondamentaux doivent être dégagés par le juge
constitutionnel, en principe. Mais il n’est pas exclu qu’ils puissent l’être légalement par le juge ordinaire,
administratif ou judiciaire, même si rien ne peut alors contraindre le Conseil constitutionnel à en
mesurer le respect.
Les discussions doctrinales relatives aux principes généraux du droit et aux principes dits
fondamentaux procèdent peut-être d’une confusion entre leur valeur juridique et leur fonction. Devant le
Conseil constitutionnel, il s’agit d’apprécier la constitutionnalité des lois selon leur conformité aux
normes constitutionnelles. Cette haute juridiction ne peut donc se référer qu’à ceux des principes
généraux qui ont valeur constitutionnelle et doit en distinguer les autres. En revanche, pour le juge
administratif, la distinction entre les deux catégories de principes généraux est secondaire : il ne s’agit
pour lui que d’apprécier la légalité des actes réglementaires et non la validité de la loi qui s’impose à lui.
Tandis que les principes fondamentaux ont pour fonction de mesurer la constitutionnalité de la loi, les
principes généraux ont pour rôle de mesurer la légalité des dispositions réglementaires, tout le monde
admettant aujourd’hui que les prescriptions réglementaires, qu’il s’agisse ou non de règlements
autonome de l’article 37 de la Constitution, sont soumises à l’ensemble des principes généraux du droit
et, a fortiori, des principes et règles à valeur constitutionnelle et des principes fondamentaux.
On peut admettre dès lors que les décisions du Conseil d’Etat ont une valeur « infra-législative et supra-
décrétale ». Celles du Conseil constitutionnel ont, quant à elles, « valeur supra-législative et infra-
constitutionnelle ». Cette insertion de la jurisprudence au sein de la hiérarchie des textes est
contestable si l’on s’en tient à la hiérarchie formelle traditionnelle. Elle est exacte si l’on admet l’idée de
hiérarchie matérielle. Elle a du moins le mérite de montrer que les principes généraux du droit ont
valeur législative et qu’ils se situent, dans l’échelle des normes, au-dessus des actes administratifs du
degré le plus élevé. Ainsi, ils s’imposent au pouvoir réglementaire, sauf s’ils n’ont qu’une valeur
supplétive alors que la loi peut y déroger. Mais à l’égard du contrôle de la constitutionnalité des lois par
le Conseil constitutionnel, ceux de ces principes généraux qui, procédant de la Constitution ou « des
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », sont en même temps de véritables
dispositions constitutionnelles, ont, comme telles, une valeur supérieure à celle de la loi.
Pour que l’intégration, à leur niveau dans la hiérarchie des normes, des principes fondamentaux à
valeur constitutionnelle soit parfaite et réellement effective, il faudrait cependant que le juge judiciaire et
le juge administratif ou le tribunal des conflits, en France, se soumettent à la jurisprudence

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constitutionnelle et en appliquent les décisions. Or, en dépit d’une évolution en ce sens, tel ne semble
pas être toujours le cas pour l’instant…
L’autorité ainsi reconnue aux principes généraux du droit conduit à s’interroger sur leur importance
parmi les multiples règles du droit objectif.

SECTION II : L’IMPORTANCE DES PRINCIPES GENERAUX DANS LA MULTIPLICITE DES


NORMES
Il s’agit ici de nouveau de confronter les principes et les simples règles juridiques, celles-ci n’étant que
des applications ou des exceptions de ceux-là. On constate alors que les principes ont un rôle essentiel
(Paragraphe I) dans toute construction juridique. Mais leur présence dans les diverses branches du
droit et leur diversité conduisent aussi à en apprécier l’importance quantitative (Paragraphe II).

PARAGRAPHE I : L’IMPORTANCE FONCTIONNELLE DES PRINCIPES GENERAUX


L’importance fonctionnelle des principes généraux du droit est liée à l’autorité qui leur est reconnue et
grâce à laquelle ils s’imposent au juge, au pouvoir réglementaire, voire même souvent au législateur.
Outre leurs éventuelles finalités morales et philosophiques, les principes généraux revêtent au sein de
l’ordre juridique une double fonction fondamentale (A) et technique (B).
A. LA FONCTION FONDAMENTALE DES PRINCIPES GENERAUX
Les principes généraux constituent la base de toute construction juridique. Les règles de droit ne
peuvent être édictées et évoluer qu’en fonction des principes généraux auxquels elles doivent se
conformer ou, parfois, peuvent déroger.
La soumission des autorités administratives aux principes généraux du droit et la multiplication des
principes consacrés par le Conseil d’Etat a pour effet d’enrichir le contenu de la légalité et de réduire
d’autant le pouvoir discrétionnaire et l’administration. En droit privé aussi, la consécration des principes
généraux par la jurisprudence (qu’elle soit expresse, comme en matière d’enrichissement sans cause
ou de fiançailles, ou plus diffuse comme jadis pour condamner les clauses d’inaliénabilité perpétuelle)
en fait une source de droit. Leur force obligatoire se rattache à celle de la loi et la Cour de cassation en
assure le respect comme celui de la loi. Elle censure ainsi les décisions ne respectant pas les maximes
ou les adages qui expriment les principes généraux. On sait surtout que, lorsqu’il existe un contrôle de
la constitutionnalité des lois, le législateur lui-même est tenu au respect des principes fondamentaux.
Il faut même admettre, semble-t-il, qu’il existe, au-delà des Constitutions, des principes fondamentaux
qui doivent primer les dispositions constitutionnelles.
Une décision du tribunal constitutionnel de Bavière avait admis, en 1950, qu’il y a « des dispositions
constitutionnelles qui expriment d’une façon si élémentaire et si intense un droit préexistant à la
Constitution qu’elle lie le législateur constituant lui-même, et qu’elles entrainent la nullité d’autres
dispositions constitutionnelles qui ne sont pas du même degré hiérarchique et qui leur sont contraires ».
La Cour suprême des Etats-Unis par une interprétation extensive de la clause constitutionnelle de « due
process of law », a également été conduite apprécier la constitutionnalité des lois par rapport aux
principes supraconstitutionnels du « droit naturel » au sens des principes fondamentaux de liberté et de
justice qui constituent la base des institutions de la vie privé et politique des américains. L’autorité de
certains principes fondamentaux consacrés et protégés par des conventions internationales, comme la

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Convention européenne des droits de l’Homme ou les Traités des Communautés européennes, leur
donne aussi un caractère supranational que, sous réserve de certaines marges d’indétermination, les
constituants des pays signataires ne devraient pas eux-mêmes méconnaître. La Cour de Justice des
Communautés Européennes admet clairement que le droit communautaire a un effet supérieur aux
Constitutions nationales. De plus, le principe « pacta sunt servanda » auquel le Conseil constitutionnel
reconnaît une valeur constitutionnelle implique que les traités ratifiés l’emportent sur toute norme de
droit interne et la Constitution de 1958 consacre la supériorité du traité sur la loi.
Ainsi, les principes généraux, au sens large constituent l’armature de la pensée juridique et jouent un
rôle important dans l’interprétation de la loi. Le juge s’y réfère pour déterminer le sens des textes
obscurs ou ambigus. Si la règle s’analyse en une dérogation au principe, il doit en donner une
interprétation stricte. Mais l’incidence des principes généraux est encore plus grande lorsqu’il s’agit de
combler une lacune manifeste du droit. L’article 4 du Code civil impose au juge de juger sous peine de
déni de justice, les situations juridiques qui lui sont soumises. En cas de silence ou d’insuffisance de la
loi, c’est à la lumière des principes généraux qu’il découvre la solution. Mais, une fois consacrée et
appliquée par la jurisprudence, souvent aiguillonnée par la doctrine, les principes généraux et les
solutions établies servent de support à d’autres constructions juridiques et participent à la création de
nouvelles règles de droit, donc à l »évolution du système juridique.
Les principes généraux du droit apparaissent ainsi comme l’un des meilleurs ferments de l’évolution du
droit. Gény avait parfaitement décrit le processus de cette constante régénération : on saisit un texte ou
un ensemble de textes ; on en extrait un principe ; on déduit de ce principe de nouvelles applications
concrètes ; on consacre ces solutions dans de nouvelles règles de droit… c’est là que s’exprime, le
mieux, le rejet de la rigidité formelle des exégètes et que se justifie le plus la fameuse « libre recherche
scientifique ».
La liberté de cette recherche est cependant plus relative que Gény ne l’a pensé. L’évolution du droit a
aussi ses lois, et ces lois de l’évolution juridique dirigent les efforts novateurs des juristes les plus
audacieux. Il est, certes, de grandes révolutions politiques, économiques et sociales qui suscitent des
principes nouveaux et atteignent des principes traditionnels. Ainsi, les principes politiques, économiques
et moraux peuvent être bousculés ; mais les principes techniques assurent alors néanmoins une
certaine continuité de l’ordre juridique. Plus généralement, à long terme, on constate une simple
évolution dans l’équilibre des divers principes juridiques, tandis que les règles de droit subissent des
changements plus profonds. En effet, alors que la disposition ou la modification d’une simple règle n’a
le plus souvent qu’un « caractère épisodique, l’élimination ou le bouleversement d’un principe « risque
de causer un trouble profond dans l’ordonnancement juridique, parce que le sort de nombreuses règles
juridiques est en jeu ». Dès lors, les vrais principes généraux, ceux qui ne sont pas seulement l’élément
fédérateur d’une institution particulière, mais qui touchent au fond même du système juridique, ont-ils
une grande longévité et, servant à interpréter les lois nouvelles qui sont ainsi intégrées et adaptées à
l’ordre juridique, constituent un facteur de stabilité du droit, tout en en permettant l’évolution. Il existe
aussi des effets réflexes des lois nouvelles sur les principes. De nouvelles dispositions peuvent infléchir
certains principes et en susciter de nouveau. Il est rare cependant qu’une situation juridique soit
entièrement dominée par un seul principe. La vie juridique est toujours soumise à l’influence conjuguée
de plusieurs principes différents qui ont, les uns par rapport aux autres, des rôles techniques
déterminants pour la solution juridique qui doit en résulter.

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B. LA FONCTION TECHNIQUE DES PRINCIPES GENERAUX
La conjugaison des principes généraux différents au sein d’une situation ou d’une matière juridique
donnée s’opère en fonction du rôle technique respectif de ces principes les uns par rapport aux autres.
Il est certes difficile de saisir le jeu subtil des interactions entre les divers principes généraux et toute
systématisation est ainsi dangereuse et aléatoire. On peut néanmoins constater qu’en toute matière se
rencontrent simultanément des principes qui commandent la règle ou la solution juridique et des
principes destinés à corriger les excès ou les anomalies des solutions légales.
Ainsi, les principes généraux peuvent être selon les cas, des principes directeurs ou des principes
correcteurs.
Certains principes sont en eux-mêmes des principes directeurs parce que l’ordre social en dépend :
ainsi le principe que « nul n’est censé ignorer la loi », celui de l’autorité de la chose jugée, le principe
d’égalité devant la loi et devant les charges publiques, les libertés fondamentales, le principe de non-
rétroactivité de la loi, le principe de légalité des délits et des peines… sont incontestablement des
poutres maîtresses de tout l’édifice juridique.
D’autres principes sont par nature des principes correcteurs de solutions légales qui, sans eux,
pourraient s’avérer injustes ou inadaptées. Ainsi, le principe « fraus omnia corrumpit » selon lequel la
fraude fait exception à toutes les règles ou le principe, dit « nemo auditur… », selon lequel nul ne peut
faire état de sa propre turpitude, plus généralement le principe de bonne foi, sont incontestablement de
cette nature.
Mais de très nombreux principes sont alternativement des principes directeurs ou des principes
correcteurs selon les situations dans lesquelles ils sont invoqués et les autres principes avec lesquels
ils sont confrontés : ils n’ont alors qu’un rôle directeur ou correcteur relatif. Le principe énoncé dans
l’article 6 du Code civil selon lequel « on ne peut déroger par des conventions particulières aux lois qui
intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs » est un principe directeur en ce sens qu’il traduit les
exigences de l’ordre social et la supériorité de celui-ci sur les volontés individuelles et les intérêts
particuliers. C’est aussi un principe correcteur, car il constitue une atténuation au principe de
l’autonomie de la volonté. La loi civile n’a pas en principe d’effet rétroactif sauf lorsque l’ordre public est
en jeu : la supériorité de l’ordre public sue les droits individuels permet ainsi d’apporter un correctif au
principe de non –rétroactivité de la loi.
Il arrive que le droit positif qualifie lui-même les principes qu’il consacre. Ainsi le Code de procédure
civile énonce les « principes directeurs du procès » ; la Constitution consacre dans son préambule « les
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». Mais, le plus souvent, c’est à
l’interprète qu’il incombe de détecter la nature respective des principes en cause.
Les critères de qualifications des principes ne sont nulle part définis. Leur détermination est difficile. On
peut d’abord admettre qu’il existe entre les divers principes généraux du droit une hiérarchie de valeur.
Ainsi tout ce qui touche à l’ordre social prévaut sur les intérêts particuliers. Cela explique qu’entre
l’ordre public et la non-rétroactivité de la loi, l’autonomie de la volonté ou la propriété individuelle…, ce
soient les exigences de l’ordre public qui l’emportent. De même, les libertés fondamentales prévalent
normalement sur toute considération. Ainsi, la non-rétroactivité de la loi pénale ne peut, au nom des
libertés individuelles et de sa valeur constitutionnelle, subir de dérogation.

46 | Théorie générale du droit 2020/2021


Il semble, par ailleurs, qu’entre les principes généraux, le postulat selon lequel les règles spéciales
dérogent aux règles générales permette de régler les inférences. Ainsi, les principes limités à certaines
matières spéciales s’appliqueraient de préférence aux principes généraux dont le domaine est plus
vaste. Dans leur domaine, les principes des obligations de résultat font exception à la règle « actori
incumbit probatio » de l’article 1315 du Code civil ; de même, mes principes de la transmission des
droits et obligations aux ayants cause des parties font exception au principe de l’effet relatif des
contrats. La conjugaison des principes généraux entre eux dépend donc, en partie, de leur degré
respectif de spécialité et de généralité. Mais tout raisonnement purement formel est ici à exclure. Les
méthodes qui viennent d’être exposées ne sont qu’indicatives et une place importante doit être réservée
aux choix d’opportunité.
On remarquera cependant que de la multiplication des exceptions aux principes établis résultent de
nouveau principes ou la modification des principes classiques, voire leur disparition. C’est ainsi que des
abus du libéralisme est né le dirigisme et que les excès qu’a permis la liberté ont sécrété la protection
de la vie privée, la protection du consommateur, celle des droits des victimes, le droit à l’emploi, me
droit à l’habitat…que l’on a progressivement érigés en principes généraux… Parallèlement, l’autonomie
de la volonté s’est émoussée au nom du développement tentaculaire de l’ordre public ; le
consensualisme est estompé par une renaissance du formalisme… De même, mes exigences de la
liberté individuelle progressent aux dépens de l’indisponibilité de l’état des personnes au fur et à mesure
que le législateur consacre le réalisme dans le droit de la famille plutôt que la stabilité et l’unicité de la
cellule familiale traditionnelle. La multiplication et l’évolution des principes généraux du droit incitent
alors à rechercher leur importance quantitative, et non plus seulement qualitative, dans le droit positif.

SECTION II : L’IMPORTANCE MATERIELLE DES PRINCIPES GENERAUX

Toute appréciation de l’importance matérielle des principes généraux comporte une part d’arbitraire. Il
est difficile de distinguer les principes généraux de simples règles de droit, de propositions purement
techniques, de divers instruments matériels du droit : la règle « actori incumbit probatio » est-elle un
principe général ou une règle technique ? Le formalisme peut-il constituer un véritable principe général
ou n’est-il jamais qu’un instrument ? Même si l’on parvenait à bien circonscrire les principes généraux,
en application des critères retenus ci-dessus, on ne saurait en dresser une liste exhaustive ou définitive
car la matière est en constante évolution. On peut néanmoins en constater la diversité (A) et tenter de
les classer (B).
A. DIVERSITE DES PRINCIPES GENERAUX
Les principes généraux sont très hétérogènes quant à la forme et quant au fond. Certains prennent la
forme de maximes, souvent de locutions latines ? Certains adages ont été expressément transcrits
dans les textes. L’article 2276 du Code civil énonce ainsi « qu’en fait de meubles, possession vaut
titre ». Certains principes sont exprimés dans les textes ; d’autres sont formellement consacrés par la
jurisprudence ; d’autres enfin sont implicites, mais reconnus. Quant au fond, certains principes
généraux paraissent empruntés à la morale, à l’équité ou au droit naturel : le principe de bonne foi,
l’adage « fraus omnia corrumpit » sont, à l’évidence, d’inspiration morale. D’autres principes généraux,
tels que le principe « nul n’est censé ignoré la loi » ou les principes qui gouvernent la combinaison ou
l’interprétation des textes ou encore le droit de la preuve ont seulement une finalité technique et sont

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destinés à la cohésion de l’ordre juridique ou à l’application satisfaisante du droit. D’autres principes ont
une signification politique. Il en est ainsi des libertés individuelles, de la liberté d’entreprise, de celle de
la propriété… Ainsi, les principes généraux s’expliquent par des considérations variables. Certains sont
des principes traditionnels de la philosophie de 1789 : libertés individuelles, égalité des citoyens,
séparation des pouvoirs… D’autres, inhérents à l’ordre juridique, ont été puisés dans le droit privé ou la
procédure civile et étendus au droit public : non-rétroactivité des règles de droit, responsabilité et droit
à réparation des victimes d’un dommage, autorité de la chose jugée, principe du contradictoire. Il est
enfin des principes qui tiennent aux nécessités de la vie en société ou à la « logique interne des
institutions, comme celui de la continuité du service public, alors que d’autres se rattachent à une
certaine éthique comme le respect de l’intérêt général ou la règle « nemo auditur ».
Ainsi, les principes généraux ont une importance capitale dans toutes les matières juridiques. En droit
international public, les principes généraux sont consacrés en tant que tels. Le droit international privé a
souvent recours à des principes généraux comme le principe de « réciprocité ». En droit constitutionnel,
on a consacré les principes et règles à valeur constitutionnelle et les principes fondamentaux dont on
sait qu’ils s’imposent même au législateur. L’importance des principes généraux en droit administratif
est d’autant plus évidente que c’est au Conseil d’Etat que revient le mérite principal d’en avoir élaboré la
théorie. Cette haute juridiction a ainsi consacré, outre les diverses expressions des libertés individuelles
et collectives, du principe d’égalité ou de la sécurité des administrés, les principes régissant les services
publics et l’action administrative. Elle a aussi retenu des principes essentiels en droit pénal, en annulant
par exemple, dans l’arrêt Canal, l’institution en 1962 d’une cour militaire de justice en raison des
atteintes « aux principes généraux du droit pénal » que cela comportait. Elle a également proclamé ou
consolidé les principes directeurs du droit processuel, qu’il s’agisse des droits de la défense ou du
principe contradictoire, par exemple. Mais les juridictions judiciaires, la Cour de cassation spécialement,
ont également marqué l’importance des principes généraux en matière pénale et dans l’ensemble du
droit privé. C’est ainsi notamment qu’elle a récemment érigé en « principe » que « nul ne doit causer à
autrui un trouble anormal de voisinage ».
Dans le domaine pénal, qu’il s’agisse de la création ou de l’application du droit criminel, le respect des
principes généraux, parce qu’ils garantissent les droits et libertés essentiels de l’individu, est
particulièrement sensible. Bien que, selon René Rodière, « la catégorie des principes généraux n’existe
pas en droit privé », ce qui tient à un problème de définition, et bien que leur place y soit moins
apparente du fait de la densité de la législation, le droit civil, le droit commercial, la procédure civile…
reposent sur des principes essentiels ; les textes les expriment parfois ; doctrine et jurisprudence les
exhument souvent de l’amas des dispositions légales et réglementaires pour réunir en un ensemble
cohérent tous les apports législatifs d’inspiration diverse. On ne saurait souscrire à une approche trop
critique des principes du droit auxquels on a reproché parfois « d’ébrécher » et « d’éroder » le droit
écrit sous l’effet de sa force « subversive », sans pour autant insuffler dans le droit quelque harmonie
que ce soit. Qu’il s’agisse des principes « de type instrumental » ou des principes « de type normatif »,
indépendamment même de leur éventuelle censure législative, les principes généraux doivent avoir un
rôle fédérateur, puis fondateur, indispensable à la cohérence du système juridique.
Les principes généraux du droit civil se dispersent inévitablement dans d’autres matières plus
spécialisées, en droit du travail, par exemple, où le Conseil d’Etat et la Cour de cassation ont reconnu
l’existence de principes généraux. Ceux-ci sont, selon les cas, dérivés du droit commun de la propriété,

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de la liberté d’entreprise ou du contrat, ou tiennent à la spécialité du droit du travail, à son caractère
collectif et à ses méthodes de négociation, voire à l’ordre public et aux particularités du recours à la loi
et aux juridictions dans le domaine social. On pourrait encore poursuivre, notamment en droit fiscal ou
en droit européen, l’énumération des domaines d’élection des principes généraux dont l’importance se
constat partout, mais dont l’extrême diversité empêche un inventaire complet.
B. TENTATIVES DE CLASSEMENT DES PRINCIPES GENERAUX
Toute tentative de classement suppose un critère satisfaisant de distinction. Différentes bases de
classifications peuvent être avancées. On en suggèrera trois, respectivement fondées sur un critère
d’autorité, sur l’inspiration et sur la fonction des principes généraux.
La distinction des principes et règles à valeur constitutionnelle, des principes fondamentaux reconnus
par les lois de la République et des autres principes généraux à l’incontestable mérite de s’appuyer sur
la différence des sources dont ils procèdent et de correspondre à deux sortes de principes ayant une
portée différente, les uns s’imposant au législateur lui-même tandis que les autres ne s’imposent qu’au
pouvoir réglementaire et au juge. Cette classification est retenue par une partie de la doctrine qui
distingue même, parmi les principes généraux simples, ceux qui n’ont qu’une valeur supplétive, ne
s’appliquent qu’à défaut de textes contraires et auxquels les règlements peuvent déroger de ceux qui
s’imposent à l’Administration mais auxquels la loi peut déroger.
Par référence à leur inspiration, on également proposé de distingué en droit administratif français deux
grandes catégories de principes, les uns se rattachant à la philosophie politique et les autres se bornant
à poser des règles techniques. Les principes de philosophie politique seraient alors ceux qui se réfèrent
à la tradition libérale (principe d’égalité et libertés individuelles et collectives), à la logique des
institutions et de la vie sociale et aux droits sociaux fondamentaux. Les principes de technique juridique
seraient ceux qi régissent l’action administrative et l’activité des juridictions. Cette distinction paraît
transposable à l’ensemble du droit positif : les principes de l’autonomie de la volonté, de l’indisponibilité
de l’état ou encore de la propriété individuelle… seraient des principes de philosophie politique tandis
que le principe de la dérogation des textes spéciaux aux textes généraux et celui du contradictoire
seraient que des principes de technique juridique. Cette classification, si elle présente un incontestable
intérêt intellectuel, a cependant l’inconvénient majeur d’être trop flou et de ne pas avoir en pratique de
conséquences réelles.
On peut dès lors lui préférer la distinction déjà exposée des principes directeurs et des principes
correcteurs qui, si elle n’est pas non plus absolue et si elle peut paraître à certains égards incertaine, a
néanmoins l’intérêt de mettre en lumière le rôle des principes généraux dans l’ordonnancement
juridique et peut utilement compléter le classement des principes selon leur portée.
Mais quel que soit le mode de classement adopté, les principes généraux du droit sont le reflet de
l’inspiration permanente et universelle du droit qui, même si elle se résume à quelques grandes idées,
n’est pas contestable. Ces fondements du droit sécrètent cependant des systèmes juridiques variables
en fonction des exigences de leur environnement.

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CHAPITRE III : LE JUGE ET LE PROCES

S’agissant de définir la règle de droit par opposition aux autres règles sociales non juridiques, Jean
Carbonnier retient en dernière analyse « qu’est juridique ce qui est propre à provoquer un jugement, ce
qui est susceptible de procès, justiciable de cette activité très particulière d’un tiers personnage que l’on
appelle arbitre ou juge ».
Mais l’acte juridictionnel suppose un contrôle préalable de la situation de fait et de droit qui le justifie.
Sans méconnaître l’importance de l’arbitrage privé, c’est le pouvoir judiciaire qui est investi de la
fonction de juger, autrement dit d’assurer la répression des violations du droit et de trancher, sur la base
du droit, avec force de vérité légale, les contestations qui s’élèvent à propos de l’existence ou de
l’application des règles juridiques.
L’action en justice est le pouvoir reconnu aux personnes juridiques de s’adresser à la justice pour
obtenir le respect de leurs droits et de leurs intérêts légitimes. Il est maintenant acquis que l’action ne se
confond pas, comme on l’a soutenu jadis, avec le droit subjectif qu’elle tend à protéger, car cette action
et ce droit ne vont pas nécessairement de pair. Mais le contentieux n’a pas toujours pour objet d’assurer
la protection des droits individuels des particuliers. A côté de ce contentieux subjectif, il existe un
contentieux objectif qui n’a pour but que d’assurer le respect de la légalité abstraite pour sanctionner
pénalement des infractions, faire annuler un acte administratif illégal ou obtenir la défense des intérêts
collectifs des personnes morales… Il est alors difficile d’analyser l’action en justice en un droit subjectif
autonome et préférable de la qualifier de pouvoir légal reconnu à toutes les personnes physique ou
morales, publiques ou privées, françaises ou étrangères, de s’adresser à une juridiction pour obtenir le
respect de ses droits ou de ses intérêts légitimes ou la réparation de leur violation. L’article 30 du Code
de procédure civile définit l’action comme « le droit, pour l’auteur d’une prétention, d’être entendu sur le
fond de celle-ci afin que le juge la dise bien ou mal fondée » et « pour l’adversaire… de discuter le
bien-fondé de cette prétention ».
L’action en justice a dès lors pour but de provoquer une décision de justice. Mais il faut observer que le
demandeur n’a pas nécessairement d’adversaire : le juge peut être saisi « en l’absence de litige »
d’une « demande dont la loi exige… qu’elle soit soumise à son contrôle » (C. pr. Civ. art. 25 et s.), pour
une adoption, par exemple. Dès lors la décision de justice peut intervenir en matière non seulement
contentieuse, mais aussi gracieuse, la question étant alors de savoir si elle a ou non un caractère
juridictionnel. En tout état de cause, l’action est le moyen de s’adresser au juge (Section I) pour obtenir
une décision de justice à l’issue d’un procès (Section 2).
Mais la sécurité et la qualité de la décision de justice dépendent des garanties données au justiciable ;
tant en ce qui concerne ses juges que quant au déroulement de son procès. Indépendamment des
règles techniques qui régissent l’organisation judiciaire ou les diverses procédures et qui sont hors de
propos, ici, il convient de dégager les grands principes dont procèdent ces garanties.

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SECTION I : LE JUGE
Le juge, au sens générique, désigne ici tous les organes qui exercent la fonction judiciaire. Mais la
justice s’appréhende globalement à deux niveaux : au niveau constitutionnel, elle désigne un pouvoir
ou, du moins, une « autorité » ; au niveau administratif, elle désigne une organisation. Les principes qui
déterminent le rôle du juge (Paragraphe I) et l’organisation judiciaire (Paragraphe II) président à
l’exercice de l’une des fonctions essentielles de l’Etat, car la justice est l’un des éléments qui constituent
la souveraineté.

PARAGRAPHE I : LE ROLE DU JUGE


La justice étant un droit régalien, elle procède, en France, d’un monopole de l’Etat depuis l’abolition des
juridictions seigneuriales par la Révolution. Mais, dans d’autres pays, à structure fédérale, il existe
concurremment des juridictions d’Etat et des juridictions fédérales. Les rapports entre les unes et les
autres sont variés8.
Rendre la justice suppose deux pouvoirs issus de l’autorité de l’Etat : le pouvoir de dire le droit et de
mettre fin dès lors à une contestation (juridictio) et le pouvoir de commandement (imperium), consistant
en des injonctions destinées à l’exécution des décisions. Cette double fonction met en cause la
définition et le domaine de « l’acte juridictionnel » car il est des autorités administratives qui disent le
droit et des juridictions qui font des actes d’administration alors que certaines garanties, liées à l’idée de
contestation, ne s’y imposent pas. L’incertitude de la notion d’acte juridictionnel, en dépit des
importantes conséquences qui s’y attachent, imposera de s’y arrêter (B) après avoir défini la mission du
juge (A).
A. LA MISSION DU JGE
La mission du juge, tributaire de considérations historiques et idéologiques, n’est pas la même dans
tous les systèmes juridiques. Le droit anglais reste, en dépit du développement contemporain de la loi
et du règlement, un droit jurisprudentiel (Case law). Le juge anglais a pour rôle de se prononcer sur une
espèce concrète en tenant compte des « précédents » et, peut-être, de découvrir ainsi la « legal rule »
nouvelle qui sera appliquée à l’espèce. Ainsi, la « Common law » a été créée par les Cours royales de
Westminster. Les décisions rendues par les Cours supérieures, c’est-à-dire par la « Supreme court of
judicature » et la « Chambre des Lords » y ont valeur de précédents obligatoires : les juridictions
inférieures doivent s’y tenir et respecter les règles posées par les juges (Stare decisis). Ainsi,
contrairement aux droits romano-germaniques, les principes du droit ne résultent pas, en droit anglais,
d’un corps de règles préétabli, mais de la jurisprudence dont le rôle est de dégager des règles de droit

8
Dans certains cas, les juridictions fédérales ne se trouvent qu’au sommet de la hiérarchie. Dans d’autres, comme
aux Etats-Unis, si le principe est celui de la compétence des juridictions d’Etats qui jugent environ 95 % des
affaires, les juridictions fédérales sont parfois compétentes dès la première instance, en raison de la nature du
litige ou de la personne des plaideurs, lorsque la Constitution ou une loi du Congrès leur attribue cette
compétence.
En droit français, seuls les cours et tribunaux institués par l’Etat ont le pouvoir de rendre des décisions ayant
autorité de la chose jugée et force exécutoire. Si les parties peuvent convenir de soumettre leur différend à un ou
plusieurs arbitres, elles restent cependant soumises au contrôle de l’Etat car les sentences arbitrales n’acquièrent
force obligatoire que par « l’exequatur » d’un juge d’Etat et sont normalement susceptibles d’appel devant les
juridictions judiciaires.

51 | Théorie générale du droit 2020/2021


et non d’appliquer des principes préconstitués. Il en est de même en droit américain, encore que la
législation (Statute law) y ait une plus grande importance et que la structure fédérale des Etats-Unis
conduise à y diversifier et assouplir la règle du « Stare decisis », si bien que les revirements de
jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis et des cours suprêmes des différents Etats y
permettent une évolution plus grande et une uniformisation relative du droit. Dans le système
soviétique, où le droit était étroitement lié à la politique des dirigeants, la jurisprudence était, au
contraire, confinée dans un rôle strict d’interprétation de la loi à laquelle les juges étaient soumis (art.
112 Constitution soviétique) et qui constituait, en l’absence de tout organe de contrôle de sa
constitutionnalité, a règle suprême. Le rôle des tribunaux se limitait donc en URSS à appliquer des
textes, sans avoir o créer, à adapter ou à faire évoluer le droit.
La mission du juge, expression choisie délibérément ici, correspond donc à ce que le juge a la charge
de faire et qui peut varier selon les systèmes juridiques considérés. Plus largement, elle tient au rôle qui
lui est dévolu par les institutions d’un pays déterminé. Mais elle recouvre aussi les buts de l’action qui lui
est assignée et qu’il s’assigne lui-même, autrement dit les fonctions auxquelles il a vocation en tant que
juge, voire son statut au sein de la société. On peut alors, plus largement encore, évoquer « l’office du
juge », terme imprécis qui vise d’abord la fonction de juger et qui exprime à la fois un service rendu aux
justiciables et à la société et l’œuvre prétorienne que représentent les jugements rendus et la
jurisprudence qui en résulte, de même que la place qu’occupe le juge dans sa propre société au nom
de laquelle il rend la justice. A cet égard, il lui appartient, à la fois, d’interpréter les faits et le droit,
d’apaiser les conflits, de trancher les litiges et de légitimer, par son autorité, les solutions rendues. Il
assume aussi un rôle social, un rôle juridictionnel par rapport au droit et un rôle fonctionnel assorti
d’obligations spécifiques dans le déroulement et l’issue des procès. Or, l’office du juge, bien que conçu
de manière homogène dans la plupart des systèmes juridiques, est souvent perçu de manière très
variable selon les pays concernés.
Le droit français repose sur une conception intermédiaire. Les révolutionnaires de 1789, se souvenant
des résistances que la monarchie avait rencontrées auprès des parlements, se sont méfiés des
tribunaux et leur ont dénié le pouvoir de créer le droit. La séparation des pouvoirs est, sous l’influence
de Montesquieu, devenue le dogme du droit public français : elle implique la volonté générale alors que,
selon la loi des 16-24 août 1790, « les tribunaux ne peuvent prendre, directement ou indirectement,
aucune part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du
corps législatifs à peine de forfaiture ».
Si, donc, l’article 5 du Code civil défend « aux juges de prononcer par voie de disposition générale et
réglementaire sur les causes qui leur sont soumises » et, prohibant ainsi la résurgence des « arrêts de
règlement », limite l’autorité des jugements aux affaires sur lesquelles ils statuent, il n’est plus question
de réduire le rôle du juge à celui d’une « bouche par laquelle parle la loi », comme le préconisait
Montesquieu. La loi n’est plus tout le droit. Elle échappe, pendant sa vie, « à la domination de son
créateur » et, si elle guide le juge, elle pénètre dans le milieu juridique par le pouvoir judiciaire chargé
de l’appliquer, de la faire vivre.
On a souvent évoqué « le pouvoir de rajeunissement » qui appartient au pouvoir judiciaire et la
nécessité, fût-ce aux prix d’un revirement, « d’épargner aux justiciables les inconvénients d’un droit
vieilli ». On ne peut actuellement contester sérieusement à la jurisprudence, donc aux juges, un rôle
créateur de droit. Cependant, cette conception dynamique et saine de la mission du juge ne peut

52 | Théorie générale du droit 2020/2021


conduite à lui reconnaître le droit de faire de la justice un instrument de transformation de la société en
anticipant sur d’éventuelles réformes ou en favorisant certaines catégories de justiciable.
Au début du vingtième siècle, des magistrats s’étaient proposés par une interprétation des textes,
d’introduire une sorte de socialisme juridique. De nos jours, certains proclament que la fonction de juger
est un « acte politique ». Or ceci est un contresens, une dénaturation de nos institutions selon
lesquelles les choix essentiels de société relèvent uniquement des organes politiques élus,
responsables devant le suffrage universel et auxquels aucun corps, fût-ce le corps judiciaire, n’est en
droit de se substituer : ce serait contraire au principe de la séparation des pouvoirs, à la Déclaration des
droits de l’Homme de 1789 et au principe de « neutralité du juge » que consacre la Convention
européenne des droits de l’homme (art. 6.1).
Les devoirs du juge sont aussi importants que ses pouvoirs : le pouvoir de juger oblige le juge. Dans les
systèmes romano-germaniques, le juge a pour mission d’appliquer la loi. Il ne saurait impunément
l’ignorer, ni la méconnaître. Il ne saurait davantage faire prévaloir ses pulsions, ses sentiments ou ses
conceptions personnelles qui risquent d’être hasardeux ou arbitraires. Les justiciables doivent être
préservés de tout détournement de pouvoir à quoi ils s’exposent et ne s’exposent et ne sauraient être
livrés aux aléas des fantaisies de certains juges. Il s’agit là de la sécurité juridique élémentaire à
laquelle ils sont en droit de prétendre. Pour cela, il faut des juges sérieux, compétents et sereins, et non
des pseudo-justiciers, des prétendus devins ou des militants politiques.
La satisfaction de ces exigences est liée à des problèmes difficiles, tels que celui de formation et du
recrutement des magistrats ou celui de leur responsabilité. Il n’est guère concevable qu’ils soient
irresponsables, mais leur responsabilité ne doit pas miner leur autorité, ni paralyser leur action…
Assurer au mieux la qualité de tous les professionnels du droit est une impérieuse nécessité. Quoiqu’il
en soit, le droit doit encadrer l’administration de la justice : le système juridique pourrait être un système
de régulation sociale à peu près parfait, encore que cela peut paraître utopique, alors que la justice
comporte une part incompréhensible d’incertitude et d’imperfection, liée à d’inévitables carences
matérielles et humaines. La qualité de la justice dépend de la qualité de ses acteurs et de la qualité de
leur action. Aussi, faut-il que tant le procès lui-même que tous ses acteurs, les plaideurs comme le juge,
soient assujettis à des principes et des mécanismes clairs, appropriés et incontournables.
Ma séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, conçue de manière stricte, n’a guère survécu
aux utopies de la Constitution de 1791 ? L’autonomie du pouvoir judiciaire avait d’ailleurs été conçue,
sous la Révolution, comme un moyen d’en limiter les prérogatives et la Constitution de 1958, de
manière significative, utilise en son Titre VIII le vocable d’ « autorité judiciaire » et non plus celui de
« pouvoir » judiciaire.
Il reste que, pour assurer les libertés essentielles, le juge doit être indépendant, tant à l’égard des
parties que des pouvoirs publics. L’exercice de sa mission dépend des relations qu’il entretient non
seulement avec le pouvoir législatif, mais surtout avec le pouvoir exécutif. Son indépendance organique
et fonctionnelle est la condition principale est la condition de sa liberté de juger sans entraves.
La protection du juge à l’égard du pouvoir législatif suppose que celui-ci ne puisse imposer à des
procédures en cours de nouvelles règles légales ni modifier les effets de décisions antérieurement
rendues. Le principe de non-rétroactivité de la loi évite de tels empiètements préjudiciables à la
sécurité du plaideur, malgré quelques atténuations ou exceptions liées à l’adoption de lois

53 | Théorie générale du droit 2020/2021


interprétatives ou de validation. Face au pouvoir exécutif, l’indépendance du juge suppose qu’il soit à
l’abri de toute pression des pouvoirs publics. Selon la Convention européenne des droits de l’Homme,
« toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai
raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi… » (art. 6.1). L’obligation
d’impartialité des tribunaux constitue un principe fondamental qu’édictent l’article 14§1 du Pacte
international relatif aux droits civiques et politiques et l’article 6§1 de la Convention européenne des
droits de l’Homme. C’est aussi une condition du droit de chacun à un procès équitable que
reconnaissent l’article 14 du Pacte international et l’article 6 de la Convention européenne et qui
constitue, au-delà des garanties procédurales, un droit substantiel de la personne humaine. Or
l’indépendance et l’impartialité du juge sont, en grande partie, liées au statut du juge dans le système
juridique et dans la société.
En France, le juge professionnel étant un fonctionnaire, sous réserve de l’électivité des membres de
certaines juridictions professionnelles, c’est le statut de la magistrature qui doit assurer
« l’indépendance de l’autorité judiciaire » garantie par le président de la République, assisté par le
Conseil supérieur de la magistrature, aux termes de l’article 64 de la Constitution. Ce statut constitue
les magistrats en un corps spécial qui, sauf exceptions, est imperméable aux autres corps de la fonction
publique ; il organisme, sous l’égide d’organismes consultatifs indépendants, le déroulement de la
carrière des magistrats et, pour les magistrats de l’ordre judiciaire, consacre l’inamovibilité des
magistrats du siège qui interdit de les déplacer sans leur consentement. La composition et les
attributions du Conseil supérieur de la magistrature ont encore été modifiées en 1998 et par la loi
constitutionnelle du 23 juillet 2008, dont la mise en œuvre résultant de la loi organique du 22 juillet 2010
s’est opérée à compter du 23 juillet 2011, pour accroître son indépendance et fournir aux magistrats du
siège et, même désormais du parquet, des garanties statutaires renforcées. Il peut même, maintenant,
être saisi aux fins de poursuites disciplinaires par un justiciable lorsque, dans une procédure le
concernant, le comportement d’un magistrat est susceptible de recevoir une qualification disciplinaire.
L’indépendance des juges, proclamée sous tous les régimes (art. 112 de la Constitution soviétique par
ex.) mais souvent illusoire, est en France une réalité, en dépit de controverses parfois partisanes et de
rares bavures auxquelles elle donne lieu.
Mais si le juge a besoin de garanties d’indépendances, c’est parce que sa fonction essentielle est de
trancher des litiges en prononçant des jugements dont l’impartialité est liée à la liberté de leur auteur,
statuant selon des règles de forme protectrices de l’équilibre et de la sécurité juridique des parties. Il en
résulte une spécificité des actes juridictionnels à laquelle s’attachent d’importantes conséquences.
B. LES ACTES JURIDICTIONNELS
Les actes juridictionnels sont revêtus de l’autorité de la chose jugée et assortis de voies de recours. Ils
impliquent, en principe, dessaisissement du juge dont ils émanent. Il est donc essentiel d’en rechercher
le critère bien qu’il s’agisse d’une notion subtile et incertaine. Il faut observer d’abord que tous les
modes de règlement des litiges ne sont pas juridictionnels et, inversement, que les tribunaux font
souvent des actes non juridictionnels. Certains différends prennent fin par une conciliation des parties,
une transaction ou une médiation et, en droit administration, un recours gracieux ou hiérarchique : les
parties entendent alors, pour des raisons diverses, y mettre fin autrement que par une solution
purement juridique imposée par un tribunal.

54 | Théorie générale du droit 2020/2021


Par ailleurs, les tribunaux judiciaires et administratifs ont souvent des activités non juridictionnelles. Les
juges ont à décider de nombreuses mesures destinées à assurer le bon fonctionnement du service de
la justice et correspondant à la gestion d’un tribunal (inscription des affaires au rôle des audiences ou
organisation du service des magistrats) ou à la gestion des procédures (fixation du calendrier des
opérations). Il s’agit alors de simples « actes d’administration judiciaire » qui ne constituent pas des
jugements et ne donnent pas lieu à recours.
Les « décisions gracieuses » ont une nature beaucoup plus ambigüe : par définition, le juge ne statue
en matière gracieuse qu’en « l’absence de litige » né et actuel ; mais son intervention suppose une
demande « dont la loi exige, en raison de la nature de l’affaire ou de la qualité du requérant, qu’elle soit
soumise à son contrôle ». Malgré certaines affinités, il est difficile d’assimiler les actes gracieux aux
actes juridictionnels : les « principes directeurs du procès » sont éludés en matière gracieuse ; les effets
des actes juridictionnels sont estompés ou exclus par les actes gracieux. La décision gracieuse est en
définitive un acte hybride, à mi-chemin entre l’acte administratif et l’acte juridictionnel.
L’activité proprement juridictionnelle du juge consiste à trancher un litige dont le règlement suppose un
mécanisme complexe, protecteur de tous les intérêts en cause et par hypothèse contradictoire. Le juge
a, dans cette perspective un double pouvoir : le pouvoir de dire le droit (jurisdictio) en déclarant, parmi
les prétentions en conflits, celle qui est conforme au droit en vigueur et le pouvoir d’ordonner l’exécution
de sa décision (imperium), éventuellement par la force publique.
Etymologiquement, « l’acte juridictionnel » est donc celui par lequel un juge « dit le droit ». Mais au-delà
de l’apparente simplicité de cette définition, il est souvent difficile de qualifier les actes des juges civils,
répressifs ou administratifs. Les controverses doctrinales relatives au concept et aux critères de l’acte
juridictionnel sont inépuisables, aussi bien parmi les spécialistes du droit public que parmi ceux du droit
privé.
Très schématiquement, les auteurs se rallient généralement à deux séries de critères formels et des
critères matériels. Si l’on s’en tient aux critères formels, il faut qualifier de juridictionnels les actes
émanant de tribunaux spécialisés, hiérarchisés et indépendants (critère organique) et qui appliquent le
droit suivant des règles particulières de procédure ‘critère procédural). Mais ces critères sont
insuffisants ; les juridictions administratives surtout ont d’importantes activités non juridictionnelles,
comme organismes consultatifs du gouvernement et des administrations notamment ; inversement, des
organes administratifs ont parfois une activité juridictionnelle. Il faut alors se référer à des critères
matériels.
Les critères matériels sont également divers, selon les auteurs. Certains mettent l’accent sur l’idée de
contestation ; d’autres s’attachent à la structure de l’acte ; d’autres enfin à sa finalité. Selon le critère de
finalité, l’acte juridictionnel se caractériserait par le but que poursuit le juge qui est de veiller au respect
de l’ordre juridique, tandis que l’administrateur ne viserait qu’au bon fonctionnement des services
publics dans l’intérêt général. Pour une autre partie de la doctrine, l’acte juridictionnel aurait une
structure propre, car à la suite d’une prétention, le juge y constate le droit et en tire la conséquence par
une décision. Certains auteurs réduisent même le critère de l’acte juridictionnel à la phase de
constatation du droit. Ces critères sont trop flous, trop subtils ou trop extensifs pour être satisfaisants. Il
est plus réaliste de définir l’acte juridictionnel comme celui qui a pour fonction de trancher un litige, au
sens large, c’est-à-dire de statuer sur un conflit entre des prétentions contraire.

55 | Théorie générale du droit 2020/2021


Mais la doctrine et la jurisprudence actuelle ont tendance à combiner les différents critères formels et
matériels.
On peut soutenir que devant les juridictions administratives, les critères formels sont plus manifestes et
qu’à l’inverse, les critères matériels l’emportent devant les juridictions judiciaires. Mais le but de la
fonction juridictionnelle étant de vérifier des situations juridiques, les organes dont émanent les actes et
les formes procédurales dont ils sont assortis sont des indicateurs dont aucun ne peut être négligé.
Certains actes sont en effet juridictionnels au sens matériel, mais non au sens formel, tels l’annulation
pour illégalité par un fonctionnaire d’un acte d’un de ses subordonnés ; d’autres, tels des jugements
ordonnant une enquête, émanant d’une juridiction, sont juridictionnels au point de vue formel, mais ne le
sont pas au sens matériel.
On peut dès lors admettre qu’un acte est juridictionnel s’il émane d’un organe juridictionnel, selon des
règles particulières de procédures afin de vérifier la régularité d’une situation juridique. On peut, plus
simplement encore, poser en principe que « l’acte juridictionnel est celui qui, d’une part, émane d’une
juridiction et qui, d’autre part, tranche un litige entre deux adversaires ». Ce n’est que pour ce type
d’acte et dans la perspective du règlement d’un litige que se justifient le régime et les effets des actes
juridictionnels. En effet, c’est en fonction de l’idée de litige que l’acte juridictionnel doit être motivé, qu’il
ne se conçoit qu’avec une contradiction préalable, qu’une fois rendu, il ne peut plus être modifié que
dans le cadre strict des voies de recours et qu’il a autorité de chose jugée et force exécutoire.

PARAGRAPHE II : PRINCIPES GENERAUX DE L’ORGANISATION JURIDICTIONNELLE

Au-delà même des particularismes des différents systèmes de droits quant au statut des juges, élus ici,
comme aux Etats-Unis (dans quarante Etat), fonctionnaires là, comme en France, recrutés parmi les
avocats ou autres juristes confirmés ailleurs (Grande-Bretagne, pays du Commonwealth, juges
fédéraux et juridictions de certains Etats aux Etats-Unis), presque tous les pays cherchent par leur
organisation juridictionnelle à concilier l’impartialité et l’aptitude technique des juges avec la sécurité , la
rapidité, l’économie et la commodité de la procédure pour le justiciable. A cet égard, chaque ordre
juridique national établit son propre point d’équilibre « en fonction de ses traditions historiques, du
tempérament de son peuple, de son idéologie politique et… des contraintes de son budget ». Mais,
dans tous les pays, la qualité de la justice, recherchée à travers l’organisation juridictionnelle, se
cristallise autour de trois grands problèmes : la compétence des juridictions (A), leur hiérarchie et les
voies de recours (B), la question de la collégialité ou du juge unique (C).
A. LA COMPETENCE DES JURIDICTIONS
La compétence d’une juridiction peut se définir comme l’étendue du pouvoir de juger qui lui est attribué.
La fonction juridictionnelle est en effet répartie en une multitude d’organes dont
La compétence des juridictions dépend de deux paramètres correspondant à leur compétence
d’attribution et à leur compétence territoriale (a). Mais la compétence d’attribution des juridictions est
dominée par le problème de l’unité ou de la dualité des juridictions judiciaires et administratives (b) et
par celui du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois (c).
a) Compétence d’attribution et compétence territoriale

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La « compétence d’attribution » des juridictions détermine les types d’affaires qu’elles ont le pouvoir de
juger en fonction de la nature ou de l’objet des rapports juridiques en cause, de l’importance du litige ou
de la qualité personnelle des parties. En effet, les divers systèmes juridiques contemporains n’attribuent
pas à un organe unique l’universalité des compétences, mais comportent à des degrés variables une
diversification des organes juridictionnels ou para-juridictionnels entre lesquels ils répartissent les
compétences afin de réaliser une bonne adéquation du juge au litige. La « compétence territoriale »
détermine, parmi toutes les juridictions d’une même catégorie réparties sur le territoire, celle devant
laquelle une affaire doit être portée. Les divers systèmes juridiques consacrent ainsi, à des degrés
divers et en fonction d’impératifs géographiques ou de considérations de structure politique et
juridictionnelle, une « dispersion géographique des causes d’un même genre entre les multiples
exemplaires d’un même type de juridiction ». La répartition territoriale des affaires dépend alors des
liens qui les rattachent au ressort des diverses juridictions, selon la localisation de l’un des plaideurs ou
de l’objet du litige.
Ainsi, la première question que doit résoudre tout demandeur est celle de savoir devant quelle
juridiction, à la fois matériellement et territorialement compétente, il doit diriger sa procédure9.
Sur le plan de la compétence d’attribution, la répartition entre les diverses juridictions des différentes
catégories d’affaires à juger s’appuie sur la distinction des juridictions de droit commun et des
juridictions d’exception. Les premières ont une compétence de principe pour connaître de tous les
litiges qui ne sont pas spécialement attribués par un texte particulier à une juridiction d’exception : leur

9
En France, par exemple, s’agissant d’une affaire relevant de la compétence du tribunal de grande instance, le
demandeur doit déterminer, parmi les 160 tribunaux de grande instance existants, lequel est compétent pour
juger son affaire. La règle générale est alors, sauf dispositions contraires propres à des types d’affaires
déterminées, que c’est le tribunal du lieu où demeure le défendeur qui est territorialement compétent.
Mais la dispersion géographique des tribunaux est plus ou moins importante selon leur nature et leur degré. Le
principe est que l’on passe de la multiplicité à l’unité et de la déconcentration à la concentration au fur et à
mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des juridictions. Ainsi, en France, il existe, depuis la réforme de la « carte
judiciaire » achevée en 2010, 305 tribunaux d’instance, mais seulement 160 tribunaux de grande instance, puis 35
cours d’appel conduisant à une juridiction suprême unique dans l’ordre judiciaire, la Cour de cassation. Dans
l’ordre administratif, pour 42 tribunaux administratifs et 8 cours administratives d’appel et 26 chambres régionales
des comptes, il n’existe, au niveau supérieur, qu’une seule juridiction administrative, le Conseil d’Etat, et une seule
juridiction financière, elle-même soumise au contrôle de cassation du Conseil d’Etat, la Cour des comptes.
L’organisation judiciaire anglaise est caractérisée au contraire par sa concentration à Londres, que traduit
l’existence d’une seule juridiction supérieure la « Supreme Court of judicature » comportant trois formations (la
« High Court of justice », la « Crown Court » et la « Court of appeal ») et sur laquelle s’exerce le contrôle très
exceptionnel de la Chambre des Lords. Or, la « Supreme court of judicature » qui peut, en principe et dans tous
les cas, être saisie directement par les plaideurs, se dessaisit alors, en pratique, au profit d’une cour inférieure. Elle
peut, inversement, évoquer tout litige dont une autre cour est saisie. Mais, au-delà de cette concentration de
principe, 90 % des affaires civiles sont jugées par les cours de comté, 95 % des infractions pénales majeures sont
soumises aux « Magistrates’courts » ou aux « Crown courts » ; la grande majorité des litiges administratifs est
réglée par diverses commissions. La déconcentration, en matière d’« equity » s’opère grâce à deux cours situées à
Durham et Machester ; en matière de « Common law », elle est réalisée par des tournées « d’assises » en province
des juges de la Cour suprême (« Queen’s bench division » ou « family division » de la « High court of justice ») ; en
matière de divorce, des « comissioners » exercent en permanence dans 53 villes les fonctions réservées aux juges
de la Cour suprême.
Aux Etats-Unis, à l’image de la structure institutionnelle, l’organisation judiciaire est dominée par la distinction des
juridictions fédérales et des juridictions des Etats fédérés. Mais parmi les cours fédérales, on distingue, au niveau
inférieur, une centaine de cours de district, tandis qu’il existe 15 « US Courts of Appeals ». En outre, leurs
audiences sont déconcentrées dans les subdivisions des districts et dans les principales villes de leur ressort.

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compétence est résiduelle. Les juridictions d’exception ont, en revanche, une compétence limitative, qui
leur est expressément attribuée par un texte spécial, dérogeant à la compétence général des
juridictions de droit commun, en fonction de la nature du litige, de son importance ou de la qualité des
parties.
Ainsi, en France, dans l’ordre judiciaire, le tribunal de grande instance est juge de droit commun, tandis
que les tribunaux de commerce, les conseils de prud’hommes, les tribunaux paritaires des baux
ruraux… sont des juridictions d’exceptions. Dans l’ordre administratif, à côté de la juridiction de droit
commun qu’est le tribunal administratif, se trouvent diverses juridictions d’exception, telles que le
Conseil d’Etat pour certaines matières, les chambres régionales des comptes, la Cour de discipline
budgétaire, les chambres de discipline des ordres professionnels… Mais la diversité des juridictions et
de leurs compétences matérielles n’existe guère qu’au niveau des juridictions du premier degré. L’unité
organique, sous réserve de divisions internes, se rétablit dans les échelons supérieurs de la hiérarchie,
c’est-à-dire au niveau des cours d’appel et de la Cour de cassation et, pour les juridictions
administratives, du Conseil d’Etat10.
La répartition des affaires selon les règles régissant la compétence d’attribution des juridictions
méconnait parfois l’hétérogénéité des divers aspects d’une même affaire qui sont susceptibles de la
rattacher à deux juges différents. De telles difficultés sont le plus souvent réglés grâce à la « plénitude
de juridiction » des tribunaux qui leur confère une compétence virtuelle pour statuer sur des questions
normalement étrangères à leur compétence ; cela permet, par exemple, au juge pénal d’apprécier lui-
même la légalité d’un acte réglementaire lorsque celui-ci commande l’application d’une peine. L’article
111.5 du Code pénal français prévoit maintenant expressément que les juridictions pénales sont
compétentes pour interpréter les actes administratifs, réglementaires ou individuels et pour en apprécier
la légalité lorsque, de cet examen, dépend la solution du procès pénal qui leur est soumis.
Mais il faut observer qu’en principe, seules les juridictions de droit commun peuvent avoir plénitude de
compétence, puisque les juridictions d’exception n’ont qu’une compétence limitative. Encore faut-il
qu’elles ne se heurtent pas à la compétence exclusive d’un autre juge qui les oblige, en présence d’une
question préjudicielle, à surseoir à statuer jusqu’à ce que ce dernier ait tranché la difficulté. Mais c’est
souvent entre juridictions judiciaires et juridictions administratives que ce problème se pose.
b) Unité ou dualité des juridictions judiciaires et administratives
En droit anglais et dans nombre de droits étrangers qui s’en sont inspirés, tel le droit indien, il n’existe
pas de distinction entre droit public et droit privé. On y reconnait au juge le droit d’exercer un contrôle

10
On retrouve, à l’étranger, des phénomènes identiques. En Angleterre, il existe une grande variété de juridiction
inférieures ayant une compétence matérielle particulière : les « County courts » ont une très large compétence ; en
matière pénale, ce sont les « Magistrates’courts » et les « Crown courts » qui statuent le plus souvent ; en matière
administrative, il existe des organes divers : « Boards », « Commissions » ou « tribunals ». Mais, seuls les juges de
la « Supreme court of judicature » et de la « Chambre des Lords » sont véritablement dépositaires du pouvoir
judiciaire et, seule, la Cour suprême détient une compétence générale pour toutes les affaires. Or la Cour suprême
est juge en appel des cours inférieures et des organes compétents en matière administrative. Elle a plénitude de
juridiction pour toutes les affaires. Aux Etats-Unis, il existe, outre les cours fédérales de droit commun, des cours
fédérales spéciales ayant compétence dans des matières particulières, mais contre les décisions desquelles un
appel est toujours possible devant les cours fédérales de droit commun. Quant aux juridictions des Etats, dont
l’organisation est variable, elles comportent, à côté des Cours suprêmes ou juridictions analogues, des juridictions
d’exception très variées.

58 | Théorie générale du droit 2020/2021


sur tout le contentieux, que l’auteur d’une violation du droit soit un particulier ou l’administration. Dès
lors, malgré de nombreuses commissions administratives au niveau inférieur, il n’existe pas, en
Angleterre, une hiérarchie de juridictions administratives distincte de celle des juridictions ordinaires, ni
de juridictions supérieures spéciales pour le contentieux administratif.
Dans les systèmes de droit romano-germaniques, beaucoup de pays ignorent les tribunaux
administratifs ; il en est ainsi au Danemark, en Norvège, au Brésil, au Mexique ou au Venezuela ;
d’autres, comme l’Espagne, la Suisse, Cuba et beaucoup d’Etats africains francophones, soumettent en
dernier ressort les affaires administratives à une chambre spéciale de leur Cour suprême. Il est, en
revanche, un certain nombre de droits européens (Allemagne, Belgique, France, Italie, Suède,
Finlande) et sud-américains (Colombie, Panama, Urugway) qui comportent une hiérarchie spéciale des
juridictions administratives.
En France, c’est du sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs que procèdent l’institution de
juridiction administratives et la dualité des ordres de juridictions. La loi des 16-24 août 1790 a interdit
aux juges de « troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs » et de
« citer devant eux les administrateurs pour raisons de leurs fonctions ». Cela a conduit à exclure la
compétence des tribunaux judiciaires pour connaître des actes de l’administration et à forger
progressivement des organes consultatifs, puis juridictionnels propres au contentieux administratif et
devenus aujourd’hui indépendants de l’Administration. L’autonomie des juridictions administratives, des
tribunaux administratifs, des cours administratives d’appel et du Conseil d’Etat, a permis le
développement d’un droit administratif autonome, d’origine essentiellement prétorienne, si bien que
chaque ordre de juridiction applique maintenant les règles de fond qui lui sont propres.
Mais la dualité des ordres juridictionnels s’est atténuée dans la mesure où les juridictions
administratives appliquent les règles de droit privé quand l’application de règles spécifiques ne s’impose
pas, de même que les tribunaux judiciaires appliquent parfois le droit administratif. Le tribunal des
conflits a pour mission de régler les conflits de compétence entre les deux ordres de juridictions et de
statuer au fond, en cas de contrariété entre des jugements rendus dans une même affaire par les
juridictions de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif.
c. Le contrôle de la constitutionnalité des lois
Le contrôle de la constitutionnalité des lois peut, si l’on privilégie la garantie des droits des citoyens,
n’être qu’un aspect du contrôle juridictionnel de la licéité des situations juridiques. Si, en revanche, on
s’attache plus à l’idée de sécurité juridique, pour éviter que la validité des lois ne puisse être longtemps
remise en cause, il convient de dissocier le contrôle de la conformité des lois à la Constitution du reste
du contentieux, en le soumettant à une juridiction spéciale dans un délai limité, voire d’éluder tout
contrôle de constitutionnalité.
En France, du fait de l’hostilité du législateur révolutionnaire à tout risque de gouvernement des juges et
de la souveraineté de la loi, héritée du « courant social » de Rousseau et transposée dans l’article 6 de
la Déclaration des droits de 1789, le droit positif classique avait écarté tout contrôle par les tribunaux de
la constitutionnalité des lois.
A l’inverse, le droit américain es le domaine privilégié du contrôle juridictionnel de constitutionnalité,
puisqu’aux Etats-Unis, non seulement la Cour suprême, mais toutes les juridictions peuvent vérifier la

59 | Théorie générale du droit 2020/2021


conformité de la loi à la lettre et même à l’esprit de la Constitution. Tout plaideur y peut, au cours d’un
procès soulever une exception d’illégalité d’un texte. Bien que la loi jugée inconstitutionnelle ne soit pas
alors annulée, mais simplement écartée pour le procès en cours, la déclaration de l’inconstitutionnalité
d’une loi par une juridiction faisant autorité a, du fait de la règle du précédent, un effet, non seulement
sur la jurisprudence ultérieure, mais aussi sur le législateur lui-même qui est conduit à corriger cette loi.
De même, toute décision judiciaire jugée contraire à une règle prescrite par le Constitution des Etats-
Unis peut être annulée.
Le contrôle de constitutionnalité peut prendre les formes les plus diverses. Il peut être confié à une
assemblée politique, à des juges professionnels ou à un organe mixte à composition diversifiée et doté
de pouvoirs juridictionnels, comme en France, actuellement. ON peut concevoir de permettre ce
contrôle, par voie d’action ou par voie d’exception, à la requête des particuliers ou seulement de
personnes, d’organes ou de groupes déterminés, dans un délai limité ou non… Par opposition au
système américain, il y aurait un « modèle européen de justice constitutionnelle ».
Mais il existe dans divers pays, comme l’Allemagne et l’Italie, des systèmes intermédiaires de contrôle
de constitutionnalité par une juridiction spécialisée. C’est cet exemple qu’a suivi, en France, la
Constitution de 1958 qui a, par ailleurs, consacré un net déclin de la loi et du pouvoir parlementaire. Elle
a créé un organe spécial, le Conseil constitutionnel, qui, d’office ou sur la saisine de certaines autorités,
est jusqu’à leur promulgation, juge de la constitutionnalité des lois, sans pour autant relever de
l’autorité judiciaire. Ne s’agissant pas d’une Cour suprême, il ne constitue pas le sommet de la
hiérarchie judiciaire. Le système français, destiné au départ à assurer un contrôle minimum de
constitutionnalité a désormais aussi une fonction politique qui s’ajoute à sa fonction juridictionnelle. Non
seulement, il annule des textes inconstitutionnels, mais il préconise certaines interprétations ou exclut
d’autres, pour garantir la conformité à la Constitution du sens donné à certains textes qu’il s’abstient de
censurer.
Alors que, jusque-là, il n’existait en France qu’un Contrôle a priori de la constitutionnalité des lois qui ne
pouvait être contestée qu’avant leur promulgation, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 ajoutant
un article 61-1 à la Constitution et la loi organique n°2009-1523 du 10 décembre 2009 ont instauré la
possibilité d’un contrôle a posteriori de la constitutionnalité de la loi par le mécanisme de la « question
prioritaire de constitutionnalité » (QPC) qui est entrée en vigueur le 1er mars 2010.
Selon le nouvel article 61-1 de la Constitution, « lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant
une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la
Constitutions garantit, le Conseil constitutionnel peut-être saisi de cette question sur renvoi du Conseil
d’Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ». Ainsi, devant toutes les
juridictions de première instance, d’appel ou de cassation, les justiciables peuvent désormais invoquer
l’inconstitutionnalité d’une disposition législative applicable à leur litige, mais non d’une loi dans son
ensemble. La contestation d’une disposition législative dont il estime qu’elle porte atteinte aux droits et
libertés garantis par la Constitution est donc clairement devenu un droit pour tout justiciable qui peut
s’en prévaloir devant les juridictions d’instruction ou de jugement, qu’il s’agisse de juridictions de droit
commun ou d’exception, à quelque niveau que ce soit de la procédure, en posant la question de sa
constitutionnalité dans un écrit distinct et motivé.

60 | Théorie générale du droit 2020/2021


La juridiction saisie doit alors statuer sans délai par décision motivée sur la transmission de cette
question au Conseil d’Etat ou à la Cour de cassation. Elle doit la transmettre si la disposition contestée
« est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites », si elle n’a pas
déjà été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel, sauf changement de
circonstances, et si elle n’est pas dépourvue de caractère sérieux (LO n°2009-1523 du 10 déc. 2009,
art. 23-2). Lorsque la juridiction saisie transmet la question de constitutionnalité, elle doit surseoir à
statuer jusqu’à réception de la décision du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation ou, s’il a lui-même
été saisi, du Conseil constitutionnel. En effet, dans un délai de trois mois de la réception de la
transmission, le Conseil d’Etat ou la Cour de cassation doit se prononcer sur le renvoi de la QPC au
Conseil constitutionnel qui statue lui-même par décision motivée, dans les trois mois de sa saisine.
L’examen des QPC est donc soumis à un double filtrage préalable par les juridictions administratives et
judiciaires avant que le juge constitutionnel ait à se prononcer, si la question est nouvelle ou présente
un caractère sérieux.
Il convient d’observer que le mécanisme permet d’invoquer et de protéger tous les droits et libertés
garantis par la Constitution, qu’ils figurent dans la Constitution proprement dite ou dans les textes qui lui
sont rattachés : Déclaration des droits de l’Homme de 1789, préambule de la Constitution de 1946,
Charte de l’environnement. Il permet de contester toute disposition législative, même très ancienne
comme des textes du Code civil datant de 1804. Fondé sur une aspiration à la sécurité juridique, il
menace aussi, paradoxalement, stabilité de la loi, est confiné à une certaine insécurité du droit positif…,
même s’il constitue une importante protection des justiciables.
B. HIERARCHIE DES JURIDICTIONS ET VOIES DE RECOURS
L’idée de hiérarchie peut sembler insolite en matière judiciaire où l’indépendance du juge est la
condition d’une bonne justice. La hiérarchie des juridictions y a un sens particulier : elle n’affecte pas la
liberté de décision du juge mais, sachant qu’il n’est jamais infaillible, permet seulement au plaideur de
provoquer un nouvel examen de son procès par une juridiction supérieure à celle qui l’a tranché. Elle
constitue donc une garantie essentielle de bonne justice permettant à un juge de rang plus élevé, doté
d’une plus grande autorité et d’une plus longue expérience et mieux instruit grâce au travail de
recherche et de clarification de première instance, de rectifier les erreurs éventuelles des premiers
juges.
Dès lors, la reconnaissance d’une faculté de recours devant des juridictions hiérarchiquement
supérieures, conçue sous l’Ancien Régime comme un moyen politique pour imposer à tous la justice du
Roi, n’est pas un phénomène nouveau, ni propre à la France. Dans tous les systèmes de droit de la
famille romano-germanique, l’organisation judiciaire est conçue comme une hiérarchie comportant, avec
d’importantes variantes, des juridictions de premières instances réparties sur tout le territoire d’un pays,
puis, en nombre plus restreint, des juridictions d’appel, et enfin, au sommet, une (voire deux) juridiction
suprême dont le rôle, d’appel, de super-appel ou de cassation, varie selon les pays. Les droits anglo-
saxons comportent également une organisation hiérarchie de leurs juridictions, et aux Etats-Unis, une
double hiérarchie, à l’intérieur de l’ordre fédéral et de l’ordre interne des Etats. En Angleterre, la
« Supreme court of judicature » est composée, au premier degré de la « High Court of Justice » et, au
second degré, de la « Court of appeal » qui juge également les recours contre les décisions des
juridictions inférieures et des commissions administratives. Les décisions de la « Court of appeal »
peuvent même exceptionnellement être l’objet d’un recours devant la Chambre des Lords, juridiction

61 | Théorie générale du droit 2020/2021


suprême non seulement de l’Angleterre mais de toute le Royaume-Uni, et qui a également à connaître
des recours contre les arrêts des cours suprême des cours suprême des Etats du Commonwealth. Ainsi
il existe une trame de principes communs à tous les systèmes juridiques concernant l’organisation
judiciaire des différents pays.
Le système français répond à ces principes, mais présente d’importantes particularités. Il connaît
d’abord une double hiérarchie de juridictions du fait de la dualité des juridictions judiciaires et
administratives avec, au sommet de l’ordre judiciaire, la Cour de cassation et au sommet de l’ordre
administratif, le Conseil d’Etat, encore que cette juridiction soit selon les cas juges de premier ressort,
juge d’appel ou juge de cassation.
Le principe « du double degré de juridiction » se traduit concrètement par la possibilité d’interjeter appel
contre les décisions émanant des juridictions du premier degré. Mais ce principe n’a pas la même force
dans tous les contentieux. Très général en matière civile où il n’est écarté que par des dispositions
particulières en raison de la modicité du litige, il comporte plus d’exceptions en matière pénale, où les
arrêts des cours d’assises n’étaient traditionnellement pas susceptibles d’appel du fait de la
souveraineté du jury populaire, mais le sont devenues maintenant, et où certains jugements des
tribunaux de police sont rendus en dernier ressort. Il s’estompe surtout dans le contentieux administratif
où le Conseil d’Etat, chaque qu’il statue au premier degré, le fait en dernier ressort et où il existe des
juridictions d’exception uniques en France, ce qui interdit la mise en place d’une faculté d’appel.
Enfin, le mécanisme du pourvoi en cassation, dont l’objet se limite à soumettre au contrôle de la Cour
de cassation la légalité des décisions qui en sont frappées, ne constitue pas un troisième degré de
juridiction, car la Haute juridiction n’apprécie que les moyens de droit et n’a pas à rejuger l’ensemble de
l’affaire. La Cour de Cassation ne peut que rejeter le pourvoi ou casser la décision attaquée pour non-
conformité à la règle de droit et renvoyer alors l’affaire devant une autre juridiction du même degré et de
même nature que celle dont émanait la décision cassée. Ce mécanisme de cassation avec renvoi,
ignoré de certains droits et notamment du droit anglais, peut être allégé dans les hypothèses
particulières où la loi a cru pouvoir, sans risque et pour plus de commodité, admettre des cassations
sans renvoi et où la Cour de cassation devient exceptionnellement un troisième degré de juridiction.
La hiérarchie des juridictions est donc liée aux principales voies de recours que consacre le droit positif.
Il faut observer cependant qu’il existe d’autres voies de recours qui, s’agissant de « voies de
rétractation », conduisent à un réexamen des affaires, par la juridiction même qui a rendu la décision
entreprise (opposition, recours en révision, tierce opposition) et non par une juridiction supérieure. Il faut
noter aussi que les « voies de recours ordinaires » sont normalement suspensives d’exécution et
fournissent ainsi, concrètement et pleinement, toutes garanties aux plaideurs.
C. COLLEGIALITE OU JUGE UNIQUE
Selon Pérelman, « il ne suffit pas que la décision paraisse équitable, il faut qu’elle soit conforme au droit
en vigueur et acceptable comme telle, par ceux qui l’examineront. C’est ce dernier aspect qui est
favorisé par…la collégialité dans les tribunaux auxquels sont soumis les litiges les plus importants, tant
au civil qu’au pénal : la décision devra y résulter non de la prise de position d’un seul, mais de
l’unanimité ou… de la majorité qui se dégagera ». La collégialité est généralement présentée, en effet,
comme une meilleure garantie de justice, éclairée par le délibéré des juges, impartiale par la
neutralisation des éventuels préjugés et indépendante grâce à la liberté de décision qu’engendre

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l’anonymat. Mais, à la lumière de l’exemple anglo-saxon, le juge unique a aussi ses défenseurs selon
lesquels, tandis que l’anonymat de la sentence dilue le sens des responsabilités, le système du juge
unique le développe et incite le magistrat à mieux concocter sa décision. Il y a, cependant, de plus en
plus, dans tous les pays, une augmentation considérable de la masse du contentieux qui conduit à
réduire le domaine de la collégialité.
Toute position péremptoire est ici dangereuse. Le juge a des missions hétérogènes : la collégialité est
une garantie dans l’activité juridictionnelle ; l’unicité favorise l’efficacité s’il ne s’agit que de prendre des
mesures urgentes, d’exercer une tutelle ou de suivre la procédure. Le choix entre collégialité et juge
unique est lié au mode de recrutement des magistrats, car le système du juge unique suppose, plus
encore, une grande expérience, une parfaite impartialité, une totale sérénité et une formation de très
haut niveau des magistrats. Il faut aussi tenir compte du tempérament des peuples : selon qu’ils sont
plus ou moins respectueux ou réticents devant les autorités et la justice, le juge unique est plus ou
moins bien ressenti. Enfin tout dépend du degré de juridiction envisagé et de la forme de collégialité
utilisée.
Même dans les pays traditionnellement attachés au juge unique, comme l’Angleterre ou le Canada, le
système du juge unique, n’est généralement retenu que pour les juridictions du premier degré : les
partisans du juge unique ne contestent pas que la collégialité soit nécessaire au niveau des juridictions
supérieures qui procèdent à un nouvel examen des affaires : « la censure postule une confrontation des
points de vue qui appelle nécessairement la pluralité »/
Enfin, la collégialité revêt diverses formes dont les mérites varient avec des litiges. Il peut s’agir de
juridictions homogènes exclusivement composées de magistrats professionnels, ce qui est le cas en
France de toutes les juridictions judiciaires et administratives de droit commun. Ce peut être aussi une
juridiction homogène composée de juges occasionnels ou constituée, sur la base de « l’échevinage », à
la fois de magistrats de carrière et de juges occasionnels ayant tous les mêmes prérogatives et
contribuant tous à part entière au jugement. Enfin, on peut concevoir des juridictions composées de
deux catégories de juges bien distincts et dotés de pouvoir différents, les uns, magistrats
professionnels, et les autres, « jurés » occasionnels n’appréciant que les faits et non le droit.
Il faut enfin distinguer de la véritable collégialité la simple pluralité de juges que connaît le droit anglais :
chacun y opine ou manifeste son opinion dissidente, au lieu de s’intégrer par le secret à une véritable
décision collégiale.
En droit français, bien que la collégialité ait classiquement valeur de principe, elle a toujours subi des
exceptions. Devant l’augmentation constante du contentieux, elle est actuellement en nette régression.
Le juge unique occupe d’ailleurs, en France, une place variable. Tout à fait exceptionnel dans l’ordre
administratif, il existe traditionnellement, en matière pénale, pour le juge d’instruction et le tribunal de
police et s’y est récemment développé en matière correctionnelle. C’est surtout en matière civile qu’il
progresse : à côté de l’unicité classique du tribunal d’instance, apparaissent de nouveaux juges uniques
spécialisés. Surtout, pour répondre à l’augmentation du contentieux et aux insuffisances des moyens
de la justice, les juridictions civiles peuvent, beaucoup plus souvent, désormais, sauf en certaines
matières ou en cas de désaccord de l’une des parties, statuer à juge unique.
Le développent considérable des procédures de référés et l’extension des pouvoirs du juge des référés,
s’ils permettent de remédier particulièrement à l’encombrement et aux lenteurs de la justice, comportent

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néanmoins un risque manifeste de décisions hâtives, irréfléchies ou même tendancieuses… Cela est
d’autant plus dangereux que les décisions sont exécutoires par provision et peuvent avoir des
conséquences graves et irréversibles quand, longtemps après, elles sont censurées par une juridiction
supérieure.
En matière d’organisation juridictionnelle, les interventions du législateur contemporain sont souvent
déterminées par de simples raisons d’économie. Mais les expédients y sont pernicieux et, même sous
prétexte d’efficacité, la qualité de la justice ne peut souffrir de telles concessions sans ruiner la
crédibilité de tout Etat de droit et donc compromettre l’ordre social.

SECTION II : LE PROCES

Il faut réduire le coût et la durée du procès pour favoriser l’accès à la justice, pallier l’actuelle
désaffection des justiciables envers la justice et rendre à la sanction judiciaire toute son efficacité. Si
des progrès notables ont été réalisés en France vers la gratuité de la justice, la lenteur des procédures
y est inquiétante du fait de l’encombrement des juridictions. Mais on ne peut accélérer la procédure
sans risquer d’y compromettre certaines garanties fondamentales, nécessaires à l’équilibre des rapports
entre les plaideurs et de ceux qui s’établissent entre les plaideurs et le juge.
Or, les solutions techniques varient dans le temps et dans l’espace, selon la conception que l’on retient
de la fonction judiciaire. « Le procès est situé au carrefour du droit public et du droit privé. Pour les
parties, le procès est instrument de satisfaction des droits privés. Mais pour l’Etat, c’est une forme de
réalisation du droit ». Tout dépend de savoir si l’accent est mis davantage sur la satisfaction des intérêts
des parties, conception individualiste et libérale, ou sur la souveraineté du droit et de la justice,
conception plus objective. L’orientation retenue détermine à la fois les caractères du procès
(Paragraphe I) et les principes généraux qui le régissent (Paragraphe II).

PARAGRAPHE I : LES CARACTERES GENERAUX DU PROCES


Si l’on admet que le procès a pour seule fonction de régler le litige entre les parties, le juge n’est qu’un
simple arbitre et le procès n’est que la chose des parties. Si, en revanche, on considère le procès
comme l’instrument d’une application juste et socialement utile du droit positif, le juge doit avoir des
pouvoirs étendus. L’importance respective de la liberté des plaideurs et de l’office du juge varie ainsi
selon que la procédure est accusatoire ou inquisitoire.
- La procédure accusatoire est celle dans laquelle les parties ont un rôle prépondérant dans le
déclenchement et la conduite du procès ainsi que dans la recherche des preuves, le juge étant
cantonné à un rôle passif d’arbitre sans initiative et d’une complète neutralité, veillant au
respect des règles du jeu et tranchant par sa décision les prétentions des plaideurs. La
procédure accusatoire, déjà connue des sociétés primitives, correspond au principe dispositif
selon lequel les parties, maitresses du procès, sont libres de le déclencher et d’y mettre fin,
d’en circonscrire l’objet et d’en régler le rythme ; elle correspond en principe à une procédure
orale, publique et contradictoire.
- La procédure inquisitoire est celle où le juge a le pouvoir de conduire l’instruction, de
rechercher les preuves et de diriger le déroulement de la procédure, pour faire éclater la vérité,
même contre la volonté des parties. Elle correspond au principe d’indisponibilité du procès qui

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retire aux parties le droit d’y lettre fin et tend vers une procédure écrite, secrète et non
contradictoire, dans laquelle le juge apprécie les preuves selon son intimes convictions.
Chacun de ces systèmes présente à la fois des avantages et des inconvénients ; il n’est pas
concevable de consacrer l’un ou l’autre de manière exclusive et absolue. L’histoire et le droit comparé
ne révèlent que des dominantes accusatoires ou inquisitoires, selon les époques et les pays. Les
variations du droit processuel s’expriment plus par des nuances que par des contrastes. Mais, même en
droit français contemporain, les solutions adoptées sont différentes selon le contentieux envisagé.
La procédure administrative est nettement inquisitoire : la matière contentieuse, concernant
l’administration, intéresse le service public ; il existe un déséquilibre entre les parties, le demandeur
étant souvent démuni face à une administration puissante qui détient seule les dossiers et les preuves.
Le juge doit avoir des pouvoirs suffisants pour rétablir l’équilibre. Il est dès lors le maître de la procédure
dès le dépôt de la requête et détient au niveau de la preuve de très larges pouvoirs d’initiative et de
contrainte. Mais l’administration est néanmoins soumise au principe dispositif, car le requérant, libre
d’engager ou non son procès, peut aussi librement se désister ou transiger. De plus, la procédure est
nettement contradictoire.
La procédure pénale aussi a un caractère très hybride. La phase d’instruction est nettement inquisitoire.
Si l’initiative des poursuites appartient normalement au parquet, celui-ci cesse d’en disposer dès
qu’elles sont engagées. Le juge d’instruction dispose d’importants pouvoirs dans la recherche des
preuves. La procédure y est écrite et, dans une large mesure, secrète. Mais, pour mieux garantir les
libertés, on n’a cessé d’y renforcer les droits de la défense dont l’importance fondamentale corrige le
caractère inquisitoire de la procédure qu’exige le respect de l’ordre social. La procédure accusatoire
resurgit d’ailleurs lors de la phase de jugement qui, contradictoire, orale et, en principe, publique,
rapproche la procédure pénale française de celle des pays anglo-saxons.
Quant à la procédure civile, classiquement accusatoire dans la tradition libérale des codes
napoléoniens, du fait de la matière contentieuse purement privée et de l’équilibre des parties, elle s’est
progressivement infléchie vers l’inquisitoire. L’expérience des manœuvres dilatoires et des abus
qu’engendre la pleine liberté des plaideurs, les incitations de la doctrine à un renforcement des pouvoirs
du juge et l’exemple de nombreux droits étrangers ont conduit à un déclin progressif de la procédure
accusatoire. Ce mouvement, amorcé avec le Décret-loi du 30 octobre 1935, amplifié en 1965 avec
l’apparition du juge de la mise en état, s’est encore développé dans le Code de procédure civile de
1975. Si l’initiative, la délimitation et la cessation du procès restent à la discrétion des parties, la
conduite de la procédure ne leur est plus abandonnée et le juge dispose désormais de pouvoirs plus
étendus sur l’administration de la preuve. La procédure reste néanmoins globalement accusatoire et
n’est que teintée d’inquisitoire. Elle demeure soumise aux principes de la contradiction, de la publicité et
de l’oralité.

PARAGRAPHE II : LES PRINCIPES GENERAUX DU PROCES

Mais la loyauté du procès est surtout garantie par le principe du contradictoire (A) et les formes de la
procédure (B).
A. LE PRINCIPE DU CONTRADICTOIRE

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Consacré par tous les droits occidentaux, le principe du contradictoire auquel Aristote et Sénèque
faisaient déjà référence est lié à la notion même de justice qui est une œuvre de confrontation. Il est
tellement primordial qu’une rubrique particulière lui est consacrée dans les dispositions liminaires du
Code de procédure civile, parmi les principes directeurs du procès, et qu’il est considéré comme un
principe général du droit. Ce principe veut que nulle partie ne puisse être jugée sans avoir été
entendue ou appelée (C. pr. Civ. art. 14) et implique que chacune des parties en cause soit en mesure
de discuter et de contredire les prétentions, les moyens, les arguments et les éléments de preuve qui lui
sont opposés.
Il s’impose aux parties, mais aussi au juge qui doit en toutes circonstances faire observer lui-même le
principe de la contradiction (C. pr. civ. art. 16). Le juge ne peut ainsi relever d’office des moyens, même
de pur droit, sans inviter au préalable les parties à présenter leurs observations. Il implique que
l’adversaire soit toujours informé de l’existence de toute procédure dirigée contre lui, que des délais
pour comparaître lui soient octroyés, que tous les moyens invoqués et tous les éléments de preuve
produits fassent l’objet de communications réciproques entre les parties pour que chacune d’elles soit à
même d’organiser sa défense.
Ce principe est respecté dans toutes les procédures contentieuses et devant toutes les juridictions
civiles, pénales administratives et disciplinaires. C’est probablement en matière pénale qu’il revêt
l’importance la plus fondamentale, du fait des intérêts en jeu et du respect nécessaire des libertés
individuelles que protègent les droits de la défense.
Mais le respect du contradictoire est lui-même garanti par les principes relatifs aux formes du procès.
B. LES PRINCIPES RELATIFS AUX FORMES DE LA PROCEDURE
La procédure, bien que protéiforme selon les contentieux, est toujours dominée par un certain
formalisme ayant pour objet d’assurer la sécurité juridique des parties. L’oralité et la publicité des
débats, bien que d’importance plus contingente et d’application moins générale, contribue, à assurer la
loyauté du procès.
Le formalisme procédural est souvent présenté de manière péjorative alors qu’il est, à condition d’être
bien dosé, une garantie de bonne justice et le rempart des droits de la défense contre l’arbitrage du
juge. La forme des actes et les mentions qui y sont exigées permettent à l’adversaire d’ajuster sa
défense ; celles des notifications évitent les mesures par surprise ; les délais préservent les intérêts des
plaideurs et stimulent l’instance. Si le formalisme fut parfois excessif ; il a perdu de nos jours beaucoup
de sa vigueur. Il ne peut être réduit au-delà d’un minimum incompressible à moins d’amputer gravement
les garanties des plaideurs.
En procédure civile, les réformes récentes ont eu pour objet d’alléger le formalisme et d’en atténuer les
sanctions. Les vices de formes n’entraînent plus la nullité des actes que si les irrégularités sont ainsi
sanctionnées par la loi ou affectent des formalités substantielles ou d’ordre public, et s’il est établi
qu’elles font grief ; la régularisation ultérieure des actes viciés est d’ailleurs possible. La procédure
pénale est désormais soumise aussi à la règle « nullité sans grief n’opère point ». Enfin, la procédure
est formaliste devant le juge administratif et la jurisprudence y admet la régularisation des irrégularités
concernant les formes accessoires. On constate en outre un mouvement d’unification internationale : la
procédure civile française s’aligne sur des conventions internationales, comme la convention de La

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Haye relative à la compétence et aux effets des jugements dans la Communauté européenne devenue
Union européenne.
Jadis rendue à Rome sur le forum, la justice a besoin d’être publique parce que sa clandestinité jetterait
un doute sur son impartialité. Ainsi, la publicité de la justice, toujours considérée comme essentielle, est
consacrée par le Déclaration Universelle et la Convention européenne des droits de l’homme. Les
époques et les pays où elle n’a pas été respectée sont des taches dans l’histoire judiciaire.
Néanmoins, le principe de publicité ne s’impose pas uniformément dans toutes les phases de la
procédure. Pour l’instruction du procès, la publicité est généralement inutile ou, en matière pénale,
néfaste à la découverte de la vérité, encore que le principe du secret de l’instruction soit, hélas, souvent
méconnu et maintenant controversé. Pour le délibéré des juges, la publicité compromettrait sa
nécessaire sérénité. En revanche, la publicité des débats paraît indispensable pour garantir leur
loyauté, car la présence au moins virtuelle du public porte témoignage du respect des formes, de
l’impartialité du juge et de la régularité des débats. La publicité de l’audience constitue dès lors un
principe général du droit. Enfin, pour acquérir une existence juridique, les décisions contentieuses
doivent être lues en audiences publiques, même quand les débats n’ont pas été publics. La publicité
des débats qui s’impose en principe devant toutes les juridictions comporte néanmoins des dérogations
dans des cas limités où il existe un risque de scandale ou dans lesquels l’intimité de la vie privée doit
être respectée. La publicité engendre cependant, de nos jours, des problèmes nouveaux, dus aux
techniques modernes de reproduction et de diffusion ainsi qu’à l’omniprésence et aux excès des
médias.
L’oralité de la procédure est encore plus discutée. Entre la procédure écrite, bureaucratique et
impersonnelle, mais plus précise et moins aléatoire et la procédure orale plus simple, plus directe mais
souvent incertaine, un choix absolu et radical est à exclure. Les deux systèmes doivent être combinés.
Leur dosage respectif varie avec l’objet du litige, la nature des juridictions et les pouvoirs du juge.

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