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BALLET, POLITIQUE ET DIPLOMATIE CULTURELLE : L’OPÉRA DE PARIS

AUX ÉTATS-UNIS EN 1948

Stéphanie Gonçalves

Presses Universitaires de France | « Relations internationales »

2017/2 n° 170 | pages 35 à 46


ISSN 0335-2013
ISBN 9782130788287
DOI 10.3917/ri.170.0035
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Ballet, politique et diplomatie culturelle :


l’Opéra de Par is aux États-Unis en 1948

Entre 1945 et 1954, les tournées internationales de ballet sont mono-


polisées par trois pays : les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Les
ballets soviétiques ne font pas encore partie du paysage dansant internatio-
nal car jusqu’en 1953, année de la mort de Staline, les échanges artistiques
de l’URSS avec l’extérieur sont limités1. La concurrence entre compagnies
n’est pourtant pas absente car il est important de conquérir de nouveaux
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publics : les compagnies anglaises et américaines sont récentes2 ; le bal-
let français a besoin de redorer son blason au sortir de la guerre3 ; toutes
ambitionnent de montrer qu’elles comptent au plan international. Une
tournée a retenu notre attention pour le caractère pluriel des liens qu’elle
charrie entre danse et politique : la première tournée américaine du ballet
de l’Opéra de Paris en septembre-octobre 1948.
Elle se déroule dans un contexte international tendu : le blocus de
Berlin, entre juin 1948 et mai 1949, et l’organisation par les Français, les
Anglais et les Américains du pont aérien pour ravitailler Berlin-Ouest.

1. Yale Richmond, Cultural exchange and the Cold War, Raising the iron curtain, College Park, The
Pennsylvania State University, 2003, p. 10.
2. Jessica Zeller, Shapes of American Ballet, Teachers and Training Before Balanchine, Oxford, Oxford
University Press, 2016 ; Karen Eliot, Albion’s dance: British ballet during the Second World War, New York,
Oxford University Press, 2016.
3. L’Opéra de Paris n’a pas fermé pendant la guerre et Lifar a continué à y développer ses activités
de ballet, en collaborant avec les Allemands. Il accueille Goebbels à l’Opéra le 1er juillet 1940, organise
des tournées avec les Allemands, fait partie du Groupement corporatif de la danse de la Propaganda
Staffel et participe aux évènements mondains parisiens organisés par les nazis. Pour plus de préci-
sions sur ces activités : Mark Franko, « Serge Lifar et la question de la Collaboration, 1940-1949 »,
Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 132, octobre-décembre 2016, pp. 27-41. Lors de son procès pour
collaboration le 26 octobre 1946 devant le Comité national d’épuration, il est condamné à passer un
an loin de l’Opéra. Il part à Monaco où il participe, comme danseur et chorégraphe, au Nouveau
Ballet de Monte-Carlo. Patrizia Veroli, « Serge Lifar historien et le mythe de la danse russe dans la
Zarubezhnaja Rossija (Russie en émigration) 1930-1940 », in Daniela Rizzi et Patrizia Veroli (dir.),
Omaggio a Sergej Djagilev. I Ballets Russes (1909-1929) cent’anni dopo, Avellino, Vereja, 2012 ; Patrizia
Veroli, « La dernière étoile de Diaghilev dans la Russie en émigration. Serge Lifar de 1929 à 1939 »,
Recherches en danse, n° 5, 2016, http://danse.revues.org/1419, site consulté en mars 2017.
Relations internationales, no 170/2017

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Les tensions dont elle témoigne ne relèvent cependant que marginale-


ment de ce contexte immédiat. Elles sont plutôt liées aux séquelles de
la  guerre et à la polarisation des sociétés européennes autour du thème
de la Collaboration : celle-ci n’a pas épargné le monde de la danse et la
présence dans la tournée de Serge Lifar, maître de ballet à l’Opéra de Paris,
contribue à exporter ces tensions et ces débats outre-Atlantique4.
Cette tournée du ballet de l’Opéra de Paris aux États-Unis est la pre-
mière aussi lointaine et aussi longue dans l’histoire de l’Opéra : elle dure
six semaines entre le 31 août et le 15 octobre 19485. Quarante-cinq dan-
seuses et danseurs, deux chefs d’orchestre, quatre-vingt-dix personnes au
total, huit tonnes de décors et de costumes sont envoyés pour seize ballets
différents : la logistique et le répertoire présenté sont importants6. Il s’agit
d’une « tournée officielle » où la dimension politique est double, nationale
et internationale, révélant des enjeux différents en fonction des acteurs7.
Elle est précédée de négociations que nous avons pu reconstituer grâce
aux sources diplomatiques françaises, disponibles aux archives du ministère
des Affaires Étrangères et à celles, plus limitées, de l’Opéra de Paris. Les
autobiographies de danseurs ont permis d’effleurer le quotidien des artistes
en tournée, un événement pour eux, entre travail intense et découverte de
l’étranger. La presse, elle, a été une source précieuse sur le déroulement et
la réception de la tournée.
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L’OPÉRA DE PARIS EN TOURNÉE AUX ÉTATS-UNIS : LES NÉGOCIATIONS
EN AMONT

Événement artistique, culturel et social d’importance, la tournée amé-


ricaine du ballet de l’Opéra déclenche des réactions et des débats qui
reflètent et exportent les tensions politiques qui, depuis la fin de la guerre,
s’étaient déjà manifestées dans l’univers dansant français. L’Opéra de Paris
est en proie à de nombreuses grèves, comme plus largement en France8.

4. Dans sa biographie de Lifar, Florence Poudru, Serge Lifar. La danse pour patrie, Paris, Hermann
éditeurs, 2007, p. 145, affirme que celui-ci n’aurait pas participé à la tournée américaine. Les sources
diplomatiques, la presse américaine et française ainsi que les autobiographies des danseurs nous
indiquent le contraire.
5. Jean-Baptiste Jeener, « Le corps de ballet de l’Opéra séduit par les voyages », Le Figaro, 29-30 août
1948, p. 4 ; Le Monde, 15 octobre 1948, p. 6.
6. John Martin, « Paris Opera Ballet gets city’s greeting », The New York Times, 21  septembre
1948, p. 31 ; Jean-Baptiste Jeener, op. cit.
7. Archives du ministère des Affaires Étrangères, La Courneuve (ci-après : AMAE-La Courneuve),
DGRCST, Échanges culturels 1948-1955, 554INVA185/3, lettre de Joxe au Directeur d’Air France,
16 juillet 1948.
8. Pour le contexte : Serge Berstein et Pierre Milza (dir.), L’Année 1947, Paris, Presses de la
Fondation nationale des sciences politiques, 2000. Lifar réintègre officiellement l’Opéra le 24 septem-
bre 1947, ce qui déclenche une grève des machinistes (1er-18 octobre) : « Nouveaux incidents hier soir
à l’Opéra où les machinistes croisent les bras devant S. Lifar », Franc-Tireur, 2 octobre 1947 ; « Moscou
a encore interdit hier la représentation à l’Opéra », L’Aurore, 2 octobre 1947. À la suite de ces grèves,

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Le retour de Lifar à l’Opéra est contesté par les techniciens mais souhaité
par une grande partie du corps de ballet, dont les étoiles comme Yvette
Chauviré9. La tension sociale n’empêche pourtant pas Lifar de faire des
projets et d’accepter, avec l’administrateur Georges Hirsch, l’invitation
de New York pour fêter son Jubilé d’or (Golden Jubilee) à l’été 194810.
Sa présence – comme on le verra – monopolisa l’attention de la presse
américaine.

Préparer la tournée

Aller à New York : voilà bien un rêve que partagent nombre de dan-
seurs et danseuses de l’Opéra de Paris au début de l’année  1948, « un
voyage au long cours au parfum de grandes vacances11 ». Claude Bessy se
rappelle avec nostalgie cette époque de liberté et « d’abondance » :
[…] à bord de paquebots semblables à des villes flottantes où nous nous
amusons beaucoup, que ce soit à l’aller l’Empress of Canada, ou au retour le De
Grasse, à bord duquel je fêterai mon seizième anniversaire. […] La liberté est à
moi. Après des années de privations, je découvre l’abondance, les boutiques, les
nourritures appétissantes et copieuses, les parades et les fêtes de rue, la mythique
Amérique12.
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Après l’exode de 1940, les conditions de vie difficiles pendant la
guerre, l’épuration de la troupe et les grèves, une tournée américaine
constitue un horizon d’attente joyeux et plein d’espoir. Les danseurs
deviennent des touristes en goguette, enthousiasmés de quitter le quoti-
dien tendu de l’Opéra, de découvrir les États-Unis avec tout l’imaginaire
qu’ils véhiculent13.
C’est le ministère des Affaires Étrangères (MAE), vu comme un « appui
moral et matériel », qui monte la tournée14. Concrètement, les négocia-
tions s’organisent autour des fonctionnaires du service des échanges cultu-
rels de la Direction générale des affaires culturelles et techniques, auquel
est rattachée l’Association française d’action artistique (AFAA) dirigée par

un compromis est trouvé entre partisans et détracteurs de Lifar : il revient seulement en tant que maître
de ballet et ne peut plus apparaître sur scène jusqu’en 1949. Henry Rousso, Le Syndrôme de Vichy, de
1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1990.
9. Archives Nationales de France (ci-après : AN), 19900035/81, Opéra national de Paris
Administration du personnel – dossier individuel de Yvette Chauviré (extraits), lettre de Chauviré à
l’Administrateur, 27 juillet 1947.
10. Le Jubilé commémore le regroupement en 1898, cinquante ans auparavant, de cinq quartiers
de New York (Manhattan, Bronx, Queens, Brooklyn, Richmond) en une seule entité.
11. Yvette Chauviré, Gérard Mannoni, Autobiographie, Strasbourg, Le Quai, 1997, p. 80 ; Claude
Bessy, La Danse pour passion, Paris, Jean-Claude Lattès, 2004, p. 42.
12. Claude Bessy, ibid.
13. Sophie Jacotot, Danser à Paris dans l’entre-deux-guerres, Lieux, pratiques et imaginaires des danses
de société des Amériques (1919-1939), Paris, Nouveau Monde, 2013, p. 14.
14. AMAE-La Courneuve, DGRCST, Échanges culturels 1948-1955, 554INVA185/3, lettre de
Seydoux au Ministre des Finances, 2e bureau, 18 juin 1948.

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François Seydoux, dont l’adjoint est Philippe Erlanger15. L’Association sert


d’interface entre la sphère politique (le MAE en France, le consul général
de France à New York, l’ambassadeur de France à Washington), le monde
artistique (l’Opéra de Paris) et les interlocuteurs commerciaux (Air France,
par exemple, quand il s’agit de négocier des billets d’avion à tarifs préfé-
rentiels, mais aussi l’imprésario Sol Hurok, désigné par la ville de New
York pour s’occuper de la logistique de la tournée). Du côté français,
cette tournée n’a pas d’imprésario, mais l’AFAA, agent public, agit comme
tel. Cela s’explique par la méfiance généralisée des hauts fonctionnaires
­français vis-à-vis des imprésarios commerciaux16.
Bien que moins amples, les tournées déjà organisées par l’Opéra servent
de carte de visite pour vanter les mérites de la troupe, notamment dans le
cadre des tensions qui entourent le choix de la compagnie à envoyer à
l’étranger. L’invitation de New York à l’Opéra de Paris tombe, en effet, en
même temps qu’une invitation adressée aux Ballets des Champs-Élysées de
Roland Petit, un concurrent direct17. Avec la petite compagnie qu’il vient
de monter, R. Petit représente la danse française néoclassique qui a su se
développer en dehors de l’orbite officielle de l’Opéra. Le comité de la ville
organisatrice du Jubilé veut aussi la faire venir mais après négociations,
seule l’invitation faite à l’Opéra fut confirmée18. La dimension performa-
tive du succès joue ici à plein et conforte l’Opéra, au moins dans la rhéto-
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rique employée, dans sa position, réelle ou fantasmée, de premier ballet
international. La communication n’est donc pas aisée, comme le révèle
Seydoux dans une de ses lettres au consul général de France à New York,
et engendre « ces fausses manœuvres » qui marquent des avancées et des
reculs19. Même pour une tournée qui pouvait sembler une affaire simple
au départ (la troupe reçoit une invitation et y répond), la négociation n’est
donc pas nécessairement un processus linéaire20. De plus, une concur-
rence s’établit aussi avec les autres compagnies de ballet aux États-Unis,

15. Le diplomate François Seydoux Fornier de Clausonne (1905-1981), en 1948, est le directeur
des Affaires d’Europe au MAE. Catherine Lanneau, L’Inconnue française : la France et les Belges franco-
phones, 1944-1945, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2008, p. 282. Philippe Erlanger est le directeur de
l’Association française d’action artistique entre 1938 et 1968 (abstraction faite des années 1940-1944 où
il est exclu de la fonction publique par le statut des juifs de 1940) ; il est l’une des chevilles ouvrières des
échanges artistiques français à l’étranger. C’est à lui que revient l’idée du Festival de Cannes en 1939.
16. AMAE-La Courneuve, DGRCST, Échanges culturels 1948-1955, 554INVA547,
« Participation du corps de ballet de l’Opéra au festival de Zurich », 1944-1949, rapport sur la prépara-
tion de la tournée à Zurich d’un corps de ballet de l’Opéra, juin 1944.
17. Ibid., 554INVA185/3, lettre de Seydoux au Consul général de France à New York, 16 janvier
1948. Les Ballets des Champs-Élysées (1945-1951) sont dirigés par Roland Petit et Janine Charrat.
La compagnie est très créative, développant des ballets qui ont compté, comme Le Jeune Homme et la
Mort en 1946 et révèle des danseurs comme Jean Babilée. Gérard Manonni, « Les ballets des Champs-
Élysées », in Dictionnaire de la danse 2008, pp. 32-33.
18. Ibid., lettre (la date, illisible, est placée entre les lettres du 15 janvier et du 28 février 1948) et
lettre du 23 février 1948.
19. Ibid., lettre du 28 avril 1948.
20. Ibid., 554INVA18, lettre d’Erlanger à Eudes, directeur des Ballets des Champs-Élysées,
23 juillet 1948.

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qui ­perçoivent l’Opéra de Paris comme un concurrent temporaire  mais


sérieux21. Début août, avant le départ de la compagnie, Seydoux confie ses
craintes à l’ambassadeur français à Washington. Sur place, elles se révélèrent
bientôt plus que fondées : comme nous le verrons, une jalousie exacerbée
par des conflits anciens éclate en cours de tournée.
Outre les rivalités et les incompréhensions du départ, le volet financier
est l’aspect le plus critique des négociations. La tournée ne devait pas être,
à l’origine, entièrement financée par le MAE22. Pour compléter la somme,
un « aspect commercial » est ainsi inclus dans le contrat signé avec la Ville
de New York qui renonce à son pourcentage sur les recettes, lequel ira à
l’Opéra. Cela ne manqua pas de soulever les critiques des opposants au
ballet, qui y virent un moyen de gagner de l’argent injustement23. New
York promet aussi la somme de 6 000 dollars pour couvrir une partie des
frais24. Cependant, le coût global fut particulièrement élevé et l’aide de
l’AFAA s’avéra nécessaire après la tournée. Conditionnée par les « brillants
résultats […] au point de vue de notre rayonnement intellectuel », cette
subvention de 3  500  000  francs est accompagnée d’un complément de
1 500 000 francs du fait de la hausse des « tarifs de transports »25.

Publicité, scène et dimension symbolique des négociations


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Pour garantir le succès d’une tournée, la publicité est importante. Elle
est l’un des aspects de sa préparation, de manière à assurer la vente des
billets, anticiper un éventuel échec et réaménager son itinéraire, le cas
échéant. Dans cette perspective, l’ambassade française de Washington met
sur pied une exposition intitulée A retrospective exhibit of the French Court
and Opera ballet (1851-1948), consacrée à l’histoire du ballet en France.
Celle-ci a lieu pendant la tournée et renforce son attrait26. À New York, la
même exposition se tient au consulat général de France, au numéro 934 de
la 5e avenue27. Elle montre une centaine de documents divers (pastels,
tableaux, livres, objets) dont la plupart viennent d’une collection pri-
vée, celle de Georges Chaffée, un professeur de danse et collectionneur

21. Ibid., lettre de Seydoux à l’Ambassade de Washington, 9 août 1948.


22. Un crédit de 5  millions (soit 106  000  euros actuels) au lieu des 10  millions demandés
(212 000 euros actuels) est accordé par la Commission permanente de l’action artistique, bibliothèque-
musée de l’Opéra (ci-après : la BMO), OPERA.ARCH 20/125, Administration, Correspondance
avec l’Action Artistique (1945 à 1965), 1946-1950, lettre de l’AFAA à Hirsch, 6 décembre 1947.
23. AMAE-La Courneuve, DGRCST, Échanges culturels 1948-1955, 554INVA185/3, lettre de
Seydoux au Consul général de France à New York, 13 avril 1948.
24. Ibid., 4 janvier 1949. 6 000 $ de 1948 correspondent à près de 60 000 $, soit près de 44 000 €
actuels. Site du Bureau of Labor Statistics, www.data.bls.gov, consulté en mai 2014.
25. Ibid., lettre d’Erlanger à Hirsch, 19 février 1949.
26. Ibid., lettres de Seydoux au Consul général de France à New York, 12 octobre 1948, et du
Service des échanges artistiques à Georges Hirsch, 1er septembre 1948.
27. John Martin, « Paris Opera Ballet gets city’s greeting », The New York Times, 21 septembre
1948, p. 31.

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f­ rançais installé aux États-Unis28. L’événement s’accompagne d’une publi-


cité que le chargé d’affaires n’hésite pas à qualifier d’« efficace » 29. Selon
ses dires, elle contribuerait également à faire vendre les places pour les
spectacles. S’agissant d’un rapport diplomatique, l’information doit être
prise avec une certaine prudence car revendiquer pareille efficacité per-
met au diplomate de prouver qu’il « fait bien » son travail, sans que nous
ayons le moyen de le vérifier. La tournée s’accompagne également de la
publication d’un programme, dont nous n’avons pas d’exemplaire, mais
dont le contenu peut être reconstruit grâce aux sources diplomatiques.
L’édition en a été coordonnée par l’imprésario américain Sol Hurok, qui
s’est servi d’un matériau photographique envoyé par l’Opéra30. La cible
est probablement la haute société américaine, les francophones, les artistes
et les amateurs de ballets31.
Le choix de la scène est un sujet sensible. Le directeur du service des
échanges culturels accorde la plus grande importance à la qualité et au
prestige du lieu de la représentation. Seydoux essaye d’obtenir que l’Opéra
puisse se produire au Metropolitan Opera, la salle la plus connue de New
York, et non pas au City Center, plus petit. Il demande de « faire l’impos-
sible » pour danser au Metropolitan : la compagnie ne peut pas apparaître
comme une troupe de seconde zone32. Malgré ces pressions, l’Opéra dansa
bien au City Center et les Ballets russes de Monte-Carlo, dont la saison est
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concomitante, au Metropolitan33. Les impératifs de réservation des théâtres
et leur planification à long terme ont eu, dans ce cas, la priorité sur les
demandes politiques.
À l’aspect politique  se mêlent des aspects financiers et logistiques :
apparaître sur la plus grande scène de New York, c’est pouvoir, pragmati-
quement, installer les décors adéquats au plus près de ce qui se fait à Paris
et faire danser les quarante-cinq danseurs prévus34. Mais c’est aussi, au-delà
de la dimension matérielle, démontrer que l’Opéra de Paris occupe la pre-
mière place mondiale. Car l’Opéra est là pour représenter la France à travers
un médium, le ballet. Tout doit concourir à donner l’image la plus positive
du corps de ballet à l’étranger, jusque dans les transports utilisés pour venir
à New York. C’est bien dans des avions de la compagnie nationale française,
Air France, que la troupe partira car ses membres « sont envoyés à l’étranger

28. S.H., « Art show covers 360 years in Paris », The New York Times, 21 septembre 1948, p. 25.
29. AMAE-La Courneuve, DGRCST, Échanges culturels 1948-1955, 554INVA185/3, lettre
d’Armand Bérard, chargé d’Affaires aux États-Unis, à la Direction générale des relations culturelles,
27 septembre 1948.
30. Ibid., lettre d’Erlanger, Direction générale des relations culturelles, à Georges Hirsch,
Administrateur de la Réunion des théâtres lyriques nationaux (RTLN), 26 avril 1948.
31. « Notables to attend bow of Paris troupe », The New York Times, 19 septembre 1948, p. 75.
32. AMAE-La Courneuve, DGRCST, Échanges culturels 1948-1955, 554INVA185/3, lettre de
Seydoux au Consul général de France à New York, 28 avril 1948.
33. John Martin, « Ballet Russe list contains old and new names », The New York Times, 5 sep-
tembre 1948, p. 159.
34. Le Monde, 2 septembre 1948, p. 6.

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en “tournée officielle”35 ». Ambassadeurs culturels de choix pour la France,


les danseurs eux-mêmes se doivent d’être agréables avec le public en dehors
de la scène, souriants et polis dans les manifestations qui leur sont réservées,
comme les réceptions dans les ambassades. Ils sont scrutés par les médias, par
le public qui vient les voir, des fanatiques de ballet aux hommes politiques,
artistes et mondains américains, « l’élite36 ». C’est l’image de la France qu’ils
portent sur leurs épaules : ils sont non seulement des danseurs en tournée,
mais des représentants officiels de leur pays.
L’aspect propagandiste de la diplomatie culturelle ne peut être ignoré
car cette tournée est promue par les plus hautes instances de l’État pour
« le rayonnement » français37. Louis Joxe, qui dirige à l’époque les relations
culturelles au MAE, met en avant dans sa correspondance avec le directeur
général de l’Office des changes38. « Servir l’art français » est un leitmotiv
dans l’ensemble des sources ; il s’agit de contrebalancer l’influence amé-
ricaine grandissante en Europe. L’influence culturelle américaine a été
dénoncée bien avant le Plan Marshall par des intellectuels français qui, déjà
dans les années 1930, craignaient une perte d’identité39. La « Frenchness »
serait en danger face à l’américanisation galopante dont parle Richard
Kuisel, conçue à la fois comme une menace et un défi pour les contem-
porains40. Même si cela coûte cher, la chance de faire danser la première
scène « nationale » doit donc être saisie à tout prix selon les diplomates
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français, d’autant plus qu’un gros travail a été fait pour relever la troupe
et l’orchestre depuis la fin de la guerre41. La dimension performative est
récurrente dans les sources administratives et diplomatiques mais aussi dans
la presse, avant, pendant et après la tournée42.

35. AMAE-La Courneuve, DGRCST, Échanges culturels 1948-1955, 554INVA185/3, lettre de


Joxe au Directeur d’Air France, 16 juillet 1948.
36. « Le ballet de l’opéra a fait ses débuts à Chicago », Le Figaro, 21 septembre 1948, p. 4.
37. Les expressions « rayonnement », « rayonnement de la France », « rayonnement français » sont
récurrentes : BMO, OPERA.ARCH.20/124 Administration, Rapports avec l’Assemblée Nationale,
1951-1964, note sur le « rayonnement à l’étranger », mars 1954 ; AMAE-La Courneuve, DGRCST,
Échanges culturels 1948-1955, 554INVA185/3, lettre d’Erlanger à Hirsch, 19  février 1949. Cette
expression résonne avec la tradition centralisée de la culture en France, et notamment avec le règne du
Roi Soleil, restée ancrée dans la « mémoire collective » et la « mémoire discursive », comme l’explique
Sophie Moirand dans « Discours, mémoires et contextes : à propos du fonctionnement de l’allusion
dans la presse », CORELA - Cognition, discours, contextes, université de Poitiers, 1er novembre 2007.
38. AMAE-La Courneuve, DGRCST, Échanges culturels 1948-1955, 554INVA185/3, lettre de
Joxe au Directeur général de l’Office des changes, 15 juillet 1948.
39. Victoria de Grazia, Irresistible Empire: America’s Advance through 20th Century Europe, Cambridge,
Cambridge University Press, 2005 ; Richard Kuisel, Seducing the French: the Dilemma of Americanization,
Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1993 ; Daniel Horowitz, The Anxieties of
Affluence, Critiques of American Consumer Culture, 1939-1979, University of Massachusetts Press,
Amherst, 2004.
40. Richard Kuisel, ibid., p. xii. ; du même auteur, « L’américanisation de la France (1945-1970) »,
Les Cahiers du Centre de recherche historique, n° 5, 1990, pp. 1-6.
41. AN, 19930357/1, Direction de la musique et de la danse, Opéra de Paris, 1907-1984, Adm.
générale de la RTLN, 1946-1965, lettre de Hirsch, Administrateur de l’Opéra de Paris, à Jaujard,
Directeur général des Arts et Lettres, 8 juin 1948, p. 1.
42. AMAE-La Courneuve, DGRCST, Échanges culturel, 1948-1955, 554INVA185/3, lettre de
Joxe au Directeur général de l’Office des changes, 15 juillet 1948.

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42 Stéphanie Gonçalves

LE DÉROULEMENT DE LA TOURNÉE : QUARANTE-CINQ DANSEURS


FRANÇAIS EN AMÉRIQUE DU NORD

L’itinéraire

Outre New York (13 jours), la tournée passe par Montréal (8 jours),


Chicago (5 jours), Philadelphie (2 jours), Richmond (1 jour) et Washington
(2 jours) ; elle dure au total plus de six semaines en comptant une semaine
de voyage à l’aller et au retour en bateau et les trajets entre les villes concer-
nées43. Le départ de la troupe, qui se déroule en fanfare fin août 1948, est
suivi par la presse  et relaté dans les témoignages des danseurs44. « Nous
devions prendre le bateau à Liverpool, témoigne Yvette Chauviré, et
tout commença donc par un grand départ collectif, Gare du Nord, avec
­journalistes et photographes45. »
À New York, les danseurs se révèlent des passeurs culturels. Les dan-
seurs ayant besoin de suivre chaque jour une classe de danse, ils prennent
des cours avec des professeurs américains et apportent, à leur tour, leur
expérience et leur tradition européenne, s’imprégnant des nouveautés,
échangeant des techniques, dialoguant par leur corps :
La solidarité entre danseurs français et américains existe et le bouche-à-oreille
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marche à plein. Sur les conseils de nos camarades nous nous gavons de cours, à
l’American Ballet Theatre, chez Balanchine, à Broadway. À cette époque, nous
partions en tournée sans professeurs, chacun s’arrangeait pour attraper un cours
au vol46.
L’accueil dans toutes les villes de la tournée est particulièrement
enthousiaste et les salles sont combles. À Montréal, Chicago et New York,
il est digne des plus grandes stars. La tournée est aussi un moment de
rencontres entre des artistes français qui se produisent à l’étranger. Une
réception est organisée pour les danseurs à la résidence du consul général
de France au Canada le 15 septembre. S’y trouvent aussi Édith Piaf et les
Compagnons de la chanson, en tournée en Amérique du Nord. On fête
donc non seulement « l’énorme succès » du spectacle de ballet, au terme
duquel les danseurs ont été rappelés huit fois, mais aussi l’art français en
général47. À Chicago, un bus à deux étages parcourt la ville avec, sur
chacun de ses flancs, de grandes affiches célébrant la venue de l’Opéra ; à
New York, la troupe parcourt la ville, toutes sirènes hurlantes, « ­précédé[e]

43. Idem.
44. « Les Spectacles », Le Monde, 27  août 1948, en ligne : www.lemonde.fr, site consulté en
avril 2014.
45. Yvette Chauviré, Gérard Mannoni, op. cit., p. 80.
46. Ibid., p. 43.
47. Le Figaro, 16 septembre, p. 4 ; « La première représentation de l’Opéra de Paris à Montréal a
été un triomphe », Le Figaro, 16 septembre, p. 4.

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Ballet, politique et diplomatie culturelle 43

de la police motorisée avec fanion tricolore48 ». New York apparaît bel et


bien pour les danseurs parisiens comme un rêve américain où l’on peut se
« gaver » de cours, ce qui n’est pas le cas dans les autres villes où s’arrête
la tournée49. Les danseurs sont d’ailleurs en terrain connu car ils ont déjà
travaillé avec Georges Balanchine qui les a entraînés à l’Opéra en 1947,
avant le retour de Lifar50. En revanche, la ville, parée de décorations pour
le Jubilé, est une découverte et leur procure un réel plaisir. Les festivités
ont commencé en juin avec un défilé de 45 000 travailleurs intitulé New
York at Work 51. Les spectateurs peuvent voir des défilés de mode célébrant
les créations locales, une parade aérienne à l’aéroport d’Ildewild inau-
gurée en présence du président américain Harry Truman, des spectacles
et des expositions diverses, notamment sur l’arme atomique, qui ont réuni
plus d’1,5 million de spectateurs52. Une danseuse attire en particulier les
regards américains : Yvette Chauviré, connue grâce à un film à succès aux
États-Unis, La Mort du cygne, sorti en 193753. La tournée est bel et bien
une consécration pour l’Étoile : elle fera la « une » du 4e numéro de Paris-
Match, en avril 194954. Elle a des aspects positifs pour les carrières indivi-
duelles, mais impose un rythme soutenu aux danseurs dans leur double
rôle d’artistes et d’ambassadeurs culturels de la France. La presse améri-
caine les montre, par exemple, dans leur quotidien, participant à des repas
officiels, des réceptions à l’ambassade de France sur la 5e Avenue ou dans
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d’autres lieux comme le City Hall de New York55. Yvette Chauviré évo-
que « l’épuisement » et le rythme intense des spectacles qui s’enchaînent :
trois ballets par soir durant les six semaines de la tournée, sans compter la
fatigue des trajets de ville en ville56.

48. Le Monde, 23 septembre 1948, p. 6.


49. Claude Bessy, op. cit., p. 43.
50. Balanchine incarne le ballet néoclassique à l’époque et est à la tête de sa jeune compagnie du
New York City Ballet. Il a été appelé pour quelques mois à l’Opéra en 1947 par Georges Hirsch, le
directeur de la Réunion des théâtres lyriques nationaux. Il redynamise la troupe, dont le moral est en
berne, et crée ou amène quatre ballets qui sont encore au répertoire aujourd’hui : Sérénade, Apollon
musagète, Le Baiser de la fée et Le Palais de cristal. Cette période est essentielle pour la formation des
danseurs français d’après-guerre.
51. « Parade to picture the city’s growth », The New York Times, 7 juin 1948, en ligne : www.
nytimes.com, site consulté en mai 2014.
52. La captation radiophonique de la cérémonie accompagnant la parade aérienne est en ligne sur
le site de la radio publique de New York, WNYC : www.wnyc.org, site consulté en mai 2014 ; « New
York’s jubilee exhibit visited by 1 500 000 », New York Herald Tribune, 24 septembre, p. 6 ; Michael
Miscione, « When the city celebrated itself : 1948 New York City golden jubilee », Historic District
Council.org, Conseil historique des communes de la ville de New York, en ligne sur www./hdc.org,
site consulté en mai 2014.
53. Film de Jean Benoît-Lévy (1937) inspiré de la nouvelle éponyme de Paul Morand. Bernard
Gaston-Chéreau, « New York reçoit avec éclat le corps de ballet de l’Opéra », Le Figaro, 22 septembre
1948, p. 4.
54. Paris-Match, n° 4, avril 1949.
55. John Martin, « Paris Opera Ballet gets city’s greeting », The New York Times, 21 septembre
1948, p. 31.
56. Yvette Chauviré, Gérard Mannoni, op. cit., p. 80.

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44 Stéphanie Gonçalves

La réaction de la presse américaine

La presse américaine et en particulier le critique du New York Times,


John Martin, rejette le classicisme de l’Opéra de Paris et surtout la person-
nalité de Lifar, le « bad boy » du ballet57. Le critique juge inintéressantes ses
chorégraphies : « en termes chorégraphiques, il n’y a rien à ­recommander »,
les ballets sont « démodés » 58. Il revient régulièrement sur le problème de la
taille de la scène, que la diplomatie française avait bien anticipée : la scène
du City Center, trois fois plus petite que celle du Palais Garnier à Paris,
ne convient pas à la troupe, et deux ballets doivent être annulés, Les Deux
Pigeons et Escale59.
Au-delà de l’évocation de l’amitié franco-américaine60, la tournée a sa
part d’ombre. Le ballet est rapidement rattrapé par la même controverse
qu’à Paris : la place de Lifar et la légitimité de sa participation au ballet et
à la tournée qui « gâche une rencontre internationale et cordiale61 ». Les
débats politiques du Paris d’après-guerre s’exportent de l’autre côté de
l’Atlantique. Les danseurs, une fois de plus témoins des réactions que sus-
cite Lifar, cherchent à protéger leur « Maître », évoquant principalement
les rivalités artistiques avec Balanchine et les Ballets de Monte-Carlo qui
dansent en même temps au Metropolitan. « Cabale », « manifestations »,
« articles très agressifs »62 : Lifar, vu comme un collaborationniste, cristallise
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l’hostilité des artistes, des journalistes américains et même de l’imprésario
de la tournée63. Le maître de ballet se fait alors discret pour éviter de mettre
de l’huile sur le feu et ne réapparaît plus sur scène après le premier soir64.
La presse américaine témoigne de la tension ambiante en se faisant égale-
ment l’écho de manifestations qui le prennent pour cible et de la réaction
des autorités locales qui bloquent l’accès du City Center aux manifestants
pour protéger la troupe.
C’est que Lifar collectionne les rivaux dans le monde du ballet : trois
compagnies expriment leur hostilité à son égard à New York, à commen-
cer par des anciens de la troupe du colonel de Basil. Celui-ci, ex-officier
de l’armée impériale russe, a créé une troupe de Ballets russes, Les Ballets
russes de Monte-Carlo, après la mort de Diaghilev en 193265. Lifar a dansé
pour lui lors d’une longue tournée en Australie, de décembre 1939 à sep-
tembre 1940. Mais il a abandonné la troupe et, sans honorer son contrat,

57. Sol Hurok, Impresario, New York, Random House, 1946, p. 210.
58. John Martin, « Paris Opera gives ballet by Lifar », The New York Times, 24 septembre 1948,
p. 30, et « New works given by dance groups », The New York Times, 27 septembre 1948, p. 26.
59. Idem.
60. Le premier soir, le maire de New York, O’Dwyer, reçoit la croix de la Légion d’honneur par
le consul général de France, M. Chancel. John Martin, « Paris Ballet bows at city center », The New
York Times, 22 septembre 1948, p. 38.
61. John Martin, « Paris Ballet bows… », ibid, p. 38.
62. Yvette Chauviré, Gérard Mannoni, op. cit., p. 80.
63. Pour un portrait de Lifar en collaborationniste doublé d’un traître : Sol Hurok, op. cit., p. 215.
64. Claude Bessy, op. cit., p. 43 ; John Martin, « Paris Ballet bows… », op. cit., p. 38.
65. Nathalie Lecomte, « Basil, colonel Wassili de », in Dictionnaire de la danse 2008, pp. 38-39.

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Ballet, politique et diplomatie culturelle 45

a  regagné Paris où l’attirent de nouvelles opportunités de travail66. Ce


départ imprévu d’un premier danseur en cours de tournée déstabilise la
troupe et le directeur de la compagnie, ce qui justifie une rancune per-
sistante à son égard. La rivalité avec la troupe du marquis de Cuevas, un
ancien aussi des Ballets russes, n’est pas non plus à négliger car le bal-
let de l’Opéra de Paris vient lui faire concurrence. Les relations tendues
entre Cuevas et Lifar culminèrent quelques années plus tard dans un duel à
l’épée, le 30 mars 1958, à propos d’un désaccord sur la reprise par Cuevas
du ballet de Lifar Suite en blanc67. Enfin, à New York explose aussi une
vieille inimitié avec Balanchine qui, craignant l’arrivée sur son territoire de
son rival historique, accuse Lifar d’avoir usurpé sa place à l’Opéra de Paris
après la fin des Ballets russes ainsi qu’en 1947.
Ces rivalités artistiques trouvent un terrain idéal en associant à l’hos-
tilité personnelle de certains artistes contre Lifar la réprobation collective
suscitée par la Collaboration. Certes, l’ambiance n’est pas aussi électrique
qu’à Paris : même s’il est difficile de chiffrer les manifestants, il s’agit proba-
blement de quelques dizaines de personnes, alors qu’à Paris, plus d’une cen-
taine de personnes manifestaient en octobre 1947. Mais on assiste bel et bien
à des démonstrations personnelles contre Lifar autant que contre la culture
française qu’il représente, car il est devenu le symbole de la c­ollaboration
culturelle68.
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CONCLUSIONS : LA DIPLOMATIE CULTURELLE AU PRISME DE LA POLITIQUE
D’APRÈS-GUERRE

Le risque d’échec de la tournée était réel : l’exportation des ten-


sions politiques françaises et d’une rivalité artistique forte entre plusieurs
compagnies représentait une menace majeure, probablement sous-estimée
au départ. Les rapports des diplomates français constituent une source pré-
cieuse pour l’historien qui étudie la diplomatie culturelle, mais ne sont
pas sans comporter des biais. La vision top-down qui loue le succès de la
tournée de manière inconditionnelle doit être mise en perspective avec

66. Florence Poudru, op. cit., pp. 35, 135 ; « Ballet russes australian tours (1936-1940) », dis-
ponible en ligne sur les archives de la National Library of Australia (www.nla.gov.au), site consulté en
septembre 2015.
67. Florence Poudru, op. cit., pp. 47, 171. Lifar est touché à l’avant-bras et le duel se termine dans
des embrassades. L’un des témoins de Cuevas n’est autre que Jean-Marie Le Pen, bandeau sur l’œil.
L’épisode a été très commenté par la presse et la télévision nationale et internationale de l’époque. « Le
différend Lifar-Cuevas », Le Monde, 28 mars 1958, consultable dans les archives en ligne du quotidien,
consulté le 17 septembre 2014 ; W. Granger Blair, « Marquis Pinks dancer in a ballet with swords on
the field of honor », The New York Times, 31 mars 1958, p. 1 ; vidéo en ligne sur les archives Pathé,
« Cuevas-Lifar duel », British Pathé (www.britishpathe.com), site consulté en septembre 2014.
68. « Ballet of Paris Opera draws big New York crowd », New York Herald Tribune, 23 septembre
1948, p. 5.

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46 Stéphanie Gonçalves

son bilan réel69. Les notes diplomatiques sont centrées sur son triomphe,
sans omettre tout de même « l’épisode Lifar ». Mais les diplomates pré-
fèrent passer sous silence la question politique de la collaboration et mettre
en avant la rivalité artistique entre le ballet de l’Opéra et les compagnies
locales, se réfugiant derrière le thème d’une « cabale » contre Lifar, comme
le font une partie des danseurs qui soutiennent le maître de ballet70. La cri-
tique américaine, considérée comme « partiale », n’est pas avalisée par les
diplomates. Il n’est cependant pas aisé de « mesurer » l’efficacité réelle du
ballet en tournée, même si tous les billets ont été vendus71.
Cette tournée de 1948, bien qu’exceptionnelle à plusieurs titres, l’a
aussi été sur le plan financier : le déficit final s’élève à 21 502 000 francs,
soit quatre fois plus que la somme qu’avait accordée l’AFAA dans un pre-
mier temps72. Mais, lors du bilan de la saison, la tournée occupe une place
essentielle dans la valorisation de la troupe en France et à l’étranger. Bien
plus qu’une troupe de ballet en tournée, c’est l’identité française tout
entière et la volonté de conquête culturelle « et civilisatrice », qui sont en
jeu73. Se comparer aux autres troupes de ballet est une évidence : le Royal
Ballet anglais n’est pas encore allé aux États-Unis et l’Amérique apparaît,
après l’accueil réservé à la troupe de l’Opéra par Balanchine et les autres
compagnies, comme une concurrente dont il faut se méfier.
Il n’y a pourtant pas de repos pour la troupe du ballet de l’Opéra. Dès
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le lendemain de son retour et malgré le décalage horaire, le ballet dansa
au Palais de Chaillot pour l’assemblée des Nations Unies, avec un pro-
gramme reprenant les mêmes ballets que ceux joués à New York, Suite
en Blanc, Divertissement, Guignol et Pandore. Cette fois, les Nations Unies,
donc le monde entier, voient la compagnie sur son propre terrain, loin de
la concurrence américaine. L’URSS n’entra qu’à partir de mai 1954 dans la
boucle des tournées internationales et la véritable Guerre froide du ballet
s’amorça alors74.

Stéphanie Gonçalves
Fonds national de la recherche scientifique
Université libre de Bruxelles

69. Danielle Fosler-Lussier, Music in America’s Cold War Diplomacy, Berkeley, University of
California Press, 2015.
70. AMAE-La Courneuve, DGRCST, Échanges culturels 1948-1955, 554INVA185/3, tél.
n° 257, Consulat de France à New York à MAE, 27 septembre 1948.
71. Ibid., lettre d’Armand Bérard, chargé d’affaire de France aux États-Unis, à la Direction
générale des affaires culturelles, 17 septembre 1948.
72. BMO, OPERA.ARCH 20/120, Admin. Référés de la Cour des Comptes n° 9939, 9941,
9943, 9947, au Ministre de l’Éducation nationale, 30 mai 1952. Selon le convertisseur de l’INSEE,
cela correspondrait aujourd’hui à environ 458 000 euros : « Calcul du pouvoir d’achat » consultable sur
le site de l’Institut national de la statistique et des études Economiques (www.insee.fr), site consulté
en juin 2014.
73. AN, 19930357/1, note/bilan 1947-1948, p. 7.
74. Cet article est issu d’un chapitre de notre thèse, ici raccourci et remanié. Pour des précisions
sur cet épisode, se référer à : Stéphanie Gonçalves, La Guerre des étoiles, Danser pendant la guerre froide
(1945-1968), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017 (sous presse).

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