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Cahiers d’études africaines 

198-199-200 | 2010
50 ans

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/etudesafricaines/14132
DOI : 10.4000/etudesafricaines.14132
ISSN : 1777-5353

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 20 novembre 2010
ISBN : 978-2-7132-2252-8
ISSN : 0008-0055

Référence électronique
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010, « 50 ans » [En ligne], mis en ligne le 26 novembre 2010,
consulté le 21 avril 2022. URL : https://journals.openedition.org/etudesafricaines/14132 ; DOI : https://
doi.org/10.4000/etudesafricaines.14132

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© Cahiers d’Études africaines


1

INTRODUCTION DE LA PUBLICATION
L’année 1960, date de la fondation des Cahiers d’Études africaines par Georges Balandier,
fournit un bon repère pour cadrer l’évolution de l’africanisme jusqu’à son
aboutissement actuel. Le continent africain, de même que l’ensemble des pays du Sud,
représentait à cette époque un espoir de libération pour la totalité de la planète. Dans
ce contexte, les Cahiers offraient une articulation entre engagement politique et
pratique scientifique. Étaient privilégiées l’historicité et la contemporanéité des
situations africaines résultant essentiellement de la colonisation.
Les années 1970-1980 marquent toutefois une inflexion dans le champ des études
africanistes, inflexion dont on trouve un écho dans les Cahiers avec de nouveaux thèmes
comme l’histoire, les femmes, la santé. La grande nouveauté des années 1990 réside
dans l’ouverture des Cahiers au Maghreb et à ce que l’on a désormais coutume de
nommer les « diasporas noires des Amériques ».
Cet effort de renouvellement et d’ouverture se poursuit au cours des années 2000. Ce
numéro triple, dirigé par Jean-Loup Amselle, invite à revenir non seulement sur les
enjeux auxquels, depuis cinquante ans, l’africanisme est confronté mais aussi à
questionner aujourd’hui notre rapport à l’Afrique. Ce qui a motivé la constitution du
champ d’études africanistes, de l’« aire culturelle » africaine, et donc la création du
« Centre d’études africaines » ainsi que des Cahiers d’Études africaines, soit la perception
d’une différence radicale entre l’Europe et l’Afrique, pourrait bien être au contraire
l’espace d’un lieu commun. Ne convient-il pas de concevoir l’Afrique comme un miroir
ou un analyseur de notre propre modernité, au sens le plus global de ce terme ?

Nous ne publions ici que le sommaire du numéro triple édité à l’occasion du cinquantenaire des
Cahiers d’études africaines. Les résumés des contributions sont proposés en libre accès sur
Cairn, de même que leur texte intégral, disponible moyennant abonnement et accès payant.

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SOMMAIRE

Présentation du premier numéro des Cahiers, janvier 1960


Fernand Braudel

Au fil des Cahiers


Jean-Loup Amselle

Disciplines

L’expérience de l’ethnologue et le problème de l’explication


Georges Balandier

Au cœur de l’Afrique
Françoise Héritier

L’Afrique comme pictogramme


Un continent souvent réduit à ses contours
Eloi Ficquet

Le culturalisme traditionaliste africaniste


Analyse d’une idéologie scientifique
Jean-Pierre Olivier de Sardan

Cardinal Directions
Africa’s Shifting Place in Early Modern European Conceptions of the World
Robert Launay

L’osmose des regards


Anthropologues et historiens au prisme du terrain
Mamadou Diawara

Réinventer les ruralités


La diaspora burkinabé en Italie dans la reconfiguration des territoires ruraux : l’exemple de Beguedo
Benoit Hazard

Africanismes

Dernière séance
Emmanuel Terray

Pluridisciplinarité et naissance de l’histoire africaine de langue française


Les Cahiers d’Études africaines 1960-1976
Catherine Coquery-Vidrovitch

Passer en revue ou être de la revue ?


Les cheminements périodiques d’un anthropologue africaniste
Jean Copans

Une « Afrique fantôme » ?


L’Éthiopie, les études éthiopiennes et la Corne de l’Afrique dans les Cahiers d’Études africaines
Alain Gascon

Le Mali, un puits tari de l’africanisme ?


Anne Doquet

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3

Une « voie ignorée » des études africaines d’Alain Locke à Melville Herskovits et Ralph
Bunche
Anthony Mangeon

Afriques

Approche des « Amériques noires »


De la sociologie à l’anthropologie des sociétés métissées
Marie-José Jolivet

« Question noire » et mémoire de l’esclavage


Michel Giraud

Une forme d’africanisation au Brésil


Les quilombolas entre recherche anthropologique et expertise politico-légale
Véronique Boyer

L’Afrique a-t-elle perdu le Nord ?


Le Maghreb et ses dichotomies coloniales
Mustapha El Qadéry

Postcolonialismes

L’ontologie négative de l’Afrique


Remarques sur le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar
Charles Kounkou

Quelque chose de pourri dans le post-empire


Le fétiche, le corps et la marchandise dans le Mémorial de Brazza au Congo
Florence Bernault

Le Mausolée Brazza, corps mystique de l’État congolais ou corps du « négatif »


Joseph Tonda

Intersections et trajectoires
Les études francophones et la théorie postcoloniale
Dominic Thomas

L’Afrique peut-elle être « décrochée » de l’Occident ?


Jean-Loup Amselle

Religions

Espace et sacralité
Marc Augé

Ceci n’est pas une confrérie


Les métamorphoses de la muridiyya au Sénégal
Jean-Pierre Dozon

La preuve de Dieu par les Pygmées


Le laboratoire équatorial d’une ethnologie catholique
André Mary

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4

L’islam au sud du Sahara. Une saison orientaliste en Afrique occidentale


Constitution d’un champ scientifique, héritages et transmissions
Jean-Louis Triaud

Quand ethnologue et imam croisent leurs plumes


Récit d’un voyage au pays de l’anthropologie collaborative
Marie Miran

Politiques, humanitaire et médias

Un dimanche à Kissidougou
L’humanitaire et l’Afrique du postcolonial au global
Michel Agier

L’Afrique à l’écoute
La France, l’Afrique et la radio mondiale
Thierry Perret

Victimes à tout jamais. Les enfants et les femmes d’Afrique


Rhétoriques de la pitié et humanitarisme spectacle
Michela Fusaschi

La culture visuelle au sud du Sahara


Jean-Paul Colleyn

Les biens publics mondiaux


Claude Freud

Arts, langues, littératures

Imaginaire collectif des Katangais au temps de la désindustrialisation. Regard du dedans et


regard d’en dehors
La photographie de Sammy Baloji et le rap de Baloji Tshiani
Bogumil Jewsiewicki

Singeries au Congo
Nicolas Martin-Granel

Des immigrés aux artistes africains parisiens


Une migration sémantique récente
Abdourahman A. Waberi

De l’Afrique des langues à l’Afrique des discours


Les voix du langagiaire
Cécile Canut

Africanisme français et littératures africaines


Continuités et discontinuités
Kusum Aggarwal

Les arts au creuset de la pensée congolaise contemporaine


Jean-Luc Aka-Evy

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Présentation du premier numéro


des Cahiers, janvier 1960
Fernand Braudel

1 C’est avec le plus grand plaisir que j’écris ces quelques mots de présentation pour les
Cahiers d’Études africaines à qui je souhaite longue vie et prospérité 1. Ils mettent en cause
l’Afrique Noire, cet univers en mouvement, aussi digne d’intérêt intellectuel que
d’intérêt humain en raison des progrès accomplis et des précieux héritages conservés.
Les Cahiers se proposent de préciser tout à la fois les visages anciens et les visages
nouveaux du Continent Noir. Une grande expérience humaine y est en cours. Peut-être,
n’ayant pour le bien comprendre qu’une vive sympathie et quelques souvenirs d’escales
rapides — et non pas l’irremplaçable et multiple formation d’un « africaniste » — ai-je
tendance à voir ces problèmes trop simples et trop nets. Mais j’en perçois, comme tous
les spectateurs de bonne foi, la magnifique grandeur. J’écrivais, il y a quelques mois,
dans l’Encyclopédie française : « Aujourd’hui il y a quelque chose de changé dans l’Afrique
Noire : c’est, tout à la fois, l’intrusion des machines, la mise en place d’enseignements,
la poussée de vraies villes, une moisson d’efforts passés et présents, une
occidentalisation qui a fait largement brèche, bien qu’elle n’ait certes pas pénétré
jusqu’aux moelles ; les ethnographes amoureux de l’Afrique Noire, comme Marcel
Griaule, le savent bien. Mais l’Afrique Noire est devenue consciente d’elle-même, de sa
conduite, de ses possibilités. Dans quelles conditions ce passage s’opère-t-il, au prix de
quelles souffrances, avec quelles joies aussi, vous le sauriez en vous y rendant. » Vous le
saurez aussi en lisant nos Cahiers : « […] Au fait, si j’avais à chercher une meilleure
compréhension de ces difficiles évolutions culturelles, au lieu de prendre comme
champ de bataille et d’expérience, les derniers jours de Byzance, je partirais vers
l’Afrique Noire. Avec enthousiasme. » Le lecteur verra que cet enthousiasme, ce besoin
de connaître, de comprendre et d’aimer anime ces Cahiers présentés avec le concours de
la VIe Section de l’École pratique des hautes études. Ils réunissent dans une tâche
fraternelle les africanistes français, mais aussi les africanistes du monde désireux de
collaborer à une œuvre désintéressée de science et de vérité. Le programme, raison
d’être de cette œuvre et de notre maison, est une fois de plus de grouper les
spécialistes, de les rapprocher les uns des autres dans un effort commun de recherche.

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En Afrique Noire, comme ailleurs, la réalité humaine, dans nos images, ne prend son
relief entier, qu’éclairée de tous les côtés à la fois. La géographie, l’histoire, la
démographie, l’anthropologie, l’économie, l’enquête sociale seront présentes au
rendez-vous. Le programme des Cahiers est une somme coordonnée de recherches, une
multiplicité voulue d’éclairages. Un beau, un nécessaire programme.

NOTES
1. Nous avons tiré cet article du premier numéro des Cahiers d’Études africaines (1960,
no 1).

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Au fil des Cahiers


Jean-Loup Amselle

1 Cinquante ans après les indépendances africaines que sont nos amours africaines
devenues ? Telle est la formule qui pourrait peut-être rendre compte du désarroi dans
lequel sont plongés un certain nombre d’africanistes de ma génération, et que je
ressens moi-même. L’année 1960, date de la fondation des Cahiers d’Études africaines par
Georges Balandier, fournit un bon repère pour cadrer l’évolution de l’africanisme
jusqu’à son aboutissement actuel. C’est à la fin des années 1950 et au début des années
1960, en effet, que l’africanisme, sous la houlette de Georges Balandier, prend
pleinement son essor avec la fondation en 1958 du « Centre d’études africaines » de la
VIe section de l’École pratique des hautes études ( EPHE, l’ancêtre de l’EHESS) et la création
du certificat de sociologie de l’Afrique noire à la Sorbonne en 1962.
2 Je me souviens, à cette époque, avoir déserté l’enseignement poussiéreux dispensé par
l’Institut d’ethnologie du Musée de l’Homme pour aller écouter, à la VIe section de
l’EPHE, Georges Balandier, dont on disait alors qu’il traitait des problèmes de l’Afrique
contemporaine, et non d’une Afrique figée dans la tradition. C’était en effet une
véritable bouffée d’air mettant l’accent sur le politique, l’histoire et le religieux, il
parlait à notre esprit et surtout à notre cœur de militants tiers-mondistes luttant pour
l’indépendance de l’Algérie, puis de celles du Vietnam, du Laos et du Cambodge. De ce
séminaire de l’EPHE dirigé par Georges Balandier, est issue une bonne partie de
l’anthropologie actuelle et surtout la quasi-totalité des africanistes chevronnés. Ce fut
un âge d’or de l’africanisme parce que cette spécialité des sciences sociales adossée à
une aire culturelle, et non une discipline, correspondait à une période historique
précise, celle de l’émancipation du Tiers-Monde et de l’accession des pays africains à
l’indépendance. Le continent africain, de même que l’ensemble des pays du Sud,
représentait à cette époque un espoir de libération pour la totalité de la planète. Dans
ce contexte, les Cahiers offraient une articulation entre engagement politique et
pratique scientifique, et il n’est que de feuilleter les premiers numéros de la revue pour
s’en assurer. De grands noms prestigieux y figurent : ceux de Fernand Braudel qui
présente le premier numéro de la revue, Max Gluckman, Denise Paulme, Paul Mercier,
Yves Person, Gilles Sautter, Éric de Dampierre, Georges Niangoran-Bouah, Gilbert

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Rouget, Germaine Dieterlen, Geneviève Calame-Griaule, Immanuel Wallerstein, Aristide


Zolberg, Edward Evan Evans-Pritchard, Claude Meillassoux, Roger Bastide, notamment.
3 Cette pléiade de noms prestigieux traduit bien l’impulsion que Georges Balandier, qui
avait confié la direction de notre revue à Pierre Alexandre, voulait donner à
l’africanisme. Il s’agissait de s’appuyer sur l’anthropologie sociale britannique dans ce
qu’elle avait de meilleur : celle d’Evans-Pritchard et de Fortes, bien sûr, mais aussi et
surtout celle de Max Gluckman et du Rhodes Livingtone Institute, lequel avait accueilli
dans les années 1940-1950 une équipe de chercheurs en sciences sociales renommés :
James Clyde Mitchell, William Watson, Arnold Leonard Epstein, Elizabeth Colson, Victor
Turner, John Barnes, entre autres. C’est dans le prolongement du Rhodes Livingstone
Institute, qui prit plus tard le nom d’École de Manchester, que Balandier voulait situer
sa démarche : celle d’une anthropologie politique dynamique axée sur la situation
coloniale, l’urbanisation, et la modernité des phénomènes religieux telle qu’elle se
manifestait à travers l’étude des messianismes. À cet égard, l’africanisme pouvait
apparaître à la fois comme une spécialité adossée à une aire culturelle, mais aussi
comme une prise de parti en anthropologie, c’est-à-dire comme la volonté d’en faire
une « sociologie ». Il marquait bien, par là, qu’étaient privilégiées l’historicité et la
contemporanéité des situations africaines résultant essentiellement de la colonisation.
À cette époque, l’islam, l’esclavage et la traite atlantique ne faisaient pas encore partie
du domaine d’études de l’africanisme.
4 L’africanisme s’est donc développé contre d’autres courants dominants de l’ethnologie
française, représentés par les grands noms de Marcel Griaule, Claude Lévi-Strauss et
Louis Dumont. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il a servi de marqueur institutionnel,
scientifique et politique au sein des sciences sociales traitant des sociétés exotiques,
poussant quelques-uns des premiers anthropologues formés par Balandier à rejoindre
ultérieurement certains de ses confrères. Il faudrait montrer en quoi l’engagement
intellectuel et politique de certains anthropologues, africanistes ou non, marqués par le
marxisme et l’appartenance au Parti communiste a pris ultérieurement la forme d’une
conversion au primitivisme. Ce processus, qui trouve des prolongements actuels,
éclaire d’ailleurs également les impasses d’une fraction du monde politique actuel
incapable de sortir des schémas évolutionnistes d’antan autrement que par un retour à
un passé supposé des sociétés exotiques. Pour cette raison, il ne s’agit donc pas
uniquement d’« une autre histoire » puisque cela montre amplement que ce qui s’est
joué au tournant des années 1960 autour de la personne de Georges Balandier, du
Centre d’études africaines et des Cahiers a eu une résonance beaucoup plus forte que la
seule prise en compte de l’œuvre d’un africaniste ou de celle d’un centre de recherches
et d’une revue qui lui furent associés.
5 Le début des années 1960 est l’époque du lancement, par Georges Balandier et Gilles
Sautter, de missions pluridisciplinaires d’enquête sur le terrain effectuées par de jeunes
chercheurs dans le cadre de la thématique des « terroirs » et des « communautés
rurales » africaines1. Un certain nombre de comptes rendus de ces missions figure ainsi
en bonne place dans les Cahiers, celles d’Ariane Deluz et Claude Meillassoux chez les
Gouro de Côte-d’Ivoire2, de Michel Cartry et Gérard Remy chez les Gourmantché de
Haute-Volta3, d’Alfred Adler chez les Mbay du Tchad, etc.4. De ces missions, sortira un
article qui sera à l’origine de tout un courant de recherches d’anthropologie
économique, l’« Essai d’interprétation du phénomène économique dans les sociétés
traditionnelles d’auto-subsistance » de Claude Meillassoux 5.

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6 En 1966, c’est au tour du Centre d’analyse et de recherche documentaires pour l’Afrique


noire (CARDAN), créé en 1959 et pilier du Centre d’études africaines d’alors, de faire
l’objet d’une présentation en forme de bilan, au terme de ses cinq premières années
d’existence6. Rédigé par Françoise Héritier et René Bureau, ce rapport présente les
activités d’un centre dont l’existence avait certainement un sens au début des années
1960 puisqu’il était alors possible d’offrir un panorama de l’ensemble de la littérature,
des institutions de recherche et des chercheurs œuvrant dans le domaine africaniste.
Mais ce centre était sans doute voué à disparaître, comme ce fut effectivement le cas,
avec la prolifération de la documentation relative à l’Afrique au sud du Sahara dans les
dernières décennies du siècle précédent.
7 Au cours des années suivantes, on peut remarquer dans les Cahiers, outre quelques
articles qui feront date comme « If the Dogon » de Mary Douglas 7, la restitution de
travaux d’équipes de recherches ayant durablement marqué le champ de l’africanisme,
comme celle œuvrant sur la littérature orale, et centrée autour de Denise Paulme 8. C’est
également le cas de celle traitant des « relations de dépendance personnelle »,
armature essentielle de l’anthropologie politique développée à la même époque par
Georges Balandier9, et dont on trouve un prolongement dans le numéro sur ce même
thème coordonné par Pierre Alexandre au début des années 198010. C’est à ce moment-
phare des études africanistes qu’est consacré le bilan et l’état des lieux du « Centre
d’études africaines » publié en 1972 dans les Cahiers 11.
8 Les années 1970-1980 marquent toutefois une inflexion dans le champ des études
africanistes, inflexion dont on trouve un écho dans les Cahiers. De nouveaux thèmes
apparaissent comme l’histoire12, les femmes13, l’écologie14, la santé15 et l’État
contemporain16, même si des thèmes plus classiquement installés quoique modernes,
comme les villes et les situations urbaines, continuent de mobiliser les rédacteurs de la
revue17.
9 Les années 1990 voient s’accentuer les modifications de la ligne éditoriale avec le
départ de Pierre Alexandre en 1987 et son remplacement par l’auteur des présentes
lignes. Il s’agit tout d’abord d’une nouveauté thématique marquée par la confection de
numéros consacrés à des sujets qui n’avaient jamais été abordés par la revue comme la
mémoire18, la « malédiction » du continent africain19, l’entreprise20, la démocratie21, les
littératures22, les images23, la violence24, les musées25 ou bien encore de ceux centrés sur
certaines ethnies ou aires culturelles spécifiques (numéros manding, peul, Corne de
l’Afrique)26. Mais la grande nouveauté réside dans l’ouverture des Cahiers au Maghreb et
à ce que l’on a désormais coutume de nommer les « diasporas noires des Amériques »
(« Le Savant et le Berbère. Mesurer la différence »27, « Les identités africaines au
Brésil »28, « La Caraïbe »29).
10 Cet effort de renouvellement et d’ouverture se poursuit au cours des années 2000 avec
des numéros spéciaux sur les langues30, l’enseignement31, le postcolonialisme32,
l’esclavage33, les femmes34, le tourisme35. Ce qui retient également l’attention est la
reprise de questions classiques de l’anthropologie comme celles du politique 36, des
parentés à plaisanterie37 ou de la sorcellerie 38 appréhendées cette fois sous l’angle du
contemporain. Les numéros prévus ou en préparation sur l’islam ou le développement
prolongent l’inscription de notre revue dans le cadre de cette nouvelle problématique.
11 Ce changement dans les thèmes abordés par les Cahiers, indépendamment des
nombreux articles publiés dans les numéros de mélanges sans lesquels une revue ne
serait pas digne de ce nom, s’est accompagné d’un profond renouvellement de son

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Comité de rédaction. Du petit noyau fondateur ne subsistent que Georges Balandier et


Joseph Tubiana. D’autres noms ayant joué un rôle majeur dans la vie de la revue et de
l’institution qui l’héberge, l’EHESS — comme ceux de Marc Augé et d’Emmanuel Terray —
ont désormais rejoint l’aréopage que constitue le Comité de direction 39. Certains
nouveaux critères et au premier chef celui de la parité ont fait l’objet d’une attention
particulière : sur les dix-neuf membres que comporte le Comité de rédaction, six sont
des femmes, mais ce nombre est insuffisant, de même que celui des collègues africains.
12 Ce constat nous ramène à la question que je posais au début : cinquante ans après les
indépendances africaines que sont nos amours africaines devenues ? Quel est l’avenir
de l’africanisme alors que celui-ci est désormais contesté par les postcoloniaux en tant
que spécialité pratiquée par des « Blancs » sur une réalité africaine « noire » ? Quel est
l’avenir des Cahiers alors que de multiples revues africanistes ont vu le jour depuis 1960
et que la politologie, en particulier, a accaparé en grande partie l’attention portée à ce
continent ? Peut-on être encore africaniste comme on l’était dans les années 1960, en
s’appuyant exclusivement ou principalement sur l’anthropologie et sur l’histoire ?
L’africanisme n’a-t-il pas changé radicalement de sens avec la globalisation, les
migrations, la disparition de la coupure profonde entre l’ici et l’ailleurs et ce qui en
découle, c’est-à-dire la nécessité de plus en plus affirmée de pratiquer des enquêtes
éclatées ou multisituées ?
13 Cette nouvelle donne ou ces nouveaux requisits de la recherche africaniste ont certes
trouvé un écho dans les pages de notre revue mais il n’est pas douteux qu’ils
représentent un défi pour les recherches du type « aires culturelles », qui demeurent
un des piliers de la politique scientifique de l’EHESS ou d’autres institutions françaises.
14 En somme, peut-on être encore africaniste et fier de l’être ? Cette interrogation renvoie
à son tour à la représentation de l’Afrique dans l’imaginaire occidental. Le continent
africain représentait, dans les années 1960, on l’a dit, un espoir de libération pour
l’ensemble de la planète. Le fait qu’elle soit « mal partie », pour reprendre l’expression
de René Dumont, ou pas partie du tout, que son poids économique et son statut
politique occupent une place marginale dans le concert des nations et dans notre
monde économique globalisé, a poussé certains africanistes renommés à abandonner ce
champ d’études pour des continents plus attrayants ou pour des réflexions plus
théoriques, c’est-à-dire moins enracinées dans un terrain d’enquête particulier. Cette
déception suivie d’une désertion est d’ailleurs sans doute largement liée à l’engagement
politique et à l’implication de ces chercheurs dans la contemporanéité du continent
africain, puisqu’elle ne semble pas concerner au même titre les chercheurs travaillant
sur d’autres continents ethnologiques.
15 Ce constat renverrait sans doute également au caractère historiquement et
politiquement « chaud » de l’Afrique par rapport à d’autres terrains plus « froids »
comme ceux qui furent l’objet de l’attention et de l’affection des anthropologues
structuralistes, au premier rang desquels se trouve Claude Lévi-Strauss. On ne peut
qu’être frappé, à cet égard, par le « trou noir » que représente l’Afrique dans l’œuvre de
ce chercheur prestigieux, comme si l’historicité de l’Afrique, dans ses meilleurs comme
dans ses pires aspects, l’avait convaincu de passer son chemin. Toujours est-il que c’est
sans doute parce qu’ils considéraient que l’Afrique avait mal « tourné », qu’elle n’avait
pas répondu aux espoirs placés en elle, que certains africanistes, en amoureux déçus,
s’en sont détournés. Mais cette déception et cet abandon sont-ils justifiés ? Les maux
imputés à l’Afrique lui sont-ils propres ? La corruption et le népotisme ne sont-ils pas la

Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010


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chose du monde la mieux partagée au point qu’ils font parfois étrangement ressembler
notre pays à certaines monarchies pétrolières du Golfe de Guinée ?
16 En d’autres termes, plus que comme repoussoir, ne convient-il pas de concevoir
l’Afrique comme un miroir ou un analyseur de notre propre modernité, au sens le plus
global de ce terme. L’Afrique ne détient-elle pas le secret du pouvoir ? Non pas d’un
pouvoir démocratique idéal, celui des droits de l’homme dont on a de plus en plus de
mal à discerner les effets, mais celui du pouvoir effectif, celui de la « guerre des races »
dont Michel Foucault dans Il faut défendre la société40 a admirablement retracé la
généalogie. L’auteur de Surveiller et punir41, qui associait ce modèle à Jérusalem par
opposition à celui de la philosophie politique qu’il liait à Rome, était loin de se douter
que ce schème valait également pour l’Afrique. Pourtant, l’opposition binaire « gens du
pouvoir-gens de la terre », opposition présente à la fois dans l’ensemble des systèmes
politiques africains précoloniaux et dans l’historiographie de la France et de
l’Angleterre sous la forme de la « guerre des deux races », semble bien fournir une sorte
de matrice commune permettant de transcender les différences dites culturelles 42. Bref,
ce qui a motivé la constitution du champ d’études africanistes, de l’« aire culturelle »
africaine, et donc la création du « Centre d’études africaines » ainsi que des Cahiers
d’Études africaines, soit la perception d’une différence radicale entre l’Europe et
l’Afrique, pourrait bien être au contraire l’espace d’un lieu commun. Plus qu’à
l’étrangeté de l’Afrique, c’est à la familiarité que nous entretenons avec elle que l’on
devrait s’attacher. Et en cela, la globalisation actuelle, et ce qui l’accompagne, c’est-à-
dire la compénétration de l’ensemble des cultures du monde, ne serait-elle pas le
moyen de faire retour sur le « grand partage » entre l’Afrique et l’Europe, sur
l’institution d’une césure radicale entre ces deux éléments, et sur la nécessité de la
dépasser ?

NOTES
1. Un colloque présentant le bilan des actions menées autour de cette thématique sera
organisé en 1972 à Abidjan dans le cadre de l’ORSTOM (actuel IRD) et donnera lieu à une
publication effectuée sous ma responsabilité (Communautés rurales et paysanneries
tropicales, Travaux et documents de l’ORSTOM, Paris, 1976.)
2. No 2, 1960.
3. No 11, 1963.
4. No 18, 1965.
5. No 4, 1960.
6. No 21, 1966.
7. No 28, 1967.
8. No 30, 1968 ; no 45, 1972 ; no 60, 1975 ; no 73-76, 1979.
9. No 35, 1969.

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12

10. No 87-88, 1982.


11. No 48, 1972.
12. No 61-62, 1976 ; no 105-106, 1987.
13. No 65, 1977.
14. No 77-78, 1980 ; no 101-102, 1986 ; no 114, 1989.
15. No 85-86, 1982.
16. No 69-70, 1978 ; no 103, 1986.
17. No 51, 1973 ; no 99, 1985.
18. No 107-108, 1987 ; no 119, 1990.
19. No 121-122, 1991.
20. No 124, 1991.
21. No 137, 1995.
22. No 140, 1995.
23. No 141-142, 1996.
24. No 150-152, 1998.
25. No 155-156, 1999.
26. No 111-112, 1988 ; no 133-135, 1994 ; no 144, 1996 ; no 146, 1997.
27. No 129, 1993.
28. No 125, 1992.
29. No 148, 1997.
30. No 163-164, 2001.
31. No 169-170, 2003.
32. No 173-174, 2004.
33. No 179-180, 2005.
34. No 187-188, 2007.
35. No 193-194, 2009.
36. No 178, 2005.
37. No 184, 2006.
38. No 189-190, 2008.
39. À cela, il faudrait ajouter toutes celles et ceux sans lesquels notre revue n’aurait pu
paraître : Annick Le Pape, Christine Messiant, Cléo Pace, Yvette Trabut, Christian
Campo, Raphaël Jacquet, sans oublier les secrétaires de rédaction actuelles qui ont
œuvré à ce numéro : Nadège Chabloz et Martine Morier.
40. (Cours au Collège de France, 1976), Paris, Gallimard-Seuil (« Hautes études »), 1997.
41. Paris, Gallimard (« Tel »), 1975.
42. Voir dans ce numéro, l’article de Jean-Loup AMSELLE, « L’Afrique peut-elle être
décrochée de l’Occident ? ».

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AUTEUR
JEAN-LOUP AMSELLE
École des hautes études en sciences sociales, Paris.

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Disciplines

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L’expérience de l’ethnologue et le
problème de l’explication
The Ethnologists’ Experience and the Problem of Explanation

Georges Balandier

NOTE DE L’AUTEUR
Cet article a été publié, en 1956, aux Presses universitaires de France, dans les Cahiers
internationaux de sociologie, XXI, juillet-décembre, pp. 114-127. Article repris, à partir de
la communication prononcée à un colloque consacré aux « Problèmes de l’explication ».

1 J’ai à vous présenter l’expérience de l’ethnologue vis-à-vis des problèmes concernant la


démarche explicative. Je suis certainement un des moins bien placés pour le faire, dans
la mesure où je ne suis pas, moi-même, un ethnologue « typique ». Cependant, je
m’efforcerai d’organiser mon exposé en ayant présentes à l’esprit trois sortes de
préoccupations. J’aurai toujours le souci de vous montrer ce que l’expérience de
l’ethnologue a de spécifique, et par son objet, et par ses procédés de recherche. Je
tenterai, d’autre part, d’examiner comment se pose, dans le cadre de la recherche
ethnologique, le problème de l’explication. Enfin, je m’efforcerai, dans la mesure du
possible, de vous montrer quels sont les apports de cette discipline, valables au-dehors
de ses limites et notamment dans le domaine plus général de la sociologie.
2 Lorsque nous parlons des procédés de l’explication, nous devons penser que ces
derniers ne peuvent être envisagés qu’en fonction d’une science aux frontières bien
repérées. Ils sont tous relatifs à un champ d’étude nettement précisé. Et dans le cas
particulier de l’ethnologue, nous avons à nous demander si sa discipline lui permet de
recourir, de manière originale et satisfaisante, à de tels procédés. Une difficulté se
présente dès le départ : l’ethnologie est une science aux limites fluctuantes. Cela tient
en partie au caractère récent de son apparition. Par ailleurs, elle porte en elle, d’ores et
déjà, toute une série de spécialisations qui recoupent celles de la sociologie. D’un autre
côté, ses développements récents ont encore introduit des confusions dans la mesure

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où la démarche ethnologique a été appliquée à des sociétés modernes, industrielles, qui


étaient habituellement considérées comme étrangères à son domaine. C’est ainsi que
l’on a vu se créer, en particulier en France avec les travaux du groupe qu’animait
Chombart de Lauwe, une ethnologie sociale. Que faut-il entendre par là ? Est-il si simple
de « jouer » au mariage des spécialisations ?
3 Afin d’apporter quelque clarté, je voudrais, pour commencer, distinguer les trois
« moments » traditionnels de la recherche ethnologique : l’ethnographie, l’ethnologie
et l’anthropologie au sens où l’entendent, en particulier, les auteurs anglo-saxons. De
l’ethnographie, nous pouvons dire qu’elle est essentiellement descriptive, qu’elle vise à
une présentation aussi complète que possible d’une société dont l’extension restreinte
permet justement cette approche totale. C’est la dimension de l’objet d’étude qui la
justifie et la rend possible. Le moyen d’expression par excellence, de l’ethnographie
ainsi conçue, est la monographie, présentant une société sous tous ses aspects.
L’ethnologie représente une démarche ultérieure. Sans exclure l’observation directe,
elle vise à un premier effort de synthèse. Ce dernier, comme l’a rappelé C. Lévi-Strauss,
peut s’exercer de trois manières. Selon une orientation géographique : il s’agit alors
d’ajuster des connaissances relatives à des groupes voisins, voisins dans l’espace. Selon
une orientation historique : l’ethnologue s’efforce de saisir une population déterminée
dans son devenir historique. Selon une orientation systématique : on envisage, en ce
cas, un élément isolé de la société ou de la culture dans ses différentes manifestations à
travers l’espace et à travers le temps. Elle commence à imposer la comparaison en tant
que procédé premier dans la recherche de la généralité. L’anthropologie qui est, pour
une part, sous cette appellation, une discipline anglo-saxonne, apparaît comme une
démarche beaucoup plus ambitieuse. Elle tend, en fait, à s’imposer comme la science de
l’homme ; elle vise à transcender la diversité que révèlent la géographie et l’histoire ;
elle tend à rechercher des propriétés générales caractérisant toute vie en société. À cet
égard, on peut dire que l’anthropologie apparaît comme la plus ambitieuse (en raison
de son impérialisme) et la plus humaniste des disciplines. Une telle évolution a été
surtout possible dans les pays de langue anglaise. En France, l’aboutissement de
l’anthropologie jusqu’à ce terme extrême a été, en grande partie, contrarié. Contrarié
parce que les grandes synthèses restaient le fait des historiens, des philosophes ou des
sociologues. Et l’on est frappé de voir combien les relations entre sociologie et
ethnologie ont été, durant une assez longue période — je pense, par exemple, à
l’utilisation qu’a pu faire Durkheim de cette dernière science — des relations, « de
maîtresse à servante ».
4 Dans le seul cercle anglo-saxon, cependant, l’anthropologie ne se présente pas sous un
aspect simple. Il convient de rappeler les deux orientations qui sont spécifiques de deux
écoles nationales. Il s’agit de « l’anthropologie sociale » qui est une création
britannique et de « l’anthropologie culturelle » qui apparaît principalement comme
l’œuvre des chercheurs américains. Ce n’est pas une simple question d’expression
terminologique, mais bien au contraire une manière différente d’envisager la recherche
de ces propriétés générales de la vie en société, dont je parlais à l’instant. L’une des
écoles part de la vie sociale, des « relations et structures sociales » selon l’expression du
regretté Radcliffe-Brown. L’autre part de la « culture » : cette dernière pouvant être
envisagée, si l’on retient la plus simple des définitions proposées (sur les 150 et plus qui
ont été recensées), comme le « capital idéal et matériel d’une société donnée ». L’une et
l’autre écoles sont convaincues que ces deux réalités, différentes mais indissociables,
doivent être saisies comme des ensembles dont tous les éléments sont nécessairement

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liés. Qu’elles envisagent le système des productions et œuvres humaines (perspective


culturaliste) ou le système des rapports humains permettant ces dernières (perspective
de l’anthropologie sociale), c’est par rapport à ces totalités qu’elles organisent leurs
démarches.
5 Si un accord tend à se faire pour employer le mot « anthropologie » dans un sens
général, et non sans risques de confusion, il importe de ne pas perdre de vue qu’il
recouvre toujours ces trois étapes de la recherche que je viens d’évoquer. Ces
premières, et banales, remarques nous aident à entrevoir deux orientations principales
sollicitant l’ethnologue lorsqu’il vise progressivement à la généralisation. La première
le conduit à employer — sans parfois se poser suffisamment de questions à son égard —
la méthode comparative. Mais le plus souvent, cette mise en regard de systèmes
culturels et sociaux différents, réalisée à contretemps et de manière hasardeuse,
conduit à des résultats décevants et contestables. La seconde l’incite à considérer
chaque ensemble socioculturel (ou chaque groupe d’ensembles) comme un système
significatif, à caractériser ce dernier, à faire l’inventaire des systèmes connus. Nous
aurons, plus tard, à examiner ces deux tendances.

Mise en perspective

6 Je souhaiterais maintenant, dans une deuxième partie de l’exposé, rappeler rapidement


quelques périodes caractéristiques de l’histoire de la discipline. Car il me semble que
c’est ainsi que l’on peut le mieux manifester quelles ont été ses vicissitudes, quant aux
méthodes, quant aux possibilités d’explication qu’elle entreprit d’utiliser.
7 Durant la seconde moitié du XIXe siècle, les recherches les plus ambitieuses sont
dominées par des considérations à long terme. Elles envisagent, ou elles tentent
d’envisager, les origines de la culture ou de la civilisation, le développement de ces
dernières. Nombre d’entre elles sont nettement affectées par le souci de fonder un
évolutionnisme social. Je ne veux pas vous imposer une liste fastidieuse de noms, mais
je me permettrai néanmoins quelques rappels.
8 J’évoquerai tout d’abord Lubbock, qui visait à retrouver la préhistoire de la civilisation
en s’appuyant non seulement sur des matériaux et documents du passé, mais aussi sur
l’exemple des « sauvages modernes ». Je mentionnerai les travaux de Tylor, qui apporte
la première définition de la notion de « culture » et définit des processus manifestant le
développement de la civilisation. Si l’on suivait ces auteurs, on pouvait établir une
véritable échelle temporelle figurant les étapes de ce développement : les nations
européennes se trouvant à une des extrémités et les « tribus sauvages » à l’autre
extrémité. Tout l’effort des ethnologues devrait alors consister à placer les différents
éléments, les différents cas observés, à leur juste place entre ces deux points extrêmes.
Dans une telle perspective, la démarche explicative, consiste à retrouver
l’enchaînement de toutes les séquences qui acheminent graduellement vers l’état de
civilisation (entendons : la civilisation européenne, moderne et mécanicienne).
9 En donnant cette vue rapide, des premières démarches de l’anthropologie scientifique,
il est indispensable de signaler les travaux de l’américain Lewis Henry Morgan, et
notamment son grand ouvrage : Ancient Society. Morgan a apporté des matériaux et des
analyses qui devaient occuper une place considérable dans les recherches ultérieures —
en envisageant notamment la famille et les structures de la parenté — même s’il a
continué, et c’est par là qu’il se raccroche typiquement au XIXe siècle, à envisager les

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problèmes dans une perspective évolutionniste. Il retrace, par l’analyse d’un double
mouvement (celui des inventions et découvertes techniques, celui des institutions et
notamment des institutions domestiques), le progrès qui a conduit l’homme depuis les
premières phases de la « sauvagerie » jusqu’aux commencements de la civilisation. Il se
donne pour but de retrouver « les principales étapes du développement humain »
(Ancient Society), y reconnaissant le jeu d’une véritable « logique naturelle ». Ces lois du
progrès, qu’il s’efforce de définir, ont selon lui une valeur universelle et le conduisent
(comme l’a noté R. H. Lowie) à tirer des conclusions qui ne sont nullement impliquées
par l’étude des documents dont il dispose. Il ne doute pas que l’évolution ait été
« substantiellement de même nature » pour toutes les sociétés qui révèlent un même
« statut ». Cet évolutionnisme unilinéaire est radicalement différent de l’étude
historique des cultures — parce que cette dernière reconnaît (ou tient compte) des
discontinuités. Durant toute cette période, les problèmes concernant le devenir des
sociétés et des cultures, ou des civilisations, finissent par être plus envisagés par
référence aux sciences naturelles qu’aux travaux historiques. Ce sont les processus de
la vie organique qui s’imposent comme modèles à la pensée de la plupart des auteurs ;
leur généralité semble « exiger » nécessairement l’universalité des procès du
développement social et culturel. Toutes ces préconceptions joueront un rôle qui ne
s’achèvera pas avec la fin du XIXe siècle.
10 Au début du XXe siècle, des études ethnologiques nouvelles se sont développées en
réaction contre la tendance à l’instant évoquée. Il n’est plus question alors d’envisager
la société ou la culture dans son développement global, dans son devenir général. Ce
que les chercheurs souhaitent considérer, ce sont les éléments constitutifs de toute
culture, de toute société. Les questions qu’ils se posent vis-à-vis de ces éléments sont
alors les suivantes : Quelle est leur origine ? Comment se répartissent-ils à travers
l’espace ? Comment circulent-ils d’une société, d’une civilisation donnée vers d’autres
civilisations ? Vous comprendrez, qu’en ce cas, les références scientifiques
indispensables à l’ethnologue ne soient plus les sciences de la nature, comme cela s’est
manifesté pendant la période précédente, mais bien au contraire l’histoire et la
géographie. Pour caractériser cette période, il est possible d’évoquer au moins deux
ordres de recherches. Tout d’abord, les premiers travaux de F. Boas qui est l’un des
fondateurs de l’anthropologie américaine. À cette époque, pour Boas, chaque culture
doit être envisagée à partir de son développement historique, qui est déterminé par le
cadre géographique et par le progrès des forces matérielles dont dispose la culture en
question. C’est là un point de départ des recherches de Boas et, nous le verrons par la
suite, son évolution scientifique ultérieure a été considérable. En deuxième lieu, comme
autre exemple, j’évoquerai les travaux des ethnologues de langue allemande qui se sont
attachés à tracer sur la carte mondiale des « cercles culturels », qui se sont attachés à
examiner les relations existant entre ces derniers, les processus d’échange (de diffusion)
intervenant de l’un à l’autre de ces cercles. Si nous progressons un peu plus avant, dans
cet exposé sommaire, nous remarquons qu’aux environs de 1920 commencent à se
multiplier les recherches qui devaient véritablement caractériser par la suite
l’anthropologie sociale et culturelle.
11 Dans le cadre de l’école anglaise, l’approche ethnologique se caractérise par l’emploi de
concepts qui prendront vite une importance prépondérante, les concepts de structures
et de relations sociales d’un côté, de fonction sociale d’un autre côté. De cette école
émergent d’abord les noms de Malinowski et de Radcliffe-Brown. Le premier de ces
auteurs représente certainement la figure dominante. Malinowski, entre 1920 et 1930,

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s’affirme par la position critique qu’il adopte vis-à-vis des recherches antérieurement
entreprises par les anthropologues. Il attaque les travaux reposant sur des conceptions
de type évolutionniste, de type diffusionniste, ou de type historiciste. Son refus de
l’histoire est tel qu’il va jusqu’à nier l’utilité de cette discipline dans le domaine des
études relatives à la dynamique des changements sociaux et culturels. Ce qui ne
l’empêche pas, dans plusieurs de ses travaux, de recourir d’une certaine manière à
l’explication historique. Malinowski insiste sur le fait que chaque élément de la culture
a une fonction à accomplir dans l’ensemble, qu’il est relié aux autres éléments d’une
manière significative, qu’il vise à satisfaire des « besoins fondamentaux »
caractéristiques de la nature humaine. Ceci constitue évidemment un exposé très
schématique de la pensée de Malinowski, mais ceci montre néanmoins de quelle nature
est la démarche de l’anthropologue britannique. Elle part de la société et de la culture
globales, des ensembles, pour comprendre et expliquer comment chaque élément est
relié aux autres. Elle opère du tout vers les parties, ou plutôt elle a tendance à accorder
une priorité à la totalité sur les éléments constitutifs de cette dernière. Cette exigence
rejoint les préoccupations de Marcel Mauss qui a été amené à définir, d’une manière
originale, la notion de phénomène social total. Il est nécessaire de souligner cette
convergence. D’un autre côté, Malinowski relie le système des institutions à des besoins
fondamentaux de la nature humaine. Il y a, selon lui, de celles-là à ceux-ci une relation
nécessaire ; et c’est ce qui explique que les cultures présentent toutes les mêmes
éléments constitutifs, quelles que soient la diversité et la pluralité de leurs formes. Je
ne prends pas position sur ce point de vue, je ne fais pour l’instant que vous évoquer
ces orientations de la recherche. D’ores et déjà, il est cependant nécessaire de mettre en
évidence deux types de difficultés. La place que Malinowski accorde aux besoins, dits
« fondamentaux », peut inciter à trouver l’explication des phénomènes sociaux par un
procédé (très aléatoire et très suspect du point de vue scientifique) de réduction de
l’ordre socioculturel à l’ordre psychophysiologique. Ce transfert des responsabilités,
même lorsqu’il se réalise au nom des démarches de caractère interdisciplinaire, n’est
pas propre à nous enthousiasmer. En même temps, cette conception conduit à affirmer
une certaine unité des « espèces » sociales et culturelles, dont nous ne sommes pas
scientifiquement assurés. Le concept de fonction, tel que l’emploie Malinowski, est
ambigu. Il se rapporte, soit aux besoins à l’instant évoqués (que les institutions ont
pour fonction de satisfaire), soit au système social et culturel dont chaque institution a
pour fonction d’assurer la continuité, la permanence. C’est dans ce deuxième sens
seulement que Radcliffe-Brown utilise le concept, en le liant d’une manière nécessaire à
la notion de structure. Ces derniers points ont été mis en vedette par R. Firth, dans une
étude intitulée justement : « Function ».
12 Radcliffe-Brown insiste aussi sur l’aspect « relationnel ». Ses travaux, qui ont été
inspirés en partie par l’œuvre de Durkheim, distinguent les relations sociales (les
« structures concrètes »), qui sont saisies par l’observation et qui constituent une
réalité empirique, des formes structurelles qui constituent des modèles, des schémas
d’explication de la réalité sociale. Dans la pensée de cet anthropologue, le système des
relations sociales apparaît comme un ensemble qu’il importe d’abord de comprendre,
auquel il convient d’abord de donner un sens. C’est ensuite qu’intervient la notion de
« forme structurelle », en tant que moyen d’explication de cette réalité saisie
préalablement. Cette distinction a été reconnue « intenable » par M. Fortes, disciple de
Radcliffe-Brown : la structure sociale est toujours, selon lui, « une abstraction servant
de point de repère pour analyser des situations sociales concrètes ». On sait la place que

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cette notion de « structure » a pu prendre dans l’anthropologie moderne, avec les


travaux de G. P. Murdock, de C. Lévi-Strauss, etc. On sait par ailleurs les débats et les
contestations auxquels cette notion a pu donner lieu ; les critiques faites par
G. Gurvitch sont parmi les plus sévères exprimées jusqu’alors.
13 Je voudrais maintenant évoquer l’orientation dominante de l’école américaine
d’anthropologie et montrer comment elle se différencie des travaux à l’instant
mentionnés. Franz Boas, qui était parti d’une conception de la culture accordant la
place prépondérante aux aspects matériels de cette dernière, en était venu
progressivement à accorder une plus grande importance aux considérations d’ordre
psychologique. Il imposait ainsi, relativement tôt, une impulsion qui allait devenir
caractéristique de nombreuses recherches. Cependant, si l’on veut retrouver les
éléments les plus spécifiques de cette orientation prise par nos collègues américains
c’est, plus qu’à Boas, à Sapir qu’il convient de se référer ; c’est ce dernier qui, entre 1920
et 1930, a donné l’impulsion la plus déterminante. Pour Sapir, la culture apparaît
essentiellement comme un système de comportements s’imposant aux individus et, en
même temps, comme un système de communications entre les individus. C’est justement
pour cette dernière raison que la culture est partiellement assimilable au langage ;
« pour une part », dit cet auteur ; d’autres successeurs on fait un saut et ont admis une
coïncidence, un recouvrement beaucoup plus complet. Dans ses derniers travaux,
jusqu’en 1939, date de sa mort, il a été conduit à examiner les rapports dynamiques
existant entre culture et personnalité, les procès de formation de la personnalité dans
un contexte social et culturel donné. En insistant, d’une part sur les comportements,
d’autre part sur le fait que les systèmes de comportement s’imposant à l’individu sont
largement inconscients, il a été conduit à rechercher l’appui des disciplines
psychologiques. Il a eu recours, pour accomplir ses travaux, à la collaboration de
chercheurs qui sont des « spécialistes de l’inconscient ». Les psychanalystes et les
psychiatres en particulier. Sapir a ainsi inauguré un système d’étude et de coopération
interdisciplinaires qui devait devenir caractéristique des recherches américaines, au
cours des décennies les plus récentes. Il a de même, en insistant sur le caractère
inconscient de certains phénomènes sociaux et culturels, mis l’accent sur un aspect qui
est considéré par divers auteurs (et notamment C. Lévi-Strauss) comme relevant
spécifiquement de l’approche anthropologique.
14 De nombreux travaux de l’école américaine se situent dans cette lignée. Je ne veux pas,
là encore, vous imposer une simple liste de noms. Je me contenterai de faire un choix,
au risque de vous paraître partial. J’évoquerai les recherches de R. Benedict, qui ont lié
des types psychologiques à des types culturels ; tout l’effort systématique conduit à
établir des corrélations entre ceux-ci et ceux-là. Les travaux de R. Linton et de
A. Kardiner, qui ont défini la notion de personnalité de base ; notion que je ne me
permettrai pas d’aborder ici, car un long développement lui a été consacré par
M. Dufrenne. Quoi qu’il en soit, dans ce champ d’études, c’est en examinant la
dialectique des rapports entre individu et société ou entre individu et culture que sont
recherchées les possibilités de compréhension et d’explication. Une des œuvres les plus
considérables, et les plus riches de matériaux nouveaux, reste en ce domaine celle de
Margaret Mead. Cette tendance de l’anthropologie américaine, que l’on pourrait dire
psychologisante, subjectiviste, s’est élargie au détriment des recherches révélant une
conception matérialiste de la culture. Seuls les travaux d’un Américain resté en dehors

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des grandes écoles, L. White, ont maintenu cette dernière. Il s’agit d’un ordre de
recherches conservant un caractère marginal, tout au moins aux États-Unis.
15 Les deux écoles, britanniques et américaines, ont été conduites à une approche plus
statique que dynamique des phénomènes socioculturels. Malinowski et Radcliffe-Brown
l’ont clairement laissé entendre. Pour eux, les recherches doivent d’abord avoir un
caractère synchronique ; l’étude « diachronique », selon l’expression de Radcliffe-
Brown, ne devant intervenir qu’après coup. Dans beaucoup de cas, cette deuxième
phase est reportée sine die. Si l’on envisage, en particulier, la notion de « personnalité
de base », on s’aperçoit combien cette dernière résiste mal aux épreuves, aux
vicissitudes que porte l’Histoire. L’instrument est créé pour opérer dans un système
explicatif où interviennent au minimum les considérations de caractère temporel. En
fait, les aspects dynamiques des phénomènes socioculturels ont surtout été envisagés
d’une manière séparée. C’est avec l’apparition des enquêtes consacrées aux problèmes
d’acculturation, aux problèmes de changements et conflits culturels, que le point de
vue dynamique s’est surtout imposé dans le domaine de l’anthropologie. Il s’agit
essentiellement de travaux examinant les phénomènes qui apparaissent lorsque des
cultures « différentes » entrent en rapport et souvent en conflit. En fait, il s’agit là d’un
domaine qui est encore très flou car il ne s’est constitué qu’à une époque récente : les
études les plus importantes sont postérieures à 1930. Nombre des investigations,
consacrées à ces problèmes de changements et contacts socioculturels, sont dominées
par des préoccupations psychologiques ; surtout dans le champ des recherches
américaines comme le montre l’ouvrage de M. J. Herskovits, Acculturation. Ce qui
intéresse alors les chercheurs, ce sont les incidences individuelles du contact et du
conflit. Ces travaux ont pu aboutir à la vulgarisation de concepts assez imprécis,
comme celui d’« homme marginal » qui est applicable d’une manière tellement large
qu’il finit par ne plus être significatif. Ils ont également tenté d’établir des schémas
explicatifs qui sont parfois de médiocre valeur. C’est ainsi que se retrouve une
mécanique simplifiée où est distingué, dans une sorte de premier acte, le conflit
intériorisé par l’individu lorsque les civilisations entrent en rapport, dans un deuxième
acte, une période d’ajustement impliquant une réadaptation des éléments empruntés
(parce qu’« il faut tenter de vivre », selon la formule du poète) ; enfin, un troisième acte
qui a deux issues ; il est possible de déboucher sur l’« assimilation », c’est-à-dire sur une
interpénétration étroite des civilisations en présence, ou, au contraire, sur une
nouvelle période de conflit radical. J’ai réduit à sa plus simple expression la dynamique
utilisée, mais souvent c’est avec ce schéma à trois mouvements que les chercheurs ont
opéré. Il convient de signaler que ce schéma concernant l’individu est d’ailleurs
transféré dans le domaine des faits sociaux et des faits culturels. Ce premier apport ne
présente pas un très grand intérêt.

Systèmes sociaux, culturels et « situations »

16 Cependant, les études consacrées aux « changements sociaux et culturels » ont laissé un
certain nombre d’apports positifs, qui nous concernent ici d’une manière toute directe.
Ces apports sont de trois sortes. D’un côté, ces études ont permis de mieux définir la
notion de « système social » et de « système culturel ». Dans les limites d’une situation
de changement, il était plus aisé de saisir, sur le plan pratique et théorique, comment
sont solidaires les éléments du système ; il était plus aisé de saisir comment les effets
subis par l’un des éléments sont répercutés sur tous les autres. C’est ainsi qu’était

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mieux appréhendé le jeu d’une nécessité interne, qui s’impose à l’attention dès l’instant
où l’ethnologue s’efforce d’expliquer les phénomènes qu’il aborde. Et c’est notamment
à l’occasion de ces recherches qu’ont été mieux précisées des notions importantes :
celles d’équilibres et de déséquilibres sociaux. Notions auxquelles Radcliffe-Brown, par une
analyse toute différente, a accordé la plus minutieuse attention.
17 D’un autre côté, ces travaux ont conduit à tenir compte de la situation à l’occasion de
laquelle se réalise le contact des cultures différentes. Malinowski le note dans son
dernier ouvrage, publié après sa mort. Il précise, dans cette série d’études justement
consacrées à la dynamique du changement culturel, que « la situation créatrice du
contact doit être considérée comme un “tout” », comme une conjoncture impliquant
une mise en relation généralisée des cultures et des sociétés en présence. Ainsi se
trouve-t-on conduit à retrouver, par un autre biais, l’exigence de saisie totale dont j’ai
manifesté toute l’importance dans la pensée des chercheurs britanniques et dans la
pensée des chercheurs français qui ont entendu l’enseignement de Marcel Mauss.
18 Enfin, et c’est là un troisième apport, de tels travaux ont permis d’observer avec un
véritable effet de grossissement le processus de dégradation sociale, qui est l’aspect
négatif du contact entre sociétés et cultures inégales, et le processus de reconstruction
sociale qui en est l’aspect positif. On peut donc dire que ces recherches ont permis de
mieux saisir le jeu incessant de la déstructuration et de la restructuration qui est, à des
rythmes différents, caractéristique de toute société. Je rappellerai seulement
l’importance que G. Gurvitch, arrivé par d’autres voies à cet examen, a accordé à ce
mouvement perpétuel de déstructuration et de restructuration.
19 Il importe de mesurer l’intérêt incontestable de ces observations, dues à des chercheurs
qui « se retrouvèrent » bien que venus de points de départ fort divers. Elles nous
permettent d’entrevoir un mode d’explication qui n’opérerait plus par simple
réduction du social et du culturel au psychologique conscient et inconscient. En
combinant l’idée de nécessité interne des systèmes, avec celles de situation et de
mouvement continuel de déstructuration et de restructuration, on peut envisager une
démarche explicative qui resterait dans le champ du social, considéré à la fois sous sa
forme actuelle et sous l’aspect de son devenir historique.

Choix de méthode

20 Je voudrais maintenant, dans une dernière partie, examiner quelles conditions,


particulières à sa recherche, ont orienté les choix faits par l’ethnologue de telle ou telle
méthode. Devant quel type de réalités se trouve-t-il ? Si nous nous posons cette
question, nous sommes peut-être mieux à même de comprendre les hésitations et les
incertitudes que je viens d’exposer. Un fait est frappant d’emblée : l’ethnologue se tient
en tant qu’étranger devant la société qu’il a choisi d’étudier. Et c’est souvent sur cet
aspect de décentrement, de dépaysement, qu’il a insisté pour manifester, à tort ou à
raison, l’originalité de la discipline. En raison même de cette qualité d’étranger,
l’ethnologue a pour première obligation de trouver un sens aux réalités qu’il affronte.
Les premières démarches de son enquête le conduisent d’abord à inventorier et à
proposer des significations. C’est ce fait qui a frappé J. P. Sartre analysant la démarche
ethnologique, et qui l’a conduit à accorder un privilège à l’ethnologue, au détriment du
sociologue. Selon Sartre, la sociologie des primitifs a, elle, su saisir des véritables
« ensembles signifiants ». Il faut cependant penser que ce sont moins les

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préoccupations théoriques, qui ont d’abord conduit les ethnologues à cette saisie, que
les conditions de leur travail sur le terrain. Mais cette nécessité opérationnelle explique
l’importance prise par l’étude des comportements collectifs, le besoin de références
psychologiques.
21 D’un autre côté, l’ethnologue opère généralement sur des sociétés de dimension restreinte.
Cela explique qu’il ait eu non seulement le souci, mais encore la possibilité,
d’appréhender ces dernières dans leur totalité. La nature de sa recherche le conduisait
ainsi à découvrir plus aisément la vie sociale comme un système dont tous les éléments
sont étroitement ajustés les uns aux autres. Au-delà de cette observation, il était amené
à découvrir l’importance exceptionnelle du « phénomène social total » et celle du
« pattern », si l’on reprend l’expression de l’anthropologie américaine.
22 Dans un dernier point — et cela est peut-être le plus important — je rappellerai que
l’ethnologue enquête sur des sociétés où les relations entre individus, plus que dans les
sociétés modernes, ont un caractère direct, un caractère personnel. C’est une affaire de
dimensions des sociétés en cause, et c’est aussi une affaire de niveau culturel. Nombre
de sociétés dites archaïques manquent d’écriture et disposent de peu de moyens
indirects de communiquer entre individus. Cette caractéristique aide, elle aussi, à
comprendre le compagnonnage fréquent de l’anthropologie et de la psychologie et des
disciplines annexes de cette dernière. Il suffit de faire appel, non pas aux travaux
américains : le fait est patent, mais à l’œuvre de Radcliffe-Brown pour s’apercevoir de
cet état de choses. Pour cet auteur, dans le cadre des sociétés archaïques, les rapports
les plus directs entre les individus, notamment ceux que révèle la parenté, sont de
même nature que ceux qui existent entre individus plus éloignés. Et c’est justement
parce que ces relations inter-individuelles sont homogènes, parce que les relations les
plus distantes sont semblables aux relations les plus proches, que l’ethnologie a été
conduite à une démarche qui lui est particulière.
23 Il faut ajouter une remarque de plus à ce paragraphe. Les sociétés étudiées par
l’ethnologue, en raison de leur retard technique, sont des sociétés où la production des
richesses reste médiocre, où les circuits économiques ont plus un caractère qualitatif
qu’un caractère quantitatif. Et c’est là encore une condition qui a conduit les
ethnologues à donner la priorité à l’analyse qualitative, au détriment de l’étude
statistique, des préoccupations proprement quantitatives.
24 On s’aperçoit aussi que ces derniers enquêtent sur des sociétés infiniment plus
statiques que ne le sont les nôtres. Leur recherche passionnée des « vrais primitifs »
témoigne de l’importance qu’ils accordent à cet aspect. Ceci explique que leurs
démarches se soient révélées difficilement utilisables dès qu’ils ont dû envisager les
problèmes d’un point de vue dynamique ; ce qui est devenu nécessaire dans la mesure
même où il n’existe plus actuellement de sociétés « préservées ». Que les concepts
élaborés par l’ethnologue résistent mal à cette épreuve, nous en avons le témoignage
dans un article récent publié par G. P. Murdock. Cet auteur s’efforce de montrer la
validité du concept de « structure sociale » employé à l’étude d’une situation
dynamique. En vérité, il est très embarrassé pour développer son argumentation. Son
article montre davantage que sa conception de la « structure sociale » s’applique mal à
une saisie dynamique.
25 Enfin, notons que l’ethnologue opère sur des sociétés où la tradition joue un rôle
déterminant. À l’occasion de son enquête, il saisit comment tout comportement est
rapporté à une tradition plus ou moins explicitée. Il se trouve, en général, devant une

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société plus soucieuse de conformité que de réflexion critique sur elle-même. Il est
donc frappé par le fait que, dans un tel contexte, nombre de comportements sont
façonnés d’une manière inconsciente. Sapir avait souligné cet aspect des choses. Il a
consacré un article à l’examen du façonnage inconscient des comportements. Et ce
mode d’approche, il le devait, lui aussi, à la nature même de l’objet qu’il avait choisi
d’étudier en tant qu’ethnologue.
26 Si bien que l’on assiste à une valorisation particulière de cet aspect des phénomènes ;
elle conduit l’ethnologue à se donner pour tâche essentielle l’élucidation des
comportements et manifestations collectifs et inconscients. C’est sur cette démarche
qu’insiste maintenant C. Lévi-Strauss pour définir sa discipline. Et c’est, dit-il, ce qui
permet à l’ethnologue de ne pas opérer simplement au sein des sociétés archaïques, où
ces démarches sont plus nombreuses que dans les nôtres, mais aussi dans nos sociétés
où ces démarches existent toujours, bien qu’en plus petit nombre. En ce cas, vous
pouvez le constater, l’ethnologue se trouve être le plus proche voisin du psychanalyste.

Ethnologie et sociologie

27 Voilà les quelques caractères que je voulais évoquer. Dans quelle mesure l’ethnologue
peut-il contribuer au progrès de la sociologie envisagée dans son acception la plus
large ? Je ne ferai qu’indiquer trois possibilités, afin de ne pas abuser de votre patience.
28 Il semble que l’ethnologue puisse intervenir en aidant à fonder une objectivité « d’un
type supérieur » (expression de C. Lévi-Strauss), dans la mesure même où il tente
d’introduire des catégories de pensée qui sont spécifiques de toutes les sociétés
humaines et non pas d’une société déterminée. On peut concevoir que le sociologue est
tout naturellement conduit à préciser les catégories de pensée concernant d’abord sa
propre société, d’une manière plus ou moins inconsciente. L’ethnologue a, lui, à
l’inverse, l’obligation de définir des catégories de pensée valables pour l’ensemble des
sociétés humaines, car c’est cet ensemble des sociétés humaines qui constitue, en
principe, son domaine de recherches. Voilà donc un premier apport possible ; il est très
ambitieux ; il est certainement critiquable.
29 D’un autre côté, l’ethnologue peut fournir un apport positif en analysant des processus
socioculturels qui sont actuels dans le champ de ses propres recherches, alors que ces
mêmes processus ne sont plus qu’historiques dans le cas des sociétés modernes. Je
pense aux problèmes que posent l’industrialisation, l’urbanisation. L’ethnologue
permet au sociologue d’utiliser des observations de première main, et non plus de
recourir à des données d’archive, seulement historiques. Il y a donc ici une possibilité,
pour l’ethnologue, d’actualiser par détour un certain nombre de matériaux qui étaient
devenus purement historiques dans nos propres sociétés.
30 Enfin, l’ethnologue, d’une certaine manière, dispose, et c’est là un point intéressant
pour la recherche en sciences sociales, de conditions expérimentales d’observation, à
l’occasion des bouleversements affectant aujourd’hui les sociétés dites primitives. Ces
sociétés sont toutes en train de s’équiper, de se transformer, de se constituer en
nations, de se transfigurer en sociétés techniquement supérieures. Il y a là une
véritable expérience qui est réalisée sous nos yeux, et, cette expérimentation sociale
que les sociologues ont eu tant de mal à concevoir pendant longtemps, elle existe
maintenant dans certaines régions du monde, en Afrique ou en Asie. C’est en cela que
l’apport de l’ethnologue peut être d’un puissant intérêt.

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31 *
32 Tels sont les différents points que je tenais à vous soumettre dans cet exposé rapide. Je
n’ai pas eu pour but de vous donner l’impression que les ethnologues détiennent, plus
que quiconque, des méthodes incontestables, une sorte de secret en matière de
compréhension et d’explication des phénomènes sociaux et culturels. L’ethnologue est
soumis aux mêmes incertitudes et aux mêmes inquiétudes que les autres spécialistes
des sciences sociales. J’en appellerai à mon propre exemple. Je me suis senti tellement
mal à l’aise, dans la discipline ethnologique classique, que j’ai tenté de trouver plus de
sécurité en essayant de me placer en partie sur le terrain du sociologue. Je ne peux pas
dire que j’y sois véritablement parvenu. C’est sur cette réflexion d’incertitude que je me
permettrai d’achever mon propos.

RÉSUMÉS
Résumé
Les problèmes de l’explication en ethnologie sont traités sous trois aspects :
• l’expérience associée à la recherche est déterminante par son mode de définition
de l’objet, ses procédés d’enquête, son affirmation de spécificité ;
• la pratique ethnologique du terrain conduit à faire le choix entre deux formes
d’explication, l’une, indigène, recherche la « connaissance profonde » construite
par l’« observé », l’autre, savante peut-on dire, modélise son propre système
explicatif ;
• enfin, l’ethnologie est considérée comme un détour explicatif, qui éclaire
autrement les faits examinés par des disciplines voisines, la sociologie notamment.
Ce traitement des problèmes de l’explication ethnologique exige une mise en
perspective, une présentation des « écoles » qui ont défini l’espace ethnologique à
partir du XIXe siècle, une évaluation de ce que chacune d’elles a voulu apporter. Enfin,
la relation établie entre ethnologie et sociologie est traitée pour ébaucher une science
de l’actuel et de ses turbulences.

Abstract
Three aspects of explanatory issues in ethnology are dealt with here:
• experience related to research as a determining factor in how the object is defined,
in the conduct of surveys and claims of specificity;
• ethnological practice in the field that requires a choice to be made between two
types of explanation, one indigenous seeking “in-depth knowledge” constructed
by the observed subject, and the other we might call “scholarly”, that models its
own, explanatory system;
• lastly, ethnology viewed as an explanatory detour that sheds a different light on
facts examined by related disciplines, notably sociology.
In dealing with explanatory problems in ethnology we place the issue in perspective,
present the various “schools” that have defined ethnological space from the 19th
century, and evaluate the intended contribution of each one. Lastly we deal with the

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relationship established between ethnology and sociology in order to outline a science


of the present with all its turbulence.

INDEX
Mots-clés : ethnologie, expérience de l’ethnologue, problèmes de l’explication, sociologie
Keywords : Ethnology, Ethnologists’ Experience, Explanation Problems, Sociology

AUTEUR
GEORGES BALANDIER
École des hautes études en sciences sociales, Paris.

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Au cœur de l’Afrique
In the Middle of Africa

Françoise Héritier

NOTE DE L’AUTEUR
Ce texte est tiré de l’émission « À voix nue » sur France Culture, et du deuxième volet
« Au cœur de l’Afrique », de l’ouvrage d’entretiens entre Caroline Broué et Françoise
Héritier, L’identique et le différent, La Tour d’Aygues, Éditions de l’Aube (« France culture,
à voix nue »), 2008, pp. 27-46.

1 Dans cet entretien avec Caroline Broué sur France Culture, Françoise Héritier retrace
les chemins personnels et les cheminements intellectuels qui l’ont conduite à devenir
une africaniste et une anthropologue de la parenté.
2 Caroline Broué : Françoise Héritier, nous nous sommes quittées hier sur votre arrivée
en 1957 au pays des Mossi et des Pana au Burkina Faso, appelée alors Haute-Volta.
J’aimerais que l’on s’arrête aujourd’hui sur cette expérience de l’Afrique, et sur
l’expérience de l’ethnologie au contact des populations dont vous avez partagé la vie
pendant près de six ans, je crois…
3 Françoise Héritier : De façon discontinue.
4 Caroline Broué : Bien sûr. Vous êtes arrivée au pays des Mossi et des Pana, puis vous
avez fait un deuxième voyage qui vous a conduit chez les Samo, avec lesquels vous avez
passé beaucoup de temps. Je crois que c’est vraiment cette étude-là qui a été la plus
longue pour vous…
5 Françoise Héritier : C’est l’étude la plus approfondie. Il faut dire que la première était,
sur la proposition de Claude Lévi-Strauss, une simple prise de contact. Et c’était de
l’ethnologie appliquée pour laquelle nous devions rendre des rapports. Pour laquelle
d’ailleurs je me souviens avoir suivi un entraînement auprès d’un ingénieur-géographe,
parce qu’il fallait relever des plans de terroirs, par exemple. C’est l’ingénieur-
géographe, Jean Hurault, mort récemment, qui m’a appris cette compétence technique
particulière. Mais lors de cette mission où j’étais moi le géographe et mon collègue

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Michel Izard l’ethnologue, nous avons en fait très vite partagé équitablement les tâches.
Lui s’est mis à la géographie et moi à l’ethnologie, c’était exactement ce que je voulais.
On travaillait véritablement ensemble, et non pas chacun de son côté.
6 C. B : Alors, qui sont-ils ces Samo, et pourquoi sont-ils si intéressants pour l’ethnologue
que vous êtes devenue ?
7 F. H. : Ce sont des populations mandé qui sont venues vraisemblablement de l’Ouest aux
XVe et XVIe siècles, et qui se sont installées là, à côté de populations autochtones — pana,
marka… Ils ont en effet des particularités qui m’ont retenue tout de suite. Parce que,
même si en 1957 nous ne faisions que traverser leur territoire en allant du pays mossi
au pays pana, nous nous arrêtions souvent pour poser des questions. Ce n’était pas le
but de notre travail cette année-là, mais c’était intéressant tout de même de contacter
cette ethnie. En fonction de leurs réponses à des questions relativement banales, je me
suis rendu compte qu’ils présentaient un certain nombre d’aspects tout à fait
intéressants. Les traits que j’avais relevés chez eux touchaient à des questions que je ne
connaissais pas, et que je ne savais pas trop comment manier. Je n’avais pas appris à le
faire. Je reviens sur le fait que les ethnologues à cette période n’étaient pas préparés à
la Faculté de façon institutionnelle, pour devenir des ethnologues. On apprenait sur le
tas. Néanmoins, je m’étais rendu compte de choses étonnantes dans leur système de
parenté. Pourquoi m’attacher à ces systèmes de parenté et ces systèmes d’alliance ?
Parce qu’ils représentaient des thèmes importants pour Lévi-Strauss, centraux même,
dirais-je, et que je continue, moi aussi, à penser que ce sont des thèmes essentiels pour
la compréhension du fonctionnement d’une société. On appelle système de parenté le
système formé par l’ensemble des termes qu’utilise un individu quelconque — Ego, le
point de référence — pour désigner ses différents parents. Je dis bien « désigner » ; en
effet, il y a deux types de systèmes d’appellation. Ici nous parlons de la désignation, et
non pas du système d’adresse. La désignation sert à parler de quelqu’un : « mon père,
mon oncle, ma tante, mon cousin… » ; quand vous leur parlez, que vous vous adressez à
eux, vous dites « tonton, papa, maman… » ou vous les appelez par leur prénom. Le
système de désignation est le plus important. Quant au système d’alliance, ce sont les
règles qui régissent le choix du conjoint. On n’épouse pas n’importe qui. Pourquoi
étudie-t-on les systèmes de parenté et d’alliance ? Parce qu’ils représentent l’une des
plus étonnantes inventions de l’esprit humain et qu’ils obéissent dans leur vérité
limitée à des lois d’organisation mentale qui se retrouvent, mais exploitées de façon
non uniforme, chez tous les groupes humains. Il n’existe qu’un nombre limité de
« modèles », ce que nous appelons des systèmes, chacun obéissant à un agencement
particulier de ces lois. Ainsi, nous, Français, avons un système de parenté eskimo et les
Samo ont un système de parenté omaha. L’alliance, quant à elle, c’est-à-dire les règles
qu’on suit localement pour trouver un conjoint, s’adaptent aux systèmes des
nomenclatures de parenté et elles entraînent des jeux extrêmement subtils, que nous
avons à décrypter, pour leur valeur en tant que témoignage de ce que l’esprit humain a
envisagé toutes les combinaisons pensables des états de fait biologiques (génération,
sexe, aînesse, etc.), et pour les rapports qu’entretiennent les rapports de parenté et
d’alliance avec les jeux du pouvoir, de la sorcellerie, de l’économie…
8 J’étais certainement prédisposée à m’intéresser à ces problématiques grâce aux travaux
de Claude Lévi-Strauss sur les structures élémentaires de la parenté. Mais également
pour d’autres raisons, anecdotiques, qui ont gardé un sens parce que je crois à ces
façonnages qui viennent de l’enfance. Vous parliez de mon goût pour la terre, pour les

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cultures paysannes, etc. ; bien sûr, cela a joué aussi. Mais il y avait autre chose encore,
qui vient de mes grands-mères, l’une auvergnate et l’autre bourguignonne… J’ai passé
mes vacances d’adolescente avec mes deux grands-mères ; ma sœur et moi, nous
passions beaucoup de temps avec elles, dans la cour où elles recevaient leurs voisines
l’après-midi. Là encore, selon les rapports entre hommes et femmes, garçons et filles,
tels qu’ils existaient à cette époque, mon frère, lui, pouvait faire du vélo et jouer avec
ses copains. Tandis que nous, les filles, nous passions nos après-midi à tricoter des
pulls, des chaussettes et des gants pour l’hiver, assises sagement sur des tabourets aux
pieds de nos grands-mères. Mes grands-mères, qui ne s’aimaient pas, avaient trouvé un
terrain d’entente, neutre et anodin, mais extrêmement fructueux pour moi qui
écoutais ! Elles discutaient sans cesse des rapports de parenté qui unissaient les gens
qu’elles connaissaient. Elles ne disaient pas les rapports de parenté, mais elles en
expliquaient les cheminements. Elles disaient par exemple… : « La fille à la Martine qui
a épousé le fils du boulanger de La Chenale, ils se sont rencontrés lors du mariage de
son cousin, pas à la Martine mais au boulanger de La Chenale, qui lui, avait épousé une
cousine germaine de la fille à la Martine… ». Vous voyez le genre ! Moi, j’enregistrais
tout ça et j’essayais d’en tirer la leçon graphique, de me représenter mentalement les
cheminements selon les différentes positions de cousinage. C’était extrêmement
instructif, parce que cela me disposait à une gymnastique mentale qui est peut-être un
des éléments qui, pour la plupart des gens, fait repoussoir à l’encontre des études sur la
parenté.
9 Supposez que je vous demande, à vous, par quel terme vous désignez le fils de la fille du
frère de la mère de votre père, et je suis sûre qu’il vous faudra plus qu’un petit temps de
réflexion (alors qu’il ne s’agit que d’un cousin issu de cousins germains) ! J’avais appris,
grâce à cette éducation enfantine intense, à m’y repérer assez vite. Il existe bien des
travaux méthodologiques pour savoir comment on peut relever un système de parenté.
Prenons deux autres difficultés : si la personne dont l’enquêteur veut savoir comment
on l’appelle n’existe pas physiquement pour l’interlocuteur, il répondra : je n’en ai pas.
Deuxièmement, dans notre énonciation française, nous partons de celui que nous
appelons Alter, l’autre, par rapport à Ego, moi, ou individu de référence. Alter est ce fils
de la fille du frère de la mère de votre père, à vous, Ego par référence à qui s’organise la
terminologie. Dans d’autres sociétés, la chaîne descriptive part d’Ego : mon père, sa
mère, son frère, sa fille, son fils. Il faut donc une double gymnastique mentale pour que
l’ethnologue passe de sa représentation, déjà difficile, à la leur. Et pour ses
interlocuteurs, il leur faut aussi restituer mentalement une situation théorique, et
surtout être capable de l’abstraire, c’est-à-dire de visualiser une situation et être
capable de dire le terme de référence, même en l’absence d’une personne concrète, s’ils
se représentent leurs propres relations généalogiques.
10 C. B. : Ce que vous voulez dire, c’est que tout le monde n’est pas capable de faire cette
gymnastique intellectuelle.
11 F. H. : Non. Tout le monde n’en est pas capable, et beaucoup de collègues n’aiment pas
travailler sur ces sujets. À l’époque où je faisais ce genre de travail, il existait très peu
d’études approfondies, je dirais même qu’il n’y avait pas du tout d’études approfondies
concernant les terminologies de parenté dans des sociétés africaines. Bien sûr, il y avait
des relevés, mais qui ne comprenaient que la génération des parents, celle des grands-
parents, la génération d’Ego, et la génération en dessous. On n’allait pas plus loin. J’ai
inventé une méthode en partant du principe que l’abstraction n’était pas l’apanage des

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Occidentaux et qu’il était tout à fait possible, certainement, de pallier cette difficulté
concernant les représentations mentales en utilisant des artefacts.
12 Je suis partie sur le terrain en ayant établi sur des cahiers un inventaire de toutes les
situations de parenté consanguine et d’alliance possibles, pour Ego masculin et Ego
féminin, et cela sur cinq générations. Ce qui représente un nombre de schémas
considérables ! Et je prévoyais de poser les questions de façon systématique, les unes
après les autres. Je me suis rendu compte très vite que passées les liaisons immédiates
— le père, la mère, les oncles… —, les gens ne suivaient plus l’énonciation orale. J’ai
donc inventé une méthode en utilisant des objets — des cauris, des cailloux, des
allumettes. Les cauris sont de petits coquillages qui servaient de monnaie pour les
occasions rituelles, mais aussi, à l’époque dont je vous parle, pour acheter des choses
courantes. Ce sont de petits coquillages blancs qui ont une fente un peu dentelée, en
dents de scie, et qui représentent traditionnellement, et aujourd’hui encore, le sexe
féminin. Les cauris ont donc représenté les femmes ; un plus gros représentait Ego. Des
cailloux aux tranchants assez nets représentaient les hommes, et un plus gros
représentait Ego. Des allumettes ou des bouts de bois symbolisaient les différents types
de relation : filiation, collatéralité, mariage. Je dressais des schémas sur le sol et je leur
disais : « Vous êtes là. Ici, je place un cauri : c’est votre mère. Ici, c’est le père de votre
mère, puis la sœur du père de votre mère. Elle a une fille qui a un fils. » Une fois que
tout cela était disposé, je leur demandais comment ils appelaient les différents
protagonistes. Et ce système a très bien fonctionné. Dès qu’il y a eu une représentation
imagée, visuelle, cela a marché tellement bien que très vite j’ai cessé d’utiliser l’ordre
logique qui était le mien, qui consistait à suivre l’accroissement par étages de
générations, avec les collatéralités, alors qu’eux-mêmes, suivant une logique qui était la
leur, à partir d’un schéma que je leur avais constitué, en constituaient d’autres. Ce qui
voulait dire qu’entre mon schéma et ceux qu’ils constituaient, ils avaient établi un
rapport. C’était déjà un élément d’information important. Ils ne suivaient pas ma
logique, ils suivaient la leur. Ce furent eux qui alors me fabriquèrent des schémas. Il me
suffisait ensuite de les retrouver dans mon cahier et de les barrer. On a procédé de la
sorte jusqu’à ce que toutes les possibilités aient été envisagées.
13 Ce fut pour moi un apport considérable, parce que cela m’a permis aussi de voir en
pratique comment les enfants apprennent à s’y reconnaître dans un système de parenté
dont j’expliquerai plus tard pourquoi il est très difficile à comprendre et à se
remémorer. J’ai compris ainsi comment ils apprenaient et mémorisaient leur
terminologie de parenté. Ils doivent passer nécessairement par l’appellation que celui
de leurs géniteurs, père ou mère situé sur la chaîne donne au parent concerné (Alter) ;
ils en déduisent l’appellation qu’ils doivent donner à cette personne. Par exemple : si le
schéma représente Ego, son père, sa mère, le frère de cette mère qui a une fille, laquelle
a un fils, Ego (mon interlocuteur) me dira : au-dessus de moi, il y a mon père. Mon père,
le frère de sa mère, il l’appelle « mon oncle maternel ». S’il l’appelle « mon oncle
maternel », moi, je dois l’appeler « grand-père ». Ensuite, la fille de son oncle maternel,
mon père l’appelle « ma mère ». Et si mon père appelle cette femme « ma mère », moi,
je dois l’appeler « grand-mère ». Un fils de cette « mère » pour mon père, comme mon
père appelle sa mère « ma mère », il appelle ce fils « mon frère ». Et moi, je dois appeler
ce frère de mon père « mon oncle paternel ». Vous voyez là la manière dont les enfants
apprennent. C’est une déduction logique qui donne les bonnes appellations,
conformément au système global. Les lecteurs ont déjà pris conscience à travers ce
petit exemple d’un système terminologique de parenté qu’il ne correspond pas du tout

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au nôtre. On l’appelle « système omaha » parce qu’il a été décrit chez les Indiens omaha
d’Amérique du Nord par des auteurs américains ; on n’en connaissait pas bien
l’existence en Afrique. Or, il y a beaucoup de sociétés en Afrique qui le mettent en
pratique.
14 C. B. : Pourriez-vous nous dire en quoi il nous éclaire, nous, sur nos propres
populations, sur notre propre civilisation ? Et en quoi ce que vous avez compris grâce
aux Samo, peut éclairer d’autres populations, y compris la nôtre ?
15 F. H. : Je ne pense pas que cela puisse éclairer directement notre système à nous, tout à
fait différent. Cela nous éclaire simplement sur le fait que les populations humaines,
toutes les populations humaines, ont réfléchi sur les mêmes données biologiques mais
ne les ont pas traitées de la même façon. On trouve au départ un trait très particulier à
la base d’un système omaha — mais de plusieurs autres également — qui est la
perception que les germains de sexe différent sont différents. Ainsi, deux frères c’est la
même chose, et deux sœurs aussi ; alors qu’un frère et une sœur sont radicalement
différents. Nous avons là un système de clivage mental qui va conduire à des systèmes
de parenté où, quand vous avez deux frères ou deux sœurs, nécessairement les enfants
de ces frères et de ces sœurs s’appellent mutuellement frère et sœur. Alors que les
enfants d’un frère et d’une sœur se désignent mutuellement par des termes différents.
Cela induit généralement des systèmes d’alliance particuliers. Ainsi, des sociétés qui
n’ont pas une terminologie omaha, mais qui fonctionnent avec cette même équivalence
mentale des germains de même sexe opposée à la différence des germains du sexe
différent comme c’est le cas dans les systèmes omaha, on ne peut pas épouser les
cousins parallèles, c’est-à-dire ceux qui sont issus des germains de même sexe ; mais au
contraire, on doit épouser certains de ces cousins issus d’une paire de germains de sexe
différent. Ainsi, de façon très classique, un homme doit parfois épouser la fille de son
oncle maternel, et une fille, le fils de sa tante paternelle. Toute une série
d’enchaînements s’ensuivent et nous montrent que toutes les sociétés humaines ont
pensé le même matériau, que nous pouvons traduire sous la forme de lois. C’est là un
des points centraux de l’anthropologie sociale, parce que c’est un domaine qui
fonctionne avec des unités — que j’appellerai discrètes — qui sont universelles
(génération, sexe, collatéralité, aînesse) qui nous permettent de découvrir des lois
comme on en découvre dans le fonctionnement de la nature.
16 C. B. : Françoise Héritier, nous reviendrons sur ces lois dans l’émission de demain, mais
avant de nous arrêter aujourd’hui, j’aimerais que vous nous disiez ce qui vous reste de
l’Afrique. En tant qu’ethnologue et en tant que femme, que gardez-vous de ces
expériences que vous avez vécues avec ces populations extrêmement différentes, et
malgré tout peut-être proches, de nous… ?
17 F. H. : Il y a à dire sur plusieurs niveaux… D’abord, les émotions… la première émotion
est olfactive. C’est l’arrivée, la première arrivée, en début de nuit. La nuit tombe à six
heures là-bas : nous sommes sous les tropiques. Nous sommes arrivés à la nuit tombée à
Niamey. Premier stop en Afrique avant d’atterrir à Ouagadougou avec le petit avion de
l’époque, une Caravelle. Sortir sur le tarmac et recevoir comme un choc la puissance de
l’odeur de la terre africaine, poivrée, épicée, chaude, humide, je ne sais pas comment le
dire, mais c’est quelque chose de fabuleux. D’ailleurs, je crois que tous les gens qui
mettent les pieds pour la première fois sur les terres africaines connaissent cette
expérience. Pour moi, cela se produit toutes les fois que j’y vais : je reconnais cette
odeur et elle me donne la chair de poule. C’était quelque chose d’extrêmement fort. On

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l’oublie ensuite, une fois qu’on s’y est habitué ; on n’y fait plus attention, mais c’est
extrêmement fort.
18 Le deuxième, c’est le terrain ; une fois que vous êtes accepté — pour des raisons sur
lesquelles on reviendra peut-être dans une autre émission —, vous découvrez des gens
qui sont tellement semblables à votre famille, à vos connaissances, à vos relations que
vous vous retrouvez très vite en terrain connu. Bien entendu, il y a l’inconnu de cette
culture que vous allez apprivoiser provisoirement. Mais pour les personnes, vous
retrouvez chez eux des traits de caractère, et même parfois des traits physiques, qui
vous évoquent des gens que vous connaissez dans votre pays. Je me souviens
notamment, parce que cela m’émeut toujours autant lorsque j’y pense, d’une vieille
dame dont la fille était morte en couches et qui m’a apporté le bébé, parce que ce bébé
est mortifère : il a tué sa mère. Les seules qui peuvent à la limite lui donner le sein, ce
sont des sœurs de la mère décédée. Mais, dans le cas dont je vous parle, il n’y en avait
pas. Et donc cette vieille dame est venue m’apporter le bébé. Elle s’est mise à genoux
devant moi en me mettant le bébé dans les bras, et la seule chose que j’ai pu faire, c’est
de la relever et de me précipiter en voiture à Ouagadougou pour y acheter des biberons,
des tétines, du lait en poudre et tout l’attirail nécessaire. J’ai donc pris en charge le
bébé qui restait avec sa grand-mère et qu’elle m’amenait à heures fixes. Ensuite, elle a
appris elle-même à faire les biberons, et à les donner au petit. Mais cette femme qui
était venue à moi, qui était âgée, qui s’était présentée dans cette posture de suppliante,
avec les seins nus et juste un vieux pagne tout rapiécé autour des reins, pleine
d’arthrite sans doute — la voir s’agenouiller, c’était… ah ! C’était affolant ! C’était ma
grand-mère, vous comprenez ? Elle ressemblait à ma grand-mère maternelle, qui elle
aussi avait une allure humble, était un peu voûtée, se sentait toujours un peu en trop…
Elle ne s’est certes jamais mise à genoux devant moi, ma grand-mère ! Mais de voir
cette vieille dame le faire, j’ai eu le sentiment… brutal, inadmissible, que c’était ma
grand-mère qui s’agenouillait devant moi. Je ne pouvais pas le supporter. J’ai toujours
eu à l’égard des gens que je fréquente un rapport pas nécessairement toujours affectif
— mais il y a ceux que vous aimez et ceux que vous n’aimez pas, par définition. Il y avait
certainement une familiarité qui tenait au fait que, dans la pratique, dans leurs usages
corporels, dans leur façon de parler, de se tenir, ces gens m’évoquaient toujours des
personnes que je pouvais avoir connues dans ma vie d’Européenne.
19 Et puis un troisième point concerne l’Afrique, c’est la misère, la pauvreté… ne serait-ce
que dans les régions de brousse que je connais, et la fragilité dans le malheur
ordinaire…
20 C. B. : Diriez-vous, Françoise Héritier, que le fait que vous ayez vécu beaucoup de temps
avec ces populations et que vous avez éprouvé peut-être le sentiment d’une
communauté affective, vous rend plus sensible aujourd’hui à ce que l’on pourrait
qualifier d’indifférence de l’Occident vis-à-vis de la misère africaine ?
21 F. H. : Oui, j’y suis très sensible. Cela tient peut-être aux émotions ressenties, mais
surtout à des raisons intellectuelles, politiques, objectives. Prenons l’exemple du sida et
l’incroyable attitude politique à cet égard pendant des années : l’impossibilité de fait
pour les Africains d’accéder financièrement aux traitements, justifiée par l’idée
complaisamment répandue qu’ils ne sauraient pas se soumettre aux complexités de la
prise des médicaments ; l’interdiction par l’Église catholique — mais aussi par les
églises protestantes et l’administration américaine — du port du préservatif, considéré
comme favorisant la licence ; ou encore l’allaitement qui était récusé en Europe pour

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les mères séropositives, mais recommandé pour les Africaines, avec des arguments non
justifiés et non éthiques… (les mères ne sauraient pas préparer correctement les
biberons, et les enfants courraient plus de risques de mourir de diarrhée que du sida). À
l’heure actuelle, ce sont plutôt les problèmes démographiques et ceux liés aux
difficultés d’émigrations qui me préoccupent.
22 Il y a quand même une observation que je voudrais faire, bien qu’elle date de près de
trente ans. C’est vrai que l’Afrique était d’une grande misère, d’une grande pauvreté à
l’époque où j’y travaillais, que l’espérance de vie y était courte, et que d’après les
calculs que j’ai pu faire, beaucoup d’enfants mouraient avant l’âge de trois ans, qu’il y
avait énormément à faire sur le plan sanitaire — l’eau rare, pas de routes… Mais, ce qui
me frappait aussi, en dehors des périodes de crise alimentaire ou épidémique, c’était
une espèce de bonheur de vivre. Vivre en pays samo, je ne l’ai jamais ressenti comme
une relégation sur une île morose. C’étaient des gens qui éprouvaient une joie de vivre,
apparente dans les jeux, les rires, les conversations, malgré leurs soucis quotidiens ; ils
ne faisaient pas de comparaison avec notre situation en Europe, parce que
naturellement ils n’avaient pas alors accès à la télévision ni aux autres moyens de
communication. Cette simplicité joyeuse dans l’existence était tout à fait
communicative.

RÉSUMÉS
Résumé
Dans cet entretien avec Caroline Broué sur France Culture publié par les Éditions de l’Aube en
2008, Françoise Héritier retrace les chemins personnels et les cheminements intellectuels qui
l’ont conduite à devenir une africaniste et une anthropologue de la parenté.

Abstract
In this discussion with Caroline Broué on France Culture published by Éditions de l’Aube in 2008,
Francoise Héritier recalls the personal and intellectual ways which drived her to become an
Africanist and an anthropologist of kinship.

INDEX
Mots-clés : Burkina Faso, Françoise Héritier, Samo, anthropologie de la parenté, parcours
personnel et intellectuel
Keywords : Burkina Faso, Françoise Héritier, Samo, Anthropology of Kinship, Personal and
Intellectual Ways

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L’Afrique comme pictogramme


Un continent souvent réduit à ses contours
Africa, as a Pictogram. A Continent Generally Reduced to its Outlin

Eloi Ficquet

1 Cette interrogation sur l’Afrique en tant que forme, proposant une analogie entre les
contours de ce continent et un signe typographique, constitue le début du texte
proposé par l’artiste congolais1 Albert Mongita comme explication à l’illustration qu’il
réalisa en 1964 pour le concours de l’affiche du premier Festival mondial des arts
nègres, organisé à Dakar en avril 1966. Seules les deux pages de ce texte ont été
conservées dans les archives nationales du Sénégal, mais le dessin n’a pas été encore
retrouvé2. Celui-ci devait se présenter comme une figure humaine dont la forme
épousait les contours de l’Afrique, d’après ce que décrit la suite du texte :
« Aussi, comme il est à croire que c’est l’Afrique seule qui trouvera la solution à tous
ses problèmes actuels en plus de sa forme de point d’interrogation qu’elle présente
au Tiers Monde, l’Afrique adopte également la forme de la figure humaine, symbole
de son unité totale, qu’elle doit seule réaliser et concrétiser.
L’idéogramme même de Mongita est divisé en trois parties qui tirent leur origine de
la situation que traverse actuellement l’Afrique et surtout de la position que les
pays africains adoptent face aux problèmes que le sort de l’Afrique pose :
1. La Tête coiffée d’une coiffe en perles représente tous les pays du Nord qui se
passent à l’heure actuelle pour le « Cerveau » de l’Afrique et où presque tout se
solutionne.
2. Les Yeux et le Nez représentent tous les pays se trouvant au centre de l’Afrique
qui eux voient et sentent les dangers, envisagent les possibilités de réussite dans les
affaires et autres opérations pour enfin les dicter au “Cerveau”. C’est là la partie de
l’Afrique qui reste vigilante à tout.
3. La Bouche et le Menton représentent tous les pays du Sud de l’Afrique. Mais la
bouche, elle, symbolise l’Afrique du Sud, et elle reste surtout fermée, car elle ne
veut pas parler. C’est là un tort qu’elle commet à l’égard de l’Afrique qu’elle fait
sombrer dans des difficultés inextricables à cause de son mutisme. L’on ne pourrait
qu’admettre qu’elle n’attend que le dernier moment pour engloutir l’Afrique tout
entière. Donc la bouche ne veut aucunement la réalisation de l’Unité Africaine, car
celle-ci ferait de l’Afrique une force redoutable pour le Tiers Monde son maître.
Mais il y a encore le Madagascar qui est symbolisé par une boucle d’oreille rattaché
à l’Afrique par une perle. En effet, le Madagascar fait partie intégrante de l’Afrique.

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Placé à côté de l’Afrique du Sud, cette bouche qui ne parle jamais, le Madagascar
guette et suit de près la politique néfaste de l’Afrique du Sud pour en alerter en
temps opportun les autres pays de l’Afrique que la situation préoccupent.
Voilà l’énigme de la forme de l’Afrique que beaucoup n’arrivent encore à deviner et
que le célèbre artiste peintre congolais Albert Mongita nous offre dans son
idéogramme. »
2 Ce type de détournement anthropomorphique des cartes est assez fréquent. Dans le
dessin de presse notamment, des nations sont souvent personnalisées par le tracé d’un
visage ou d’un corps à partir de leurs contours. La notion d’« idéogramme » qui
apparaît dans ce texte peut sembler incongrue pour définir le dessin tel qu’il est décrit.
L’auteur ne l’a pas employée de sa propre initiative, mais il a repris dans les consignes
du concours de l’affiche3 le terme d’idéogramme qui correspond à ce que l’on
appellerait aujourd’hui un logo. Le dessin décrit par Mongita semble être un peu trop
tarabiscoté pour faire un logo, mais son interprétation physionomique des parties de
l’Afrique invite à réfléchir sur le fait que les contours de ce continent évoquent d’autres
formes, à la façon dont on peut contempler des nuages ou relier entre elles des
constellations d’étoiles.

Contours de l’Afrique, sur une bobine de câble électrique, à Arta, République de Djibouti, mars 2010

Photo de l’auteur.

Des contours chargés de sens

3 L’Afrique, en tant que catégorie signifiante, se présente souvent comme une évidence
d’ordre iconique. En quelques traits, par le tracé de ses contours côtiers, sa forme est
immédiatement reconnaissable. Elle s’impose à l’esprit, constituant une unité tangible.
Au fil des associations d’idées, l’imagination peut rapporter cette forme à celle d’une

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hache, d’une poignée de canne, d’une empreinte de pas (un pied droit), ou bien encore
y voir une sorte de crâne étiré, semblable à ceux des ancêtres pithécanthropes, orbites
oculaires et fosses nasales étant suggérés par les grands lacs de l’Est…
4 Au sein de cette forme, trois proéminences se distinguent : à l’ouest une bosse, une tête
de fémur, à l’est une corne de rhinocéros, une pointe de sabre tendue, au sud une
longue goutte prête à dégouliner. Comme pour inviter le lecteur de cartes à poursuivre
ses divagations, la présence de Madagascar qui se détache dans l’océan suggère que
l’image peut se briser en bien d’autres fragments. Mais la massivité du continent
africain l’emporte généralement sur la représentation de ses fractures.
5 Dans son unicité, la forme de l’Afrique fonctionne effectivement comme un
idéogramme, ou plutôt comme un pictogramme, puisque cette image est composée de
tracés assez complexes, qui ne se réduisent pas à une simple série de traits et qui n’ont
pas de fonction linguistique.
6 Il en va autrement pour les autres continents. Le long étirement de l’Amérique se
déploie en deux masses reliées par un tégument central fragile, l’une, au nord, coiffée
d’un chapeau grotesque et partant en lambeaux de terres prises dans la banquise
arctique, l’autre, au gros museau portant une barbiche démesurée. L’Eurasie constitue
un vaste agglomérat d’où bourgeonnent des proéminences péninsulaires remarquables,
mais aucune rupture physique manifeste n’indique où passe la limite entre l’Occident et
l’Orient, qui relève plutôt des strates d’une très longue histoire. Nimbée de confettis
insulaires, l’Australie rassemble autour d’elle la paradoxale conception d’un continent
discontinu, l’Océanie. Et l’Antarctique, enfin, logée en fond de carte, déroulée comme
une pelure pour être mise à plat.
7 Où veut-on donc en venir avec ces jeux d’analogies ?
8 Contrairement aux autres continents dont les formes procèdent d’assemblages
complexes et dont les limites peuvent être floues, le fait que l’Afrique soit
immédiatement perçue dans sa totalité graphique, comme une masse uniforme, a
contribué à nourrir un préjugé tenace : la plénitude de ce continent, sa cohérence
massive et manifeste sont des caractères qui semblent avoir été conférés par la nature
avant même que l’histoire ne s’en fût emparé et ne l’ait découpé en pièces.
9 En cinquante ans, les Cahiers d’Études africaines ont donné de l’Afrique une image
démantibulée, disséquée sous toutes ses coutures territoriales, historiques et sociales,
contribuant à dissoudre en elle-même l’idée d’une singularité continentale. D’un
numéro à l’autre, peu d’articles de cette revue traitent de l’Afrique en tant que totalité.
Le cadre proposé est plus souvent à l’échelle nationale ou d’un groupe ethnique. Quand
des perspectives plus générales sont abordées, elles portent sur des sous-régions. Plus
rarement l’échelle est focalisée sur une localité ou un individu. Ce constat vaudrait sans
doute pour d’autres revues dites africanistes.
10 Pour participer à ce numéro anniversaire, ce bref article en forme de libre essai
propose de longer les contours de la carte de l’Afrique, d’ouvrir quelques pistes de
réflexion sur la nature de cet objet graphique et d’explorer ses incidences sur d’autres
domaines de représentations. La formulation et la propagation dans l’imaginaire
mondial de stéréotypes relatifs à l’Afrique ont participé d’une série d’« inventions »,
plus ou moins congruentes, qui ont surtout été étudiées et débattues à travers des
analyses de discours notamment sur les plans philosophique, scientifique, littéraire ou
esthétique. Il faut y ajouter la dimension cartographique. La lecture d’un planisphère,

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image aplatie et réduite du monde, est fondée sur une distinction de quelques grands
sous-ensembles, les continents. Cette vision simplifiée est devenue un arrière-plan de
l’imaginaire largement partagé et indiscuté, qui a notamment servi de châssis aux
conceptions réductrices concernant l’Afrique en tant que totalité indifférenciée.

Familiarité des objets cartographiques

11 Produisant des cartes sur une immense variété de supports, de formes et d’usages, par
des outils de mesure, de dessin et de reproduction de plus en plus raffinés, la modernité
a instillé dans l’esprit des hommes et des femmes qui y prennent part une familiarité
forte avec la représentation du monde à petite échelle (Jacob 1992) (c’est-à-dire à taille
très réduite, et donc peu détaillée). Les cartes de la Terre dérivées de la projection de
Mercator, mise au point en 1569, sont les plus courantes, même si elles sont déformées
et induisent une perception surdimensionnée de l’étendue des territoires du nord de
l’hémisphère nord par rapport à ceux situés entre les deux tropiques (le Groenland
apparaissant plus étendu que l’Afrique, alors que sa surface est en fait 14 fois plus
petite). Cette déformation a été corrigée par d’autres projections, comme celle de
Peters (mise au point en 1973) qui tente de rétablir des rapports de surface équivalents
à la réalité et dans laquelle l’Afrique apparaît comme moins trapue, plus allongée, et
plus vaste.
12 Dans les sociétés contemporaines informées à satiété, l’image de la Terre et de ses
fragmentations en découpages étatiques est inscrite dans la vie de tous les jours. Le
planisphère fait l’objet d’innombrables déclinaisons : en annexe des agendas, dans les
vitrines et les brochures d’agences de tourisme, comme élément d’information ou de
décor des journaux télévisés, sous forme de jouets dans les chambres d’enfant…
Actuellement, les photographies prises par satellite prennent de plus en plus place dans
l’imaginaire. Longtemps réservées aux bulletins météorologiques, ces images
prolifèrent dans tous les médias en jouant d’effets de plongée spectaculaires.
13 Le dernier progrès de cette technologie est la mise à disposition pour tout utilisateur de
l’Internet (en haut débit) des clichés de toute la surface du globe en très haute
résolution. Offerte sur l’écran, la planète entière semble tenir dans la main du
« surfeur » qui a la capacité de parcourir les paysages, de transgresser les frontières, de
survoler les reliefs selon diverses trajectoires, de scruter les quadrillages des villes, et
même de passer furtivement de toit en toit. La chute vers les détails peut se poursuivre
en compulsant les publications à succès de photographies aériennes qui saisissent les
paysages sous des angles inédits, révélant des configurations de lignes et de couleurs
insoupçonnables au sol, mais qui montrent aussi les blessures, plus ou moins
cicatrisées, que l’humanité leur a infligées.
14 Le puissant attrait exercé par les vues de la terre depuis le ciel exprime un
bouleversement profond de notre époque. La perspective linéaire, grande invention de
la Renaissance, avait marqué une rupture intellectuelle en organisant le monde en
fonction de la position du spectateur. Cette mise en profondeur du plan horizontal est
de plus en plus écrasée par l’essor du rapport vertical au monde. Planant par-dessus les
basses réalités, le regard aplanit la surface, en distinguant les assemblages tarabiscotés
et bigarrés produits par les interactions entre les hommes, l’environnement humanisé,
et les forces et fragilités de la nature.

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Qu’est-ce qu’un continent ?

15 En dépit de l’abondance éditoriale d’atlas et d’outils cartographiques qui permettent


aujourd’hui de se plonger dans les détails des constructions territoriales et d’observer
les spatialisations et les dynamiques de toutes sortes de phénomènes, à toutes sortes
d’échelles, les outils de compréhension du monde continuent largement de s’appuyer
sur des sous-ensembles particulièrement flous, les continents.
16 Employés dans l’enseignement scolaire et dans les usages communs de la géopolitique
comme des éléments fondamentaux de l’organisation du monde, ces agglomérats de
terres émergées ont été constitués par approximations successives depuis l’Antiquité.
Ils ont fini d’être complètement discernés par les développements de la cartographie
moderne et instaurés comme pièces maîtresses des schémas réducteurs de partage
stratégique (ou sportif, ou économique, ou pédagogique) de la planète 4.
17 Les géographes anciens, notamment ceux du monde grec5, ont commencé à concevoir
l’écoumène (les terres habitées) comme un espace fini et circulaire et à le représenter
sur la surface d’une page, le planisphère. Ces techniques graphiques de représentation
du monde se sont diffusées et améliorées à travers plusieurs traditions de savoirs
géographiques. Les contours des masses continentales ont été dessinés par
approximations successives, en forçant l’aspect dentelé des contours maritimes, en
soulignant les saignées des grands fleuves ou les saillies de montagnes, tout en
suggérant que ces terres étaient interconnectées les unes aux autres par des chapelets
d’îles dont la grosseur était souvent exagérée. La carte du monde se devait de
représenter une finitude, disposant sur un même plan des données géographiques
connues, selon des niveaux de fiabilité très variables, en même temps que des contrées
inconnues à propos desquelles étaient représentés soit des hypothèses soit des
fantasmes.
18 Quelle était la portée des cartes anciennes ? Leurs conditions de fabrication et de
reproduction ainsi que les compétences nécessaires pour les lire faisaient que leurs
usages étaient confinés aux navigateurs, aux gouvernants, aux commerçants ou aux
savants. L’image que l’on se faisait du monde dans les représentations du sens commun
ne reposait pas sur ces tracés. Au contraire, les tracés des cartes et les schèmes
géométriques qui les organisaient dépendaient d’autres abstractions, philosophiques
ou théologiques, qui débattaient sur la question de la sphéricité ou de la platitude du
monde et cherchaient à comprendre quel ordre pouvait être sous-jacent à sa diversité.
19 Au cours du Moyen-Âge européen, la représentation du monde, qui ne connaissait que
trois parties, a été reprise par les érudits qui l’ont adaptée à la topographie biblique, en
systématisant et stylisant la division entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Ces Terres,
formant un grand T, étaient entourées par le O du grand océan baignant le monde 6.
L’association des deux lettres renvoyant à theo, Dieu en grec 7, formait les bases
géométriques d’un plan de conception divine, dont le centre était Jérusalem.
20 Ce schéma ancien en forme de T n’a pas été complètement abandonné par la suite,
continuant d’organiser la conception euro-centrée du monde. La situation de l’Afrique,
dans la conception contemporaine du monde, pourrait être modélisée
géométriquement par un axe vertical, orthogonal à la ligne horizontale du temps
historique, tendue entre l’Est et l’Ouest (la course du soleil marquant la scansion des
jours). Une Afrique pivot de l’histoire, mais hors de l’histoire. Bien qu’aucune mesure
de la prégnance de ce schéma ne puisse être établie, on peut supposer qu’il a alimenté

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la conception d’une Afrique matricielle, dont les alluvions, les migrations, les vents de
sable et nuages de sauterelles ont nourri les flux et reflux des peuples tout en restant
hors du temps.

Persistance du flou

21 Si la forme de l’Afrique se découpe nettement sur le planisphère, et induit l’idée d’une


singularité, il n’en va pas de même pour les autres continents, dont les limites ne sont
pas nettement établies, et ne peuvent l’être. La distinction de grandes masses prétend
reposer sur des ruptures naturelles, comme les mers ou les chaînes montagneuses, mais
la validité de ce principe est très partielle. L’usage général veut que l’Europe et l’Asie
forment deux entités distinctes. Cette différenciation a été à l’origine de l’idée même de
continent. Cependant, ce sont des obstacles physiques parmi les moins
infranchissables, l’Oural et le Bosphore, qui sont donnés comme des démarcations
naturelles, alors que chacun de ces continents est traversé par des obstacles beaucoup
plus puissants comme les Alpes ou l’Himalaya. Mais l’on rétorquera sur ce point que ces
massifs constituent des articulations et non des séparations, de même que ce sont les
distances maritimes qui unissent l’Océanie.
22 Cette ambivalence de la logique de la continentalité physique vaut aussi pour l’Afrique.
La dichotomie entre deux Afriques, au nord et au sud du Sahara, agit très fortement à
tous les niveaux de discours, chaque aire géographique ayant ses spécialistes qui leur
donnent force d’évidence, en particulier quand ils les emploient dans les commentaires
politiques et géostratégiques. Mais cette dichotomie physique ne fait pas l’objet de
tracés cartographiques nets pouvant être utilisés comme symboles de regroupements
d’États. L’argument du Sahara comme espace-barrière difficile à franchir, séparant
deux mondes semble s’imposer de lui-même, mais il peut être aussi retourné pour
montrer qu’il s’agit d’un creuset originel et que malgré sa désertification il est traversé
de routes commerciales, religieuses ou migratoires qui sont autant de liens formant un
laçage tenant le continent uni (Lydon 2009). Notons enfin que la démarcation physique
du Sahara a été conçue et mise en avant dans le discours savant pour parler par
euphémisme d’une autre limite, d’ordre racial, qui a longtemps prévalu et qui n’a pas
vraiment disparu, distinguant l’Afrique dite « noire » de l’Afrique du Nord, plus
rarement qualifiée de « blanche ». Cette asymétrie dans l’emploi des qualificatifs
raciaux tient sans doute à l’incohérence de la pensée raciste sous-jacente au discours
colonial qui supposait l’unicité d’une race blanche conçue comme dominante, à laquelle
ne pouvaient sans contradiction appartenir des populations dominées.
23 Tout compte fait, les continents sont peu saisissables par la cartographie, puisque ce
qu’ils désignent ne repose sur aucune réalité cohérente, ni géophysique ni sociale. Ces
vastes ensembles ne peuvent être délimités par d’autres critères qu’historiques et
politiques impliquant des limites floues qui ne cessent d’être débattus. Leur usage en
tant que catégorie sémantique ne fait qu’indiquer un positionnement relatif, une
localisation imprécise : ce dont on parle se situe vaguement dans telle partie du monde
et l’on se représente tout aussi vaguement que les sociétés subsumées sous chaque
désignation continentale ont quelque chose de commun. Le postulat de singularité de
chaque continent agit ainsi en permanence dans les énoncés du sens commun. Toutes
sortes de phénomènes sont caractérisés par des adjectifs continentaux : les cuisines

Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010


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asiatiques, le football africain, les arts océaniens, la modernité européenne, la musique


nord-américaine, les rébellions sud-américaines…
24 L’hypothèse principale qui sert de cadre à cet article en forme de puzzle est que la
réduction du langage à laquelle on procède quand on parle de continents relève en
grande partie d’une illusion d’optique. La capacité de visualiser l’image du monde dans
son entièreté sur une carte permet d’y distinguer des grandes masses qui, par un jeu
d’échelles, apparaissent comme des unités homogènes. Constatons cependant que, sur
la plupart des planisphères, les continents ne sont pas délimités. Les cartographes ne
s’y risquent pas. Ce sont généralement les assemblages politiques qui priment, et les
découpages les plus repérables sur les cartes du monde sont les États, dont les formes
sont identifiables par des tracés frontaliers, souvent accentués par des contrastes de
couleurs.
25 Il n’est pas ici hors de propos de noter que la visualisation des territoires comme pièces
taillées dans le paysage est à l’origine de l’invention du jeu de puzzle, par l’imprimeur
londonien John Spilsbury en 1760, qui avait découpé dans l’acajou une carte des comtés
d’Angleterre, dont les vertus pédagogiques ont été propagées dans les écoles du
royaume. L’engouement pour ce jeu gagna les salons cultivés quand l’assemblage des
circonscriptions, villes et rivières de l’Europe entière constituait un défi ludique 8.
26 Cette forme de compréhension des territoires comme s’il s’agissait d’artefacts s’est
exercée au sein de nombreux États qui ont magnifié les tracés de leurs contours
frontaliers en les reproduisant avec tous les procédés existants pour en faire
l’expression figurative par excellence du corps de la nation.

Émergence de l’image moderne de l’Afrique

27 Revenons à la façon dont le dessin de l’Afrique, tel que nous le connaissons, s’est formé
en même temps que les continents ont été discernés et définis comme les unités
territoriales maximales entre lesquelles l’on pouvait répartir la diversité des
phénomènes naturels et humains et leur conférer un semblant d’organisation.
28 L’une des avancées de la modernité sur le plan de la connaissance de la Terre fut la
découverte puis le dépassement du Cap de Bonne Espérance par les navigateurs
portugais (Diaz puis de Gama) à la fin du XVe siècle (à partir de 1488). Auparavant,
l’étendue des terres australes relevait de la spéculation. Leurs limites étant atteintes, il
devint possible de faire le tour de l’Afrique, sa circumnavigation, et d’atteindre les
rivages de l’Inde, sans avoir à dépendre des autorités musulmanes, hostiles depuis la
Reconquista, qui contrôlaient les rivages de la Méditerranée orientale et de la mer
Rouge. Dans le même temps, poussés par la même motivation, les Espagnols
atteignaient des terres nouvelles au-delà de l’Atlantique. Ces découvertes nécessitaient
de remodeler des certitudes fortement ancrées9. L’accroissement des relations de
voyageurs revenus d’horizons toujours plus lointains, l’amélioration des techniques de
mesure géodésiques, la mise au point de représentations tridimensionnelles de la
planète, ont complété la description du monde comme un ensemble fini, lui-même
composé de sous-ensembles terrestres finis et fermés, les continents. L’image des
confins devenait de plus en plus précise, mais aussi de plus en plus complexe : les
contours étant à peu près identifiés il fallait identifier de nouvelles régions, les
nommer, les localiser, les décrire, les intégrer à de nouveaux schémas de
compréhension.

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29 À partir de cette époque, le poids des cartes dans les représentations du monde a
commencé à s’accroître au point de saturer l’imaginaire (conçoit-on aujourd’hui le
monde sans penser d’abord à une carte de la planète ?) et de s’immiscer dans de
nombreuses parcelles de la vie quotidienne, comme nous l’avons vu plus haut.
30 Au fur et à mesure de ce processus d’émergence d’une image complète du monde, les
contours de l’Afrique ont été tracés et constitués comme une donnée du réel 10. Dessinée
au fil des siècles par les explorateurs, les arpenteurs du monde, les chasseurs de
gazelles et d’éléphants ainsi que les cartographes, l’image du continent s’est
progressivement dégagée11. Apparaissant d’abord comme une forme boursouflée au
Nord se refermant vers le Sud, ses courbes se sont précisées tout en se remplissant des
tracés hypothétiques de grands fleuves et de montagnes de l’intérieur. Ces terres
inexplorées n’étaient pas complètement inconnues. Leur configuration était supposée
et réélaborée à partir des récits recueillis sur les côtes auprès d’intermédiaires,
informés par d’autres intermédiaires. Ornés de légendes, réinterprétés à la lumière des
connaissances accumulées par les géographes anciens, ces corpus de savoirs locaux ont
été transmis de port en port. Pour décrire sur des cartes ces régions difficilement
accessibles que l’on espérait pleines de richesses et que l’on imaginait pleines de
dangers, l’espace n’était plus représenté en segments et en points, mais avec des
dessins d’animaux et d’indigènes selon un procédé figuratif raillé par un célèbre
quatrain de Jonathan Swift :
« Sur les cartes d’Afrique, les géographes / Remplissent les blancs avec des images
de sauvages / et sur les collines inhabitables / Ils placent des éléphants à défaut de
villes »12.
31 Cependant, ces illustrations pittoresques n’avaient pas pour fonction de remplir des
espaces conçus comme vides. C’est par la suite que l’espace africain s’est vidé
graphiquement. L’usage du blanc pour signifier l’absence de connaissance
géographique attestée par des instruments scientifiques est une invention relativement
tardive qui date de la fin du XVIIIe siècle, donnant du continent l’image d’une enveloppe
vide13.
32 C’est sur la surface d’une Afrique encore mal cartographiée, en cours d’exploration,
qu’ils considéraient comme vierge, c’est-à-dire vide d’institutions et de forces sociales
en mesure de contrer leurs projets, que les puissances européennes ont découpé un
vaste puzzle. Ce processus est souvent caricaturé par la réunion de chefs d’États se
disputant autour d’une carte de l’Afrique pour y tracer au crayon rouge les limites de
territoires à partager. La délimitation des pouvoirs coloniaux en Afrique s’inscrit dans
le temps long des phases successives de l’installation des pouvoirs européens, mais la
conférence de Berlin en 1885 lança un processus assez rapide de production de tracés
frontaliers continus et fermés dont chaque segment devait s’appuyer sur des preuves
d’appropriation effective des territoires revendiqués. Bien qu’il fut précipité (d’où le
terme de scramble, ruée en anglais), ce partage de l’Afrique en lignes frontalières
nécessita de nombreux tâtonnements, ajustements, négociations avec les autorités
locales et se poursuivit bien après l’instauration des colonies 14.
33 On pourrait, sur cette lancée, longuement reprendre les discussions qui ont déploré
l’arbitraire des frontières africaines héritées de la colonisation. Les limites des États
d’Afrique, que l’on dit taillées à l’emporte-pièce et qui ont été conservées après les
indépendances en vertu d’un principe de précaution, sont-elles à la source des maux du
continent ou plutôt le lieu d’expression des dissymétries patentes dans le rapport de

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l’Afrique au reste du monde ? Peuvent-elles être remaniées, corrigées, effacées sans que
ces manipulations ne provoquent des cataclysmes bien plus graves ?
34 Comme pour conjurer ces menaces de dislocation, la carte des contours de l’Afrique —
l’Afrique comme pictogramme — est devenue le signe d’une communauté de destin de
peuples asservis, dominés et brutalement traités. Telle une constellation dont les astres
étaient éteints, l’Afrique représentait une forme abstraite à remplir, à interconnecter et
à unifier pour les mouvements de libération et pour les promoteurs de mouvements de
pensée et de solidarité à l’échelle panafricaine. Et l’Afrique est brusquement devenue
l’emblème de peuples admis à se gouverner eux-mêmes, organisés en nations qui
n’avaient pas produit leurs frontières par elles-mêmes. En gage de leur indépendance,
ces nations obtenaient la responsabilité de conserver leurs frontières en l’état, malgré
tous leurs défauts, afin de préserver d’un nouvel embrasement généralisé un ordre
international qui avait été institué sans elles, au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, à l’issue de violences politiques et guerrières que des questions de partage de
l’espace en Europe et en Asie avaient poussé à leur paroxysme.
35 Transcendant ces vicissitudes, offrant un seul profil, les contours de l’Afrique ont
constitué un objet cartographique qui s’est prêté à des usages multiples. L’Afrique peut
être portée en bijou ou imprimée sur un vêtement, peut servir de base à des logos
d’organismes internationaux, de sociétés d’import-export, d’œuvres de charité, peut
suffire sur une pochette de disque à suggérer l’entrée sur des territoires musicaux
rythmés et pétillants. Les œuvres relevant d’un art contemporain estampillé comme
africain sur le marché international font un emploi assez fréquent de la carte du
continent comme élément figuratif ou symbolique. Et ainsi de suite, les supports sur
lesquels la silhouette figurative de l’Afrique est inscrite sont foisonnants. En faire
l’inventaire systématique serait fastidieux, mais on pourrait imaginer qu’il puisse
constituer le thème d’une exposition, proposant les déclinaisons infinies du même
motif. Au terme du parcours, le spectateur pourrait se demander quel sens et quelle
puissance résident dans cette incantation graphique d’une totalité continentale unifiée
et indifférenciée. L’Afrique comme fétiche ?

BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Du « Congo-Léo » de l’époque, i.e. « Congo-Kin » ou RDC aujourd’hui. Mongita est
surtout connu comme dramaturge (NDAYWEL È NZIEM 1998 : 475).
2. Archives nationales du Sénégal : FESMAN, carton no 30.
3. La symbolique proposée par Mongita pour répondre à ce concours semble avoir été
bien reçue puisque cette proposition a reçu le premier prix. Mais le projet finalement
retenu fut celui d’un jeune artiste sénégalais de l’École des arts de Dakar, Ibou Diouf,
classé second du concours, qui proposait un graphisme inspiré de la statuaire africaine,
selon les préceptes de Senghor prônant l’application du mouvement de pensée de la
négritude aux arts plastiques. Sur les enjeux artistiques et politiques de ce festival, voir
FICQUET et GALLIMARDET (2009).

4. Martin LEWIS et Kären WIGEN (1997) ont proposé une critique des constructions
« métagéographiques », à commencer par les continents, pour montrer que ces
découpages de vastes entités territoriales, dont l’usage est très ordinaire, recouvrent
des ensembles dont les définitions formelles sont très peu cohérentes. Christian
GRATALOUP (2009) propose d’historiciser le processus d’invention des continents en

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montrant qu’il résulte d’un étalonnage du monde par l’Europe qui voulait elle-même se
concevoir comme une unité territoriale et civilisationnelle.
5. Le monde grec ancien s’entendait sur des territoires à cheval sur trois continents qui
étaient conçus dès cette époque comme distincts mais leurs désignations (Europe, Asie
et Lybie pour l’Afrique) recouvrait des régions d’extension beaucoup plus restreinte
que ce que l’on entend aujourd’hui. Hérodote (Histoire, livre 4, 45) s’étonne ainsi de la
pertinence des constructions continentales, de leurs dénominations et de leurs limites,
qui constituent des opinions reçues sur lesquelles il est impossible de trancher : « Je ne
puis conjecturer pourquoi la Terre, étant une, on lui donne trois différents noms, qui
sont des noms de femmes » (traduction de Pierre-Henri LARCHER 1850).
6. Le T était formé soit par les terres elles-mêmes, soit par les mers séparant ces terres :
la Méditerranée constituait la « barre » verticale, et le Nil (ou la mer Rouge) et la mer
Noire formant les « barres » horizontales. L’Asie était alors située en haut des cartes (et
le Nord par conséquent à gauche) car elle était considérée comme l’emplacement du
paradis terrestre et par conséquent située au niveau du ciel.
7. Je ne peux étayer cette interprétation en m’appuyant sur des hypothèses qui
auraient déjà été proposées par d’autres auteurs, et il se peut que je me fourvoie.
8. Voir la carte de l’Europe sous forme de puzzle découpé par Spilsbury, sur le site de la
British Library : <www.bl.uk/learning/artimages/maphist/minds/jigsawpuzzle/
jigsawpuzzle1766.html>.
9. Cette « mutation épistémologique rapide » provoquée par le contournement
de l’Afrique avant la découverte de l’Amérique a notamment été étudiée par W. RANDLES
(1980).
10. Le site de la bibliothèque d’études africaines Melville Herskovits de l’Université de
Northwestern offre une belle collection de cartes de l’Afrique et des régions d’Afrique
depuis 1530. Voir le lien suivant : <http://digital.library.northwestern.edu/
mapsofafrica/>. Le site de la fondation Afriterra <www.afriterra.org> offre aussi accès à
une importante collection de cartes anciennes de l’Afrique et de régions de l’Afrique.
Pour une liste des cartes-continents visant l’exhaustivité, voir la « cartobibliographie »
rassemblée par R. BETZ (2007).
11. M. MBODJ (2002) a aussi proposé une analyse de l’impact de la cartographie dans les
représentations de l’Afrique.
12. Citation originale : « So Geographers in Afric-maps / With Savage-Pictures fill their
gaps / And o’er unhabitable downs / Place Elephants for want of towns », On Poetry
(1733), versets 176-179.
13. I. SURUN (2004) a analysé les évolutions graphiques qui se sont produites dans
l’élaboration des cartes de l’Afrique en observant en particulier la rupture
épistémologique qu’a représentée l’invention des blancs. C’est notamment la carte mise
au point par Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville en 1749 qui marqua la première
systématisation de ce procédé.
14. Il existe de nombreux travaux sur les frontières africaines qui ont montré que leur
histoire et leurs usages sont plus complexes que la vision commune de frontières
simplement tracées au cordeau. Le rassemblement encyclopédique des traités
frontaliers par I. BROWNLIE (1979) permet de mesurer la densité de rapports, d’études, de
procédures administratives et de relations diplomatiques dont a fait l’objet chaque
ligne séparant les États africains. Dans un texte bref mais lumineux, G. SAUTTER (1982) a

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proposé de nouvelles mises en perspective sur cette question. Allant dans le même
sens, J. HERBST (1989) a signalé le poids des contraintes physiques et humaines dans le
tracé de ces frontières. P. NUGENT et A. ASIWAJU (1996) ont rassemblé sur ce sujet un
volume d’études qui a fait date. Signalons aussi le travail de C. LEFEBVRE (2009) qui
montre que les cartes produites par les explorations européennes de l’Afrique
s’appuyaient sur des savoirs vernaculaires procédant aux tracés d’itinéraires dans le
sable.

RÉSUMÉS
Résumé
L’Afrique, en tant que catégorie signifiante, se présente souvent comme une évidence d’ordre
iconique. En quelques traits, par le tracé de ses contours côtiers, sa forme est immédiatement
reconnaissable. Elle s’impose à l’esprit, constituant une unité tangible. En proposant de longer les
contours de la carte de l’Afrique, cet article ouvre quelques pistes de réflexion sur la nature de
cet objet graphique et explore ses incidences sur d’autres domaines de représentations. La
lecture d’un planisphère, image aplatie et réduite du monde, est fondée sur une distinction de
quelques grands sous-ensembles, les continents. Cette vision simplifiée est devenue un arrière-
plan de l’imaginaire largement partagé et indiscuté, qui a notamment servi de châssis aux
conceptions réductrices concernant l’Afrique en tant que totalité indifférenciée.

Abstract
Africa, as a signifying category, is often expressed as an icon. In few strokes, through the drawing
of its coastal outline, its shape can be immediately recognized. It becomes obvious, being a
tangible entity. Making out the layout of the map of Africa, this paper puts forward views on this
graphic object and explores its implications on other domains of representation. Reading a
planisphere, a flattened and reduced picture of the world, induces a distinction between few
large land masses, the continents. This simplified view has become the uncontested background
of the modern understanding of the globality. It composed a framework for the simplistic idea of
Africa as an indifferentiated whole.

INDEX
Mots-clés : cartes, cartographie, continents, frontières, herméneutique
Keywords : Maps, Cartography, Continents, Boundaries, Hermeneutics

AUTEUR
ELOI FICQUET
Centre d’études africaines, École des hautes études en sciences sociales, Paris ; Centre français
des études éthiopiennes, MAEE-CNRS, Paris.

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Le culturalisme traditionaliste
africaniste
Analyse d’une idéologie scientifique
Africanist Traditionalist Culturalism. Analysis of a Scientific Ideology

Jean-Pierre Olivier de Sardan

1 Le comportement des agents publics en Afrique s’éloigne bien souvent des normes
officielles. Certes, partout dans le monde, on constate l’existence d’écarts entre les
prescriptions et les pratiques, entre ce que sont censés faire les fonctionnaires, et ce
qu’ils font réellement. Mais l’écart est particulièrement prononcé dans les fonctions
publiques africaines. On peut le dire autrement : en Afrique, plus qu’ailleurs, l’État réel
est très éloigné de l’État formel. L’accord est assez général sur ce constat. Mais
comment l’interpréter, comment l’expliquer ?1.
2 C’est ici qu’intervient le concept de « culture », qui est souvent invoqué, tant par le sens
commun que par des chercheurs en sciences sociales, pour rendre compte de ce qui
serait une « spécificité africaine ». Dans une telle perspective, l’État en Afrique serait
d’abord un État à l’africaine, autrement dit un État immergé dans une culture africaine
bien éloignée des normes occidentales de l’État. L’écart aurait pour cause le placage de
règles occidentales (légales-rationnelles) organisant le fonctionnement officiel de l’État
sur des sociétés africaines définies par des règles informelles tout autres, qui suivraient
des lignes de pente culturelles fort différentes de celles qui, en Occident, sous-tendent
la construction de l’État. Si les comportements des agents de l’État en Afrique sont si
peu conformes aux normes officielles, ce serait au fond parce qu’ils suivraient des
normes sociales issues pour une bonne part de leur culture ancestrale…
3 Cette position culturaliste érudite, largement répandue, qui est assumée et argumentée
de façon très variable, n’est pas nouvelle (on en retrouve de très nombreuses traces
dans les archives coloniales), mais elle est régulièrement réaffirmée, sous des habillages
théoriques divers, et a connu un renouveau récent en science politique. Par exemple,
Chabal et Daloz (1998) en ont développé une variante, avec un certain succès, en
particulier en milieu anglophone, mais aussi en suscitant de nombreuses réactions

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critiques, face auxquelles ils ont tenu à réaffirmer plus théoriquement leur position
dans un second ouvrage au titre significatif : Culture Troubles ! (Chabal & Daloz 2006).
4 Il y a en effet débat, au moins indirect et parfois direct, chez les politologues, autour de
la posture culturaliste, qui a ici ou là été vigoureusement attaquée, en particulier par
Jean-François Bayart (1996) dans un livre au titre lui aussi éloquent L’illusion identitaire.
5 Nous nous appuierons dans un premier temps sur ce débat pour décrire à quel point la
notion de « culture africaine » est un haut lieu de projection de clichés et de
stéréotypes, sans ancrage empirique, qui prennent la forme d’une idéologie scientifique
qu’on pourrait appeler le « culturalisme traditionaliste africaniste » ( CTA). Ceci nous
conduira à réexaminer l’histoire même du concept de « culture » dans le champ
spécifique de l’anthropologie et de la sociologie, où l’on trouvera trace de tensions
analogues récurrentes. La réorganisation sémantique de ce concept par Talcott Parsons
et Clifford Geertz a ainsi pavé la voie à l’idéologie culturaliste, en décrochant le concept
de ses ancrages empiriques. Enfin, nous tenterons de définir les conditions d’un usage
alternatif mesuré, empiriquement fondé, du concept de « culture », aussi éloigné que
possible du culturalisme.

Culture africaine et services publics : le débat


6 Le culturalisme peut, à propos de l’Afrique, prendre des formes multiples : au-delà d’un
fonds commun, qui affirme l’existence d’« une » culture africaine enracinée dans le
passé et relevant de « valeurs » spécifiques, et qui insiste sur son rôle central dans le
présent, on trouve d’innombrables variations. Les uns font l’apologie de ce que d’autres
dénoncent. Le registre littéraire se distingue fortement du registre politique. Le monde
des médias mobilise à longueur de journée des stéréotypes que le monde scientifique
justifie ou récuse, selon les auteurs.
7 Les arguments culturalistes chez les responsables politiques africains sont fréquents et
anciens : on pense par exemple aux théories de l’« authenticité » des années 1960,
promues en particulier par Mobutu au Zaïre et Tombalbaye au Tchad, qui reviennent
régulièrement à la surface, sous des formes certes moins excessives. Mais on pourrait
aussi évoquer des rhétoriques plus intellectuelles et élaborées, comme les références à
la charte médiévale du Mandé dite de Kurukan Fuga, proposée parfois comme modèle
politique pour l’Afrique contemporaine2. Les traditions, les cultures nationales, la
culture africaine, les savoirs endogènes sont régulièrement mobilisés dans les
rhétoriques publiques par des entrepreneurs politico-identitaires. Par ailleurs, face à ce
culturalisme militant « positif » (qui promeut le retour aux « valeurs africaines »
comme solution) se dresse un culturalisme essayiste « négatif » (qui dénonce la
prégnance des « valeurs africaines » comme problème) : l’ouvrage très contesté et très
contestable du journaliste Stephen Smith (2003) Négrologie en est l’illustration. L’afro-
pessimisme n’est qu’un culturalisme inversé qui impute aux « mentalités africaines » le
« refus du développement » (Kabou 1991). Le culturalisme traditionaliste africaniste
apparaît donc, pour ceux qui croient en la réalité de ses clichés, soit comme la source
possible d’un développement enfin réussi ou d’une politique alternative, soit comme
une malédiction qui enferme l’Afrique dans son passé et bloque tout changement. Il
débouche, en termes normatifs, sur une extrême ambivalence, ce qui est un trait
typique des idéologies : il est loué par les uns, honni par les autres, mais sur la base de
clichés identiques. Il est frappant de voir que les hérauts d’un retour à la tradition

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africaine comme les contempteurs de sa permanence se retrouvent d’accord sur la


nécessaire réhabilitation du phénomène ethnique : « Aux yeux de Smith enfin […] “le
tribalisme et l’ethnicité […] sont les signes sous lesquels le continent naît à la
modernité et ses élites à la démocratie”, qu’il serait temps de rendre légitime »
(Courade 2006 : 25).
8 Mais nous ne nous intéresserons ici ni au culturalisme populaire, ni au culturalisme
littéraire, ni au culturalisme politique. Seul nous concernera le culturalisme savant,
issu des milieux de la recherche, lorsqu’il s’exprime de façon argumentée, érudite,
théorique, sur la question de la spécificité des États et de l’action publique en Afrique.

Le CTA

9 Les postulats de base de ce culturalisme savant sont relativement simples. Le faible


respect en Afrique des règles du jeu formelles serait dû au poids des pratiques
informelles, d’origines sociale et culturelle, qui s’inviteraient en permanence dans les
dispositifs étatiques. La pression « communautaire », les coutumes locales, les valeurs
traditionnelles, les représentations magico-religieuses, les habitudes clientélistes et
patrimonialistes, les solidarités primordiales, les identités ethniques sont ainsi
régulièrement invoquées. Seule une analyse de la culture africaine, et de son ancrage
dans le passé, pourrait permettre de comprendre les pratiques politiques en vigueur.
10 Le recours au passé est en effet au cœur de l’argumentation, même si divers
changements et adaptations sont bien sûr concédés à la culture traditionnelle en ses
manifestations contemporaines. Car c’est le passé qui fournirait le socle du répertoire
moral et symbolique des représentations des dirigeants et fonctionnaires africains
aujourd’hui, c’est dans le passé que s’ancreraient les systèmes de sens et les structures
de référence qui seraient au principe des pratiques politiques africaines : « This pre-
colonial past provided the foundation for ideas about power, accountability, morality
and society that remain terrifically powerful in Africa today » (Kelsall 2008 : 633). « The
key features of the social grain in Africa today flow from a tradition, rooted in an
economy, that is thousands of years old » (ibid. : 629).
11 C’est cette référence omniprésente, sur un mode latent ou explicite, à la tradition
africaine qui est la marque spécifique du culturalisme africaniste. D’où notre
expression de « culturalisme traditionaliste africaniste », CTA. Car, en effet, le concept
de « culture » est en soi particulièrement polysémique, et peut évidemment avoir des
acceptions non traditionalistes et circonscrites (on y reviendra) et par exemple
s’appliquer à des représentations et des comportements partagés sans référence
particulière à un passé lointain. En outre, des usages raisonnés du concept de culture
peuvent permettre d’éviter de verser dans une idéologie culturaliste. En revanche,
lorsqu’il est question d’Afrique, la posture culturaliste est toujours plus ou moins
traditionaliste, quelles que soient les précautions rhétoriques parfois formulées 3 ou les
habits sémiologiques dont elle se revêt. Elle implique la présence presque obsédante du
passé dans le présent. Ce passé reste cependant, il faut le souligner, toujours vague dans
les argumentaires du CTA, il n’est nullement historiquement spécifié et analysé, on ne
sait de lui que son caractère précolonial et sa rémanence. Loin d’une « histoire des
mentalités », qui appliquerait à l’Afrique la solide méthodologie historique qui a fait le
succès de cette école en Europe, le passé culturel de l’Afrique n’est jamais historicisé
par les culturalistes. C’est un passé sans histoire, un passé indéterminé, un passé sans

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périodisation, « un passé essentialisé ». C’est là un autre de ces signes qui ne trompent


pas par lesquels se reconnaît une idéologie, fut-elle scientifique.
12 Bien évidemment, il ne saurait être question de récuser toute influence du passé sur le
présent, bien au contraire ! L’histoire est une dimension incontournable du présent.
Mais c’est bien pour cela qu’elle doit être analysée sérieusement, minutieusement. Les
passés incorporés dans les comportements d’aujourd’hui sont multiples, et exigent
d’être situés, détaillés, argumentés. Par exemple, s’il s’agit de comprendre le
fonctionnement assez particulier des bureaucraties africaines au XXIe siècle, c’est plutôt
au XXe qu’au XIXe siècle qu’il faudrait remonter, avec l’instauration de l’État colonial, ou
les modalités de passage à l’État postcolonial. En revanche, les rituels initiatiques sur la
base des classes d’âge sont clairement d’origine précoloniale : mais qu’en reste-t-il
véritablement aujourd’hui ? Sur la question de l’influence du passé, il faut être précis et
rigoureux. Le CTA ne l’est pas, qui préfère procéder par généralités, et renvoyer à une
traditionalité africaine vague et confuse, en minimisant systématiquement le poids et
les effets de la période coloniale, pourtant décisive dans la perspective de la
construction de l’État. Celle-ci n’aurait été qu’une parenthèse formelle, aux effets
superficiels4. Une analyse du mode de gouvernance colonial (très éloigné des normes et
valeurs des bureaucraties européennes de l’époque) montre au contraire que les
administrations africaines contemporaines ont intériorisé, repris et développé nombre
de ses caractéristiques : mépris de l’usager, recours aux intermédiaires, quête de
privilèges démesurés, etc.5.
13 Mais quels sont les traits de la « culture africaine » dont ce passé flou serait porteur et
qui expliqueraient, selon le CTA, les particularités des États africains contemporains ?
On s’aperçoit vite, à y regarder de plus près, que ce soubassement ancestral commun
(familial, religieux, social, culturel ou moral) se réduit en fait à une série de quelques
idées reçues autour des « conceptions africaines » du monde ou du pouvoir, des
« valeurs communautaires », des « pesanteurs magico-religieuses », ou de « la
disparition de l’individu derrière la famille ». Les politologues avec lesquels nous allons
illustrer le CTA (Schatzberg, Chabal et Daloz) se focalisent ainsi particulièrement sur le
rôle central des forces occultes, de la parenté ou de l’ethnie, comme référents culturels
de l’action politique.

La matrice morale de Schatzberg

14 Schatzberg (1993, 2001), par exemple, centre son propos sur l’existence, selon lui, d’une
« matrice morale » qui serait sous-jacente aux comportements politiques, ceux des
élites comme ceux des agents de l’État ou même des simples citoyens. Cette matrice,
fondamentalement culturelle, définirait un cadre cognitif commun pour une société
toute entière (en l’occurrence, la société congolaise, mais il généralise sans cesse à
l’Afrique centrale, et envisage souvent une extension à l’Afrique subsaharienne) : « The
matrix is really a series of cultural predispositions and implicit understandings that
provide some underlying cognitive structure to those political words, concepts, images,
institutions and behaviors that we consider to be thinkable and thus legitimate »
(Schatzberg 2001 : 215).
15 Ce surprenant postulat d’un univers sous-jacent du moral et du pensable qui serait
commun aux Africains n’est alimenté empiriquement que par le relevé systématique
dans la presse de quelques métaphores récurrentes (présentes aussi dans le langage

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quotidien). « In these uses of specific metaphors (father, family, food), we can discern
the continuous elaboration of a moral matrix of legitimate governance—those implicit
and culturally accepted tenets which structure perceptions of what is politically
acceptable behavior » (ibid. 1993 : 450). Les expressions, les allusions ou les images
concernant la paternité, la famille ou la nourriture ne manquent certes pas ! La
méthode est imparable, puisque toutes les autres formes du langage politique dans les
médias sont ignorées : le corpus de données est rabattu sur la pêche aux seules
métaphores qui confirment la thèse de l’auteur. Le saut sur-interprétatif est évident :
on décrète que les Africains partagent une même conception de la légitimité politique,
centrée sur l’image du père, et on l’exemplifie sur la base d’un recueil de citations de
presse hétéroclites : « Political legitimacy in much of Sub-Saharan Africa is based on
the tacit normative idea that governments stands in the same relationship to its
citizens as a father does with his children » (ibid. : 455). Ce type de comparatisme, où un
auteur poursuit son idée en ne sélectionnant à droite et à gauche que ce qui l’arrange
sans se soucier des contre-exemples, dans un corpus extensible à l’infini pour les
besoins de sa démonstration, est hélas assez répandu dans les analyses qualitatives de
la science politique comparée6.
16 Une telle argumentation ne serait-elle pas aussi favorisée par les « effets d’exotisme » 7
que l’Afrique évoque en permanence chez les intellectuels occidentaux, et qui semblent
parfois autoriser, dans le monde de l’africanisme, des relâchements méthodologiques et
des invraisemblances théoriques qu’il serait autrement plus difficile de faire passer
dans des contextes savants européanistes par exemple ?
17 On relèvera aussi l’usage central, et très particulier, qui est fait des métaphores,
mobilisées pour donner une saveur savante aux stéréotypes qui fondent
l’argumentation. Certes, les métaphores portant sur le fait de « manger », ou sur la
parenté sont courantes dans les langues africaines, ou les parlers français ou anglais
d’Afrique. Mais Schatzberg ne s’intéresse pas aux variations de leur champ sémantique
et aux multiples contextes de leurs occurrences, il les prend au pied de la lettre, et ne
retient que les significations qui l’arrangent : ainsi, pour les métaphores autour de
« manger », seule la signification « occulte » (la dévoration sorcellaire) l’intéresse, elle
est systématiquement et unilatéralement privilégiée par Schatzberg, parce qu’il peut la
rabattre sur le registre politique pour les besoins de sa démonstration, alors que cette
expression entre dans des registres de signification multiples dont la plupart n’ont
aucun rapport avec l’occulte8.
18 Paradoxalement, Schatzberg se réfère à Lakoff pour assimiler les métaphores de la
dévoration ou de la parenté à des « métaphores cognitives ». Or, nous pensons au
contraire qu’il s’agit, en l’occurrence, de ce que Lakoff (1985) appelle des « métaphores
naturelles ». Cette tendance à sélectionner systématiquement et unilatéralement
certaines métaphores naturelles éparses dans les discours quotidiens (parmi bien
d’autres possibles) et à les « durcir » pour en faire les expressions d’une vision africaine
du monde ou du pouvoir, est en effet typique du CTA9.

Chabal et Daloz : l’État non émancipé

19 L’ouvrage de Chabal et Daloz (1998) rejoint sur divers points l’argumentation de


Schatzberg et développe lui aussi une posture de type CTA. Certes, il ne peut s’y réduire,
dans la mesure où il est plus général, complexe, et ambitieux (il développe parfois, dans

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certains domaines, des analyses assez différentes du CTA, ou énonce des postulats
méritant l’attention, mais nous ne développerons pas ces constats ici).
20 Mais, pour autant, la thèse générale se situe directement dans une posture de type CTA.
L’État moderne africain est pour eux largement inexistant, malgré quelques
apparences : « The State in Africa is not just weak but essentially vacuous » (Chabal &
Daloz 1998 : 1), ceci fondamentalement parce qu’il est envahi de part en part par la
société : il ne s’est pas affranchi des pesanteurs sociales. « The state in Africa was never
properly institutionalized because it was never significantly emancipated from
society » (ibid. : 4). Les comportements patrimoniaux, clientélistes, ou corruptifs bien
connus trouvent donc leurs racines dans la société, c’est-à-dire dans la culture et dans
les normes traditionnelles, qui sont omniprésentes au cœur de l’État, et régulent les
formes de légitimité : « In the post-colonial context, political legitimacy derives from a
creatively imprecise interaction between what might be termed “ancestral” norms and
the logic of the “modern” state » (ibid. : 9).
21 Derrière cette thèse, qui débouche in fine sur une analyse de ce que les auteurs
appellent l’instrumentalisation du désordre, se retrouvent en fait plus ou moins les
mêmes stéréotypes que chez Schatzberg. Ces stéréotypes typiques du CTA tournent
autour de quelques mots-clés : relations personnelles, communauté, ethnie, sorcellerie.
22 L’Afrique est le monde des relations personnelles : « In most African countries, the
state is no more than a décor, a pseudo-Western façade masking the realities of deeply
personalized political relations » (ibid. : 16).
23 L’individu n’existe pas en Afrique, seule compte la communauté : « In other words,
individuals are not perceived as being meaningfully and instrumentally separate from
the (various) communities to which they belong » (ibid. : 52) ; « Representation in Africa
is necessarily communal or collective. The legitimacy of the representative is thus a
function of the extent to which s(he) embodies the identities and characteristics of the
community » (ibid. : 55).
24 L’ethnie est au centre de toute légitimité et de toute redevabilité : « It suggests,
contrary to thirty years of Africanist social science, that ethnicity will need to find
proper expression if accountability is to return to the post-colonial political order in
Africa » (ibid. : 60) ; « Politics must be based on, rather than avoid, the ethnic dimension
of the present African nation-state » (ibid. : 62).
25 Le monde occulte, la croyance aux ancêtres et la sorcellerie régulent de façon
souterraine les pratiques politiques : « The world of overt politics is thus deeply
influenced by the subterranean realm of the irrational » (ibid. : 65) ; « Central to African
beliefs is the link between the world of the living and that of the dead » (ibid. : 66).
26 De telles idées reçues cumulent trois procédés typiques du CTA : le réductionnisme
exotisant, la généralisation arbitraire, et l’imputation causale abusive.
27 Tout d’abord, elles réduisent l’Afrique à ses traits exotiques, ceux qui apparaissent
comme les plus éloignés des normes sociales occidentales courantes. Bien sûr, il ne
s’agit pas pour nous de nier le rôle social que peuvent jouer en diverses circonstances,
parfois souvent, les relations personnelles, la pression des insertions communautaires,
l’utilisation par des entrepreneurs politiques du facteur ethnique, ou l’importance des
croyances magico-religieuses. Et les stéréotypes peuvent avoir une part de vérité. Mais
ces phénomènes sociaux, qui font incontestablement partie du paysage quotidien, sont
bien loin de remplir celui-ci à eux tout seuls. D’innombrables autres dimensions des

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relations sociales se manifestent partout, des représentations et croyances différentes


sont partout identifiables, partout d’autres normes et d’autres registres de l’identité
peuvent être analysés. L’Afrique est aussi un lieu d’inventions permanentes, de
syncrétismes, d’incorporation de la modernité, d’importations religieuses, de
migrations à moyenne et longue portée, de boom associatif, de business petit et grand, de
syndicalisme, de tentations prétoriennes, etc. Pourquoi cette réduction de l’Afrique à
ses seuls aspects les plus exotiques, et pourquoi ceux-ci en exprimeraient-ils l’identité
profonde ?
28 En second lieu, ces stéréotypes produisent des énoncés échappant à tout contrôle
empirique. Du fait de leur généralité, et de l’absence de toute argumentation historique
sérieuse, les assertions abruptes et catégoriques qui sont assénées tout au long de
l’ouvrage et dont nous avons donné quelques exemples ci-dessus agrègent des
phénomènes complexes, contradictoires, ambivalents dans des concaténations
simplificatrices et même simplistes, sans laisser aucune place aux contre-exemples ou
aux cas négatifs, autrement dit sans permettre un débat empirique sérieux. Le
culturalisme est une paresse scientifique, qui substitue des présupposés à l’enquête.
29 Enfin, les clichés culturalistes se prétendent explicatifs du fonctionnement des États.
Quelle que soit la part éventuelle de vérité factuelle qu’ils puissent contenir, ils sont
abusivement présentés comme une « cause » du comportement des agents de l’État.
Quel politologue européen oserait soutenir que, du fait de l’importance des horoscopes
dans les médias français, les signes du zodiaque sont régulateurs des pratiques
politiques hexagonales ?
30 Prenons cette assertion quelque peu étonnante sous la plume de chercheurs en sciences
sociales : « In some fundamental way, therefore, this faith in the power of the irrational
is much more than a belief : it is part of the very fabric of the African psyche » (Chabal
& Daloz 1998 : 68). Elle cumule les trois caractéristiques décrites ci-dessus : l’Afrique est
réduite à ses croyances occultes ; ces croyances seraient au centre de la psychologie
africaine (sic !) ; et voilà entre autres pourquoi l’État africain resterait une façade !
31 Le même mécanisme est à l’œuvre dans cette phrase de Schatzberg (2001 : 23) : « The
imagery and language of father and family are pervasive in middle Africa because they
strike a resonant and deeply embedded cultural chord. They form part of a culturally
valid and mostly implicit comprehension of the limits of political legitimacy based on a
complex and generally unarticulated moral matrix of legitimate governance derived
from an idealized vision of patterns and authority and behavior within the family. »
L’Afrique est réduite au langage du père et de la famille ; cette idéologie familiale serait
au centre de la partition culturelle et de la matrice morale africaines ; et c’est là que
résiderait l’explication de la légitimité politique !
32 Pourtant, la représentation du rapport entre le pouvoir et les populations comme étant
construite idéologiquement sur le modèle du rapport entre un père et ses fils n’a rien
de spécifiquement africain, et ne renvoie pas nécessairement à des traditions
précoloniales : une démarche historique conséquente relèvera ainsi à quel point ce
modèle a été au cœur de l’idéologie coloniale (les indigènes étant considérés comme de
grands enfants que le Blanc se devait d’éduquer). Jean-Pierre Dozon (2003 : 167) relève
ainsi que c’est le plan Sarraut, dans les années 1920, qui, dans les colonies françaises, en
« introduisant la métaphore du lien familial », a développé le projet d’« organiser une
sorte de grande famille au sein de laquelle l’État français jouerait le rôle du père
protecteur ».

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33 Il en est de même des catégorisations ethniques, dont il a été montré depuis longtemps
à quel point elles étaient le produit des obsessions classificatoires de la colonisation
plus que d’être des héritages du passé (Amselle & M’Bokolo 1985). Jean Bazin (1985 :
112), après avoir procédé à un inventaire sémantique approfondi des significations
associées à l’« ethnie » bambara au Mali, concluait ainsi sa démonstration :
« L’invention de l’ethnie procède en effet à contre-sens (ou à court circuit) d’un tel
inventaire sémantique. Pour que le nom accède à son statut ethnologique, à sa fonction
de désignation d’une entité unique, les Bambaras, il faut lui retrancher du sens,
l’appauvrir de son ambiguïté par des opérations de prélèvement, de sélection, de
censure qui lui confèrent l’univocité. »
34 Il ne saurait être question de nier que, parfois, les catégories ethniques puissent être
pertinentes dans l’analyse des conflits politiques. Mais cette pertinence occasionnelle,
qui n’est d’ailleurs pas une spécificité africaine (on pense bien sûr à la Belgique ou aux
Balkans), est très variable selon les régions, les époques, les contextes (la colonisation
anglaise a plus favorisé le registre ethnique que la colonisation française). Loin d’être
un déterminisme culturel hérité du passé, elle s’explique toujours par l’activité
d’entrepreneurs ethniques contemporains, et coexiste toujours avec la manipulation
d’autres types d’identités collectives (religieuses ou sociales) et les effets d’autres types
d’allégeances (factionnalismes et clientélismes). Nassirou Bako-Arifari (1995) a montré
que la « logique du terroir » chez les politiciens béninois remonte au régime Kérékou et
s’est développée sous la démocratisation, avec la stratégie des politiciens de se
présenter comme des « fils du pays » et de susciter ainsi des solidarités locales et
régionales.
35 Prenons a contrario un exemple, issu de nos propres travaux sur les services publics en
Afrique de l’Ouest. L’une des caractéristiques dominantes de leur fonctionnement (une
de leurs normes pratiques) est l’absence généralisée de fonctionnement en équipe,
autrement dit un individualisme professionnel omniprésent (que nous avions appelé le
« chacun-pour-soi-isme ») (Olivier de Sardan 2004). Pourtant le CTA met, quant à lui,
systématiquement en avant la pression communautaire, la suprématie du collectif sur
l’individu, les solidarités primordiales. Bien évidemment la pression communautaire
existe, mais dans certains domaines et dans certains contextes. Elle est en outre l’objet
de stratégies de contournements et de ruses de la part des intéressés. Et surtout elle est
loin d’être la seule norme en piste. Dans de nombreux domaines (et pas seulement au
sein de la fonction publique) les comportements hyper-individualistes et les stratégies
opportunistes sont importants, parfois plus qu’en Europe. Au nom de quoi décrétera-t-
on alors que la solidarité communautaire seule est une valeur profondément africaine,
en « oubliant » par là même toutes les autres normes concurrentes ou alternatives ?
36 Dans un ouvrage ultérieur, Chabal et Daloz (2006) tentent de légitimer théoriquement
leur posture culturaliste, allant jusqu’à l’assimiler à la perspective « interprétativiste »
en sciences sociales. Certes, ils sont plus prudents dans leurs affirmations, proclament
ne pas avoir une vision mécaniste de la culture, et en proposent une définition
« geertzienne » (voir infra), à orientation sémiologique, en tant que « system of
meanings » (ibid. : 22). Ils tentent d’opposer cette acception aux termes habituels de
« valeurs, croyances et normes », afin de se démarquer de l’ouvrage de Harrison et de
Huntington (2000), Culture Matters. Cependant ce démarquage reste largement
rhétorique, car, de fait, les systèmes de significations qu’ils citent en exemples
recouvrent chez eux plus ou moins ces mêmes réalités que d’autres dénomment

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valeurs, croyances et normes, et ils se déplacent au pas de course dans un espace


complexe et touffu de généralités, d’affirmations de principe, d’exhortations
épistémologiques et de références érudites offrant peu de prises à une discussion
productive.
37 Les lecteurs critiques y ont d’ailleurs retrouvé les mêmes travers que dans l’ouvrage
précédent. Par exemple, pour Kate Meagher (2006 : 591), une anthropologue
particulièrement polémique, on a toujours affaire à une « unshamedly essentialist view
of culture ». « We are told that culture is not a product of institutional history or
political agency, but arises from communal “codes” embedded in society : human
beings inherit cultural codes from birth, they are passed on to their descendants »
(ibid. : 86). « Cultural change is reduced to a notion of how ancient codes shall responses
to modern situations » (ibid. : 591). Elle dénonce une « […] tabloid view of African
political culture based on prejudice and stereotypes rather than on anything
approximating evidence. The key regulatory forces in African politics are identified as
ethnicity, clientelism, sexual predation and witchcraft » (ibid. : 592).

L’anti-culturalisme

38 Nous sommes donc loin d’être les seuls anthropologues à avoir une position critique
face au culturalisme de certains politologues africanistes et à mettre en évidence les
stéréotypes sur lesquels ils se fondent. Mais il faut reconnaître que, au sein même de la
science politique, des positions anti-culturalistes vigoureuses ont aussi été exprimées.
Du côté francophone, nous prendrons pour exemple Jean-François Bayart (1996), dont
l’ouvrage sur le sujet est d’ailleurs paru avant ceux de Chabal et Daloz, et qui, en
conséquence, ne les prend pas pour cible (il ne mentionne pas non plus Schatzberg) 10.
Mais du côté anglophone aussi les critiques sont venues de l’intérieur de la discipline :
« Political cultures accounts, with their tendencies toward cultural essentialism, have
rightly come in for criticism by many political scientist […] this understanding of
culture as a specific group’s primordial values or traits is untenable empirically. It
ignores the historical conditions and relevant power relationships » (Wedeen 2007 :
713-715).
39 Jean-François Bayart (1996 : 21) se situe à un niveau plus général. Il considère que le
culturalisme, qu’il associe à l’idéologie identitaire, est fondamentalement pernicieux,
pour des raisons qui sont d’ailleurs chez lui tout autant politiques que scientifiques. Sa
question de départ pourrait en tout cas être la nôtre : « Comment penser les rapports
entre culture et politique sans être culturaliste ? »
40 Son attaque contre le culturalisme s’appuie sur une série d’arguments enchevêtrés qui
prennent la forme d’un procès que nous résumerions volontiers à travers les chefs
d’accusations suivants : essentialisation, déterminisme, homogénéisation, dé-
historicisation, sociétisation.
41 Le culturalisme « définit de façon substantialiste les cultures » (ibid. : 12). Mais le
culturalisme entend être aussi explicatif, et Jean-François Bayart conteste sa prétention
à constituer une « causalité univoque » (ibid.) de l’action politique. Le culturalisme
postule que les cultures sont homogènes, et, de ce fait, « l’interprétation culturaliste
omet de restituer la part de la contradiction et du conflit politique » (ibid. : 29). Elle est
également a-historique, dans la mesure où « le culturalisme s’entête à considérer
qu’une “culture” se compose d’un corpus stable et clos de représentations, de

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croyances ou de symboles » (ibid. : 46). Enfin le culturalisme superpose indûment


culture et société, en faisant correspondre une communauté politique et une
communauté culturelle.
42 Sa conclusion est claire et nous la partageons : « Prenons définitivement acte de
l’hétérogénéité culturelle des sociétés politiques » (ibid. : 114).
43 Outre les arguments théoriques, Jean-François Bayart se situe aussi dans un registre
plus politique, qui concentre alors les attaques sur la notion d’« identité », adossée
directement selon lui au culturalisme. L’identité serait la porte d’entrée des dérives
totalitaires, xénophobes ou racistes. Il dénonce la « bêtise identitaire » (ibid. : 12), dont
l’actualité donne en effet de déplorables exemples.
44 Mais paradoxalement, Jean-François Bayart a été à son tour accusé de culturalisme, en
particulier dans un secteur qui est effectivement son point faible en ce domaine, à
savoir l’importance à divers égards surprenante qu’il accorde lui-même aux
phénomènes occultes dans la compréhension des représentations et pratiques
politiques. Pour Kate Meagher (2006 : 594), toujours elle, « Given (his) swingeing
critique of culturalism, it is particularly surprising that Bayart proceeds to adopt the
same kind of primordialist approach to contemporary African politics as Chabal and
Daloz. African political behavior is said to be grounded in a “moral economy of
trickery” and “the disturbing world of the invisible and more particularly witchcraft”
(pp. 123-4). The repertoires of African political action are illustrated with anecdotes of
ritual murders, ministers lying with corpses, and leaders surrounded by mystics and
seers ».
45 Sans doute l’attaque de Kate Meagher est-elle excessive. Mais il est vrai que le
culturalisme chassé par Jean-François Bayard avec véhémence par la grande porte
semble parfois se réintroduire chez lui subrepticement par la fenêtre, dans la mesure
où cette « politique du ventre », par laquelle il caractérise parfois l’État en Afrique, se
réfère non seulement à la corruption et à la prévarication régnant chez les élites
politiques, mais « aussi et surtout » à la sorcellerie : « La “politique du ventre” se
rattache non seulement à la problématique pastorale et rédemptrice du pouvoir […]
mais aussi et surtout au répertoire de la sorcellerie, une pratique dont les entrailles
sont justement le centre » (Bayart 1996 : 122). Bayart rejoint donc paradoxalement
Schatzberg, Chabal et Daloz dans la sur-interprétation des métaphores du « manger »
par la focalisation sur le seul sens occulte. Certes, la « politique du ventre » ne serait
pas pour lui une « culture », mais un « système d’action historique » (ibid. : 120-121) ;
certes, les répertoires de l’occulte ne seraient pas seuls en piste et ils côtoieraient
d’autres registres ; certes, ils ne seraient pas statiques, mais innovants. Mais ces
précautions rhétoriques ne sont pas sans rappeler celles de Chabal et Daloz se
défendant eux aussi d’avoir une vision essentialiste de la culture, et soulignant le
caractère adaptatif de celle-ci. Et on perçoit clairement tant les surprenantes dérives de
l’auteur sur cette question que son propre embarras dans cet extrait : « Cette croyance
partagée [la sorcellerie] constitue-t-elle alors la culture de l’Afrique ? Décidément non,
si l’on veut dire par là qu’elle forme un bloc homogène et atemporel de représentations
qui aurait plus d’importance que les autres répertoires, qui serait en quelque sorte le
genre discursif absolu du politique […]. Néanmoins, les pratiques de l’invisible, si elles
ne constituent pas la culture africaine en bonne et due forme, sont sans conteste des
pratiques culturelles […]. Ces pratiques de l’invisible, immédiatement compréhensibles

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pour les Africains, sont l’un des instruments de prédilection par lesquels ils réinventent
leur différence dans le processus de globalisation » (Bayart 1996 : 136-137).
46 Bien évidemment, on ne saurait nier l’importance dans la vie quotidienne des
croyances et pratiques liées aux forces occultes en Afrique (mais pas seulement en
Afrique). Le problème n’est pas là. Il est dans la place qu’on leur accorde, et ceci sur
trois plans.
47 Soit on les met sans autre forme de procès dans une catégorie unique placée au centre
d’une spécificité culturelle africaine affirmée ex abrupto. À juste titre, dans une revue
critique de l’inflation de publications académiques anglophones sur la sorcellerie, la
magie, les zombies, les maléfices, les hommes-léopards, les royaumes invisibles, les
« économies de l’occulte », etc., Terence Ranger démontre à quel point les chercheurs
tendent à agréger en une seule catégorie (« occulte ») des phénomènes en fait de types
et d’extensions très variés, ce qui permet de présenter l’Afrique « as the home of
occult » (Ranger 2007 : 275), et à quel point « many of these studies are ahistorical, with
the present unconnected to the past in any meaningfully documented way » (ibid. : 279).
48 Soit on oublie que les pratiques ou croyances « occultes » coexistent avec bien d’autres
« mondes », « répertoires » ou « programmes ». Pourtant, dans un texte célèbre relatif
aux rapports entre les Grecs et leurs mythes, et plus généralement à ce que peut dire la
sociologie des religions, Paul Veyne (1983 : 97) soulignait que « notre vie quotidienne
est composée d’un grand nombre de programmes différents […] nous passons sans
cesse d’un programme à l’autre, comme on change de longueur d’onde à la radio, mais
nous le faisons à notre insu ». Dans ce sens, le « programme sorcellerie » existe certes,
mais n’est qu’un de ceux que tout un chacun active quotidiennement.
49 Soit enfin on leur donne une valeur explicative des comportements politiques. Mais
jamais la démonstration n’est faite, parce qu’elle est impossible. Les enquêtes de terrain
montrent au contraire que les croyances en la magie ou la sorcellerie coexistent fort
bien, chez les leaders politiques, avec les stratégies factionnelles, les habitudes
militantes, les entreprises de patronage, les argumentaires populistes, les coups montés
politiciens, les détournements, les achats de vote, et toute la gamme des registres
ordinaires de l’action politique, sans qu’on puisse déterminer réellement qu’elles les
modifient en quoi que ce soit.
50 On voit en tout cas combien la question du culturalisme africaniste est complexe,
puisque ceux qui le dénoncent y succombent parfois, puisque tous ceux qui s’y
adonnent s’en défendent, puisqu’on peut l’être dans un domaine et pas dans un autre,
un jour et pas le lendemain, et puisque certains peuvent avoir des propos culturalistes
sans employer le mot de culture alors que d’autres qui l’utilisent s’en démarquent
autant que faire se peut11 ! C’est bien pour cela que le culturalisme savant n’est pas une
théorie, mais une pratique, ou une posture, parfois occasionnelle, et où chacun de nous
peut à l’occasion succomber ou être suspecté de le faire. Ce n’est en rien un paradigme,
qui nourrirait explicitement un programme de recherche revendiqué en tant que tel
(bien que Chabal et Daloz semblent parfois le prétendre)12. Le CTA peut surgir dans des
espaces intellectuels très variés, puisqu’il est d’abord et avant tout une configuration de
stéréotypes, autrement dit une idéologie scientifique, compatible avec de multiples
positionnements théoriques, qui peut s’exprimer chez des auteurs que sinon beaucoup
opposent, ou sévir chez des analystes par ailleurs brillants. Les idéologies scientifiques
ont ceci de particulier pour un chercheur qu’on ne peut jamais s’en prétendre soi-
même totalement indemne : le culturalisme ne fait pas exception, et nul d’entre nous

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ne peut affirmer n’avoir jamais proféré un énoncé situé dans un registre culturaliste,
que ce soit en utilisant le terme « culture » ou non13. En effet, ce sont les stéréotypes qui
s’y cachent qui définissent l’idéologie culturaliste, et non l’usage du terme « culture »
en soi. Il est d’ailleurs de nombreux usages approximatifs ou distraits du terme
« culture » qui ne relèvent pas du culturalisme, et auxquels tout chercheur peut avoir
recours à l’occasion. « Culture » est bien souvent une notion commode et non un
concept ou une idéologie, un simple raccourci, qui fait alors figure de « qualificateur
vague »14, comme nous en utilisons tous, entre autres à des fins pédagogiques. Mais il
est aussi des usages rigoureux et non idéologiques de « culture », on y reviendra plus
loin.
51 On doit aussi reconnaître au culturalisme des circonstances atténuantes, et beaucoup
de bonnes intentions. En effet, dans des contextes de négation des spécificités et
identités dominées ou d’occidentalo-centrisme dominant, la prise en compte de la
« culture de l’autre » et le respect des coutumes locales apparaissent comme des
progrès incontestables. Ceci est vrai du culturalisme populaire, qui se veut souvent
découverte, réhabilitation, voire émerveillement, mais aussi du culturalisme savant.
Par exemple, Chabal et Daloz (2006) légitiment leur plaidoyer culturaliste par la lutte
contre la domination indue du quantitativisme, du positivisme et des normes
occidentales en science politique comparée, par le refus de l’ethno-centrisme, par
l’importance de la prise en compte du « point de vue de l’autre », par la nécessité d’une
connaissance des contextes historiques, sociaux, culturels. On ne peut qu’être d’accord
avec de telles aspirations. De même, chez certains économistes, l’entrée par la culture
est un moyen d’échapper aux formalismes et aux équations de leurs collègues, et de
renouer avec le réel (Platteau 2008). Cette sensibilité à la culture comme façon de
penser la réalité des autres en sa spécificité est plus qu’honorable : elle est même au
fondement des sciences sociales empiriques, et en particulier de l’anthropologie, et
nous la partageons tous. C’est le contenu stéréotypé et traditionaliste qui se faufile en
contrebande derrière ces bonnes intentions qui pose problème.
52 Curieusement, cette valeur positive accordée à la (re)découverte contemporaine du
terme de culture en science politique ou en économie rappelle le contexte de son
émergence en anthropologie, il y a près d’un siècle, où elle est apparue comme une
réhabilitation méritoire des savoirs et coutumes des peuples colonisés et un refus
nécessaire de la vision évolutionniste du monde. Revenir rapidement sur l’histoire de
ce concept15, bien au-delà de l’Afrique, peut permettre de comprendre comment, issu
de l’anthropologie, il a pu peu à peu devenir emblématique d’une certaine idéologie
scientifique, reprise désormais par d’autres disciplines.

Culture et culturalisme en anthropologie


53 Non seulement on a pu dire que c’était l’anthropologie (sous son nom aujourd’hui
quelque peu démodé de « ethnologie ») qui avait inventé le concept sociologique de
culture, mais celui-ci en a été en quelque sorte l’emblème théorique. « As early as 1917,
Robert Lowie proclaimed that culture “is, indeed, the sole and exclusive matter of
ethnology” » (Kuper 2000 : ix).
54 Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui sont prêts à définir l’anthropologie
comme la science des cultures. Cependant, la signification du concept s’est fortement

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transformée en un siècle. On peut pour l’essentiel distinguer deux grandes étapes :


avant et après Parsons.
55 Au départ, et jusqu’aux années 1950 environ, « culture » s’appliquait de préférence à
tous les aspects de la production humaine en société, et englobait les multiples
caractéristiques qu’un groupe social (de préférence une « ethnie », autrement dit un
groupe « primitif » de petite taille) pouvait avoir en commun : langue, religions,
techniques, art, règles sociales, système de parenté, etc. Pour Tylor « Culture, or
civilization, taken in his wide ethnographic sense, is that complex whole that includes
knowledge, belief, art, morals, law, custom and any other capabilities and habits
acquired by man as a member of society »16. En ce sens, le concept était tout autant un
outil monographique (décrire chapitre après chapitre toutes les dimensions de la
culture d’une ethnie) que comparatif (faire le tableau des variations culturelles entre
peuples). Au niveau comparatif, l’approche par la culture a eu en son temps un énorme
avantage : celui de rompre avec l’idéologie scientifique évolutionniste qui régnait alors.
Au lieu de ranger les sociétés selon une ligne de progression unilatérale aboutissant aux
sociétés industrielles (ou aux sociétés communistes, dans la variante marxiste),
l’approche par la culture proclamait l’égalité cognitive de toutes les cultures : les unes
comme les autres étaient des productions humaines dignes d’estime, toutes se valaient,
chacune méritait connaissance et respect. C’était une petite révolution
épistémologique, dans laquelle le rôle de Boas a été largement souligné. Mais c’est aussi
Boas qui a insisté pour donner à ce concept des contenus aussi empiriques que possible
permettant des comparaisons échappant aux spéculations et aux généralisations
excessives (Cuche 2004 : 20). On verra qu’il n’a pas été suivi.
56 Cette rupture fondamentale ouvrait un vaste champ de recherche, en associant
durablement « culture » et « relativisme culturel » sous la houlette de l’anthropologie.
« En France, c’est sans doute Claude Lévi-Strauss qui a popularisé la portée du
relativisme culturel comme principe et instrument de tout travail ethnologique en
marquant la rupture qu’il instaure avec “l’évolutionnisme social”. Mais cette opposition
figurait depuis longtemps parmi les topiques de l’anthropologie anglo-saxonne »
(Grignon & Passeron 1989 : 19).

L’abstractisation du concept de culture

57 Mais si le postulat du relativisme culturel a permis de rompre avec l’idéologie


évolutionniste, il n’était pas lui-même sans avoir ses propres dérives idéologiques 17. On
pourrait ainsi souligner deux risques inhérents à cette démarche, et auxquels, dès ses
débuts, elle n’a pas toujours échappé : le risque d’« essentialisation » et le risque de
« dé-historicisation »18. Ces risques ont toutefois été largement amplifiés avec la
réorganisation sémantique du concept de culture, qui a, de fait, ouvert la voie à la
constitution du culturalisme comme idéologie scientifique stabilisée. Après la Seconde
Guerre mondiale, « culture » est en effet devenu un concept au spectre moins large et
plus ciblé, mais aussi beaucoup plus abstrait. Désormais, il prend un sens idéel, cognitif,
symbolique, sémiologique. Ses significations, en sciences sociales du moins, échappent
à la seule ethnologie comparée des sociétés primitives, et au découpage en secteurs
multiples de l’activité humaine, et se concentrent sur un domaine virtuel qui, présent
dans toutes les sociétés, grandes ou petites, va des « visions du monde » aux « codes
partagés », des « systèmes de valeurs » aux « références morales ». Cette mutation est
associée au nom de Talcott Parsons : « It was Parsons who created the need for a

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modern, social scientific conception of culture, and who persuaded the leading
anthropologists that their discipline could flourish only if they took on culture in his
sense as their particular speciality » (Kuper 2000 : 68).
58 La mutation parsonnienne du concept de culture a eu une conséquence
épistémologique importante, qui va favoriser l’émergence de l’idéologie culturaliste
moderne : elle a coupé le concept de culture de ses ancrages empiriques et de sa multi-
dimensionnalité, et l’a transformé en abstraction holiste.
59 Auparavant, la culture d’une quelconque ethnie indienne ou polynésienne pouvait (et
devait, selon Boas) être décomposée en sous-systèmes nettement circonscrits, comme
autant de modules relativement autonomes, chacun d’entre eux étant accessible à des
observations et à des descriptions empiriques : rituels, gestuelles, techniques
artisanales, mythes, techniques divinatoires, savoirs botaniques, etc. Après Parsons, la
culture perd cette accessibilité empirique, elle perd cette plasticité, elle perd cette
organisation conceptuelle en modules juxtaposés ad libitum, et devient une pièce
centrale dans la vision intégrée et abstraite du monde qui est la marque de fabrique de
Parsons. Ce dernier parle donc désormais du « système culturel », comme un système
autonome, à côté du « système social ». « A cultural system is not an empirical system
in the same sort as a personality or social system, because it represents a special kind of
abstraction of elements from these systems […]. A cultural system is a pattern of
culture whose different parts are interrelated to form value systems, beliefs systems,
and systems of expressive symbols » (Parsons & Schils 1990 : 40). Kroeber et Parsons
(1958 : 582-583) définissent ainsi le concept de culture : « Transmitted and created
content and patterns of values, ideas, and other symbolic-meaningful systems. » Le
système culturel occupe donc pour Parsons une place virtuelle fort éloignée de toute
observation empirique : « “Culture” now became an umbrella term for the realm of
ideas and values » (Kuper 2000 : 53). On n’est pas très loin de la notion hégélienne de
« l’esprit d’un peuple » (geist) (Alexander 1990 : 2).
60 Comment observer des idées, des valeurs, des visions du monde ? Il n’y a pas de
descripteurs directs disponibles. Seuls, en effet, des discours peuvent être entendus,
des pratiques observées, des objets examinés. On ne peut qu’en inférer, plus ou moins
audacieusement, l’existence de « valeurs » qui s’y révéleraient ou s’y cacheraient. Cet
univers de la culture telle qu’elle est balisée par Parsons19 est un univers à hauts risques
sur-interprétatifs. Il est facile pour le chercheur de plaquer ses propres conceptions,
ses propres théories, ses propres fantasmes, ses propres clichés sur les indices
hétéroclites et épars qu’il constitue en références empiriques. Le piège idéologique du
culturalisme savant s’ouvre plus largement avec Parsons.
61 Si la sociologie parsonnienne a abondamment été critiquée pour son fonctionnalisme,
son conservatisme implicite, son systémisme, on n’a pas pris la mesure de l’incroyable
influence épistémologique sous-jacente que sa définition de la culture a eu sur toutes
les sciences sociales, car celle-ci a été très peu contestée, comme si elle « allait de soi ».
On la retrouve en particulier présente dans toute l’anthropologie américaine
contemporaine, et bien au-delà, aussi bien chez les figures les plus connues et les plus
citées (Geertz, Sahlins, Schneider, Rosaldo, Comaroff) que chez les anthropologues
postmodernes, qui, dans leurs attaques tous azimuts contre l’anthropologie classique,
n’ont significativement épargné que le concept de culture, lequel a bénéficié chez eux
d’une impunité quasi-totale. Il est significatif de voir aujourd’hui aux États-Unis le
succès des « cultural studies », devenues quasiment une discipline à part entière, et qui

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n’existent que grâce à la permanence de l’acception parsonnienne du concept de


culture, sous des versions modernisées et raffinées20.
62 Clifford Geertz, dans cette transmission souterraine, comme dans le processus de
modernisation et de raffinement, a joué un rôle central. Il fut l’un des principaux
collaborateurs et disciples de Parsons. Il a installé, avec son talent et son sens des
formules, la perspective parsonnienne sur la culture au centre de l’anthropologie
américaine contemporaine. Mais il a aussi modernisé cette perspective, en donnant au
concept une orientation plus sémiologique, comme étant constitué de « réseaux de
significations ». Il ne s’agit en aucun cas d’une rupture, mais d’un raffinement. On l’a vu
ci-dessus, les « symbolic meaningful systems » faisaient partie de la définition de la culture
pour Parsons21. Schneider (1976 : 107) a, de son côté, défini celle-ci comme « a system of
symbols and meanings ».
63 D’autres variations feront de la culture une structure cognitive, une grammaire, un
système de codes22. Sans se référer particulièrement à Parsons, Jack Goody (1993 : 11) a
constaté qu’aujourd’hui le concept de culture relève d’une « autonomy of an ideational
sphere ». « The term tends nowadays to be associated with “systems of signs and
symbols” or “structure of meanings”. Their study thus becomes dissociated from the
objects, relationships, processes » (ibid. : 11). Désormais, la culture est logée dans les
esprits ou les cœurs, loin de toute observation empirique (Sanday 1979 : 534). Il est
d’ailleurs frappant de constater à quel point l’expression de « system of meanings », qui a
connu un grand succès depuis une trentaine d’années, et que reprennent
inlassablement Chabal et Daloz, est en fait, dans les usages qu’en font tous ceux qu’y s’y
réfèrent, un concept flou, polymorphe, aussi général qu’imprécis, de type « auberge
espagnole »23.

Culture et grand partage

64 Un autre aspect non négligeable de l’héritage intellectuel latent de Parsons, qui a joué
un rôle dans la « traditionalisation » du concept de culture, est sa fameuse dichotomie
entre sociétés et cultures traditionnelles et sociétés et cultures modernes, à laquelle il a
donné une grande importance, car elle était censée rendre compte des phénomènes de
changement ou de résistance au changement24. Certes, une telle opposition se retrouve
dans toute l’histoire des sciences sociales dans des styles et sous des vocables variés.
Elle avait été formulée il y a longtemps par Tönnies opposant gesellschaft (association)
et gemeinschaft (communauté), ou par Durkheim opposant solidarité organique et
solidarité mécanique, mais elle a pris sa forme moderne avec Parsons, qui l’a d’une
certaine façon « culturalisée » et « stéréotypée ». On constate en effet que les
caractéristiques idéal-typiques qui opposent le traditionnel et le moderne chez Parsons,
et qui ont été reprises par bien d’autres que lui jusqu’à nos jours, ne sont pas tant le
produit d’enquêtes empiriques qu’ils ne relèvent de stéréotypes savants s’apposant
terme à terme : le monde du traditionnel recouvre ascription, communauté,
homogénéité, don, relations de clientèle, routine, solidarité, informel alors que le
monde du moderne inclut achievment, individu, hétérogénéité, argent, relations
bureaucratiques, innovation, concurrence, formel. En tant que valeurs ou systèmes de
sens, la « culture traditionnelle » qui est derrière un versant de ces termes reste avec
Parsons une antithèse de la culture moderne, qui est derrière l’autre. Dans les sciences
sociales comme dans le sens commun, « culture » reste aujourd’hui encore très
fréquemment associée à « tradition », malgré les transformations parsoniennes-

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geertziennes du concept. Par exemple, l’article « culture » du Dictionnaire de l’ethnologie


et de l’anthropologie rappelle que la culture « c’est ce qu’on trouve en naissant » (Izard
2000 : 190), insiste sur sa transmission, et évoque avec insistance à son sujet les mots de
« tradition », « coutume », « héritage ». L’idéologie culturaliste traditionaliste
africaniste (le CTA) se situe dans une telle lignée.
65 Cette dichotomie récurrente traditionnel/moderne a été critiquée depuis longtemps
sous le nom de « grand partage » (great divide) (Latour 1983 ; Lenclud 1992). Une des
caractéristiques du « grand partage », dont on a souligné plus haut qu’elle était au cœur
du CTA, est l’oubli de toute perspective historique, laquelle, d’ailleurs, rendrait
intenable cette dichotomie : les sociétés et cultures contemporaines dites
traditionnelles sont en effet tout autant que les sociétés et cultures dites modernes
l’aboutissement de processus historiques complexes, qui mêlent et lient ces deux
catégories autant sinon plus qu’ils ne les opposent.
66 Plus généralement, la transformation progressive du concept de culture en idéologie
scientifique n’a pas été sans rencontrer, au sein même de l’anthropologie, des
oppositions résolues.

Contre l’uniformisme

67 Kuper, qui a fait la meilleure histoire du concept de culture, le dit assez brutalement
« Even in sophisticated modern formulations, culture — or discourse — tends to be
represented as a single system […]. However, to understand culture, we must first
deconstruct it […]. In short it is a poor strategy to separate out a cultural sphere and to
treat it in its own terms » (Kuper 2000 : 247).
68 Une des critiques les plus intéressantes est celle de Pelto & Pelto qui appellent pour
leur part « uniformisme » ce que nous dénommons idéologie culturaliste : « We will use
the term “uniformism” as a label for referring to the various descriptions and theories
that are based on an idea of a common, shared, homogeneous culture, or on culture as
the set of standards, rules or norms » (Pelto & Pelto 1975 : 1-2). Ils se focalisent sur les
effets d’homogénéisation propres à cette posture, et soulignent qu’ils ne s’appliquent
pas seulement aux sociétés dites « primitives », mais aussi aux sociétés paysannes
modernes (ibid. : 4). Une des illustrations les plus connues en ce domaine est la théorie
de Foster (1965) sur « the image of limited good », qui propose au fond une sorte de
« matrice morale » commune aux sociétés paysannes, et a fait l’objet de nombreux
débats (Bennett 1966 ; Kaplan & Saler 1966 ; Foster 1972 ; Hutton & Robin 1975). Nous
pourrions dire que le culturalisme africaniste élargit quant à lui démesurément le
périmètre de l’uniformisme culturaliste, en l’étendant bien au-delà des sociétés dites
primitives et des sociétés paysannes, et en englobant sans hésitation les fonctionnaires
des villes africaines comme les élites politiques du continent.
69 Pelto et Pelto proposent divers facteurs explicatifs quant au succès de l’uniformisme
culturaliste, parmi lesquels la propension humaine aux stéréotypes et le fait de
travailler sur des cultures exotiques. Ces deux facteurs sont en effet largement
imbriqués dans le cas du CTA.

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Retour à l’Afrique

70 Dans ce très rapide survol de l’histoire du concept de culture en anthropologie, on aura


peut-être remarqué que ne figurent pas parmi ses promoteurs de références
africanistes. Certes, l’ethnologie coloniale n’a pas manqué de perspectives culturalistes-
traditionalistes, tels les écrits « indigénistes » des administrateurs coloniaux célébrant
« l’âme nègre » (Dozon 2003 : 222)25. L’œuvre de Marcel Griaule en est l’illustration la
plus érudite et la plus connue du côté francophone. Mais, paradoxalement, ce sont des
politologues qui ont réactivé récemment le CTA alors que les anthropologues
africanistes modernes ont été relativement peu culturalistes. Il faut y voir pour une
bonne part l’influence de l’école de Manchester, qui a durablement marqué le paysage
de l’anthropologie africaniste anglophone comme francophone. Malgré
d’incontestables limites, elle a été innovante dans de nombreux domaines, elle a pris en
compte le contexte colonial, et a mis l’accent sur les dynamismes, les processus, les
réseaux et les interactions, s’éloignant ainsi des visions culturalistes et traditionalistes
propres à l’ethnologie classique et coloniale26. Du côté francophone, Georges Balandier,
le principal promoteur des études africaines modernes en France, et l’un des
principaux résistants à la vague structuraliste des années 1960-1980 (laquelle n’était
pas sans parfois verser dans le culturalisme), a repris à son compte et développé ces
acquis de l’école de Manchester27.
71 De fait, les deux effets pervers majeurs du culturalisme, l’effet de cohérentisation
(l’uniformisme critiqué par Pelto & Pelto) et l’effet de traditionalisation (les
dichotomies du grand partage) ont été l’un et l’autre dénoncés largement par les
anthropologues africanistes, quels que soient leurs domaines de recherche ou leurs
références théoriques. Par exemple, dans les années 1960 à 1980, l’anthropologie
économique marxiste africaniste a insisté sur les divisions internes propres aux
sociétés locales africaines (aînés/cadets, esclaves/aristocrates, etc.) et sur leur
articulation avec le monde colonial et l’économie capitaliste 28. Plus récemment
l’anthropologie du développement comme l’anthropologie de la santé ont critiqué les
explications culturalistes avancées quasi systématiquement par les opérateurs de
développement ou les spécialistes de santé publique en Afrique pour rendre compte des
comportements qui échappaient à leurs modèles29.
72 Mais c’est une comparaison proposée par Jack Goody qui constitue à nos yeux la plus
sévère critique du CTA, bien qu’elle soit indirecte et ne contienne pas la moindre
polémique. En effet Goody compare le travail de l’anthropologue travaillant en Afrique
sur de petites sociétés ethniquement homogènes et encore relativement
« traditionnelles » (comme les Nuer ou les Tallensi) et celui de l’historien, Keith Thomas
(1971), portant sur l’Angleterre à l’époque des Tudor. Il remarque tout d’abord que les
Nuer et les Tallensi sont certes plus homogènes culturellement que l’Angleterre du XVIe
siècle ; mais note cependant que : « Even for these simpler societies it is easy to
overemphasise the homogeneity of culture, which is always relative » (Goody 1993 : 14).
Puis, il développe la comparaison : « In the introduction, he [Keith Thomas] writes of
the diversity of England at that period due to the “huge variations in standard of living,
educational level and intellectual sensibility which makes this society so diverse and
therefore so hard to generalize about […]. The task of the historian is thus infinitely
harder than that of the social anthropologist, studying a small homogeneous
community in which all inhabitants share the same beliefs and where few of those

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beliefs are borrowed from other societies. This was not simple unified primitive world,
but a dynamic and infinitely various society, where social and intellectual change had
long been at work and where currents were moving in many directions” (Thomas 1971 :
5) » (Goody 1993 : 14). Or, aujourd’hui, l’Afrique qu’étudient les chercheurs, qu’ils soient
anthropologues ou politologues, est infiniment plus proche de la complexité et de la
diversité de l’Angleterre des Tudor (elle est même autrement plus complexe et diverse)
que de la (relative) homogénéité des Nuer ou des Tallensi avant l’indépendance. Tout ce
que dit ici Goody de l’Angleterre s’applique parfaitement à l’Afrique contemporaine.
73 Mais alors faut-il abandonner tout usage du concept de culture ?

Un usage raisonné, circonscrit et empiriquement


attesté de «culture»
74 À lire Jean-François Bayart, et bien qu’il utilise lui-même souvent l’adjectif « culturel »
(« répertoire culturel », « pratique culturelle », « innovation culturelle »), on a le
sentiment que les usages culturalistes du mot « culture » ont pollué le concept lui-
même, qui ne serait plus guère utilisable du fait des innombrables effets pervers dont il
est devenu porteur.
75 Nous ne pouvons le suivre dans ce rejet. Revenons à Goody (1993 : 18), qui nous servira
de point de départ : ce dernier pose en effet la question centrale de ce qui est ou non
partagé : « The question of commonality. Who is sharing what ? » Il précise toutefois
qu’il s’agit de considérer la culture comme un « system of shared meanings and
values » (ibid. : 18). Sur ce dernier point, l’affirmation est contestable, même si elle est
dans l’orthodoxie parsonienne et évoque les définitions de Geertz et de Goodenough.
Valeurs et significations sont en effet des objets théoriques peu susceptibles de
vérifications empiriques, qui se situent à un niveau d’abstraction tel qu’ils peuvent
englober tout et n’importe quoi, et donc, par là même, qui rendent insoluble le
problème de la « commonality » ou du partage que lui-même vient de poser !
76 Déterminer (au moins à peu près) qui partage avec qui quelles pratiques et/ou quelles
représentations sociales est un enjeu scientifique capital. D’une part, il est nécessaire
de réintroduire les pratiques, qui sont observables, dans une définition de la culture
devenue trop idéelle et évanescente. D’autre part, le concept de représentations
sociales a l’avantage de rester proche des discours proférés et se fonde sur ceux-ci :
c’est ce en quoi il est empiriquement attestable et relève de l’émique (Olivier de Sardan
2008 : ch. 3), à la différence de concepts tels que « valeurs », « visions du monde »,
« matrice morale », « systèmes de sens », etc. L’anthropologie, aussi qualitative soit-elle
dans sa méthodologie, et aussi éloignée soit-elle des standards de représentativité
statistique, ne peut éluder le problème du partage des pratiques et représentations.
Même de façon très approximative, même en donnant des ordres de grandeur, même
en utilisant des « quantificateurs vagues », elle doit préciser le périmètre social des
énoncés qu’elle profère, et leurs ancrages dans des contextes spatio-temporels donnés,
sous peine d’être accusée à bon droit de généralisations hâtives et injustifiées
(lesquelles, il faut le reconnaître, constituent hélas son péché mignon). La science
politique relève des mêmes exigences.
77 Or, la décision du chercheur d’imputer à tel ou tel groupe social un ensemble de
pratiques ou de représentations, au moins à titre de dominantes ou de modales, ou

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même ne serait-ce qu’en tant que significativement convergentes, doit être fondée sur
des données plausibles, qui sont « nécessairement dépendantes des contextes
d’occurrence » (Passeron 1991). Ceci est un garde-fou d’autant plus indispensable que
les sciences sociales ont depuis longtemps reconnu que les sociétés dites « complexes »
se caractérisent par une multiplicité de rôles, et que chaque individu en assume
plusieurs à tour de rôle. La sociologie phénoménologique de Schutz (1987), suivie
aujourd’hui sur ce point par la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot (1991),
a exprimé à sa façon ce constat, en parlant d’une pluralité de mondes, entre lesquels
circulent les acteurs sociaux, au fil des jours ou des heures. Dans d’autres langages
théoriques, on dira que les acteurs sociaux recourent à divers référentiels, ou suivent
des logiques plurielles, ou changent de programme (voir l’allusion à Paul Veyne, ci-
dessus), ceci en fonction des situations. La conséquence en est que, dans les sociétés
dites complexes, il n’y a plus désormais de « partage culturel étendu » (Hannerz 1992 :
ch. 3), comme il y a pu y en avoir dans les sociétés dites primitives. Le partage de
pratiques ou de représentations est toujours multiple et mouvant et doit toujours être
contextualisé. Or, l’Afrique est aujourd’hui, et depuis longtemps, du côté des sociétés
complexes. C’est ce que semblent oublier les tenants, même occasionnels, du CTA.
78 On peut évoquer aussi le « principe de coupure » dégagé par Bastide (cité dans Cuche
2004 : 61) lors de ses travaux sur le candomblé au Brésil : les acteurs vivant dans une
société pluriculturelle découpent le monde social en compartiments étanches, et vivent
avec certains codes dans un domaine, et de tous autres codes dans un autre (Cuche
2004 : 61). Aujourd’hui, toutes les sociétés sont multiculturelles, et en Afrique autant
sinon plus qu’ailleurs.
79 On voit à quel point la détermination de la « commonality » des pratiques et
représentations est une mission impossible à l’échelle d’un pays, et plus encore d’un
continent. De même, c’est une ambition déraisonnable que de vouloir appréhender
l’ensemble des « idées », de la « moralité », des « valeurs », ou des « réseaux des
significations » d’un groupe quelconque, quel que soit son périmètre. Ce sont pourtant
des présupposés culturalistes courants.
80 En revanche, la question du partage des pratiques et des représentations fait sens si
l’on se limite à certains domaines précis, à certains contextes définis, et à certains
groupes sociaux ou professionnels circonscrits. Le partage est fonction des rôles, des
mondes sociaux, des logiques à l’œuvre. Ce changement d’échelle et cette délimitation
du domaine permettent alors d’appréhender des pratiques et des représentations
communes qui se construisent et se reproduisent dans des chaînes d’interactions
concrètes, observables, descriptibles. Par exemple, des enquêtes approfondies (de
terrain de préférence, mais aussi documentaires ou quantitatives) sur les agents des
Eaux et Forêts au Sénégal ou sur les élections au Bénin, si elles mettent en évidence des
convergences et des rémanences significatives, peuvent permettre de dégager les
caractéristiques d’une « culture professionnelle des agents des Eaux et Forêts au
Sénégal » (voire même de plusieurs sous-cultures en leur sein), ou d’une « culture
électorale au Bénin » (voire même de plusieurs sous-cultures), sans trop de risques de
sur-interprétation ou de généralisation abusive, et sans postulat a priori de
traditionalité. Cette perspective rejoint d’une certaine façon ce que nous avons appelé
ailleurs l’« interactionnisme méthodologique » (par opposition à l’« interactionnisme
idéologique »). Elle suppose aussi une analyse historique précise, fine, sectorialisée.
Mais elle n’est pas incompatible avec, par la suite, une montée en généralité

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progressive, mais contrôlée, susceptible de dégager ces « théories à moyenne portée »


que Merton appelait de ses vœux. L’homologie de résultats avec d’autres études du
même ordre menées dans d’autres pays, situés dans des contextes similaires, pourra en
effet permettre éventuellement des assertions de niveau plus élevé sur la (ou les)
culture(s) professionnelle(s) des agents des Eaux et Forêts au Sahel, ou sur la (ou les)
culture(s) électorale(s) dans les démocraties d’Afrique de l’Ouest. Nous rejoignons aussi
Hannerz (1992), qui plaide pour des concepts tels que celui de « micro-culture » (fondé
sur des expériences concrètes partagées) et « sous-culture » (plus large, et relevant de
jeux de relations particulières). Les travaux sur les cultures organisationnelles ou
institutionnelles vont dans le même sens.
81 Notre perspective débouche donc sur une définition de la culture comme un ensemble
de pratiques et de représentations dont des enquêtes auront montré qu’elles étaient
significativement partagées par un groupe (ou un sous-groupe) donné, dans des
domaines donnés, et dans des contextes donnés30.
82 Nous pensons par exemple qu’il est légitime de parler d’une culture professionnelle
commune des sages-femmes au Niger, sur la base de nombreux travaux empiriques qui
ont été menés (Jaffré & Prual 1993 ; Souley 2003 ; Moumouni & Souley 2004), et qui ont
mis en évidence tout un ensemble de normes pratiques convergentes telles que : le
sentiment d’appartenir à une élite sociale et professionnelle, un certain mépris pour
l’ignorance des parturientes, la banalisation de la profession et la disparition de la
notion de « vocation » et de ses implicites éthiques, le sentiment que leur expérience et
leur flair valent mieux que le savoir des médecins, une appropriation à leur profit de
l’espace et du temps dans les maternités, un sentiment d’impunité, la recherche de
ressources complémentaires aux dépens des parturientes, une forte délégation des
tâches aux matrones, filles de salle et stagiaires, le primat des formes de sociabilité
féminine sur les exigences professionnelles, la quête de formations continues
indépendamment du contenu de celles-ci, l’apprentissage de ces normes pratiques à
travers les stages lors des études et la première année d’exercice de la profession, etc.
83 Cette culture professionnelle est très éloignée des normes officielles, mais aussi des
attentes des populations, et n’a rien à voir avec les clichés du CTA : les facteurs
ethniques, la sorcellerie ou la parenté ne sont pas des éléments explicatifs pertinents
des comportements des sages-femmes aujourd’hui (même si celles-ci, bien sûr, dans
leur vie privée, ont des attaches communautaires, consultent les devins, et sont dans
des réseaux familiaux, comme tout le monde). Les traditions précoloniales en matière
d’accouchements (à domicile) sont à l’opposé de cette culture professionnelle : les
accoucheuses, qui étaient surtout des « coupeuses de cordon », étaient des vieilles
femmes proches de la parturiente jouant surtout un rôle d’appui, d’encouragement, de
soins post-partum (lavage de l’accouchée, enterrement rituel du placenta).
84 Cette culture professionnelle déborde même le Niger, et peut être étendue à l’Afrique
de l’Ouest, sur la base de travaux empiriques aboutissant aux mêmes conclusions (Koné
2003 ; Jaffré & Olivier de Sardan 2003 ; Vasseur 2004 ; Jaffré et al. 2009) 31.
85 Un tel usage mesuré et circonscrit du concept de culture, gagé sur des travaux
empiriques, permet d’échapper à la vague des stéréotypes exotiques, comme elle
permet d’échapper à l’illusion passéiste. En effet, les enquêtes approfondies menées sur
des cultures professionnelles, religieuses, locales, générationnelles, de genres,
politiques ou institutionnelles32 nettement circonscrites contredisent les clichés et font
voler en éclats les présupposés culturalistes. Elles révèlent à quel point la tradition

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précoloniale a été bouleversée en Afrique, combien est important le poids de l’héritage


colonial, quels effets pervers ont entraîné l’aide au développement. Elles mettent aussi
en évidence les innombrables réponses et innovations propres à la modernité africaine,
et soulignent la diversité et l’hétérogénéité des référents sociaux, politiques, familiaux
ou religieux contemporains. Toutes les « survivances » précoloniales que le CTA
mobilise ad nauseam (comme la famille, l’ethnie, la solidarité communautaire, les
pratiques thérapeutiques populaires ou le magico-religieux) se révèlent alors
profondément ambivalentes (et éloignées des clichés habituels) ; on découvre qu’elles
ont été significativement recomposées et transformées depuis plus d’un siècle (et
parfois même en partie « inventées » sous la colonisation ou après) 33, elles apparaissent
comme fortement contradictoires, soumises à d’incessantes contestations, et
extrêmement imbriquées dans des traits socioculturels hérités de la colonisation ou
produits depuis les indépendances. Loin des généralisations culturalistes
traditionalistes, c’est un enchevêtrement de micro-cultures sectorielles, d’origine et de
profondeurs historiques différentes, parfois imbriquées, parfois complémentaires,
parfois concurrentes, qui se donne alors à connaître34. Par exemple, ce constat fait à
propos des agents de l’État en France est tout aussi valable en Afrique : « L’expérience
professionnelle quotidienne est l’une des circonstances d’apprentissage culturel les
plus fortes et les plus durables » (Warin 2002 : 89).
86 Revenons à notre interrogation initiale. Pour rendre compte des comportements des
agents de l’État ou des pratiques politiques contemporaines, que l’on soit politologue
ou anthropologue, il est parfaitement légitime d’analyser la culture professionnelle des
douaniers ou celle des magistrats, ou de décrire la culture politique électorale
prévalant lors des scrutins municipaux, sans pour autant tomber dans le piège
culturaliste traditionaliste. De tels usages prudents et sectorialisés du concept de
culture doivent toutefois reposer nécessairement, directement ou indirectement, sur
des enquêtes empiriques solides, mettant en évidence les régulations partagées de
pratiques et de représentations communes spécifiques (si possible avec la médiation de
concepts exploratoires tels que celui de « normes pratiques »). C’est ainsi que pourront
mieux être pris en compte les diversités, les ambiguïtés, les innovations, les
syncrétismes, les contradictions, les routines, les conflits, qui sont typiques des
situations africaines contemporaines, et que le CTA ignore, oblitère ou sous-estime.

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NOTES
1. Cet article reprend diverses analyses développées lors du colloque « Culture et
développement : la culture fait-elle la différence ? » organisé par l’Agence française de
développement (AFD) et European Development Research Network (EUDN) à Paris en
décembre 2007, et lors du colloque « Socio-anthropologie et science politique face à
l’espace public en Afrique : pour un dialogue productif » organisé par le Laboratoire
d’études et recherches sur les dynamiques sociales et le développement local (LASDEL)
à Niamey en octobre 2008. Il développe aussi quelques arguments esquissés dans un

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document de travail sur les « normes pratiques » rédigé pour le programme African
Power and Politics, géré par Overseas Development Institute (texte mis en ligne sur son
site <www.institutions-africa. org>). Je remercie David Booth, Philippe Lavigne Delville,
Mangoné Niang et Valéry Ridde pour leurs remarques.
2. Cette charte ( CELHTO 2008) a non seulement donné lieu à de nombreux débats entre
historiens, mais a aussi été « réappropriée » par un mouvement politico-culturel
malien, le kô (ou nko) ; sur l’idéologie du nko, voir AMSELLE (1996).
3. Par exemple, on concédera que ce fonds culturel traditionnel n’occupe quand même
pas à lui tout seul le paysage, et que certaines de ses bases se transforment « Up to this
point I have written about the grain of the African social fabric as though it were made
up of family (largely patriarchal), religion and ethnicity and I have traced this to the
pre-colonial elements. However, these are not the only significant features on the
social landscape and it is possible to argue that, in some places at least, the economic
foundations for these patterns are eroding » (KELSALL 2008 : 648).
4. Par exemple, Goran HYDEN (2008 : 15) considère que l’héritage de la période coloniale
est purement formel : « It remained in form, not in substance. The formal rules that
had been introduced by the colonial powers were largely kept intact after
independence, but the value and norms that underpin a purposive bureaucracy were
brushed aside. »
5. Voir OLIVIER DE SARDAN (2004) à propos du poids déterminant de l’héritage colonial sur
le fonctionnement des bureaucraties africaines contemporaines.
6. On retrouve par exemple ce procédé, utilisé de façon systématique, chez des auteurs
par ailleurs stimulants comme James SCOTT (1990, 1998). Le comparatisme unilatéral
débridé, en quelque sorte « à la carte », mis au service d’une théorie préexistante, est
une des portes d’entrée favorites des idéologies scientifiques (populisme, culturalisme,
résistocentrime, dominocentrisme, etc.).
7. Pour une critique des effets d’exotisme sur l’approche des phénomènes magico-
religieux par divers anthropologues, voir KEESING (1989) et OLIVIER DE SARDAN (1992).
8. Pour une critique des excès sur-interprétatifs de la métaphore du « manger » à
propos du thème de la corruption, appuyés sur des exemples en songhay et en wolof,
voir BLUNDO & OLIVIER DE SARDAN (2007 : 137).
9. Pour une remarquable critique du durcissement des métaphores naturelles par une
certaine anthropologie, voir KEESING (1985).
10. D’autres politologues français ont aussi pris leurs distances, comme Béatrice HIBOU
et Richard BANÉGAS (2000 : 40) dans leur critique de l’idéologie de la Banque Mondiale.
11. Nous avons été nous-mêmes, à notre grande stupéfaction, accusé de
« culturalisme » (DAHOU 2002) à propos d’une tentative antérieure de dégager quelques
« logiques culturelles » jouant un rôle de « facilitateur » dans la légitimation des
pratiques corruptives (OLIVIER DE SARDAN 1999). Dans cet article sur l’économie morale de
la corruption, nous avions pourtant pris soin d’utiliser le terme de logiques culturelles
en précisant : « All these logics are syncretic, none is “traditional”, none is coming
directly from a so-called precolonial culture » (ibid. : 44). Le paradoxe, dans le cas du
procès que nous a fait Dahou, est que sa propre interprétation de la corruption est elle-
même profondément culturaliste (BLUNDO 2007 : 46-47) : il impute la banalisation de la

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corruption dans le delta du fleuve Sénégal à la logique traditionnelle de l’honneur dans


le Waalo !
12. « Le culturalisme au sens large n’est pas une théorie mais une façon équivoque de
raisonner sur la culture considérée comme un tout » (ORTIGUES 1991 : 188-189).
Inversement, la posture anti-culturaliste n’est pas non plus un paradigme et ne peut
constituer un programme de recherche : elle peut tout au plus ouvrir la recherche à des
questions que le culturalisme refuse de poser. Elle relève tout simplement de la
vigilance envers les biais et les lieux communs, et de la méfiance face aux explications
toutes faites.
13. Sur les idéologies scientifiques, qui se manifestent comme des biais
méthodologiques et interprétatifs structurés et théorisés, et sur la sur-interprétation,
en ses diverses figures, comme une des procédures récurrentes des idéologies
scientifiques, voir OLIVIER DE SARDAN (2008).
14. J’emploie ce mot de façon symétrique à ce que Jean-Claude PASSERON (1991) appelle
les « quantificateurs vagues ».
15. De façon très condensée et rapide, nous tenterons d’esquisser ici à propos de
« culture » ce que Margaret SOMERS (1995) a appelé « historical sociology of concept
formation » (elle-même s’y livre de façon très détaillée à propos des concepts de
« political culture » chez Parsons et de « public sphere », chez Habermas).
16. Cette citation de Tylor figure aussi bien chez KUPER (2000 : 56), que chez IZARD (2000 :
190) et CUCHE (2004 : 16).
17. Jean-Claude PASSERON (1991 : 323) résume ainsi ses avantages et ses inconvénients :
« Le terme de “culture” n’est jamais pour l’ethnologue ou le sociologue que la
nomination abstraite des devoirs d’énumération complète et d’interprétation
décentrée qui incombent à la description dans les sciences sociales. Lorsque la
définition ethnologique de la culture en vient à faire supposer sous ce nom l’existence
d’une entité homogène capable d’opérer homogènement dans tout ce qu’elle fait faire
ou ressentir à ceux qui en participent, elle revient à confondre une structure avec un
capharnaüm. »
18. Le fonctionnalisme de Malinowski est un exemple de cristallisation de tels risques
en théorie constituée. La théorisation de la culture comme « super-organisme » par
Kroeber en est un autre exemple.
19. Parsons a eu des précurseurs, et l’on peut penser que la « personnalité de base » ou
les « types culturels » (patterns of culture) de l’école dite « Culture et personnalité »
avaient déjà contribué à loger la culture dans une sphère idéelle décrochée de véritable
ancrage empirique, et à structurer le culturalisme en idéologie scientifique. Ruth
Benedict en est même venue à d’étranges théorisations relevant du « caractère
national ». L’habitus selon Pierre Bourdieu, bien que ce dernier le « loge » dans le corps
(il insiste sur son « incorporation »), et qu’il ne renvoie pas à un peuple mais à une
classe sociale, relève aussi selon nous de cette sphère idéelle inaccessible par l’enquête,
dont l’existence est purement spéculative. Il y a une forte proximité entre la
personnalité de base et l’habitus.
20. Les anthropologues postmodernes ont certes critiqué les acceptions trop
globalisantes ou totalisantes du concept de culture, mais c’est en fait pour le
démultiplier et le déterritorialiser, et l’appliquer aux identités collectives les plus
variées (en général considérées comme dominées).

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21. Ceci a été souligné par SOMERS (1995 : 117).


22. A « system of standards for perceiving, believing, evaluating and acting »
(GOODENOUGH 1971 : 41, cité par SANDAY 1979 : 534).
23. Une bonne illustration en est le texte de David SCHNEIDER (1976).
24. Bien évidemment, d’un point de vue macro-historique, la distinction entre sociétés
traditionnelles et sociétés modernes fait sens. C’est l’explication paresseuse des faits
sociaux actuels en termes de survivances culturelles et la classification idéologique
d’une partie des sociétés modernes comme étant des sociétés traditionnelles résiduelles
qui posent problème.
25. Si la notion d’âme nègre est aujourd’hui totalement abandonnée, on peut penser
qu’elle exprimait, dans le langage de son époque, des stéréotypes culturels peu
différents des connotations qu’affectent aujourd’hui les termes plus modernes de
« matrice morale » ou de « système de sens »…
26. Bien évidemment l’école de Manchester n’était pas exempte d’autres idéologies
scientifiques, comme un certain fonctionnalisme, voir KUPER (2000), ou diverses formes
de « holisme méthodologique ».
27. « Ce qui constitua certainement, dans ces années 1950, le tournant de la recherche
africaniste française, marquant une nette rupture avec l’ethnologie coloniale, ce furent
les publications très rapprochées de trois ouvrages majeurs de Georges Balandier »
(DOZON 2003 : 221-222).
28. Voir, en particulier, l’influence de Claude MEILLASSOUX (1975, 1977), lui-même ancien
collaborateur de Balandier.
29. Voir, par exemple, la critique par Didier FASSIN (2001 : 186) du « culturalisme
pratique de la santé publique ». Pour une critique parallèle des stéréotypes culturalistes
des « développeurs », voir OLIVIER DE SARDAN (1995).
30. PELTO et PELTO (1975 : 12), après leur critique du culturalisme uniformiste,
aboutissent à une conclusion similaire : « culture » peut malgré tout rester un concept
pertinent en anthropologie à condition d’être réservé à des petits groupes, des réseaux,
à des individus qui ont un ensemble de ressources communes à leur disposition
(« cultural pool »), perspective qui laisse toute sa place aux stratégies des acteurs et à
« the intra-cultural diversity ».
31. Dans une telle perspective, nous avons tenté de comparer la « culture
professionnelle locale » des sages-femmes et celle des douaniers ( OLIVIER DE SARDAN
2001).
32. Pour un usage stimulant du concept de « culture institutionnelle », voir GRINDLE
(1997).
33. C’est le cas de nombreuses chefferies au Niger. On se rappelle les analyses de RANGER
(1986, 1993). En un sens, l’invention et la réinterprétation profonde des traditions sont
beaucoup plus « normales » et banales que leurs survivances. C’est d’autant plus vrai si
l’on considère l’ampleur du « choc colonial » ou de la « rupture coloniale » ( PIAULT
1987), en particulier par rapport à tout ce qui touche à l’État et à la délivrance de biens
et services collectifs. Quand on est confronté en 2009 à un trait culturel précolonial
avéré (ce qui est plus rare qu’on ne pourrait le penser, mais qui évidemment se produit
régulièrement), c’est cette persistance surprenante qui mérite au contraire
explication !

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34. Parmi les concepts exploratoires qui peuvent permettre d’appréhender cet
enchevêtrement figure celui de « normes pratiques » que nous développerons ailleurs.
Une culture sectorielle correspondrait alors à un ensemble spécifique de normes
pratiques.

RÉSUMÉS
Résumé
Si les comportements des agents de l’État en Afrique sont si peu conformes aux normes
officielles, ce serait parce qu’ils suivraient des normes sociales issues pour une bonne part de leur
culture ancestrale… Cet argument n’est jamais fondé sur des analyses historiques fines, mais il
est régulièrement réaffirmé, sous des habillages théoriques divers, comme par exemple en
science politique avec les travaux récents de Schatzberg et de Chabal et Daloz.
Dans un premier temps, la notion de « culture africaine » est ici analysée comme un haut lieu de
projection de clichés et de stéréotypes, sans ancrage empirique, qui prennent la forme d’une
idéologie scientifique qu’on pourrait appeler le « culturalisme traditionaliste africaniste » ( CTA),
procédant par l’oubli des contre-exemples et ignorant la multiplicité des répertoires et des
logiques sociales, comme la complexité et l’hétérogénéité des sociétés locales ou des mondes
professionnels, et privilégiant les seules dimensions exotiques pour un regard occidental
(parenté, ethnie, forces occultes). Dans un deuxième temps, c’est l’histoire même du concept de
« culture » dans le champ spécifique de l’anthropologie et de la sociologie qui est examinée de
façon critique. La réorganisation sémantique de ce concept par Talcott Parsons et Clifford Geertz
a pavé la voie à l’idéologie culturaliste moderne, en décrochant le concept de ses ancrages
empiriques antérieurs, et en l’insérant dans une dichotomie « tradition vs modernité ». Dans un
troisième temps, un usage alternatif mesuré, empiriquement fondé, du concept de « culture », est
proposé, aussi éloigné que possible du culturalisme : une culture est un ensemble de pratiques et
de représentations dont des enquêtes auront montré qu’elles étaient significativement partagées
par un groupe (ou un sous-groupe) donné, dans des domaines donnés, et dans des contextes
donnés. Loin des généralisations abusives, on met alors l’accent sur les systèmes d’interactions,
et les cultures locales, institutionnelles ou professionnelles, avec leur plasticité, leur syncrétisme,
leur diversité, leur ambivalence.

Abstract
If African civil servants do not behave in accordance with official standards, it is because they
follow social norms that mainly derive from their ancestral culture… While that argument is
never based on detailed historical analysis, it is nevertheless regularly asserted in various
theoretical guises, as for instance in political science in recent works by Schatzberg, Chabal and
Daloz.
Here we first analyse the notion of “African culture” as the focus point for projecting clichés and
stereotypes without empirical foundations that form a scientific ideology we call “Africanist
traditionalist culturalism” (ATC). This conveniently forgets counter-examples and ignores the
numerous social repertories and logics, such as the complexity and heterogeneity of local
societies and professional communities, and only emphasizes the exotic aspects for Western
viewpoints (relationships, ethnic groups, supernatural forces, etc.). Next, we carry out a critical
examination of the history of the concept of “culture” in the specific fields of anthropology and

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sociology. The semantic reorganisation of this concept by Talcott Parsons and Clifford Geertz
paved the way for modern culturalist ideology by detaching the concept from its former
empirical roots and inserting it into a “tradition vs. modernity” dichotomy. Lastly we suggest a
moderate alternative usage of the concept of “culture”, which has empirical foundations and is as
far removed as possible from culturalism. A culture is a set of practices and representations that
surveys have shown to be significantly shared by a given group (or sub-group) in a given area
and in a given context. Setting aside excessive generalizations, we emphasize systems of
interaction and local, institutional or professional cultures, with their own malleability,
syncretism, diversity and ambivalence.

INDEX
Mots-clés : anthropologie, culturalisme, culture, culture africaine
Keywords : Anthropology, Culturalism, Culture, African Culture

AUTEUR
JEAN-PIERRE OLIVIER DE SARDAN
Laboratoire d’études et de recherches sur les dynamiques sociales et le développement local
(LASDEL), Niamey, Niger.

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Cardinal Directions
Africa’s Shifting Place in Early Modern European Conceptions of the
World
Le sens de l’orientation. Le changement de place de l’Afrique dans les premières
conceptions européennes modernes du monde

Robert Launay

1 Early modern representations of Africa and Africans have generally been categorized as
negative in the scholarly literature (Cohen 1980; Eze 1997; Marshall & Glynwyr 1982;
Mudimbe 1994). Others have taken a more nuanced view, suggesting that the consistent
disparagement of Africans emerged somewhat later, above all in the late eighteenth
and especially in the nineteenth centuries (Curtin 1965). Negative stereotypes have
alternatively been attributed to imperialism and the need to assert European
superiority over the peoples they dominated; to the Atlantic slave trade, in an attempt
to categorize the victims as in some way sub- or imperfectly human; or as an enduring
feature of dualist European thought ever since classical antiquity, requiring alien and
inferior African “others” as complements to Europe’s image of itself. All of these
seemingly contradictory approaches seek to pinpoint the origins of contemporary
European (and North American) racism. However praiseworthy the enterprise, it
necessarily suffers from a presentist bias, seeking to understand the roots of modern
attitudes rather than to comprehend earlier representations of Africans in their own
terms. For this reason, such arguments focus too exclusively on representations of
Africans, an approach which, however much intuitive sense it might make, is
ultimately limiting. After all, early modern Europeans were not for the most part
specifically interested in Africans. (Indeed, some authors point, rightly or wrongly, to
the relative paucity of writings about Africa). Rather, they were concerned with the
world as a whole and with Europe’s place within it. In other words, the best way to
categorize the ways in which early modern Europeans understood Africa is to examine
how they represented the world as a whole.
2 Indeed, early modern European representations of the world were often implicitly if
not explicitly organized in terms of directionality, either along a north/south or an
east/west axis. In the sixteenth century, the north/south axis clearly predominated,

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and while it continued to provide a powerful organizing paradigm through the


eighteenth century, it came to be displaced by the east/west axis, associated with
somewhat different values. If Africa’s position along the north/south axis was
relatively obvious (although never entirely free from ambiguity), its position along the
east-west axis was essentially undetermined.
3 The valences of the north/south axis derived from Greek climatology, originally
associated with medical writings attributed to Hippocrates and later adapted by
Aristotle1.
4 Hippocratic medicine was above all concerned with the effects of cold and heat on the
humors. A cold and wet climate ostensibly stimulated the generation of internal heat
and dryness within the human body, whereas a hot and dry had the opposite effect.
Cold and heat were, of course, broadly associated with north and south, at least in the
northern hemisphere. Such a scheme was easily adapted to Aristotelian thought, with
its consistent emphasis on the superiority of the middle; temperate climates, neither
too hot nor too cold, were ideal for the health of both mind and body. The weakness of
such schemes is that it is not self-evident which climate constitutes the just mean.
Generally, a temperate climate corresponds rather suspiciously to the climate of the
country from which any particular author stems.
5 This is certainly the case for Jean Bodin, the sixteenth century thinker who most
consistently applied the Hippocratic theory of humors to the description of the world,
particularly in his Method for the Easy Comprehension of History in 1565 2. Bodin used the
hot/cold distinction to elaborate a characteriology. The internal heat generated by
inhabitants of cold climates stimulated the growth of the body. As a result, northerners
were large, strong, courageous, mechanically gifted, and capable of drinking large
quantities of alcohol. However, as the mind developed in inverse proportion to the
body, they were not very intelligent. Southerners were the opposite of northerners:
small, weak, pusillanimous, and relatively incapable of handling strong drink. On the
other hand, they were clever, sometimes too clever for their own good, given to
underhanded plotting. Residents of temperate zones such as France (hardly by
coincidence!) were best fitted to rule, as they were intelligent enough to devise wise
plans and strong enough to execute them properly. It is important to point out that
Bodin’s scheme, however Gallocentric, was not nearly as radically Eurocentric as later
formulations of such a climatic scheme. For example, Montesquieu, who made similar
use of climatic distinctions two centuries later, argued that Europe alone was
climatically suited for republican and monarchical forms of government, relegating the
entire non-European world to the undesirable realm of despotism. Bodin, on the other
hand, readily admitted Turkey, Persia, and China into the temperate zone. Rather,
Bodin’s schema was no doubt devised to demarcate France from its Hapsburg rivals,
either “cold” (Austria) or “hot” (Spain). He was particularly contemptuous of the
pretensions of the Holy Roman Empire:
“[…] what has Germany to oppose to the sultan of the Turks? Or which state can
more aptly be called a monarchy? This fact is obvious to everyone—if there is
anywhere in the world any majesty of empire and of true monarchy, it must radiate
from the sultan. He owns the richest parts of Asia, Africa, and Europe, and he rules
far and wide over the entire Mediterranean and all but a few of its islands […]. I
shall not discuss the prince of Ethiopia, called by his people Jochan Bellul, that is,
precious gem, whose empire is little less than all Europe. What of the emperor of
the Tartars, who rules tribes barbarous in their savagery, countless in number,

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unconquered in strength? If you compare Germany with these, you compare a fly to
an elephant”.(Bodin 1945: 292-93)
6 Moreover, the distinction between hot and cold in Bodin’s thought actually operated in
favor of hot as opposed to cold climates, given his assertion of the superiority of the
mind over the body:
“[…] the southern people, through continued zeal for contemplation […], have been
promoters and leaders of the highest learning. They have revealed the secrets of
nature; they have discovered the mathematical disciplines; finally, they first
observed the nature and the power of religion and the celestial […] it should not
seem strange to those who have read history that the ablest philosophers,
mathematicians, prophets, and finally all religions in the world have poured forth
from those regions as from the most plenteous spring”.(ibid.: 111-113)
7 Africa was definitely within the purview of Bodin’s “south”, based particularly on his
reading of Leo Africanus’ travels in North and West Africa as well as the Jesuit
Francisco Alvares’ account of his embassy to the Abyssinian court in 1520. Bodin was
particularly impressed with the religiosity of Africans, noting with approval the large
number of “temples” (i.e., mosques) in Fez; as for Ethiopia, he was struck by reports of
“the infinite number of monks, who walk around, not only in isolated areas but also in
the countryside, in crowds, in the market place, and in the camps”, not to mention the
“fasts of the whole people that are plainly incredible if anyone compares them with
ours” (ibid.: 114).
8 Bodin’s relatively favorable representation of Africa demonstrates that an orientation
around the north/ south axis did not inevitably condemn Africans to an inferior status.
However, in the following centuries, Bodin’s polar opposition between “hot” and “cold”
was transposed to an opposition between “extreme” and “temperate” climates.
Denizens of regions which were either too hot or too cold were in fundamental respects
incomplete humans, ones whose full human potential was not realized. This was, for
example, the case stated in Fontenelle’s famous “Digression sur les anciens et les
modernes”. Paradoxically, Fontenelle’s (1994: 33) essay was devoted to the assertion of
the uniformity of human nature over space and time: “[…] il s’ensuit que la différence
des climats ne doit être comptée pour rien […]”, that is, except in extreme climates:
“Tout au plus on pourrait croire que la zone torride et les deux glaciales ne sont pas
fort propres pour les sciences. Jusqu’à présent elles n’ont point passé l’Égypte et la
Mauritanie d’un côté, et de l’autre la Suède; peut-être n’est-ce pas par hasard qu’elles se
sont tenues entre le mont Atlas et la mer Baltique: on ne sait si ce ne sont point là les
bornes que la nature leur a posées, et si l’on peut espérer de voir jamais de grands
auteurs lapons ou nègres.” Fontenelle’s mention of Africans in the same breath as
Laplanders was by no means exceptional. For instance, an English essayist made these
remarks in 1713: “Nor is the Disagreement between the basest Individuals of our
species and the Ape or Monkey so great, but that, were the latter endow’ed with the
Faculty of Speech, they might perhaps as justly claim the Rank and dignity of the
human Race, as the savage Hotentot, or the stupid native of Nova Zembla” (Cited in
Lovejoy 1936: 234). In short, inhabitants of the far north and the far south were barely
distinguishable from animals.
9 The mention of the so-called “Hottentots”, natives of the Cape of Good Hope, reveals
the extent to which the polarity between north and south could symbolically
overshadow the original contrast between hot and cold. Bodin, as it happens, was well
aware that the valence of directionality was reversed on the other side of the equator,

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where north was associated with heat and south with cold. However, the “Hottentots”,
inhabitants of the southernmost tip of a southernly continent, were seemingly
condemned to represent the inconvenience of living too far to the south. As aptly
remarked in Thomas Astley’s New General Collection of Voyages and Travels (which were
translated into French by the Abbé Prévost in his own anthology of travel narratives):
“There is scarce any Place in the World more frequently described in Books of Voyages
than the Cape of Good Hope, because all Ships must pass, and frequently touch at it, on
their way to the East Indies” (Astley 1968 III: 322). Descriptions of the Cape and its
indigenous inhabitants were so commonplace in descriptions of travel to Asia, that
Simon de la Loubère, ambassador of Louis XIV to the court of Siam, included a
description of the Cape as an appendix to his authoritative Du royaume de Siam in 1691.
The colonization of the Cape by the Dutch in 1652 greatly contributed to the
representation of the “Hottentots” as marginally human3. Not surprisingly, the Dutch
were annoyed at the Khoi’s transparent lack of enthusiasm for their incorporation into
the lowest rung of the Cape’s economy. Unless coerced, they would work for wages only
long enough to obtain the goods they desired, notably alcohol and tobacco.
10 However, the Dutch stereotypes went far beyond the mere accusation of indolence. The
“Hottentots” allegedly gave off a rancid smell because they smeared themselves with
fat and soot. They ate their meat, especially the entrails of their sheep, poorly cleaned
and barely cooked. The women would even wear such entrails wound around their
wrists and ankles, snacking on their jewelry when they felt hungry. The bestial
proclivities of these people extended to their genitals, either naturally in the case of
women, who were alleged to have a sort of natural apron covering their pudenda; or
culturally in the case of men, who supposedly cut off one testicle to allow themselves to
run faster and unimpeded in the pursuit of game. French and British travelers who
stopped for a few days at the Cape on their way to or from Asia, and who interacted
with the indigenous Khoi only in the most superficial manner, relayed such denigrating
Dutch representations, often uncritically, though occasionally injecting a salutary note
of skepticism. The most notable exception was the Prussian Peter Kolb (or Kolbe or
Kolben), who was sent to the Cape in 1705 to make astronomical observations, where he
remained until 1713. The fruit of his voyage was a two-volume account of the Cape
(Kolb 1738), the first devoted to the “Hottentots” and the second to the local flora and
fauna. No only did Kolb have more time to observe the “Hottentots” first hand; more
important, perhaps, his strained relations with the Dutch predisposed him in favor of
the indigenes.
11 Kolb notwithstanding, the symbolic power of the north/south axis and its associated
notion that inhabitants of the extreme north and the extreme south were less than
fully human constituted a schema into which the unflattering Dutch portrayal of the
“Hottentots” fitted seamlessly. However, it would be a serious mistake to assume that
such representations are necessarily typical of all images of Africans. For example, the
British chaplain John Ovington, in his account of his journey to Surat in 1689 (Ovington
1976), furnishes a particularly repulsive depiction of the “Hottentots” but also far more
balanced and less pejorative accounts of other Africans encountered in the course of
his voyage.
12 Even in the sixteenth century, the north/south axis was supplemented by a polarity
between east and west. For Bodin, east and west tended to echo the directionality of
north and south. Eastern nations were more like southern ones, bearing in mind that,

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for him, this involved the predominance of the mind over the body. On the other hand,
the western inhabitants of the New World were brutish barbarians, physically strong
and unintelligent, über-Germans of sorts. One finds a similar tortuous logic in a letter
from the French historian Henri de la Popelinière to his Dutch colleage Joseph Scaliger
in 16044. Because the sun rises in the east, the east is earlier exposed to the sun’s rays,
and consequently with the qualities of light and heat associated with the south.
13 In the course of the seventeenth century, this east/west polarity was progressively
disembedded from the north/south axis and gained a very different salience of its own.
The era witnessed a phenomenal explosion in the production and consumption of
travel literature, especially to Asia but also to the New World, as European powers
competed fiercely for the control of the expanding trade in exotic commodities, such as
sugar, tea, coffee, tobacco, and furs. Broadly speaking, the “east” was associated with
large, centralized empires, notably Turkey, Persia, and China, often (but not always)
characterized as