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198-199-200 | 2010
50 ans
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/etudesafricaines/14132
DOI : 10.4000/etudesafricaines.14132
ISSN : 1777-5353
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 20 novembre 2010
ISBN : 978-2-7132-2252-8
ISSN : 0008-0055
Référence électronique
Cahiers d’études africaines, 198-199-200 | 2010, « 50 ans » [En ligne], mis en ligne le 26 novembre 2010,
consulté le 21 avril 2022. URL : https://journals.openedition.org/etudesafricaines/14132 ; DOI : https://
doi.org/10.4000/etudesafricaines.14132
INTRODUCTION DE LA PUBLICATION
L’année 1960, date de la fondation des Cahiers d’Études africaines par Georges Balandier,
fournit un bon repère pour cadrer l’évolution de l’africanisme jusqu’à son
aboutissement actuel. Le continent africain, de même que l’ensemble des pays du Sud,
représentait à cette époque un espoir de libération pour la totalité de la planète. Dans
ce contexte, les Cahiers offraient une articulation entre engagement politique et
pratique scientifique. Étaient privilégiées l’historicité et la contemporanéité des
situations africaines résultant essentiellement de la colonisation.
Les années 1970-1980 marquent toutefois une inflexion dans le champ des études
africanistes, inflexion dont on trouve un écho dans les Cahiers avec de nouveaux thèmes
comme l’histoire, les femmes, la santé. La grande nouveauté des années 1990 réside
dans l’ouverture des Cahiers au Maghreb et à ce que l’on a désormais coutume de
nommer les « diasporas noires des Amériques ».
Cet effort de renouvellement et d’ouverture se poursuit au cours des années 2000. Ce
numéro triple, dirigé par Jean-Loup Amselle, invite à revenir non seulement sur les
enjeux auxquels, depuis cinquante ans, l’africanisme est confronté mais aussi à
questionner aujourd’hui notre rapport à l’Afrique. Ce qui a motivé la constitution du
champ d’études africanistes, de l’« aire culturelle » africaine, et donc la création du
« Centre d’études africaines » ainsi que des Cahiers d’Études africaines, soit la perception
d’une différence radicale entre l’Europe et l’Afrique, pourrait bien être au contraire
l’espace d’un lieu commun. Ne convient-il pas de concevoir l’Afrique comme un miroir
ou un analyseur de notre propre modernité, au sens le plus global de ce terme ?
Nous ne publions ici que le sommaire du numéro triple édité à l’occasion du cinquantenaire des
Cahiers d’études africaines. Les résumés des contributions sont proposés en libre accès sur
Cairn, de même que leur texte intégral, disponible moyennant abonnement et accès payant.
SOMMAIRE
Disciplines
Au cœur de l’Afrique
Françoise Héritier
Cardinal Directions
Africa’s Shifting Place in Early Modern European Conceptions of the World
Robert Launay
Africanismes
Dernière séance
Emmanuel Terray
Une « voie ignorée » des études africaines d’Alain Locke à Melville Herskovits et Ralph
Bunche
Anthony Mangeon
Afriques
Postcolonialismes
Intersections et trajectoires
Les études francophones et la théorie postcoloniale
Dominic Thomas
Religions
Espace et sacralité
Marc Augé
Un dimanche à Kissidougou
L’humanitaire et l’Afrique du postcolonial au global
Michel Agier
L’Afrique à l’écoute
La France, l’Afrique et la radio mondiale
Thierry Perret
Singeries au Congo
Nicolas Martin-Granel
1 C’est avec le plus grand plaisir que j’écris ces quelques mots de présentation pour les
Cahiers d’Études africaines à qui je souhaite longue vie et prospérité 1. Ils mettent en cause
l’Afrique Noire, cet univers en mouvement, aussi digne d’intérêt intellectuel que
d’intérêt humain en raison des progrès accomplis et des précieux héritages conservés.
Les Cahiers se proposent de préciser tout à la fois les visages anciens et les visages
nouveaux du Continent Noir. Une grande expérience humaine y est en cours. Peut-être,
n’ayant pour le bien comprendre qu’une vive sympathie et quelques souvenirs d’escales
rapides — et non pas l’irremplaçable et multiple formation d’un « africaniste » — ai-je
tendance à voir ces problèmes trop simples et trop nets. Mais j’en perçois, comme tous
les spectateurs de bonne foi, la magnifique grandeur. J’écrivais, il y a quelques mois,
dans l’Encyclopédie française : « Aujourd’hui il y a quelque chose de changé dans l’Afrique
Noire : c’est, tout à la fois, l’intrusion des machines, la mise en place d’enseignements,
la poussée de vraies villes, une moisson d’efforts passés et présents, une
occidentalisation qui a fait largement brèche, bien qu’elle n’ait certes pas pénétré
jusqu’aux moelles ; les ethnographes amoureux de l’Afrique Noire, comme Marcel
Griaule, le savent bien. Mais l’Afrique Noire est devenue consciente d’elle-même, de sa
conduite, de ses possibilités. Dans quelles conditions ce passage s’opère-t-il, au prix de
quelles souffrances, avec quelles joies aussi, vous le sauriez en vous y rendant. » Vous le
saurez aussi en lisant nos Cahiers : « […] Au fait, si j’avais à chercher une meilleure
compréhension de ces difficiles évolutions culturelles, au lieu de prendre comme
champ de bataille et d’expérience, les derniers jours de Byzance, je partirais vers
l’Afrique Noire. Avec enthousiasme. » Le lecteur verra que cet enthousiasme, ce besoin
de connaître, de comprendre et d’aimer anime ces Cahiers présentés avec le concours de
la VIe Section de l’École pratique des hautes études. Ils réunissent dans une tâche
fraternelle les africanistes français, mais aussi les africanistes du monde désireux de
collaborer à une œuvre désintéressée de science et de vérité. Le programme, raison
d’être de cette œuvre et de notre maison, est une fois de plus de grouper les
spécialistes, de les rapprocher les uns des autres dans un effort commun de recherche.
En Afrique Noire, comme ailleurs, la réalité humaine, dans nos images, ne prend son
relief entier, qu’éclairée de tous les côtés à la fois. La géographie, l’histoire, la
démographie, l’anthropologie, l’économie, l’enquête sociale seront présentes au
rendez-vous. Le programme des Cahiers est une somme coordonnée de recherches, une
multiplicité voulue d’éclairages. Un beau, un nécessaire programme.
NOTES
1. Nous avons tiré cet article du premier numéro des Cahiers d’Études africaines (1960,
no 1).
1 Cinquante ans après les indépendances africaines que sont nos amours africaines
devenues ? Telle est la formule qui pourrait peut-être rendre compte du désarroi dans
lequel sont plongés un certain nombre d’africanistes de ma génération, et que je
ressens moi-même. L’année 1960, date de la fondation des Cahiers d’Études africaines par
Georges Balandier, fournit un bon repère pour cadrer l’évolution de l’africanisme
jusqu’à son aboutissement actuel. C’est à la fin des années 1950 et au début des années
1960, en effet, que l’africanisme, sous la houlette de Georges Balandier, prend
pleinement son essor avec la fondation en 1958 du « Centre d’études africaines » de la
VIe section de l’École pratique des hautes études ( EPHE, l’ancêtre de l’EHESS) et la création
du certificat de sociologie de l’Afrique noire à la Sorbonne en 1962.
2 Je me souviens, à cette époque, avoir déserté l’enseignement poussiéreux dispensé par
l’Institut d’ethnologie du Musée de l’Homme pour aller écouter, à la VIe section de
l’EPHE, Georges Balandier, dont on disait alors qu’il traitait des problèmes de l’Afrique
contemporaine, et non d’une Afrique figée dans la tradition. C’était en effet une
véritable bouffée d’air mettant l’accent sur le politique, l’histoire et le religieux, il
parlait à notre esprit et surtout à notre cœur de militants tiers-mondistes luttant pour
l’indépendance de l’Algérie, puis de celles du Vietnam, du Laos et du Cambodge. De ce
séminaire de l’EPHE dirigé par Georges Balandier, est issue une bonne partie de
l’anthropologie actuelle et surtout la quasi-totalité des africanistes chevronnés. Ce fut
un âge d’or de l’africanisme parce que cette spécialité des sciences sociales adossée à
une aire culturelle, et non une discipline, correspondait à une période historique
précise, celle de l’émancipation du Tiers-Monde et de l’accession des pays africains à
l’indépendance. Le continent africain, de même que l’ensemble des pays du Sud,
représentait à cette époque un espoir de libération pour la totalité de la planète. Dans
ce contexte, les Cahiers offraient une articulation entre engagement politique et
pratique scientifique, et il n’est que de feuilleter les premiers numéros de la revue pour
s’en assurer. De grands noms prestigieux y figurent : ceux de Fernand Braudel qui
présente le premier numéro de la revue, Max Gluckman, Denise Paulme, Paul Mercier,
Yves Person, Gilles Sautter, Éric de Dampierre, Georges Niangoran-Bouah, Gilbert
chose du monde la mieux partagée au point qu’ils font parfois étrangement ressembler
notre pays à certaines monarchies pétrolières du Golfe de Guinée ?
16 En d’autres termes, plus que comme repoussoir, ne convient-il pas de concevoir
l’Afrique comme un miroir ou un analyseur de notre propre modernité, au sens le plus
global de ce terme. L’Afrique ne détient-elle pas le secret du pouvoir ? Non pas d’un
pouvoir démocratique idéal, celui des droits de l’homme dont on a de plus en plus de
mal à discerner les effets, mais celui du pouvoir effectif, celui de la « guerre des races »
dont Michel Foucault dans Il faut défendre la société40 a admirablement retracé la
généalogie. L’auteur de Surveiller et punir41, qui associait ce modèle à Jérusalem par
opposition à celui de la philosophie politique qu’il liait à Rome, était loin de se douter
que ce schème valait également pour l’Afrique. Pourtant, l’opposition binaire « gens du
pouvoir-gens de la terre », opposition présente à la fois dans l’ensemble des systèmes
politiques africains précoloniaux et dans l’historiographie de la France et de
l’Angleterre sous la forme de la « guerre des deux races », semble bien fournir une sorte
de matrice commune permettant de transcender les différences dites culturelles 42. Bref,
ce qui a motivé la constitution du champ d’études africanistes, de l’« aire culturelle »
africaine, et donc la création du « Centre d’études africaines » ainsi que des Cahiers
d’Études africaines, soit la perception d’une différence radicale entre l’Europe et
l’Afrique, pourrait bien être au contraire l’espace d’un lieu commun. Plus qu’à
l’étrangeté de l’Afrique, c’est à la familiarité que nous entretenons avec elle que l’on
devrait s’attacher. Et en cela, la globalisation actuelle, et ce qui l’accompagne, c’est-à-
dire la compénétration de l’ensemble des cultures du monde, ne serait-elle pas le
moyen de faire retour sur le « grand partage » entre l’Afrique et l’Europe, sur
l’institution d’une césure radicale entre ces deux éléments, et sur la nécessité de la
dépasser ?
NOTES
1. Un colloque présentant le bilan des actions menées autour de cette thématique sera
organisé en 1972 à Abidjan dans le cadre de l’ORSTOM (actuel IRD) et donnera lieu à une
publication effectuée sous ma responsabilité (Communautés rurales et paysanneries
tropicales, Travaux et documents de l’ORSTOM, Paris, 1976.)
2. No 2, 1960.
3. No 11, 1963.
4. No 18, 1965.
5. No 4, 1960.
6. No 21, 1966.
7. No 28, 1967.
8. No 30, 1968 ; no 45, 1972 ; no 60, 1975 ; no 73-76, 1979.
9. No 35, 1969.
AUTEUR
JEAN-LOUP AMSELLE
École des hautes études en sciences sociales, Paris.
Disciplines
L’expérience de l’ethnologue et le
problème de l’explication
The Ethnologists’ Experience and the Problem of Explanation
Georges Balandier
NOTE DE L’AUTEUR
Cet article a été publié, en 1956, aux Presses universitaires de France, dans les Cahiers
internationaux de sociologie, XXI, juillet-décembre, pp. 114-127. Article repris, à partir de
la communication prononcée à un colloque consacré aux « Problèmes de l’explication ».
Mise en perspective
problèmes dans une perspective évolutionniste. Il retrace, par l’analyse d’un double
mouvement (celui des inventions et découvertes techniques, celui des institutions et
notamment des institutions domestiques), le progrès qui a conduit l’homme depuis les
premières phases de la « sauvagerie » jusqu’aux commencements de la civilisation. Il se
donne pour but de retrouver « les principales étapes du développement humain »
(Ancient Society), y reconnaissant le jeu d’une véritable « logique naturelle ». Ces lois du
progrès, qu’il s’efforce de définir, ont selon lui une valeur universelle et le conduisent
(comme l’a noté R. H. Lowie) à tirer des conclusions qui ne sont nullement impliquées
par l’étude des documents dont il dispose. Il ne doute pas que l’évolution ait été
« substantiellement de même nature » pour toutes les sociétés qui révèlent un même
« statut ». Cet évolutionnisme unilinéaire est radicalement différent de l’étude
historique des cultures — parce que cette dernière reconnaît (ou tient compte) des
discontinuités. Durant toute cette période, les problèmes concernant le devenir des
sociétés et des cultures, ou des civilisations, finissent par être plus envisagés par
référence aux sciences naturelles qu’aux travaux historiques. Ce sont les processus de
la vie organique qui s’imposent comme modèles à la pensée de la plupart des auteurs ;
leur généralité semble « exiger » nécessairement l’universalité des procès du
développement social et culturel. Toutes ces préconceptions joueront un rôle qui ne
s’achèvera pas avec la fin du XIXe siècle.
10 Au début du XXe siècle, des études ethnologiques nouvelles se sont développées en
réaction contre la tendance à l’instant évoquée. Il n’est plus question alors d’envisager
la société ou la culture dans son développement global, dans son devenir général. Ce
que les chercheurs souhaitent considérer, ce sont les éléments constitutifs de toute
culture, de toute société. Les questions qu’ils se posent vis-à-vis de ces éléments sont
alors les suivantes : Quelle est leur origine ? Comment se répartissent-ils à travers
l’espace ? Comment circulent-ils d’une société, d’une civilisation donnée vers d’autres
civilisations ? Vous comprendrez, qu’en ce cas, les références scientifiques
indispensables à l’ethnologue ne soient plus les sciences de la nature, comme cela s’est
manifesté pendant la période précédente, mais bien au contraire l’histoire et la
géographie. Pour caractériser cette période, il est possible d’évoquer au moins deux
ordres de recherches. Tout d’abord, les premiers travaux de F. Boas qui est l’un des
fondateurs de l’anthropologie américaine. À cette époque, pour Boas, chaque culture
doit être envisagée à partir de son développement historique, qui est déterminé par le
cadre géographique et par le progrès des forces matérielles dont dispose la culture en
question. C’est là un point de départ des recherches de Boas et, nous le verrons par la
suite, son évolution scientifique ultérieure a été considérable. En deuxième lieu, comme
autre exemple, j’évoquerai les travaux des ethnologues de langue allemande qui se sont
attachés à tracer sur la carte mondiale des « cercles culturels », qui se sont attachés à
examiner les relations existant entre ces derniers, les processus d’échange (de diffusion)
intervenant de l’un à l’autre de ces cercles. Si nous progressons un peu plus avant, dans
cet exposé sommaire, nous remarquons qu’aux environs de 1920 commencent à se
multiplier les recherches qui devaient véritablement caractériser par la suite
l’anthropologie sociale et culturelle.
11 Dans le cadre de l’école anglaise, l’approche ethnologique se caractérise par l’emploi de
concepts qui prendront vite une importance prépondérante, les concepts de structures
et de relations sociales d’un côté, de fonction sociale d’un autre côté. De cette école
émergent d’abord les noms de Malinowski et de Radcliffe-Brown. Le premier de ces
auteurs représente certainement la figure dominante. Malinowski, entre 1920 et 1930,
s’affirme par la position critique qu’il adopte vis-à-vis des recherches antérieurement
entreprises par les anthropologues. Il attaque les travaux reposant sur des conceptions
de type évolutionniste, de type diffusionniste, ou de type historiciste. Son refus de
l’histoire est tel qu’il va jusqu’à nier l’utilité de cette discipline dans le domaine des
études relatives à la dynamique des changements sociaux et culturels. Ce qui ne
l’empêche pas, dans plusieurs de ses travaux, de recourir d’une certaine manière à
l’explication historique. Malinowski insiste sur le fait que chaque élément de la culture
a une fonction à accomplir dans l’ensemble, qu’il est relié aux autres éléments d’une
manière significative, qu’il vise à satisfaire des « besoins fondamentaux »
caractéristiques de la nature humaine. Ceci constitue évidemment un exposé très
schématique de la pensée de Malinowski, mais ceci montre néanmoins de quelle nature
est la démarche de l’anthropologue britannique. Elle part de la société et de la culture
globales, des ensembles, pour comprendre et expliquer comment chaque élément est
relié aux autres. Elle opère du tout vers les parties, ou plutôt elle a tendance à accorder
une priorité à la totalité sur les éléments constitutifs de cette dernière. Cette exigence
rejoint les préoccupations de Marcel Mauss qui a été amené à définir, d’une manière
originale, la notion de phénomène social total. Il est nécessaire de souligner cette
convergence. D’un autre côté, Malinowski relie le système des institutions à des besoins
fondamentaux de la nature humaine. Il y a, selon lui, de celles-là à ceux-ci une relation
nécessaire ; et c’est ce qui explique que les cultures présentent toutes les mêmes
éléments constitutifs, quelles que soient la diversité et la pluralité de leurs formes. Je
ne prends pas position sur ce point de vue, je ne fais pour l’instant que vous évoquer
ces orientations de la recherche. D’ores et déjà, il est cependant nécessaire de mettre en
évidence deux types de difficultés. La place que Malinowski accorde aux besoins, dits
« fondamentaux », peut inciter à trouver l’explication des phénomènes sociaux par un
procédé (très aléatoire et très suspect du point de vue scientifique) de réduction de
l’ordre socioculturel à l’ordre psychophysiologique. Ce transfert des responsabilités,
même lorsqu’il se réalise au nom des démarches de caractère interdisciplinaire, n’est
pas propre à nous enthousiasmer. En même temps, cette conception conduit à affirmer
une certaine unité des « espèces » sociales et culturelles, dont nous ne sommes pas
scientifiquement assurés. Le concept de fonction, tel que l’emploie Malinowski, est
ambigu. Il se rapporte, soit aux besoins à l’instant évoqués (que les institutions ont
pour fonction de satisfaire), soit au système social et culturel dont chaque institution a
pour fonction d’assurer la continuité, la permanence. C’est dans ce deuxième sens
seulement que Radcliffe-Brown utilise le concept, en le liant d’une manière nécessaire à
la notion de structure. Ces derniers points ont été mis en vedette par R. Firth, dans une
étude intitulée justement : « Function ».
12 Radcliffe-Brown insiste aussi sur l’aspect « relationnel ». Ses travaux, qui ont été
inspirés en partie par l’œuvre de Durkheim, distinguent les relations sociales (les
« structures concrètes »), qui sont saisies par l’observation et qui constituent une
réalité empirique, des formes structurelles qui constituent des modèles, des schémas
d’explication de la réalité sociale. Dans la pensée de cet anthropologue, le système des
relations sociales apparaît comme un ensemble qu’il importe d’abord de comprendre,
auquel il convient d’abord de donner un sens. C’est ensuite qu’intervient la notion de
« forme structurelle », en tant que moyen d’explication de cette réalité saisie
préalablement. Cette distinction a été reconnue « intenable » par M. Fortes, disciple de
Radcliffe-Brown : la structure sociale est toujours, selon lui, « une abstraction servant
de point de repère pour analyser des situations sociales concrètes ». On sait la place que
des grandes écoles, L. White, ont maintenu cette dernière. Il s’agit d’un ordre de
recherches conservant un caractère marginal, tout au moins aux États-Unis.
15 Les deux écoles, britanniques et américaines, ont été conduites à une approche plus
statique que dynamique des phénomènes socioculturels. Malinowski et Radcliffe-Brown
l’ont clairement laissé entendre. Pour eux, les recherches doivent d’abord avoir un
caractère synchronique ; l’étude « diachronique », selon l’expression de Radcliffe-
Brown, ne devant intervenir qu’après coup. Dans beaucoup de cas, cette deuxième
phase est reportée sine die. Si l’on envisage, en particulier, la notion de « personnalité
de base », on s’aperçoit combien cette dernière résiste mal aux épreuves, aux
vicissitudes que porte l’Histoire. L’instrument est créé pour opérer dans un système
explicatif où interviennent au minimum les considérations de caractère temporel. En
fait, les aspects dynamiques des phénomènes socioculturels ont surtout été envisagés
d’une manière séparée. C’est avec l’apparition des enquêtes consacrées aux problèmes
d’acculturation, aux problèmes de changements et conflits culturels, que le point de
vue dynamique s’est surtout imposé dans le domaine de l’anthropologie. Il s’agit
essentiellement de travaux examinant les phénomènes qui apparaissent lorsque des
cultures « différentes » entrent en rapport et souvent en conflit. En fait, il s’agit là d’un
domaine qui est encore très flou car il ne s’est constitué qu’à une époque récente : les
études les plus importantes sont postérieures à 1930. Nombre des investigations,
consacrées à ces problèmes de changements et contacts socioculturels, sont dominées
par des préoccupations psychologiques ; surtout dans le champ des recherches
américaines comme le montre l’ouvrage de M. J. Herskovits, Acculturation. Ce qui
intéresse alors les chercheurs, ce sont les incidences individuelles du contact et du
conflit. Ces travaux ont pu aboutir à la vulgarisation de concepts assez imprécis,
comme celui d’« homme marginal » qui est applicable d’une manière tellement large
qu’il finit par ne plus être significatif. Ils ont également tenté d’établir des schémas
explicatifs qui sont parfois de médiocre valeur. C’est ainsi que se retrouve une
mécanique simplifiée où est distingué, dans une sorte de premier acte, le conflit
intériorisé par l’individu lorsque les civilisations entrent en rapport, dans un deuxième
acte, une période d’ajustement impliquant une réadaptation des éléments empruntés
(parce qu’« il faut tenter de vivre », selon la formule du poète) ; enfin, un troisième acte
qui a deux issues ; il est possible de déboucher sur l’« assimilation », c’est-à-dire sur une
interpénétration étroite des civilisations en présence, ou, au contraire, sur une
nouvelle période de conflit radical. J’ai réduit à sa plus simple expression la dynamique
utilisée, mais souvent c’est avec ce schéma à trois mouvements que les chercheurs ont
opéré. Il convient de signaler que ce schéma concernant l’individu est d’ailleurs
transféré dans le domaine des faits sociaux et des faits culturels. Ce premier apport ne
présente pas un très grand intérêt.
16 Cependant, les études consacrées aux « changements sociaux et culturels » ont laissé un
certain nombre d’apports positifs, qui nous concernent ici d’une manière toute directe.
Ces apports sont de trois sortes. D’un côté, ces études ont permis de mieux définir la
notion de « système social » et de « système culturel ». Dans les limites d’une situation
de changement, il était plus aisé de saisir, sur le plan pratique et théorique, comment
sont solidaires les éléments du système ; il était plus aisé de saisir comment les effets
subis par l’un des éléments sont répercutés sur tous les autres. C’est ainsi qu’était
mieux appréhendé le jeu d’une nécessité interne, qui s’impose à l’attention dès l’instant
où l’ethnologue s’efforce d’expliquer les phénomènes qu’il aborde. Et c’est notamment
à l’occasion de ces recherches qu’ont été mieux précisées des notions importantes :
celles d’équilibres et de déséquilibres sociaux. Notions auxquelles Radcliffe-Brown, par une
analyse toute différente, a accordé la plus minutieuse attention.
17 D’un autre côté, ces travaux ont conduit à tenir compte de la situation à l’occasion de
laquelle se réalise le contact des cultures différentes. Malinowski le note dans son
dernier ouvrage, publié après sa mort. Il précise, dans cette série d’études justement
consacrées à la dynamique du changement culturel, que « la situation créatrice du
contact doit être considérée comme un “tout” », comme une conjoncture impliquant
une mise en relation généralisée des cultures et des sociétés en présence. Ainsi se
trouve-t-on conduit à retrouver, par un autre biais, l’exigence de saisie totale dont j’ai
manifesté toute l’importance dans la pensée des chercheurs britanniques et dans la
pensée des chercheurs français qui ont entendu l’enseignement de Marcel Mauss.
18 Enfin, et c’est là un troisième apport, de tels travaux ont permis d’observer avec un
véritable effet de grossissement le processus de dégradation sociale, qui est l’aspect
négatif du contact entre sociétés et cultures inégales, et le processus de reconstruction
sociale qui en est l’aspect positif. On peut donc dire que ces recherches ont permis de
mieux saisir le jeu incessant de la déstructuration et de la restructuration qui est, à des
rythmes différents, caractéristique de toute société. Je rappellerai seulement
l’importance que G. Gurvitch, arrivé par d’autres voies à cet examen, a accordé à ce
mouvement perpétuel de déstructuration et de restructuration.
19 Il importe de mesurer l’intérêt incontestable de ces observations, dues à des chercheurs
qui « se retrouvèrent » bien que venus de points de départ fort divers. Elles nous
permettent d’entrevoir un mode d’explication qui n’opérerait plus par simple
réduction du social et du culturel au psychologique conscient et inconscient. En
combinant l’idée de nécessité interne des systèmes, avec celles de situation et de
mouvement continuel de déstructuration et de restructuration, on peut envisager une
démarche explicative qui resterait dans le champ du social, considéré à la fois sous sa
forme actuelle et sous l’aspect de son devenir historique.
Choix de méthode
préoccupations théoriques, qui ont d’abord conduit les ethnologues à cette saisie, que
les conditions de leur travail sur le terrain. Mais cette nécessité opérationnelle explique
l’importance prise par l’étude des comportements collectifs, le besoin de références
psychologiques.
21 D’un autre côté, l’ethnologue opère généralement sur des sociétés de dimension restreinte.
Cela explique qu’il ait eu non seulement le souci, mais encore la possibilité,
d’appréhender ces dernières dans leur totalité. La nature de sa recherche le conduisait
ainsi à découvrir plus aisément la vie sociale comme un système dont tous les éléments
sont étroitement ajustés les uns aux autres. Au-delà de cette observation, il était amené
à découvrir l’importance exceptionnelle du « phénomène social total » et celle du
« pattern », si l’on reprend l’expression de l’anthropologie américaine.
22 Dans un dernier point — et cela est peut-être le plus important — je rappellerai que
l’ethnologue enquête sur des sociétés où les relations entre individus, plus que dans les
sociétés modernes, ont un caractère direct, un caractère personnel. C’est une affaire de
dimensions des sociétés en cause, et c’est aussi une affaire de niveau culturel. Nombre
de sociétés dites archaïques manquent d’écriture et disposent de peu de moyens
indirects de communiquer entre individus. Cette caractéristique aide, elle aussi, à
comprendre le compagnonnage fréquent de l’anthropologie et de la psychologie et des
disciplines annexes de cette dernière. Il suffit de faire appel, non pas aux travaux
américains : le fait est patent, mais à l’œuvre de Radcliffe-Brown pour s’apercevoir de
cet état de choses. Pour cet auteur, dans le cadre des sociétés archaïques, les rapports
les plus directs entre les individus, notamment ceux que révèle la parenté, sont de
même nature que ceux qui existent entre individus plus éloignés. Et c’est justement
parce que ces relations inter-individuelles sont homogènes, parce que les relations les
plus distantes sont semblables aux relations les plus proches, que l’ethnologie a été
conduite à une démarche qui lui est particulière.
23 Il faut ajouter une remarque de plus à ce paragraphe. Les sociétés étudiées par
l’ethnologue, en raison de leur retard technique, sont des sociétés où la production des
richesses reste médiocre, où les circuits économiques ont plus un caractère qualitatif
qu’un caractère quantitatif. Et c’est là encore une condition qui a conduit les
ethnologues à donner la priorité à l’analyse qualitative, au détriment de l’étude
statistique, des préoccupations proprement quantitatives.
24 On s’aperçoit aussi que ces derniers enquêtent sur des sociétés infiniment plus
statiques que ne le sont les nôtres. Leur recherche passionnée des « vrais primitifs »
témoigne de l’importance qu’ils accordent à cet aspect. Ceci explique que leurs
démarches se soient révélées difficilement utilisables dès qu’ils ont dû envisager les
problèmes d’un point de vue dynamique ; ce qui est devenu nécessaire dans la mesure
même où il n’existe plus actuellement de sociétés « préservées ». Que les concepts
élaborés par l’ethnologue résistent mal à cette épreuve, nous en avons le témoignage
dans un article récent publié par G. P. Murdock. Cet auteur s’efforce de montrer la
validité du concept de « structure sociale » employé à l’étude d’une situation
dynamique. En vérité, il est très embarrassé pour développer son argumentation. Son
article montre davantage que sa conception de la « structure sociale » s’applique mal à
une saisie dynamique.
25 Enfin, notons que l’ethnologue opère sur des sociétés où la tradition joue un rôle
déterminant. À l’occasion de son enquête, il saisit comment tout comportement est
rapporté à une tradition plus ou moins explicitée. Il se trouve, en général, devant une
société plus soucieuse de conformité que de réflexion critique sur elle-même. Il est
donc frappé par le fait que, dans un tel contexte, nombre de comportements sont
façonnés d’une manière inconsciente. Sapir avait souligné cet aspect des choses. Il a
consacré un article à l’examen du façonnage inconscient des comportements. Et ce
mode d’approche, il le devait, lui aussi, à la nature même de l’objet qu’il avait choisi
d’étudier en tant qu’ethnologue.
26 Si bien que l’on assiste à une valorisation particulière de cet aspect des phénomènes ;
elle conduit l’ethnologue à se donner pour tâche essentielle l’élucidation des
comportements et manifestations collectifs et inconscients. C’est sur cette démarche
qu’insiste maintenant C. Lévi-Strauss pour définir sa discipline. Et c’est, dit-il, ce qui
permet à l’ethnologue de ne pas opérer simplement au sein des sociétés archaïques, où
ces démarches sont plus nombreuses que dans les nôtres, mais aussi dans nos sociétés
où ces démarches existent toujours, bien qu’en plus petit nombre. En ce cas, vous
pouvez le constater, l’ethnologue se trouve être le plus proche voisin du psychanalyste.
Ethnologie et sociologie
27 Voilà les quelques caractères que je voulais évoquer. Dans quelle mesure l’ethnologue
peut-il contribuer au progrès de la sociologie envisagée dans son acception la plus
large ? Je ne ferai qu’indiquer trois possibilités, afin de ne pas abuser de votre patience.
28 Il semble que l’ethnologue puisse intervenir en aidant à fonder une objectivité « d’un
type supérieur » (expression de C. Lévi-Strauss), dans la mesure même où il tente
d’introduire des catégories de pensée qui sont spécifiques de toutes les sociétés
humaines et non pas d’une société déterminée. On peut concevoir que le sociologue est
tout naturellement conduit à préciser les catégories de pensée concernant d’abord sa
propre société, d’une manière plus ou moins inconsciente. L’ethnologue a, lui, à
l’inverse, l’obligation de définir des catégories de pensée valables pour l’ensemble des
sociétés humaines, car c’est cet ensemble des sociétés humaines qui constitue, en
principe, son domaine de recherches. Voilà donc un premier apport possible ; il est très
ambitieux ; il est certainement critiquable.
29 D’un autre côté, l’ethnologue peut fournir un apport positif en analysant des processus
socioculturels qui sont actuels dans le champ de ses propres recherches, alors que ces
mêmes processus ne sont plus qu’historiques dans le cas des sociétés modernes. Je
pense aux problèmes que posent l’industrialisation, l’urbanisation. L’ethnologue
permet au sociologue d’utiliser des observations de première main, et non plus de
recourir à des données d’archive, seulement historiques. Il y a donc ici une possibilité,
pour l’ethnologue, d’actualiser par détour un certain nombre de matériaux qui étaient
devenus purement historiques dans nos propres sociétés.
30 Enfin, l’ethnologue, d’une certaine manière, dispose, et c’est là un point intéressant
pour la recherche en sciences sociales, de conditions expérimentales d’observation, à
l’occasion des bouleversements affectant aujourd’hui les sociétés dites primitives. Ces
sociétés sont toutes en train de s’équiper, de se transformer, de se constituer en
nations, de se transfigurer en sociétés techniquement supérieures. Il y a là une
véritable expérience qui est réalisée sous nos yeux, et, cette expérimentation sociale
que les sociologues ont eu tant de mal à concevoir pendant longtemps, elle existe
maintenant dans certaines régions du monde, en Afrique ou en Asie. C’est en cela que
l’apport de l’ethnologue peut être d’un puissant intérêt.
31 *
32 Tels sont les différents points que je tenais à vous soumettre dans cet exposé rapide. Je
n’ai pas eu pour but de vous donner l’impression que les ethnologues détiennent, plus
que quiconque, des méthodes incontestables, une sorte de secret en matière de
compréhension et d’explication des phénomènes sociaux et culturels. L’ethnologue est
soumis aux mêmes incertitudes et aux mêmes inquiétudes que les autres spécialistes
des sciences sociales. J’en appellerai à mon propre exemple. Je me suis senti tellement
mal à l’aise, dans la discipline ethnologique classique, que j’ai tenté de trouver plus de
sécurité en essayant de me placer en partie sur le terrain du sociologue. Je ne peux pas
dire que j’y sois véritablement parvenu. C’est sur cette réflexion d’incertitude que je me
permettrai d’achever mon propos.
RÉSUMÉS
Résumé
Les problèmes de l’explication en ethnologie sont traités sous trois aspects :
• l’expérience associée à la recherche est déterminante par son mode de définition
de l’objet, ses procédés d’enquête, son affirmation de spécificité ;
• la pratique ethnologique du terrain conduit à faire le choix entre deux formes
d’explication, l’une, indigène, recherche la « connaissance profonde » construite
par l’« observé », l’autre, savante peut-on dire, modélise son propre système
explicatif ;
• enfin, l’ethnologie est considérée comme un détour explicatif, qui éclaire
autrement les faits examinés par des disciplines voisines, la sociologie notamment.
Ce traitement des problèmes de l’explication ethnologique exige une mise en
perspective, une présentation des « écoles » qui ont défini l’espace ethnologique à
partir du XIXe siècle, une évaluation de ce que chacune d’elles a voulu apporter. Enfin,
la relation établie entre ethnologie et sociologie est traitée pour ébaucher une science
de l’actuel et de ses turbulences.
Abstract
Three aspects of explanatory issues in ethnology are dealt with here:
• experience related to research as a determining factor in how the object is defined,
in the conduct of surveys and claims of specificity;
• ethnological practice in the field that requires a choice to be made between two
types of explanation, one indigenous seeking “in-depth knowledge” constructed
by the observed subject, and the other we might call “scholarly”, that models its
own, explanatory system;
• lastly, ethnology viewed as an explanatory detour that sheds a different light on
facts examined by related disciplines, notably sociology.
In dealing with explanatory problems in ethnology we place the issue in perspective,
present the various “schools” that have defined ethnological space from the 19th
century, and evaluate the intended contribution of each one. Lastly we deal with the
INDEX
Mots-clés : ethnologie, expérience de l’ethnologue, problèmes de l’explication, sociologie
Keywords : Ethnology, Ethnologists’ Experience, Explanation Problems, Sociology
AUTEUR
GEORGES BALANDIER
École des hautes études en sciences sociales, Paris.
Au cœur de l’Afrique
In the Middle of Africa
Françoise Héritier
NOTE DE L’AUTEUR
Ce texte est tiré de l’émission « À voix nue » sur France Culture, et du deuxième volet
« Au cœur de l’Afrique », de l’ouvrage d’entretiens entre Caroline Broué et Françoise
Héritier, L’identique et le différent, La Tour d’Aygues, Éditions de l’Aube (« France culture,
à voix nue »), 2008, pp. 27-46.
1 Dans cet entretien avec Caroline Broué sur France Culture, Françoise Héritier retrace
les chemins personnels et les cheminements intellectuels qui l’ont conduite à devenir
une africaniste et une anthropologue de la parenté.
2 Caroline Broué : Françoise Héritier, nous nous sommes quittées hier sur votre arrivée
en 1957 au pays des Mossi et des Pana au Burkina Faso, appelée alors Haute-Volta.
J’aimerais que l’on s’arrête aujourd’hui sur cette expérience de l’Afrique, et sur
l’expérience de l’ethnologie au contact des populations dont vous avez partagé la vie
pendant près de six ans, je crois…
3 Françoise Héritier : De façon discontinue.
4 Caroline Broué : Bien sûr. Vous êtes arrivée au pays des Mossi et des Pana, puis vous
avez fait un deuxième voyage qui vous a conduit chez les Samo, avec lesquels vous avez
passé beaucoup de temps. Je crois que c’est vraiment cette étude-là qui a été la plus
longue pour vous…
5 Françoise Héritier : C’est l’étude la plus approfondie. Il faut dire que la première était,
sur la proposition de Claude Lévi-Strauss, une simple prise de contact. Et c’était de
l’ethnologie appliquée pour laquelle nous devions rendre des rapports. Pour laquelle
d’ailleurs je me souviens avoir suivi un entraînement auprès d’un ingénieur-géographe,
parce qu’il fallait relever des plans de terroirs, par exemple. C’est l’ingénieur-
géographe, Jean Hurault, mort récemment, qui m’a appris cette compétence technique
particulière. Mais lors de cette mission où j’étais moi le géographe et mon collègue
Michel Izard l’ethnologue, nous avons en fait très vite partagé équitablement les tâches.
Lui s’est mis à la géographie et moi à l’ethnologie, c’était exactement ce que je voulais.
On travaillait véritablement ensemble, et non pas chacun de son côté.
6 C. B : Alors, qui sont-ils ces Samo, et pourquoi sont-ils si intéressants pour l’ethnologue
que vous êtes devenue ?
7 F. H. : Ce sont des populations mandé qui sont venues vraisemblablement de l’Ouest aux
XVe et XVIe siècles, et qui se sont installées là, à côté de populations autochtones — pana,
marka… Ils ont en effet des particularités qui m’ont retenue tout de suite. Parce que,
même si en 1957 nous ne faisions que traverser leur territoire en allant du pays mossi
au pays pana, nous nous arrêtions souvent pour poser des questions. Ce n’était pas le
but de notre travail cette année-là, mais c’était intéressant tout de même de contacter
cette ethnie. En fonction de leurs réponses à des questions relativement banales, je me
suis rendu compte qu’ils présentaient un certain nombre d’aspects tout à fait
intéressants. Les traits que j’avais relevés chez eux touchaient à des questions que je ne
connaissais pas, et que je ne savais pas trop comment manier. Je n’avais pas appris à le
faire. Je reviens sur le fait que les ethnologues à cette période n’étaient pas préparés à
la Faculté de façon institutionnelle, pour devenir des ethnologues. On apprenait sur le
tas. Néanmoins, je m’étais rendu compte de choses étonnantes dans leur système de
parenté. Pourquoi m’attacher à ces systèmes de parenté et ces systèmes d’alliance ?
Parce qu’ils représentaient des thèmes importants pour Lévi-Strauss, centraux même,
dirais-je, et que je continue, moi aussi, à penser que ce sont des thèmes essentiels pour
la compréhension du fonctionnement d’une société. On appelle système de parenté le
système formé par l’ensemble des termes qu’utilise un individu quelconque — Ego, le
point de référence — pour désigner ses différents parents. Je dis bien « désigner » ; en
effet, il y a deux types de systèmes d’appellation. Ici nous parlons de la désignation, et
non pas du système d’adresse. La désignation sert à parler de quelqu’un : « mon père,
mon oncle, ma tante, mon cousin… » ; quand vous leur parlez, que vous vous adressez à
eux, vous dites « tonton, papa, maman… » ou vous les appelez par leur prénom. Le
système de désignation est le plus important. Quant au système d’alliance, ce sont les
règles qui régissent le choix du conjoint. On n’épouse pas n’importe qui. Pourquoi
étudie-t-on les systèmes de parenté et d’alliance ? Parce qu’ils représentent l’une des
plus étonnantes inventions de l’esprit humain et qu’ils obéissent dans leur vérité
limitée à des lois d’organisation mentale qui se retrouvent, mais exploitées de façon
non uniforme, chez tous les groupes humains. Il n’existe qu’un nombre limité de
« modèles », ce que nous appelons des systèmes, chacun obéissant à un agencement
particulier de ces lois. Ainsi, nous, Français, avons un système de parenté eskimo et les
Samo ont un système de parenté omaha. L’alliance, quant à elle, c’est-à-dire les règles
qu’on suit localement pour trouver un conjoint, s’adaptent aux systèmes des
nomenclatures de parenté et elles entraînent des jeux extrêmement subtils, que nous
avons à décrypter, pour leur valeur en tant que témoignage de ce que l’esprit humain a
envisagé toutes les combinaisons pensables des états de fait biologiques (génération,
sexe, aînesse, etc.), et pour les rapports qu’entretiennent les rapports de parenté et
d’alliance avec les jeux du pouvoir, de la sorcellerie, de l’économie…
8 J’étais certainement prédisposée à m’intéresser à ces problématiques grâce aux travaux
de Claude Lévi-Strauss sur les structures élémentaires de la parenté. Mais également
pour d’autres raisons, anecdotiques, qui ont gardé un sens parce que je crois à ces
façonnages qui viennent de l’enfance. Vous parliez de mon goût pour la terre, pour les
cultures paysannes, etc. ; bien sûr, cela a joué aussi. Mais il y avait autre chose encore,
qui vient de mes grands-mères, l’une auvergnate et l’autre bourguignonne… J’ai passé
mes vacances d’adolescente avec mes deux grands-mères ; ma sœur et moi, nous
passions beaucoup de temps avec elles, dans la cour où elles recevaient leurs voisines
l’après-midi. Là encore, selon les rapports entre hommes et femmes, garçons et filles,
tels qu’ils existaient à cette époque, mon frère, lui, pouvait faire du vélo et jouer avec
ses copains. Tandis que nous, les filles, nous passions nos après-midi à tricoter des
pulls, des chaussettes et des gants pour l’hiver, assises sagement sur des tabourets aux
pieds de nos grands-mères. Mes grands-mères, qui ne s’aimaient pas, avaient trouvé un
terrain d’entente, neutre et anodin, mais extrêmement fructueux pour moi qui
écoutais ! Elles discutaient sans cesse des rapports de parenté qui unissaient les gens
qu’elles connaissaient. Elles ne disaient pas les rapports de parenté, mais elles en
expliquaient les cheminements. Elles disaient par exemple… : « La fille à la Martine qui
a épousé le fils du boulanger de La Chenale, ils se sont rencontrés lors du mariage de
son cousin, pas à la Martine mais au boulanger de La Chenale, qui lui, avait épousé une
cousine germaine de la fille à la Martine… ». Vous voyez le genre ! Moi, j’enregistrais
tout ça et j’essayais d’en tirer la leçon graphique, de me représenter mentalement les
cheminements selon les différentes positions de cousinage. C’était extrêmement
instructif, parce que cela me disposait à une gymnastique mentale qui est peut-être un
des éléments qui, pour la plupart des gens, fait repoussoir à l’encontre des études sur la
parenté.
9 Supposez que je vous demande, à vous, par quel terme vous désignez le fils de la fille du
frère de la mère de votre père, et je suis sûre qu’il vous faudra plus qu’un petit temps de
réflexion (alors qu’il ne s’agit que d’un cousin issu de cousins germains) ! J’avais appris,
grâce à cette éducation enfantine intense, à m’y repérer assez vite. Il existe bien des
travaux méthodologiques pour savoir comment on peut relever un système de parenté.
Prenons deux autres difficultés : si la personne dont l’enquêteur veut savoir comment
on l’appelle n’existe pas physiquement pour l’interlocuteur, il répondra : je n’en ai pas.
Deuxièmement, dans notre énonciation française, nous partons de celui que nous
appelons Alter, l’autre, par rapport à Ego, moi, ou individu de référence. Alter est ce fils
de la fille du frère de la mère de votre père, à vous, Ego par référence à qui s’organise la
terminologie. Dans d’autres sociétés, la chaîne descriptive part d’Ego : mon père, sa
mère, son frère, sa fille, son fils. Il faut donc une double gymnastique mentale pour que
l’ethnologue passe de sa représentation, déjà difficile, à la leur. Et pour ses
interlocuteurs, il leur faut aussi restituer mentalement une situation théorique, et
surtout être capable de l’abstraire, c’est-à-dire de visualiser une situation et être
capable de dire le terme de référence, même en l’absence d’une personne concrète, s’ils
se représentent leurs propres relations généalogiques.
10 C. B. : Ce que vous voulez dire, c’est que tout le monde n’est pas capable de faire cette
gymnastique intellectuelle.
11 F. H. : Non. Tout le monde n’en est pas capable, et beaucoup de collègues n’aiment pas
travailler sur ces sujets. À l’époque où je faisais ce genre de travail, il existait très peu
d’études approfondies, je dirais même qu’il n’y avait pas du tout d’études approfondies
concernant les terminologies de parenté dans des sociétés africaines. Bien sûr, il y avait
des relevés, mais qui ne comprenaient que la génération des parents, celle des grands-
parents, la génération d’Ego, et la génération en dessous. On n’allait pas plus loin. J’ai
inventé une méthode en partant du principe que l’abstraction n’était pas l’apanage des
Occidentaux et qu’il était tout à fait possible, certainement, de pallier cette difficulté
concernant les représentations mentales en utilisant des artefacts.
12 Je suis partie sur le terrain en ayant établi sur des cahiers un inventaire de toutes les
situations de parenté consanguine et d’alliance possibles, pour Ego masculin et Ego
féminin, et cela sur cinq générations. Ce qui représente un nombre de schémas
considérables ! Et je prévoyais de poser les questions de façon systématique, les unes
après les autres. Je me suis rendu compte très vite que passées les liaisons immédiates
— le père, la mère, les oncles… —, les gens ne suivaient plus l’énonciation orale. J’ai
donc inventé une méthode en utilisant des objets — des cauris, des cailloux, des
allumettes. Les cauris sont de petits coquillages qui servaient de monnaie pour les
occasions rituelles, mais aussi, à l’époque dont je vous parle, pour acheter des choses
courantes. Ce sont de petits coquillages blancs qui ont une fente un peu dentelée, en
dents de scie, et qui représentent traditionnellement, et aujourd’hui encore, le sexe
féminin. Les cauris ont donc représenté les femmes ; un plus gros représentait Ego. Des
cailloux aux tranchants assez nets représentaient les hommes, et un plus gros
représentait Ego. Des allumettes ou des bouts de bois symbolisaient les différents types
de relation : filiation, collatéralité, mariage. Je dressais des schémas sur le sol et je leur
disais : « Vous êtes là. Ici, je place un cauri : c’est votre mère. Ici, c’est le père de votre
mère, puis la sœur du père de votre mère. Elle a une fille qui a un fils. » Une fois que
tout cela était disposé, je leur demandais comment ils appelaient les différents
protagonistes. Et ce système a très bien fonctionné. Dès qu’il y a eu une représentation
imagée, visuelle, cela a marché tellement bien que très vite j’ai cessé d’utiliser l’ordre
logique qui était le mien, qui consistait à suivre l’accroissement par étages de
générations, avec les collatéralités, alors qu’eux-mêmes, suivant une logique qui était la
leur, à partir d’un schéma que je leur avais constitué, en constituaient d’autres. Ce qui
voulait dire qu’entre mon schéma et ceux qu’ils constituaient, ils avaient établi un
rapport. C’était déjà un élément d’information important. Ils ne suivaient pas ma
logique, ils suivaient la leur. Ce furent eux qui alors me fabriquèrent des schémas. Il me
suffisait ensuite de les retrouver dans mon cahier et de les barrer. On a procédé de la
sorte jusqu’à ce que toutes les possibilités aient été envisagées.
13 Ce fut pour moi un apport considérable, parce que cela m’a permis aussi de voir en
pratique comment les enfants apprennent à s’y reconnaître dans un système de parenté
dont j’expliquerai plus tard pourquoi il est très difficile à comprendre et à se
remémorer. J’ai compris ainsi comment ils apprenaient et mémorisaient leur
terminologie de parenté. Ils doivent passer nécessairement par l’appellation que celui
de leurs géniteurs, père ou mère situé sur la chaîne donne au parent concerné (Alter) ;
ils en déduisent l’appellation qu’ils doivent donner à cette personne. Par exemple : si le
schéma représente Ego, son père, sa mère, le frère de cette mère qui a une fille, laquelle
a un fils, Ego (mon interlocuteur) me dira : au-dessus de moi, il y a mon père. Mon père,
le frère de sa mère, il l’appelle « mon oncle maternel ». S’il l’appelle « mon oncle
maternel », moi, je dois l’appeler « grand-père ». Ensuite, la fille de son oncle maternel,
mon père l’appelle « ma mère ». Et si mon père appelle cette femme « ma mère », moi,
je dois l’appeler « grand-mère ». Un fils de cette « mère » pour mon père, comme mon
père appelle sa mère « ma mère », il appelle ce fils « mon frère ». Et moi, je dois appeler
ce frère de mon père « mon oncle paternel ». Vous voyez là la manière dont les enfants
apprennent. C’est une déduction logique qui donne les bonnes appellations,
conformément au système global. Les lecteurs ont déjà pris conscience à travers ce
petit exemple d’un système terminologique de parenté qu’il ne correspond pas du tout
au nôtre. On l’appelle « système omaha » parce qu’il a été décrit chez les Indiens omaha
d’Amérique du Nord par des auteurs américains ; on n’en connaissait pas bien
l’existence en Afrique. Or, il y a beaucoup de sociétés en Afrique qui le mettent en
pratique.
14 C. B. : Pourriez-vous nous dire en quoi il nous éclaire, nous, sur nos propres
populations, sur notre propre civilisation ? Et en quoi ce que vous avez compris grâce
aux Samo, peut éclairer d’autres populations, y compris la nôtre ?
15 F. H. : Je ne pense pas que cela puisse éclairer directement notre système à nous, tout à
fait différent. Cela nous éclaire simplement sur le fait que les populations humaines,
toutes les populations humaines, ont réfléchi sur les mêmes données biologiques mais
ne les ont pas traitées de la même façon. On trouve au départ un trait très particulier à
la base d’un système omaha — mais de plusieurs autres également — qui est la
perception que les germains de sexe différent sont différents. Ainsi, deux frères c’est la
même chose, et deux sœurs aussi ; alors qu’un frère et une sœur sont radicalement
différents. Nous avons là un système de clivage mental qui va conduire à des systèmes
de parenté où, quand vous avez deux frères ou deux sœurs, nécessairement les enfants
de ces frères et de ces sœurs s’appellent mutuellement frère et sœur. Alors que les
enfants d’un frère et d’une sœur se désignent mutuellement par des termes différents.
Cela induit généralement des systèmes d’alliance particuliers. Ainsi, des sociétés qui
n’ont pas une terminologie omaha, mais qui fonctionnent avec cette même équivalence
mentale des germains de même sexe opposée à la différence des germains du sexe
différent comme c’est le cas dans les systèmes omaha, on ne peut pas épouser les
cousins parallèles, c’est-à-dire ceux qui sont issus des germains de même sexe ; mais au
contraire, on doit épouser certains de ces cousins issus d’une paire de germains de sexe
différent. Ainsi, de façon très classique, un homme doit parfois épouser la fille de son
oncle maternel, et une fille, le fils de sa tante paternelle. Toute une série
d’enchaînements s’ensuivent et nous montrent que toutes les sociétés humaines ont
pensé le même matériau, que nous pouvons traduire sous la forme de lois. C’est là un
des points centraux de l’anthropologie sociale, parce que c’est un domaine qui
fonctionne avec des unités — que j’appellerai discrètes — qui sont universelles
(génération, sexe, collatéralité, aînesse) qui nous permettent de découvrir des lois
comme on en découvre dans le fonctionnement de la nature.
16 C. B. : Françoise Héritier, nous reviendrons sur ces lois dans l’émission de demain, mais
avant de nous arrêter aujourd’hui, j’aimerais que vous nous disiez ce qui vous reste de
l’Afrique. En tant qu’ethnologue et en tant que femme, que gardez-vous de ces
expériences que vous avez vécues avec ces populations extrêmement différentes, et
malgré tout peut-être proches, de nous… ?
17 F. H. : Il y a à dire sur plusieurs niveaux… D’abord, les émotions… la première émotion
est olfactive. C’est l’arrivée, la première arrivée, en début de nuit. La nuit tombe à six
heures là-bas : nous sommes sous les tropiques. Nous sommes arrivés à la nuit tombée à
Niamey. Premier stop en Afrique avant d’atterrir à Ouagadougou avec le petit avion de
l’époque, une Caravelle. Sortir sur le tarmac et recevoir comme un choc la puissance de
l’odeur de la terre africaine, poivrée, épicée, chaude, humide, je ne sais pas comment le
dire, mais c’est quelque chose de fabuleux. D’ailleurs, je crois que tous les gens qui
mettent les pieds pour la première fois sur les terres africaines connaissent cette
expérience. Pour moi, cela se produit toutes les fois que j’y vais : je reconnais cette
odeur et elle me donne la chair de poule. C’était quelque chose d’extrêmement fort. On
l’oublie ensuite, une fois qu’on s’y est habitué ; on n’y fait plus attention, mais c’est
extrêmement fort.
18 Le deuxième, c’est le terrain ; une fois que vous êtes accepté — pour des raisons sur
lesquelles on reviendra peut-être dans une autre émission —, vous découvrez des gens
qui sont tellement semblables à votre famille, à vos connaissances, à vos relations que
vous vous retrouvez très vite en terrain connu. Bien entendu, il y a l’inconnu de cette
culture que vous allez apprivoiser provisoirement. Mais pour les personnes, vous
retrouvez chez eux des traits de caractère, et même parfois des traits physiques, qui
vous évoquent des gens que vous connaissez dans votre pays. Je me souviens
notamment, parce que cela m’émeut toujours autant lorsque j’y pense, d’une vieille
dame dont la fille était morte en couches et qui m’a apporté le bébé, parce que ce bébé
est mortifère : il a tué sa mère. Les seules qui peuvent à la limite lui donner le sein, ce
sont des sœurs de la mère décédée. Mais, dans le cas dont je vous parle, il n’y en avait
pas. Et donc cette vieille dame est venue m’apporter le bébé. Elle s’est mise à genoux
devant moi en me mettant le bébé dans les bras, et la seule chose que j’ai pu faire, c’est
de la relever et de me précipiter en voiture à Ouagadougou pour y acheter des biberons,
des tétines, du lait en poudre et tout l’attirail nécessaire. J’ai donc pris en charge le
bébé qui restait avec sa grand-mère et qu’elle m’amenait à heures fixes. Ensuite, elle a
appris elle-même à faire les biberons, et à les donner au petit. Mais cette femme qui
était venue à moi, qui était âgée, qui s’était présentée dans cette posture de suppliante,
avec les seins nus et juste un vieux pagne tout rapiécé autour des reins, pleine
d’arthrite sans doute — la voir s’agenouiller, c’était… ah ! C’était affolant ! C’était ma
grand-mère, vous comprenez ? Elle ressemblait à ma grand-mère maternelle, qui elle
aussi avait une allure humble, était un peu voûtée, se sentait toujours un peu en trop…
Elle ne s’est certes jamais mise à genoux devant moi, ma grand-mère ! Mais de voir
cette vieille dame le faire, j’ai eu le sentiment… brutal, inadmissible, que c’était ma
grand-mère qui s’agenouillait devant moi. Je ne pouvais pas le supporter. J’ai toujours
eu à l’égard des gens que je fréquente un rapport pas nécessairement toujours affectif
— mais il y a ceux que vous aimez et ceux que vous n’aimez pas, par définition. Il y avait
certainement une familiarité qui tenait au fait que, dans la pratique, dans leurs usages
corporels, dans leur façon de parler, de se tenir, ces gens m’évoquaient toujours des
personnes que je pouvais avoir connues dans ma vie d’Européenne.
19 Et puis un troisième point concerne l’Afrique, c’est la misère, la pauvreté… ne serait-ce
que dans les régions de brousse que je connais, et la fragilité dans le malheur
ordinaire…
20 C. B. : Diriez-vous, Françoise Héritier, que le fait que vous ayez vécu beaucoup de temps
avec ces populations et que vous avez éprouvé peut-être le sentiment d’une
communauté affective, vous rend plus sensible aujourd’hui à ce que l’on pourrait
qualifier d’indifférence de l’Occident vis-à-vis de la misère africaine ?
21 F. H. : Oui, j’y suis très sensible. Cela tient peut-être aux émotions ressenties, mais
surtout à des raisons intellectuelles, politiques, objectives. Prenons l’exemple du sida et
l’incroyable attitude politique à cet égard pendant des années : l’impossibilité de fait
pour les Africains d’accéder financièrement aux traitements, justifiée par l’idée
complaisamment répandue qu’ils ne sauraient pas se soumettre aux complexités de la
prise des médicaments ; l’interdiction par l’Église catholique — mais aussi par les
églises protestantes et l’administration américaine — du port du préservatif, considéré
comme favorisant la licence ; ou encore l’allaitement qui était récusé en Europe pour
les mères séropositives, mais recommandé pour les Africaines, avec des arguments non
justifiés et non éthiques… (les mères ne sauraient pas préparer correctement les
biberons, et les enfants courraient plus de risques de mourir de diarrhée que du sida). À
l’heure actuelle, ce sont plutôt les problèmes démographiques et ceux liés aux
difficultés d’émigrations qui me préoccupent.
22 Il y a quand même une observation que je voudrais faire, bien qu’elle date de près de
trente ans. C’est vrai que l’Afrique était d’une grande misère, d’une grande pauvreté à
l’époque où j’y travaillais, que l’espérance de vie y était courte, et que d’après les
calculs que j’ai pu faire, beaucoup d’enfants mouraient avant l’âge de trois ans, qu’il y
avait énormément à faire sur le plan sanitaire — l’eau rare, pas de routes… Mais, ce qui
me frappait aussi, en dehors des périodes de crise alimentaire ou épidémique, c’était
une espèce de bonheur de vivre. Vivre en pays samo, je ne l’ai jamais ressenti comme
une relégation sur une île morose. C’étaient des gens qui éprouvaient une joie de vivre,
apparente dans les jeux, les rires, les conversations, malgré leurs soucis quotidiens ; ils
ne faisaient pas de comparaison avec notre situation en Europe, parce que
naturellement ils n’avaient pas alors accès à la télévision ni aux autres moyens de
communication. Cette simplicité joyeuse dans l’existence était tout à fait
communicative.
RÉSUMÉS
Résumé
Dans cet entretien avec Caroline Broué sur France Culture publié par les Éditions de l’Aube en
2008, Françoise Héritier retrace les chemins personnels et les cheminements intellectuels qui
l’ont conduite à devenir une africaniste et une anthropologue de la parenté.
Abstract
In this discussion with Caroline Broué on France Culture published by Éditions de l’Aube in 2008,
Francoise Héritier recalls the personal and intellectual ways which drived her to become an
Africanist and an anthropologist of kinship.
INDEX
Mots-clés : Burkina Faso, Françoise Héritier, Samo, anthropologie de la parenté, parcours
personnel et intellectuel
Keywords : Burkina Faso, Françoise Héritier, Samo, Anthropology of Kinship, Personal and
Intellectual Ways
Eloi Ficquet
1 Cette interrogation sur l’Afrique en tant que forme, proposant une analogie entre les
contours de ce continent et un signe typographique, constitue le début du texte
proposé par l’artiste congolais1 Albert Mongita comme explication à l’illustration qu’il
réalisa en 1964 pour le concours de l’affiche du premier Festival mondial des arts
nègres, organisé à Dakar en avril 1966. Seules les deux pages de ce texte ont été
conservées dans les archives nationales du Sénégal, mais le dessin n’a pas été encore
retrouvé2. Celui-ci devait se présenter comme une figure humaine dont la forme
épousait les contours de l’Afrique, d’après ce que décrit la suite du texte :
« Aussi, comme il est à croire que c’est l’Afrique seule qui trouvera la solution à tous
ses problèmes actuels en plus de sa forme de point d’interrogation qu’elle présente
au Tiers Monde, l’Afrique adopte également la forme de la figure humaine, symbole
de son unité totale, qu’elle doit seule réaliser et concrétiser.
L’idéogramme même de Mongita est divisé en trois parties qui tirent leur origine de
la situation que traverse actuellement l’Afrique et surtout de la position que les
pays africains adoptent face aux problèmes que le sort de l’Afrique pose :
1. La Tête coiffée d’une coiffe en perles représente tous les pays du Nord qui se
passent à l’heure actuelle pour le « Cerveau » de l’Afrique et où presque tout se
solutionne.
2. Les Yeux et le Nez représentent tous les pays se trouvant au centre de l’Afrique
qui eux voient et sentent les dangers, envisagent les possibilités de réussite dans les
affaires et autres opérations pour enfin les dicter au “Cerveau”. C’est là la partie de
l’Afrique qui reste vigilante à tout.
3. La Bouche et le Menton représentent tous les pays du Sud de l’Afrique. Mais la
bouche, elle, symbolise l’Afrique du Sud, et elle reste surtout fermée, car elle ne
veut pas parler. C’est là un tort qu’elle commet à l’égard de l’Afrique qu’elle fait
sombrer dans des difficultés inextricables à cause de son mutisme. L’on ne pourrait
qu’admettre qu’elle n’attend que le dernier moment pour engloutir l’Afrique tout
entière. Donc la bouche ne veut aucunement la réalisation de l’Unité Africaine, car
celle-ci ferait de l’Afrique une force redoutable pour le Tiers Monde son maître.
Mais il y a encore le Madagascar qui est symbolisé par une boucle d’oreille rattaché
à l’Afrique par une perle. En effet, le Madagascar fait partie intégrante de l’Afrique.
Placé à côté de l’Afrique du Sud, cette bouche qui ne parle jamais, le Madagascar
guette et suit de près la politique néfaste de l’Afrique du Sud pour en alerter en
temps opportun les autres pays de l’Afrique que la situation préoccupent.
Voilà l’énigme de la forme de l’Afrique que beaucoup n’arrivent encore à deviner et
que le célèbre artiste peintre congolais Albert Mongita nous offre dans son
idéogramme. »
2 Ce type de détournement anthropomorphique des cartes est assez fréquent. Dans le
dessin de presse notamment, des nations sont souvent personnalisées par le tracé d’un
visage ou d’un corps à partir de leurs contours. La notion d’« idéogramme » qui
apparaît dans ce texte peut sembler incongrue pour définir le dessin tel qu’il est décrit.
L’auteur ne l’a pas employée de sa propre initiative, mais il a repris dans les consignes
du concours de l’affiche3 le terme d’idéogramme qui correspond à ce que l’on
appellerait aujourd’hui un logo. Le dessin décrit par Mongita semble être un peu trop
tarabiscoté pour faire un logo, mais son interprétation physionomique des parties de
l’Afrique invite à réfléchir sur le fait que les contours de ce continent évoquent d’autres
formes, à la façon dont on peut contempler des nuages ou relier entre elles des
constellations d’étoiles.
Contours de l’Afrique, sur une bobine de câble électrique, à Arta, République de Djibouti, mars 2010
Photo de l’auteur.
3 L’Afrique, en tant que catégorie signifiante, se présente souvent comme une évidence
d’ordre iconique. En quelques traits, par le tracé de ses contours côtiers, sa forme est
immédiatement reconnaissable. Elle s’impose à l’esprit, constituant une unité tangible.
Au fil des associations d’idées, l’imagination peut rapporter cette forme à celle d’une
hache, d’une poignée de canne, d’une empreinte de pas (un pied droit), ou bien encore
y voir une sorte de crâne étiré, semblable à ceux des ancêtres pithécanthropes, orbites
oculaires et fosses nasales étant suggérés par les grands lacs de l’Est…
4 Au sein de cette forme, trois proéminences se distinguent : à l’ouest une bosse, une tête
de fémur, à l’est une corne de rhinocéros, une pointe de sabre tendue, au sud une
longue goutte prête à dégouliner. Comme pour inviter le lecteur de cartes à poursuivre
ses divagations, la présence de Madagascar qui se détache dans l’océan suggère que
l’image peut se briser en bien d’autres fragments. Mais la massivité du continent
africain l’emporte généralement sur la représentation de ses fractures.
5 Dans son unicité, la forme de l’Afrique fonctionne effectivement comme un
idéogramme, ou plutôt comme un pictogramme, puisque cette image est composée de
tracés assez complexes, qui ne se réduisent pas à une simple série de traits et qui n’ont
pas de fonction linguistique.
6 Il en va autrement pour les autres continents. Le long étirement de l’Amérique se
déploie en deux masses reliées par un tégument central fragile, l’une, au nord, coiffée
d’un chapeau grotesque et partant en lambeaux de terres prises dans la banquise
arctique, l’autre, au gros museau portant une barbiche démesurée. L’Eurasie constitue
un vaste agglomérat d’où bourgeonnent des proéminences péninsulaires remarquables,
mais aucune rupture physique manifeste n’indique où passe la limite entre l’Occident et
l’Orient, qui relève plutôt des strates d’une très longue histoire. Nimbée de confettis
insulaires, l’Australie rassemble autour d’elle la paradoxale conception d’un continent
discontinu, l’Océanie. Et l’Antarctique, enfin, logée en fond de carte, déroulée comme
une pelure pour être mise à plat.
7 Où veut-on donc en venir avec ces jeux d’analogies ?
8 Contrairement aux autres continents dont les formes procèdent d’assemblages
complexes et dont les limites peuvent être floues, le fait que l’Afrique soit
immédiatement perçue dans sa totalité graphique, comme une masse uniforme, a
contribué à nourrir un préjugé tenace : la plénitude de ce continent, sa cohérence
massive et manifeste sont des caractères qui semblent avoir été conférés par la nature
avant même que l’histoire ne s’en fût emparé et ne l’ait découpé en pièces.
9 En cinquante ans, les Cahiers d’Études africaines ont donné de l’Afrique une image
démantibulée, disséquée sous toutes ses coutures territoriales, historiques et sociales,
contribuant à dissoudre en elle-même l’idée d’une singularité continentale. D’un
numéro à l’autre, peu d’articles de cette revue traitent de l’Afrique en tant que totalité.
Le cadre proposé est plus souvent à l’échelle nationale ou d’un groupe ethnique. Quand
des perspectives plus générales sont abordées, elles portent sur des sous-régions. Plus
rarement l’échelle est focalisée sur une localité ou un individu. Ce constat vaudrait sans
doute pour d’autres revues dites africanistes.
10 Pour participer à ce numéro anniversaire, ce bref article en forme de libre essai
propose de longer les contours de la carte de l’Afrique, d’ouvrir quelques pistes de
réflexion sur la nature de cet objet graphique et d’explorer ses incidences sur d’autres
domaines de représentations. La formulation et la propagation dans l’imaginaire
mondial de stéréotypes relatifs à l’Afrique ont participé d’une série d’« inventions »,
plus ou moins congruentes, qui ont surtout été étudiées et débattues à travers des
analyses de discours notamment sur les plans philosophique, scientifique, littéraire ou
esthétique. Il faut y ajouter la dimension cartographique. La lecture d’un planisphère,
image aplatie et réduite du monde, est fondée sur une distinction de quelques grands
sous-ensembles, les continents. Cette vision simplifiée est devenue un arrière-plan de
l’imaginaire largement partagé et indiscuté, qui a notamment servi de châssis aux
conceptions réductrices concernant l’Afrique en tant que totalité indifférenciée.
11 Produisant des cartes sur une immense variété de supports, de formes et d’usages, par
des outils de mesure, de dessin et de reproduction de plus en plus raffinés, la modernité
a instillé dans l’esprit des hommes et des femmes qui y prennent part une familiarité
forte avec la représentation du monde à petite échelle (Jacob 1992) (c’est-à-dire à taille
très réduite, et donc peu détaillée). Les cartes de la Terre dérivées de la projection de
Mercator, mise au point en 1569, sont les plus courantes, même si elles sont déformées
et induisent une perception surdimensionnée de l’étendue des territoires du nord de
l’hémisphère nord par rapport à ceux situés entre les deux tropiques (le Groenland
apparaissant plus étendu que l’Afrique, alors que sa surface est en fait 14 fois plus
petite). Cette déformation a été corrigée par d’autres projections, comme celle de
Peters (mise au point en 1973) qui tente de rétablir des rapports de surface équivalents
à la réalité et dans laquelle l’Afrique apparaît comme moins trapue, plus allongée, et
plus vaste.
12 Dans les sociétés contemporaines informées à satiété, l’image de la Terre et de ses
fragmentations en découpages étatiques est inscrite dans la vie de tous les jours. Le
planisphère fait l’objet d’innombrables déclinaisons : en annexe des agendas, dans les
vitrines et les brochures d’agences de tourisme, comme élément d’information ou de
décor des journaux télévisés, sous forme de jouets dans les chambres d’enfant…
Actuellement, les photographies prises par satellite prennent de plus en plus place dans
l’imaginaire. Longtemps réservées aux bulletins météorologiques, ces images
prolifèrent dans tous les médias en jouant d’effets de plongée spectaculaires.
13 Le dernier progrès de cette technologie est la mise à disposition pour tout utilisateur de
l’Internet (en haut débit) des clichés de toute la surface du globe en très haute
résolution. Offerte sur l’écran, la planète entière semble tenir dans la main du
« surfeur » qui a la capacité de parcourir les paysages, de transgresser les frontières, de
survoler les reliefs selon diverses trajectoires, de scruter les quadrillages des villes, et
même de passer furtivement de toit en toit. La chute vers les détails peut se poursuivre
en compulsant les publications à succès de photographies aériennes qui saisissent les
paysages sous des angles inédits, révélant des configurations de lignes et de couleurs
insoupçonnables au sol, mais qui montrent aussi les blessures, plus ou moins
cicatrisées, que l’humanité leur a infligées.
14 Le puissant attrait exercé par les vues de la terre depuis le ciel exprime un
bouleversement profond de notre époque. La perspective linéaire, grande invention de
la Renaissance, avait marqué une rupture intellectuelle en organisant le monde en
fonction de la position du spectateur. Cette mise en profondeur du plan horizontal est
de plus en plus écrasée par l’essor du rapport vertical au monde. Planant par-dessus les
basses réalités, le regard aplanit la surface, en distinguant les assemblages tarabiscotés
et bigarrés produits par les interactions entre les hommes, l’environnement humanisé,
et les forces et fragilités de la nature.
la conception d’une Afrique matricielle, dont les alluvions, les migrations, les vents de
sable et nuages de sauterelles ont nourri les flux et reflux des peuples tout en restant
hors du temps.
Persistance du flou
27 Revenons à la façon dont le dessin de l’Afrique, tel que nous le connaissons, s’est formé
en même temps que les continents ont été discernés et définis comme les unités
territoriales maximales entre lesquelles l’on pouvait répartir la diversité des
phénomènes naturels et humains et leur conférer un semblant d’organisation.
28 L’une des avancées de la modernité sur le plan de la connaissance de la Terre fut la
découverte puis le dépassement du Cap de Bonne Espérance par les navigateurs
portugais (Diaz puis de Gama) à la fin du XVe siècle (à partir de 1488). Auparavant,
l’étendue des terres australes relevait de la spéculation. Leurs limites étant atteintes, il
devint possible de faire le tour de l’Afrique, sa circumnavigation, et d’atteindre les
rivages de l’Inde, sans avoir à dépendre des autorités musulmanes, hostiles depuis la
Reconquista, qui contrôlaient les rivages de la Méditerranée orientale et de la mer
Rouge. Dans le même temps, poussés par la même motivation, les Espagnols
atteignaient des terres nouvelles au-delà de l’Atlantique. Ces découvertes nécessitaient
de remodeler des certitudes fortement ancrées9. L’accroissement des relations de
voyageurs revenus d’horizons toujours plus lointains, l’amélioration des techniques de
mesure géodésiques, la mise au point de représentations tridimensionnelles de la
planète, ont complété la description du monde comme un ensemble fini, lui-même
composé de sous-ensembles terrestres finis et fermés, les continents. L’image des
confins devenait de plus en plus précise, mais aussi de plus en plus complexe : les
contours étant à peu près identifiés il fallait identifier de nouvelles régions, les
nommer, les localiser, les décrire, les intégrer à de nouveaux schémas de
compréhension.
29 À partir de cette époque, le poids des cartes dans les représentations du monde a
commencé à s’accroître au point de saturer l’imaginaire (conçoit-on aujourd’hui le
monde sans penser d’abord à une carte de la planète ?) et de s’immiscer dans de
nombreuses parcelles de la vie quotidienne, comme nous l’avons vu plus haut.
30 Au fur et à mesure de ce processus d’émergence d’une image complète du monde, les
contours de l’Afrique ont été tracés et constitués comme une donnée du réel 10. Dessinée
au fil des siècles par les explorateurs, les arpenteurs du monde, les chasseurs de
gazelles et d’éléphants ainsi que les cartographes, l’image du continent s’est
progressivement dégagée11. Apparaissant d’abord comme une forme boursouflée au
Nord se refermant vers le Sud, ses courbes se sont précisées tout en se remplissant des
tracés hypothétiques de grands fleuves et de montagnes de l’intérieur. Ces terres
inexplorées n’étaient pas complètement inconnues. Leur configuration était supposée
et réélaborée à partir des récits recueillis sur les côtes auprès d’intermédiaires,
informés par d’autres intermédiaires. Ornés de légendes, réinterprétés à la lumière des
connaissances accumulées par les géographes anciens, ces corpus de savoirs locaux ont
été transmis de port en port. Pour décrire sur des cartes ces régions difficilement
accessibles que l’on espérait pleines de richesses et que l’on imaginait pleines de
dangers, l’espace n’était plus représenté en segments et en points, mais avec des
dessins d’animaux et d’indigènes selon un procédé figuratif raillé par un célèbre
quatrain de Jonathan Swift :
« Sur les cartes d’Afrique, les géographes / Remplissent les blancs avec des images
de sauvages / et sur les collines inhabitables / Ils placent des éléphants à défaut de
villes »12.
31 Cependant, ces illustrations pittoresques n’avaient pas pour fonction de remplir des
espaces conçus comme vides. C’est par la suite que l’espace africain s’est vidé
graphiquement. L’usage du blanc pour signifier l’absence de connaissance
géographique attestée par des instruments scientifiques est une invention relativement
tardive qui date de la fin du XVIIIe siècle, donnant du continent l’image d’une enveloppe
vide13.
32 C’est sur la surface d’une Afrique encore mal cartographiée, en cours d’exploration,
qu’ils considéraient comme vierge, c’est-à-dire vide d’institutions et de forces sociales
en mesure de contrer leurs projets, que les puissances européennes ont découpé un
vaste puzzle. Ce processus est souvent caricaturé par la réunion de chefs d’États se
disputant autour d’une carte de l’Afrique pour y tracer au crayon rouge les limites de
territoires à partager. La délimitation des pouvoirs coloniaux en Afrique s’inscrit dans
le temps long des phases successives de l’installation des pouvoirs européens, mais la
conférence de Berlin en 1885 lança un processus assez rapide de production de tracés
frontaliers continus et fermés dont chaque segment devait s’appuyer sur des preuves
d’appropriation effective des territoires revendiqués. Bien qu’il fut précipité (d’où le
terme de scramble, ruée en anglais), ce partage de l’Afrique en lignes frontalières
nécessita de nombreux tâtonnements, ajustements, négociations avec les autorités
locales et se poursuivit bien après l’instauration des colonies 14.
33 On pourrait, sur cette lancée, longuement reprendre les discussions qui ont déploré
l’arbitraire des frontières africaines héritées de la colonisation. Les limites des États
d’Afrique, que l’on dit taillées à l’emporte-pièce et qui ont été conservées après les
indépendances en vertu d’un principe de précaution, sont-elles à la source des maux du
continent ou plutôt le lieu d’expression des dissymétries patentes dans le rapport de
l’Afrique au reste du monde ? Peuvent-elles être remaniées, corrigées, effacées sans que
ces manipulations ne provoquent des cataclysmes bien plus graves ?
34 Comme pour conjurer ces menaces de dislocation, la carte des contours de l’Afrique —
l’Afrique comme pictogramme — est devenue le signe d’une communauté de destin de
peuples asservis, dominés et brutalement traités. Telle une constellation dont les astres
étaient éteints, l’Afrique représentait une forme abstraite à remplir, à interconnecter et
à unifier pour les mouvements de libération et pour les promoteurs de mouvements de
pensée et de solidarité à l’échelle panafricaine. Et l’Afrique est brusquement devenue
l’emblème de peuples admis à se gouverner eux-mêmes, organisés en nations qui
n’avaient pas produit leurs frontières par elles-mêmes. En gage de leur indépendance,
ces nations obtenaient la responsabilité de conserver leurs frontières en l’état, malgré
tous leurs défauts, afin de préserver d’un nouvel embrasement généralisé un ordre
international qui avait été institué sans elles, au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, à l’issue de violences politiques et guerrières que des questions de partage de
l’espace en Europe et en Asie avaient poussé à leur paroxysme.
35 Transcendant ces vicissitudes, offrant un seul profil, les contours de l’Afrique ont
constitué un objet cartographique qui s’est prêté à des usages multiples. L’Afrique peut
être portée en bijou ou imprimée sur un vêtement, peut servir de base à des logos
d’organismes internationaux, de sociétés d’import-export, d’œuvres de charité, peut
suffire sur une pochette de disque à suggérer l’entrée sur des territoires musicaux
rythmés et pétillants. Les œuvres relevant d’un art contemporain estampillé comme
africain sur le marché international font un emploi assez fréquent de la carte du
continent comme élément figuratif ou symbolique. Et ainsi de suite, les supports sur
lesquels la silhouette figurative de l’Afrique est inscrite sont foisonnants. En faire
l’inventaire systématique serait fastidieux, mais on pourrait imaginer qu’il puisse
constituer le thème d’une exposition, proposant les déclinaisons infinies du même
motif. Au terme du parcours, le spectateur pourrait se demander quel sens et quelle
puissance résident dans cette incantation graphique d’une totalité continentale unifiée
et indifférenciée. L’Afrique comme fétiche ?
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Du « Congo-Léo » de l’époque, i.e. « Congo-Kin » ou RDC aujourd’hui. Mongita est
surtout connu comme dramaturge (NDAYWEL È NZIEM 1998 : 475).
2. Archives nationales du Sénégal : FESMAN, carton no 30.
3. La symbolique proposée par Mongita pour répondre à ce concours semble avoir été
bien reçue puisque cette proposition a reçu le premier prix. Mais le projet finalement
retenu fut celui d’un jeune artiste sénégalais de l’École des arts de Dakar, Ibou Diouf,
classé second du concours, qui proposait un graphisme inspiré de la statuaire africaine,
selon les préceptes de Senghor prônant l’application du mouvement de pensée de la
négritude aux arts plastiques. Sur les enjeux artistiques et politiques de ce festival, voir
FICQUET et GALLIMARDET (2009).
4. Martin LEWIS et Kären WIGEN (1997) ont proposé une critique des constructions
« métagéographiques », à commencer par les continents, pour montrer que ces
découpages de vastes entités territoriales, dont l’usage est très ordinaire, recouvrent
des ensembles dont les définitions formelles sont très peu cohérentes. Christian
GRATALOUP (2009) propose d’historiciser le processus d’invention des continents en
montrant qu’il résulte d’un étalonnage du monde par l’Europe qui voulait elle-même se
concevoir comme une unité territoriale et civilisationnelle.
5. Le monde grec ancien s’entendait sur des territoires à cheval sur trois continents qui
étaient conçus dès cette époque comme distincts mais leurs désignations (Europe, Asie
et Lybie pour l’Afrique) recouvrait des régions d’extension beaucoup plus restreinte
que ce que l’on entend aujourd’hui. Hérodote (Histoire, livre 4, 45) s’étonne ainsi de la
pertinence des constructions continentales, de leurs dénominations et de leurs limites,
qui constituent des opinions reçues sur lesquelles il est impossible de trancher : « Je ne
puis conjecturer pourquoi la Terre, étant une, on lui donne trois différents noms, qui
sont des noms de femmes » (traduction de Pierre-Henri LARCHER 1850).
6. Le T était formé soit par les terres elles-mêmes, soit par les mers séparant ces terres :
la Méditerranée constituait la « barre » verticale, et le Nil (ou la mer Rouge) et la mer
Noire formant les « barres » horizontales. L’Asie était alors située en haut des cartes (et
le Nord par conséquent à gauche) car elle était considérée comme l’emplacement du
paradis terrestre et par conséquent située au niveau du ciel.
7. Je ne peux étayer cette interprétation en m’appuyant sur des hypothèses qui
auraient déjà été proposées par d’autres auteurs, et il se peut que je me fourvoie.
8. Voir la carte de l’Europe sous forme de puzzle découpé par Spilsbury, sur le site de la
British Library : <www.bl.uk/learning/artimages/maphist/minds/jigsawpuzzle/
jigsawpuzzle1766.html>.
9. Cette « mutation épistémologique rapide » provoquée par le contournement
de l’Afrique avant la découverte de l’Amérique a notamment été étudiée par W. RANDLES
(1980).
10. Le site de la bibliothèque d’études africaines Melville Herskovits de l’Université de
Northwestern offre une belle collection de cartes de l’Afrique et des régions d’Afrique
depuis 1530. Voir le lien suivant : <http://digital.library.northwestern.edu/
mapsofafrica/>. Le site de la fondation Afriterra <www.afriterra.org> offre aussi accès à
une importante collection de cartes anciennes de l’Afrique et de régions de l’Afrique.
Pour une liste des cartes-continents visant l’exhaustivité, voir la « cartobibliographie »
rassemblée par R. BETZ (2007).
11. M. MBODJ (2002) a aussi proposé une analyse de l’impact de la cartographie dans les
représentations de l’Afrique.
12. Citation originale : « So Geographers in Afric-maps / With Savage-Pictures fill their
gaps / And o’er unhabitable downs / Place Elephants for want of towns », On Poetry
(1733), versets 176-179.
13. I. SURUN (2004) a analysé les évolutions graphiques qui se sont produites dans
l’élaboration des cartes de l’Afrique en observant en particulier la rupture
épistémologique qu’a représentée l’invention des blancs. C’est notamment la carte mise
au point par Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville en 1749 qui marqua la première
systématisation de ce procédé.
14. Il existe de nombreux travaux sur les frontières africaines qui ont montré que leur
histoire et leurs usages sont plus complexes que la vision commune de frontières
simplement tracées au cordeau. Le rassemblement encyclopédique des traités
frontaliers par I. BROWNLIE (1979) permet de mesurer la densité de rapports, d’études, de
procédures administratives et de relations diplomatiques dont a fait l’objet chaque
ligne séparant les États africains. Dans un texte bref mais lumineux, G. SAUTTER (1982) a
proposé de nouvelles mises en perspective sur cette question. Allant dans le même
sens, J. HERBST (1989) a signalé le poids des contraintes physiques et humaines dans le
tracé de ces frontières. P. NUGENT et A. ASIWAJU (1996) ont rassemblé sur ce sujet un
volume d’études qui a fait date. Signalons aussi le travail de C. LEFEBVRE (2009) qui
montre que les cartes produites par les explorations européennes de l’Afrique
s’appuyaient sur des savoirs vernaculaires procédant aux tracés d’itinéraires dans le
sable.
RÉSUMÉS
Résumé
L’Afrique, en tant que catégorie signifiante, se présente souvent comme une évidence d’ordre
iconique. En quelques traits, par le tracé de ses contours côtiers, sa forme est immédiatement
reconnaissable. Elle s’impose à l’esprit, constituant une unité tangible. En proposant de longer les
contours de la carte de l’Afrique, cet article ouvre quelques pistes de réflexion sur la nature de
cet objet graphique et explore ses incidences sur d’autres domaines de représentations. La
lecture d’un planisphère, image aplatie et réduite du monde, est fondée sur une distinction de
quelques grands sous-ensembles, les continents. Cette vision simplifiée est devenue un arrière-
plan de l’imaginaire largement partagé et indiscuté, qui a notamment servi de châssis aux
conceptions réductrices concernant l’Afrique en tant que totalité indifférenciée.
Abstract
Africa, as a signifying category, is often expressed as an icon. In few strokes, through the drawing
of its coastal outline, its shape can be immediately recognized. It becomes obvious, being a
tangible entity. Making out the layout of the map of Africa, this paper puts forward views on this
graphic object and explores its implications on other domains of representation. Reading a
planisphere, a flattened and reduced picture of the world, induces a distinction between few
large land masses, the continents. This simplified view has become the uncontested background
of the modern understanding of the globality. It composed a framework for the simplistic idea of
Africa as an indifferentiated whole.
INDEX
Mots-clés : cartes, cartographie, continents, frontières, herméneutique
Keywords : Maps, Cartography, Continents, Boundaries, Hermeneutics
AUTEUR
ELOI FICQUET
Centre d’études africaines, École des hautes études en sciences sociales, Paris ; Centre français
des études éthiopiennes, MAEE-CNRS, Paris.
Le culturalisme traditionaliste
africaniste
Analyse d’une idéologie scientifique
Africanist Traditionalist Culturalism. Analysis of a Scientific Ideology
1 Le comportement des agents publics en Afrique s’éloigne bien souvent des normes
officielles. Certes, partout dans le monde, on constate l’existence d’écarts entre les
prescriptions et les pratiques, entre ce que sont censés faire les fonctionnaires, et ce
qu’ils font réellement. Mais l’écart est particulièrement prononcé dans les fonctions
publiques africaines. On peut le dire autrement : en Afrique, plus qu’ailleurs, l’État réel
est très éloigné de l’État formel. L’accord est assez général sur ce constat. Mais
comment l’interpréter, comment l’expliquer ?1.
2 C’est ici qu’intervient le concept de « culture », qui est souvent invoqué, tant par le sens
commun que par des chercheurs en sciences sociales, pour rendre compte de ce qui
serait une « spécificité africaine ». Dans une telle perspective, l’État en Afrique serait
d’abord un État à l’africaine, autrement dit un État immergé dans une culture africaine
bien éloignée des normes occidentales de l’État. L’écart aurait pour cause le placage de
règles occidentales (légales-rationnelles) organisant le fonctionnement officiel de l’État
sur des sociétés africaines définies par des règles informelles tout autres, qui suivraient
des lignes de pente culturelles fort différentes de celles qui, en Occident, sous-tendent
la construction de l’État. Si les comportements des agents de l’État en Afrique sont si
peu conformes aux normes officielles, ce serait au fond parce qu’ils suivraient des
normes sociales issues pour une bonne part de leur culture ancestrale…
3 Cette position culturaliste érudite, largement répandue, qui est assumée et argumentée
de façon très variable, n’est pas nouvelle (on en retrouve de très nombreuses traces
dans les archives coloniales), mais elle est régulièrement réaffirmée, sous des habillages
théoriques divers, et a connu un renouveau récent en science politique. Par exemple,
Chabal et Daloz (1998) en ont développé une variante, avec un certain succès, en
particulier en milieu anglophone, mais aussi en suscitant de nombreuses réactions
critiques, face auxquelles ils ont tenu à réaffirmer plus théoriquement leur position
dans un second ouvrage au titre significatif : Culture Troubles ! (Chabal & Daloz 2006).
4 Il y a en effet débat, au moins indirect et parfois direct, chez les politologues, autour de
la posture culturaliste, qui a ici ou là été vigoureusement attaquée, en particulier par
Jean-François Bayart (1996) dans un livre au titre lui aussi éloquent L’illusion identitaire.
5 Nous nous appuierons dans un premier temps sur ce débat pour décrire à quel point la
notion de « culture africaine » est un haut lieu de projection de clichés et de
stéréotypes, sans ancrage empirique, qui prennent la forme d’une idéologie scientifique
qu’on pourrait appeler le « culturalisme traditionaliste africaniste » ( CTA). Ceci nous
conduira à réexaminer l’histoire même du concept de « culture » dans le champ
spécifique de l’anthropologie et de la sociologie, où l’on trouvera trace de tensions
analogues récurrentes. La réorganisation sémantique de ce concept par Talcott Parsons
et Clifford Geertz a ainsi pavé la voie à l’idéologie culturaliste, en décrochant le concept
de ses ancrages empiriques. Enfin, nous tenterons de définir les conditions d’un usage
alternatif mesuré, empiriquement fondé, du concept de « culture », aussi éloigné que
possible du culturalisme.
Le CTA
14 Schatzberg (1993, 2001), par exemple, centre son propos sur l’existence, selon lui, d’une
« matrice morale » qui serait sous-jacente aux comportements politiques, ceux des
élites comme ceux des agents de l’État ou même des simples citoyens. Cette matrice,
fondamentalement culturelle, définirait un cadre cognitif commun pour une société
toute entière (en l’occurrence, la société congolaise, mais il généralise sans cesse à
l’Afrique centrale, et envisage souvent une extension à l’Afrique subsaharienne) : « The
matrix is really a series of cultural predispositions and implicit understandings that
provide some underlying cognitive structure to those political words, concepts, images,
institutions and behaviors that we consider to be thinkable and thus legitimate »
(Schatzberg 2001 : 215).
15 Ce surprenant postulat d’un univers sous-jacent du moral et du pensable qui serait
commun aux Africains n’est alimenté empiriquement que par le relevé systématique
dans la presse de quelques métaphores récurrentes (présentes aussi dans le langage
quotidien). « In these uses of specific metaphors (father, family, food), we can discern
the continuous elaboration of a moral matrix of legitimate governance—those implicit
and culturally accepted tenets which structure perceptions of what is politically
acceptable behavior » (ibid. 1993 : 450). Les expressions, les allusions ou les images
concernant la paternité, la famille ou la nourriture ne manquent certes pas ! La
méthode est imparable, puisque toutes les autres formes du langage politique dans les
médias sont ignorées : le corpus de données est rabattu sur la pêche aux seules
métaphores qui confirment la thèse de l’auteur. Le saut sur-interprétatif est évident :
on décrète que les Africains partagent une même conception de la légitimité politique,
centrée sur l’image du père, et on l’exemplifie sur la base d’un recueil de citations de
presse hétéroclites : « Political legitimacy in much of Sub-Saharan Africa is based on
the tacit normative idea that governments stands in the same relationship to its
citizens as a father does with his children » (ibid. : 455). Ce type de comparatisme, où un
auteur poursuit son idée en ne sélectionnant à droite et à gauche que ce qui l’arrange
sans se soucier des contre-exemples, dans un corpus extensible à l’infini pour les
besoins de sa démonstration, est hélas assez répandu dans les analyses qualitatives de
la science politique comparée6.
16 Une telle argumentation ne serait-elle pas aussi favorisée par les « effets d’exotisme » 7
que l’Afrique évoque en permanence chez les intellectuels occidentaux, et qui semblent
parfois autoriser, dans le monde de l’africanisme, des relâchements méthodologiques et
des invraisemblances théoriques qu’il serait autrement plus difficile de faire passer
dans des contextes savants européanistes par exemple ?
17 On relèvera aussi l’usage central, et très particulier, qui est fait des métaphores,
mobilisées pour donner une saveur savante aux stéréotypes qui fondent
l’argumentation. Certes, les métaphores portant sur le fait de « manger », ou sur la
parenté sont courantes dans les langues africaines, ou les parlers français ou anglais
d’Afrique. Mais Schatzberg ne s’intéresse pas aux variations de leur champ sémantique
et aux multiples contextes de leurs occurrences, il les prend au pied de la lettre, et ne
retient que les significations qui l’arrangent : ainsi, pour les métaphores autour de
« manger », seule la signification « occulte » (la dévoration sorcellaire) l’intéresse, elle
est systématiquement et unilatéralement privilégiée par Schatzberg, parce qu’il peut la
rabattre sur le registre politique pour les besoins de sa démonstration, alors que cette
expression entre dans des registres de signification multiples dont la plupart n’ont
aucun rapport avec l’occulte8.
18 Paradoxalement, Schatzberg se réfère à Lakoff pour assimiler les métaphores de la
dévoration ou de la parenté à des « métaphores cognitives ». Or, nous pensons au
contraire qu’il s’agit, en l’occurrence, de ce que Lakoff (1985) appelle des « métaphores
naturelles ». Cette tendance à sélectionner systématiquement et unilatéralement
certaines métaphores naturelles éparses dans les discours quotidiens (parmi bien
d’autres possibles) et à les « durcir » pour en faire les expressions d’une vision africaine
du monde ou du pouvoir, est en effet typique du CTA9.
certains domaines, des analyses assez différentes du CTA, ou énonce des postulats
méritant l’attention, mais nous ne développerons pas ces constats ici).
20 Mais, pour autant, la thèse générale se situe directement dans une posture de type CTA.
L’État moderne africain est pour eux largement inexistant, malgré quelques
apparences : « The State in Africa is not just weak but essentially vacuous » (Chabal &
Daloz 1998 : 1), ceci fondamentalement parce qu’il est envahi de part en part par la
société : il ne s’est pas affranchi des pesanteurs sociales. « The state in Africa was never
properly institutionalized because it was never significantly emancipated from
society » (ibid. : 4). Les comportements patrimoniaux, clientélistes, ou corruptifs bien
connus trouvent donc leurs racines dans la société, c’est-à-dire dans la culture et dans
les normes traditionnelles, qui sont omniprésentes au cœur de l’État, et régulent les
formes de légitimité : « In the post-colonial context, political legitimacy derives from a
creatively imprecise interaction between what might be termed “ancestral” norms and
the logic of the “modern” state » (ibid. : 9).
21 Derrière cette thèse, qui débouche in fine sur une analyse de ce que les auteurs
appellent l’instrumentalisation du désordre, se retrouvent en fait plus ou moins les
mêmes stéréotypes que chez Schatzberg. Ces stéréotypes typiques du CTA tournent
autour de quelques mots-clés : relations personnelles, communauté, ethnie, sorcellerie.
22 L’Afrique est le monde des relations personnelles : « In most African countries, the
state is no more than a décor, a pseudo-Western façade masking the realities of deeply
personalized political relations » (ibid. : 16).
23 L’individu n’existe pas en Afrique, seule compte la communauté : « In other words,
individuals are not perceived as being meaningfully and instrumentally separate from
the (various) communities to which they belong » (ibid. : 52) ; « Representation in Africa
is necessarily communal or collective. The legitimacy of the representative is thus a
function of the extent to which s(he) embodies the identities and characteristics of the
community » (ibid. : 55).
24 L’ethnie est au centre de toute légitimité et de toute redevabilité : « It suggests,
contrary to thirty years of Africanist social science, that ethnicity will need to find
proper expression if accountability is to return to the post-colonial political order in
Africa » (ibid. : 60) ; « Politics must be based on, rather than avoid, the ethnic dimension
of the present African nation-state » (ibid. : 62).
25 Le monde occulte, la croyance aux ancêtres et la sorcellerie régulent de façon
souterraine les pratiques politiques : « The world of overt politics is thus deeply
influenced by the subterranean realm of the irrational » (ibid. : 65) ; « Central to African
beliefs is the link between the world of the living and that of the dead » (ibid. : 66).
26 De telles idées reçues cumulent trois procédés typiques du CTA : le réductionnisme
exotisant, la généralisation arbitraire, et l’imputation causale abusive.
27 Tout d’abord, elles réduisent l’Afrique à ses traits exotiques, ceux qui apparaissent
comme les plus éloignés des normes sociales occidentales courantes. Bien sûr, il ne
s’agit pas pour nous de nier le rôle social que peuvent jouer en diverses circonstances,
parfois souvent, les relations personnelles, la pression des insertions communautaires,
l’utilisation par des entrepreneurs politiques du facteur ethnique, ou l’importance des
croyances magico-religieuses. Et les stéréotypes peuvent avoir une part de vérité. Mais
ces phénomènes sociaux, qui font incontestablement partie du paysage quotidien, sont
bien loin de remplir celui-ci à eux tout seuls. D’innombrables autres dimensions des
33 Il en est de même des catégorisations ethniques, dont il a été montré depuis longtemps
à quel point elles étaient le produit des obsessions classificatoires de la colonisation
plus que d’être des héritages du passé (Amselle & M’Bokolo 1985). Jean Bazin (1985 :
112), après avoir procédé à un inventaire sémantique approfondi des significations
associées à l’« ethnie » bambara au Mali, concluait ainsi sa démonstration :
« L’invention de l’ethnie procède en effet à contre-sens (ou à court circuit) d’un tel
inventaire sémantique. Pour que le nom accède à son statut ethnologique, à sa fonction
de désignation d’une entité unique, les Bambaras, il faut lui retrancher du sens,
l’appauvrir de son ambiguïté par des opérations de prélèvement, de sélection, de
censure qui lui confèrent l’univocité. »
34 Il ne saurait être question de nier que, parfois, les catégories ethniques puissent être
pertinentes dans l’analyse des conflits politiques. Mais cette pertinence occasionnelle,
qui n’est d’ailleurs pas une spécificité africaine (on pense bien sûr à la Belgique ou aux
Balkans), est très variable selon les régions, les époques, les contextes (la colonisation
anglaise a plus favorisé le registre ethnique que la colonisation française). Loin d’être
un déterminisme culturel hérité du passé, elle s’explique toujours par l’activité
d’entrepreneurs ethniques contemporains, et coexiste toujours avec la manipulation
d’autres types d’identités collectives (religieuses ou sociales) et les effets d’autres types
d’allégeances (factionnalismes et clientélismes). Nassirou Bako-Arifari (1995) a montré
que la « logique du terroir » chez les politiciens béninois remonte au régime Kérékou et
s’est développée sous la démocratisation, avec la stratégie des politiciens de se
présenter comme des « fils du pays » et de susciter ainsi des solidarités locales et
régionales.
35 Prenons a contrario un exemple, issu de nos propres travaux sur les services publics en
Afrique de l’Ouest. L’une des caractéristiques dominantes de leur fonctionnement (une
de leurs normes pratiques) est l’absence généralisée de fonctionnement en équipe,
autrement dit un individualisme professionnel omniprésent (que nous avions appelé le
« chacun-pour-soi-isme ») (Olivier de Sardan 2004). Pourtant le CTA met, quant à lui,
systématiquement en avant la pression communautaire, la suprématie du collectif sur
l’individu, les solidarités primordiales. Bien évidemment la pression communautaire
existe, mais dans certains domaines et dans certains contextes. Elle est en outre l’objet
de stratégies de contournements et de ruses de la part des intéressés. Et surtout elle est
loin d’être la seule norme en piste. Dans de nombreux domaines (et pas seulement au
sein de la fonction publique) les comportements hyper-individualistes et les stratégies
opportunistes sont importants, parfois plus qu’en Europe. Au nom de quoi décrétera-t-
on alors que la solidarité communautaire seule est une valeur profondément africaine,
en « oubliant » par là même toutes les autres normes concurrentes ou alternatives ?
36 Dans un ouvrage ultérieur, Chabal et Daloz (2006) tentent de légitimer théoriquement
leur posture culturaliste, allant jusqu’à l’assimiler à la perspective « interprétativiste »
en sciences sociales. Certes, ils sont plus prudents dans leurs affirmations, proclament
ne pas avoir une vision mécaniste de la culture, et en proposent une définition
« geertzienne » (voir infra), à orientation sémiologique, en tant que « system of
meanings » (ibid. : 22). Ils tentent d’opposer cette acception aux termes habituels de
« valeurs, croyances et normes », afin de se démarquer de l’ouvrage de Harrison et de
Huntington (2000), Culture Matters. Cependant ce démarquage reste largement
rhétorique, car, de fait, les systèmes de significations qu’ils citent en exemples
recouvrent chez eux plus ou moins ces mêmes réalités que d’autres dénomment
L’anti-culturalisme
38 Nous sommes donc loin d’être les seuls anthropologues à avoir une position critique
face au culturalisme de certains politologues africanistes et à mettre en évidence les
stéréotypes sur lesquels ils se fondent. Mais il faut reconnaître que, au sein même de la
science politique, des positions anti-culturalistes vigoureuses ont aussi été exprimées.
Du côté francophone, nous prendrons pour exemple Jean-François Bayart (1996), dont
l’ouvrage sur le sujet est d’ailleurs paru avant ceux de Chabal et Daloz, et qui, en
conséquence, ne les prend pas pour cible (il ne mentionne pas non plus Schatzberg) 10.
Mais du côté anglophone aussi les critiques sont venues de l’intérieur de la discipline :
« Political cultures accounts, with their tendencies toward cultural essentialism, have
rightly come in for criticism by many political scientist […] this understanding of
culture as a specific group’s primordial values or traits is untenable empirically. It
ignores the historical conditions and relevant power relationships » (Wedeen 2007 :
713-715).
39 Jean-François Bayart (1996 : 21) se situe à un niveau plus général. Il considère que le
culturalisme, qu’il associe à l’idéologie identitaire, est fondamentalement pernicieux,
pour des raisons qui sont d’ailleurs chez lui tout autant politiques que scientifiques. Sa
question de départ pourrait en tout cas être la nôtre : « Comment penser les rapports
entre culture et politique sans être culturaliste ? »
40 Son attaque contre le culturalisme s’appuie sur une série d’arguments enchevêtrés qui
prennent la forme d’un procès que nous résumerions volontiers à travers les chefs
d’accusations suivants : essentialisation, déterminisme, homogénéisation, dé-
historicisation, sociétisation.
41 Le culturalisme « définit de façon substantialiste les cultures » (ibid. : 12). Mais le
culturalisme entend être aussi explicatif, et Jean-François Bayart conteste sa prétention
à constituer une « causalité univoque » (ibid.) de l’action politique. Le culturalisme
postule que les cultures sont homogènes, et, de ce fait, « l’interprétation culturaliste
omet de restituer la part de la contradiction et du conflit politique » (ibid. : 29). Elle est
également a-historique, dans la mesure où « le culturalisme s’entête à considérer
qu’une “culture” se compose d’un corpus stable et clos de représentations, de
pour les Africains, sont l’un des instruments de prédilection par lesquels ils réinventent
leur différence dans le processus de globalisation » (Bayart 1996 : 136-137).
46 Bien évidemment, on ne saurait nier l’importance dans la vie quotidienne des
croyances et pratiques liées aux forces occultes en Afrique (mais pas seulement en
Afrique). Le problème n’est pas là. Il est dans la place qu’on leur accorde, et ceci sur
trois plans.
47 Soit on les met sans autre forme de procès dans une catégorie unique placée au centre
d’une spécificité culturelle africaine affirmée ex abrupto. À juste titre, dans une revue
critique de l’inflation de publications académiques anglophones sur la sorcellerie, la
magie, les zombies, les maléfices, les hommes-léopards, les royaumes invisibles, les
« économies de l’occulte », etc., Terence Ranger démontre à quel point les chercheurs
tendent à agréger en une seule catégorie (« occulte ») des phénomènes en fait de types
et d’extensions très variés, ce qui permet de présenter l’Afrique « as the home of
occult » (Ranger 2007 : 275), et à quel point « many of these studies are ahistorical, with
the present unconnected to the past in any meaningfully documented way » (ibid. : 279).
48 Soit on oublie que les pratiques ou croyances « occultes » coexistent avec bien d’autres
« mondes », « répertoires » ou « programmes ». Pourtant, dans un texte célèbre relatif
aux rapports entre les Grecs et leurs mythes, et plus généralement à ce que peut dire la
sociologie des religions, Paul Veyne (1983 : 97) soulignait que « notre vie quotidienne
est composée d’un grand nombre de programmes différents […] nous passons sans
cesse d’un programme à l’autre, comme on change de longueur d’onde à la radio, mais
nous le faisons à notre insu ». Dans ce sens, le « programme sorcellerie » existe certes,
mais n’est qu’un de ceux que tout un chacun active quotidiennement.
49 Soit enfin on leur donne une valeur explicative des comportements politiques. Mais
jamais la démonstration n’est faite, parce qu’elle est impossible. Les enquêtes de terrain
montrent au contraire que les croyances en la magie ou la sorcellerie coexistent fort
bien, chez les leaders politiques, avec les stratégies factionnelles, les habitudes
militantes, les entreprises de patronage, les argumentaires populistes, les coups montés
politiciens, les détournements, les achats de vote, et toute la gamme des registres
ordinaires de l’action politique, sans qu’on puisse déterminer réellement qu’elles les
modifient en quoi que ce soit.
50 On voit en tout cas combien la question du culturalisme africaniste est complexe,
puisque ceux qui le dénoncent y succombent parfois, puisque tous ceux qui s’y
adonnent s’en défendent, puisqu’on peut l’être dans un domaine et pas dans un autre,
un jour et pas le lendemain, et puisque certains peuvent avoir des propos culturalistes
sans employer le mot de culture alors que d’autres qui l’utilisent s’en démarquent
autant que faire se peut11 ! C’est bien pour cela que le culturalisme savant n’est pas une
théorie, mais une pratique, ou une posture, parfois occasionnelle, et où chacun de nous
peut à l’occasion succomber ou être suspecté de le faire. Ce n’est en rien un paradigme,
qui nourrirait explicitement un programme de recherche revendiqué en tant que tel
(bien que Chabal et Daloz semblent parfois le prétendre)12. Le CTA peut surgir dans des
espaces intellectuels très variés, puisqu’il est d’abord et avant tout une configuration de
stéréotypes, autrement dit une idéologie scientifique, compatible avec de multiples
positionnements théoriques, qui peut s’exprimer chez des auteurs que sinon beaucoup
opposent, ou sévir chez des analystes par ailleurs brillants. Les idéologies scientifiques
ont ceci de particulier pour un chercheur qu’on ne peut jamais s’en prétendre soi-
même totalement indemne : le culturalisme ne fait pas exception, et nul d’entre nous
ne peut affirmer n’avoir jamais proféré un énoncé situé dans un registre culturaliste,
que ce soit en utilisant le terme « culture » ou non13. En effet, ce sont les stéréotypes qui
s’y cachent qui définissent l’idéologie culturaliste, et non l’usage du terme « culture »
en soi. Il est d’ailleurs de nombreux usages approximatifs ou distraits du terme
« culture » qui ne relèvent pas du culturalisme, et auxquels tout chercheur peut avoir
recours à l’occasion. « Culture » est bien souvent une notion commode et non un
concept ou une idéologie, un simple raccourci, qui fait alors figure de « qualificateur
vague »14, comme nous en utilisons tous, entre autres à des fins pédagogiques. Mais il
est aussi des usages rigoureux et non idéologiques de « culture », on y reviendra plus
loin.
51 On doit aussi reconnaître au culturalisme des circonstances atténuantes, et beaucoup
de bonnes intentions. En effet, dans des contextes de négation des spécificités et
identités dominées ou d’occidentalo-centrisme dominant, la prise en compte de la
« culture de l’autre » et le respect des coutumes locales apparaissent comme des
progrès incontestables. Ceci est vrai du culturalisme populaire, qui se veut souvent
découverte, réhabilitation, voire émerveillement, mais aussi du culturalisme savant.
Par exemple, Chabal et Daloz (2006) légitiment leur plaidoyer culturaliste par la lutte
contre la domination indue du quantitativisme, du positivisme et des normes
occidentales en science politique comparée, par le refus de l’ethno-centrisme, par
l’importance de la prise en compte du « point de vue de l’autre », par la nécessité d’une
connaissance des contextes historiques, sociaux, culturels. On ne peut qu’être d’accord
avec de telles aspirations. De même, chez certains économistes, l’entrée par la culture
est un moyen d’échapper aux formalismes et aux équations de leurs collègues, et de
renouer avec le réel (Platteau 2008). Cette sensibilité à la culture comme façon de
penser la réalité des autres en sa spécificité est plus qu’honorable : elle est même au
fondement des sciences sociales empiriques, et en particulier de l’anthropologie, et
nous la partageons tous. C’est le contenu stéréotypé et traditionaliste qui se faufile en
contrebande derrière ces bonnes intentions qui pose problème.
52 Curieusement, cette valeur positive accordée à la (re)découverte contemporaine du
terme de culture en science politique ou en économie rappelle le contexte de son
émergence en anthropologie, il y a près d’un siècle, où elle est apparue comme une
réhabilitation méritoire des savoirs et coutumes des peuples colonisés et un refus
nécessaire de la vision évolutionniste du monde. Revenir rapidement sur l’histoire de
ce concept15, bien au-delà de l’Afrique, peut permettre de comprendre comment, issu
de l’anthropologie, il a pu peu à peu devenir emblématique d’une certaine idéologie
scientifique, reprise désormais par d’autres disciplines.
modern, social scientific conception of culture, and who persuaded the leading
anthropologists that their discipline could flourish only if they took on culture in his
sense as their particular speciality » (Kuper 2000 : 68).
58 La mutation parsonnienne du concept de culture a eu une conséquence
épistémologique importante, qui va favoriser l’émergence de l’idéologie culturaliste
moderne : elle a coupé le concept de culture de ses ancrages empiriques et de sa multi-
dimensionnalité, et l’a transformé en abstraction holiste.
59 Auparavant, la culture d’une quelconque ethnie indienne ou polynésienne pouvait (et
devait, selon Boas) être décomposée en sous-systèmes nettement circonscrits, comme
autant de modules relativement autonomes, chacun d’entre eux étant accessible à des
observations et à des descriptions empiriques : rituels, gestuelles, techniques
artisanales, mythes, techniques divinatoires, savoirs botaniques, etc. Après Parsons, la
culture perd cette accessibilité empirique, elle perd cette plasticité, elle perd cette
organisation conceptuelle en modules juxtaposés ad libitum, et devient une pièce
centrale dans la vision intégrée et abstraite du monde qui est la marque de fabrique de
Parsons. Ce dernier parle donc désormais du « système culturel », comme un système
autonome, à côté du « système social ». « A cultural system is not an empirical system
in the same sort as a personality or social system, because it represents a special kind of
abstraction of elements from these systems […]. A cultural system is a pattern of
culture whose different parts are interrelated to form value systems, beliefs systems,
and systems of expressive symbols » (Parsons & Schils 1990 : 40). Kroeber et Parsons
(1958 : 582-583) définissent ainsi le concept de culture : « Transmitted and created
content and patterns of values, ideas, and other symbolic-meaningful systems. » Le
système culturel occupe donc pour Parsons une place virtuelle fort éloignée de toute
observation empirique : « “Culture” now became an umbrella term for the realm of
ideas and values » (Kuper 2000 : 53). On n’est pas très loin de la notion hégélienne de
« l’esprit d’un peuple » (geist) (Alexander 1990 : 2).
60 Comment observer des idées, des valeurs, des visions du monde ? Il n’y a pas de
descripteurs directs disponibles. Seuls, en effet, des discours peuvent être entendus,
des pratiques observées, des objets examinés. On ne peut qu’en inférer, plus ou moins
audacieusement, l’existence de « valeurs » qui s’y révéleraient ou s’y cacheraient. Cet
univers de la culture telle qu’elle est balisée par Parsons19 est un univers à hauts risques
sur-interprétatifs. Il est facile pour le chercheur de plaquer ses propres conceptions,
ses propres théories, ses propres fantasmes, ses propres clichés sur les indices
hétéroclites et épars qu’il constitue en références empiriques. Le piège idéologique du
culturalisme savant s’ouvre plus largement avec Parsons.
61 Si la sociologie parsonnienne a abondamment été critiquée pour son fonctionnalisme,
son conservatisme implicite, son systémisme, on n’a pas pris la mesure de l’incroyable
influence épistémologique sous-jacente que sa définition de la culture a eu sur toutes
les sciences sociales, car celle-ci a été très peu contestée, comme si elle « allait de soi ».
On la retrouve en particulier présente dans toute l’anthropologie américaine
contemporaine, et bien au-delà, aussi bien chez les figures les plus connues et les plus
citées (Geertz, Sahlins, Schneider, Rosaldo, Comaroff) que chez les anthropologues
postmodernes, qui, dans leurs attaques tous azimuts contre l’anthropologie classique,
n’ont significativement épargné que le concept de culture, lequel a bénéficié chez eux
d’une impunité quasi-totale. Il est significatif de voir aujourd’hui aux États-Unis le
succès des « cultural studies », devenues quasiment une discipline à part entière, et qui
64 Un autre aspect non négligeable de l’héritage intellectuel latent de Parsons, qui a joué
un rôle dans la « traditionalisation » du concept de culture, est sa fameuse dichotomie
entre sociétés et cultures traditionnelles et sociétés et cultures modernes, à laquelle il a
donné une grande importance, car elle était censée rendre compte des phénomènes de
changement ou de résistance au changement24. Certes, une telle opposition se retrouve
dans toute l’histoire des sciences sociales dans des styles et sous des vocables variés.
Elle avait été formulée il y a longtemps par Tönnies opposant gesellschaft (association)
et gemeinschaft (communauté), ou par Durkheim opposant solidarité organique et
solidarité mécanique, mais elle a pris sa forme moderne avec Parsons, qui l’a d’une
certaine façon « culturalisée » et « stéréotypée ». On constate en effet que les
caractéristiques idéal-typiques qui opposent le traditionnel et le moderne chez Parsons,
et qui ont été reprises par bien d’autres que lui jusqu’à nos jours, ne sont pas tant le
produit d’enquêtes empiriques qu’ils ne relèvent de stéréotypes savants s’apposant
terme à terme : le monde du traditionnel recouvre ascription, communauté,
homogénéité, don, relations de clientèle, routine, solidarité, informel alors que le
monde du moderne inclut achievment, individu, hétérogénéité, argent, relations
bureaucratiques, innovation, concurrence, formel. En tant que valeurs ou systèmes de
sens, la « culture traditionnelle » qui est derrière un versant de ces termes reste avec
Parsons une antithèse de la culture moderne, qui est derrière l’autre. Dans les sciences
sociales comme dans le sens commun, « culture » reste aujourd’hui encore très
fréquemment associée à « tradition », malgré les transformations parsoniennes-
Contre l’uniformisme
67 Kuper, qui a fait la meilleure histoire du concept de culture, le dit assez brutalement
« Even in sophisticated modern formulations, culture — or discourse — tends to be
represented as a single system […]. However, to understand culture, we must first
deconstruct it […]. In short it is a poor strategy to separate out a cultural sphere and to
treat it in its own terms » (Kuper 2000 : 247).
68 Une des critiques les plus intéressantes est celle de Pelto & Pelto qui appellent pour
leur part « uniformisme » ce que nous dénommons idéologie culturaliste : « We will use
the term “uniformism” as a label for referring to the various descriptions and theories
that are based on an idea of a common, shared, homogeneous culture, or on culture as
the set of standards, rules or norms » (Pelto & Pelto 1975 : 1-2). Ils se focalisent sur les
effets d’homogénéisation propres à cette posture, et soulignent qu’ils ne s’appliquent
pas seulement aux sociétés dites « primitives », mais aussi aux sociétés paysannes
modernes (ibid. : 4). Une des illustrations les plus connues en ce domaine est la théorie
de Foster (1965) sur « the image of limited good », qui propose au fond une sorte de
« matrice morale » commune aux sociétés paysannes, et a fait l’objet de nombreux
débats (Bennett 1966 ; Kaplan & Saler 1966 ; Foster 1972 ; Hutton & Robin 1975). Nous
pourrions dire que le culturalisme africaniste élargit quant à lui démesurément le
périmètre de l’uniformisme culturaliste, en l’étendant bien au-delà des sociétés dites
primitives et des sociétés paysannes, et en englobant sans hésitation les fonctionnaires
des villes africaines comme les élites politiques du continent.
69 Pelto et Pelto proposent divers facteurs explicatifs quant au succès de l’uniformisme
culturaliste, parmi lesquels la propension humaine aux stéréotypes et le fait de
travailler sur des cultures exotiques. Ces deux facteurs sont en effet largement
imbriqués dans le cas du CTA.
Retour à l’Afrique
beliefs are borrowed from other societies. This was not simple unified primitive world,
but a dynamic and infinitely various society, where social and intellectual change had
long been at work and where currents were moving in many directions” (Thomas 1971 :
5) » (Goody 1993 : 14). Or, aujourd’hui, l’Afrique qu’étudient les chercheurs, qu’ils soient
anthropologues ou politologues, est infiniment plus proche de la complexité et de la
diversité de l’Angleterre des Tudor (elle est même autrement plus complexe et diverse)
que de la (relative) homogénéité des Nuer ou des Tallensi avant l’indépendance. Tout ce
que dit ici Goody de l’Angleterre s’applique parfaitement à l’Afrique contemporaine.
73 Mais alors faut-il abandonner tout usage du concept de culture ?
même ne serait-ce qu’en tant que significativement convergentes, doit être fondée sur
des données plausibles, qui sont « nécessairement dépendantes des contextes
d’occurrence » (Passeron 1991). Ceci est un garde-fou d’autant plus indispensable que
les sciences sociales ont depuis longtemps reconnu que les sociétés dites « complexes »
se caractérisent par une multiplicité de rôles, et que chaque individu en assume
plusieurs à tour de rôle. La sociologie phénoménologique de Schutz (1987), suivie
aujourd’hui sur ce point par la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot (1991),
a exprimé à sa façon ce constat, en parlant d’une pluralité de mondes, entre lesquels
circulent les acteurs sociaux, au fil des jours ou des heures. Dans d’autres langages
théoriques, on dira que les acteurs sociaux recourent à divers référentiels, ou suivent
des logiques plurielles, ou changent de programme (voir l’allusion à Paul Veyne, ci-
dessus), ceci en fonction des situations. La conséquence en est que, dans les sociétés
dites complexes, il n’y a plus désormais de « partage culturel étendu » (Hannerz 1992 :
ch. 3), comme il y a pu y en avoir dans les sociétés dites primitives. Le partage de
pratiques ou de représentations est toujours multiple et mouvant et doit toujours être
contextualisé. Or, l’Afrique est aujourd’hui, et depuis longtemps, du côté des sociétés
complexes. C’est ce que semblent oublier les tenants, même occasionnels, du CTA.
78 On peut évoquer aussi le « principe de coupure » dégagé par Bastide (cité dans Cuche
2004 : 61) lors de ses travaux sur le candomblé au Brésil : les acteurs vivant dans une
société pluriculturelle découpent le monde social en compartiments étanches, et vivent
avec certains codes dans un domaine, et de tous autres codes dans un autre (Cuche
2004 : 61). Aujourd’hui, toutes les sociétés sont multiculturelles, et en Afrique autant
sinon plus qu’ailleurs.
79 On voit à quel point la détermination de la « commonality » des pratiques et
représentations est une mission impossible à l’échelle d’un pays, et plus encore d’un
continent. De même, c’est une ambition déraisonnable que de vouloir appréhender
l’ensemble des « idées », de la « moralité », des « valeurs », ou des « réseaux des
significations » d’un groupe quelconque, quel que soit son périmètre. Ce sont pourtant
des présupposés culturalistes courants.
80 En revanche, la question du partage des pratiques et des représentations fait sens si
l’on se limite à certains domaines précis, à certains contextes définis, et à certains
groupes sociaux ou professionnels circonscrits. Le partage est fonction des rôles, des
mondes sociaux, des logiques à l’œuvre. Ce changement d’échelle et cette délimitation
du domaine permettent alors d’appréhender des pratiques et des représentations
communes qui se construisent et se reproduisent dans des chaînes d’interactions
concrètes, observables, descriptibles. Par exemple, des enquêtes approfondies (de
terrain de préférence, mais aussi documentaires ou quantitatives) sur les agents des
Eaux et Forêts au Sénégal ou sur les élections au Bénin, si elles mettent en évidence des
convergences et des rémanences significatives, peuvent permettre de dégager les
caractéristiques d’une « culture professionnelle des agents des Eaux et Forêts au
Sénégal » (voire même de plusieurs sous-cultures en leur sein), ou d’une « culture
électorale au Bénin » (voire même de plusieurs sous-cultures), sans trop de risques de
sur-interprétation ou de généralisation abusive, et sans postulat a priori de
traditionalité. Cette perspective rejoint d’une certaine façon ce que nous avons appelé
ailleurs l’« interactionnisme méthodologique » (par opposition à l’« interactionnisme
idéologique »). Elle suppose aussi une analyse historique précise, fine, sectorialisée.
Mais elle n’est pas incompatible avec, par la suite, une montée en généralité
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NOTES
1. Cet article reprend diverses analyses développées lors du colloque « Culture et
développement : la culture fait-elle la différence ? » organisé par l’Agence française de
développement (AFD) et European Development Research Network (EUDN) à Paris en
décembre 2007, et lors du colloque « Socio-anthropologie et science politique face à
l’espace public en Afrique : pour un dialogue productif » organisé par le Laboratoire
d’études et recherches sur les dynamiques sociales et le développement local (LASDEL)
à Niamey en octobre 2008. Il développe aussi quelques arguments esquissés dans un
document de travail sur les « normes pratiques » rédigé pour le programme African
Power and Politics, géré par Overseas Development Institute (texte mis en ligne sur son
site <www.institutions-africa. org>). Je remercie David Booth, Philippe Lavigne Delville,
Mangoné Niang et Valéry Ridde pour leurs remarques.
2. Cette charte ( CELHTO 2008) a non seulement donné lieu à de nombreux débats entre
historiens, mais a aussi été « réappropriée » par un mouvement politico-culturel
malien, le kô (ou nko) ; sur l’idéologie du nko, voir AMSELLE (1996).
3. Par exemple, on concédera que ce fonds culturel traditionnel n’occupe quand même
pas à lui tout seul le paysage, et que certaines de ses bases se transforment « Up to this
point I have written about the grain of the African social fabric as though it were made
up of family (largely patriarchal), religion and ethnicity and I have traced this to the
pre-colonial elements. However, these are not the only significant features on the
social landscape and it is possible to argue that, in some places at least, the economic
foundations for these patterns are eroding » (KELSALL 2008 : 648).
4. Par exemple, Goran HYDEN (2008 : 15) considère que l’héritage de la période coloniale
est purement formel : « It remained in form, not in substance. The formal rules that
had been introduced by the colonial powers were largely kept intact after
independence, but the value and norms that underpin a purposive bureaucracy were
brushed aside. »
5. Voir OLIVIER DE SARDAN (2004) à propos du poids déterminant de l’héritage colonial sur
le fonctionnement des bureaucraties africaines contemporaines.
6. On retrouve par exemple ce procédé, utilisé de façon systématique, chez des auteurs
par ailleurs stimulants comme James SCOTT (1990, 1998). Le comparatisme unilatéral
débridé, en quelque sorte « à la carte », mis au service d’une théorie préexistante, est
une des portes d’entrée favorites des idéologies scientifiques (populisme, culturalisme,
résistocentrime, dominocentrisme, etc.).
7. Pour une critique des effets d’exotisme sur l’approche des phénomènes magico-
religieux par divers anthropologues, voir KEESING (1989) et OLIVIER DE SARDAN (1992).
8. Pour une critique des excès sur-interprétatifs de la métaphore du « manger » à
propos du thème de la corruption, appuyés sur des exemples en songhay et en wolof,
voir BLUNDO & OLIVIER DE SARDAN (2007 : 137).
9. Pour une remarquable critique du durcissement des métaphores naturelles par une
certaine anthropologie, voir KEESING (1985).
10. D’autres politologues français ont aussi pris leurs distances, comme Béatrice HIBOU
et Richard BANÉGAS (2000 : 40) dans leur critique de l’idéologie de la Banque Mondiale.
11. Nous avons été nous-mêmes, à notre grande stupéfaction, accusé de
« culturalisme » (DAHOU 2002) à propos d’une tentative antérieure de dégager quelques
« logiques culturelles » jouant un rôle de « facilitateur » dans la légitimation des
pratiques corruptives (OLIVIER DE SARDAN 1999). Dans cet article sur l’économie morale de
la corruption, nous avions pourtant pris soin d’utiliser le terme de logiques culturelles
en précisant : « All these logics are syncretic, none is “traditional”, none is coming
directly from a so-called precolonial culture » (ibid. : 44). Le paradoxe, dans le cas du
procès que nous a fait Dahou, est que sa propre interprétation de la corruption est elle-
même profondément culturaliste (BLUNDO 2007 : 46-47) : il impute la banalisation de la
34. Parmi les concepts exploratoires qui peuvent permettre d’appréhender cet
enchevêtrement figure celui de « normes pratiques » que nous développerons ailleurs.
Une culture sectorielle correspondrait alors à un ensemble spécifique de normes
pratiques.
RÉSUMÉS
Résumé
Si les comportements des agents de l’État en Afrique sont si peu conformes aux normes
officielles, ce serait parce qu’ils suivraient des normes sociales issues pour une bonne part de leur
culture ancestrale… Cet argument n’est jamais fondé sur des analyses historiques fines, mais il
est régulièrement réaffirmé, sous des habillages théoriques divers, comme par exemple en
science politique avec les travaux récents de Schatzberg et de Chabal et Daloz.
Dans un premier temps, la notion de « culture africaine » est ici analysée comme un haut lieu de
projection de clichés et de stéréotypes, sans ancrage empirique, qui prennent la forme d’une
idéologie scientifique qu’on pourrait appeler le « culturalisme traditionaliste africaniste » ( CTA),
procédant par l’oubli des contre-exemples et ignorant la multiplicité des répertoires et des
logiques sociales, comme la complexité et l’hétérogénéité des sociétés locales ou des mondes
professionnels, et privilégiant les seules dimensions exotiques pour un regard occidental
(parenté, ethnie, forces occultes). Dans un deuxième temps, c’est l’histoire même du concept de
« culture » dans le champ spécifique de l’anthropologie et de la sociologie qui est examinée de
façon critique. La réorganisation sémantique de ce concept par Talcott Parsons et Clifford Geertz
a pavé la voie à l’idéologie culturaliste moderne, en décrochant le concept de ses ancrages
empiriques antérieurs, et en l’insérant dans une dichotomie « tradition vs modernité ». Dans un
troisième temps, un usage alternatif mesuré, empiriquement fondé, du concept de « culture », est
proposé, aussi éloigné que possible du culturalisme : une culture est un ensemble de pratiques et
de représentations dont des enquêtes auront montré qu’elles étaient significativement partagées
par un groupe (ou un sous-groupe) donné, dans des domaines donnés, et dans des contextes
donnés. Loin des généralisations abusives, on met alors l’accent sur les systèmes d’interactions,
et les cultures locales, institutionnelles ou professionnelles, avec leur plasticité, leur syncrétisme,
leur diversité, leur ambivalence.
Abstract
If African civil servants do not behave in accordance with official standards, it is because they
follow social norms that mainly derive from their ancestral culture… While that argument is
never based on detailed historical analysis, it is nevertheless regularly asserted in various
theoretical guises, as for instance in political science in recent works by Schatzberg, Chabal and
Daloz.
Here we first analyse the notion of “African culture” as the focus point for projecting clichés and
stereotypes without empirical foundations that form a scientific ideology we call “Africanist
traditionalist culturalism” (ATC). This conveniently forgets counter-examples and ignores the
numerous social repertories and logics, such as the complexity and heterogeneity of local
societies and professional communities, and only emphasizes the exotic aspects for Western
viewpoints (relationships, ethnic groups, supernatural forces, etc.). Next, we carry out a critical
examination of the history of the concept of “culture” in the specific fields of anthropology and
sociology. The semantic reorganisation of this concept by Talcott Parsons and Clifford Geertz
paved the way for modern culturalist ideology by detaching the concept from its former
empirical roots and inserting it into a “tradition vs. modernity” dichotomy. Lastly we suggest a
moderate alternative usage of the concept of “culture”, which has empirical foundations and is as
far removed as possible from culturalism. A culture is a set of practices and representations that
surveys have shown to be significantly shared by a given group (or sub-group) in a given area
and in a given context. Setting aside excessive generalizations, we emphasize systems of
interaction and local, institutional or professional cultures, with their own malleability,
syncretism, diversity and ambivalence.
INDEX
Mots-clés : anthropologie, culturalisme, culture, culture africaine
Keywords : Anthropology, Culturalism, Culture, African Culture
AUTEUR
JEAN-PIERRE OLIVIER DE SARDAN
Laboratoire d’études et de recherches sur les dynamiques sociales et le développement local
(LASDEL), Niamey, Niger.
Cardinal Directions
Africa’s Shifting Place in Early Modern European Conceptions of the
World
Le sens de l’orientation. Le changement de place de l’Afrique dans les premières
conceptions européennes modernes du monde
Robert Launay
1 Early modern representations of Africa and Africans have generally been categorized as
negative in the scholarly literature (Cohen 1980; Eze 1997; Marshall & Glynwyr 1982;
Mudimbe 1994). Others have taken a more nuanced view, suggesting that the consistent
disparagement of Africans emerged somewhat later, above all in the late eighteenth
and especially in the nineteenth centuries (Curtin 1965). Negative stereotypes have
alternatively been attributed to imperialism and the need to assert European
superiority over the peoples they dominated; to the Atlantic slave trade, in an attempt
to categorize the victims as in some way sub- or imperfectly human; or as an enduring
feature of dualist European thought ever since classical antiquity, requiring alien and
inferior African “others” as complements to Europe’s image of itself. All of these
seemingly contradictory approaches seek to pinpoint the origins of contemporary
European (and North American) racism. However praiseworthy the enterprise, it
necessarily suffers from a presentist bias, seeking to understand the roots of modern
attitudes rather than to comprehend earlier representations of Africans in their own
terms. For this reason, such arguments focus too exclusively on representations of
Africans, an approach which, however much intuitive sense it might make, is
ultimately limiting. After all, early modern Europeans were not for the most part
specifically interested in Africans. (Indeed, some authors point, rightly or wrongly, to
the relative paucity of writings about Africa). Rather, they were concerned with the
world as a whole and with Europe’s place within it. In other words, the best way to
categorize the ways in which early modern Europeans understood Africa is to examine
how they represented the world as a whole.
2 Indeed, early modern European representations of the world were often implicitly if
not explicitly organized in terms of directionality, either along a north/south or an
east/west axis. In the sixteenth century, the north/south axis clearly predominated,
unconquered in strength? If you compare Germany with these, you compare a fly to
an elephant”.(Bodin 1945: 292-93)
6 Moreover, the distinction between hot and cold in Bodin’s thought actually operated in
favor of hot as opposed to cold climates, given his assertion of the superiority of the
mind over the body:
“[…] the southern people, through continued zeal for contemplation […], have been
promoters and leaders of the highest learning. They have revealed the secrets of
nature; they have discovered the mathematical disciplines; finally, they first
observed the nature and the power of religion and the celestial […] it should not
seem strange to those who have read history that the ablest philosophers,
mathematicians, prophets, and finally all religions in the world have poured forth
from those regions as from the most plenteous spring”.(ibid.: 111-113)
7 Africa was definitely within the purview of Bodin’s “south”, based particularly on his
reading of Leo Africanus’ travels in North and West Africa as well as the Jesuit
Francisco Alvares’ account of his embassy to the Abyssinian court in 1520. Bodin was
particularly impressed with the religiosity of Africans, noting with approval the large
number of “temples” (i.e., mosques) in Fez; as for Ethiopia, he was struck by reports of
“the infinite number of monks, who walk around, not only in isolated areas but also in
the countryside, in crowds, in the market place, and in the camps”, not to mention the
“fasts of the whole people that are plainly incredible if anyone compares them with
ours” (ibid.: 114).
8 Bodin’s relatively favorable representation of Africa demonstrates that an orientation
around the north/ south axis did not inevitably condemn Africans to an inferior status.
However, in the following centuries, Bodin’s polar opposition between “hot” and “cold”
was transposed to an opposition between “extreme” and “temperate” climates.
Denizens of regions which were either too hot or too cold were in fundamental respects
incomplete humans, ones whose full human potential was not realized. This was, for
example, the case stated in Fontenelle’s famous “Digression sur les anciens et les
modernes”. Paradoxically, Fontenelle’s (1994: 33) essay was devoted to the assertion of
the uniformity of human nature over space and time: “[…] il s’ensuit que la différence
des climats ne doit être comptée pour rien […]”, that is, except in extreme climates:
“Tout au plus on pourrait croire que la zone torride et les deux glaciales ne sont pas
fort propres pour les sciences. Jusqu’à présent elles n’ont point passé l’Égypte et la
Mauritanie d’un côté, et de l’autre la Suède; peut-être n’est-ce pas par hasard qu’elles se
sont tenues entre le mont Atlas et la mer Baltique: on ne sait si ce ne sont point là les
bornes que la nature leur a posées, et si l’on peut espérer de voir jamais de grands
auteurs lapons ou nègres.” Fontenelle’s mention of Africans in the same breath as
Laplanders was by no means exceptional. For instance, an English essayist made these
remarks in 1713: “Nor is the Disagreement between the basest Individuals of our
species and the Ape or Monkey so great, but that, were the latter endow’ed with the
Faculty of Speech, they might perhaps as justly claim the Rank and dignity of the
human Race, as the savage Hotentot, or the stupid native of Nova Zembla” (Cited in
Lovejoy 1936: 234). In short, inhabitants of the far north and the far south were barely
distinguishable from animals.
9 The mention of the so-called “Hottentots”, natives of the Cape of Good Hope, reveals
the extent to which the polarity between north and south could symbolically
overshadow the original contrast between hot and cold. Bodin, as it happens, was well
aware that the valence of directionality was reversed on the other side of the equator,
where north was associated with heat and south with cold. However, the “Hottentots”,
inhabitants of the southernmost tip of a southernly continent, were seemingly
condemned to represent the inconvenience of living too far to the south. As aptly
remarked in Thomas Astley’s New General Collection of Voyages and Travels (which were
translated into French by the Abbé Prévost in his own anthology of travel narratives):
“There is scarce any Place in the World more frequently described in Books of Voyages
than the Cape of Good Hope, because all Ships must pass, and frequently touch at it, on
their way to the East Indies” (Astley 1968 III: 322). Descriptions of the Cape and its
indigenous inhabitants were so commonplace in descriptions of travel to Asia, that
Simon de la Loubère, ambassador of Louis XIV to the court of Siam, included a
description of the Cape as an appendix to his authoritative Du royaume de Siam in 1691.
The colonization of the Cape by the Dutch in 1652 greatly contributed to the
representation of the “Hottentots” as marginally human3. Not surprisingly, the Dutch
were annoyed at the Khoi’s transparent lack of enthusiasm for their incorporation into
the lowest rung of the Cape’s economy. Unless coerced, they would work for wages only
long enough to obtain the goods they desired, notably alcohol and tobacco.
10 However, the Dutch stereotypes went far beyond the mere accusation of indolence. The
“Hottentots” allegedly gave off a rancid smell because they smeared themselves with
fat and soot. They ate their meat, especially the entrails of their sheep, poorly cleaned
and barely cooked. The women would even wear such entrails wound around their
wrists and ankles, snacking on their jewelry when they felt hungry. The bestial
proclivities of these people extended to their genitals, either naturally in the case of
women, who were alleged to have a sort of natural apron covering their pudenda; or
culturally in the case of men, who supposedly cut off one testicle to allow themselves to
run faster and unimpeded in the pursuit of game. French and British travelers who
stopped for a few days at the Cape on their way to or from Asia, and who interacted
with the indigenous Khoi only in the most superficial manner, relayed such denigrating
Dutch representations, often uncritically, though occasionally injecting a salutary note
of skepticism. The most notable exception was the Prussian Peter Kolb (or Kolbe or
Kolben), who was sent to the Cape in 1705 to make astronomical observations, where he
remained until 1713. The fruit of his voyage was a two-volume account of the Cape
(Kolb 1738), the first devoted to the “Hottentots” and the second to the local flora and
fauna. No only did Kolb have more time to observe the “Hottentots” first hand; more
important, perhaps, his strained relations with the Dutch predisposed him in favor of
the indigenes.
11 Kolb notwithstanding, the symbolic power of the north/south axis and its associated
notion that inhabitants of the extreme north and the extreme south were less than
fully human constituted a schema into which the unflattering Dutch portrayal of the
“Hottentots” fitted seamlessly. However, it would be a serious mistake to assume that
such representations are necessarily typical of all images of Africans. For example, the
British chaplain John Ovington, in his account of his journey to Surat in 1689 (Ovington
1976), furnishes a particularly repulsive depiction of the “Hottentots” but also far more
balanced and less pejorative accounts of other Africans encountered in the course of
his voyage.
12 Even in the sixteenth century, the north/south axis was supplemented by a polarity
between east and west. For Bodin, east and west tended to echo the directionality of
north and south. Eastern nations were more like southern ones, bearing in mind that,
for him, this involved the predominance of the mind over the body. On the other hand,
the western inhabitants of the New World were brutish barbarians, physically strong
and unintelligent, über-Germans of sorts. One finds a similar tortuous logic in a letter
from the French historian Henri de la Popelinière to his Dutch colleage Joseph Scaliger
in 16044. Because the sun rises in the east, the east is earlier exposed to the sun’s rays,
and consequently with the qualities of light and heat associated with the south.
13 In the course of the seventeenth century, this east/west polarity was progressively
disembedded from the north/south axis and gained a very different salience of its own.
The era witnessed a phenomenal explosion in the production and consumption of
travel literature, especially to Asia but also to the New World, as European powers
competed fiercely for the control of the expanding trade in exotic commodities, such as
sugar, tea, coffee, tobacco, and furs. Broadly speaking, the “east” was associated with
large, centralized empires, notably Turkey, Persia, and China, often (but not always)
characterized as