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CE QUE CONTE LE COMPTE RENDU : L’INSTITUTION D’UN ORDRE

PARLEMENTAIRE IDÉALISÉ

Benjamin Morel

Lextenso | « Droit et société »

2018/1 N° 98 | pages 179 à 199


ISSN 0769-3362
ISBN 9782275029115
DOI 10.3917/drs.098.0179
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe-2018-1-page-179.htm
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Ce que conte le compte rendu : l’institution d’un ordre
parlementaire idéalisé

Benjamin Morel
Institut des Sciences Sociales du Politique (ISP/ENS Paris-Saclay – Université Paris Ouest Nanterre-La Défense), Bâtiment Laplace,
61 avenue du Président Wilson, F-94235 Cachan cedex.
<benjamin.morel@outlook.fr>

 Résumé Cet article tend à envisager les questions que nous pose la rédaction du
compte rendu intégral des débats parlementaires. Cet outil, facile d’accès,
est très employé par les chercheurs, que ce soit dans les analyses qualita-
tives ou quantitatives. Pour autant, est-on sûr que les mots rapportés soient
ceux qui ont été effectivement prononcés ? Quels biais s’insinuent dans
notre lecture du compte rendu ? Biais dans notre lecture et non dans son
écriture. Car le peu de recul que nous développons vis-à-vis du matériau de
recherche provient d’une mésinterprétation de ses objectifs de production.
Le compte rendu n’est pas un verbatim. Le compte rendu est un acte
d’institution produit à dessein d’assurer une transition entre la plurivocité
des débats parlementaires et l’univocité de la norme juridique produite. Il
se veut ainsi la mise en forme d’un ordre parlementaire fortement idéalisé
et ritualisé permettant d’assurer la lisibilité du processus législatif et, par-
tant, la validité et la légitimité du droit.
Compte rendu intégral des débats parlementaires – Institution – Ordre
parlementaire – Parlement.
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 Summary Parliamentary Minutes as an Act of Institution: The Roots of an Idealized
Parliamentary Order
This article seeks to better understand the role of parliamentary minutes for
grounding an idealized parliamentary order. Although parliamentary
minutes are often considered verbatim and objective, the opposite is true.
Debate minutes contain several biases and are not easily usable. Minutes do
not necessarily transcribe the exact words of the speakers and speeches do
not always adhere to the same grammatical conventions as the written
word. If transcribed verbatim, they may be unclear or difficult to parse.
Thus, their wording is often revised, modified for readability, and even
edited for greater clarity and coherence. These edits increase the clarity of
the minutes but decrease their authenticity and validity. What is written
might transcribe the thought of the member of Parliament, but not always
what was actually said.
Institution – Parliament – Parliamentary minutes – Parliamentary order.

Droit et Société 98/2018  179


B. MOREL

Introduction
« L’âme des Assemblées que [le citoyen] a choisies se révèle à lui dans les
comptes rendus, de même qu’un miroir nous renvoie notre image » 1 écrivait
l’ancien sténographe Eugène Pierre. Toutefois, comme le notait Jean Cocteau, « les
miroirs feraient bien de réfléchir un peu avant de renvoyer des images » 2. Or le
compte rendu intégral des débats parlementaires, pain quotidien du chercheur, a
fait l’objet de bien peu d’études au contraire de celui des juridictions 3. Il convien-
drait pourtant de se demander s’il ne s’agit pas là d’un miroir déformant. Comment
lit-on les débats parlementaires sinon par leur transcription par les chambres ?
Certes, comme le souligne Jacques Commaille, « ce dont nous disposons ne consti-
tue qu’une toute petite partie de ce qui s’est passé » 4. Mais sommes-nous vraiment
sûrs que cela s’est passé ? Que nous dit le compte rendu ? Que nous cache-t-il ?
Produit de l’institution qui en prend en charge la rédaction, il ne peut être considé-
ré comme la transcription mot à mot du discours des parlementaires 5.
L’objet de cet article est d’interroger le compte rendu comme source scientifique,
d’en souligner les biais, et d’en questionner les usages. Selon Éric Landowski, les débats
parlementaires peuvent être appréhendés suivant deux perspectives 6. D’un côté les
sciences sociales, la sociologie du droit comme la science politique, envisagent le dis-
cours de l’assemblée de façon « désintégrée », au sens où le chercheur met en lumière
les lignes de force et les affrontements qui structurent la lutte politique. À rebours, la
science juridique envisage le débat parlementaire comme l’expression d’un législateur
univoque, fiction nécessaire à l’émergence d’un droit comme émanation de la volonté
générale 7. Or, comme le note Claire de Galembert : « L’enjeu transactionnel des débats
est bien le texte en train de s’écrire, un texte qui représente la formalisation ultime d’un
accord ayant pour effet de transformer des décisions politiques en normes parées des
atours de l’universalité et de la neutralité 8 . » C’est pourquoi le compte rendu peut être
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1. Eugène PIERRE, « Introduction au supplément de 1910 », in ID., Traité de droit politique, électoral et
parlementaire, Paris : Librairies-imprimeries réunies, 4e éd., 1914, p. XI.
2. Jean COCTEAU (réal.), Dialogue du film, le Sang d’un poète, Paris : production du Vicomte Charles de Noailles, 1930.
3. Voir notamment : René HAVETTE, La sténographie judiciaire, Paris : L. Vaudecrane, 1917 ; James OLDHAM,
« Law Reporting in the London Newspapers, 1756-1786 », The American Journal of Legal History, 31 (3),
1987, p. 177-206 ; Harry M. SCHARF, « The Court Reporter », The Journal of Legal History, 10 (2), 1989, p. 199-
227 ; David John IBBETSON, « Coventry’s Reports », The Journal of Legal History, 16 (3), 1995, p. 281-303.
4. Jacques COMMAILLE, L’Esprit sociologique des lois. Essai de sociologie politique du droit, Paris : PUF, 1995, p. 12.
5. D’un point de vue international également, la littérature concernant cet objet est fort mince. On
signalera par exemple les travaux de : Robert WOODALL, « Before Hansard, Parliamentary Reporting when It
was disapproved by Members », History Tooday, 1973, p. 195-202 ; John FERRIS, « Before Hansard: Records of
Debate in the Seventeenth-Century House of Commons », Archives, 88 (20), 1992, p. 198-207 ; Inoue MYAKO,
« Stenography and Ventriloquism in Late Nineteenth Century Japan », Language & Communication, 31 (3),
2011, p. 601-618.
6. Éric LANDOWSKI, « Le débat parlementaire et l’écriture de la loi », Revue française de science politique,
27 (3), 1977, p. 428-441.
7. À propos de l’importance de cette fiction dans la pensée juridique française, voir notamment : Laurent COHEN-
TANGUY, Le droit sans l’État, Paris : PUF, 2007 ; Philippe JESTAZ et Christophe JAMIN, La doctrine, Paris : Dalloz, 2004.
8. Claire DE GALEMBERT, Olivier ROZENBERG et Cécile VIGOUR (dir.), Faire parler le Parlement. Méthodes et
enjeux de l’analyse des débats parlementaires pour les sciences sociales, Paris : Lextenso éditions, LGDJ, coll.
« Droit et Société. Recherches et travaux », 2014, p. 290-291.

180  Droit et Société 98/2018


Ce que conte le compte rendu : l’institution d’un ordre parlementaire idéalisé

considéré comme un objet intermédiaire entre la formalisation de la loi et le débat


politique. D’une matière politique, il se doit d’être une source exploitable pour les
juristes en en inscrivant les codes au sein d’un ordre parlementaire prévisible et
idéalisé. C’est cet ordre et le rapport qu’il entretient avec la réalité que nous devons
ici interroger.
Afin d’envisager cette question, nous nous pencherons sur la loi organique du
14 février 2014 interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat
de député ou de sénateur 9. Ce texte a fait, au Sénat et à l’Assemblée nationale,
l’objet d’une triple analyse : à travers le compte rendu intégral des débats 10, les
vidéos mises en ligne par les chambres et depuis les tribunes. Loin de faire
l’unanimité parmi les parlementaires (le dernier mot fut accordé en dernière lec-
ture à l’Assemblée nationale), ce projet représenta un terrain propice pour l’analyse
de la séance, de l’effervescence de la discussion générale à la morne quiétude des
séances de nuit. Les débats furent l’objet de discussions fortement politiques, mais
aussi très techniques. Afin de saisir plus précisément les processus de production
du compte rendu intégral, nous avons également réalisé six entretiens semi-
directifs avec les fonctionnaires des deux services 11. Ces derniers furent conduits
au sein des chambres dans les espaces de travail des fonctionnaires. Outre les
échanges auxquels ils ont donné lieu, ils ont aussi été l’occasion de découvrir le
cadre de travail et les outils mis à la disposition des fonctionnaires du compte rendu.
Dans un premier temps, il convient de comprendre en quoi le compte rendu est le
produit de l’institution qui lui confère son but et met en place les ressources néces-
saires à sa production (I). Acte d’institution, le compte rendu est alors un instrument
tendant à réifier le discours au sein d’un ordre parlementaire idéalisé par la correction
de la parole (II) et la codification de la marche de la séance publique (III).

9. Loi n° 2014-125 du 14 février 2014, interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat
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de député ou de sénateur du 14 février 2014 parue au Journal officiel n° 40 du 16 février 2014.
10. Sénat première lecture : Journal officiel des débats. Sénat, année 2013, n° 98 S. (C.R.), jeudi
19 septembre 2013, p. 8602-8674 ; Journal officiel des débats. Sénat, année 2013, n° 99 S. (C.R.), vendredi
20 septembre 2013, p. 8684-8713 ; 8735-8751.
Sénat seconde lecture : Journal officiel des débats. Sénat, année 2014, n° 5 S. (C.R.), jeudi 16 janvier 2014,
p. 305-336 ; Journal officiel des débats. Sénat, année 2014, n° 6 S. (C.R.), vendredi 17 janvier 2014, p. 356 ;
Assemblée nationale première lecture : Journal officiel des débats de l’Assemblée nationale, année 2013,
n° 85 A.N. (C.R.), jeudi 4 juillet 2013, p. 7407-7430 ; Journal officiel des débats de l’Assemblée nationale,
année 2013, n° 85 [2] A.N. (C.R.), jeudi 4 juillet 2013, p. 7433-7469 ; Journal officiel des débats de l’Assemblée
nationale, année 2013, n° 86 A.N. (C.R.), vendredi 5 juillet 2013, p. 7475-7507 ; Journal officiel des débats de
l’Assemblée nationale, année 2013, n° 86 [3] A.N. (C.R.), vendredi 5 juillet 2013, p. 7562-7613 ; Journal officiel
des débats de l’Assemblée nationale, année 2013, n° 87 A.N. (C.R.), mercredi 10 juillet 2013, p. 7631-7637.
Assemblée nationale seconde lecture : Journal officiel des débats de l’Assemblée nationale, année 2013,
n° 136 A.N. (C.R.), mardi 19 novembre 2013, p. 11655-11691 ; Journal officiel des débats de l’Assemblée
nationale, année 2013, n° 136 [2] A.N. (C.R.), mardi 19 novembre 2013, p. 11695-11703 ; Journal officiel des
débats de l’Assemblée nationale, année 2013, n° 138 A.N. (C.R.), jeudi 21 novembre 2013, p. 11822-11827.
Assemblée nationale lecture définitive : Journal officiel des débats de l’Assemblée nationale, année 2014, n° 9
A.N. (C.R.), mercredi 22 janvier 2014, p. 733-744 ; Journal officiel des débats de l’Assemblée nationale, an-
née 2014, n° 10 A.N. (C.R.), jeudi 23 janvier 2014, p. 808-813.
11. Nous tenons ici à les remercier pour leur accueil et leur gentillesse lors de la phase préparatoire de ce
travail. Outre le fait d’avoir répondu à nos questions longuement et avec franchise, ils ont accepté de nous
montrer comment ils travaillent et de nous initier aux instruments informatiques à leur disposition.

Droit et Société 98/2018  181


B. MOREL

I. Le compte rendu, l’ordre parlementaire produit d’un acte d’institution


Le compte rendu intégral des débats ne peut pas être compris sans appréhender
son mode de production. Celui-ci concourt à un objectif institutionnel de publicité
des travaux de la chambre (I.1) et fait alors l’objet d’un contrôle de ses modalités
d’élaboration (I.2) ce qui permet de le définir comme un acte d’institution.

I.1. Le compte rendu, instrument de publicité du travail de l’institution


Trois usages principaux, qui intéressent les chercheurs, sont reconnus au compte
rendu. Le premier est juridique. En 1917, le bureau de la Chambre des députés fait du
compte rendu intégral des débats le procès-verbal de la séance. Publié au Journal
officiel (JO), dans une édition à part titrée « Débats parlementaires » (avec une ver-
sion pour le Sénat et une autre pour l’Assemblée nationale), il fait donc foi et peut
être utilisé par les juridictions dans le cadre d’une interprétation génétique des
normes votées par le législateur. Le compte rendu analytique (résumant synthéti-
quement les propos des orateurs) jouait ce rôle avant de disparaître le 9 juillet 2008.
Il était pourtant populaire comme le souligne Bernard Pingaud, « les députés pré-
fèr[a]nt souvent se contempler dans ce miroir flatteur plutôt que dans l’eau grise du
JO » 12 . Il continue d’exister au Sénat où il tient lieu de procès-verbal jusqu’à la
publication du compte rendu intégral.
Le compte rendu intégral des débats est ensuite un témoignage historique et
politique. C’est à ce titre qu’il est le plus souvent invoqué en séance. Ainsi en est-il
de Jean-Pierre Sueur le 7 juillet 2010 :
Ce fait est à mettre en parallèle avec les propos qui ont été tenus par l’un de nos
collègues lors de la séance de jeudi dernier au matin, propos qui figurent dans le
compte rendu intégral de nos débats et que chacun pourra relire 13.
Le compte rendu est ainsi invoqué comme témoignage fiable des propos tenus
et utilisé pour rappeler les engagements passés. Il constitue aussi une façon de
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témoigner devant l’Histoire, prise à partie tout comme l’opinion publique. Comme
le souligne Delphine Gardey, le compte rendu engage les rédacteurs qui ont un rôle
de témoin et sont les garants de la publicité des débats 14 : grâce à eux, ce qui est
prononcé devient parole publique. Ils assurent le lien entre les aspects discursif et
performatif d’une activité parlementaire « tout à la fois orale et écrite, autrement
dit, les dires deviendront des écrits » 15.
Ceci renvoie à la troisième fonction majeure du compte rendu des débats, et
sans aucun doute la plus fondamentale historiquement, celle de la publicité de la
séance. Celle-ci fut à la source de l’ouverture des chambres et de l’instauration

12. Bernard PINGAUD, « Voyage autour de ma chambre. Souvenirs et réflexions d’un ancien secrétaire des
débats », in Michel MOPIN (dir.), L’Assemblée nationale, Paris : Biro, 1992, p. 38.
13. Journal officiel des débats du 14 novembre 2003, Sénat, n° 25 S, p. 5678.
14. Delphine GARDEY, « Turning Public Discourse into an Authentic Artefact: Shorthand Transcription in
the French National Assembly », in Bruno LATOUR et Peter WEIBEL (eds.), Making Things Public, Cambridge :
MIT Press, 2005, p. 836-843.
15. ID., « Scriptes de la démocratie. Les sténographes et rédacteurs des Débats (1848-2005) », Sociologie du
travail, 2, 2010, p. 202.

182  Droit et Société 98/2018


Ce que conte le compte rendu : l’institution d’un ordre parlementaire idéalisé

progressive d’un compte rendu. Elle figure aujourd’hui à l’article 33 de la Constitu-


tion de 1958 : « Les séances des deux assemblées sont publiques. Le compte rendu
intégral des débats est publié au Journal officiel. » Ainsi l’existence du compte ren-
du intégral est constitutionnalisée et explicitement désignée comme condition de la
publicité. Leur contenu est de plus couvert par une immunité en vertu de l’article 9
de l’ordonnance du 17 novembre 1958 qui dispose que « ne donnera lieu à aucune
action le compte rendu des séances publiques des assemblées visées à l’alinéa ci-dessus
fait de bonne foi dans les journaux ».

I.2. Le compte rendu produit du travail de l’institution


Comme le souligne Yves Lavoine, « pour qu’il puisse y avoir publicité par
l’imprimé, une double condition doit être remplie, la constitution d’un public lisant
et celle d’une catégorie spécifique de porte-parole du public, les écrivains » 16. Jadis,
les rédacteurs étaient avant tout des sténographes. Ils conservèrent ce titre jusqu’en
2004 à l’Assemblée nationale et en 2005 au Sénat. Mais l’art de la sténographie qui
composait le cœur de ce métier jusqu’à cette date est aujourd’hui marginal. Les
rédacteurs, dans les deux chambres, travaillent à partir d’enregistrements numé-
riques recoupés avec leurs notes prises en séance. Leur travail est assisté par des
logiciels dédiés dont nous verrons qu’ils ne sont pas neutres quant à leur activité de
rédaction 17. Ils se relaient tous les quarts d’heure et disposent ensuite d’environ
quatre heures pour retranscrire la partie du débat à laquelle ils ont assisté. Ils sont
ensuite relus par un corps de correcteurs chargés de vérifier et d’harmoniser le style
du compte rendu. Au-delà de l’évolution technique, il s’agit là d’une révolution cultu-
relle pour un corps qui, par le biais d’un concours difficile et atypique, se reprodui-
sait, de fait, par hérédité et par cooptation. La sténographie qui imposait un travail
de groupe calibré a laissé place à des techniques conduisant chaque rédacteur à
évoluer en toute indépendance.
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Officiellement, le corps reste sous la supervision des secrétaires de séance et du
président. Toutefois, les interventions politiques semblent de moins en moins
nombreuses selon Claude Azéma 18 ; cela moins pour des raisons de principe que
pour des raisons techniques ; en effet, la publication sur le site doit avoir lieu très
rapidement. De plus, la généralisation de la vidéo en séance, qui permet de vérifier
la fidélité de l’écrit, rend ce type de procédé plus dangereux qu’utile selon les fonc-
tionnaires. Tout parlementaire qui en fait la demande peut obtenir les épreuves
avant publication au Journal officiel. Pour certains, l’envoi est même automatique
comme Michel Charasse l’évoque dans un rappel au règlement du 11 mai 2004. Ce
dernier considère même cette réception comme un préalable à toute publication.

16. Yves LAVOINNE, « Publicité des débats et espace public », Études de communication, 22, 1999, p. 115-132.
17. L’Assemblée développe un logiciel intégré : Syceron (Système de compte rendu optimisé numérique),
intégré permettant de gérer une base unique en réseau l’activité des rédacteurs et des correcteurs au sein
d’un processus prenant en charge la tâche de la rédaction à la publication en passant par la normalisation
de la procédure. Le Sénat pour sa part développe une application sous Microsoft Word se concentrant
principalement sur l’activité de rédaction.
18. Pierre-Yves BAUDOT et Olivier ROZENBERG, « Entretien avec Claude Azéma, directeur du service du
compte rendu intégral à l’Assemblée nationale », Parlement[s], Revue d’histoire politique, 14, 2010, p. 140.

Droit et Société 98/2018  183


B. MOREL

Ce type d’exigences reste néanmoins rare d’après les administrateurs. Toutefois,


parlementaires et ministres transmettent souvent la version écrite de leur discours
aux rédacteurs. Ces écrits constituent une aide précieuse même si seul ce qui est dit
fait foi. De droit, tout parlementaire peut contester le compte rendu dans un délai de
vingt-quatre heures après sa publication au Journal officiel. Toutefois des limites
coutumières existent. D’abord, la modification des interventions ne doit pas se faire
au détriment d’un autre parlementaire. Ces changements peuvent faire l’objet d’un
rappel au règlement en séance. Ensuite, ils ne peuvent pas transformer le fond du
texte ou en dénaturer la réception (en rajoutant des applaudissements par exemple).
L’institutionnalisation du compte rendu intégral (intitulé compte rendu in extenso
jusqu’en 1958) tel que nous le connaissons date en fait de la Monarchie de juillet avec
la mise en place progressive d’un service de sténographie financé par les assemblées
au sein du journal Le Moniteur. La naissance d’un corps de fonctionnaire dédié sera
une conséquence indirecte du bicamérisme. En 1846, la Chambre des pairs, consta-
tant que la Chambre des députés attirait bien plus les sténographes du Moniteur,
décida d’offrir à ces derniers de les recruter en tant que fonctionnaires. En réaction,
le Palais Bourbon envisagea la même année la création d’un corps de sténographes.
Les députés rejetèrent d’abord cette option, avant de s’y résoudre un an plus tard.
Comme le souligne Delphine Gardey 19, cette évolution doit aussi être considérée
de façon structurelle, « comme une véritable philosophie politique dans le cas fran-
çais dans la mesure où l’affirmation d’une parole publique, d’une parole pour le
public, qui puisse réellement et fictivement demeurer sous son contrôle et qui lui
soit, en quelque sorte, redevable est aussi le moyen d’assurer et de garantir
l’existence de la Chambre » 20.
La forme du compte rendu a toutefois beaucoup évolué au cours de cette insti-
tutionnalisation. L’idée d’un compte rendu « verbatim », se donnant pour objectif la
restitution intégrale et sans retouches des propos tenus, est apparue à la Révolu-
tion. Ce sera là le projet du Journal logographique. Assemblée nationale perma-
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nente. Les journalistes parvinrent alors à mettre en place un ingénieux système à
quatorze mains, permettant une transcription fidèle des débats. Toutefois, il fut vite
abandonné. D’abord la difficulté d’une telle retranscription rendait le temps néces-
saire à la publication très aléatoire. Ensuite, la fidélité revendiquée de la retrans-
cription ne s’avéra pas forcément synonyme d’objectivité. La marge d’appréciation
reste en effet importante face à des interventions dont le sens est parfois confus et
les rédacteurs furent très tôt à la solde des monarchistes. La condamnation du Roi
signa aussi la leur. L’idée du verbatim est aujourd’hui fortement rejetée par les
fonctionnaires. Non seulement elle est associée aux faux procès faits à leur travail
(ceux portant sur l’a priori d’une fidélité sourcilleuse aux propos tenus), mais elle
en masque également les objectifs et difficultés essentielles. Ainsi nous verrons

19. Delphine GARDEY, « Scriptes de la démocratie. Les sténographes et rédacteurs des Débats (1848-2005) »,
art. cité, p. 200.
20. ID., « Enregistrer et rendre les débats publics en Grande-Bretagne et en France. La sténographie
comme exigence et révélateur de la démocratie parlementaire », in Claire DE GALEMBERT, Olivier ROZENBERG
et Cécile VIGOUR (dir.), Faire parler le Parlement. Méthodes et enjeux de l’analyse des débats parlementaires
pour les sciences sociales, op.cit., p. 88.

184  Droit et Société 98/2018


Ce que conte le compte rendu : l’institution d’un ordre parlementaire idéalisé

qu’il s’agit pour eux à la fois de rendre clair le propos et de l’inscrire au sein d’un
ordre dialogique bien établi. Hippolyte Prévost, le fondateur, en 1848, du compte
rendu moderne, n’hésite pas à comparer cette démarche à une traduction inter-
linguistique 21. Il s’agit de rendre justice à l’orateur, comme le traducteur doit
rendre justice à l’auteur… et si l’auteur n’est pas bon, alors c’est au traducteur de
sauver le style à défaut de pouvoir réécrire l’intrigue.

II. Le compte rendu, l’ordre parlementaire fondée sur la correction de la parole


Les professionnels de la retranscription assurent un double travail de mise en
forme du discours parlementaire : en corrigeant la parole (II.1) et en lissant les interac-
tions (II.2). Ce faisant, ils contribuent à asseoir l’ordre parlementaire.

II.1. La correction de la parole énoncée


Des corrections de divers ordres sont apportées aux propos tenus en assemblée
– depuis les reformulations stylistiques jusqu’à celles des enjeux politiques. Au-delà
de simples correctifs destinés à valoriser la rhétorique parlementaire, il s’agit de
mettre en valeur les arguments défendus par les orateurs.
Hugues Coniez note ainsi : « Non seulement le sténographe rectifierait les erreurs
matérielles, mais il supprimerait les répétitions, les hésitations, les lapsus – consi-
dérés, en ces temps pré-freudiens, comme dépourvus de sens –, car, comme
l’affirmait Prévost “en principe, on peut sans trop de scrupule promener la serpe au
milieu des buissons d’ordinaire trop touffus de l’improvisation” 22. » Ces grands
principes de la sténographie parlementaire semblent lui avoir survécu.
Certaines figures de style, pourtant volontaires, sont systématiquement refor-
mulées. Dans le débat relatif au cumul des mandats, Manuel Valls use de nom-
breuses fois de l’accumulation durant la discussion générale du 3 juillet 2013. Ainsi
la formule « sa vie familiale, sa vie professionnelle » devient dans le compte rendu
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« sa vie – familiale et professionnelle ». Ces figures ne sont pourtant pas neutres.
Elles servent à marquer une inéluctabilité (qui sera l’argument principal développé
par le Gouvernement durant tous les débats).
Les lapsus, peut-être pas toujours innocents, sont également gommés. Ainsi
Jean-Pierre Sueur, au Sénat, le 19 septembre 2013, dit-il : « de même qu’ont été
défendus des points de vue catastrophiques », ce que les rédacteurs du compte
rendu se chargent de corriger en « catastrophistes ». Il en est de même concernant
les erreurs factuelles. Un peu plus tard, durant la même discussion générale de
l’Assemblée nationale, Manuel Valls parle par exemple de la « réforme constitu-
tionnelle de 2010 », corrigé en « 2008 » dans le compte rendu. Mais ce dernier ne se
contente pas de corriger, il ajoute également pour accroître la clarté des propos. Ainsi
lors de la présentation de l’amendement 161 sur l’article 1er en première lecture au

21. Hippolyte PRÉVOST, Organisation de la sténographie officielle de l’Assemblée nationale, Paris : Firmin
Didot Frères, 1848.
22. Hugo CONIEZ, Écrire la démocratie : de la publicité des débats parlementaires, Paris : Éditions Pepper,
l’Harmattan, coll. « Communication, politique et société », 2012, p. 114.

Droit et Société 98/2018  185


B. MOREL

Palais Bourbon, Francis Vercamer est réputé avoir prononcé : « Mon amendement
mentionne également les différentes assemblées diverses et variées de notre Répu-
blique, comme celle de Corse, etc. » En fait, ce dernier ne fait aucune référence à la
Corse. Toutefois, sans cet exemple, l’objet de l’amendement pourrait sembler abs-
cons et peu concret. On assiste de même à une structuration a posteriori des propos.
Ainsi David Habib est réputé durant son intervention à l’Assemblée lors de la discus-
sion générale, avoir dit : « Premièrement, la fin du cumul ne réconciliera pas à elle
seule les Français [...]. Deuxièmement, la fin du cumul… » En fait le « premièrement »
n’a jamais été prononcé. Toutefois, pour faire écho au « deuxièmement », il est rajou-
té. Cet effort de clarification doit aussi permettre de mettre en lumière les points sen-
sibles du débat. Ainsi, à l’Assemblée, Manuel Valls répond sur l’amendement 93 aux
députés Guy Goeffroy et Jean-Christophe Lagarde : « Nous, nous voulons avoir un
débat sur la question du député, sur le rôle du parlementaire. » Toutefois cela est
peu clair. Ce qui oppose la vision portée par le ministre à celle développée par les
parlementaires UMP, c’est la question de la représentation. Alors que Manuel Valls
se veut le chantre d’un Parlement représentant la Nation, les parlementaires UMP se
posent avant tout en ambassadeurs de leur circonscription. Dès lors, les propos du
ministre sont reformulés dans le compte rendu en : « Nous, nous voulons débattre de
la représentation nationale. » Dans la lecture que l’on peut faire du débat, c’est
donc une réinterprétation importante de laquelle l’on aurait tôt fait de tirer des
conclusions hâtives à partir de paroles jamais prononcées.
De façon générale, le niveau de reformulation syntaxique dépend du degré de
structuration préalable du discours. Ainsi, lors de la discussion générale, le rappor-
teur Christophe Borgel, tout comme le ministre Manuel Valls, lit ses notes. Le
compte rendu se rapproche alors du verbatim. Puis, une fois ce stade formel passé,
lorsque la discussion appelle la présentation des amendements, la reformulation
des propos devient la règle. Ainsi, un fonctionnaire confie :
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Comme ils sont entre spécialistes, ils se comprennent. Ils peuvent se lancer des
chiffres, c’est incompréhensible. Et là, notre travail c’est de rendre le tout lisible. Et
c’est le moment le plus satisfaisant du travail. Mais c’est aussi le plus dangereux.
Dangereux, car cette restructuration du discours peut amener à une reformulation
complète, qui peut donc aisément prêter à contresens. Notons ainsi les ambiguïtés
de l’intervention de Guy Geoffroy suite aux propos du ministre à l’Assemblée sur les
amendements de l’article 1er :
C’est un texte que vous prétendez d’équilibre. Non ! C’est un point d’arrivée entre
des points extrêmement différents au sein de votre majorité et je dirais même plus, au
sein du groupe majoritaire de la majorité. Ce qui fait que, ce que vous êtes en train de
nous présenter. Amender de surcroît par la commission et peut-être de surcroît en
séance, et peut-être encore amendé par le Sénat, sera to-ta-lement illisible ! Indigeste !
Et ne pourra conduire nos concitoyens qu’à douter encore plus de la représentation
nationale. De ce que nous faisons et de surcroît de ce que nous faisons dans notre petite
gamelle à nous, pour notre intérêt personnel.
Le compte rendu « traduit » pour sa part :
Pour vous, il s’agit d’un texte d’équilibre. Non, monsieur le ministre, c’est un point
d’arrivée élaboré à partir de positions de départ extrêmement différentes au sein de

186  Droit et Société 98/2018


Ce que conte le compte rendu : l’institution d’un ordre parlementaire idéalisé

votre majorité, voire au sein du groupe majoritaire. Le texte que vous présentez,
amendé par la commission, peut-être amendé en séance, puis au Sénat, sera totalement
illisible et indigeste pour nos concitoyens. Ils douteront encore davantage de la repré-
sentation nationale, de la petite cuisine que nous faisons pour notre intérêt personnel.
Outre la reformulation, des choix sont faits par le rédacteur dans l’interprétation
du discours. Par exemple, les termes « illisible et indigeste » se rapportent au texte,
ils le qualifient. Dans le compte rendu, ils sont rapportés aux citoyens. Ce dernier
terme est lié aux doutes sur la représentation nationale, il appartient à une autre
proposition et marque une étape du discours. Dans l’intervention orale, c’est la
qualité juridique du texte qui est mise en cause, alors que le compte rendu met
l’accent sur les seuls risques de mésinterprétation dans l’opinion. La formation de
juriste du député Guy Geoffroy étaie cette intuition et souligne la marge importante
d’interprétation laissée aux rédacteurs.
Mais que faire quand le discours ne veut rien dire ? Pour modifier significativement
le fond du propos, les rédacteurs doivent avoir l’aval du bureau de leur assemblée.
Lorsque par hasard un discours incohérent et trahissant chez l’orateur un complet
dérangement d’esprit vient à être prononcé, le Bureau de l’assemblée peut autoriser
les secrétaires-rédacteurs et les sténographes à modifier ce discours, de manière à ce
que le public, en le lisant, ne s’aperçoive pas de l’accident arrivé à l’un des membres
de la Chambre 23.
Bien entendu, la définition du « dérangement d’esprit » est sujette à interpréta-
tion. Dans les faits, les ambiguïtés font l’objet d’un traitement informel. L’orateur
est contacté afin de préciser sa pensée. En cas de non-réponse, le propos est sup-
primé ou éludé. Si le parlementaire semble avoir commis une erreur grossière,
celle-ci est corrigée en interne. Ainsi un fonctionnaire de l’Assemblée nous confie :
« Une fois, je me souviens, Bernard Kouchner dit “moi qui ai passé neuf ans en
Afghanistan”. Ça paraît étonnant ! Alors on regarde sa biographie, ça aurait laissé
des traces quand même. Du coup, on a mis, “moi qui suis resté longtemps en
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Afghanistan”. » La limite existante entre l’erreur manifeste et la mauvaise foi, qui
fait pleinement partie du jeu parlementaire, est pourtant mince. Distinguer les deux
est donc selon les administrateurs affaire de sagacité et d’expérience. Si de tels cas
font la plupart du temps l’objet d’une concertation au sein du service, cela reste à
l’appréciation des seuls rédacteurs.
Ce type de reformulation atteste du premier objectif fondamental que se fixent
les services du compte rendu, rendre lisible et intelligible par tous les débats. « Il
faut mettre le texte à nos propres normes », explique l’un d’eux. Alors que le service
du Sénat se donne pour objectif d’élever le niveau du discours dans un style écrit
plus sophistiqué, celui de l’Assemblée nationale se refuse à trop revoir le registre de
langue de l’orateur par souci de fidélité. Toutefois, la philosophie de leur action
reste la même. L’un comme l’autre estiment de leur devoir de recomposer la parole
au sein d’une grammaire parfaite et d’une structure la plus cristalline possible.
L’écrit n’a pas à tout prix à être fidèle aux mots qui furent prononcés, mais à resti-
tuer de façon claire « l’intention du législateur ». Dès lors, ajouter des bribes de

23. Eugène PIERRE, « Introduction au supplément de 1910 », op. cit., p. 1134.

Droit et Société 98/2018  187


B. MOREL

discours non prononcés ou demander aux orateurs les épreuves écrites de leurs
discours pour en resituer l’esprit n’apparaît pas problématique aux acteurs. Un
fonctionnaire du compte rendu de l’Assemblée déclare ainsi : « Même quand un
orateur a improvisé, il est utile de lui demander son papier. Parce que ça permet de
cerner l’intention du législateur et de mieux l’exprimer. » Les rédacteurs se veulent
écrire pour l’Histoire et pour les praticiens du droit qui sont réputés avoir besoin
d’une pensée claire restituée dans un langage intemporel.

II.2. La sélection d’une parole univoque


Lors de la discussion des amendements 217 et 218, le compte rendu intégral des
débats rapporte sobrement :
— M. le président : Quel est l’avis du Gouvernement ?
— Manuel Valls, ministre : Je n’en rajouterai pas…
La scène paraît beaucoup plus cocasse depuis les tribunes. Probablement épui-
sé par de longues heures de débats, Manuel Valls somnole et finit par s’endormir.
Ainsi la retranscription verbatim de la scène :
— M. le président : Avis du Gouvernement. Monsieur le Ministre. Monsieur le Ministre ?
Monsieur le Ministre ! [le député Jean-Frédéric Poisson, situé juste derrière le banc du
Gouvernement, secoue légèrement l’épaule de ce dernier, ce que ne montre pas la caméra,
mais qui apparaît évident depuis les tribunes]
— Manuel Valls [la voix enrouée et réajustant rapidement sa cravate après s’être levé
en sursaut] : Merci Monsieur Poisson de me rappeler à mes obligations… en cette fin
d’après-midi, pluvieuse. Je ne vais pas rajouter…
Réduite à sa plus pure expression au compte rendu, cette scène n’apporte rien
au fond des débats. Toutefois, elle témoigne de leur ambiance, d’autant plus que le
député Jean-Frédéric Poisson est l’un des fers de lance de la défense du cumul. Pour
qui est familier de la lecture des comptes rendus, les débats apparaissent bien sou-
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vent comme une articulation ordonnée de discours qui se répondent, sans se croiser.
L’interactivité y semble absente. L’approche de ces mêmes débats par l’intermédiaire
de la vidéo nous montre que ce n’est pas toujours le cas. L’observation sur place laisse
au contraire voir la séance comme une fourmilière grouillante.
Le compte rendu a comme premier effet de masquer les interpellations au sein
des démonstrations. Il présente le discours comme ayant une portée générale et
s’adressant à un interlocuteur anonyme. Pourtant, beaucoup des paroles échangées
visent un individu présent en particulier. Cela se constate en observation, au regard
de l’orientation des corps et des gestes. Les enregistrements des débats laissent
quant à eux entrevoir les mimiques, les sourires… Par exemple, durant la discus-
sion générale en première lecture à l’Assemblée nationale, le rapporteur, sans cesse
interpellé par Claude Goasguen, finit par se tourner vers lui. Peu à peu, il s’écarte de
son discours écrit pour réagir aux mouvements et à l’expressivité du comportement
du député UMP. Le compte rendu efface également la plupart des interventions au
sein des discours. Ainsi quand Manuel Valls dit : « je le sais, je connais ça Monsieur
Goasguen », le compte rendu résume ses propos et ne rapporte pas à l’adressé. Les
traits d’humour concernant l’attention des parlementaires sont également très

188  Droit et Société 98/2018


Ce que conte le compte rendu : l’institution d’un ordre parlementaire idéalisé

souvent éludés. Notons l’absence, par exemple, d’une remarque de Manuel Valls
durant sa réponse à la motion du député Daniel Fasquelle : « Monsieur Myard, je ne
vous ai pas réveillé j’espère. »
Enfin, la mention de certaines interventions vise à asseoir une représentation or-
donnée du Parlement et de ses activités, qui contraste avec la réalité. Ainsi
Éliane Assassi intervient lors de la présentation de l’amendement 53 et est gênée par
des discussions dans les bancs socialistes, certains sénateurs étant debout dans les
travées. La vidéo ne montre et ne fait entendre qu’elle. Dans les faits, peu de séna-
teurs l’écoutent. L’oratrice finit par perdre le fil de son discours. Elle bafouille et
stoppe son propos, puis dit : « Si le président Rebsamen pouvait essayer de régler ses
petits conflits internes en d’autres lieux… » ; le président Bel reprend : « Mon cher
collègue s’il vous plaît, si vous vouliez bien laisser Madame la Sénatrice s’exprimer,
sereinement. » Aucune de ces remarques ne figure au compte rendu.
Comment expliquer cette absence ? La première raison est historique. Le prési-
dent a la possibilité, en vertu de ses pouvoirs de police, de revenir sur toute inter-
vention pouvant mener à une confrontation entre deux parlementaires et deman-
der qu’elle soit retirée du compte rendu. Si ces demandes sont rares, et aujourd’hui
presque inexistantes, l’autocensure en la matière semble s’être imposée. Eugène
Pierre souligne qu’il s’agit là d’un héritage de l’époque où de telles interprétations
pouvaient donner lieu à un duel 24. La seconde raison tient dans le statut même du
compte rendu. Ce dernier doit, selon les rédacteurs, restituer l’essence et la cohé-
rence des débats. Or le débat en séance est tout sauf unique et donc cohérent.
Comme le souligne un fonctionnaire de l’Assemblée nationale, n’est retranscrit que
ce qui a vocation à être entendu de tous. Or l’hémicycle est plein d’apartés et de
discussions bruyantes auxquelles réagissent les orateurs au micro, autant qu’au fil de
la discussion publique. En réalité, le champ des interactions retranscrit ne couvre que
les orateurs habilités à s’exprimer. Comme le souligne Hugo Coniez 25, une règle
coutumière veut que ne soient retranscrits que les propos entendus susceptibles
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d’être perçus par le président et le bureau de l’assemblée. De plus, le président a la
possibilité de demander la suppression de toute parole qu’il estime ne pas avoir
entendue (ce qui laisse bien sûr une forte marge d’appréciation). Dans les faits, peu
de choses arrivent aux oreilles du bureau et le président n’intervient pas. Le travail
des rédacteurs est donc avant tout de tracer une ligne, entre la séance officielle et la
séance officieuse. Forcément arbitraire, cette ligne est pourtant nécessaire à
l’intelligibilité des débats.
Dès lors, les échanges informels entre parlementaires n’apparaissent pas dans
le compte rendu. Or c’est là un élément crucial de la négociation en séance. Celle-ci
se déroule rarement au micro et échappe tant au compte rendu qu’à la caméra. Au
cours des débats analysés, les auteurs d’amendements bientôt en débat descendent
souvent voir le rapporteur ou le ministre, leur font passer des petits papiers ou leur
adressent la parole. De même, ils font le tour des parlementaires pour tenter de

24. Ibid., p. 954. On en retrouve trace aux articles 36, alinéa 10 du règlement du Sénat et 58, alinéa 6 du
règlement intérieur de l’Assemblée nationale.
25. Hugo CONIEZ, Écrire la démocratie : de la publicité des débats parlementaires, op.cit., p. 158.

Droit et Société 98/2018  189


B. MOREL

convaincre leurs collègues de la majorité comme de l’opposition lorsqu’ils estiment


leur amendement peu clivant. Échappent également à l’œil du lecteur le ballet des
parlementaires et le comptage des présents en séance. Pour que la majorité reste
majoritaire, il faut en effet qu’elle maintienne une présence suffisante. Aussi les
parlementaires tentés de sortir doivent-ils demander l’autorisation du responsable
du texte, ou au moins l’informer de leur départ pour que celui-ci trouve un rempla-
çant. Les négociations se font en direct et le balai continuel des parlementaires est
l’objet d’une vive activité et parfois d’âpres négociations. Non seulement ces tracta-
tions n’apparaissent pas, mais en ne mentionnant pas les présents, le compte ren-
du tend à véhiculer l’image d’une institution permanente alors que son corps est en
perpétuel renouvellement. Les arguments que l’on aurait alors tôt fait de croire
échangés entre des acteurs évoluant dans un même cadre spatio-temporel ne par-
ticipent ainsi que rarement à une dynamique d’interaction.
Enfin, certains acteurs n’ont tout simplement pas voix au compte rendu, car le
droit coutumier interdit de retranscrire leur propos. Il s’agit bien entendu des tri-
bunes qui peuvent jouer un rôle (même si leur relatif calme lors des débats ne nous
offre aucun point d’entrée dans cette analyse) 26, mais aussi des fonctionnaires du
Parlement. Ils jouent cependant un rôle différent dans ce débat au côté de la prési-
dence à l’Assemblée et au Sénat. Alors qu’à l’Assemblée, le vote sur l’article 1er en
première lecture donne lieu à de très fortes contestations (la présidente le déclare
adopté et s’en va sans demander confirmation), au Sénat, les administrateurs sont à
côté et au même niveau que le président. Ainsi sur l’amendement 29, le Secrétaire
général fait distinctement remarquer au président – « Monsieur le président, il y un
doute sur le 29 » – ce qui le conduit à procéder à un décompte des votes par « assis-
debout ». Il en va de même concernant l’amendement 10. Ce dernier supprimant
l’article 1er ter, tous les amendements afférents tombent. Pourtant le président con-
tinue de les appeler. Les fonctionnaires interviennent alors pour lui expliquer.
Le compte rendu renvoie donc l’image d’une séance où les interactions sont
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minimes, formalisées, prévisibles. Ce faisant, il masque le caractère parfois beau-
coup plus personnel des propos. Il tend également à éluder l’action d’un certain
nombre d’acteurs et à passer sous silence des processus de négociation fondamen-
taux dans le déroulement des débats ou les dynamiques d’acteurs. À travers la ratio-
nalisation qu’il opère, afin d’assurer la lisibilité des débats, le compte rendu distingue
une parole officielle et une parole officieuse insérées dans un jeu d’interactions com-
plexes. Il fait de cette parole le produit d’un corps institutionnel permanent, alors
que les acteurs présents sont sans cesse changeants. L’impression d’ordre qui se
dégage de la traduction du discours parlementaire cache la réalité d’une séance
instable, aux acteurs changeants et aux champs d’interaction multiples. La mise en
forme du discours parlementaire est ainsi révélatrice d’un idéal ordre parlementaire –
au sein duquel le compte rendu est conçu comme la voix du législateur, qui n’est
pas celle des députés, mais celle de l’institution créatrice de droit.

26. Selon les administrateurs, ce qui s’y déroule n’est rapporté que succinctement si cela a une influence
sur le débat en séance.

190  Droit et Société 98/2018


Ce que conte le compte rendu : l’institution d’un ordre parlementaire idéalisé

III. Le compte rendu, l’ordre parlementaire assuré par la codification de la séance


À travers le compte rendu, la séance publique est produite en espace d’ordre for-
tement codifié dans lequel les mouvements de séance sont scénarisés et rationali-
sés (III.1) et où la temporalité physique est écartée au profit d’une temporalité procé-
durale immuable (III.2).

III.1. La codification des mouvements de séance


Les comptes rendus ne se bornent pas à rapporter les propos. Ils consignent égale-
ment les émotions et mouvements qui traversent la séance. Toutefois, comme le sou-
ligne Jean-Philippe Heurtin, « reste qu’il y a loin de ces transcriptions d’émotion de
“mouvement de séance” à ce qui, lors de ces séances, s’est effectivement passé » 27 . Il
est à noter que la notation des mouvements de séance relève des seuls rédacteurs. Les
parlementaires qui souhaitent modifier leurs discours ne peuvent en rajouter 28.

Mouvements de séance rapportés dans les comptes rendus


à l’Assemblée nationale et au Sénat

Assemblée nationale Sénat


Applaudissements 309 Applaudissements 189
Simples 269 Simples 108
Vifs applaudissements 9 Vifs applaudissements 8
Couplés à un autre mouvement Couplés à un autre mouvement
de séance 21 de séance 37
Mêmes mouvements 7 Mêmes mouvements 0
Verbes conjugués 3 Verbes conjugués 36
Exclamations 154 Exclamations 96
Simples 112 Simples 51
Vives exclamations 3 Vives exclamations 1
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Couplées à un autre mouvement Couplées à un autre mouvement
de Séance 23 de Séance 10
Mêmes mouvements 12 Mêmes mouvements 1
Verbes conjugués 3 Verbes conjugués 31
Murmures 1 Murmures 2
Sourires 67 Sourires 53
Citations 50 Citations 53
« Très bien » 13 « Très bien » 16
« Oui », « Oh oui », « Eh oui » 9 « Oui », « Oh oui », « Eh oui » 7
Rires 31 Rires 20
Simples 26 Simples 19
Mêmes mouvements 3 Mêmes mouvements 0
Protestations10 Protestations 16
Interruptions 3 Interruptions 0

27. Jean-Philippe HEURTIN, L’espace public parlementaire : essai sur les raisons du législateur, Paris : PUF,
coll. « Droit, éthique, société », 1999, p. 227.
28. Eugène PIERRE, « Introduction au supplément de 1910 », op. cit., p. 955.

Droit et Société 98/2018  191


B. MOREL

Pour commencer, nous avons fait le décompte des références faites à chaque
type d’émotions dans les comptes rendus lors des débats dans les deux chambres.
Deux constats s’imposent.
D’abord, si les deux comptes rendus utilisent la même codification, celui du Sénat
semble bien moins disert en la matière. En effet, les débats ont duré environ quinze
heures dans chaque chambre. Or le nombre d’émotions rapportées est d’un tiers
moindre dans le compte rendu sénatorial (alors que le débat y fut pour le moins ani-
mé et que la seconde lecture à l’Assemblée s’est déroulée en l’absence presque totale
des députés de l’opposition). Cette différence s’explique également en partie par la
plus grande variété des modes d’expression du compte rendu sénatorial. Ainsi celui-
ci multiplie les noms propres suivis d’un verbe conjugué tels que « (M. Pierre Charon
s’exclame.) » ; « (M. François Rebsamen sourit.) » ; « (Mme Hélène Lipietz renché-
rit.) » Cette pratique d’individuation est absente du compte rendu de l’Assemblée,
qui se contente de retranscrire les émotions collectives. Il faut également noter que
le vocabulaire employé dans le compte rendu du Sénat est plus riche. Ainsi celui-ci
parle par exemple de « hourvari », de « tollé », ou de « brouhaha ». Ces différences
importantes rendent en la matière très difficile la comparaison de l’ambiance des
deux chambres à travers les retranscriptions. Afin de conserver une analyse cohé-
rente, nous limiterons, sur ce point, nos exemples au compte rendu de l’Assemblée
nationale.
En second lieu, la transcription des émotions et mouvements de séance obéit à
une codification stricte et, semble-t-il, homogène. Cette codification s’appuie sur
une gradation et sur une spatialisation des références. Les émotions sont généra-
lement rapportées aux bancs sur lesquels elles sont exprimées (plus précisément
aux groupes parlementaires). La gradation pour sa part se veut stricte et passe par
l’introduction d’adjectifs prédéfinis. Applaudissements et exclamations dominent
très largement les deux comptes rendus. Les premiers servent à marquer
l’approbation d’un camp et les secondes son mécontentement. La distinction de la
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protestation vis-à-vis des exclamations n’est pas évidente, mais selon Jean-Philippe
Heurtin marque un « mouvement d’humeur plus fort ».
Dans les faits toutefois, cette typologie sert à retranscrire l’ambiance de la
séance et n’obéit pas à une logique stricte. Comme ils sont de loin les plus nom-
breux, nous allons nous pencher sur les applaudissements et les exclamations.
— M. Michel Heinrich : Vous l’aurez compris, toutes ces raisons me feront voter
avec détermination contre ce texte [applaudissements sur les bancs du groupe UMP].
— Christophe Borgel, rapporteur : Sans blague.
— M. le président : La parole est à Mme Élisabeth Pochon.
— Mme Élisabeth Pochon : Le texte qui nous est soumis aujourd’hui.
Ici les applaudissements vont au discours de Michel Heinrich. Or ceux-ci sont
rares à la fin de son discours, alors qu’Élisabeth Pochon est fortement applaudie
avant sa prise de parole sans que le compte rendu n’en fasse mention. La même
dissymétrie peut être constatée par exemple lors du soutien de la motion de Jean-
Frédéric Poisson. Alors que ce dernier se voit offrir les applaudissements après sa
pique contre la promotion Voltaire de l’École nationale d’administration (ÉNA),

192  Droit et Société 98/2018


Ce que conte le compte rendu : l’institution d’un ordre parlementaire idéalisé

seuls deux députés l’applaudissent. Plus tard, la réponse de Manuel Valls entraîne de
longs applaudissements de la majorité, qualifiés de la même manière. Quand, peu
après dans la même intervention, il est noté dans le compte rendu : « vifs applaudis-
sements sur les bancs des groupes socialiste, écologiste et communiste », les mêmes
députés applaudissent, et ce avec un enthousiasme pour le moins similaire. Enfin, un
peu plus tard, l’intervention d’Alain Tourret, également parsemée dans le compte
rendu d’applaudissements, fait l’objet d’un vrai mouvement de séance, bien supé-
rieur de par son ampleur sonore et visuelle aux précédentes notifications. Ainsi les
applaudissements recouvrent des réalités très diverses que l’adjectif employé ne
suffit pas à qualifier. Leur présence ne signifie pas leur importance et leur absence,
leur inexistence.
Un constat similaire peut être dressé concernant les exclamations. Ainsi certaines
d’entre elles n’apparaissent pas dans le compte rendu. C’est le cas par exemple de
celles suivant l’intervention du député Jean-Frédéric Poisson le 3 juillet lorsqu’il
plaisante : « “L’ennui naquit un jour de l’uniformité”, disait le célèbre Antoine
Houdar de La Motte, dans une fable intitulée Les amis trop d’accord. On ne peut pas
vraiment dire que ce titre reflète tout à fait l’état de votre majorité, monsieur le
ministre ! » C’est également le cas de celles qui suivent l’intervention de Joël Giraud
lors de la discussion générale qui, en toute rigueur, auraient pu être qualifiées de
« vives exclamations ». Elles sont pourtant accordées à l’intervention de François
de Rugy lors de l’examen de la motion de renvoi en commission. Pourtant ni dans
les tribunes, ni sur la vidéo l’on ne note de réel mouvement de séance. À la fin de
l’intervention de Guy Geoffroi lors de la discussion générale, le compte rendu fait
référence à des murmures sur les travées du groupe écologiste, or ceux-ci s’avèrent
beaucoup plus sonores que les précédentes exclamations. Enfin, en pleine inter-
vention du rapporteur lors de la discussion générale, l’ordre de la séance semble se
rompre. Tant est si bien que le président Bartolone doit interrompre l’orateur et
intervenir. Le compte rendu ne fait état que d’exclamations sur les bancs de la
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droite. Enfin, si l’on considère l’interruption comme un degré supérieur à l’excla-
mation, celle sur la motion de Jean-Frédéric Poisson n’est pas vraiment audible et
ne semble pas gêner l’orateur.
Comment comprendre cette diversité ? Comme le soulignent les fonctionnaires
interrogés, la typologie des mouvements de séance ne se veut en aucun cas scienti-
fique. Elle est un outil parmi d’autres afin de donner à voir l’ambiance de la séance.
Or les rédacteurs n’effectuent que des prises de quinze minutes et n’ont qui plus est
pas la même sensibilité au déroulement des débats. Dans les logiciels qu’ils utilisent,
les fonctionnaires ont à leur disposition, via un menu prédéterminé, l’ensemble des
émotions qu’ils peuvent introduire. Toutefois, si le logiciel contraint leur choix, il ne le
guide pas. Notons que l’ajout d’émotions se fait également souvent à deux niveaux,
celui du rédacteur et celui de son correcteur. Les jeunes rédacteurs sont en effet
jugés timides en la matière par leurs aînés correcteurs ; alors que les premiers crai-
gnent de se méprendre sur la qualification d’un mouvement de séance, les seconds
se sentent plus sûrs et donc plus libres. Conscients du caractère avant tout théâtral
de l’outil, ils en rajoutent en seconde lecture.

Droit et Société 98/2018  193


B. MOREL

Enfin, beaucoup d’interjections n’apparaissent pas. Celles qui sont présentes


dans le compte rendu sont souvent reformulées en expression standard (très bien,
oh,…) De façon pratique, ces expressions font l’objet de raccourcis préconfigurés
dans le logiciel des rédacteurs. Leur contenu, sauf s’il est original ou suscite une ré-
ponse, est donc le produit d’une retranscription standardisée. Comme le souligne
Claude Azéma, il faut également tenir compte des limites physiques du rédacteur.
Celui-ci n’entend pas toujours toute la scène et son oreille ne perce qu’imparfaite-
ment le brouhaha. Les fonctionnaires reconnaissent ainsi qu’il y a une « prime géo-
graphique » quant à la localisation des parlementaires en bas de l’hémicycle, et une
« prime biologique » aux voix fortes et audibles. Si les rédacteurs disent tenter de
répartir les interruptions équitablement entre tous les présents pour « que tout le
monde ait voix au compte rendu », un avantage est acquis aux députés connus. Que
ce soit sur la vidéo ou sur le compte rendu, seules les personnes ayant le micro et le
président sont, quoi qu’il en soit, sûres d’être entendues 29. En fait, le nombre
d’interruptions rapportées est lié avant tout à l’ambiance du débat. Plus que la
fidélité à ce qui est dit, les interruptions sont donc adaptées à l’atmosphère de la
séance. Du point de vue des rédacteurs, elles ne sont pas tant un élément de dis-
cours que de mise en scène. Ainsi, elles jouent un rôle très similaire aux didascalies
dont elles représentent un complément.
Si des émotions collectives sont précisées dans le compte rendu, ce n’est pas le
cas de celles exprimées par l’orateur ; la reformulation du texte tend encore plus à les
masquer. Ainsi, en première lecture à l’Assemblée, dans leurs soutiens à la motion de
rejet préalable, Alain Tourret et Guy Geoffroi amènent une vraie émotion marquant
tristesse et désapprobation, qui conduit même le second à perdre souffle. De
même, lors de la discussion de l’article 49 au Sénat, le rapporteur, Simon Sutour
répond à Jacques Mézard sur les attaques dont il a fait l’objet de sa part durant le
débat. Sa voix est chevrotante, il semble profondément touché. Hors écran, certains
collègues descendent de la tribune pour le soutenir. C’est un moment essentiel du
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débat que ne montre pas la vidéo et qui est tu dans le compte rendu. Jusqu’à pré-
sent, le rapporteur était marginalisé. En effet, la commission dont il était le repré-
sentant l’avait désavoué et son rapport était attaqué de toute part quant à son mode
d’élaboration expéditif. Après ce trait d’émotion, son procès en légitimité s’apaise
et il semble à même de reprendre pied dans le débat. En entretien, les fonction-
naires font référence à d’autres exemples, parfois qualifiés de poignants. Si certains
codes existent (« sourires » pour souligner l’ironie), le compte rendu se veut insen-
sible à la majeure partie des émotions exprimées par l’orateur.
« C’est un travail de dramaturge ! » s’exclama paradoxalement, dans l’un des entre-
tiens réalisés, un fonctionnaire du compte rendu. Dans les faits, la transcription des
émotions et mouvements de séance est un outil dans les mains du service du
compte rendu usité afin de rendre une atmosphère. Si le nombre de qualificatifs est
limité, leur emploi reste sujet à discussion et obéit à des règles variables pour
chaque rédacteur, chaque débat, chaque assemblée. Dans tous les cas, si restituer

29. Pierre-Yves BAUDOT et Olivier ROZENBERG, « Entretien avec Claude Azéma, directeur du service du
compte rendu intégral à l’Assemblée nationale », art. cité, p. 134.

194  Droit et Société 98/2018


Ce que conte le compte rendu : l’institution d’un ordre parlementaire idéalisé

l’ambiance de la séance est l’une des missions que se fixent les fonctionnaires, leur
priorité reste la lisibilité et la cohérence des débats. Émotions, interruptions et
mouvements de séance ne sont donc rapportés que s’ils ne nuisent pas à la restitu-
tion du discours parlementaire.

III.2. La codification d’une temporalité procédurale


Le déroulement d’une séance parlementaire obéit à un processus codifié, rendu
prévisible par l’ordre du jour et routinisé par un mode d’examen des textes qui n’a
que peu évolué depuis le milieu du XIXe siècle, à l’instar du droit parlementaire. La
lecture du compte rendu rend évident cet ordre inéluctable d’examen ; cette mise
en musique d’une partition programmée et sans surprise. Les acteurs sont connus
et identifiés par leurs titres. Les noms des ministres, présidents de commissions ou
rapporteurs sont suivis de leur qualité. Un seul nom propre est masqué, éclipsé par
sa fonction, celui du président de séance.
Le président du compte rendu est un personnage taciturne, qui rythme la
séance de phrases repères, d’interventions servant à marquer la continuité et la
cohérence du débat. Dans les faits, ces phrases convenues ne sont jamais pronon-
cées, ou de façon bien plus aléatoire. Elles se limitent souvent à un « vous avez la
parole cher collègue », ou à un « maintenant article 2 ». Les pointes, les piques ou
les ambiguïtés qui accompagnent souvent ces termes ne sont pas retranscrits. Tout
comme les interruptions, elles font l’objet de raccourcis préconfigurés dans les
logiciels. La majeure partie des propos attribués au président ne sont en réalité
jamais prononcés et font l’objet d’une introduction systématique à travers un pro-
cessus de mise en forme routinisé. Ainsi passe-t-on en une didascalie sur un long
moment informant sur les ressorts de la gestion de la séance. Là où il est juste rap-
porté dans le compte rendu : « Les amendements n° 271, 270, 273, 226, 225, 272,
275, 276, 279, 274, 277, 278 et 280, successivement mis aux voix, ne sont pas adop-
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tés », le président de séance de l’Assemblée se perd dans de longues minutes
d’hésitation :
Je mets aux voix l’amendement 271 qui fait l’objet d’un avis défavorable. Qui est
pour son adoption [le président lève la tête], qui est contre ? Il est rejeté. 270, même
vote rejeté [le président lève à peine la tête]. 273, pareil. [Le président passe les pages
de son dérouleur sans lever la tête ni marquer de pause] 226, identique. 225, 272, 275,
276, 279, 274, 277, 278 et 280, rejetés.
Ce moment des débats est pourtant extrêmement important au cours de la
séance. Il est celui où les parlementaires décident si le combat en vaut la peine. S’il
vaut mieux abréger les débats ou si la stratégie doit à rebours consister en une lutte
pied à pied.
Toutefois, dans le compte rendu, les interventions du président jouent un tout
autre rôle. Les fonctionnaires les considèrent comme faisant partie de la procédure.
Elles apparaissent comme une ponctuation du débat, un outil de mise en forme de
celui-ci. À travers la rationalisation et l’uniformisation de leur inclusion, c’est encore
une fois la lisibilité, mais aussi la validité du débat qui est recherchée. Le service du
compte rendu se veut ainsi le gardien de la procédure. Ses membres reconnaissent

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B. MOREL

déplacer des morceaux de débats pour les insérer au moment où ils auraient dû se
situer. Lors de la discussion de l’article 1er ter, le président se trompe et fait discuter
l’amendement 54 portant sur l’article suivant, le fait voter, puis revient sur
l’amendement 10. Le compte rendu remet le débat en ordre. Il présente la discus-
sion du 10 avant celle du 54 et efface les remarques du rapporteur et du ministre
qui évoquent la possibilité d’une erreur. La procédure et son respect sourcilleux
représentent en réalité la dimension temporelle dans laquelle évolue le compte
rendu et qui se substitue au temps physique. Les différents stades du débat
s’articulent entre eux de façon successive sans que leur temporalité réelle, celle du
décompte des minutes, n’ait jamais d’importance. C’est l’ordre qui compte, et non
la durée ou l’heure. Les seules indications dont le compte rendu fait état sont les
heures d’ouverture et de clôture des séances. L’organisation temporelle des dis-
cours, elle, est absente. Elle l’est de la présentation et des didascalies. Elle est aussi
effacée des interventions en séance, notamment de celles impliquant sa négocia-
tion comme le montre l’extrait ci-après. La séance du compte rendu se doit d’être
linéaire et d’épouser les formes intemporelles de la procédure parlementaire.
M. le président. Je suis en effet saisi de plusieurs amendements de M. Jean-
Christophe Lagarde n° 271, 270, 273, 226, 225, 272, 275, 276, 279, 274, 277, 278 et 280.
Tel est l’événement rapporté en première lecture par le compte rendu. En réali-
té, la situation va faire l’objet d’une négociation.
— Le président : Le 274, Monsieur Lagarde.
— Jean-Philippe Lagarde : Monsieur le président, l’argumentation de notre rap-
porteur, au-delà de m’avoir fait sourire, me permet de défendre en même temps le
271, le 270, le 273, le 226, 225 et me semble-t-il encore le 272. Ainsi que le 275, pardon.
Vous me permettrez donc de dépasser largement les deux minutes, parce que je suis
en train d’en faire beaucoup dans l’effort d’accélération. Le président hoche la tête
(hors antenne).
La question de la validité procédurale est ici centrale pour les rédacteurs. Il n’est
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pas seulement nécessaire que les parlementaires habilités débattent, encore faut-il
qu’ils le fassent dans les formes pour que leurs délibérations soient jugées à la fois
intelligibles et valides. Ainsi peut-on appréhender la question du respect du règle-
ment. Ce type d’arrangements en séance, mettant de côté souvent le règlement au
profit d’un accord entre les acteurs, est généralement omis dans le compte rendu.
Certes, le président d’assemblée peut en effet, en vertu de son pouvoir de police,
faire supprimer les propos jugés inconstitutionnels 30. Certes, le contournement du
règlement pourrait faire l’objet d’une censure de la part du Conseil constitutionnel.
Toutefois, le droit et la capacité d’intervention des autorités politiques semblent
être un élément très marginal pour les fonctionnaires. Ce qui motive cette mise en
forme apparaît plus comme étant un souci de lisibilité de la séance à travers sa
retranscription dans un ordre immuable et assuré. « On fait de notre mieux pour
rétablir le règlement. C’est l’un des travaux du rédacteur et du correcteur de rétablir
la procédure. Parfois, on oublie l’avis du Gouvernement. Alors on met “même avis”.
Si l’on sent que ça va dans tel sens », évoque l’un d’eux.

30. Ces derniers sont alors réputés ne pas avoir été tenus, sauf si la Chambre émet une protestation solennelle.

196  Droit et Société 98/2018


Ce que conte le compte rendu : l’institution d’un ordre parlementaire idéalisé

Cependant, les arrangements avec le droit parlementaire ne peuvent se pro-


duire et échapper au compte rendu que quand tous les partis sont d’accord. Lors de
la seconde lecture à l’Assemblée, le 18 novembre 2013, à l’ouverture de la séance de
l’après-midi, le président Marc Le Fur appelle ainsi les auteurs à soutenir leurs
amendements. Le groupe UMP n’a pas eu le temps de mobiliser ses troupes et ses
bancs sont complètement vides, à l’exception de Jean-Luc Reitzer et Daniel Fas-
quelle. Les amendements tombent par dizaine. Marc Le Fur leur fait alors passer un
message. Ils doivent faire des rappels au règlement afin de gagner du temps.
D’abord, il tente visiblement de faire passer, hors antenne, le mot par des fonction-
naires. Puis il les interpelle, « Monsieur Fasquelle, un rappel au règlement ? Non ? »
L’opposition s’indigne de cette prise de position partisane du président. Et Jean-
Jacques Urvoas, président de la commission des lois, exige que cela soit transcrit au
compte rendu. Peu de temps après, Marc Le Fur retente la même stratégie « Monsieur
Reitzer, pour un rappel au règlement, non ? » Des bancs socialistes s’élève un
« non ! » Pourtant rien n’apparaît alors au compte rendu. Ici, c’est donc l’inter-
vention de Jean-Jacques Urvoas qui a entraîné la retranscription du premier inci-
dent. Au-delà du règlement, c’est également l’image du président qui tend ici à être
préservée. « Il faut protéger la présidence. Si l’on sent que la présidence faute et est
à l’origine d’une erreur de procédure, par excès de précipitation… » confie ainsi un
fonctionnaire du Sénat. Cet avis semble moins partagé par les rédacteurs de
l’Assemblée nationale. Pour autant, les deux comptes rendus semblent vouloir
préserver l’autorité d’un président maître de cérémonie. Son autorité est affirmée
ainsi, car maintenue hors des altercations en séance. Ainsi, lors du discours de
Manuel Valls, les députés s’agitent. Quelques remarques de parlementaires UMP
apparaissent au compte rendu. Pendant ce temps, Claude Bartolone ne cesse de
demander le calme, s’époumonant en vain sans que rien ne figure. La vidéo ne le
montre pas plus, jusqu’à ce que sa voix finisse par couvrir celle du ministre. Si le
compte rendu reste toujours muet, la caméra elle fait alors un gros plan sur lui.
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Tenu or de l’arène qu’il préside, le président du compte rendu ne saurait donc s’y
mêler, encore moins s’époumoner sans être écouté. Il est un élément de référence
et de stabilité qui ne saurait prendre part au désordre.

Conclusion
Le compte rendu renvoie donc l’image d’une séance fortement ritualisée autour
d’une procédure immuable et intemporelle. Cette dernière est marquée d’inter-
ventions rituelles et formalisées et renvoyées de façon automatique à la figure d’un
président-narrateur dont la part à l’action cède souvent à la mise en cohérence de
l’histoire. À travers la reconstitution a posteriori d’un ordre immuable et conforme
au droit, le compte rendu participe non seulement à la lisibilité de l’activité parle-
mentaire, mais aussi à sa légitimation et à la validité de ses actes. Le compte rendu
nous raconte une histoire. Cette histoire n’est pas tout à fait celle de la séance telle
qu’elle a eu lieu, car elle répond à ses logiques propres. À travers une activité de
mise en forme des discours – que ce soit dans leurs contenus, leurs modes
d’expérience et leur organisation –, elle conduit à reconstruire des interventions à la

Droit et Société 98/2018  197


B. MOREL

fois indépendantes et cohérentes. Par l’intermédiaire de la codification stricte mise


en œuvre par les rédacteurs, elle rend compte d’un ordre immuable et intemporel
ou même le désordre peut être qualifié rigoureusement. La plurivocité et la poly-
sémie qui s’expriment en séance sont susceptibles de mettre en danger l’ordre
parlementaire. Le compte rendu peut être ainsi interprété comme une façon de
remettre en forme la parole et de rétablir a posteriori cet ordre.
Ce que le compte rendu donne à étudier aux chercheurs en sciences sociales,
c’est un débat mis en forme, épuré, réagencé et lissé. Il tend à présenter des débats
moins agonistiques et moins conflictuels que dans la réalité. Dès lors que la mise en
forme porte aussi sur les enjeux politiques et les concepts utilisés, une analyse lexi-
cale des comptes rendus comporte des limites dont le chercheur doit être cons-
cient. Elle conserve son intérêt, du moment que le lecteur garde à l’esprit que
l’analyse ne porte peut-être pas tant sur le contenu des débats stricto sensu, mais
sur la représentation idéalisée que l’institution cherche à projeter des rôles parle-
mentaires. Au final, pourtant, ni la vidéo ni même l’observation dans les tribunes
ne sont exemptes de limites. La première conditionne la vue au cadre de la caméra.
La seconde, si elle est la plus souhaitable, ne permet toutefois pas de comprendre
l’ensemble de ce qui se passe en séance. La parole audible est là encore un obstacle
dont le micro représente cette fois le déterminant. Mais sans vouloir conjurer tout
biais, il est nécessaire d’en prendre conscience et de concevoir la séance comme un
jeu d’interactions plus riche que celui que nous appréhendons communément et
qui explique peut-être pourquoi nous prenons si aisément le compte rendu pour
argent comptant. Pour autant, le compte rendu est une source dont la valeur est
grande pour peu qu’on le lise correctement. Plus même, il représente sans doute un
champ d’études en ce qu’il permet de comprendre ce que veut donner à voir une
institution.
À travers la reconstitution d’un ordre immuable, c’est également la légitimation
des actes du Parlement que les fonctionnaires du compte rendu ont à cœur. Ce que
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Niklas Luhmann nomme la « légitimation par la procédure » 31 va ici être soigneu-
sement entretenu par la reconstruction a posteriori et par la codification sourcil-
leuse du déroulement du débat. L’État moderne tire toujours, selon une conception
wébérienne, sa légitimité de la légalité 32. Le compte rendu n’est donc pas seule-
ment un outil permettant d’assurer la publicité des débats. Il en assure également
la légitimité en encadrant leur édiction au sein d’un ordre et d’une forme permet-
tant la transformation de la parole parlementaire en acte de droit 33. Envisager le
compte rendu à travers sa mise en forme, c’est donc aussi penser le discours
comme un acte juridique. Le débat parlementaire doit être appréhendé à la fois
comme une articulation de discours juxtaposés et divergents et comme l’instance

31. Niklas LUHMANN, La légitimation par la procédure, Paris : Cerf, 2001.


32. Voir Olivier CORTEN, « La persistance de l’argument légaliste : éléments pour une typologie contempo-
raine des registres de légitimité dans une société libérale », Droit et Société, 50, 2003, p. 185-208.
33. Sur la question de légitimation procédurale, de la norme voir notamment Herbert Lionel Adolphus
HART, The Concept of Law, Oxford : Clarendon Press, 1961.

198  Droit et Société 98/2018


Ce que conte le compte rendu : l’institution d’un ordre parlementaire idéalisé

d’énonciation d’une norme univoque par le législateur 34. Or le compte rendu est
avant tout un acte d’institution qui tend à traduire les discours en vue de
l’établissement d’une norme.
De ce point de vue, il faut souligner sa spécificité dans le champ juridique français.
Alors que les décisions des tribunaux hexagonaux se singularisent de celles de leurs
homologues occidentaux par leur laconisme et leur univocité 35, le compte rendu des
débats est le seul objet de droit inscrivant l’élaboration normative dans un débat con-
tradictoire et public. Par ailleurs, le considérer comme un acte de droit, c’est aussi lui
éviter un faux procès. Celui-ci ne donne pas une image biaisée des débats. Il en restitue
une version orientée vers la mise en avant de leur cohérence afin d’en permettre
l’intelligibilité au plus grand nombre et d’en rendre possible l’exploitation juridique.
Ainsi participe-t-il avec conscience à sa mission constitutionnelle de publicité des
débats parlementaires. La mise en forme de ce dernier ne saurait en effet être vue
comme un acte purement esthétique ou apologétique. Or si les mots ont du poids
en politique, le droit dépend intimement de la mobilité de leur sens 36.
Accuser le compte rendu de ne pas être la retranscription intégrale et fidèle de
ce qui se passe en séance, c’est donc méconnaître sa nature et les objectifs qu’il se
donne. « On a un idéal d’invisibilité. Maquiller le texte, mais il ne faut pas que ça se
voit », reconnaît un rédacteur. S’il est une « traduction » et s’il nous faut la lire à défaut
de connaître la langue de l’auteur, alors son analyse nécessite en toute rigueur que l’on
en saisisse les limites. Corne d’abondance pour la recherche en tous les domaines
donnant lieu à une intervention législative, le compte rendu ne peut parler qu’à
condition que l’on sache l’écouter.
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 L’auteur
Benjamin Morel est docteur à l’École normale supérieure de Cachan et attaché tempo-
raire à l’enseignement et à la recherche à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne ; ses
recherches portent principalement sur le Parlement et l’analyse institutionnelle selon une
perspective interdisciplinaire entre droit public et science politique. Parmi ses travaux :
— Le Sénat et sa légitimité, l’institution interprète d’un rôle constitutionnel, Paris : Dalloz,
coll. « Bibliothèque constitutionnelle et parlementaire », 2018 (à paraître) ;
— « Les commissions parlementaires au Sénat, analyse d’une diversité », Revue française
de droit constitutionnel, 109, 2017.

34. Éric LANDOWSKI, « Le débat parlementaire et l’écriture de la loi », art. cité, p. 428.
35. Horatia MUIR-WATT, « La fonction subversive du droit comparé », Revue internationale de droit comparé,
52 (3), 2000, p. 503-527.
36. Voir notamment : John L. AUSTIN, How to do Things with Words, Cambridge : Harvard University Press,
1962.

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