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PARLEMENTAIRE IDÉALISÉ
Benjamin Morel
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limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
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Benjamin Morel
Institut des Sciences Sociales du Politique (ISP/ENS Paris-Saclay – Université Paris Ouest Nanterre-La Défense), Bâtiment Laplace,
61 avenue du Président Wilson, F-94235 Cachan cedex.
<benjamin.morel@outlook.fr>
Résumé Cet article tend à envisager les questions que nous pose la rédaction du
compte rendu intégral des débats parlementaires. Cet outil, facile d’accès,
est très employé par les chercheurs, que ce soit dans les analyses qualita-
tives ou quantitatives. Pour autant, est-on sûr que les mots rapportés soient
ceux qui ont été effectivement prononcés ? Quels biais s’insinuent dans
notre lecture du compte rendu ? Biais dans notre lecture et non dans son
écriture. Car le peu de recul que nous développons vis-à-vis du matériau de
recherche provient d’une mésinterprétation de ses objectifs de production.
Le compte rendu n’est pas un verbatim. Le compte rendu est un acte
d’institution produit à dessein d’assurer une transition entre la plurivocité
des débats parlementaires et l’univocité de la norme juridique produite. Il
se veut ainsi la mise en forme d’un ordre parlementaire fortement idéalisé
et ritualisé permettant d’assurer la lisibilité du processus législatif et, par-
tant, la validité et la légitimité du droit.
Compte rendu intégral des débats parlementaires – Institution – Ordre
parlementaire – Parlement.
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Introduction
« L’âme des Assemblées que [le citoyen] a choisies se révèle à lui dans les
comptes rendus, de même qu’un miroir nous renvoie notre image » 1 écrivait
l’ancien sténographe Eugène Pierre. Toutefois, comme le notait Jean Cocteau, « les
miroirs feraient bien de réfléchir un peu avant de renvoyer des images » 2. Or le
compte rendu intégral des débats parlementaires, pain quotidien du chercheur, a
fait l’objet de bien peu d’études au contraire de celui des juridictions 3. Il convien-
drait pourtant de se demander s’il ne s’agit pas là d’un miroir déformant. Comment
lit-on les débats parlementaires sinon par leur transcription par les chambres ?
Certes, comme le souligne Jacques Commaille, « ce dont nous disposons ne consti-
tue qu’une toute petite partie de ce qui s’est passé » 4. Mais sommes-nous vraiment
sûrs que cela s’est passé ? Que nous dit le compte rendu ? Que nous cache-t-il ?
Produit de l’institution qui en prend en charge la rédaction, il ne peut être considé-
ré comme la transcription mot à mot du discours des parlementaires 5.
L’objet de cet article est d’interroger le compte rendu comme source scientifique,
d’en souligner les biais, et d’en questionner les usages. Selon Éric Landowski, les débats
parlementaires peuvent être appréhendés suivant deux perspectives 6. D’un côté les
sciences sociales, la sociologie du droit comme la science politique, envisagent le dis-
cours de l’assemblée de façon « désintégrée », au sens où le chercheur met en lumière
les lignes de force et les affrontements qui structurent la lutte politique. À rebours, la
science juridique envisage le débat parlementaire comme l’expression d’un législateur
univoque, fiction nécessaire à l’émergence d’un droit comme émanation de la volonté
générale 7. Or, comme le note Claire de Galembert : « L’enjeu transactionnel des débats
est bien le texte en train de s’écrire, un texte qui représente la formalisation ultime d’un
accord ayant pour effet de transformer des décisions politiques en normes parées des
atours de l’universalité et de la neutralité 8 . » C’est pourquoi le compte rendu peut être
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9. Loi n° 2014-125 du 14 février 2014, interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat
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12. Bernard PINGAUD, « Voyage autour de ma chambre. Souvenirs et réflexions d’un ancien secrétaire des
débats », in Michel MOPIN (dir.), L’Assemblée nationale, Paris : Biro, 1992, p. 38.
13. Journal officiel des débats du 14 novembre 2003, Sénat, n° 25 S, p. 5678.
14. Delphine GARDEY, « Turning Public Discourse into an Authentic Artefact: Shorthand Transcription in
the French National Assembly », in Bruno LATOUR et Peter WEIBEL (eds.), Making Things Public, Cambridge :
MIT Press, 2005, p. 836-843.
15. ID., « Scriptes de la démocratie. Les sténographes et rédacteurs des Débats (1848-2005) », Sociologie du
travail, 2, 2010, p. 202.
16. Yves LAVOINNE, « Publicité des débats et espace public », Études de communication, 22, 1999, p. 115-132.
17. L’Assemblée développe un logiciel intégré : Syceron (Système de compte rendu optimisé numérique),
intégré permettant de gérer une base unique en réseau l’activité des rédacteurs et des correcteurs au sein
d’un processus prenant en charge la tâche de la rédaction à la publication en passant par la normalisation
de la procédure. Le Sénat pour sa part développe une application sous Microsoft Word se concentrant
principalement sur l’activité de rédaction.
18. Pierre-Yves BAUDOT et Olivier ROZENBERG, « Entretien avec Claude Azéma, directeur du service du
compte rendu intégral à l’Assemblée nationale », Parlement[s], Revue d’histoire politique, 14, 2010, p. 140.
19. Delphine GARDEY, « Scriptes de la démocratie. Les sténographes et rédacteurs des Débats (1848-2005) »,
art. cité, p. 200.
20. ID., « Enregistrer et rendre les débats publics en Grande-Bretagne et en France. La sténographie
comme exigence et révélateur de la démocratie parlementaire », in Claire DE GALEMBERT, Olivier ROZENBERG
et Cécile VIGOUR (dir.), Faire parler le Parlement. Méthodes et enjeux de l’analyse des débats parlementaires
pour les sciences sociales, op.cit., p. 88.
qu’il s’agit pour eux à la fois de rendre clair le propos et de l’inscrire au sein d’un
ordre dialogique bien établi. Hippolyte Prévost, le fondateur, en 1848, du compte
rendu moderne, n’hésite pas à comparer cette démarche à une traduction inter-
linguistique 21. Il s’agit de rendre justice à l’orateur, comme le traducteur doit
rendre justice à l’auteur… et si l’auteur n’est pas bon, alors c’est au traducteur de
sauver le style à défaut de pouvoir réécrire l’intrigue.
21. Hippolyte PRÉVOST, Organisation de la sténographie officielle de l’Assemblée nationale, Paris : Firmin
Didot Frères, 1848.
22. Hugo CONIEZ, Écrire la démocratie : de la publicité des débats parlementaires, Paris : Éditions Pepper,
l’Harmattan, coll. « Communication, politique et société », 2012, p. 114.
Palais Bourbon, Francis Vercamer est réputé avoir prononcé : « Mon amendement
mentionne également les différentes assemblées diverses et variées de notre Répu-
blique, comme celle de Corse, etc. » En fait, ce dernier ne fait aucune référence à la
Corse. Toutefois, sans cet exemple, l’objet de l’amendement pourrait sembler abs-
cons et peu concret. On assiste de même à une structuration a posteriori des propos.
Ainsi David Habib est réputé durant son intervention à l’Assemblée lors de la discus-
sion générale, avoir dit : « Premièrement, la fin du cumul ne réconciliera pas à elle
seule les Français [...]. Deuxièmement, la fin du cumul… » En fait le « premièrement »
n’a jamais été prononcé. Toutefois, pour faire écho au « deuxièmement », il est rajou-
té. Cet effort de clarification doit aussi permettre de mettre en lumière les points sen-
sibles du débat. Ainsi, à l’Assemblée, Manuel Valls répond sur l’amendement 93 aux
députés Guy Goeffroy et Jean-Christophe Lagarde : « Nous, nous voulons avoir un
débat sur la question du député, sur le rôle du parlementaire. » Toutefois cela est
peu clair. Ce qui oppose la vision portée par le ministre à celle développée par les
parlementaires UMP, c’est la question de la représentation. Alors que Manuel Valls
se veut le chantre d’un Parlement représentant la Nation, les parlementaires UMP se
posent avant tout en ambassadeurs de leur circonscription. Dès lors, les propos du
ministre sont reformulés dans le compte rendu en : « Nous, nous voulons débattre de
la représentation nationale. » Dans la lecture que l’on peut faire du débat, c’est
donc une réinterprétation importante de laquelle l’on aurait tôt fait de tirer des
conclusions hâtives à partir de paroles jamais prononcées.
De façon générale, le niveau de reformulation syntaxique dépend du degré de
structuration préalable du discours. Ainsi, lors de la discussion générale, le rappor-
teur Christophe Borgel, tout comme le ministre Manuel Valls, lit ses notes. Le
compte rendu se rapproche alors du verbatim. Puis, une fois ce stade formel passé,
lorsque la discussion appelle la présentation des amendements, la reformulation
des propos devient la règle. Ainsi, un fonctionnaire confie :
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votre majorité, voire au sein du groupe majoritaire. Le texte que vous présentez,
amendé par la commission, peut-être amendé en séance, puis au Sénat, sera totalement
illisible et indigeste pour nos concitoyens. Ils douteront encore davantage de la repré-
sentation nationale, de la petite cuisine que nous faisons pour notre intérêt personnel.
Outre la reformulation, des choix sont faits par le rédacteur dans l’interprétation
du discours. Par exemple, les termes « illisible et indigeste » se rapportent au texte,
ils le qualifient. Dans le compte rendu, ils sont rapportés aux citoyens. Ce dernier
terme est lié aux doutes sur la représentation nationale, il appartient à une autre
proposition et marque une étape du discours. Dans l’intervention orale, c’est la
qualité juridique du texte qui est mise en cause, alors que le compte rendu met
l’accent sur les seuls risques de mésinterprétation dans l’opinion. La formation de
juriste du député Guy Geoffroy étaie cette intuition et souligne la marge importante
d’interprétation laissée aux rédacteurs.
Mais que faire quand le discours ne veut rien dire ? Pour modifier significativement
le fond du propos, les rédacteurs doivent avoir l’aval du bureau de leur assemblée.
Lorsque par hasard un discours incohérent et trahissant chez l’orateur un complet
dérangement d’esprit vient à être prononcé, le Bureau de l’assemblée peut autoriser
les secrétaires-rédacteurs et les sténographes à modifier ce discours, de manière à ce
que le public, en le lisant, ne s’aperçoive pas de l’accident arrivé à l’un des membres
de la Chambre 23.
Bien entendu, la définition du « dérangement d’esprit » est sujette à interpréta-
tion. Dans les faits, les ambiguïtés font l’objet d’un traitement informel. L’orateur
est contacté afin de préciser sa pensée. En cas de non-réponse, le propos est sup-
primé ou éludé. Si le parlementaire semble avoir commis une erreur grossière,
celle-ci est corrigée en interne. Ainsi un fonctionnaire de l’Assemblée nous confie :
« Une fois, je me souviens, Bernard Kouchner dit “moi qui ai passé neuf ans en
Afghanistan”. Ça paraît étonnant ! Alors on regarde sa biographie, ça aurait laissé
des traces quand même. Du coup, on a mis, “moi qui suis resté longtemps en
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discours non prononcés ou demander aux orateurs les épreuves écrites de leurs
discours pour en resituer l’esprit n’apparaît pas problématique aux acteurs. Un
fonctionnaire du compte rendu de l’Assemblée déclare ainsi : « Même quand un
orateur a improvisé, il est utile de lui demander son papier. Parce que ça permet de
cerner l’intention du législateur et de mieux l’exprimer. » Les rédacteurs se veulent
écrire pour l’Histoire et pour les praticiens du droit qui sont réputés avoir besoin
d’une pensée claire restituée dans un langage intemporel.
souvent éludés. Notons l’absence, par exemple, d’une remarque de Manuel Valls
durant sa réponse à la motion du député Daniel Fasquelle : « Monsieur Myard, je ne
vous ai pas réveillé j’espère. »
Enfin, la mention de certaines interventions vise à asseoir une représentation or-
donnée du Parlement et de ses activités, qui contraste avec la réalité. Ainsi
Éliane Assassi intervient lors de la présentation de l’amendement 53 et est gênée par
des discussions dans les bancs socialistes, certains sénateurs étant debout dans les
travées. La vidéo ne montre et ne fait entendre qu’elle. Dans les faits, peu de séna-
teurs l’écoutent. L’oratrice finit par perdre le fil de son discours. Elle bafouille et
stoppe son propos, puis dit : « Si le président Rebsamen pouvait essayer de régler ses
petits conflits internes en d’autres lieux… » ; le président Bel reprend : « Mon cher
collègue s’il vous plaît, si vous vouliez bien laisser Madame la Sénatrice s’exprimer,
sereinement. » Aucune de ces remarques ne figure au compte rendu.
Comment expliquer cette absence ? La première raison est historique. Le prési-
dent a la possibilité, en vertu de ses pouvoirs de police, de revenir sur toute inter-
vention pouvant mener à une confrontation entre deux parlementaires et deman-
der qu’elle soit retirée du compte rendu. Si ces demandes sont rares, et aujourd’hui
presque inexistantes, l’autocensure en la matière semble s’être imposée. Eugène
Pierre souligne qu’il s’agit là d’un héritage de l’époque où de telles interprétations
pouvaient donner lieu à un duel 24. La seconde raison tient dans le statut même du
compte rendu. Ce dernier doit, selon les rédacteurs, restituer l’essence et la cohé-
rence des débats. Or le débat en séance est tout sauf unique et donc cohérent.
Comme le souligne un fonctionnaire de l’Assemblée nationale, n’est retranscrit que
ce qui a vocation à être entendu de tous. Or l’hémicycle est plein d’apartés et de
discussions bruyantes auxquelles réagissent les orateurs au micro, autant qu’au fil de
la discussion publique. En réalité, le champ des interactions retranscrit ne couvre que
les orateurs habilités à s’exprimer. Comme le souligne Hugo Coniez 25, une règle
coutumière veut que ne soient retranscrits que les propos entendus susceptibles
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24. Ibid., p. 954. On en retrouve trace aux articles 36, alinéa 10 du règlement du Sénat et 58, alinéa 6 du
règlement intérieur de l’Assemblée nationale.
25. Hugo CONIEZ, Écrire la démocratie : de la publicité des débats parlementaires, op.cit., p. 158.
26. Selon les administrateurs, ce qui s’y déroule n’est rapporté que succinctement si cela a une influence
sur le débat en séance.
27. Jean-Philippe HEURTIN, L’espace public parlementaire : essai sur les raisons du législateur, Paris : PUF,
coll. « Droit, éthique, société », 1999, p. 227.
28. Eugène PIERRE, « Introduction au supplément de 1910 », op. cit., p. 955.
Pour commencer, nous avons fait le décompte des références faites à chaque
type d’émotions dans les comptes rendus lors des débats dans les deux chambres.
Deux constats s’imposent.
D’abord, si les deux comptes rendus utilisent la même codification, celui du Sénat
semble bien moins disert en la matière. En effet, les débats ont duré environ quinze
heures dans chaque chambre. Or le nombre d’émotions rapportées est d’un tiers
moindre dans le compte rendu sénatorial (alors que le débat y fut pour le moins ani-
mé et que la seconde lecture à l’Assemblée s’est déroulée en l’absence presque totale
des députés de l’opposition). Cette différence s’explique également en partie par la
plus grande variété des modes d’expression du compte rendu sénatorial. Ainsi celui-
ci multiplie les noms propres suivis d’un verbe conjugué tels que « (M. Pierre Charon
s’exclame.) » ; « (M. François Rebsamen sourit.) » ; « (Mme Hélène Lipietz renché-
rit.) » Cette pratique d’individuation est absente du compte rendu de l’Assemblée,
qui se contente de retranscrire les émotions collectives. Il faut également noter que
le vocabulaire employé dans le compte rendu du Sénat est plus riche. Ainsi celui-ci
parle par exemple de « hourvari », de « tollé », ou de « brouhaha ». Ces différences
importantes rendent en la matière très difficile la comparaison de l’ambiance des
deux chambres à travers les retranscriptions. Afin de conserver une analyse cohé-
rente, nous limiterons, sur ce point, nos exemples au compte rendu de l’Assemblée
nationale.
En second lieu, la transcription des émotions et mouvements de séance obéit à
une codification stricte et, semble-t-il, homogène. Cette codification s’appuie sur
une gradation et sur une spatialisation des références. Les émotions sont généra-
lement rapportées aux bancs sur lesquels elles sont exprimées (plus précisément
aux groupes parlementaires). La gradation pour sa part se veut stricte et passe par
l’introduction d’adjectifs prédéfinis. Applaudissements et exclamations dominent
très largement les deux comptes rendus. Les premiers servent à marquer
l’approbation d’un camp et les secondes son mécontentement. La distinction de la
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seuls deux députés l’applaudissent. Plus tard, la réponse de Manuel Valls entraîne de
longs applaudissements de la majorité, qualifiés de la même manière. Quand, peu
après dans la même intervention, il est noté dans le compte rendu : « vifs applaudis-
sements sur les bancs des groupes socialiste, écologiste et communiste », les mêmes
députés applaudissent, et ce avec un enthousiasme pour le moins similaire. Enfin, un
peu plus tard, l’intervention d’Alain Tourret, également parsemée dans le compte
rendu d’applaudissements, fait l’objet d’un vrai mouvement de séance, bien supé-
rieur de par son ampleur sonore et visuelle aux précédentes notifications. Ainsi les
applaudissements recouvrent des réalités très diverses que l’adjectif employé ne
suffit pas à qualifier. Leur présence ne signifie pas leur importance et leur absence,
leur inexistence.
Un constat similaire peut être dressé concernant les exclamations. Ainsi certaines
d’entre elles n’apparaissent pas dans le compte rendu. C’est le cas par exemple de
celles suivant l’intervention du député Jean-Frédéric Poisson le 3 juillet lorsqu’il
plaisante : « “L’ennui naquit un jour de l’uniformité”, disait le célèbre Antoine
Houdar de La Motte, dans une fable intitulée Les amis trop d’accord. On ne peut pas
vraiment dire que ce titre reflète tout à fait l’état de votre majorité, monsieur le
ministre ! » C’est également le cas de celles qui suivent l’intervention de Joël Giraud
lors de la discussion générale qui, en toute rigueur, auraient pu être qualifiées de
« vives exclamations ». Elles sont pourtant accordées à l’intervention de François
de Rugy lors de l’examen de la motion de renvoi en commission. Pourtant ni dans
les tribunes, ni sur la vidéo l’on ne note de réel mouvement de séance. À la fin de
l’intervention de Guy Geoffroi lors de la discussion générale, le compte rendu fait
référence à des murmures sur les travées du groupe écologiste, or ceux-ci s’avèrent
beaucoup plus sonores que les précédentes exclamations. Enfin, en pleine inter-
vention du rapporteur lors de la discussion générale, l’ordre de la séance semble se
rompre. Tant est si bien que le président Bartolone doit interrompre l’orateur et
intervenir. Le compte rendu ne fait état que d’exclamations sur les bancs de la
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29. Pierre-Yves BAUDOT et Olivier ROZENBERG, « Entretien avec Claude Azéma, directeur du service du
compte rendu intégral à l’Assemblée nationale », art. cité, p. 134.
l’ambiance de la séance est l’une des missions que se fixent les fonctionnaires, leur
priorité reste la lisibilité et la cohérence des débats. Émotions, interruptions et
mouvements de séance ne sont donc rapportés que s’ils ne nuisent pas à la restitu-
tion du discours parlementaire.
déplacer des morceaux de débats pour les insérer au moment où ils auraient dû se
situer. Lors de la discussion de l’article 1er ter, le président se trompe et fait discuter
l’amendement 54 portant sur l’article suivant, le fait voter, puis revient sur
l’amendement 10. Le compte rendu remet le débat en ordre. Il présente la discus-
sion du 10 avant celle du 54 et efface les remarques du rapporteur et du ministre
qui évoquent la possibilité d’une erreur. La procédure et son respect sourcilleux
représentent en réalité la dimension temporelle dans laquelle évolue le compte
rendu et qui se substitue au temps physique. Les différents stades du débat
s’articulent entre eux de façon successive sans que leur temporalité réelle, celle du
décompte des minutes, n’ait jamais d’importance. C’est l’ordre qui compte, et non
la durée ou l’heure. Les seules indications dont le compte rendu fait état sont les
heures d’ouverture et de clôture des séances. L’organisation temporelle des dis-
cours, elle, est absente. Elle l’est de la présentation et des didascalies. Elle est aussi
effacée des interventions en séance, notamment de celles impliquant sa négocia-
tion comme le montre l’extrait ci-après. La séance du compte rendu se doit d’être
linéaire et d’épouser les formes intemporelles de la procédure parlementaire.
M. le président. Je suis en effet saisi de plusieurs amendements de M. Jean-
Christophe Lagarde n° 271, 270, 273, 226, 225, 272, 275, 276, 279, 274, 277, 278 et 280.
Tel est l’événement rapporté en première lecture par le compte rendu. En réali-
té, la situation va faire l’objet d’une négociation.
— Le président : Le 274, Monsieur Lagarde.
— Jean-Philippe Lagarde : Monsieur le président, l’argumentation de notre rap-
porteur, au-delà de m’avoir fait sourire, me permet de défendre en même temps le
271, le 270, le 273, le 226, 225 et me semble-t-il encore le 272. Ainsi que le 275, pardon.
Vous me permettrez donc de dépasser largement les deux minutes, parce que je suis
en train d’en faire beaucoup dans l’effort d’accélération. Le président hoche la tête
(hors antenne).
La question de la validité procédurale est ici centrale pour les rédacteurs. Il n’est
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30. Ces derniers sont alors réputés ne pas avoir été tenus, sauf si la Chambre émet une protestation solennelle.
Conclusion
Le compte rendu renvoie donc l’image d’une séance fortement ritualisée autour
d’une procédure immuable et intemporelle. Cette dernière est marquée d’inter-
ventions rituelles et formalisées et renvoyées de façon automatique à la figure d’un
président-narrateur dont la part à l’action cède souvent à la mise en cohérence de
l’histoire. À travers la reconstitution a posteriori d’un ordre immuable et conforme
au droit, le compte rendu participe non seulement à la lisibilité de l’activité parle-
mentaire, mais aussi à sa légitimation et à la validité de ses actes. Le compte rendu
nous raconte une histoire. Cette histoire n’est pas tout à fait celle de la séance telle
qu’elle a eu lieu, car elle répond à ses logiques propres. À travers une activité de
mise en forme des discours – que ce soit dans leurs contenus, leurs modes
d’expérience et leur organisation –, elle conduit à reconstruire des interventions à la
d’énonciation d’une norme univoque par le législateur 34. Or le compte rendu est
avant tout un acte d’institution qui tend à traduire les discours en vue de
l’établissement d’une norme.
De ce point de vue, il faut souligner sa spécificité dans le champ juridique français.
Alors que les décisions des tribunaux hexagonaux se singularisent de celles de leurs
homologues occidentaux par leur laconisme et leur univocité 35, le compte rendu des
débats est le seul objet de droit inscrivant l’élaboration normative dans un débat con-
tradictoire et public. Par ailleurs, le considérer comme un acte de droit, c’est aussi lui
éviter un faux procès. Celui-ci ne donne pas une image biaisée des débats. Il en restitue
une version orientée vers la mise en avant de leur cohérence afin d’en permettre
l’intelligibilité au plus grand nombre et d’en rendre possible l’exploitation juridique.
Ainsi participe-t-il avec conscience à sa mission constitutionnelle de publicité des
débats parlementaires. La mise en forme de ce dernier ne saurait en effet être vue
comme un acte purement esthétique ou apologétique. Or si les mots ont du poids
en politique, le droit dépend intimement de la mobilité de leur sens 36.
Accuser le compte rendu de ne pas être la retranscription intégrale et fidèle de
ce qui se passe en séance, c’est donc méconnaître sa nature et les objectifs qu’il se
donne. « On a un idéal d’invisibilité. Maquiller le texte, mais il ne faut pas que ça se
voit », reconnaît un rédacteur. S’il est une « traduction » et s’il nous faut la lire à défaut
de connaître la langue de l’auteur, alors son analyse nécessite en toute rigueur que l’on
en saisisse les limites. Corne d’abondance pour la recherche en tous les domaines
donnant lieu à une intervention législative, le compte rendu ne peut parler qu’à
condition que l’on sache l’écouter.
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34. Éric LANDOWSKI, « Le débat parlementaire et l’écriture de la loi », art. cité, p. 428.
35. Horatia MUIR-WATT, « La fonction subversive du droit comparé », Revue internationale de droit comparé,
52 (3), 2000, p. 503-527.
36. Voir notamment : John L. AUSTIN, How to do Things with Words, Cambridge : Harvard University Press,
1962.