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ENSEIGNER LE FRANÇAIS EN LYCÉE PROFESSIONNEL : QUELS

CHANGEMENTS DANS LE MÉTIER ?

Maryse Lopez

Armand Colin | « Le français aujourd'hui »

2010/4 n°171 | pages 49 à 60


ISSN 0184-7732
ISBN 9782200926434
DOI 10.3917/lfa.171.0049
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2010-4-page-49.htm
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ENSEIGNER LE FRANÇAIS
EN LYCÉE PROFESSIONNEL
QUELS CHANGEMENTS DANS LE MÉTIER ?
Maryse LOPEZ
Université de Cergy-Pontoise
IUFM de l’académie de Versailles

Dans la voie professionnelle, l’enseignement du français, proche de l’ensei-


gnement primaire et dépendant des enseignements professionnels lors de
la création des centres d’apprentissages1, s’est peu à peu aligné sur l’ensei-
gnement secondaire. Au lendemain de la réforme Berthoin, il s’émancipe
progressivement des disciplines professionnelles tout en continuant à avoir
le souci, jusqu’aux programmes de baccalauréat professionnel de 1995, de
la prise en compte de la dimension professionnelle des formations. D’où
une place souvent ambigüe pour la discipline « français » au sein de cet
ordre d’enseignement, comme le note Vincent Troger : « Dans les LP, ce
sont les enseignements généraux qui sont minoritaires – “dominés” au sens
sociologique du terme – et les enseignements professionnels dominants :
les horaires les plus importants leur sont consacrés et ils sont déterminants
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pour la réussite aux examens »2.
Les caractéristiques de l’enseignement du français sont liées également
aux parcours scolaires des élèves, très souvent orientés dans l’enseignement
professionnel en raison de leurs résultats insuffisants dans les enseigne-
ments généraux au collège et non pas en fonction de leur projet profession-
nel. À cela, il faut ajouter que le statut des enseignants de l’enseignement
général au LP est particulier. Autrefois polyvalents, ils sont aujourd’hui
bivalents et majoritairement historiens de formation3, ce qui influe sur
leur façon d’envisager la discipline et sa didactique.
L’histoire de l’enseignement du français en LP est donc traversée de mul-
tiples tensions, liées non seulement à l’évolution de la voie professionnelle,
mais aussi à la place de la discipline, au statut des enseignants et au(x) pro-
jet(s) des élèves.

1. Les centres d’apprentissage, crées en 1945, mais dont le statut officiel date de la loi du
21 février 1949, deviennent des collèges d’enseignement technique (CET) en 1959, des
lycées d’enseignement professionnel (LEP) en 1976 et de lycées professionnels (LP) en
1985. Ces changements d’appellation accompagnent les réformes de la voie profession-
nelle.
2. Entretien avec V. Troger, Les Dossiers du café, en ligne sur cafepedagogique.net
3. 80 % des reçus au CAPLP ne sont pas de formation littéraire, selon une enquête exploi-
tée dans A.-R. de Beaudrap, M. Clénet & Y. Houssais (2007).
Le Français aujourd’hui n° 171, « Enseigner, militer… Crises et mutations du métier »

Dans ce contexte, que peut bien signifier « enseigner le français »


aujourd’hui en LP ? En donnant la parole à quelques acteurs – différents
du point de vue de leur place dans leur institution, de leur formation ou de
leur expérience – qui ont accepté de répondre aux questions dont nous
proposons ici la synthèse4, nous avons voulu définir, ou redéfinir, la place
et les enjeux du métier d’enseignant de français dans la voie profession-
nelle, ainsi que son évolution. Précisons d’emblée qu’une réflexion sur le
LP pourrait ne pas avoir sa place dans ce numéro du Français Aujourd’hui
mis en perspective avec le manifeste de Charbonnières, puisque le mani-
feste en question n’y fait explicitement pas allusion. Mais la voie profession-
nelle, par le biais des baccalauréats professionnels en trois ans qui sont la
dernière étape d’un long processus d’alignement sur la voie générale,
semble gagner une place moins marginale dans les réflexions pédagogiques
et didactiques. On peut alors légitimement se demander si le renouvèlement
souhaité il y a maintenant quarante ans a eu lieu en LP.

Du côté de la discipline
Que nous disent les représentations que les professeurs de lycée profes-
sionnel (PLP) ont de leur métier, de leur discipline ? Au delà de leur expé-
rience et de leurs représentations sur ce qu’est l’enseignement du français
en LP, au delà même de leur formation universitaire, tous les enseignants
interrogés se retrouvent pour affirmer des finalités identiques à la disci-
pline : permettre une ouverture et une compréhension du monde tout en
exerçant l’esprit critique. Ainsi, pour Ingrid (PLP, formatrice DAFPEN),
les élèves doivent « apprendre à raisonner, se poser des questions, ne pas
voir le monde de manière manichéenne (connaitre d’autres lieux, d’autres
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époques, d’autres cultures…), découvrir ce que les autres en disent ». On © Armand Colin | Téléchargé le 11/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.144.146.160)
retrouve cette importance de l’esprit critique chez Françoise B. (PLP, for-
matrice IUFM en retraite) pour qui le français permet aux élèves de « par-
ler, lire, écrire afin de devenir des citoyens lucides, responsables, capables
d’évoluer dans la société et dans leur vie personnelle, d’utiliser le langage à
bon escient pour exprimer des opinions, les défendre, parler de soi et des
autres, résister aux manipulations de ceux qui, justement, possèdent bien
toutes les ressources du langage ».
Cette dimension émancipatrice de la discipline exprime des valeurs par-
tagées par tous nos témoins, valeurs qui sont aujourd’hui largement con-
sensuelles chez les professeurs d’enseignement général en LP. Rappelons
néanmoins que, dans l’histoire de l’enseignement professionnel, ce projet
humaniste conjuguait deux visées, souvent senties comme contradictoires :
une visée utilitaire – le français devait être au service du métier – et une
visée culturelle. Ainsi, peut-on encore lire, en 1991, dans l’introduction du
Français aujourd’hui sur « Le Français dans le technique » (Huynh &
Labroille, 1991) : « les exigences à la fois scolaires et professionnelles
amènent à se poser, avec peut-être plus d’acuité qu’ailleurs, le problème des
finalités de l’enseignement du français et des formes qu’il revêt ».

4. Voir annexe pour les questions posées.

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Enseigner le français en lycée professionnel quels changements dans le métier ?

Si les finalités de la discipline semblent identiques aujourd’hui pour nos


témoins, les moyens à utiliser pour les atteindre sont différents. Pour les
uns, c’est la maitrise des compétences langagières qui est importante. Ainsi
pour Françoise B. : « enseigner le français c’est donner aux élèves les moyens
de maitriser les compétences langagières : parler, lire, écrire ». Ou pour
Pierre : « parler, lire, écrire la langue française étaient (sont toujours ?) les
objectifs centraux de la discipline ».
Pour les autres, comme Nadia (PLP depuis une dizaine d’années), la
place de la littérature est primordiale et « cet enseignement est une ouver-
ture culturelle essentielle dans le parcours de l’élève » ; pour Loïc (PLP, cinq
ans d’expérience), « faire découvrir des textes (classiques ou contempo-
rains) pour faire échanger et réfléchir les élèves » est le premier objectif.
L’affirmation de l’importance de l’un ou l’autre pôle ne signifie pas pour
autant que l’autre est négligeable : tous nos témoins ont conscience que la
discipline se constitue autour de plusieurs pôles, dont la langue et la littéra-
ture. Mais ces objets sont implicitement hiérarchisés dans leur discours, où
la relation langue/littérature n’est pas forcément construite.
Cette hiérarchisation des objets peut être corrélée à la question de l’âge
et subséquemment, à l’expérience professionnelle de nos différents
témoins : ainsi, les plus anciens d’entre eux – à la retraite ou proches de la
retraite – privilégient l’importance de la langue et des compétences langa-
gières. Pour Françoise B., PLP et formatrice à l’IUFM pendant 15 ans :
il faut donc travailler avec les élèves les règles qui ordonnent le fonctionne-
ment de la langue orale, de la langue écrite, reconnaitre aussi les usages de
la langue liées aux situations de communication. Les élèves doivent pou-
voir utiliser la langue dans le registre qui convient, mais aussi s’adapter,
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selon la situation de communication, aux différentes typologies de l’écrit :
reconnaitre et manipuler les invariants d’écriture des différents types et
genres de discours et ce, à l’écrit comme à l’oral.

Enseigner le français c’est donc apprendre à s’exprimer à l’oral dans des


situations variées, apprendre à écrire en balayant les différents écrits fonc-
tionnels ou littéraires, apprendre à lire en adoptant la posture adéquate au
type de lecture : lecture documentaire, lecture littéraire et culturelles, lec-
ture scolaire.
Cela implique aussi d’enseigner la langue, et la norme linguistique du
français au travers de ces différents registres. On ne peut oublier qu’ensei-
gner le français c’est aussi enseigner la langue : l’orthographe, la grammaire,
qu’elle soit de phrase, de texte ou d’énonciation, et le lexique.
Dans ce discours, au delà de l’affirmation de principe de l’importance de
la langue, s’affirment des préconisations sur la manière d’enseigner la disci-
pline, qui s’assimilent à la « pratique raisonnée de la langue » des programmes
du Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) de 2002 ou des programmes
du Brevet d’études professionnelles (BEP) de 1992 dans lesquels la « connais-
sance de la langue » était sur le même plan que « l’étude de textes » (littéraires
ou non) et où des listes de « notions » précises étaient déroulées.
Pour Françoise G., Inspectrice pédagogique régionale (IPR de lettres-
histoire dès 1984), la langue, considérée comme un « outil », est même

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Le Français aujourd’hui n° 171, « Enseigner, militer… Crises et mutations du métier »

constitutive de la discipline : « enseigner le français dans des classes de LP


c’est doter les élèves d’outils et d’attitudes (comme dit le socle…) : outils
pour s’exprimer, outils pour penser, clés pour comprendre, pour accéder à
des œuvres, à des genres (littéraires et autres) que les élèves n’imaginent
même pas ».
Cette importance accordée par ces deux témoins à la langue peut s’expli-
quer de deux façons. D’une part, ils ont connu le contrôle continu par
compétences dans les années 1980, pratique expérimentale et novatrice en
LP qui défendait un mode d’apprentissage fondé sur les compétences :
« maitriser les compétences » pour l’une, « doter les élèves d’outils » pour
l’autre sont une référence directe à l’approche par compétence. D’autre
part, le renouvèlement des programmes, eux-mêmes nourris de l’évolution
des théories littéraires, marqués par l’essor de la linguistique et la montée
en puissance du structuralisme, permet d’envisager d’autres voies pour étu-
dier le texte littéraire. Ces nouvelles approches sont jugées moins intui-
tives, plus systémiques et donc plus appropriées à des élèves pour qui les
approches traditionnelles, fondées sur « les intentions de l’auteur », ont
échoué. Cet « effet-programme » mérite d’être signalé car, à partir de 1972,
le nouveau diplôme du BEP, plus théorique, tente de répondre à la néces-
saire élévation du niveau de formation des ouvriers et des employés. Ces
programmes, dans un contexte de modernisation de la discipline, l’orientent
davantage vers une logique de formation et s’accompagnent alors de la
volonté de construire un modèle original accordant une place importante
à la communication écrite et orale5.
Cette idée de l’importance du programme sur la manière de concevoir la
discipline se vérifie aujourd’hui avec les enseignants les plus jeunes qui,
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comme Nadia ou Loïc, mettent la littérature en avant au nom d’une vision
quasi hédoniste de l’enseignement : « plaisir de lire », « plaisir des textes »,
« création, évasion », « envie de lire »… et, de fait, dans les nouveaux pro-
grammes, l’affirmation forte du « partage d’émotions »6 est le lien entre la
littérature et l’élève, les listes de « notions » ayant disparu.
Cette façon de concevoir son enseignement a évidemment des implica-
tions sur la perception qu’ont nos témoins sur leur posture en tant qu’ensei-
gnant. Ainsi, Nadia se définit comme « un professeur de lettres et non un
professeur de français », tandis que les autres font référence au lien entre
profession et culture. De manière diffuse, il y a là encore des tensions entre
les différentes visées de l’enseignement général en LP : doit-il être au ser-
vice de la culture, de la maitrise d’une langue commune ou de la profes-
sion ?
Pour conclure, le renouvèlement a eu lieu dans la mesure où les pro-
grammes, de plus en plus alignés sur ceux des voies générales7, changent les

5. Les programmes de BEP portent les traces des propositions faites par différentes commis-
sions : commission Rouchette pour l’école élémentaire (1963-1966), commission Pierre
Emmanuel chargée de la rénovation de l’enseignement du français (1970).
6. Ressources pour le baccalauréat professionnel : « Lire », 2009. En ligne sur le site :
eduscol.education.fr
7. Voir les programmes de baccalauréat professionnel en trois ans, Bulletin officiel de l’Édu-
cation nationale, 2, février 2009.

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Enseigner le français en lycée professionnel quels changements dans le métier ?

pratiques des enseignants. Mais on note cependant que la question des fina-
lités attribuées à l’enseignement général dans la voie professionnelle, et de
son adaptation au public, reste encore une question vive ; comme elle
semble le devenir dans d’autres filières d’enseignement, de plus en plus
confrontées à la difficulté scolaire.

Du côté des élèves


Pour beaucoup, la particularité de l’enseignement professionnel est son
public. En effet, les élèves orientés dans la voie professionnelle le sont majo-
ritairement par défaut, en raison de leurs résultats dans les enseignements
généraux au collège, ou parce qu’ils ne maitrisent pas suffisamment la
langue française. Déjà en 1945, les programmes mentionnent les difficultés
des élèves et la nécessité de les réconcilier avec l’école.
Aujourd’hui, au delà des difficultés scolaires, le processus mécanique de
l’orientation post-troisième a des implications très importantes sur les élèves,
leurs enseignants et le climat de classe, comme le souligne Françoise B. :
Souvent aigris, rebutés par l’école, ils n’ont pas choisi la section profession-
nelle dans laquelle ils se trouvent, et ce peu de motivation concerne
l’ensemble des cours proposés. J’ai peu à peu pris conscience que la matière
français était un révélateur d’échecs successifs et de souffrance : être stig-
matisé parce qu’on ne sait pas écrire ou qu’on n’ose pas parler touche au
plus profond de soi ; dire ne pas aimer lire parce qu’on a une maitrise insuf-
fisante de la lecture cache un désarroi évident.
Dans ce contexte, pour Pierre (PLP proche de la retraite), « la socialisa-
tion prend de plus en plus le pas sur l’enseignement » et, pour tous les
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témoins, les élèves se définissent maintenant par leur jeunesse (ils redoublent
moins) et leur incapacité à se concentrer. Ce portrait des élèves, esquissé à
grands traits, est à mettre en relation avec les réponses que les enseignants
sont obligés d’apporter à ce qu’ils définissent comme un changement de
public : il est crucial de continuer à enseigner malgré les difficultés, d’où le
souci d’explorer des pistes qui innovent. Ainsi, pour Ingrid, « le professeur
de français est amené à être “inventif ” à travers des projets, des ateliers
d’écriture, des choix de textes pouvant permettre même au faible lecteur
de lire un minimum ». La pédagogie de projet est centrale aussi pour
Nadia :
L’enseignant de lettres, pour moi, a un rôle très important, central, car il
peut mettre en place des projets interdisciplinaires, qui fonctionnent bien ;
par exemple j’ai organisé un partenariat entre un sculpteur de métal connu
et mes élèves chaudronniers, afin de montrer que la chaudronnerie n’était
pas seulement un métier utilitaire, mais que l’art pouvait aussi transformer,
créer. Ce projet nous a permis de réaliser une exposition, de convoquer la
presse et France 3, les élèves étaient très heureux de cette aventure.
Ou pour Françoise B. :
La pédagogie de projet est souvent utilisée pour redonner sens aux ensei-
gnements : les élèves construisent, conçoivent des écrits : recueils de textes
littéraires, livres destinés aux enfants, pièces de théâtre, journaux, écrits

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Le Français aujourd’hui n° 171, « Enseigner, militer… Crises et mutations du métier »

professionnels mais aussi des manifestations qui font travailler l’oral : pré-
sentation d’expositions, explicitations professionnelles, voire parfois même
organisation de colloques.
Pour le pédagogique, la préoccupation, est un des fondements des pra-
tiques au LP, aussi n’est-il guère étonnant que les professeurs le reven-
diquent comme étant une des solutions possibles pour prendre en compte
la particularité de leur public. En français, cette attention au pédagogique
rencontre les préoccupations didactiques, quand elle prend la forme d’une
réflexion sur les travaux d’écriture. Selon Françoise B. :
Les pratiques d’écriture ont évolué entre les année 1970-80, où l’examen
du BEP et du CAP induisait une seule modalité d’écriture, et la période
entre 1989 et 2010 où se sont affirmées des pratiques d’écriture diversi-
fiées : les écrits sociaux ou intermédiaires, qu’ils soient littéraires (écrire
une nouvelle, un poème, un acte de théâtre ou une courte pièce) ou docu-
mentaires (articles de presse, courrier des lecteurs, argumentatifs et explica-
tifs) ont peu à peu pris le pas sur les écrits strictement scolaires. La
pédagogie de projet a été induite par les programmes : le projet pluridiscip-
linaire à caractère professionnel, notion de tâche globale complexe en bac-
calauréat professionnel et de tâche globale concrète en CAP, a encouragé
les pratiques d’écriture longue et de réécriture. Ces modalités ont été
confortées par les nouveaux programmes de CAP, qui font de l’écriture
longue une épreuve d’examen et qui, dans les documents ressources, expli-
citent l’intérêt et les modalités de cette pratique.
Le projet, présent de longue date en lycée professionnel, est sans doute
une de ses spécificités parce qu’il donne sens à la lecture, l’écriture ou à
l’expression orale, et qu’il « socialise » les activités du cours de français en
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les inscrivant dans la vie active ou dans la profession.
Dans la lignée de ce développement, Sabine (enseignante depuis vingt
cinq ans) propose également d’orienter un Projet pluridisciplinaire à carac-
tère professionnel (PPCP) sur « l’amélioration des compétences de lecture
et d’écriture » (Carreaud, 2007).
Ainsi, pour les enseignants de LP, la question des savoirs ne peut être dis-
sociée des questions pédagogiques et didactiques. La prise en compte des
publics, qui semble relativement nouvelle pour nos témoins, tous affirmant
un tournant récent dans les pratiques du fait du changement des publics,
est pourtant déjà ancienne. Par exemple, on trouve un enseignant qui
décrit ainsi sa classe de « prépro » dans un numéro du Français aujourd’hui
de 1977 (Longchamp, dir.) :
On sait ce que sont ces « prépro » : le dépotoir où l’on met tous les élèves
qui ne peuvent pas même faire une 1ère année normale (sic !) en CET.
Niveau scolaire ? très varié ! En fait, j’ai des « retardés scolaires », des « cas
sociaux », des Nord-Africains en France depuis 4 ou 5 ans, des Portugais en
France depuis moins longtemps, un Indonésien qui se faisait à peine
comprendre au début de l’année… par chance, il se trouve qu’il n’y pas de
ces élèves qu’on qualifie de « caractériels ».
Au delà des termes utilisés – impensables aujourd’hui – cet enseignant de
1977 fait le même constat que nos témoins et propose dans ce numéro du

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Enseigner le français en lycée professionnel quels changements dans le métier ?

Français aujourd’hui, un exemple de pratique qui tente de concilier la


dimension culturelle de l’enseignement du français avec les publics : La
Fontaine en bande dessinée ; plus loin, dans le même numéro, on peut lire
l’étrange proposition de « production d’un texte à partir de signes non-
graphiques élaboré par l’élève lui-même » justifié par la maitrise insuffi-
sante de l’écrit chez les élèves.
Pour conclure sur ce point des élèves et des pratiques pédagogiques,
disons donc que, malgré l’affirmation par nos témoins d’un changement
de public et d’un constant besoin de penser autrement les pratiques, il
semble bien que le LP soit justement depuis longtemps le lieu des pra-
tiques innovantes et des réflexions pédagogiques et didactiques, comme
l’affirme Aziz Jellab sur le plan sociologique8 :
La massification scolaire et le projet de qualifier tous les élèves ont conduit
à « confier » au LP la mission de « récupérer » les plus faibles d’entre eux.
Ceci a transformé profondément les conditions de travail des enseignants.
Cette évolution vers une sorte de « travail social » ne procède pas de la
seule transformation des publics scolaires et des difficultés du marché du
travail. Elle s’explique aussi par la position de l’enseignement professionnel
dans l’ensemble du système éducatif.

Du côté des savoirs


Le parcours de formation en LP associe enseignements professionnels et
généraux, lesquels sont assurés par des enseignants bivalents : maths-
sciences, ou langue-lettres, ou lettres-histoire. La question des savoirs se
pose donc de manière cruciale pour des enseignants qui passent le concours
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avec une formation universitaire dans, au mieux, une seule des disciplines
qu’ils auront à enseigner. De plus, il ne faut pas oublier que quantité de
PLP sont devenus titulaires après des années d’exercice en tant que maitres-
auxiliaires, contractuels ou vacataires et donc sans formation réelle, ni en
École normale nationale d’apprentissage (ENNA), ni en IUFM. Qu’en
est-il alors du progrès dans la formation, appelé de ses vœux par le mani-
feste de Charbonnières en 1969 ? Le texte demande en effet :
une formation théorique et méthodologique de niveau élevé, constamment
ouverte aux progrès des recherches dans les divers domaines qui intéressent
l’enseignement du français. Cette formation assurerait à tous les maitres
une qualification égale, différenciée selon les caractères propres à chaque
ordre d’enseignement, mais reposant sur une définition commune du rôle
du maitre de français.
Dès 1945, les ENNA sont chargées d’assurer la formation des ensei-
gnants des centres d’apprentissage. Sont regroupés dans un même lieu les
enseignants professionnels et les enseignants généraux de la voie profession-
nelle : cette concentration des acteurs favorise la construction d’une culture
professionnelle, au sens large, constitutive de l’identité de l’enseignement

8. Entretien avec A. Jellab : « Enseignement professionnel, une institution en mutation »,


en ligne sur cafepedagogique.net

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Le Français aujourd’hui n° 171, « Enseigner, militer… Crises et mutations du métier »

professionnel. On y revendique une pédagogie active, l’idée d’une culture


technique. Les ENNA vont donc « promouvoir un modèle d’éducation
populaire, un humanisme technique et un militantisme pédagogique sans
équivalent dans le second degré » (Pelpel et Troger, 1993). Le directeur de
l’enseignement technique d’alors, Paul Le Rolland, se félicite des labora-
toires pédagogiques que sont les ENNA « où s’éprouvent dans l’enthou-
siasme de tous […] les méthodes les plus nouvelles et les plus hardies »9.
Cette longue tradition de formation a, certainement, permis la diffusion
des recherches pédagogiques par nombre de revues qui assurent la circula-
tion des savoirs ; la formation est alors facilitée par ces interactions, ce qui
permet à Françoise G. de souligner la bonne formation des PLP :
On ne peut plus parler de « faible diffusion des recherches pédagogiques ».
Dans les années 1970 (jusqu’en 1990) ce sont les associations et leurs
revues qui promouvaient les recherches (le Français aujourd’hui, Pratiques,
Repères…). Les militants et les auteurs, dès l’origine largement impliqués
dans les MAFPEN, sont passés dans les IUFM et ont mis ces recherches à
disposition des jeunes profs en formation. Conséquence : ces derniers
n’avaient même plus besoin de lire les revues, tout leur arrivait en forma-
tion !
Quasiment dans les mêmes termes, Françoise B. déclare :
On ne peut plus parler, me semble-t-il de « faible développement des
recherches pédagogiques ». La didactique du français s’est considérable-
ment développée, on ne compte pas les colloques, les séminaires, les jour-
nées d’étude qui lui ont été consacrés depuis 40 ans. Quant à sa diffusion,
on ne peut pas non plus la qualifier d’« insuffisante ». De nombreuses
revues existent, […] sans compter les revues plus modestes des académies
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et leurs sites internet. Le développement des TIC a aussi démultiplié la
diffusion de ces savoirs. Par ailleurs, la formation initiale et la formation
continue ont, jusqu’à ces derniers temps, contribué à la diffusion et à la
vulgarisation des recherches universitaires dans ce domaine.
Au delà du statut de ces deux témoins – inspectrice pour l’une et forma-
trice pour l’autre – qui les placent aux premières lignes en matière de
recherche et de réflexion tant didactique que pédagogique, peut-on encore
une fois parler d’un « effet-expérience » ? Cette hypothèse est plausible
dans la mesure où les témoins dont l’expérience professionnelle est moindre,
qui n’ont connu que les IUFM (qui remplacent les ENNA au début des
années 1990), regrettent la faible diffusion des pratiques, voire leur inexis-
tence, comme le soulignent les propos très tranchés d’Éléonore, ensei-
gnante depuis trois ans :
Je constate qu’en trois ans d’enseignement je n’ai jamais lu d’ouvrages péda-
gogiques et je n’ai pas connaissance de ce qui se fait. La diffusion des
recherches pédagogiques me semble être insuffisante du point de vue de
leur transmission lors des formations (initiale et continue).
Loïc fait le même constat, mais en liant urgences des situations profes-
sionnelles aux déficits de réflexions pédagogiques.

9. Le Travailleur de l’enseignement technique, 32, 1949.

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Enseigner le français en lycée professionnel quels changements dans le métier ?

Concernant la faible diffusion des recherches pédagogiques, elle est en par-


tie imputable aux enseignants. En permanence dans l’urgence (liée au
début de carrière ?), il est difficile de se poser, de prendre du recul pour
réfléchir sur de nouvelles pratiques. Seuls certains stages de formation per-
mettent d’échanger sur ce sujet. À titre personnel, je n’ai jamais eu le cou-
rage de suivre un stage de formation (hors Éducation nationale) sur un
thème susceptible de m’intéresser.
La formation des enseignants PLP est, comme le rappelle Nadia, un
enjeu d’autant plus crucial qu’ils sont bivalents, ce qui signifie se former en
un an à une discipline et à sa didactique, cette discipline étant souvent le
français puisque la plupart des PLP sont historiens :
Concernant la formation des enseignants, je la trouve très insuffisante,
comment peut-on enseigner la littérature en ayant arrêté son savoir en pre-
mière de bac, en plaquant des connaissances historiques aux textes litté-
raires, en disant que le français c’est facile à enseigner ? Je suis de plus en
plus inquiète par rapport au recrutement des enseignants majoritairement
historiens, qui ont une connaissance très réduite de la littérature, voire erro-
née, et de la langue.
Ces remarques de jeunes enseignants peuvent être mises en rapport avec
l’analyse d’A. Jellab qui, sous l’angle sociologique, interroge également les
limites de l’actuelle formation des professeurs de l’enseignement profes-
sionnel :
Durant leur existence – pendant près de quarante-cinq ans –, les ENNA
ont valorisé une éducation populaire doublée d’un humanisme technique.
En formant des futurs enseignants à un humanisme technique, en les socia-
lisant à des démarches pédagogiques constructivistes, et en développant
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une réflexion sur le travail et ses valeurs, les ENNA ont promu une concep-
tion originale des objectifs de formation. […] En d’autres termes, former
les futurs ouvriers, c’est à la fois les amener à construire des savoirs profes-
sionnels non spécialisés, en phase avec les exigences opératoires du métier,
à s’approprier des démarches méthodologiques larges (ou transversales) et
à devenir des citoyens (en construisant leur personnalité). La création des
IUFM en 1990 a affaibli cette culture enseignée par les ENNA, et ce, au
moment même où les élèves arrivent au LP avec de nombreuses difficultés
scolaires. […] bien que mon propos puisse apparaitre comme nostalgique,
c’est surtout la pertinence pédagogique défendue par les promoteurs histo-
riques des ENNA – et de manière plus large, par les défenseurs de l’éduca-
tion populaire – qui me parait nécessaire à repenser, eu égard à l’évolution
du LP, de son public et de ses missions.10

*
* *

En conclusion, on peut avancer l’idée que l’enseignement professionnel


reste, malgré une volonté affichée d’alignement sur la voie générale et une

10. Entretien avec A. Jellab : « Enseignement professionnel, une institution en mutation »,


en ligne sur le site : cafepedagogique.net

57
Le Français aujourd’hui n° 171, « Enseigner, militer… Crises et mutations du métier »

transformation certaine de la discipline, une filière à part dans l’Éducation


nationale. À cet égard, l’absence de toute allusion explicite au LP, alors
CET, dans le manifeste de Charbonnières, est significative et il semble que
les enjeux d’une possible rénovation ne se sont pas posés et ne se posent pas
tout à fait de la même façon que dans les autres filières. Ils sont, en effet,
en lien avec une question cruciale qui ressortit aux finalités de la discipline
français en LP, différentes de celles des filières généralistes : quelle culture
doit-elle transmettre à des élèves qui sont maintenus dans le système sco-
laire pour apprendre un métier ?

Maryse LOPEZ

Références bibliographiques
• BEAUDRAP, A.-R., CLÉNET, M. & HOUSSAIS, Y. (2007). Littérature en
lycée professionnel ? Représentations des PLP en formation à l’IUFM.
Besançon : Scéren-CRDP.
• CARREAUD, S. (2007). Pratiques de lecture en lycée professionnel. Argos,
42, 42- 48.
• CHERVEL, A. (1988), L’histoire des disciplines scolaires, réflexion sur un
domaine de recherche. Histoire de l’éducation, 38, 59-119.
• GROUPE DE RECHERCHE EN HISTOIRE IMMÉDIATE, (1997). L’histoire
et la géographie dans l’enseignement professionnel depuis 1945. Hom-
mage à Jean-Paul Courbon. Sources & Travaux, 6. Toulouse : Presses univer-
sitaires du Mirail.
• HUYNH, J.-A.& LABROILLE, M. (dir.) (1991). Le Français aujourd’hui.
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« Le Français dans le technique », 96.
• JELLAB, A. (2008). Sociologie du lycée professionnel : l’expérience des élèves
et des enseignants dans une institution en mutation. Toulouse : Presses univer-
sitaires du Mirail.
• LONGCHAMP, P. (dir.) (1977). Le Français aujourd’hui. « Un autre
réseau : le technique », 37.
• PELPEL, P. & TROGER, V. (1993). Histoire de l’enseignement technique.
Paris : Hachette.
• ROPÉ, F. (1991). Fonctions sociales de l’enseignement professionnel et
enseignement du français. Pratiques, 71, 69-77.
• TANGUY, L., AGULHON, C. & ROPÉ, F. (1985). L’enseignement du fran-
çais au LEP, miroir d’une perte d’identité. Formation professionnelle et lan-
gage, 2, 30-59.
• TROGER, V. (1994). Un éclairage historique du métier d’enseignant :
l’expérience de l’enseignement professionnel. Spirale, 13, 113-128.

Textes officiels :
Centre d’apprentissage, Enseignements généraux, arrêté du 29 septembre
1952, direction de l’enseignement technique.
Programmes de BEP, arrêté du 24 Février 1969, ministère de l’Éducation
nationale.

58
Enseigner le français en lycée professionnel quels changements dans le métier ?

« Programmes de Bac professionnel », Bulletin officiel de l’Éducation natio-


nale, 32, septembre 1987 ; Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 11, juin
1995 ; Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 2, février 2009.

Document annexe :
Les questions posées sont les suivantes :
1) Que signifie pour vous « enseigner le français » ?
2) Quelles sont pour vous les évolutions majeures de la discipline en LP
(contenus, activités…) ?
3) Y a-t-il pour vous une spécificité de l’enseignement du français en LP ?
4) Avez-vous vu le public changer en LP ?, en quoi ?, comment ?
5) Si oui, les programmes de français (CAP, BEP, Baccalauréat profession-
nel) ont-ils répondu à ce changement ?
6) En 1969, la jeune association AFPF, (qui deviendra l’AFEF en 1973)
fait, dans son Manifeste de Charbonnières, des « Propositions pour une
rénovation de l’enseignement du français ». Le constat préliminaire sou-
ligne « les difficultés que rencontrent les maitres de français dans leur tra-
vail quotidien, la complexité et l’étendue des connaissances désormais
nécessaires à l’exercice correct de leur fonction ; le faible développement ou
la diffusion insuffisante des recherches pédagogiques et l’inadaptation aux
besoins actuels des modes de formation et de recrutement des enseignants ».
Quarante ans plus tard, que pensez-vous de ce constat ?
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Collégien au deux crayons, Photo Houssin, 2010, DR

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