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R.

2 —INTERVIEW e JEUDI 25 SEPTEMBRE e LE GRAND ECHIQUIER e 20 H 30

Marcel
Marceau
L‘homme qui lutte
contre le vent

Tout dire, tout exprimer


sans mots, sans phrases,
sans voix. Avec des gestes,
des regards, des silences,
un style, un corps. C‘est
l‘art du mime Marcel Mar—
ceau. Mais il voudrait
maintenant faire école.
H Depuis des années, le mime
Marcel Marceau se produisait plus
volontiers à l‘étranger qu‘en France.
Mais sous le chapeau et les fleurs,
Bip portait un rêve : celui de fonder
une troupe et une école de mime.
Son prochain spectacle parisien se—
ra vraisemblablement son dernier
one man show.
Elève d‘Etienne Decroux qui voulait
renouer avec la grande tradition du Marcel Marceau : « Chacun doit voir le personnage qui n‘est pas là. »
mime, celle de Debureau, Marcel
Marceau s‘est imposé comme un
grand soliste silencieux et un presti— avaient leurs mimes. Puis, il y eut les peu perdue depuis les Romantiques,
gieux technicien du langage par saltimbanques, la commedia il lui fallait, pour développer un
gestes. Après lui, d‘autres sont ve— dell‘arte... Et il y eut les clowns... langage, établir une grammaire.
nus : ils ne récusent ni sa technique Ce grand éclat de rire et ce goût de D‘où les deux parties de son specta—
ni son art de bien faire, mais refu— la farce nous sont ainsi parvenus. Ce cle. D‘abord la pantomime de style :
sent de s‘en tenir là. Le Festival du « Des exercices courts pour initier le
qui diffère précise Marcel Marceau...
mime a montré, l‘an dernier à Paris, public, pour lui faire découvrir la
« C‘est le style. » magie du mime, cet art de l‘illusion.
qu‘il ne manque pas, aujourd‘hui, de Marceau a créé un style. Dans des
jeunes comédiens qui, avec fougue Le public ne doit pas avoir à deviner.
décors imaginaires, il rend visible Il faut qu‘il voie l‘homme qui lutte
et talent, poursuivent cet art du l‘invisible. Il restitue la glace qui
silence où l‘homme est simultané— contre le vent. »
n‘existe pas et, sur un plancher, la
ment ami, ennemi, feu, eau, terre, Il se lève et dans le bureau exigu, il
patinoire ; de tout son poids il
cendre, tempête ou papillon. lutte effectivement contre le vent.
s‘appuie sur la cheminée absente...
Marcel Marceau parle vite et d‘abon— — Ces exercices de virtuosité sur
dance. Il connaît le sens des mots des thèmes donnent toujours à voir
mais, de son art, les bannit absolu— Entre l‘illusion l‘homme en lutte. Ils permettent, en
ment. Ainsi définit—il le mime : et la réalité quelques minutes, de le voir naître,
— L‘art d‘exprimer des sentiments grandir et mourir. De là naît l‘émo—
et non de remplacer des mots par C‘est affaire de style et d‘idée : tion... Une émotion préparée, con—
des gestes. Le mime place l‘homme — Tous les comiques ont voulu certée, provoquée puisque Marcel
dans des situations comiques et recréer le personnage de Don Qui— Marceau ne laisse aucune part à
tragiques. I! révèle l‘essence même chotte déchiré entre l‘illusion et la l‘improvisation.
de l‘être humain et montre son réalité. Moi aussi. La deuxième partie du spectacle se
existence éphémère et éternelle. Buster Keaton et Charlie Chaplin lui déroule en compagnie de Bip, per—
De tout temps les hommes ont ri des ont été de précieux inspirateurs. Lui sonne blafard, lunaire, petit—fils de
coups de pied au cul que les autres a voulu, au théâtre, faire ce qu‘ils Pierrot et cousin de Charlot. Un
reçoivent. Grecs et Romains en avaient réalisé au cinéma. Héritier mortel comme vous, comme moi,
riaient comme nous. Eux aussi d‘une tradition qui s‘était quelque qui doit sans cesse revivre. >

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Marcel Marceau e suite MUSIQUE e MERCREDI 24 SEPTEMBRE e
A.2 DON JUAN » 2015
Jean—Louis Barrault qui fut aussi
élève d‘Etienne Decroux, — (souve—
nez—vous des Enfants du Paradis, le
film de Marcel Carné) — est allé vers
le théâtre. Marceau est resté mime.
Et le restera.
Dario Fo est mime mais il parle.
Raymond Devos aussi : « Les mots,
déclare Marceau, ne m‘auraient rien
ajouté. Un bon mime peut apporter Les mille et trois
conquêtes de
au public autant que la musique.
Elle aussi se passe des mots. Si je
changeais, mon style changerait.
Raymond Devos est allé à la même
école que moi. Et ce qu‘il aime c‘est
Marceau silencieux. »
On est tenté de demander à cet
homme que ses compatriotes ont
souvent boudé, qui parle parfois de
Don Juan
lui à la troisième personne et qui,
maintenant, veut faire école, ce que Fasciné par l‘appétit barbare de péché et à la douleur, nous pressen—
la réussite représente pour lui. L‘in— Don Juan, Mozart fait de son tons une intensité dramatique
téresse—t—elle autant que le mime ? opéra une extraordinaire course exempte de l‘ouvrage de Molière.
à la vie. La nouveauté de ce Car le personnage légendaire créé
vers 1630 par Tirso de Molina, avec
Monter un escalier «drame gai» choquera en son l‘aide de ce « coquin de génie » de
qui n‘existe pas temps, mais en fait aujourd‘hui Da Ponte, Mozart va le façonner à sa
l‘opéra le plus joué au monde... mesure. Le sujet de Don Giovanni
— Le mime m‘intéresse. Mais pas le
mime sans la perfection et la volonté
W 1” mai 1786. Les Noces de Figaro
d‘apporter le plus possible d‘émo—
remportent à Vienne un très vif
tion. L‘école je m‘en servirai comme
succès. Quelque temps plus tard à
d‘un outil. Pour y enseigner que le
Prague, c‘est un triomphe : « // y eut
mime s‘apprend comme n‘importe
bientôt, écrit Mozart, des transcrip—
quel autre métier.
tions pour piano, pour instruments à
Veut—il former « petits —Mar—
des vent, pour quintette de musique de
ceau » ? chambre. On transforma l‘œuvre en
— En Pologne, en Tchécoslovaquie, danses allemandes, bref, les airs de
au Japon, des troupes se sont Figaro résonnaient partout — dans
formées à mon école. Elles ont les rues et dans les jardins publics...
trouvé un style qui leur est propre. Oui, l‘accordéoniste d‘estaminet lui—
Je veux faire des « petits Marceau » même était obligé de moduler son
qui deviendront des grands Dubois. « Non piu andrai », s‘il voulait s‘as—
» Il faut, pour que tout le monde surer un auditoire ! »
comprenne un langage, inventer Devant une telle réussite, Pasquale
une grammaire et, pour cela, codi— Bondini, le directeur du théâtre
fier des gestes. Je ne suis ni Eluard praguois, offre au musicien cent
ni Maupassant, mais j‘ai inventé des florins pour la primeur d‘un nouvel
gestes, le vol du papillon, la cage, et opéra. Au bout d‘un mois de fêtes et
des retournements de personnages. de réceptions, Mozart est obligé de
Il faut que d‘autres les reprennent. quitter Prague. Il regagne Vienne, où
Des comédiens apprendront donc, à il travaille d‘arrache—pied à son Don
l‘école du mime Marceau, à monter Giovanni. Mozart deux ans avant sa mort.
parfaitement un escalier qui n‘existe Mais au début de l‘année 1787,
pas. Mais où cela les mènera—t—il ? Mozart va éprouver un chagrin
cruel, son père Léopold est tombé sent peut—être moins le soufre que
— A la pratique passionnée du gravement malade. «Comme la celui des Noces de Figaro, mais la
théâtre. A la possibilité de jouer mort, à y regarder de près, lui écrit critique sociale y apparaît pourtant
n‘importe quelle situation comique Wolfgang, est le vrai but final de la nettement. Et Mozart mène énergi—
ou tragique. C‘est mon plaisir de vie, je me suis, depuis quelques quement la satire quand, dans l‘air
jouer en créant la perfection, et de années, tellement familiarisé avec
former. « du catalogue », un valet raille de—
cette véritable et parfaite amie de vant une aristocrate l‘égalité des
Pourront venir tous ceux qu‘inté— l‘homme que son image n‘a plus rien victimes de Don Giovanni : « Conta—
resse cette approche de la perfec— d‘effrayant pour moi, mais m‘appa— dine, camerière, cittadine, contesse,
tion mais pas les amateurs « d‘ex— raît, au contraire, comme très apai— baronesse, marchesane, princi—
pression corporelle ». Aux élèves sante et très consolante ! » Cette pesse..., d‘ogni grado... ». Et quand
ensuite de jouer, de retourner s‘ils le méditation sur la mort, nous en Zerlina s‘écriera : « Vous autres gen—
veulent aux mots, ou d‘en rester au trouverons immédiatement les tilhommes vous êtes rarement hon—
mime, langage éphémère qui n‘a, échos dans les solennels accents de nêtes et sincères... », Don Giovanni
pour exister dans le silence, que le l‘ouverture. répliquera avec insolence : « C‘est
style et un corps. Dès les premiers accords, placés, une calomnie de roturier. » Mozart
Gilles ALEXANDRE ® sans plus attendre, face à la mort, au ne peut oublier que le Trompeur de
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