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[1859-1941]
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intéressée à sa survie, se cramponne naturellement à la vie ; ce faisant, il risque de se laisser
hypnotiser par les exigences pratiques au point de perdre de vue la signification et la
destination de l’élan dont il participe. En tant qu’individu cherchant à se réaliser comme
personne, l’être humain doit lutter sans relâche contre la menace de dépersonnalisation que
représente l’affaissement de sa tension psychique dans un affairement somnambulique ou un
abandon à la distraction rêveuse. Occasionnellement joyeux – quand il lui arrive de créer –, il
est structurellement tendu, et par là-même fatigué. Enfin, collectivement, l’humanité doit
affronter le problème que pose la coexistence antagoniste de sociétés tendanciellement
« closes », réglées par des morales de « pression » et des logiques d’appartenance et
d’exclusion potentiellement meurtrières. « Humanité » est alors le nom d’un projet généreux
dont certaines individualités d’exception ont, de loin en loin, fixé le cap : celui d’une
« transformation radicale » qui aboutirait à « une société unique, embrassant tous les
hommes » (Bergson 2008 : 97). Cette transfiguration de la forme sociale caractéristique de
l’espèce est le thème qui confère à l’anthropologie bergsonienne son unité dramatique à
l’échelle de l’histoire humaine.
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l’homme est la grande réussite de la vie – du moins sur cette planète (Bergson 2008 : 223) –,
c’est donc avant tout parce qu’il est cet être créateur. Ce caractère le porte à s’arracher à ses
déterminations naturelles pour se transformer indéfiniment lui-même, ce dont témoigne son
organisation en sociétés capables de se transformer, mais aussi, parfois, de se détruire.
Nouveau paradoxe. Pour s’en rendre compte, il suffit de suivre la marche du progrès matériel :
tout se passe comme si, par l’effet involontaire de ses choix cumulés, les multiples relais
techniques et mécaniques de l’action humaine avaient fini par déborder les intentions
premières en constituant pour l’homme une nature seconde, une sorte de « corps immense »,
trop large pour son âme (Bergson 2008 : 330), qui contribue à l’enfermer davantage dans
certains automatismes constitués par l’espèce, tout en faisant planer la perspective assez
sombre de son propre anéantissement.
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(Bergson 2007c : 166). Pire, elle a par certains côté un caractère morbide. Nouvelle différence
de nature : « L’homme est le seul animal dont l’action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne,
qui forme des projets avec l’espoir de réussir et la crainte d’échouer. C’est le seul qui se sente
sujet à la maladie, et le seul aussi qui sache qu’il doit mourir. » (Bergson 2008 : 215-216). La
fonction fabulatrice qui s’épanouit dans les formes élémentaires de la religion s’apparente en
ce sens à une contre-tendance : elle est la « réaction défensive de la nature contre ce qu’il
pourrait y avoir de déprimant pour l’individu, et de dissolvant pour la société, dans l’exercice de
l’intelligence. » (Bergson 2008 : 217).
Laissée à elle-même, l’intelligence engendre la perplexité et le doute, l’incertitude et
l’angoisse ; elle suscite de faux problèmes qui conduisent à une forme de paralysie sur le
terrain pratique et même théorique, comme en témoigne le vertige des questions
métaphysiques suscitées par les idées de possible ou du néant. Son effet déstructurant se fait
également sentir dans la méconnaissance qui caractérise le rapport habituel de la personne à
sa propre intimité. L’être humain devrait se connaître dans l’élément de la durée créatrice, en
retournant sur lui-même cette faculté qu’avait l’instinct d’adhérer immédiatement à la réalité
vivante en vertu d’une espèce de sympathie intime, mais les médiations d’ordre intellectuel
qu’il interpose entre lui et lui-même, à commencer par le langage, maintiennent le plus clair
du temps sa conscience en surface, bien loin du « moi profond », ne retenant du passé que ce
qui est susceptible d’éclairer l’action utile, réduisant d’autant la latitude d’inventivité et de
création dans l’ordre moral. Le langage morcelle non seulement le monde, pour soutenir notre
action sur les choses, mais aussi bien notre vie intérieure, que nous assimilons peu ou prou à
de l’espace dès que nous cherchons à la représenter. L’idée fameuse d’une dénaturation de la
durée par sa projection dans l’espace (médium universel des médiations) trouve ici une
résonance directe sur le terrain de l’individuation psychique. L’élément de généralité dans
laquelle nous évoluons à force de nous assimiler à une chose nous rend insensibles à la réalité
de nos propres sentiments et pensées, ou du moins n’en laisse émerger qu’une version
décantée et stéréotypée, tandis que la conscience assoupie dans ses habitudes perceptives et
intellectuelles entretient avec la réalité extérieure un rapport essentiellement passif et
superficiel qui l’apparente à une sorte d’automate spirituel. S’il cède au principe de moindre
effort, l’humain est insensiblement conduit à ne faire qu’un usage purement nominal de sa
volonté et de sa liberté, à se contenter d’adapter ses gestes aux usages en suivant des schémas
d’action tout faits. Il risque de traverser son existence en somnambule, à distance de lui-même
et du monde.
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Pourtant, même ici la nature ne nous laisse pas entièrement dépourvus. De manière générale,
l’aptitude à concentrer son effort de façon continue, à maintenir dans la durée un certain état
de tension psychique, « établit entre l’homme et les animaux une différence radicale, qui n’est
pas seulement une différence de degré, mais une différence de nature » (Bergson 2011 : 437).
Mais cette faculté de concentration s’exprime de manière ambivalente. Dans la mesure où elle
permet de s’abstraire du jeu quasi-mécanique des réactions impulsives qui ont lieu à la surface
du moi, elle favorise paradoxalement une forme de détachement. Laissée à elle-même, cette
tendance pourra s’exprimer à travers des conduites de distraction dont la forme relâchée et
caricaturale est socialement sanctionnée par le rire (Bergson 2007b), mais dont la contrepartie
créatrice, en revanche, sera valorisée dans la personnalité de l’artiste capable de fournir l’effort
de s’absorber activement dans une rêverie visionnaire, dans les profondeurs de sa mémoire
individuelle ou dans une perception « élargie » de la réalité, dégagée du souci d’utilité (Bergson
2009b : 150).
L’existence humaine se déroule ainsi selon des « tons » différents de la vie psychologique,
correspondant à des degrés de tension variables. Ces tons peuvent être parcourus selon
plusieurs axes. Celui qui oppose le plan du rêve et le plan de l’action en constitue un parmi
d’autres. Il dessine l’idéal de « l’homme d’action », dont le bon sens permet un ajustement à
la fois souple et précis à une réalité elle-même mobile qu’il ne s’agit pas simplement de subir
mais d’infléchir et de transformer : « la conscience est d’autant mieux équilibrée qu’elle est
plus tendue vers l’action, d’autant plus chancelante qu’elle est plus détendue dans une espèce
de rêve » ; « entre ces deux plans extrêmes, le plan de l’action et le plan du rêve, il y a tous les
plans intermédiaires correspondant à autant de degrés décroissants d’“attention à la vie” et
d’adaptation à la réalité » (Bergson 2009a : 121 ; Bergson 2007a : 184-185). Mais l’élan
psychique se mesure plus généralement à la capacité qu’a l’être humain de se dégager du
cercle étroit de son présent actuel pour mobiliser la totalité de son passé selon des voies
imprévisibles qui sont le propre d’un acte libre. De ce point de vue, l’impulsivité de celui qui
réagit aux sollicitations du moment de manière irréfléchie, sur le mode de l’action-réflexe, ne
vaut pas mieux que l’inattention du rêveur diurne plongé dans son passé : il y a là deux formes
de désadaptation qui vont à rebours de l’effort exigé par une action véritablement créatrice.
En circulant entre le plan du rêve et le plan de l’action, il s’agira donc de trouver une ligne
d’équilibre entre distraction et compulsion, qui sont l’une et l’autre des pathologies de la durée
et du rapport à soi.
L’humanité et le « sur-homme »
Cependant, le dernier mot concernant la vocation de l’homme bergsonien ne saurait être une
injonction à faire de sa vie une œuvre d’art. « Soyez vous-mêmes », « Devenez ce que vous
êtes » : la culture de soi recherchée pour elle-même a toujours un parfum de dandysme
existentiel. Si Bergson accorde une place spéciale aux « grands hommes de bien », c’est parce
qu’il les associe à un domaine où l’activité humaine lui apparaît « la plus puissamment
créatrice » (Gouhier 1987 : 139), et donc la mieux à même de fournir une solution au problème
du dépassement de l’espèce. La morale aussi a ses inventeurs et ses génies ; leur seule
existence atteste que « [l]e cercle, voulu par la nature, a été rompu par l’homme le jour où il a
pu se replacer dans l’élan créateur, poussant la nature humaine en avant au lieu de la laisser
pivoter sur place » (Bergson 2008 : 210). Mais pourquoi se concentrer sur la figure du saint ou
du mystique ?
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Il y a plusieurs raisons à cela. La première tient à la portée collective de leur action. À travers
ces personnalités d’exception – car le « vrai mysticisme » est rare –, la créativité devient
véritablement contagieuse. L’élan de création se prolonge et s’intensifie en essaimant :
« créateur par excellence est celui dont l’action, intense elle-même, est capable d’intensifier
aussi l’action des autres hommes, et d’allumer, généreuse, des foyers de générosité »
(Bergson 2009a : 25). La seconde raison tient à l’orientation particulière que ces relais
amplificateurs donnent à l’élan en le dirigeant, au-delà de leur personne, vers l’humanité
comme telle. La puissance d’appel de l’amour universel surpasse tous les idéaux d’universalité
et de fraternité démocratiques, parce qu’elle s’incarne dans des œuvres concrètes dont
l’exemple suffit à propager, de proche en proche, une émotion créatrice. Mais c’est bien parce
que cette impulsion s’adresse virtuellement d’un coup à l’humanité entière, au-delà de toute
identification de groupe et de toute attache spécifique, qu’il revient finalement au mystique
de soutenir ce projet qui apparaît d’abord comme une véritable « contradiction réalisée » :
« convertir en effort créateur cette chose créée qu’est une espèce, faire un mouvement de ce
qui est par définition un arrêt » (Bergson 2008 : 249). Enfin, cet exemple vivant suggère un
double élargissement de l’imagination métaphysique : en amont, l’amour mystique de
l’humanité révèle quelque chose du principe même de la vie, ou de son origine (le problème
de Dieu se loge en ce point précis) ; en aval, il permet de préciser le trait de ce qui s’ébauchait
à l’horizon du dépassement annoncé de la condition humaine : quelque chose qui n’est
justement plus l’homme, ni sa version sublimée, mais la continuation et l’amplification de ce
dont l’homme procède, et dont l’espèce est le déchet. « Tout se passe comme si un être indécis
et flou, qu’on pourra appeler comme on voudra, homme ou sur-homme, avait cherché à se
réaliser, et n’y était parvenu qu’en abandonnant en route une partie de lui-même. » (Bergson
2007c : 266-267).
Le « sur-homme » n’est pas le mystique, mais ce que le mystique fait entrevoir, et que font
déjà pressentir tous les phénomènes psychiques qui bordent ou débordent la conscience
individuelle rivée aux impératifs vitaux. Bergson s’est très tôt intéressé aux « recherches
psychiques » (Bergson 2009a) ; il y était naturellement conduit par ses propres travaux sur les
rapports de l’esprit et du cerveau. L’intelligence étant bordée d’une frange d’instinct, elle peut
regagner un contact sympathique avec le réel en inversant son orientation habituelle pour se
développer en intuition (Bergson 2009b). Envisagés sous cet angle, les faits de télépathie
suggèrent un mode de communication non réductible aux conditions organiques de la
conscience, une sorte d’activité vitale élargie. Lorsque les mystiques réalisent l’union avec le
principe de l’élan vital, ils canalisent et intensifient à leur manière une énergie psychique
commune à tous les êtres. En ce sens également, ils sont « révélateurs d’une vérité
métaphysique ». Avec eux, comme avec certains artistes de génie (Bergson 2008 : 226), la
promesse du dépassement de l’espèce trouve une forme de réalisation ponctuelle.
L’apparition de ces « âmes privilégiées » est, à chaque fois, « comme la création d’une espèce
nouvelle composée d’un individu unique » (Bergson 2008 : 332). Telle est finalement la
solution locale, pondérée, que le philosophe est en mesure d’apporter au problème qui
fournissait l’argument de son drame.
Elie During
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Références
BERGSON Henri, 2007a, Matière et mémoire [1896], Paris, Presses universitaires de France.
BERGSON Henri, 2007b, Le Rire [1900], Paris, Presses universitaires de France.
BERGSON Henri, 2007c, L’Évolution créatrice [1907], Paris, Presses universitaires de France.
BERGSON Henri, 2008, Les Deux Sources de la morale et de la religion, [1932], Paris, Presses
universitaires de France.
BERGSON Henri, 2009a, L’Énergie spirituelle [1919], Paris, Presses universitaires de France.
BERGSON Henri, 2009b, La Pensée et le mouvant [1934], Paris, Presses universitaires de France.
BERGSON Henri, 2011, Écrits philosophiques [1934], Paris, Presses universitaires de France.
Bibliographie complémentaire
GOUHIER Henri, 1987, Bergson et le Christ des évangiles, Paris, Vrin.
KISUKIDI Nadia Yala, 2013, Bergson ou l’humanité créatrice, Paris, CNRS Éditions.
SARAFIDIS Karl, 2013, Bergson : la création de soi par soi, Paris, Eyrolles.