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BERGSON

[1859-1941]

L’homme bergsonien : une ouverture


L’homme bergsonien est en devenir, c’est le moins qu’on puisse attendre d’un philosophe du
changement et de la durée réelle. Organisme intelligent et hyper-mnésique, lointain cousin
des hyménoptères, « point culminant de l’évolution des vertébrés » (Bergson 2007c : 135), il
ne se définit pas par une essence mais par un processus auquel il participe. Il est moins
l’aboutissement d’une trajectoire que son point d’inflexion.
C’est que l’« élan vital » qui s’exprime dans le foisonnement des formes vivantes est
essentiellement fini, sujet à des retombées, des ralentissements et des arrêts. Chaque espèce,
aussi aboutie soit-elle dans son genre, marque un tel arrêt. L’homme n’échappe pas à la règle.
Cela ne l’empêche pas d’être « la grande réussite de la vie » (Bergson 2009a : 25). La plasticité
du cerveau humain, cet « organe de sport » capable d’effectuer des montages en nombre
indéfini, exprime une puissance d’indétermination et de choix sans précédent dans le monde
animal. Mais cette réussite même doit nous convaincre que, loin d’être le couronnement du
processus créateur, l’homme se présente plutôt comme une ouverture : une passe ou un relais
pour une impulsion qui vient de plus loin que lui. La différence de nature que marque sa
situation au sein du règne animal importe donc surtout en raison du rôle qu’elle le conduit à
tenir dans un drame qui au fond le dépasse.
Ce drame se déroule simultanément sur trois scènes : cosmique, individuelle et sociale. Ou
plutôt, tout se passe comme si le même drame était rejoué, à quelques variations près, à ces
différentes échelles, auxquelles correspondent autant de registres possibles pour une
anthropologie philosophique : l’homme comme espèce biologique, l’humain comme problème
psychologique et pratique, l’humanité enfin comme horizon politique et métaphysique. Quant
à l’argument général, il est fourni par Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932) :
l’apparition de l’espèce humaine dans la très longue histoire de la vie sur terre a pour horizon
la préparation, sinon d’une « espèce nouvelle », du moins d’une humanité « délivr[ée] de la
nécessité d’être une espèce » (Bergson 2008 : 332).
S’arracher aux limitations de l’espèce, cela signifie pour l’homme briser le cercle des instincts
et des tendances, mais aussi des habitudes consolidées en automatismes, de sorte que sa
puissance de choix ne se réduise pas à « un simple auxiliaire du besoin de vivre » (Bergson
2009a : 19). N’y a-t-il pas là cependant un paradoxe ? Car ce rôle qui échoit aux humains, c’est
bien en fin de compte à certains caractères spécifiques qu’ils le doivent. C’est nécessairement
par ses propres moyens que l’humain pourra tenter de dépasser l’homme. Et c’est encore la
vie qui, à travers la vie proprement humaine, se haussera au-delà des simples exigences de la
survie.
Bien entendu, cela serait impossible s’il n’existait un lien de continuité entre l’élan de création
qui porte la vie et le caractère créateur qui se manifeste chez l’homme, au niveau de l’espèce
entière comme de chaque individu. C’est bien parce que quelque chose en lui excède déjà la
spécificité humaine qu’il peut tenter de tenir son rôle. Il en résulte cependant d’inévitables
contradictions et tensions sur les trois plans déjà évoqués. Car l’homme, en tant qu’espèce

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intéressée à sa survie, se cramponne naturellement à la vie ; ce faisant, il risque de se laisser
hypnotiser par les exigences pratiques au point de perdre de vue la signification et la
destination de l’élan dont il participe. En tant qu’individu cherchant à se réaliser comme
personne, l’être humain doit lutter sans relâche contre la menace de dépersonnalisation que
représente l’affaissement de sa tension psychique dans un affairement somnambulique ou un
abandon à la distraction rêveuse. Occasionnellement joyeux – quand il lui arrive de créer –, il
est structurellement tendu, et par là-même fatigué. Enfin, collectivement, l’humanité doit
affronter le problème que pose la coexistence antagoniste de sociétés tendanciellement
« closes », réglées par des morales de « pression » et des logiques d’appartenance et
d’exclusion potentiellement meurtrières. « Humanité » est alors le nom d’un projet généreux
dont certaines individualités d’exception ont, de loin en loin, fixé le cap : celui d’une
« transformation radicale » qui aboutirait à « une société unique, embrassant tous les
hommes » (Bergson 2008 : 97). Cette transfiguration de la forme sociale caractéristique de
l’espèce est le thème qui confère à l’anthropologie bergsonienne son unité dramatique à
l’échelle de l’histoire humaine.

L’homme : une espèce créatrice


Dans le règne animal, la vie a atteint avec les sociétés de fourmis et d’abeilles un point
d’équilibre qui marque un palier d’efficacité maximale en même temps qu’un coup arrêt
donnant lieu à une sorte de piétinement somnambulique ; mais elle a trouvé avec l’homme
l’occasion d’un rebond, d’une relance et d’une intensification de l’élan créateur, dont
témoignent exemplairement les domaines de l’art ou de l’invention morale. Tout se passe
comme si, à travers l’homme, la vie avait pris conscience d’elle-même et de sa capacité à
donner à l’œuvre créatrice un prolongement virtuellement indéfini (Bergson 2007c : 266). D’où
lui vient ce singulier privilège ? La réponse tient en deux mots : homo faber.
La différence anthropologique, telle que la conçoit Bergson, ne tient pas en effet à l’intelligence
en tant que telle, mais à son orientation fabricatrice, dont le règne animal ne fournit que de
pâles ébauches, même chez les primates les plus évolués. S’il y a un propre de l’homme, il faut
le chercher du côté de sa capacité à contourner les limitations de l’instinct, à se libérer de la
matière en la détournant par la production et l’usage d’outils inorganiques, à des fins diverses
et imprévisibles, dans l’ordre technique aussi bien que symbolique ou idéel. L’intelligence
apparaît ainsi comme « la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à
faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication » (Bergson 2007c : 140). Par la
médiation du langage, cette faculté de se rapporter à de pures possibilités opératoires en vient
à s’exercer librement, au-delà de la manipulation d’objets matériels. Elle s’exprime alors
comme invention, notamment dans le domaine des idées (scientifiques, artistiques, morales)
où elle prend volontiers une forme désintéressée, comme affranchie des besoins vitaux et des
impératifs de conservation de la vie.
Selon ces deux aspects (fabrication et invention), le propre de l’homme se présente donc
comme un pouvoir supérieur de créer des instruments et des idées. Cette latitude de création
libérée par l’intelligence fabricatrice est, dans son fond, une expression de l’élan qui traverse
l’univers dans son ensemble. Ainsi « Homo faber » est le nom de cette espèce susceptible de
briser le cercle de l’espèce, c’est-à-dire de dépasser la logique de la spécialisation instinctive,
de rompre avec les automatismes qui la condamneraient autrement à tourner en rond. Si

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l’homme est la grande réussite de la vie – du moins sur cette planète (Bergson 2008 : 223) –,
c’est donc avant tout parce qu’il est cet être créateur. Ce caractère le porte à s’arracher à ses
déterminations naturelles pour se transformer indéfiniment lui-même, ce dont témoigne son
organisation en sociétés capables de se transformer, mais aussi, parfois, de se détruire.
Nouveau paradoxe. Pour s’en rendre compte, il suffit de suivre la marche du progrès matériel :
tout se passe comme si, par l’effet involontaire de ses choix cumulés, les multiples relais
techniques et mécaniques de l’action humaine avaient fini par déborder les intentions
premières en constituant pour l’homme une nature seconde, une sorte de « corps immense »,
trop large pour son âme (Bergson 2008 : 330), qui contribue à l’enfermer davantage dans
certains automatismes constitués par l’espèce, tout en faisant planer la perspective assez
sombre de son propre anéantissement.

L’humain : une création de soi par soi


On aura peut-être reconnu dans ce qui précède une figure familière : l’humain comme être
dépourvu de « nature », animal décentré, excentrique et quelque peu maladif. De ce thème
qui court de Rousseau à Plessner, Bergson propose une interprétation philosophique originale.
Car il ne suffit pas que le caractère créateur de l’espèce arrache l’homme à sa condition
naturelle ; il faut encore comprendre pourquoi il est malgré tout si difficile à chaque être
humain, singulièrement, de vivre à la hauteur d’une telle exigence, c’est-à-dire de devenir un
créateur. L’enjeu du dépassement de l’homme se cristallise alors dans la question de la
réalisation – nullement garantie par les dispositions de la nature – de sujets véritablement
créateurs d’eux-mêmes. De toute évidence, l’être humain n’est pas spontanément disposé à
devenir artiste, héros moral, réformateur social ou mystique. Mais chacun est en principe
capable de soutenir l’effort qu’exige le rôle plus modeste consistant à se forger un caractère,
autrement dit à être une personne. C’est d’abord à cette « création de soi par soi » (Bergson
2007c : 7) que songe Bergson lorsqu’il décrit l’univers comme « une machine à faire des dieux »
(Bergson 2008 : 332).
Or il est clair que s’il nous arrive d’être de tels sujets créateurs, c’est généralement d’une
manière fugitive qui ne contribue que faiblement à un véritable élargissement de notre
personnalité. Déjà le premier essai de Bergson développait cette thèse forte : la liberté est une
chose rare, qui admet d’ailleurs des degrés. C’est qu’elle réclame dans tous les cas un effort,
un travail de la volonté. « Être un être humain est en soi-même une tension » (Bergson 2011 :
433).
Cette pression psychique est la traduction, sur le plan psychologique et moral, de la
contradiction fondamentale entre les exigences conservatrices de la vie et celles de la création.
Elle prend la forme d’une injonction paradoxale. Il s’agit en effet de s’individuer comme
personne tout en étant par ailleurs un homme, c’est-à-dire cet animal surdoué et
remarquablement outillé que désigne l’expression homo faber. Autrement dit, il s’agit de vivre
sa condition d’homme en humain. Le problème est que ces mêmes outils qui émancipent
l’homme de sa condition naturelle contribuent à séparer l’être humain de lui-même. La
créativité d’homo faber l’entraîne en effet bien au-delà des dispositions de la nature ; il arrive
qu’elle se retourne contre la vie au point d’entraver le processus d’individuation psychique et
morale. C’est que, redoutablement efficace lorsqu’elle travaille au contact de la matière
inanimée, l’intelligence est « caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie »

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(Bergson 2007c : 166). Pire, elle a par certains côté un caractère morbide. Nouvelle différence
de nature : « L’homme est le seul animal dont l’action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne,
qui forme des projets avec l’espoir de réussir et la crainte d’échouer. C’est le seul qui se sente
sujet à la maladie, et le seul aussi qui sache qu’il doit mourir. » (Bergson 2008 : 215-216). La
fonction fabulatrice qui s’épanouit dans les formes élémentaires de la religion s’apparente en
ce sens à une contre-tendance : elle est la « réaction défensive de la nature contre ce qu’il
pourrait y avoir de déprimant pour l’individu, et de dissolvant pour la société, dans l’exercice de
l’intelligence. » (Bergson 2008 : 217).
Laissée à elle-même, l’intelligence engendre la perplexité et le doute, l’incertitude et
l’angoisse ; elle suscite de faux problèmes qui conduisent à une forme de paralysie sur le
terrain pratique et même théorique, comme en témoigne le vertige des questions
métaphysiques suscitées par les idées de possible ou du néant. Son effet déstructurant se fait
également sentir dans la méconnaissance qui caractérise le rapport habituel de la personne à
sa propre intimité. L’être humain devrait se connaître dans l’élément de la durée créatrice, en
retournant sur lui-même cette faculté qu’avait l’instinct d’adhérer immédiatement à la réalité
vivante en vertu d’une espèce de sympathie intime, mais les médiations d’ordre intellectuel
qu’il interpose entre lui et lui-même, à commencer par le langage, maintiennent le plus clair
du temps sa conscience en surface, bien loin du « moi profond », ne retenant du passé que ce
qui est susceptible d’éclairer l’action utile, réduisant d’autant la latitude d’inventivité et de
création dans l’ordre moral. Le langage morcelle non seulement le monde, pour soutenir notre
action sur les choses, mais aussi bien notre vie intérieure, que nous assimilons peu ou prou à
de l’espace dès que nous cherchons à la représenter. L’idée fameuse d’une dénaturation de la
durée par sa projection dans l’espace (médium universel des médiations) trouve ici une
résonance directe sur le terrain de l’individuation psychique. L’élément de généralité dans
laquelle nous évoluons à force de nous assimiler à une chose nous rend insensibles à la réalité
de nos propres sentiments et pensées, ou du moins n’en laisse émerger qu’une version
décantée et stéréotypée, tandis que la conscience assoupie dans ses habitudes perceptives et
intellectuelles entretient avec la réalité extérieure un rapport essentiellement passif et
superficiel qui l’apparente à une sorte d’automate spirituel. S’il cède au principe de moindre
effort, l’humain est insensiblement conduit à ne faire qu’un usage purement nominal de sa
volonté et de sa liberté, à se contenter d’adapter ses gestes aux usages en suivant des schémas
d’action tout faits. Il risque de traverser son existence en somnambule, à distance de lui-même
et du monde.

La personne : entre rêve et action


C’est pourquoi, à l’inverse, « il est fatigant d’être une personne » : « cela représente un
épuisant effort » (Bergson 2011 : 604), un effort que nous ne remarquons pas le plus souvent,
tant il est constant, mais qui sera d’autant plus intense et abouti qu’on cherchera plus
consciemment à se détacher du substrat des habitudes et des tendances utiles à la
conservation de la vie pour développer une personnalité sur des plans plus profonds, dans une
durée plus tendue. À côté du drame cosmique du dépassement de la condition humaine,
Bergson développe le thème, plus discret mais insistant, d’une certaine fatigue d’être
inséparable de l’effort continu pour être un homme.

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Pourtant, même ici la nature ne nous laisse pas entièrement dépourvus. De manière générale,
l’aptitude à concentrer son effort de façon continue, à maintenir dans la durée un certain état
de tension psychique, « établit entre l’homme et les animaux une différence radicale, qui n’est
pas seulement une différence de degré, mais une différence de nature » (Bergson 2011 : 437).
Mais cette faculté de concentration s’exprime de manière ambivalente. Dans la mesure où elle
permet de s’abstraire du jeu quasi-mécanique des réactions impulsives qui ont lieu à la surface
du moi, elle favorise paradoxalement une forme de détachement. Laissée à elle-même, cette
tendance pourra s’exprimer à travers des conduites de distraction dont la forme relâchée et
caricaturale est socialement sanctionnée par le rire (Bergson 2007b), mais dont la contrepartie
créatrice, en revanche, sera valorisée dans la personnalité de l’artiste capable de fournir l’effort
de s’absorber activement dans une rêverie visionnaire, dans les profondeurs de sa mémoire
individuelle ou dans une perception « élargie » de la réalité, dégagée du souci d’utilité (Bergson
2009b : 150).
L’existence humaine se déroule ainsi selon des « tons » différents de la vie psychologique,
correspondant à des degrés de tension variables. Ces tons peuvent être parcourus selon
plusieurs axes. Celui qui oppose le plan du rêve et le plan de l’action en constitue un parmi
d’autres. Il dessine l’idéal de « l’homme d’action », dont le bon sens permet un ajustement à
la fois souple et précis à une réalité elle-même mobile qu’il ne s’agit pas simplement de subir
mais d’infléchir et de transformer : « la conscience est d’autant mieux équilibrée qu’elle est
plus tendue vers l’action, d’autant plus chancelante qu’elle est plus détendue dans une espèce
de rêve » ; « entre ces deux plans extrêmes, le plan de l’action et le plan du rêve, il y a tous les
plans intermédiaires correspondant à autant de degrés décroissants d’“attention à la vie” et
d’adaptation à la réalité » (Bergson 2009a : 121 ; Bergson 2007a : 184-185). Mais l’élan
psychique se mesure plus généralement à la capacité qu’a l’être humain de se dégager du
cercle étroit de son présent actuel pour mobiliser la totalité de son passé selon des voies
imprévisibles qui sont le propre d’un acte libre. De ce point de vue, l’impulsivité de celui qui
réagit aux sollicitations du moment de manière irréfléchie, sur le mode de l’action-réflexe, ne
vaut pas mieux que l’inattention du rêveur diurne plongé dans son passé : il y a là deux formes
de désadaptation qui vont à rebours de l’effort exigé par une action véritablement créatrice.
En circulant entre le plan du rêve et le plan de l’action, il s’agira donc de trouver une ligne
d’équilibre entre distraction et compulsion, qui sont l’une et l’autre des pathologies de la durée
et du rapport à soi.

L’humanité et le « sur-homme »
Cependant, le dernier mot concernant la vocation de l’homme bergsonien ne saurait être une
injonction à faire de sa vie une œuvre d’art. « Soyez vous-mêmes », « Devenez ce que vous
êtes » : la culture de soi recherchée pour elle-même a toujours un parfum de dandysme
existentiel. Si Bergson accorde une place spéciale aux « grands hommes de bien », c’est parce
qu’il les associe à un domaine où l’activité humaine lui apparaît « la plus puissamment
créatrice » (Gouhier 1987 : 139), et donc la mieux à même de fournir une solution au problème
du dépassement de l’espèce. La morale aussi a ses inventeurs et ses génies ; leur seule
existence atteste que « [l]e cercle, voulu par la nature, a été rompu par l’homme le jour où il a
pu se replacer dans l’élan créateur, poussant la nature humaine en avant au lieu de la laisser
pivoter sur place » (Bergson 2008 : 210). Mais pourquoi se concentrer sur la figure du saint ou
du mystique ?

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Il y a plusieurs raisons à cela. La première tient à la portée collective de leur action. À travers
ces personnalités d’exception – car le « vrai mysticisme » est rare –, la créativité devient
véritablement contagieuse. L’élan de création se prolonge et s’intensifie en essaimant :
« créateur par excellence est celui dont l’action, intense elle-même, est capable d’intensifier
aussi l’action des autres hommes, et d’allumer, généreuse, des foyers de générosité »
(Bergson 2009a : 25). La seconde raison tient à l’orientation particulière que ces relais
amplificateurs donnent à l’élan en le dirigeant, au-delà de leur personne, vers l’humanité
comme telle. La puissance d’appel de l’amour universel surpasse tous les idéaux d’universalité
et de fraternité démocratiques, parce qu’elle s’incarne dans des œuvres concrètes dont
l’exemple suffit à propager, de proche en proche, une émotion créatrice. Mais c’est bien parce
que cette impulsion s’adresse virtuellement d’un coup à l’humanité entière, au-delà de toute
identification de groupe et de toute attache spécifique, qu’il revient finalement au mystique
de soutenir ce projet qui apparaît d’abord comme une véritable « contradiction réalisée » :
« convertir en effort créateur cette chose créée qu’est une espèce, faire un mouvement de ce
qui est par définition un arrêt » (Bergson 2008 : 249). Enfin, cet exemple vivant suggère un
double élargissement de l’imagination métaphysique : en amont, l’amour mystique de
l’humanité révèle quelque chose du principe même de la vie, ou de son origine (le problème
de Dieu se loge en ce point précis) ; en aval, il permet de préciser le trait de ce qui s’ébauchait
à l’horizon du dépassement annoncé de la condition humaine : quelque chose qui n’est
justement plus l’homme, ni sa version sublimée, mais la continuation et l’amplification de ce
dont l’homme procède, et dont l’espèce est le déchet. « Tout se passe comme si un être indécis
et flou, qu’on pourra appeler comme on voudra, homme ou sur-homme, avait cherché à se
réaliser, et n’y était parvenu qu’en abandonnant en route une partie de lui-même. » (Bergson
2007c : 266-267).
Le « sur-homme » n’est pas le mystique, mais ce que le mystique fait entrevoir, et que font
déjà pressentir tous les phénomènes psychiques qui bordent ou débordent la conscience
individuelle rivée aux impératifs vitaux. Bergson s’est très tôt intéressé aux « recherches
psychiques » (Bergson 2009a) ; il y était naturellement conduit par ses propres travaux sur les
rapports de l’esprit et du cerveau. L’intelligence étant bordée d’une frange d’instinct, elle peut
regagner un contact sympathique avec le réel en inversant son orientation habituelle pour se
développer en intuition (Bergson 2009b). Envisagés sous cet angle, les faits de télépathie
suggèrent un mode de communication non réductible aux conditions organiques de la
conscience, une sorte d’activité vitale élargie. Lorsque les mystiques réalisent l’union avec le
principe de l’élan vital, ils canalisent et intensifient à leur manière une énergie psychique
commune à tous les êtres. En ce sens également, ils sont « révélateurs d’une vérité
métaphysique ». Avec eux, comme avec certains artistes de génie (Bergson 2008 : 226), la
promesse du dépassement de l’espèce trouve une forme de réalisation ponctuelle.
L’apparition de ces « âmes privilégiées » est, à chaque fois, « comme la création d’une espèce
nouvelle composée d’un individu unique » (Bergson 2008 : 332). Telle est finalement la
solution locale, pondérée, que le philosophe est en mesure d’apporter au problème qui
fournissait l’argument de son drame.

Elie During

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Références
BERGSON Henri, 2007a, Matière et mémoire [1896], Paris, Presses universitaires de France.
BERGSON Henri, 2007b, Le Rire [1900], Paris, Presses universitaires de France.
BERGSON Henri, 2007c, L’Évolution créatrice [1907], Paris, Presses universitaires de France.
BERGSON Henri, 2008, Les Deux Sources de la morale et de la religion, [1932], Paris, Presses
universitaires de France.
BERGSON Henri, 2009a, L’Énergie spirituelle [1919], Paris, Presses universitaires de France.
BERGSON Henri, 2009b, La Pensée et le mouvant [1934], Paris, Presses universitaires de France.
BERGSON Henri, 2011, Écrits philosophiques [1934], Paris, Presses universitaires de France.

Bibliographie complémentaire
GOUHIER Henri, 1987, Bergson et le Christ des évangiles, Paris, Vrin.
KISUKIDI Nadia Yala, 2013, Bergson ou l’humanité créatrice, Paris, CNRS Éditions.
SARAFIDIS Karl, 2013, Bergson : la création de soi par soi, Paris, Eyrolles.

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