Vous êtes sur la page 1sur 31

Production et reproduction d'un monument : le stupa de

Sanchi dans l'Inde coloniale


Tapati Guha-Thakurta
Dans Annales. Histoire, Sciences Sociales 2010/6 (65e année), pages 1403 à 1432
Éditions Éditions de l'EHESS
ISSN 0395-2649
ISBN 9782200926267
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-annales-2010-6-page-1403.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'EHESS.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Production et reproduction
d’un monument : le stupa de Sanchi
dans l’Inde coloniale

Tapati Guha-Thakurta

Dans les monts Vindhya, au cœur de l’Inde – dans le district de Raisen, au Madhya
Pradesh, à 46 kilomètres de la capitale de l’État de Bhopal –, on trouve au sommet
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


d’une colline un ensemble d’édifices appartenant à un ancien complexe de stupas
bouddhistes, qui remonte au IIIe siècle avant notre ère. Le guide publié par le
Service archéologique de l’Inde présente Sanchi comme un lieu unique, doté des
« stupas les plus parfaits et les mieux conservés de toute l’Inde 1 ». Bien avant
l’Europe de l’après-guerre, les institutions coloniales ont mis en œuvre, au début
du XXe siècle, leur propre « plan Marshall » : l’époque fut marquée par d’étonnantes
campagnes de restauration des sites en ruines, qui orchestraient la réinvention du
passé le plus lointain de l’Inde moderne 2. Sanchi cessa d’être une carrière à ciel
ouvert pour les pilleurs et devint l’un des complexes antiques les mieux conservés ;
ce fut l’une des réalisations les plus éclatantes de Sir John Hubert Marshall, le

1 - Debala MITRA, Sanchi, New Delhi, Archaeological Survey of India, 2003, p. 8.


2 - L’expression « ère Marshall » se réfère au mandat de Sir John Hubert Marshall, qui
fut directeur général du Service archéologique de l’Inde de 1902 à 1928 : cette période
vit les plus grands progrès dans les domaines de la restauration scientifique et de la conser-
vation des sites archéologiques dans l’Inde britannique. Voir, par exemple, Sourindranath
ROY, The story of Indian archaeology, 1784-1947, New Delhi, Archaeological Survey of
India, 1961, p. 90-113. Plus précisément, l’expression est employée par Nayanjot Lahiri
à propos de la reconstruction archéologique de Sanchi : Nayanjot LAHIRI, « From ruin
to restoration: The modern history of Sanchi », in T. INSOLL (dir.), Belief in the past: The
proceedings of the 2002 Manchester conference on archaeology and religion, Oxford, Archaeo-
press, 2004, p. 99-114. La présente contribution doit beaucoup à cet article important. 1403

Annales HSS, novembre-décembre 2010, n° 6, p. 1403-1428 .


TAPATI GUHA-THAKURTA

directeur général du Service archéologique de l’Inde. Durant les opérations qu’il


supervisa entre 1912 et 1918, cet ancien site bouddhiste prit à peu près l’appa-
rence qui est aujourd’hui la sienne (fig. 1). Une fois écartés la végétation et les
débris qui le dissimulaient, on découvrit autour du stupa principal un vaste
ensemble d’édifices, jusque-là entièrement ignorés pour la plupart. C’est égale-
ment à ce moment que, selon Marshall, « tous les monuments sans exception
[furent] restaurés d’une façon aussi complète et aussi durable que possible ». Le
site de Sanchi fut l’un des premiers en Inde à être ouvert au public et, parmi
ses antiquités, tous les « biens meubles » (sculptures, fragments architecturaux et
inscriptions) furent collectés, classés et catalogués 3.
Cet article revient en amont de l’« ère Marshall » et du point de vue commode
qu’elle nous a offert, pour se tourner vers une série de moments plus anciens, qui
scandent la vie de Sanchi durant les époques moderne et coloniale 4. Comme j’espère
le montrer à la lumière de ces différents moments, le passage du site de l’état de
ruine à celui de monument a représenté une rencontre bien plus heurtée avec la
modernité, et souvent une histoire plus trouble, que ne l’admettent les récits
canoniques évoquant la restauration officielle et définitive du site grâce aux efforts
des institutions et des experts de l’archéologie moderne 5. L’un des buts principaux
de cet article est d’observer de quelle façon a été racontée, au début du XIXe siècle,
la transformation de Sanchi, qui cessa d’être seulement une relique exhumée par
les fouilles pour devenir un objet mobile et une image. Il s’agira d’explorer ainsi
certains des procédés de production des images, de copie, de présentation et de
documentation qui ont précédé le formidable essor de la photographie sur le site,
ou qui se sont développés parallèlement à cet essor. Le recours croissant à la
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


photographie dans l’étude des monuments, à partir des années 1880, s’accompa-
gna d’une emprise institutionnelle de plus en plus forte de l’État colonial, sous
l’influence d’abord du Conservateur des monuments anciens, dont la fonction
venait d’être créée, puis, sous l’égide du Service archéologique, dans le cadre d’un
programme de réparation et de restauration dont l’apogée fut l’« ère Marshall ».
En conclusion, je revisiterai brièvement l’histoire du site durant cette période afin
de faire apparaître certains des présupposés du projet archéologique de Marshall,
en tournant mon attention vers d’autres acteurs qui revendiquaient le contrôle et
la garde du site, ou bien ont participé aux manœuvres politiques dont la possession
et la resacralisation de Sanchi étaient l’enjeu. Par là, je souhaite avant tout faire

3 - Sir John Hubert MARSHALL et Alfred FOUCHER, The monuments of Sanchi, New Delhi,
Swati Publications, [1940] 1983, vol. 1, p. 9.
4 - Une partie de cet article a été publiée dans un volume consacré à Sir J. H. Marshall
et à ses activités archéologiques en Inde : Tapati GUHA-THAKURTA, « The many lives
of the Sanchi Stupa in colonial India », in S. GUHA (dir.), The Marshall albums: Photography
and archaeology, New Delhi, Mapin Publishing/Alkazi Collection of Photography, 2010.
Je suis très reconnaissante envers le Dr Sudeshna Guha, de l’université de Cambridge,
pour les idées et les images qu’elle m’a fournies.
5 - Mêmes remarques de la part de Nayanjot Lahiri à propos de l’« histoire moderne
tumultueuse et désordonnée » de Sanchi, dont « les aspérités deviennent invisibles
lorsqu’elle est observée exclusivement à travers le prisme des récits sur les entreprises
1404 de Marshall » : N. LAHIRI, « From ruin to restoration... », art. cit., p. 99.
ART ET PATRIMOINE

voir les différentes strates de sens qui sont en concurrence pour la reconstruction
des passés « véritables » de Sanchi, ainsi que le tourbillon des consécrations tempo-
relles et sacrées, archéologiques et dévotionnelles, qu’a entraîné sa métamorphose,
lorsque ce monument colonial est devenu un monument post-colonial.

Découvertes et spoliations
De nos jours, on estime souvent que « la principale nuisance qu’eut à subir Sanchi,
ce fut d’être vandalisé par les responsables des fouilles modernes 6 ». Ce point de
vue, qui tend à devenir dominant dans les histoires plus récentes du site, s’enracine
jusque dans les récits successifs des inspecteurs (surveyors) britanniques du XIXe siècle.
Il met en lumière l’aspect général des premières campagnes archéologiques colo-
niales : les « dommages collatéraux » paraissaient être la conséquence inévitable
de la curiosité pour les antiquités et de leur collecte ; en soulignant le peu d’intérêt
que montraient les indigènes et le mauvais usage qu’ils faisaient des pierres
anciennes, on donnait une justification supplémentaire à ceux qui affirmaient que
les intrusions de l’homme blanc étaient acceptables et légitimes. À bien des égards,
le complexe de stupas de Sanchi a connu une meilleure fortune que les ensembles
de la même période situés à Bharhut dans le district des Central Provinces, et à
Amaravati dans la présidence de Madras (district de Guntur). Les pierres sculptées
et les piliers de clôture n’y ont pas été dérobés d’une manière aussi systématique,
autant par les populations locales que par les fonctionnaires coloniaux ; dans les
autres cas, ces disparitions ont rendu impossible la conservation des restes sur
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


les sites eux-mêmes et ont contraint à de simples reconstitutions, qui figuraient
dans les musées de l’Empire 7. À Sanchi, les premiers explorateurs britanniques
découvrirent deux stupas remarquablement bien conservés, un grand et un plus
petit, ainsi qu’une clôture extérieure intacte et trois portails encore en place autour
de l’édifice principal 8. Ils témoignèrent également de la présence d’un quatrième
portail, partiellement effondré et en ruine, de plusieurs autres grandes sculptures
en ruine et d’une colonne de pierre qui se dressait encore sur sa base et portait un
lion sur son chapiteau – cette colonne fut plus tard identifiée comme un pilier asokéen.

6 - Ibid., p. 102.
7 - Sanchi offre un contraste frappant avec les sites d’Amaravati et de Bharhut, où l’on
ne trouve plus de stupas intacts et dont les panneaux sculptés, les piliers et les clôtures
avaient beaucoup voyagé, pour revenir au cours du XIXe siècle dans les musées de
Madras, de Londres et de Calcutta. Pour un développement sur la dispersion des restes
d’Amaravati et de Bharhut, voir Tapati GUHA-THAKURTA, Monuments, objects, histories:
Institutions of art in colonial and postcolonial India, New York, Columbia University Press,
2004, p. 63-70.
8 - Le récit qu’Edward Fell fit en 1819 et celui que livra en 1847 Joseph D. Cunningham,
ingénieur militaire jouant le rôle d’agent politique de Bhopal – il s’agit peut-être des
deux récits les plus anciens et on en trouvera des citations ci-dessous – mentionnent deux
stupas sur la colline, dont le second ne contenait pas de sculptures et était dépourvu
de portails. L’existence du « stupa no 3 », ainsi que d’un groupe de stupas à proximité
(à Satdhara, Bhojpur et Andher), est indiquée pour la première fois par Alexander
Cunningham en 1854. 1405
TAPATI GUHA-THAKURTA

Parmi les officiers qui se firent orientalistes, sans cesse plus nombreux, c’est
à Edward Fell, capitaine du dixième régiment d’infanterie, que l’on attribue la
première description moderne de Sanchi. En 1819, il s’émerveillait de la taille et
de l’aspect massif du grand dôme hémisphérique, « solide selon toute apparence »,
avec son revêtement extérieur de mortier encore « parfaitement conservé », sauf
en un ou deux endroits où il avait été emporté par les pluies 9. Par une ironie du
sort, l’existence même d’un dôme si bien conservé exposa le grand stupa et le
petit stupa attenant à un assaut archéologique destiné à les « ouvrir ». Ouvrir de
tels stupas – en anglais, on les appelait alors topes [mot issu du panjabi thup ou thop,
« tertre », lui-même probablement apparenté au sanskrit stupa] – consistait à creuser
à leur sommet un puits vers le centre de l’hémisphère afin d’atteindre les chambres
intérieures et d’en extraire les coffrets de reliques ; cela devint le passe-temps de
spécialistes parcourant les Indes britanniques à la recherche d’antiquités. Vers le
milieu du XIXe siècle, on reconnaissait un talent particulier dans cette pratique à
Alexander Cunningham, qui fut un précurseur en matière d’archéologie de ter-
rain 10. Il avait accompli cette opération pour la première fois en 1834, semble-t-il,
sur le stupa de Dhamek, à Sarnath, puis d’une façon plus parfaite sur le stupa
principal de Sanchi au cours de son exploration approfondie du site en compagnie
du lieutenant-colonel Frederick Charles Maisey, au début de l’année 1851. À un
usage que l’on pourrait considérer comme un parfait exemple de vandalisme et
de chasse au trésor, on conférait donc la légitimité d’une technique d’enquête au
service de l’archéologie de terrain : c’est à l’édification de cette « science » qu’un
personnage tel que Cunningham œuvrait sur tous les sites anciens qu’il arpenta
et fouilla. Dans ces prémices de l’archéologie indienne, on cherchait apparemment
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


moins à savoir si de telles entreprises étaient « acceptables » qu’à s’assurer de
l’expertise et du soin de ceux qui les exécutaient.
Le capitaine Fell n’était pas allé jusqu’au bout de son projet, bien qu’il se soit
beaucoup interrogé sur la structure interne de cette montagne de pierre. Quelques
années plus tard, en 1822, Thomas Maddock, explorateur amateur lui aussi et
agent politique de l’État princier de Bhopal, reprit le projet avec son assistant, le
capitaine Johnson. Comme l’ont signalé tous les observateurs, de toute évidence
Maddock et Johnson n’avaient pas les compétences requises : ils percèrent des
puits au sommet et sur les flancs des stupas, sans réussir à atteindre le centre,
ce qui occasionna de vastes brèches dans la maçonnerie et détruisit à moitié les
dômes, alors que le capitaine Fell les avait vus « dans un parfait état » quelques
années auparavant 11. Le caractère scientifique et le succès de la seconde tentative

9 - Captain Edward FELL, « Description of an ancient and remarkable monument near


Bhilsa », Journal of the Asiatic Society of Bengal, 3, 1834, p. 490.
10 - L’« ouverture » des stupas telle que la pratiquait Cunningham est décrite en détail
par Dilip K. CHAKRABARTY, A history of Indian archaeology from the beginnings to 1947, New
Delhi, Munshiram Manoharlal publishers, 1988, p. 37-38 et 63.
11 - Le caractère destructeur des tentatives conduites par les amateurs Johnson et Maddock
est évoqué pour la première fois par Joseph D. CUNNINGHAM, « Notes on the antiquities
of the districts within the Bhopal agency », Journal of the Asiatic Society of Bengal, 6, 1847,
1406 p. 745-746. Cette critique sera ensuite répétée dans tous les comptes rendus de fouilles,
ART ET PATRIMOINE

d’Alexander Cunningham pour ouvrir le stupa de Sanchi, trente ans plus tard,
demeurent un sujet de controverse parmi les spécialistes et les historiens 12.
À cette époque, il semble que la fin ait amplement justifié les moyens mis
en œuvre. En pénétrant dans les profondeurs cachées des tertres et en récupérant
les coffrets gravés qui contenaient les reliques, Cunningham parvint à identifier
plusieurs moines bouddhistes dont les restes étaient enterrés dans le périmètre
que délimitaient les stupas de la région de Bhilsa, et à prouver la présence en ce
lieu des reliques funéraires de deux des principaux disciples de Bouddha, Sariputta
et Mahamogalana. Dans son livre The Bhilsa topes, enhardi par le succès de cette
« ouverture » et par la richesse des données ainsi recueillies, poussé également par
la volonté de mettre au jour le passé bouddhiste de l’Inde ancienne, Cunningham
incitait les directeurs de la compagnie des Indes à

employer un fonctionnaire capable d’ouvrir les nombreux stupas qui se trouvent encore
au nord et au sud du Bahar, et à dresser la liste de tous les restes bouddhistes de Kapila et
de Kusinagara, ainsi que de Vaishali et de Rajagriha, principaux théâtres des hauts faits de
Sakya. Un tel travail contribuerait plus utilement à l’histoire ancienne de l’Inde (le
territoire de la Great Company) que l’édition critique la plus exigeante des dix-huit puranas 13.

Cette affirmation fut l’un des fondements du premier service archéologique du


pays, mis en place en 1861, sous la direction de Cunningham ; elle annonçait la
prédominance des restes matériels sur les archives textuelles comme « sources »
des histoires perdues de l’Inde. Dans le développement ultérieur de l’archéologie
coloniale, ce récit centré sur les fouilles et les découvertes a largement prévalu,
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


même lorsque les fonctionnaires et les savants ont reproché à Cunningham de
n’avoir pas réparé les brèches infligées aux stupas et d’avoir mis au service de sa
propre réputation les « trésors » qu’il en avait extraits, avant de les disperser avec
négligence. Cette alternance des éloges et des blâmes, durant les différentes
périodes d’exploration et de conservation, est maintenant indissociable de l’histoire
de ces monuments. Au cours de cette première phase, les nuisances et les décou-
vertes allaient souvent de pair, les secondes équilibrant et justifiant les premières.

depuis Cunningham jusqu’à Marshall et à l’article de N. Lahiri. Elle est également mise
en évidence dans le livret publié par le Service archéologique de l’Inde : Debala MITRA,
Sanchi, New Delhi, Archaeological Survey of India, [1957] 2001, p. 11.
12 - Si des spécialistes comme Dilip K. Chakrabarti ont loué les travaux de Cunningham
à Sanchi comme la fondation de nouvelles techniques « scientifiques » d’investigation
dans le domaine de l’archéologie de terrain, d’autres comme N. Lahiri, citant les récits
des fonctionnaires et des savants de la fin de l’époque coloniale, critiquent bien plus
sévèrement les dégâts causés par Cunningham au stupa principal et la façon dont il a
dispersé ou s’est approprié les reliques exhumées sur le site : N. LAHIRI, « From ruin
to restoration... », art. cit., p. 101.
13 - Alexander CUNNINGHAM, The Bhilsa topes or Buddhist monuments of Central India,
Londres/Bombay, Elder & Co./Smith, Taylor & Co., 1854, p. X-XI. 1407
TAPATI GUHA-THAKURTA

La production des images


Tout au long de cette période, l’empressement à creuser, à ouvrir par effraction
et à collecter fut une puissante motivation, tout comme la volonté de conserver et
d’enregistrer des images de ce que l’on mettait au jour. Ces deux activités étaient
considérées comme cruciales pour le progrès des connaissances. On reconnaît main-
tenant l’importance des techniques de l’image, et en particulier de la photographie
dans le projet archéologique des colonisateurs et dans le développement des tra-
vaux sur l’art et sur l’histoire architecturale de l’Inde. Grâce à la constitution d’un
champ d’études majeur, nous pouvons maintenant examiner les vastes archives
photographiques qui témoignent de l’état des sites et des monuments anciens au
XIXe siècle 14. Il importe ici de remonter en amont de l’avènement de la photo-
graphie, afin d’observer que les pratiques de production des images étaient égale-
ment une préoccupation centrale durant la première phase des voyages et des
explorations. Le dessin d’après nature, avec ses copies gravées ou lithographiées,
devint le principal mode d’enregistrement visuel face à des édifices dont on consta-
tait le délabrement rapide. Le site de Sanchi au début du XIXe siècle est un cas
exemplaire pour ce qui concerne les images et leur copie, bien que les fouilles de
cette époque lui aient infligé des effets destructeurs particulièrement évidents. La
réalisation d’une copie était le moyen par excellence d’arrêter le délabrement, de
lutter contre les nuisances, de figer les édifices dans leur forme actuelle et de les
documenter pour la postérité.
Comme dans toute l’histoire ultérieure de Sanchi à l’époque moderne, ce
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


furent surtout les portails richement sculptés qui attirèrent le regard des premiers
inspecteurs et donnèrent lieu aux premières tentatives de copie. Le rapport que
le capitaine Fell rédigea en 1819 fournit l’exemple précoce d’un examen ethno-
graphique des chefs-d’œuvre les plus célèbres du site, les sculptures de ses por-
tails – on y trouve la description et les mesures de toutes les figures humaines et
animales ornant les linteaux, les piliers et les corniches, ainsi que le détail des
attitudes, des gestes, des draperies, des coiffures et des scènes rituelles. Se désolant
de « ne pas avoir une compétence suffisante dans l’art du dessin pour rendre justice
au style si achevé des sculptures », Fell joignait une seule image à son article (en
plus d’une « Représentation en coupe et plan du site ») : un « dessin indigène »,
assez grossier, d’un panneau sculpté représentant l’adoration d’un stupa par plu-
sieurs rangées de silhouettes 15 (fig. 2). En reconnaissant que « le défaut de connais-
sances techniques et le manque d’expérience de la description » lui interdisaient

14 - Une récente publication à ce sujet, destinée à faire date, est le reflet d’une exposition
itinérante de photographies anciennes sur l’architecture indienne issues de la collection
du Canadian Centre for Architecture (CCA), Montréal : Maria Antonella PELIZZARI (dir.),
Traces of India: Photography, architecture, and the politics of representation 1850-1900, New
Haven, Yale University Press, 2002.
15 - E. FELL, « Description of an ancient and remarkable monument near Bhilsa », art.
1408 cit., p. 481, 491-492 et 494.
Figure 1. Vue du grand stupa de Sanchi, après la restauration de la clôture de la terrasse, 1918-1919. Tirage
gélatino-argentique, reproduit dans l’Annual report of the Director General of Archaeology for the year
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


1918-19, figure VII, © Alkazi Collection of Photography (ACP, 94.34.0112).

Figure 2. Frise sculptée, Sanchi (Journal of the Asiatic Society of Bengal, 3, 1834, figure XXVII).
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

Figure 3. Un portail de Sanchi, dessin lithographié, frontispice de J. FERGUSSON, Picturesque illustrations of


ancient architecture in Hindostan, op. cit.
Figure 5. Moulage en plâtre du portail est du stupa de Sanchi, architectural court du South Kensington Museum,
Londres, vers 1872-1873. Tirage à l’albumine © Canadian Centre for Architecture (CCA), Montréal.
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

Figure 6. Moulage en cours d’exécution, sous la direction de H. H. Cole, dans le complexe de mosquées de Quwwat-
ul-Islam, Delhi, vers 1870. Tirage à l’albumine de Charles Shepherd © Canadian Centre for Architecture (CCA),
Montréal.
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

Figure 7. Portail sud reconstruit du grand stupa, Sanchi, dans les années 1880 environ. Tirage à l’albumine
reproduit dans J. BURGESS, The ancient monuments..., op. cit., figure 50.
ART ET PATRIMOINE

de restituer « la splendeur d’édifices si stupéfiants et de sculptures si exquises 16 »,


Fell pointait du doigt une lacune qui n’allait être comblée que par la profusion
des images photographiques. Au milieu du siècle, on verrait cependant fleurir les
descriptions textuelles et toutes sortes de documents, tout d’abord dans le compte
rendu rédigé par l’ingénieur militaire Joseph Cunningham, à cette époque agent
politique à la cour (durbar) de Bhopal, puis dans la publication plus complète que
son illustre frère, Alexander Cunningham, consacra au site.
On considère que le premier livre savant écrit par Cunningham montre la
rigueur de son système d’investigation archéologique et de la méthode historique
qu’il mettait en œuvre dans ses identifications. Malgré les dégâts causés par ses
fouilles, force est de reconnaître que Cunningham rendit de grands services en
documentant ses découvertes et en fournissant « le premier exposé systématique
consacré au stupa et à ses riches sculptures et inscriptions », dans un ouvrage qui
devait demeurer la référence fondamentale au sujet de Sanchi jusqu’à la parution
du volume de Marshall et Foucher 17. Les écrits de Cunningham étaient accompa-
gnés de vingt-trois dessins au trait, reproduits dans des gravures d’une haute qua-
lité qui s’apparentaient tantôt à des diagrammes, tantôt à des dessins d’art ; ils
contiennent le plan du site, des croquis d’architecte montrant les édifices et le
relevé de 196 inscriptions, avec pour chacune son emplacement sur les colonnes
ou les balustrades, ainsi que les figures sculptées et les scènes ornant les portails,
la représentation des principaux coffrets de reliques et les différents symboles
bouddhistes que l’on trouve sur les sculptures de Sanchi 18. Ces illustrations
indiquent clairement les deux éléments qui motivèrent sans cesse davantage ses
travaux archéologiques : l’exploitation des témoignages épigraphiques et une
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


obsédante curiosité pour la religion bouddhiste et son histoire – deux intérêts qui
trouvaient un aliment idéal dans ce site, la trace la plus ancienne du bouddhisme
en Inde et la plus riche en inscriptions.
Plus que Cunningham, ce fut son assistant, le lieutenant Maisey, qui se chargea
de rassembler une documentation visuelle au cours de l’étude approfondie du site
qu’il réalisa en 1851. Agissant en qualité de délégué des directeurs de la Compa-
gnie, Maisey concentra son attention sur les bas-reliefs des portails qu’il prit la
peine de reproduire par des dessins, et copia ainsi non seulement chacun des
panneaux sculptés mais encore des portails entiers, des piliers et des balustrades.
Quarante ans plus tard, en 1892, les dessins de Maisey devaient eux-mêmes être
reproduits, sous la forme de lithographies en couleurs, dans un livre qui contenait
une description très complète de tous « les bâtiments, les sculptures et les inscrip-
tions anciens de Sanchi ». Toutefois, une bonne partie de la valeur documentaire
de l’ouvrage était gâtée par les preuves douteuses que l’auteur prétendait réunir
en faveur de la « date relativement moderne du bouddhisme de Gotama, ou Sakya
Muni ». Selon Maisey, le grand stupa de Sanchi, incontestablement ancien, était
un édifice antérieur au bouddhisme associé au culte de l’arbre et du serpent et ce

16 - Ibid., p. 494.
17 - N. LAHIRI, « From ruin to restoration... », art. cit., p. 101.
18 - A. CUNNINGHAM, The Bhilsa topes..., op. cit., pl. I-XXXIII. 1409
TAPATI GUHA-THAKURTA

tertre ne devint un reliquaire bouddhiste que plus tard, vers le début de l’ère
chrétienne ; le bouddhisme lui-même ne datait pas du VIe siècle avant J.-C., mais
du Ier siècle avant J.-C. environ 19. Le scepticisme de Maisey était clairement arbi-
traire. Il s’expliquait par « le vœu pieux de prouver que le christianisme était
antérieur au bouddhisme », comme le notait Cunningham, qui reconnaissait néan-
moins, aussitôt après cette remarque, la très grande familiarité de l’auteur avec
le stupa de Sanchi et recommandait les nombreuses illustrations qui ajoutaient
beaucoup à la valeur de l’ouvrage « en donnant, à grande échelle, des copies très
fidèles des sculptures 20 ».
Dans les années 1850 et 1860, avant l’introduction massive de la photographie
sur le site, les dessins lithographiés de Maisey devenaient le principal corpus
d’images en circulation et étaient utilisés dans diverses publications et expositions
d’art indien. De la fin du XVIIIe jusqu’au milieu du XIXe siècle – depuis les artistes
voyageurs, tels William Hodges ou Thomas et William Daniell, jusqu’aux anti-
quaires et aux collectionneurs, tels Richard Gough et Colin Mackenzie, ou au
spécialiste d’architecture James Fergusson –, on privilégia sans cesse davantage
les dessins sur site, que l’on pouvait embellir et enrichir pour aboutir à des gravures
ou à des lithographies colorées. Ce moment premier, celui de la vision et de la
réalisation d’un croquis, donnait ensuite lieu à une grande diversité de représen-
tations : évocations de ruines « pittoresques », enregistrement de tout ce que
l’inspection du site permettait de constater, mais non de collecter, ou bien images
illustrant la mythologie et l’architecture de l’Orient ancien. À une époque où la
technologie de l’imprimerie changeait rapidement, les gravures et les lithographies
ouvraient à la reproduction une large gamme de possibilités. Elles eurent une forte
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


influence sur les premières images photographiques des édifices anciens.
Sous la forme d’une lithographie très soignée, l’un des portails de Sanchi a
servi de frontispice à l’un des premiers livres de Fergusson, Picturesque illustrations
of ancient architecture of Hindostan (1848), où il est l’emblème de la haute Antiquité
et des commencements grandioses de l’architecture indienne (fig. 3). Le portail
est dans ce livre le seul monument que Fergusson n’ait pas observé et dessiné lui-
même ; il garantit cependant l’exactitude de l’image, pour l’avoir comparée avec
le dessin que Mackenzie avait réalisé au cours d’une inspection documentaire
approfondie 21. Dès le milieu du XIXe siècle, les dessins de Mackenzie, réunis à
l’India Museum de Londres, constituaient pour les spécialistes des antiquités
indiennes de véritables archives visuelles hors site. Dans les années 1860, les
dessins des sculptures de Sanchi réalisés par Maisey, transportés à Londres et
conservés à la bibliothèque de l’India Office, devaient remplir le même rôle que
ceux de Fergusson, en répondant à une demande accrue. Mais c’est à la faveur

19 - Frederick Charles MAISEY, Sanchi and its remains... With remarks on the evidence they
supply as to the... date of the Buddhism of Gotama... With forty plates... and an introductory
note by Major-General Sir A. Cunningham, Londres, Keagan Paul, 1892, p. X-XI.
20 - Ibid., p. XV.
21 - James FERGUSSON, Picturesque illustrations of ancient architecture in Hindostan,
1410 Londres, J. Hogarth, 1847-1848, p. 21-22.
ART ET PATRIMOINE

d’une exposition et d’une publication conçues par Fergusson que les monuments
de Sanchi allaient entamer une nouvelle carrière mondiale, sous la forme d’images.
Le cadre en fut l’Exposition internationale de 1867, pour laquelle Fergusson
présenta un ensemble de photographies et de moulages en plâtre d’édifices et
de sculptures indiennes. À cette occasion, alors qu’il recherchait des spécimens
architecturaux dans les collections de l’India Museum, à la Fife House de Londres,
il découvrit un vaste groupe de sculptures en pierre calcaire provenant des stupas
d’Amaravati ; ces objets avaient été laissés à l’abandon, tout d’abord dans les
entrepôts puis dans les garages de Fife House, depuis leur arrivée à Londres au
milieu des années 1850 22. Il est très suggestif de mettre en regard l’histoire bien
connue des « marbres » d’Amaravati, dispersés et négligés à Madras comme à
Londres, et celle des croquis de Mackenzie et de Maisey que l’on conservait à la
même époque avec mille précautions à l’India Museum et à l’India Office. Les
archives visuelles répondaient à une telle demande et possédaient un tel statut
qu’elles ont connu un meilleur sort que les originaux. Cette anomalie fut bientôt
réparée. Il est cependant intéressant que les possibilités offertes par la nouvelle
technologie aient joué un rôle lorsque les sculptures d’Amaravati furent officielle-
ment réclamées. Les cas de Sanchi et d’Amaravati nous permettent d’observer, à
la fois sur les sites et loin des monuments, l’acclimatation de la photographie
dans les études archéologiques et dans les musées. On commanda au photographe
Linnaeus Tripe des clichés des panneaux sculptés d’Amaravati pour le musée
de Madras en 1858 23. Durant l’hiver 1866-1867, Fergusson s’adjoignit les ser-
vices de William Griggs, photographe de l’India Museum, pour prendre une série
complète de clichés à la même échelle que les panneaux, afin d’aider à assembler
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


les fragments après leur transport au musée. Ces photographies agrandies et ces
dessins lithographiés figuraient en bonne place, à côté d’un choix de « marbres »
originaux d’Amaravati, dans l’exposition de Fergusson et elles donnèrent lieu à un
volume traitant exclusivement de ces sculptures 24.
Le fait que Fergusson ait découvert au même moment l’album de dessins
de Maisey à l’India Office et qu’il ait acquis un lot de photographies prises par le
lieutenant d’artillerie Waterhouse (les premières photographies du site connues à
ce jour) assura à Sanchi une place d’honneur dans la même exposition et dans
l’ouvrage correspondant. Identifié comme le plus ancien des deux topes, le stupa

22 - J. Fergusson l’indique dans son livre sur les sculptures de Sanchi et d’Amaravati,
qui résulta des recherches préparatoires et de la conception de l’exposition : James
FERGUSSON, Tree and serpent worship or illustrations of mythology and art in India in the first
and fourth centuries after Christ from the sculptures of the Buddhist topes at Sanchi and Amara-
vati, Londres, W. H. Allen, 1868, p. III-IV.
23 - L’album de photographies des sculptures d’Amaravati publié par Linnaeus Tripe
en 1858, où chaque panneau est mesuré et photographié sur le sol du Central Museum
de Madras, est conservé à la British Library, dans les collections de l’Oriental and India
Office. Par analogie avec les marbres d’Elgin du British Museum, ces sculptures de
pierre calcaire furent ensuite désignées comme les « marbres d’Elliot », d’après le nom
de Walter Elliot, qui avait fouillé le site et expédié ces pièces à Madras en 1845.
24 - J. FERGUSSON, Tree and serpent worship..., op. cit., p. IV. 1411
TAPATI GUHA-THAKURTA

de Sanchi serait désormais tenu pour antérieur à celui d’Amaravati et pour un


témoignage supérieur, du point de vue esthétique, de l’art bouddhiste pratiqué
dans l’Inde ancienne 25. L’ouvrage richement illustré de Fergusson sur les sculp-
tures de Sanchi et d’Amaravati comprenait un gros chapitre retraçant les origines
des cultes de ce genre, non seulement en Inde, mais à travers les civilisations
occidentales et orientales, puis se concentrait tout particulièrement sur les sym-
boles et les scènes liés à ce thème. C’est pourquoi le livre constitue une bizarrerie
parmi les travaux sur l’art indien. Au moment de sa publication, il annonçait cepen-
dant un type de lecture des sculptures appelé à devenir courant, qui consistait à
voir en elles des témoignages sur l’histoire raciale et ethnique de l’Inde ancienne,
et à en tirer des conclusions sur l’apparence, le costume, les mœurs et les croyances
religieuses des hommes de cette époque. Dans une telle entreprise, dessins litho-
graphiés et photographies des monuments étaient réunis et possédaient des
fonctions complémentaires (fig. 4). Comme l’expliquait Fergusson, si les croquis
de Maisey fournissaient une description bien plus exacte de chacun des panneaux
sculptés, des figures et des motifs que ne pouvaient le faire les photographies, ces
dernières étaient tout aussi importantes, « non seulement afin de garantir l’authen-
ticité des lithographies, mais aussi parce qu’elles montrent les positions respectives
des bas-reliefs » et leur agencement dans une structure globale 26.
Les années 1860 furent marquées en Angleterre par un accroissement de
l’intérêt pour les documents visuels à grande échelle et pour la collecte des spéci-
mens d’architecture indienne. On prêtait une grande attention aux valeurs respec-
tives des différents modes de représentation (photographies, croquis d’architecte
offrant vues en coupe et plans des édifices, dessins colorés de détails ornementaux,
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


moulages et plâtres). L’exposition proposée par Fergusson à Paris et la parution
de son livre coïncidèrent avec la remise en 1869 par John Forbes Watson, le direc-
teur de l’India Museum de Londres, d’un rapport très fourni 27. Ce rapport conte-
nait des développements sur les avantages de chaque type d’illustration en fonction
de l’objet. Bien que la photographie y soit considérée comme la forme de documen-
tation la plus complète, les dessins en couleurs semblaient essentiels pour saisir
les détails les plus fins des tuiles, des mosaïques et des marqueteries, tandis que les
moulages et les plâtres paraissaient plus adaptés pour différencier les styles des
ornements. L’auteur se souciait avant tout de la vérité et de la précision, des rap-
ports entre le détail et l’ensemble. Chaque illustration devait donner sur l’objet
représenté des renseignements aussi complets et aussi exacts que possible ; elle
devait être reliée aux autres illustrations, au sein d’une série fondée sur des critères
historiques 28. La représentation visuelle était ainsi un élément déterminant pour
la profondeur et le détail que visait un nouveau champ de savoir. Le résultat final
serait la constitution d’archives visuelles ordonnées et classées – de telles archives

25 - Ibid., p. V.
26 - Ibid., p. 105.
27 - John Forbes WATSON, Report on the illustration of the archaic architecture of India,
Londres, India Museum, 1869.
1412 28 - T. GUHA-THAKURTA, Monuments, objects, histories..., op. cit., p. 23-24.
ART ET PATRIMOINE
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

Figure 4. Dessin de Frederick Charles Maisey d’un panneau sculpté de Sanchi montrant le rêve de la reine
Maya, le prince Siddharta à son départ de Kapilavastu et l’adoration aux pieds de l’arbre Bodhi. Lithographie
coloriée, reproduite dans J. FERGUSSON, Tree and serpent worship..., op. cit., figure XXXIII. 1413
TAPATI GUHA-THAKURTA

panoptiques devenant centrales avec la création d’une discipline moderne : l’his-


toire de l’art 29.
Depuis l’Angleterre, Fergusson avait à cœur d’élaborer un projet illustratif
rigoureux et approfondi et de disposer d’archives photographiques très complètes
sur le patrimoine monumental indien, ces images étant les matériaux par excellence
de son traitement de l’histoire panindienne. Dès les années 1860, il déclarait avoir
rassemblé plus de cinq cents photographies des sites architecturaux indiens, dont
il proposa une sélection durant l’Exposition internationale de Paris 30. L’Art Library
du South Kensington Museum paraît avoir possédé un fonds semblable ; deux
cents de ces photographies furent exposées à la Society of Arts à l’occasion d’une
conférence de Fergusson intitulée On the study of Indian architecture 31. C’est en se
fondant sur cette collection qu’il publia en 1869 le premier précis sur le sujet,
quinze clichés rassemblés sous le titre d’Illustration of various styles of Indian architec-
ture. Une fois de plus, la photographie d’un portail de Sanchi y représentait l’origine
d’une histoire 32.

Les voyages d’un portail


Dans les mêmes années, les visiteurs des musées britanniques purent rencontrer
ce monument d’une façon bien plus spectaculaire. Durant l’été 1870, un moulage
grandeur nature du portail est du grand stupa arriva dans les entrepôts de Liverpool,
pour être exposé au South Kensington Museum. La monumentalité de ce plâtre
était appelée à jouer un rôle important dans la conception même des Architectural
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


courts de ce musée au début des années 1870. Sur une photographie de 1872, on
voit le portail installé au milieu d’autres façades architecturales indiennes : avec
ses dix mètres de hauteur, il s’élance, imposant, en direction du plafond en voûte
et de sa lumière naturelle ; il fait paraître petit le moulage voisin, celui d’un pilier
à encorbellements du Diwani-i-Khas de Fatehpur Sikri (fig. 5). Ces Architectural
courts, avec leurs répliques de grands ouvrages architecturaux et artistiques du
monde entier, visaient à susciter la stupéfaction chez le visiteur par les simples
dimensions des pièces exposées et par la prouesse technique que représentait leur
réalisation. Le portail de Sanchi y était le plus majestueux des symboles de cette

29 - Donald PREZIOSI, Rethinking art history: Meditations on a coy science, New Haven, Yale
University Press, 1989, propose les formulations les plus fortes au sujet de ces archives
« panoptiques » et de l’essor de l’histoire de l’art en tant que discipline savante.
30 - J. FERGUSSON, Tree and serpent worship..., op. cit., p. IV.
31 - James FERGUSSON, On the study of Indian architecture read at a meeting of the Society of
Arts... 19th December, 1866... With a report of the discussion which ensued, Londres, John
Murray, 1867.
32 - James FERGUSSON, Illustrations of various styles of Indian architecture: A series of fifteen
photographs of some of the most important buildings in India erected between B.C. 250 and A.D.
1830, with a lecture on the study of Indian architecture, read at a meeting of the Society of
Arts, on 19th December, 1866, Londres, Printed for use of schools of art in the United
1414 Kingdom, 1869.
ART ET PATRIMOINE

partie lointaine de l’empire. Par son antiquité et par son art, il était en mesure
de rivaliser avec les répliques d’objets occidentaux aussi fameux que la colonne de
Trajan, pour la Rome impériale, ou le David de Michel-Ange, pour la Renaissance
florentine, deux pièces que l’on pouvait voir dans les cours adjacentes 33.
La constitution de ces cours magnifiques à South Kensington avait été faci-
litée par une convention paneuropéenne entre monarques, signée en 1867 durant
l’Exposition internationale de Paris, par laquelle quinze princes régnants accep-
taient de promouvoir, à destination des musées d’Europe, la représentation d’œuvres
d’art et d’ouvrages architecturaux du monde entier (sous la forme de moulages, de
galvanotypes et de photographies). La connaissance de ces monuments, croyait-
on, était « essentielle pour le progrès de l’art » et, grâce à l’amélioration des techno-
logies de reproduction, il était désormais possible de remplir ce programme à
l’échelle du continent « sans nuire en quoi que ce soit aux originaux 34 ». La colonie
indienne offrait de riches traditions artistiques susceptibles d’éclairer l’Occident :
le portail de Sanchi proclamait à présent l’ancienneté de cette tradition, aussi bien
que l’étendue de l’empire qui s’était chargé de la découvrir et de la faire connaître.
Plusieurs répliques furent commandées par les musées d’Édimbourg, de Paris et
de Berlin, ce qui témoigne du prestige dont jouissait à l’époque ce moulage.
Ce fut une chance immense pour le site que l’on fasse voyager une réplique
grandeur nature, et non les portails eux-mêmes. En effet, au cours des décennies
précédentes, certains des archéologues et des fonctionnaires de l’empire avaient
très sérieusement demandé à ce que l’on transfère à Londres deux des portails
(ceux qui étaient encore debout et à peu près intacts), avant tout pour assurer
leur sauvegarde. Inquiets des pillages et de la dispersion des trésors mis au jour,
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


Cunningham en appela aux directeurs de la Compagnie, durant ses fouilles de
1851, pour que l’on veille sur les antiquités de Sanchi. Sans la moindre hésitation,
il recommandait de transporter les deux portails entourant encore le grand stupa
au nord et à l’est. Au British Museum, ils « constitueraient les pièces les plus saisis-
santes d’une galerie des antiquités indiennes ». Cunningham avait également en
tête le tremplin que ces portails pouvaient être pour son propre travail : à Londres,
la valeur et la force de séduction de ces ouvrages sculptés seraient accrues par les
explications données dans son propre livre, en même temps que « leur transfert
en Angleterre garantirait que ces pièces soient conservées et mises à la disposition
des savants dans les temps à venir » 35.

33 - Sur l’édification de ces Architectural courts et le projet impérial qu’elles repré-


sentent, voir Tim BARRINGER, « The South Kensington Museum and the colonial pro-
ject », in T. BARRINGER et T. FLYNN (dir.), Colonialism and the object: Empire, material
culture and the museum, Londres, Routledge, 1998, p. 17-21.
34 - « Convention for promoting universally re-productions of works of art for the benefit of
museums of all countries », signed at the Paris Exhibition of 1867 by the Princes, Crown Princes,
Dukes and Archdukes of Great Britain and Ireland, Prussia, Hesse, Saxony, France, Belgium,
Russia, Sweden and Norway, Italy, Austria and Denmark, Government of India, Home
Department proceedings, Archaeology branch, 1869-1870, p. 7-8.
35 - A. CUNNINGHAM, The Bhilsa topes..., op. cit., p. XI. 1415
TAPATI GUHA-THAKURTA

Au milieu du siècle, on se représentait encore officiellement le territoire


indien de l’empire comme un amas de ruines et de décombres, où bien souvent
les responsables des dommages que subissaient les monuments étaient les Britan-
niques eux-mêmes. C’est encore une fois pour sauver les portails du « traitement
barbare » infligé au stupa de Sanchi par des explorateurs britanniques que Henry
Marion Durand, agent politique à la cour de Bhopal, réitéra en 1853 la proposition
de Cunningham et suggéra de transporter à Londres les portails. Nous savons
cependant que la suggestion de Durand ne concernait plus que l’un des deux
portails. Il fallait persuader Sikander Begum, qui régnait sur Bhopal, de présenter
ce « cadeau » architectural grandiose à la reine Victoria. La réalisation du projet fut
enrayée, car on ne trouvait pas de personnes assez expérimentées pour démanteler
et expédier tant de tonnes de pierre sans détruire l’édifice et ses sculptures. Ainsi,
paradoxalement, même lorsqu’ils avaient l’intention peu glorieuse de dérober à
Sanchi l’un de ses portails, les directeurs de la Compagnie exigèrent les précau-
tions les plus strictes afin que le transport ne porte pas une nouvelle atteinte
aux monuments. Au moment où les dispositions pratiques avaient été prises pour
accomplir cette tâche avec tout le soin voulu, les rébellions de 1857 éclatèrent :
elles accordèrent un sursis au portail, qui put demeurer sur son site d’origine 36.
Dix ans plus tard, on proposa de nouveau de transférer à l’étranger le portail est.
Cette fois, la requête fut présentée par le consul général de France en Inde : la
bégum de Bhopal devait remettre le portail en « cadeau » à l’empereur Napoléon III,
qui désirait le voir installer à Paris pour l’Exposition internationale de 1867. Mais,
par loyalisme, la bégum estima que le British Museum pouvait se prévaloir de
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


l’antériorité de sa demande. Le fait que son offre ait été refusée par les autorités
coloniales, et avec une vigueur particulière par le vice-roi lui-même, montrait la
faveur croissante dont jouissait la conservation in situ des monuments ; divers
programmes étaient en cours pour enrichir de moulages en plâtre, de dessins et
de photographies les collections des musées. « Ce serait un acte de vandalisme,
déclarait-on, indigne du gouvernement britannique, de laisser le portail partir pour
Londres ou pour Paris 37. » C’est ainsi que le portail est resta en place, tandis que
l’on faisait des projets compliqués pour en construire une réplique exacte en trois
dimensions, à destination des Architectural courts de South Kensington 38.
La réalisation à Sanchi de ce moulage colossal nous est connue dans le détail
par la correspondance officielle, qui témoigne amplement de l’urgence ressentie

36 - Voir la discussion, d’après la correspondance officielle contenue dans les Proceedings


of the Foreign Department, Government of India of 1856-1857, in N. LAHIRI, « From ruin
to restoration... », art. cit., p. 102-103.
37 - Note de John Stratchey, 16 juin 1868 : Government of India, Proceedings of the Foreign
Department, A, no 59-61, citée in N. LAHIRI, « From ruin to restoration... », art. cit., p. 102.
38 - L’Exposition universelle de 1851 (intitulée The Great Exhibition of the Industry
of all Nations), qui s’est tenue au Crystal Palace à Hyde Park (Londres), a inspiré la
création du musée de South Kensington construit en 1857 dans le quartier du même
1416 nom. En 1899, il devint le Victoria & Albert Museum.
ART ET PATRIMOINE

et de l’importance qu’on lui prêtait 39. Un cargo contenant 28 tonnes de matériaux


(surtout du plâtre de Paris et de la gélatine) fut acheminé de Londres à Calcutta
par la Peninsular and Oriental Steam Navigation Company ; il avait également dans
ses soutes 88 boîtes spécialement garnies de fer-blanc, destinées à renfermer les
moulages durant le voyage vers l’Angleterre. Ces matériaux furent ensuite trans-
portés sur des chars à bœufs jusqu’au site. Après divers essais, le moulage à la gélatine
avait été considéré comme le plus adapté, car extrêmement rapide et parfaitement
fidèle. Bien que le projet ait été de réaliser trois moulages séparés (pour les musées
de Londres, de Paris et de Berlin), il parut finalement plus efficace et plus écono-
mique de faire une seule réplique parfaite de l’édifice, composée d’une cinquan-
taine de petites parties – tâche qui prit à elle seule quatre mois entre décembre
1869 et mars 1870. Ce « moulage d’origine » fut alors empaqueté, chaque partie étant
gainée de fer-blanc et déposée dans sa boîte, puis expédié pour l’Angleterre où
l’on assembla précautionneusement les pièces pour reconstituer l’édifice. De cette
réplique première, on tira à South Kensington d’autres copies pour Paris et Berlin 40.
L’ensemble du projet fut supervisé par le lieutenant Henry Cole des Royal
Engineers, expert officiellement dépêché sur les lieux pour diriger l’opération. Fils
de Sir Henry Cole, le directeur du South Kensington Museum, il avait été formé
à Londres à diverses techniques de moulage au plâtre et était alors chargé de
rassembler en Inde, pour le musée de son père, des dessins, des photographies et
des plâtres documentant l’architecture du pays. L’année où il travailla à Sanchi, il
devait étendre les opérations de moulage aux piliers sculptés de la mosquée de
Qutb, à Delhi, et de l’Ibadat Khana du Diwan-i-Khas, à Fatehpur Sikri 41 (fig. 6).
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


Si les plâtres devinrent les pièces les plus spectaculaires des collections anglaises,
l’importance des dessins n’en fut pas diminuée. Au moment où il préparait le
moulage de Sanchi, Cole travaillait également à un ensemble de croquis représen-
tant les reliefs des quatre portails. Ces dessins furent lithographiés et conservés à
l’India Museum. En outre, il fit faire une vaste série de photographies des mêmes
motifs, à partir de la réplique installée à South Kensington 42. Au sein des collec-
tions du musée, les dessins, les moulages et les photographies étaient les instru-
ments indissociables et bien ordonnés d’une connaissance nouvelle de l’art et de
l’architecture de l’Inde.

39 - Rapport de H. H. Cole, Superintendent, Archaeological Survey, N.W.P., India, to


the Under-Secretary of State for India, India Office, dated London, 24th August, 1869
– Government of India, Home Department proceedings, Archaeology Branch, 1869-1870,
p. 2-4.
40 - Art Journal, 1870, p. 65-66 et 1871, p. 65-68.
41 - Rapport de H. H. Cole à A. O. Hume, Officiating Secretary auprès du Government
of India, Jubbulpore, 21 décembre 1870 (d’après le document), avec un tableau complet
des dépenses occasionnées par les opérations de moulage à Sanchi, Delhi et Futtehpore
Sikri : Government of India, Home Department Proceedings, Archaeology Branch,
31 décembre 1870, no 21-25.
42 - Ibid., no 24. 1417
TAPATI GUHA-THAKURTA

Conserver sous le nouveau régime photographique


Dans cette partie de l’empire, le lieutenant Cole était la cheville ouvrière de la
production d’archives multimédias du patrimoine monumental indien. Son rôle ne
s’arrêtait pas là, cependant. Il participait également à la mode naissante de la
conservation archéologique in situ des édifices historiques, qui allait conduire à
sa propre nomination en 1880 au poste nouvellement créé de Conservateur des
monuments anciens de l’Inde. Cette époque allait être marquée dans la colonie
par un repli des moyens institutionnels de la recherche archéologique et par un
abandon relatif des travaux d’exploration et de fouille au profit des tâches de
conservation et de documentation. Ces priorités nouvelles tombaient sous la
compétence de l’administration dirigée par Cole. Entre 1880 et 1884, tout comme
l’avaient fait avant lui Fergusson ou Cunningham, il arpenta le pays, en s’assignant
à chaque saison une zone du territoire à explorer et en repérant tous les monuments
architecturaux qu’il y devait examiner, décrire et documenter. Les entreprises de
Cunningham trouvent un digne prolongement dans les rapports, les dessins et les
albums photographiques que produisit Cole au cours de son bref mandat 43.
Le cœur du projet de Cole était la production d’images, voire la réalisation
de la copie parfaite. Chaque image – qu’elle soit dessinée, gravée, moulée ou
photographiée – devait être au service d’un véritable réseau de fonctions, à elle
seule ou mise en relation avec d’autres images. Tout d’abord, la copie devait
constituer un enregistrement durable des structures et des plans que le déla-
brement menaçait. En tant que telle, elle avait également pour but d’inciter à la
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


restauration et à la conservation. La mission de Cole était de faire de chaque
dessin, de chaque plan et de chaque cliché le reflet de l’état actuel des monuments
inspectés et l’indication du type de rénovation qu’ils réclamaient. Surtout, chaque
image était appelée à devenir une source d’informations propre à être collectionnée
et reproduite, un objet que l’on pouvait acquérir et mettre à disposition dans
les écoles d’art et dans les musées, en Inde comme à l’étranger, tandis que les
monuments demeuraient en place.
Ces fonctions intégrées de conservation, de documentation photographique
et de production de savoir culminèrent à Sanchi dans les années 1880. L’arrivée
du lieutenant Cole en 1869-1870 avait déjà inauguré la phase suivante de la renais-
sance et de la nouvelle consécration du site : les impératifs de la copie et de la
reproduction iraient désormais de pair avec les premiers efforts systématiques de
restauration des édifices en ruines. L’une des premières réparations que l’on
entreprit consista à nettoyer les débris, à écarter la végétation et à combler la
brèche du dôme du grand stupa 44. Cela se fit sous la direction d’Austin Mears,

43 - Major Henry H. COLE, Reports of the curator of ancient monuments in India, Parts I-III,
for the years, 1881-1884, Calcutta, Office of the Curator of Ancient Monuments in India,
1885 ; Id., Preservation of National Monuments in India, Simla, Government Central Branch
Press, 1884-1885.
44 - Major Henry H. COLE, Reports of the curator of ancient monuments in India, Part II,
1418 Second Report for the year, 1882-1883, with special attention to the « disrepair and neglect of
ART ET PATRIMOINE

superintendant des travaux publics à Bhopal, qui se félicita d’un travail si bien
accompli que le stupa pouvait dorénavant subsister, selon lui, « deux mille ans
de plus, autant qu’il avait vécu avant que ne le saccagent des archéologues inca-
pables 45 ». Mais cette phase des travaux n’alla pas sans erreurs et occasionna elle-
même des dégâts. Pour nettoyer le sol autour de la balustrade du monument princi-
pal, sur une vingtaine de mètres, et pour tracer une route qui conduisait à lui, il
fallut déplacer plusieurs stupas plus petits qui l’entouraient. Par la suite, lorsque
les piliers et les architraves des portails sud et ouest furent restaurés par le major
Keith, l’assistant de Cole dans les Central Provinces, certains des linteaux du
portail sud, tombés à terre, furent par mégarde remis en place à l’envers.
Il fallait avoir une connaissance intime des programmes narratifs pour réa-
liser une restauration exacte. Or, si l’iconographie bouddhiste devait devenir la
spécialité principale des experts en histoire de l’art qui travaillèrent à Sanchi,
la discipline était encore à l’état naissant dans les années 1880 – et lorsque l’on
s’aperçut que des erreurs avaient été commises, on n’envisagea pas de retourner
les linteaux, de peur que la rectification n’entraîne de nouveaux dégâts 46. En dépit
de ces défauts, la première phase des activités de conservation a connu des succès
incontestables, dont la rénovation du grand stupa et des stupas 2 et 3, ainsi que
la reconstruction de tous les portails effondrés les entourant. De plus, pendant la
période où Cole était en fonction, tout fut mis en œuvre pour favoriser la conser-
vation in situ et résister aux propositions de transfert des objets et des édifices 47.
Bien que Cunningham ait recommandé que l’on envoie le chapiteau du pilier
asokéen à l’Indian Museum de Calcutta (qui devait par la suite en acquérir de
semblables en provenance du Bihar), cet élément, parmi les plus anciens, demeura
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


sur le site et rejoignit plus tard le musée que Marshall y fit installer.
Tournons-nous maintenant vers l’héritage photographique des entreprises
de réparation et de conservation menées en cette fin du XIXe siècle. À Sanchi, les
images photographiques ne commencèrent véritablement à s’imposer que dans
les années 1880, lorsqu’elles firent oublier la valeur documentaire des dessins et les
avantages des plâtres dans les expositions. Quand Cole lança, à travers l’Inde tout
entière, son programme de repérage photographique des sites et des édifices
historiques, ce fut un photographe indien d’Indore, Lala Deen Dayal, qui se vit
confier le site de Sanchi. C’était le plus remarquable des « indigènes » qui entrèrent
au XIXe siècle dans cette profession nouvelle : nous savons que Deen Dayal joua

important monuments, in the use and charge of native princes and communities... », Calcutta,
Office of the Curator of Ancient Monuments in India, 1885, p. 1-4.
45 - Cité par N. LAHIRI, « From ruin to restoration... », art. cit., p. 105.
46 - Ibid. On voit les linteaux replacés à l’envers et l’ordre erroné des sculptures dans
J. H. MARSHALL et A. FOUCHER, The monuments of Sanchi, op. cit., vol. II, pl. 10, avec un
historique de la reconstruction.
47 - Sous son mandat, la priorité accordée à la conservation in situ est formulée en détail
par son collègue le major Keith, Archaeological Survey, North Western Provinces,
14 octobre 1885 (d’après le document) : Government of India, Home Department
Proceedings, Archaeology and the Conservation of Ancient Monuments, novembre
1885, no 1-3. 1419
TAPATI GUHA-THAKURTA

un rôle crucial dans les premiers temps de la photographie en Inde. Au début des
années 1880, il avait quitté son métier d’origine (dessinateur en chef au secrétariat
aux travaux publics d’Indore) pour ouvrir ses propres studios à Indore, Bombay et
Hyderabad, et il avait commencé à travailler pour des fonctionnaires britanniques
dans le centre de l’Inde, tout en jouissant du patronage de la cour d’Indore et de
celle de Nizam. Son répertoire de l’époque – portraits royaux, cérémonies d’État,
événements officiels, paysages et vues d’édifices – pouvait tout à fait rivaliser avec
celui de ses confrères européens 48. Il photographia le site vers 1882, au moment
où il travaillait avec Sir Lepel Griffin à un recensement des formes architecturales
de la région (89 de ses clichés figurent dans le volume que Griffin publia en 1886
sous le titre Famous monuments of central India). Les vues de Sanchi dues à Deen
Dayal se retrouveraient également dans les recueils que les services de Cole pro-
duisirent en 1884-1885 comme le résultat final de leurs travaux. Comme ce cas
le montre bien, les photographies témoignent des activités de restauration, étape
après étape : comblement de la brèche du grand dôme, nettoyage des végétaux
envahissants, reconstitution des piliers écroulés et des fragments de pierre, recons-
truction des portails. Elles retracent ainsi la transformation des ruines en un monu-
ment reconstitué 49.
Au cours des deux décennies suivantes, un corpus de photographies en
constante augmentation devait être accumulé dans les collections des musées
d’Inde et de Londres. Ces documents accompagnaient le développement des
archives impériales relatives à l’art et à l’architecture de l’Inde. Les images de
Deen Dayal allaient se mêler à cet ensemble de clichés pris à la même période ou
dans les années qui suivirent, souvent par des photographes anonymes. Cette mine
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


d’informations a connu ensuite une large circulation, à travers toute une série
d’albums photographiques consacrés aux monuments et aux sculptures de l’Inde
ancienne. Certains des plus beaux volumes provenaient de l’entreprise londo-
nienne de photogravure fondée par Griggs : un volume raffiné proposant en cent
photographies et dessins un panorama des édifices historiques du pays parut en
1896, avant un épais album en deux volumes intitulé The ancient monuments, temples
and sculptures of India, dont chaque cliché était choisi et présenté par James Burgess,
qui, en 1886, succéda à Cunningham à la tête du Service archéologique de l’Inde 50.

48 - Sur la carrière et les travaux de Deen Dayal à cette époque, voir Christopher PINNEY,
Camera Indica: The social life of Indian photographs, Chicago, The University of Chicago
Press, 1997, p. 82-85.
49 - À côté des photographies les plus anciennes du site, prises par J. Waterhouse en
1862-1863, les clichés de Deen Dayal (un ensemble de photographies datant du début
des années 1880, alors que Cole commençait la restauration du site, et un ensemble
plus récent concernant les portails après restauration, réalisé le 5 novembre 1895) sont
à présent conservés sur microfiches au sein de la vaste collection photographique du
Service archéologique de l’Inde. Ces images de Sanchi appartiennent aux plus anciens
documents des India Office Series ; elles consistent en 16 albums de photographies
prises entre le milieu des années 1850 et les années 1890 : Archaeological Survey of
India, microfiche collection, fiche 42, 1296-1297, 1301-1322 et 1413-1427.
50 - William GRIGGS, India: Photographs and drawings of historical buildings – One hundred
1420 plates reproduced by W. Griggs from the collection of the late Office of the Curator of Ancient
ART ET PATRIMOINE

Si le premier album exploitait le vaste corpus de photographies que Cole avait


constitué durant ses voyages d’exploration, le second s’appuyait principalement
sur les collections de l’Indian Museum de Calcutta et de l’India Museum de
Londres. Sanchi figurait au premier plan dans ces deux publications, comme l’un
des spécimens les plus remarquables de l’art monumental ancien. Dans le volume
de Burgess, nous trouvons tout d’abord une ample sélection de sculptures issues
des fouilles de Bharhut, photographiées sur le site avant leur départ pour l’Indian
Museum ; viennent ensuite les pièces de choix, 19 vues du stupa de Sanchi et de
ses magnifiques portails 51. Nous passons ainsi des sculptures éparses et disloquées
du site de Bharhut à un site contenant des monuments bien conservés de la même
époque à peu près : grâce aux portails de Sanchi, on peut se rendre compte de
l’effet d’ensemble des sculptures (fig. 7). Dans ces livres de photographies, il arrive
que les splendeurs de Sanchi soient mises en regard des styles architecturaux de
tel ou tel temple d’une école ou d’une époque totalement différentes, comme les
« sept pagodes de Mahabalipuram 52 ».
À la fin du XIXe siècle, Sanchi avait entamé une florissante carrière inter-
nationale à travers ses avatars photographiques. Le monument central, chacun de
ses portails et chacun des piliers et des linteaux sculptés acquirent une « visibilité »
sans cesse plus grande. Tandis que la colline révélait un vaste ensemble d’édifices,
le grand stupa, et particulièrement ses quatre portails sculptés, continuait à attirer
toute l’attention des photographes. Ces clichés ne sont pas dépourvus d’une cer-
taine qualité dramatique, lorsque leur succession passe des structures d’ensemble
à une micro-étude des détails et que l’objectif quitte les grandioses vues panora-
miques des portails, pris sous différents angles, pour se concentrer sur les orne-
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


ments complexes de chacun des panneaux. C’est ainsi que le monument est de
plus en plus réduit à une sculpture, à une série de reliefs traitant des légendes et
des événements historiques du bouddhisme.
C’est sous la forme de photographies que les sculptures des portails pouvaient
être présentées aux visiteurs des musées et aux spécialistes comme une véritable
« Bible peinte du bouddhisme ». Cette expression de Fergusson s’enracine dans
la fascination victorienne pour le bouddhisme, ses doctrines, ses symboles et, avant
tout, la vie et les miracles de son fondateur 53. La rencontre avec le grandiose édifice
des Architectural courts de South Kensington avait à présent pour complément
une large gamme de vues photographiques détaillées, sur lesquelles on pouvait
contempler les représentations de légendes bouddhistes. Dans le sillage du succès
phénoménal que connut le poème épique d’Edwin Arnold, The light of Asia (sa

Monuments in India, Londres, W. Griggs & Sons, 1896 ; James BURGESS, The ancient
monuments, temples and sculptures of India, illustrated in a series of reproductions of photographs
in the India Office, Calcutta museum and other collections, Londres, W. Griggs & Sons, 1897.
51 - J. BURGESS, The ancient monuments..., op. cit., figures 5-32 (sur Bharhut) et fig. 35-53
(sur Sanchi).
52 - Sanchi and the seven pagodas of Mahabalipuram, Calcutta, Johnston and Hoffman,
photographers and publishers, n. d., album de 61 photographies collées.
53 - Un traitement fondateur de ce sujet se trouve dans Philip C. ALMOND, The British
discovery of Buddhism, Cambridge, Cambridge University Press, 1988. 1421
TAPATI GUHA-THAKURTA

première publication en 1879 fut suivie de plusieurs autres éditions), on peut


imaginer que les « narrations visuelles » de Sanchi ont dû avoir un impact renforcé
dans le monde occidental. Panneau après panneau, les visiteurs ont pu traverser
les grands événements de la vie de Bouddha (le rêve de la reine Maya, le grand
départ de Kapilavastu, l’illumination sous l’arbre Bodhi ou le premier sermon à
Sarnath), les histoires de ses vies antérieures (le genre des jatakas) ou encore des
épisodes historiques comme les processions royales de l’empereur Bimbisara ou
celles de l’empereur Asoka portant ses coffrets de reliques. Dans le même temps,
les spectateurs se persuadaient de la qualité artistique unique de ces reliefs
sculptés. C’est en effet à partir de cette époque que les réflexions sur la « religion »
et sur l’« art » commencèrent à se mêler intimement à la destinée photographique
de Sanchi. L’intérêt que ces reliefs suscitaient pour les légendes, l’iconographie
et les symboles religieux des premiers temps du bouddhisme finit par être inextri-
cablement lié à leur consécration comme joyaux de l’art bouddhiste ancien en
Inde 54. L’examen des photographies et leur juxtaposition permettait une évalua-
tion stylistique des sculptures, puisque l’on pouvait désormais les comparer avec
l’art maurya plus ancien visible sur les chapiteaux des piliers, avec les œuvres
presque contemporaines de Bharhut et avec les œuvres postérieures des sites
d’Amaravati, de Gandhara et de Mathura, qui datent des débuts de l’ère chrétienne.

Le « triomphe » des restaurations et des réclamations


L’étude iconographique et artistique des sculptures de Sanchi possède une longue
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


histoire, que cet article n’a pas pour propos de retracer. Il en va de même du récit
des fouilles et des opérations de conservation menées ultérieurement sur le site.
Le début du XXe siècle correspond à un apogée dans la vie du site et de ses
reliques, du moins à l’époque moderne. Les politiques impériales de conservation
culminent, alors que Lord Curzon était vice-roi (1899-1905), avec la dernière phase
de nettoyage, de fouilles et de restauration des monuments, sous la direction de
Marshall. Il est difficile de ne pas se mettre au diapason de nos témoignages, qui
présentent cette conclusion de l’histoire archéologique de Sanchi comme linéaire
et triomphale. La reconstruction du site par Marshall s’inscrit maintenant dans la
longue alternance des consécrations et des violations du site 55. Le stupa de brique

54 - Si l’ouvrage pionnier de James FERGUSSON, History of Indian and Eastern architecture,


Londres, John Murray, 1876, était le premier à désigner Sanchi comme un sommet
architectural et artistique dans l’histoire de l’art indien, qui ne pourrait ensuite que
décliner, la consécration des sculptures du site allait avoir lieu au début du XXe siècle,
à la faveur d’une réévaluation d’inspiration orientaliste des arts nobles de la sculpture
et de la peinture. C’est ce que montrent Ernest B. HAVELL, Indian sculpture and painting
illustrated by typical masterpieces, with an explanation of their motives and ideals, Londres,
John Murray, 1908 ; Ananda K. COOMARASWAMY, History of Indian and Indonesian art,
Londres, W. Hiersmann, 1927 ; Ludwig BACHOFER, Early Indian sculpture, Paris/New York,
Pegasus Press/Harcourt, Brace & Co., 1929.
1422 55 - J. H. MARSHALL et A. FOUCHER, The monuments of Sanchi, op. cit., vol. 1, p. 7-9 et 36-40.
ART ET PATRIMOINE

original, attribué à l’empereur Asoka, avait été partiellement détruit après la chute
de l’empire maurya, puis recouvert de pierres, reconstruit et agrandi sous les der-
niers rois sunga au IIe siècle avant J.-C. ; il reçut ses quatre portails sous le règne
satavahana, entre le Ier siècle avant J.-C. et le Ier siècle après J.-C. Sous les Gupta
et après eux, les cultes bouddhistes furent constamment entretenus sur le site et
ce premier complexe forma le noyau d’un site où furent construits d’autres stupas,
des chaitya-griha et de grandes statues assises de Bouddha. Périodiquement aug-
menté et embelli pendant toutes ces années, puis abandonné mais intégralement
conservé durant le Moyen Âge, le site de Sanchi a donc subi les pires dégâts au
début de l’époque moderne, du fait « d’explorateurs et de fouilleurs britanniques
incompétents ». Les vastes opérations de Marshall représentent un baume enfin
répandu sur les plaies du site : elles l’ont sauvé après des décennies de délabrement
et de vandalisme.
La réussite de ce grand archéologue est d’avoir conféré au monument
reconstitué l’aura et la qualité esthétique de la « ruine », en donnant à la relique
sans vie une « beauté » bien supérieure, aux yeux des modernes, à celle du stupa
qui était jadis un vivant objet de culte. Marshall le dépeint ainsi à ses lecteurs :

Sa forme était la même qu’aujourd’hui. Seules ses teintes étaient différentes, et à quel
point ! Au lieu des gris sombres et des noirs qu’on lui voit à présent, le dôme devait être d’un
blanc éclatant, peut-être entouré de festons de mille couleurs, tandis que les balustrades et,
par la suite, les clôtures étaient peintes en rouge. À son sommet, les ombrelles étaient peut-
être rouges, ou dorées, comme ce fut souvent le cas plus tard [...]. Le temps a été clément
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

envers ce stupa, en vérité, comme il l’a été envers les matériaux de nos grandes cathédrales,

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


maintenant toutes grises et ternies, mais jadis blanchies à la chaux et offrant un aspect
que peu de gens [...] voudraient leur voir reprendre de nos jours 56.

Ainsi, le grand stupa et ses portails prenaient la luisante patine du temps et les tons
doux et fanés des pierres antiques témoignant silencieusement d’un glorieux passé.
Mais ce fut aussi l’histoire de ce monument « esthétisé » que l’on parvint à exhumer.
Selon son propre rapport, le plus haut accomplissement de Marshall avait été
de mettre au jour tout un complexe, formé de bâtiments d’époques diverses, et la
totalité des objets épars sur le site, sans rien y laisser d’invisible, d’inconnu ou
d’impossible à classer. Il eut également le mérite de fonder à Sanchi un musée,
qui devint un ajout crucial lorsque l’archéologue eut passé le terrain au peigne
fin. Tous les fragments isolés et dispersés qui ne pouvaient être conservés sur
l’emplacement de leur découverte furent transportés dans le musée, dont le cata-
logue indique le mode de présentation et le regroupement des objets exposés dans
la cour principale et dans les salles intérieures, selon leur taille, leur époque et
leur vertical artistique. Une annexe du catalogue fournit même une liste et une
tentative de datation des objets non exposés mais conservés dans la réserve du

56 - Ibid., p. 40. 1423


TAPATI GUHA-THAKURTA

musée, ainsi que des objets qui se trouvent encore en divers points du site, systé-
matiquement précisés 57. L’accumulation de connaissances exhaustives était à
l’ordre du jour : Marshall espérait qu’elle permettrait d’éviter à l’avenir tout pillage
et toute erreur d’interprétation malencontreuse. Les opérations sur le terrain furent
naturellement suivies d’une vague de publications relatives à Sanchi, invariable-
ment placées sous l’autorité de Marshall. Son premier Guide to Sanchi, paru en
1918, était un assez mince volume à destination du grand public, qui exposait
brièvement la topographie, l’histoire et la structure du complexe, mais ne manquait
pas cependant de donner des détails sur les portails du grand stupa et sur l’icono-
graphie, la technique et le style de leurs sculptures 58. Une version augmentée
de ce Guide parut en 1940, sous la forme d’une monographie richement illustrée de
photographies, The monuments of Sanchi, dont Marshall signa les trois volumes avec
Alfred Foucher et N. G. Majumdar 59.
Ce volume porte à un degré sans précédent l’évocation du monument par la
photographie, tout spécialement en ce qui concerne les détails des sculptures, en
exploitant cette fois les archives réunies par le Service archéologique de l’Inde.
Pour terminer ce passage en revue des représentations visuelles de Sanchi à l’époque
coloniale, je mentionnerai deux photographies assez différentes, qui montrent le
sauveur du site. La première met en scène un véritable tableau de famille, Marshall
posant en compagnie de son épouse et de sa fille (parmi d’autres personnes) contre
un pilier sculpté du portail est. La seconde porte d’une manière plus évidente les
emblèmes de la royauté, puisque la famille est photographiée, au camp de Sanchi,
au milieu de laquais en livrée et d’éléphants équipés de leur howdah, gracieusement
fournis par la cour de Bhopal. Voilà sans doute une fin appropriée pour cette phase
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


de l’histoire moderne de Sanchi, qui fut scandée par les interventions autoritaires
où s’exprimait le projet archéologique de l’empire et qui vit le point culminant
des opérations de fouille, de conservation et de documentation photographique.
À n’en pas douter, Marshall aurait voulu que l’histoire s’arrête là. Je suggère pour-
tant que l’on peut aussi voir rétrospectivement dans ce grand finale, orchestré sous
sa direction, le moment où l’histoire coloniale du monument commence à se dou-
bler d’une autre histoire qui deviendra dominante, celle de sa consécration comme
monument national indien et comme élément du patrimoine bouddhiste mondial.

57 - Maulavi Muhammad HABIB, Pandit Ramchandra KAK et Ramaprasad CHANDA,


Catalogue of the Museum of archaeology at Sanchi, Bhopal State, Calcutta, Government
printing, 1922.
58 - John Hubert MARSHALL, A guide to Sanchi, Calcutta, Government printing, 1918.
59 - Le Guide to Sanchi publié en 1918 par Marshall devait être le prélude de cet ouvrage
plus vaste, dont il déclarait que la préparation était déjà en cours. Lorsque les trois
volumes virent le jour, l’un des auteurs était décédé : l’archéologue bengali N. G. Majumdar,
qui était responsable de l’étude des inscriptions de Sanchi contenues dans le troisième
volume, mourut prématurément en 1938 durant des fouilles dans le Sind. Membre de
la Varendra Research Society, il fut recruté dans le Service archéologique de l’Inde par
Marshall dans les années 1920 et travailla en étroite collaboration avec lui aux fouilles
de Mohenjodaro, entre 1922 et 1927, puis sur divers autres sites archéologiques de
l’Indus. La collaboration de Majumdar et de Marshall sur le site de Sanchi remonte
1424 probablement aux mêmes années.
ART ET PATRIMOINE

Je ne peux qu’esquisser certaines des directions que devaient emprunter plus tard
ces revendications identitaires et indiquer de quelle façon elles vinrent à la surface
à l’époque même des réhabilitations et des rénovations magistrales de Marshall,
et bien souvent en raison de l’intensité et de l’efficacité de ses activités.
Les relations que Marshall entretint avec les milieux savants indiens, alors en
pleine transformation, et les autorités institutionnelles indiennes ne furent jamais
simples. Il n’est guère surprenant que son colossal ouvrage The monuments of Sanchi
soit fondé sur une hiérarchie claire entre les compétences savantes des Occidentaux
et des Indiens. Alors que Marshall répartissait entre lui-même et Alfred Foucher
(spécialiste français de l’art bouddhiste) les conclusions sur Sanchi du point de vue
de l’archéologie et de l’histoire de l’art, et mettait en avant leurs deux noms comme
ceux des auteurs du livre, Mazumdar (l’assistant le plus proche de Marshall et son
collègue du Service archéologique de l’Inde), l’Indien de l’équipe, se trouvait relégué
au rôle subalterne de déchiffreur et de traducteur des inscriptions. L’affirmation
d’une différence de statut et de contenu entre la science occidentale et la science
indienne perdurera longtemps, à travers tout le XIXe siècle et au début du XXe siècle.
Durant l’« ère Marshall », les lignes de démarcation et de distinction devaient être
négociées d’une façon plus urgente : l’indianisation de la profession archéologique
et des métiers des musées allait bon train, tandis que les ressortissants de la métro-
pole perdaient graduellement le privilège de l’autorité institutionnelle et savante 60.
En ce qui concerne la rédaction du catalogue du musée, Marshall pouvait aisé-
ment déléguer la tâche à celui qui l’assistait fidèlement lors des fouilles, Maulavi
Muhammad Habib, et à une équipe de spécialistes indiens travaillant exactement
comme il le prescrivait, tout comme il pouvait réserver l’étude épigraphique du site
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


à son cadet du service archéologique.
Disposant d’une aussi solide autorité savante et professionnelle, Marshall
n’avait apparemment à craindre qu’une seule rivale, dont les réclamations étaient
d’un ordre tout à fait différent : la bégum de Bhopal, sous le pouvoir de laquelle
se trouvait ce très précieux monument archéologique. Nayanjot Lahiri a examiné
d’une façon critique les résistances et les revendications de cette royauté locale,
avec laquelle Marshall dut lutter du début à la fin de ses activités sur le site 61. Si
la cour de Bhopal était depuis toujours fière de cet « édifice ancien magnifique
entre tous » qui était l’ornement de son territoire 62, ce sentiment fut exprimé on
ne peut plus vivement en 1905, après que le Service archéologique de l’Inde et
son directeur Marshall eurent mis en question la légitimité de son autorité sur le
monument. Cette remise en cause avait été formulée dans les termes les plus
insidieux du point de vue religieux. On avait laissé entendre que les monuments

60 - T. GUHA-THAKURTA, Monuments, objects, histories..., op. cit., chap. 3 et 4.


61 - N. LAHIRI, « From ruin to restoration... », art. cit., p. 107-112, évoque le rôle impor-
tant des femmes au pouvoir à Bhopal dans la conservation de Sanchi.
62 - Ce sentiment de fierté et la conscience d’une responsabilité à l’égard du monument
ancien transparaissent dans la première histoire du royaume de Bhopal qui fut traduite
en anglais : SHAH JAHAN BEGUM, Taj-Ul Iqbal Tarikh Bhopal or the history of Bhopal,
Calcutta, Thacker Spink and Co., 1876, p. 219-221. 1425
TAPATI GUHA-THAKURTA

étaient sous la surveillance de gardes (chowkidar) « musulmans », aux ordres de la


dynastie « musulmane » régnant sur Bhopal, et que cette tâche aurait été bien
mieux accomplie par les « chiens de garde » bouddhistes de la toute récente
Mahabodhi Society. L’affrontement entre la Mahabodhi Society et les propriétaires
shivaïtes Giri pour l’administration du sanctuaire bouddhiste de Bodh Gaya battait
alors son plein 63. De plus en plus nettement frustrée et mise en échec dans ses
revendications sur Bodh Gaya, la Mahabodhi Society devait, au cours du XXe siècle,
concentrer davantage ses entreprises de reconsécration sur d’autres sites bouddhistes
comme ceux de Sarnath, dans les United Provinces, et de Sanchi, dans l’État de
Bhopal. Refusant de remettre la garde de Sanchi entre les mains de cette mission
bouddhiste internationale, ou même entre celles de l’habile administration de
l’État colonial, Nawab Sultan Jahan, bégum of Bhopal, avait réaffirmé avec force
le droit de son État à conserver et à protéger le site, bien décidée à déjouer les
prétentions de la Mahabodhi Society. Dans les décennies suivantes, ce fut la cour
de Bhopal qui hébergea le directeur général et sa famille durant son séjour, fournit
la main-d’œuvre et l’équipement pour les travaux et finança entièrement la
construction du musée de Sanchi, ainsi que les nouvelles publications de Marshall.
L’importance du soutien et de la protection de la bégum se reflète dans les photo-
graphies de Marshall sur le site et dans ses ouvrages publiés, qui sont pour la
plupart dédiés à la mémoire de son généreux mécène.
C’est dans le cadre de ces nouvelles stratégies que la cour de Bhopal com-
mença, en 1919-1920, à réclamer auprès du gouvernement colonial le retour à Sanchi
des coffret de reliques, dont elle avait été expropriée par Cunningham et Maisey
longtemps avant, dans les années 1850, et qui avaient ensuite rejoint à Londres le
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


British Museum et le Victoria & Albert Museum. Comme dans le cas du temple
de Bodh Gaya, la restauration archéologique fut l’occasion d’une nouvelle sancti-
fication du site par une communauté bouddhiste internationale récemment créée.
Durant les années 1920 et 1930, la mission londonienne de la Mahabodhi Society
menait de constantes négociations avec les autorités du Victoria & Albert Museum
pour le rapatriement des reliques funéraires de Sanchi, que le musée avait acquises
de la petite-fille de Maisey en 1921. Dans sa récente étude de la saga que constitua
le retour de ces reliques, Saloni Mathur a montré que la valeur « historique » et la
valeur « sacrée » de ces objets furent violemment opposées l’une à l’autre, tout

63 - La Mahabodhi Society fut fondée en 1891, à l’initiative de l’orientaliste victorien


Sir Edwin Arnold et du moine bouddhiste singhalais Anagarika Dharmapala. Sa cause
principale est de réclamer le site et le temple de Bodh Gaya au Bihar (lieu de l’illumi-
nation de Buddha), détenu par la secte shivaïte hindoue, pour le transformer en un
nouveau saint des saints du bouddhisme à l’échelle mondiale. Elle établit son premier
bureau à Calcutta, avant d’en ouvrir un à Bodh Gaya même et de s’étendre par la
création de filiales, depuis Ceylan jusqu’à Londres et dans divers sites bouddhistes
d’Inde. Sur la longue lutte infructuctueuse menée par la Mahabodhi Society pour obte-
nir la charge de Bodh Gaya, voir Alan Michael TREVITIHICK, « A Jerusalem of the
Buddhists in British India, 1874-1979 », Ph. D., Harvard University, 1988, ainsi que
1426 T. GUHA-THAKURTA, Monuments, objects, histories..., op. cit., p. 281-298.
ART ET PATRIMOINE

comme le furent les principes des musées et les droits du culte 64. Ces conflits
furent également mis en évidence dans les réponses sèches que les directeurs
du British Museum et du Victoria & Albert Museum firent aux demandes de
rapatriement : il ne prirent pas même en considération le passé cultuel de ces
objets, car ils craignaient d’établir un précédent qui mette en danger le statut
même de leur institution. Leur refus de laisser s’éloigner la précieuse collection
se transforma en une solution de compromis lorsque les responsables des musées
acceptèrent de restituer à la Mahabodhi Society les fragments d’os, mais insistèrent
pour conserver les reliquaires décorés, en raison de leur importance historique et
artistique. Les prérogatives de l’archéologie coloniale et des musées devaient être
défendues avec une assurance sans faille contre la caractérisation des reliques
comme « bien usurpé » par la Mahabodhi Society. On fit valoir que les musées
occidentaux étaient les endroits où ces objets seraient conservés et exposés avec
le plus grand « respect 65 ».
L’affaire demeura en suspens jusqu’en 1939-1940. Un nouveau climat inter-
national s’installa alors dans la « diplomatie des reliques ». Les autorités des musées
de Londres et le Service archéologique de l’Inde remirent plusieurs reliques prove-
nant de stupas à la Mahabodhi Society, à Calcutta et à Sarnath 66. Le gouvernement
de Bhopal fit pression une fois de plus pour affirmer contre la Mahabodhi Society
ses droits sur les reliques rapatriées, en avançant auprès des autorités coloniales
l’argument que les coffrets devaient retourner au musée de Sanchi qui était
« incontestablement l’endroit le plus adapté à leur conservation 67 ». Dans le
même temps, la Mahabodhi Society continuait sa campagne pour héberger les
reliques revenues en Inde dans le nouveau temple (vihara) dont elle commençait
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


la construction dans l’enceinte du site où se dressait le stupa. La guerre intervint
alors. Lorsqu’elle s’acheva, la fin de l’empire britannique en Inde était imminente,
tout comme la disparition de la cour de Bhopal et un transfert de compétences en
matière d’archéologie, les institutions coloniales laissant la place à de nouvelles
autorités indiennes. Au moment le plus décisif pour l’indépendance de l’Inde, en

64 - Saloni MATHUR, India by design: Colonial history and cultural display, Berkeley,
University of California Press, 2007, chap. 5.
65 - Ibid., p. 146-155. Ce vif débat suscita une série d’interrogations sur ce que l’on peut
légitimement définir et conserver comme le « bien » propre d’un musée, et sur les fonde-
ments des pratiques de commémoration. De là vint la déclaration passionnée d’Eric
Maclagan, directeur du Victoria & Albert Museum, qui affirma en 1939 : « le fait que nous
désirions avoir de tels objets dans nos musées est un hommage à la civilisation bouddhiste »
– mais les bouddhistes refusaient obstinément de prendre cet aspect en considération.
66 - Par exemple, l’acquisition par le Service archéologique de l’Inde des reliques funé-
raires retrouvées sur les sites de Taxila et de Nagarajunakonda entraîna la consécration
du nouveau vihara que la Mahabodhi Society édifia à Sarnath en 1932, durant les der-
nières années de la vie d’Anagarika Dharmapala, qui avait à cette époque fait de Sarnath
son lieu de résidence principal. Voir Thero KAHAWATTE SIRI SUMEDHO (dir.), History
of the Mulagandha Kuty Vihara: The prime place of worship at Isipatana, Varanasi, Kahawatte
Siri Sumedha Thero, 2006. Je remercie Sraman Mukherjee de m’avoir communiqué
ces informations.
67 - N. LAHIRI, « From ruin to restoration... », art. cit., p. 111. 1427
TAPATI GUHA-THAKURTA

1948, des reliques issues non du grand stupa mais du site voisin de Satdhara, encore
contenues dans les coffrets d’origine, commencèrent le voyage longtemps retardé
qui les vit quitter les musées londoniens, passer par Ceylan, puis par Calcutta, la
Birmanie, le Népal et le Ladakh, pour finir leur périple sacré, en 1952, à Sanchi
– où elles ne furent pas installées dans le musée archéologique du site, mais dans
le nouveau Chetiyagiri Vihara, construit à cette fin par la Mahabodhi Society sur
un terrain cédé par le gouvernement local.

L’histoire archéologique de Sanchi à l’époque moderne revient ainsi à son point


de départ, avec cette différence toutefois que l’empire colonial a laissé la place à
un régime nouveau, où la notion de bien national et les activités internationales
de la religion bouddhiste ont un grand poids. Au moment même où l’État-nation
indépendant usait de sa rhétorique patriotique pour justifier le retour de ces
reliques sur la terre indienne, qui était aussi la terre natale du bouddhisme, sa
stratégie la plus décisive consistait à tenir séparées l’identité « archéologique »
et l’identité « religieuse » de Sanchi. C’est pourquoi il apporta une solution aux
revendications antagonistes du royaume de Bhopal et de la Mahabodhi Society en
fixant le nouveau centre du culte bouddhiste à l’intérieur de l’enceinte et dans la
juridiction du site, mais en donnant à cette question un rang très secondaire parmi
les préoccupations du Service archéologique de l’Inde 68. Cela ne diminua en rien
le statut esthétique et historique de Sanchi : un tel site pouvait s’accommoder sans
dommage d’une vie parallèle contemporaine en tant que sanctuaire réinventé. Il
restait au Sanchi de Marshall à subir son ultime métamorphose, celle qui allait
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)

© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.64.156.83)


faire de lui un monument national indien.

Tapati Guha-Thakurta
Centre for Studies in Social Sciences, Calcutta

Traduit de l’anglais par Aurélien Berra

68 - Il n’est guère surprenant que le nouveau Chetiyagiri Vihara ait été négligé par tous
les guides de Sanchi publiés sous les auspices du Service archéologique de l’Inde. L’un
des plus récents, paru en 2003, le mentionne brièvement, moins pour suggérer une
visite que pour signaler que les coffrets qu’il contient sont peut-être en effet ceux de
deux grands disciples de Bouddha, Sariputta et Mahamogalana, et que ces objets se
1428 trouvaient jadis à Satdhara, dans le stupa 2.

Vous aimerez peut-être aussi