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Rma 132 0393 PDF
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Depuis les années 1990, les recherches de G. Althoff l’ont conduit à s’intéresser de
plus en plus aux rituels politiques, aux formes symboliques d’exercice du pouvoir,
ce qu’il appelle la « communication symbolique », c’est-à-dire l’élaboration d’un
langage codé de gestes et de paroles permettant d’organiser les relations entre
individus et groupes et notamment de gérer les conflits à l’intérieur de la société
entre les individus et les groupes. L’État et la société ne « tiennent » pas parce qu’il
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* Gerd ALTHOFF, Die Macht der Rituale, Darmstadt, Primus Verlag, 2003 ; 1 vol. in-8°,
256 p. ; Geschichtswissenschaft und « Performative turn » – Ritual, Inszenierung und Performanz vom
Mittelalter bis zur Neuzeit, éd. Jürgen MARTSCHUKAT et Steffen PATZOLD, Cologne-Weimar-Vienne,
Böhlau, 2003 ; 1 vol., VIII-288 p. (Norm und Struktur. Studien zum sozialen Wandel in Mittelalter
und Früher Neuzeit, 19).
394 BIBLIOGRAPHIE
2.
Avant d’en venir à une lecture critique des thèses de G.A., il n’est pas inutile de
s’interroger sur les rapports qu’entretiennent ses conceptions avec un courant de
pensée qui traverse en profondeur la réflexion sur les sciences humaines et sociales
et que l’on a qualifié de « performative turn », selon le terme utilisé par la spécialiste
du théâtre E. Fischer-Lichte dans un article de 1999. Un volume collectif paru en 2003,
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1. Je rejoins à cet égard les remarques de D. BARTHÉLEMY, Les deux âges de la seigneurie ba-
nale – Coucy (XIe-XIIIe siècle), 2e éd., Paris, 2000, p. 551-553.
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frontières qu’ils prétendaient permettre de franchir. Plus récemment encore, les spé-
cialistes du nouveau courant de la « gender history » ont mis en évidence le fait que
l’existence des sexes et d’une différenciation entre les sexes n’étaient pas de l’ordre
du donné « biologique » mais qu’elles étaient créées par toute une série de mises en
scène et de rituels répartissant les rôles entre les différents sexes, fixant leur modes
de comportement spécifiques ; cette pratique rituelle constamment répétée et reprise
serait parvenue à faire apparaître la différenciation des sexes comme quelque chose
de « naturel ». La « performance » apparaît ainsi comme un véritable acte créateur de
sens et de réalité au lieu d’en être la simple reproduction.
G.A. note au début de son article dans ce volume la convergence entre ses propres
travaux et le « performative turn », mais il signale – avec raison, comme on l’a vu plus
haut – que ce n’est pas ce courant qui l’a inspiré. On peut cependant se demander
si cette convergence n’est pas plus apparente que réelle et si la manière dont sont
considérés les rituels n’est pas radicalement différente d’un côté et de l’autre.
3.
Après la parution du volume Spielregeln der Politik im Mittelalter, j’avais été amené à
formuler dans une note critique2 un avis à la fois très positif et critique. Il s’agit d’un
modèle qui a à coup sûr le mérite de fournir réellement une réponse possible pour
expliquer le fonctionnement de la société médiévale, et surtout une réponse meilleure
que celle de l’ancienne « Verfassungsgeschichte » allemande qui raisonnait en termes
d’autorité étatique, avec le choix entre l’ordre et l’anarchie selon que cette autorité
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a récemment insisté, et s’il a tendance à prendre pour argent comptant tout ce qui est
raconté par les chroniqueurs – mais il ne résout pas la question centrale : lorsque, au
dire de la Vita Hadriani, Barberousse refuse lors de sa première expédition italienne
en 1154-1155 d’accomplir le service d’écuyer, ce refus est-il dû au fait que, à ses yeux,
il prendrait un engagement qu’il ne pourrait plus rompre ensuite ou bien au fait
qu’il ressent l’accomplissement de ce rituel comme une humiliation profonde, voire
un changement (une diminution) d’état, ceci indépendamment de tout engagement
qu’il prendrait vis-à-vis du pape ? Un problème important que pose la théorie de
G.A. est que, pour lui, tout est en quelque sorte terminé une fois que l’on s’est mis
d’accord sur les modalités exactes de la cérémonie, c’est-à-dire sur les engagements
que l’on va prendre. Le reste – c’est-à-dire la « performance » proprement dite – n’est
plus qu’une affaire technique, une sorte de formalité qu’il faut accomplir sans
tromperie. Il y a le « fond » – l’engagement que l’on prend – qui est ce qui compte,
et la « forme » – le type de rituel que l’on pratique – qui est fixée par convention et à
partir de normes établies mais qui reste fondamentalement contingente ; une autre
aurait pu faire l’affaire.
G.A. croit à l’arbitraire du signe : entre le mot et le signifié qu’il désigne, entre
la forme rituelle et le contenu de réalité qu’elle « communique », il n’y a pas de lien
contraignant et nécessaire. D’où cette idée de la formation conjoncturelle des rituels :
un exemple fait école et est ensuite repris par une sorte de consensus qui s’instaurerait
entre les acteurs politiques et sociaux. Ce sont des conventions, des « Spielregeln »,
des règles du jeu sur lesquelles on s’entend avant de commencer à jouer et que l’on
ne remet plus en cause mais qui sont tout à fait arbitraires… Sans doute cela peut-
il être vrai jusqu’à un certain point ; on peut tout à fait admettre que la « force de
l’habitude » permette une certaine séparation entre le rituel lui-même – dont le sens
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3. « La paix de Fréteval fut conclue par un rituel élaboré. Cela n’a cependant pas pu em-
pêcher le meurtre de Becket. Il est à noter qu’aucun des biographes ne considère cela comme
une aggravation du crime. Le meurtre ne constitue pas pour eux la rupture du rituel solennel. »
(Ibid., p. 36).
4. Cette prise en compte de la réalité des émotions doit être bien distinguée de celle que
réalise G. KOZIOL dans son article de Performative turn, A father, his son, memory, and hope – the
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le rituel n’est pas une forme figée qu’il faudrait seulement reproduire parfaitement,
qu’il n’a pas un effet mécanique mais que son effet dépend de la force d’émotion que
les gestes, les paroles, les attitudes mis en œuvre par lui sont capables de déclencher
chez les participants et les spectateurs. Un corollaire de cette démonstration est la
mise en évidence de la polysémie des rituels ; à partir du moment où l’on admet que le
rituel n’est pas une simple convention arbitraire entre acteurs, on doit aussi admettre
que l’accomplissement du rituel puisse ne pas avoir un sens univoque pour tous les
participants mais que le même rituel est susceptible d’être compris différemment,
selon les participants, selon les lieux et selon les moments.
Je ne reprends pas forcément entièrement à mon compte l’ensemble de la démons-
tration et des thèses d’H. Vollrath mais elles ont le mérite, à mon sens, de montrer
qu’il faut s’interroger plus que ne le fait G.A. sur l’articulation entre ce système
symbolique et les systèmes de croyances et de représentations sur lesquels se fon-
dent les sociétés médiévales. C’est un point qui me paraît décisif et qui ouvre à une
discussion approfondie des thèses de G.A. sur laquelle il me faudra revenir plus loin
à partir d’exemples précis.
3. Le troisième problème tient à l’identification même de ce qu’est un rituel. La
conception des rituels développée par G.A. me paraît trop englobante. Pour lui, tout
ce qui se présente comme une séquence ordonnée de gestes à portée symbolique est
un rituel. Les rituels seraient ainsi un simple système de codes auxquels on a recours
pour s’exprimer et pour communiquer entre acteurs sociaux. Leur performativité, ce
qui en fait des rituels, leur viendrait de la valeur d’engagement qu’implique la mise
en œuvre concertée de ces codes entre deux parties. La question qui se pose est de
savoir si une telle conception ne noie pas les rituels médiévaux dans un ensemble
bien flou. Tous les gestes à portée symbolique sont-ils des rituels ? La performati-
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joint diploma of Lothar and Louis V (Pentecost Monday, 979) and the limits of performativity
(p. 83-103) en voulant attirer l’attention sur les limites du paradigme « performatif » en matière
d’explication historique : la focalisation de l’attention sur la « performance » aurait trop vite
conduit les historiens à postuler que les gestes accomplis, les émotions manifestées n’étaient
pas à prendre au premier degré comme l’expression de sentiments réellement éprouvés mais
comme de simples signes manipulés quasi cyniquement par les acteurs de ces rituels. Or
lorsque, en juin 979 à Compiègne, le roi Lothaire de Francie occidentale procède au sacre royal
de son fils Louis et lorsque les deux princes promulguent solennellement quatre diplômes,
derrière cet événement rituel qui marque l’avènement d’un roi, G. Koziol voit la mémoire de
toute une série d’humiliations spectaculaires que le père (Louis IV d’Outremer) et le grand-père
(Charles le Simple) avaient dû subir, et la revanche éclatante que Lothaire, au sommet de sa
puissance, prenait sur toutes ces défaites et anciennes humiliations de la dynastie carolingienne.
Un moment de triomphe et de satisfaction intensément ressenti que l’historien aurait tort de ne
pas prendre en compte en voyant simplement dans cet événement une performance rituelle.
Derrière l’utilisation et la manipulation des rituels, on doit aussi pouvoir retrouver l’expression
d’émotions réelles. Cette réintroduction des émotions n’est cependant pas une critique de fond
du paradigme althoffien car elle n’inscrit pas l’émotion au cœur même de la manifestation
rituelle et elle n’en fait pas une clef de son efficacité.
5. P. BUC, Dangers of Ritual, Princeton, 2001, trad. fr. : Dangereux rituels – de l’histoire médiévale
aux sciences sociales, Paris, 2003.
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hérité des sociologues un concept que ces mêmes sociologues n’avaient pas créé
mais avaient eux-mêmes hérité, au terme de longs cheminements, de la manière
dont les Réformateurs du XVIe siècle avaient conçu l’efficacité sociale de rituels
religieux auxquels ils déniaient leur contenu de vérité théologique. Cela ne doit
pas nous conduire à mon sens à abandonner la notion de rituel mais simplement
à cesser de penser qu’elle se trouverait contenue dans les sources médiévales et
qu’elle refléterait cette réalité médiévale. C’est un concept qu’il faut construire pour
permettre de rendre compte de certaines réalités médiévales. À cet égard, l’idée de
la force de « transformation de l’individu » développée par les ethnologues à partir
des rituels qu’ils étudient me paraît rester pertinente. Un rituel n’est pas un instru-
ment de communication, c’est un acte « transformateur6 ». C’est par le recours à des
pratiques rituelles symboliques qu’une construction imaginaire de la personne est
possible. Seulement cette construction ne se réalise pas grâce à une force magique
qui découlerait de l’accomplissement du rituel, elle ne dépend pas seulement d’une
sorte d’accord préalable (conscient ou inconscient) sur l’efficacité du rituel (c’est la
thèse de G.A.) ; elle vient du fait que les gestes accomplis lors du rituel entrent en
résonance avec un ensemble de représentations collectives partagées/contestées par
les acteurs et spectateurs. Cela conduit, soit dit en passant, à poser une question plus
fondamentale : les rituels relèvent-ils vraiment de la communication politique ? Ne
peut-on pas penser au contraire qu’ils relèvent bien plutôt de la non-communica-
tion ? Ce sont des gestes que l’on accomplit parce que l’on veut transformer, créer
une réalité – restaurer l’honneur blessé d’un individu ou d’un groupe par exemple
– et non pas donner à signifier. Cela n’exclut pas qu’ils puissent s’insérer dans un
processus de dialogue et de communication entre acteurs sociaux, faire l’objet d’un
marché ou d’un contrat entre parties, mais là n’est pas essentiel pour la définition
de leur statut.
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honorables à l’opposé de son sens originel de déshonneur. La corde au cou est sus-
ceptible d’être interprétée, grâce au Christ, comme un instrument de rédemption
et non plus de dérision. En tout état de cause, les sens explicites que participants,
spectateurs et narrateurs de ces rituels leur donnent ne sont pas fixés une fois pour
toutes mais se situent dans un assez large espace d’interprétation. Il importe qu’un
sens puisse se dégager de l’accomplissement du rituel et provoquer l’adhésion des
spectateurs sans pour autant qu’ils oublient – comment le pourraient-ils ? – qu’il
s’agit d’une mise en scène.
Le deuxième exemple sera celui des rituels d’amitié sur lesquels les travaux ré-
cents de K. van Eickels attirent remarquablement l’attention8. En étudiant l’histoire
des relations entre les Plantagenêts et les Capétiens, il montre que la conclusion d’un
traité ou d’un accord entre deux princes (plus généralement entre deux individus)
passe par l’accomplissement des rites physiques de l’amour et de l’amitié charnelle :
échanger des baisers, joindre ses mains, coucher ensemble… L’alliance n’est possi-
ble que si l’on crée une fiction de parenté charnelle ou d’amour charnel entre les
contractants. C’est parce que ces gestes étaient accomplis que les participants et les
spectateurs pouvaient estimer l’alliance fondée. La question de savoir s’ils avaient
assisté à une mise en scène ou à un véritable échange de gestes d’amour est pour
eux une fausse question. Au demeurant, comme le remarque K. van Eickels, c’est
précisément lorsque cela n’a pas fonctionné que l’on dira qu’il s’agissait d’une mise
en scène trompeuse : lorsque, aux dires d’un chroniqueur Richard Cœur de Lion
met en cause son père Henri II qui se serait faussement réconcilié avec lui ficto magis
quam facto et osculo dato, ce que dénonce Richard est précisément le fait qu’Henri
II en ait fait une mise en scène au lieu de pratiquer réellement la réconciliation en
échangeant les gestes de l’amour. L’engagement juridique pris par les participants
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8. K. VAN EICKELS, Vom inszenierten Konsens zum systematisierten Konflikt – Die englisch-franzö-
sischen Beziehungen und ihre Wahrnehmung an der Wende vom Hoch- zum Spätmittelater, Stuttgart,
2002. Cf. aussi son article dans le volume Performative turn : Kuss und Kinngriff, Umarmung
und verschränkte Hände – Zeichen personaler Bindung und ihre Funktion in der symbolischen
Kommunikation des Mittelalters (p. 133-159). On se reportera également aux travaux en cours
de publication de N. Offenstadt.
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récemment paru de F. Rexroth, qui montre que légitimer une déposition de roi
passe par l’invention d’un rituel de déposition permettant de mettre en scène et
de symboliser l’indignité du roi que l’on prétendait déposer (« Im Zentrum dieser
Studie steht statt dessen die europaweit bemerkenswerte Performanz dieser Akte,
ihre Ritualität und die im Medium der Absetzungsrituale kondensierten zeitgenös-
sischen Sinnhorizonte9. »). Je prendrai simplement l’exemple du coup d’État contre
Adolphe de Nassau tel qu’il est raconté par un chroniqueur du couvent dominicain
de Colmar10. L’annaliste rapporte comment les princes électeurs qui voulaient ren-
verser Adolphe ont organisé un double rituel de destitution de l’ancien souverain
et d’avènement du nouveau. Montés en chaire, le visage tourné vers l’autel, ils ont
affirmé qu’ils avaient anciennement élu roi Adolphe mais que celui-ci avait ensuite
méprisé les conseils des sages et des anciens pour se confier aux pernicieux conseils
des jeunes. Le pape leur a alors donné l’autorité de destituer Adolphe et d’élire Albert ;
et ils chantent un Te Deum laudamus. Puis ils vont jucher le nouveau souverain sur
un cheval et chantent à nouveau avec de grandes manifestations de joie le Te Deum
laudamus. Mais les bourgeois de la ville se sont moqués de ce simulacre et ont refusé
de reconnaître Albert.
Ce récit illustre d’abord l’importance des stratégies narratives en matière de
manipulations de rituels : l’annaliste de Colmar est le seul témoin de ce récit. Il
s’agit à l’évidence dans une ville qui faisait partie des fidèles d’Adolphe, de saper la
légitimité de son compétiteur. L’enjeu, la légitimité du coup d’État, tient à la réussite
d’une performance rituelle ; si elle rencontre l’adhésion des participants, Adolphe
ne sera plus roi et Albert sera le nouveau roi ; la référence à l’autorisation pontificale
n’est elle-même qu’un élément du rituel. Mais cette performance rituelle est, selon
l’annaliste, un échec, c’est-à-dire qu’elle est dénoncée comme une grossière mise en
scène. Elle n’est pas un rituel. La transformation d’Albert en roi que devait assurer
ce rituel avait échoué, provisoirement.