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« Performative turn », « communication politique » et

rituels au Moyen Âge.


À propos de deux ouvrages récents
Jean-Marie Moeglin
Dans Le Moyen Age 2007/2 (Tome CXIII) , pages 393 à 406
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0027-2841
ISBN 9782804154677
DOI 10.3917/rma.132.0393
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 29/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.40.213.29)

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BIBLIOGRAPHIE

« Performative turn », « communication politique »


et rituels au Moyen Âge.
À propos de deux ouvrages récents*

Depuis les années 1990, les recherches de G. Althoff l’ont conduit à s’intéresser de
plus en plus aux rituels politiques, aux formes symboliques d’exercice du pouvoir,
ce qu’il appelle la « communication symbolique », c’est-à-dire l’élaboration d’un
langage codé de gestes et de paroles permettant d’organiser les relations entre
individus et groupes et notamment de gérer les conflits à l’intérieur de la société
entre les individus et les groupes. L’État et la société ne « tiennent » pas parce qu’il
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y aurait une autorité supérieure capable de donner des ordres, d’édicter des lois
et de les faire appliquer en mettant éventuellement en scène son pouvoir dans de
grandes cérémonies de propagande. L’État en réalité est principiellement faible et
est donc incapable d’assurer cette stabilité de l’ordre socio-politique ; celle-ci n’est
possible que parce que les individus et les groupes ont à leur disposition une série de
procédures rituelles qui leur permettent de communiquer et de gérer leurs relations
et même leurs conflits.1
Cette orientation des recherches de G.A. a une genèse qu’il n’est pas inutile de
rappeler très brièvement et schématiquement. Il est, d’une certaine manière, l’un des
rameaux issus de la souche féconde de G. Tellenbach dont les héritiers après 1945
ont largement contribué à renouveler en profondeur, en différents domaines et sur
différents champs géographiques, les recherches sur le Moyen Âge en Allemagne. À
l’origine, comme l’on sait, il y eut l’étude prosopographique, amorcée par Tellenbach,
de la « Reichsaristokratie » carolingienne en tant que structure portante de l’empire

* Gerd ALTHOFF, Die Macht der Rituale, Darmstadt, Primus Verlag, 2003 ; 1 vol. in-8°,
256 p. ; Geschichtswissenschaft und « Performative turn » – Ritual, Inszenierung und Performanz vom
Mittelalter bis zur Neuzeit, éd. Jürgen MARTSCHUKAT et Steffen PATZOLD, Cologne-Weimar-Vienne,
Böhlau, 2003 ; 1 vol., VIII-288 p. (Norm und Struktur. Studien zum sozialen Wandel in Mittelalter
und Früher Neuzeit, 19).
394 BIBLIOGRAPHIE

carolingien et de sa cohésion sur des distances immenses. De là on est passé à la re-


constitution des groupes de parenté permise par les livres mémoriaux et à l’étude des
deux éléments, liés, qui assuraient la cohésion de ces groupes de parenté : les struc-
tures de la parenté et l’autocompréhension – la mémoire et le souvenir des ancêtres
articulés dans la littérature généalogique nobiliaire – des familles aristocratiques. Il en
est résulté les thèses célèbres de K. Schmid sur le passage de structures cognatiques
horizontales de larges groupes de parenté aux structures agnatiques verticales de
lignages resserrés sur la possession d’un patrimoine et de quelques châteaux dont
l’un est éponyme pour le lignage. À partir du moment où l’aristocratie était ainsi
considérée comme le fondement d’une société segmentaire non régulée par l’État,
la question devait forcément se poser de savoir comment une telle société pouvait
se perpétuer sans s’enfoncer dans le désordre et l’anarchie ; c’est là qu’interviennent
les rituels considérés comme un système de communication politique.
Les recherches de G.A. ont d’abord donné lieu à de nombreux articles sur des
thèmes ponctuels et les principaux de ces articles ont été réunis en 1997 dans un
volume intitulé Spielregeln der Politik im Mittelalter – Kommunikation in Frieden und
Fehde. Il poursuit à présent cet effort avec un livre, Die Macht der Rituale, qui se fixe
désormais pour ambition d’être une véritable histoire des formes symboliques et
rituelles que prend l’exercice du pouvoir au Moyen Âge. La parution de ce livre im-
portant en tant que couronnement provisoire d’une décennie de recherches fournit
l’occasion de réfléchir à la validité du système proposé par G.A. et, plus largement, à
l’usage que les historiens font actuellement de plus en plus, et peut-être de manière
quelque peu irréfléchie, de notions telles que communication politique, communi-
cation symbolique, rituels.
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1.
Dans une introduction dense, G.A. présente la problématique du livre : il en va de
la compréhension des comportements rituels (« rituelle Verhaltensmuster ») et de
leurs fonctions au sein de ce qu’il appelle depuis longtemps la communication pu-
blique effectuée par ceux qui exercent le pouvoir au Moyen Âge. G.A. voit dans ces
comportements rituels la forme de communication qui aurait été créée par le Moyen
Âge et qui aurait été particulièrement adaptée aux besoins de la société médiévale.
Ils se trouvaient à la disposition de tous et étaient en principe compris par tous, ceci
d’autant plus qu’ils étaient parfaitement univoques même si nous ne parvenons pas
toujours à retrouver leur sens. Les partenaires sociaux pouvaient fréquemment se
heurter sur les formes précises qu’ils allaient donner à leur communication rituelle
mais précisément parce qu’ils savaient que cela allait les engager sans retour possi-
ble. Une fois l’accord obtenu entre eux, il n’était en effet plus possible de discuter les
engagements pris à l’aide de cet instrument. Ces rituels étaient, fondamentalement,
un instrument de cohésion sociale indispensable dans une société dépourvue d’un
monopole étatique de la violence. De ce fait, ils étaient pour les puissants un élément
essentiel et incontournable de l’exercice du pouvoir et une question importante à
laquelle le livre essaie de répondre est de savoir si ces puissants étaient en mesure
de mettre les rituels au service de leur pouvoir ou bien s’ils en représentaient une
limitation.
BIBLIOGRAPHIE 395

Le second chapitre analyse « la ritualisation de l’exercice du pouvoir » à l’époque


mérovingienne. Aux yeux de G.A., il s’agit d’une époque dans laquelle la communi-
cation rituelle ne fonctionne pas encore véritablement. Des rituels sont certes attestés
chez Grégoire de Tours mais ils ne sont pas encore ressentis par leurs acteurs comme
ayant valeur d’engagement. L’étude de l’époque carolingienne à laquelle est consa-
cré le troisième chapitre montre que des éléments importants de « communication
rituelle » commencent à apparaître tout particulièrement dans des moments de crise :
les rencontres entre papes et souverains ; la déposition de Tassilon ; la déposition
puis le rétablissement de Louis le Pieux… G.A. voit dans le succès des formules
employées en ces occasions un élément important pour la diffusion ultérieure de
la « communication rituelle ». Le grand moment de la diffusion des comportements
rituels est alors l’époque du Xe-XIe siècle étudiée par l’A. dans un long troisième cha-
pitre. Il le montre d’abord en esquissant une histoire des rituels de soumission, par
lesquels des grands brouillés mortellement avec le souverain parviennent à rentrer
en grâce auprès de lui. Plus généralement, l’époque témoigne de l’apparition d’un
large éventail de formes de communication symbolique. Les gestes symboliques sont
de fait désormais une méthode sûre pour annoncer des prétentions et les faire recon-
naître – d’où par exemple les violents conflits liés à la hiérarchie des places dans une
cérémonie quelconque – comme pour sceller ou dénoncer des engagements. Servir
le roi à table, par exemple, aurait été pour un grand une manière de reconnaître et
d’entériner, dans l’honneur, sa défaite après un soulèvement manqué et ce n’est que
plus tard que cette tâche serait apparue comme un privilège honorifique réservé à
quelques « happy few ».
Ces formes rituelles n’étaient cependant pas intangibles : après Canossa, les sou-
verains allemands renonceront à un certain nombre de comportements rituels d’hu-
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miliation devant Dieu par lesquels un souverain démontrait auparavant son droit à
régner légitimement. Ils craignaient en effet qu’ils ne soient considérés comme des
démonstrations d’infériorité vis-à-vis du pape. Le XIIe siècle montre ainsi un certain
nombre de changements significatifs en accord avec le nouveau contexte politique,
par exemple dans la fixation des normes rituelles des rencontres entre le pape et
l’empereur. D’un point de vue plus général, l’importance toujours renforcée de cette
communication rituelle et son adaptation aux changements politiques et sociaux se
marqueraient dans le fait que la mise au point de ses modalités s’accompagne souvent
de contestations et débats entre les parties concernées. G.A. ne consacre ensuite aux
derniers siècles du Moyen Âge qu’un nombre de pages relativement réduit, non que
la communication rituelle aurait perdu son importance mais sa diversification ne lui
permet plus que de tracer quelques pistes.
G.A. est ainsi parvenu à esquisser une histoire claire et cohérente de la communi-
cation symbolique dans la configuration politique de l’Empire au Moyen Âge et son
livre mérite d’être lu et médité. L’étude des formes symboliques que prend l’exercice
du pouvoir n’est certes pas neuve, mais elles ont longtemps été plutôt considérées,
dans le sillage de P.E. Schramm, comme une sorte de mise en scène, de légitimation,
de propagande politique ou encore d’illustration de la théorie politique (l’école cé-
rémonialiste américaine). Telle qu’elles sont interprétées et décrites par G.A., c’est
un véritable instrument grâce auquel le pouvoir ne se met pas seulement en scène
pour se légitimer mais par lequel il s’exerce fondamentalement, d’où la redéfinition
396 BIBLIOGRAPHIE

constante des formes de cette communication rituelle. Le premier mérite de l’A.


est d’avoir pu, grâce à cet angle d’attaque, entreprendre l’inventaire d’un vaste
champ, un travail dans lequel il a joué un rôle pionnier et qu’il importe maintenant
de poursuivre dans le temps et dans l’espace. On notera ainsi que l’espace français
mériterait d’être beaucoup plus pris en compte. J’en donnerai un simple exemple : il
ne serait pas sans intérêt de reprendre sous cet angle toute l’étude des rapports entre
la royauté et la haute aristocratie en France du XIIIe au XVe siècle, du sire de Coucy
au connétable de Saint-Pol1. Le problème qui se pose est cependant de savoir si la
perspective de G.A., qui permet incontestablement d’établir de manière cohérente
un inventaire de ces formes rituelles, permet aussi de comprendre véritablement leur
rôle. Une première remarque à cet égard avant d’entrer dans le vif du sujet : dans
le système althoffien, l’Église et le fait religieux en lui-même n’interviennent qu’en
tant que les évêques sont d’importants détenteurs de pouvoir. Quand on sait le rôle
joué par l’Église dans le contrôle idéologique de la société et de la culture médiévale,
cela ne doit-il pas conduire à s’interroger sur les limites de la validité du modèle
d’explication historique proposé par G.A. ?

2.
Avant d’en venir à une lecture critique des thèses de G.A., il n’est pas inutile de
s’interroger sur les rapports qu’entretiennent ses conceptions avec un courant de
pensée qui traverse en profondeur la réflexion sur les sciences humaines et sociales
et que l’on a qualifié de « performative turn », selon le terme utilisé par la spécialiste
du théâtre E. Fischer-Lichte dans un article de 1999. Un volume collectif paru en 2003,
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et auquel G.A. a lui-même contribué, entend précisément réfléchir sur l’intégration
du champ historique dans ce mouvement.
Au tournant du XIXe au XXe siècle, les élites intellectuelles européennes ont pris
conscience qu’elles vivaient dans une culture marquée par la « performance » et la
« mise en scène » au moins autant que par le respect du texte et de son contenu. Ainsi
le théâtre a subi à la fin du XIXe siècle une rupture importante en passant d’une
conception « référentielle » – pour laquelle la représentation d’une pièce de théâtre
n’était qu’une manière de rendre accessible le texte de cette pièce – à une conception
« performative » selon laquelle le sens ne naissait que dans la performance accomplie
en commun par les acteurs voire par les acteurs et le public. Le metteur en scène
devenait le second voire même le véritable auteur de l’œuvre. Ce tournant a eu des
conséquences importantes dans un certain nombre de disciplines des sciences hu-
maines et sociales : la linguistique depuis les travaux d’Austin dans les années 1960 a
appris à distinguer, pour reprendre une distinction en fait trop schématique, entre les
actes verbaux « constatatifs » (par exemple « ce tableau est noir » etc.) et ceux qui sont
« performatifs » (« je te baptise », « je vous déclare mari et femme » etc.). Les anthropo-
logues spécialistes des rituels ont eux aussi mis en évidence le fait que ceux-ci étaient
créateurs de réalités, définissaient eux-mêmes et étaient les véritables créateurs des

1. Je rejoins à cet égard les remarques de D. BARTHÉLEMY, Les deux âges de la seigneurie ba-
nale – Coucy (XIe-XIIIe siècle), 2e éd., Paris, 2000, p. 551-553.
BIBLIOGRAPHIE 397

frontières qu’ils prétendaient permettre de franchir. Plus récemment encore, les spé-
cialistes du nouveau courant de la « gender history » ont mis en évidence le fait que
l’existence des sexes et d’une différenciation entre les sexes n’étaient pas de l’ordre
du donné « biologique » mais qu’elles étaient créées par toute une série de mises en
scène et de rituels répartissant les rôles entre les différents sexes, fixant leur modes
de comportement spécifiques ; cette pratique rituelle constamment répétée et reprise
serait parvenue à faire apparaître la différenciation des sexes comme quelque chose
de « naturel ». La « performance » apparaît ainsi comme un véritable acte créateur de
sens et de réalité au lieu d’en être la simple reproduction.
G.A. note au début de son article dans ce volume la convergence entre ses propres
travaux et le « performative turn », mais il signale – avec raison, comme on l’a vu plus
haut – que ce n’est pas ce courant qui l’a inspiré. On peut cependant se demander
si cette convergence n’est pas plus apparente que réelle et si la manière dont sont
considérés les rituels n’est pas radicalement différente d’un côté et de l’autre.

3.
Après la parution du volume Spielregeln der Politik im Mittelalter, j’avais été amené à
formuler dans une note critique2 un avis à la fois très positif et critique. Il s’agit d’un
modèle qui a à coup sûr le mérite de fournir réellement une réponse possible pour
expliquer le fonctionnement de la société médiévale, et surtout une réponse meilleure
que celle de l’ancienne « Verfassungsgeschichte » allemande qui raisonnait en termes
d’autorité étatique, avec le choix entre l’ordre et l’anarchie selon que cette autorité
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s’exerce ou bien est concurrencée et contestée. Pour autant et sans méconnaître cet
apport qui me paraît fondamental des travaux de G.A., il me semblait que son sys-
tème restait en un sens trop simple, qu’il ne suffisait pas à expliquer l’efficacité des
rituels. Ces réserves que j’avais été amené à formuler ne me paraissent pas levées,
et même se sont renforcées. Je les développerai en trois points :
1. Le premier problème concerne la chronologie dans le développement de ce
système de communication rituelle symbolique. La volonté qu’a G.A. d’écrire une
véritable histoire de la communication rituelle au Moyen Âge, avec à tout le moins
un début à cette histoire, l’a conduit à estimer que les époques mérovingienne et
carolingienne étaient celles où se mettait en place le système de communication
symbolique spécifique au Moyen Âge. On ne peut s’empêcher d’être quelque peu
dubitatif : ni les pratiques de recommandation, telles qu’elles sont attestées dans les
formulaires, ni le déroulement des procédures judiciaires et notamment ce que l’on
appelle traditionnellement les ordalies, ne sont abordées par le livre. Or l’on peut se
demander si ce n’est pas précisément là qu’il fallait d’abord « chasser » le rituel. La
question mérite d’être élargie : peut-on vraiment limiter l’étude des rituels et de la
communication symbolique au secteur de l’exercice du pouvoir royal ? Les systèmes
sociaux du Moyen Âge se réduisent-ils vraiment à un roi entouré de ses grands ?

2. J.M. MOEGLIN, Rituels et « Verfassungsgeschichte » au Moyen Age. À propos du livre de


Gerd Althoff, Spielregeln der Politik im Mittelalter – Kommunikation in Frieden und Fehde, Francia,
t. 25, 1998, p. 245-250.
398 BIBLIOGRAPHIE

Pourquoi, au demeurant, le roi et les grands seraient-ils restés à l’écart du recours


à des rituels bien attestés dans la société du haut Moyen Âge ? L’idée développée
par G.A. d’un système de rituels qui se serait progressivement construit – après des
débuts hésitants au cours du haut Moyen Âge, il aurait connu l’apogée au Moyen
Âge classique – me paraît contestable. L’on peut en fait se demander si cet a priori
ne s’explique pas par la conception de fond qui inspire les recherches de G.A. : la
communication rituelle se substitue à un État impuissant qui est la marque du Moyen
Âge, en tout cas de la plus grande partie du Moyen Âge. Cette substitution ne peut
évidemment pas se faire immédiatement après la fin de l’empire romain ; elle réclame
un temps long d’expérimentation et d’essai ; c’est celui de l’époque mérovingienne et
carolingienne. Mais la théorie correspond-elle vraiment à la réalité historique ?
2. Le second problème est celui de la manière dont G.A. se représente les modalités
suivant lesquelles les rituels sont nés et ont été repris. Il conçoit en fait ces rituels
comme un instrument de communication qui a été développé progressivement sous
la contrainte de situations à régler entre des acteurs sociaux, et qui se trouve ensuite
mis à la disposition de leurs successeurs afin de leur permettre d’agir et de régler
les problèmes de la vie sociale. On y fait appel lorsque la situation correspond aux
cas de figure dans lesquels un rituel peut s’appliquer et lorsque les deux parties sont
d’accord pour y avoir recours, en fonction il est vrai des rapports de force qui existent
entre elles ; ce qui signifie que des négociations difficiles sur les modalités de mise en
œuvre du rituel peuvent précéder son application. Mais une fois cet accord trouvé,
l’efficacité du rituel, et les engagements qui sont pris par son intermédiaire, peuvent
être considérés comme garantis. Une entorse à ces règles est susceptible d’avoir de
graves conséquences pour son auteur. Selon G.A., ce système s’est développé de ma-
nière très contingente : une bonne idée trouvée et mise en pratique dans un cas précis
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et un contexte donné aurait ensuite fait des émules ailleurs. Ainsi la formule mise au
point à l’occasion d’une rencontre entre tel pape et tel souverain carolingien aurait
donné l’idée de reprendre ce modèle pour d’autres rencontres ; ainsi la pénitence
publique à laquelle s’était soumis Louis le Pieux aurait permis quelques emprunts
au rituel de la pénitence publique pour d’autres rituels de soumission… Puis le mo-
dèle mis en place se diffuserait par mimétisme, souvent de haut en bas. C’est l’idée
d’une « Urszene…, die sozusagen Schule machte » (p. 120), d’un « Lernprozess » qui
serait à l’œuvre pour diffuser dans la société les meilleures formules rituelles, de
l’Église vers les laïcs, des grands vers la moyenne et petite noblesse. Cette vision
de la genèse des rituels est complétée par l’idée d’une « Gemachtheit der Rituale »,
d’une souplesse des rituels qui permettrait de les « bricoler » au mieux, de façon à
exprimer un sens et un contenu adaptés à des contextes nouveaux et à des rapports
de force modifiés. Fondamentalement, les acteurs des rituels, avant de les appliquer,
se mettraient d’accord par consensus sur le choix et les modalités du rituel qu’ils vont
ensuite pratiquer et mettre à exécution (« rituelle Interaktionen zunächst verbindlich
abzusprechen und erst dann durchzuführen », p. 37). Prenons l’exemple largement
développé par G.A. des rencontres entre papes et empereurs : il montre que ces ren-
contres faisaient l’objet de scénarios soigneusement élaborés et qui pouvaient susciter
de vives controverses entre les parties avant que l’on ne se mette d’accord sur les
gestes et les rites à accomplir. Cet aspect doit tout à fait être pris en compte – même
si l’A. sous-estime quelque peu le poids des stratégies narratives, sur lesquelles P. Buc
BIBLIOGRAPHIE 399

a récemment insisté, et s’il a tendance à prendre pour argent comptant tout ce qui est
raconté par les chroniqueurs – mais il ne résout pas la question centrale : lorsque, au
dire de la Vita Hadriani, Barberousse refuse lors de sa première expédition italienne
en 1154-1155 d’accomplir le service d’écuyer, ce refus est-il dû au fait que, à ses yeux,
il prendrait un engagement qu’il ne pourrait plus rompre ensuite ou bien au fait
qu’il ressent l’accomplissement de ce rituel comme une humiliation profonde, voire
un changement (une diminution) d’état, ceci indépendamment de tout engagement
qu’il prendrait vis-à-vis du pape ? Un problème important que pose la théorie de
G.A. est que, pour lui, tout est en quelque sorte terminé une fois que l’on s’est mis
d’accord sur les modalités exactes de la cérémonie, c’est-à-dire sur les engagements
que l’on va prendre. Le reste – c’est-à-dire la « performance » proprement dite – n’est
plus qu’une affaire technique, une sorte de formalité qu’il faut accomplir sans
tromperie. Il y a le « fond » – l’engagement que l’on prend – qui est ce qui compte,
et la « forme » – le type de rituel que l’on pratique – qui est fixée par convention et à
partir de normes établies mais qui reste fondamentalement contingente ; une autre
aurait pu faire l’affaire.
G.A. croit à l’arbitraire du signe : entre le mot et le signifié qu’il désigne, entre
la forme rituelle et le contenu de réalité qu’elle « communique », il n’y a pas de lien
contraignant et nécessaire. D’où cette idée de la formation conjoncturelle des rituels :
un exemple fait école et est ensuite repris par une sorte de consensus qui s’instaurerait
entre les acteurs politiques et sociaux. Ce sont des conventions, des « Spielregeln »,
des règles du jeu sur lesquelles on s’entend avant de commencer à jouer et que l’on
ne remet plus en cause mais qui sont tout à fait arbitraires… Sans doute cela peut-
il être vrai jusqu’à un certain point ; on peut tout à fait admettre que la « force de
l’habitude » permette une certaine séparation entre le rituel lui-même – dont le sens
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ne serait plus compris voire qui n’aurait en lui-même aucun sens – et l’effet produit,
mais l’analyse laisse tout de même pendante la question de fond, qui concerne l’ef-
ficacité des rituels dans la société médiévale sur la longue durée. L’on voit bien là
encore comment cette représentation s’insère logiquement dans le système de G.A. : il
s’agit de mettre en évidence une rationalité profonde des comportements des acteurs
médiévaux et de refuser une conception dans laquelle le Moyen Âge et son système
de communication symbolique seraient renvoyés du côté de l’irrationnel, des forces
obscures. On peut assurément être d’accord avec cette idée tout en considérant que
la permanence et l’efficacité de ce système de communication symbolique méritent
des explications plus profondes.
C’est aussi sur ce point, me semble-t-il, que porte la critique faite par H. Vollrath
aux thèses de G.A. À ses yeux, l’efficacité du rituel ne peut reposer sur une simple
convention, sur le fait que l’on vérifierait simplement si les formes prescrites pour le
rituel ont bien été respectées3. La performance rituelle ne réussit que dans la mesure
où elle suscite l’émotion et par-là l’adhésion des participants4. Cela signifie aussi que

3. « La paix de Fréteval fut conclue par un rituel élaboré. Cela n’a cependant pas pu em-
pêcher le meurtre de Becket. Il est à noter qu’aucun des biographes ne considère cela comme
une aggravation du crime. Le meurtre ne constitue pas pour eux la rupture du rituel solennel. »
(Ibid., p. 36).
4. Cette prise en compte de la réalité des émotions doit être bien distinguée de celle que
réalise G. KOZIOL dans son article de Performative turn, A father, his son, memory, and hope – the
400 BIBLIOGRAPHIE

le rituel n’est pas une forme figée qu’il faudrait seulement reproduire parfaitement,
qu’il n’a pas un effet mécanique mais que son effet dépend de la force d’émotion que
les gestes, les paroles, les attitudes mis en œuvre par lui sont capables de déclencher
chez les participants et les spectateurs. Un corollaire de cette démonstration est la
mise en évidence de la polysémie des rituels ; à partir du moment où l’on admet que le
rituel n’est pas une simple convention arbitraire entre acteurs, on doit aussi admettre
que l’accomplissement du rituel puisse ne pas avoir un sens univoque pour tous les
participants mais que le même rituel est susceptible d’être compris différemment,
selon les participants, selon les lieux et selon les moments.
Je ne reprends pas forcément entièrement à mon compte l’ensemble de la démons-
tration et des thèses d’H. Vollrath mais elles ont le mérite, à mon sens, de montrer
qu’il faut s’interroger plus que ne le fait G.A. sur l’articulation entre ce système
symbolique et les systèmes de croyances et de représentations sur lesquels se fon-
dent les sociétés médiévales. C’est un point qui me paraît décisif et qui ouvre à une
discussion approfondie des thèses de G.A. sur laquelle il me faudra revenir plus loin
à partir d’exemples précis.
3. Le troisième problème tient à l’identification même de ce qu’est un rituel. La
conception des rituels développée par G.A. me paraît trop englobante. Pour lui, tout
ce qui se présente comme une séquence ordonnée de gestes à portée symbolique est
un rituel. Les rituels seraient ainsi un simple système de codes auxquels on a recours
pour s’exprimer et pour communiquer entre acteurs sociaux. Leur performativité, ce
qui en fait des rituels, leur viendrait de la valeur d’engagement qu’implique la mise
en œuvre concertée de ces codes entre deux parties. La question qui se pose est de
savoir si une telle conception ne noie pas les rituels médiévaux dans un ensemble
bien flou. Tous les gestes à portée symbolique sont-ils des rituels ? La performati-
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vité d’un rituel n’est-elle pas à chercher bien plus dans la transformation réelle du
statut de la personne qui l’effectue que dans un engagement parfois bien douteux ?
Le livre récent de P. Buc Dangers of ritual5 a bien montré que les historiens avaient

joint diploma of Lothar and Louis V (Pentecost Monday, 979) and the limits of performativity
(p. 83-103) en voulant attirer l’attention sur les limites du paradigme « performatif » en matière
d’explication historique : la focalisation de l’attention sur la « performance » aurait trop vite
conduit les historiens à postuler que les gestes accomplis, les émotions manifestées n’étaient
pas à prendre au premier degré comme l’expression de sentiments réellement éprouvés mais
comme de simples signes manipulés quasi cyniquement par les acteurs de ces rituels. Or
lorsque, en juin 979 à Compiègne, le roi Lothaire de Francie occidentale procède au sacre royal
de son fils Louis et lorsque les deux princes promulguent solennellement quatre diplômes,
derrière cet événement rituel qui marque l’avènement d’un roi, G. Koziol voit la mémoire de
toute une série d’humiliations spectaculaires que le père (Louis IV d’Outremer) et le grand-père
(Charles le Simple) avaient dû subir, et la revanche éclatante que Lothaire, au sommet de sa
puissance, prenait sur toutes ces défaites et anciennes humiliations de la dynastie carolingienne.
Un moment de triomphe et de satisfaction intensément ressenti que l’historien aurait tort de ne
pas prendre en compte en voyant simplement dans cet événement une performance rituelle.
Derrière l’utilisation et la manipulation des rituels, on doit aussi pouvoir retrouver l’expression
d’émotions réelles. Cette réintroduction des émotions n’est cependant pas une critique de fond
du paradigme althoffien car elle n’inscrit pas l’émotion au cœur même de la manifestation
rituelle et elle n’en fait pas une clef de son efficacité.
5. P. BUC, Dangers of Ritual, Princeton, 2001, trad. fr. : Dangereux rituels – de l’histoire médiévale
aux sciences sociales, Paris, 2003.
BIBLIOGRAPHIE 401

hérité des sociologues un concept que ces mêmes sociologues n’avaient pas créé
mais avaient eux-mêmes hérité, au terme de longs cheminements, de la manière
dont les Réformateurs du XVIe siècle avaient conçu l’efficacité sociale de rituels
religieux auxquels ils déniaient leur contenu de vérité théologique. Cela ne doit
pas nous conduire à mon sens à abandonner la notion de rituel mais simplement
à cesser de penser qu’elle se trouverait contenue dans les sources médiévales et
qu’elle refléterait cette réalité médiévale. C’est un concept qu’il faut construire pour
permettre de rendre compte de certaines réalités médiévales. À cet égard, l’idée de
la force de « transformation de l’individu » développée par les ethnologues à partir
des rituels qu’ils étudient me paraît rester pertinente. Un rituel n’est pas un instru-
ment de communication, c’est un acte « transformateur6 ». C’est par le recours à des
pratiques rituelles symboliques qu’une construction imaginaire de la personne est
possible. Seulement cette construction ne se réalise pas grâce à une force magique
qui découlerait de l’accomplissement du rituel, elle ne dépend pas seulement d’une
sorte d’accord préalable (conscient ou inconscient) sur l’efficacité du rituel (c’est la
thèse de G.A.) ; elle vient du fait que les gestes accomplis lors du rituel entrent en
résonance avec un ensemble de représentations collectives partagées/contestées par
les acteurs et spectateurs. Cela conduit, soit dit en passant, à poser une question plus
fondamentale : les rituels relèvent-ils vraiment de la communication politique ? Ne
peut-on pas penser au contraire qu’ils relèvent bien plutôt de la non-communica-
tion ? Ce sont des gestes que l’on accomplit parce que l’on veut transformer, créer
une réalité – restaurer l’honneur blessé d’un individu ou d’un groupe par exemple
– et non pas donner à signifier. Cela n’exclut pas qu’ils puissent s’insérer dans un
processus de dialogue et de communication entre acteurs sociaux, faire l’objet d’un
marché ou d’un contrat entre parties, mais là n’est pas essentiel pour la définition
de leur statut.
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4.
Pour résumer ma critique du livre de G.A., je dirai qu’il s’agit de redonner aux rituels
attestés au Moyen Âge toute leur dimension anthropologique ; ne pas les considérer
comme un système qui serait né et aurait grandi au Moyen Âge pour les besoins du
fonctionnement d’une société sans État, ressentant la nécessité de permettre aux indi-
vidus de prendre des engagements sur lesquels puisse reposer une certaine stabilité.
Ces rituels ne sont pas pour autant un système invariant détenteur d’une efficacité
toujours garantie venant d’on ne sait où ; ce sont des performances qui tirent leur
efficacité du fait qu’elles entrent en résonance avec les représentations collectives
des membres de la société, ce qui veut dire par conséquent que les mêmes rituels
peuvent, selon les temps, selon les lieux, selon les contextes et selon les interprètes,
être exécutés, compris, utilisés, manipulés, de manière tout à fait différente. Il n’y a
pas d’univocité de principe du rituel.
À titre d’hypothèses de travail, je formulerai quelques propositions d’analyse
du rôle historique des rituels dans la société médiévale ; puis je choisirai quelques
exemples qui me paraissent susceptibles de les étayer :

6. Cf. la discussion du concept par E. FISCHER-LICHTE, dans Performative turn, p. 47-52.


402 BIBLIOGRAPHIE

– La permanence de ces rituels implique qu’on leur a reconnu une fonction et


qu’ils l’ont eue effectivement dans la réalité, en tenant compte cependant du
fait que leur mention dans un texte ne signifie pas qu’ils aient été réellement
effectués mais peut parfaitement répondre à des stratégies narratives qu’il faut
décrypter.
– Les « règles du jeu » existent mais elles ne sont pas arbitraires ; un rituel ne se
maintient que s’il peut être investi d’un sens véritable par les participants, s’il
entre en résonance avec les représentations collectives de ses membres. Or la
société médiévale est une société dans laquelle l’institution ecclésiale exerce
l’influence dominante et il faut le prendre en compte.
– Le sens des rituels n’est au demeurant pas forcément univoque ; fondamentale-
ment parce que cet ensemble de représentations collectives avec lesquels le rituel
entre en résonance et dont il tire son efficacité n’est pas un bloc monolithique ou
invariant (et ceci parfois chez le même individu qui n’est pas obligé à la cohérence
et à la rationalité parfaite), d’où la possible polysémie des rituels : certains gestes
et rituels peuvent, selon le moment de l’histoire du rituel, mais aussi selon le
contexte et l’interprète, symboliser des éléments très différents.
– Le rituel est une mise en scène mais cela ne veut pas dire que l’on est au théâtre,
que l’on joue consciemment la comédie et qu’après la représentation tout le
monde redeviendrait en quelque sorte « normal ». D’une certaine façon, il en
est bien ainsi et les acteurs et spectateurs le savent, mais, d’une autre façon, et
sans que cela soit vécu comme une contradiction par les participants, ils ont
le sentiment de l’authenticité. On peut à la fois savoir que l’on joue un rôle et
intérioriser ce rôle pendant le temps qu’on le joue, en tout cas donner à penser
aux spectateurs le sentiment qu’il s’agit bien d’une scène authentique. En un
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mot, l’amitié, la haine, la pitié, la colère ne sont pas seulement feintes ; elles sont
également éprouvées réellement ou considérées comme réellement ressenties.
Les deux aspects ne sont pas incompatibles. Si l’on admettait que le rituel est
une mise en scène et seulement une mise en scène, il cesserait rapidement de
fonctionner. Les participants d’un rituel n’ont donc pas le sentiment d’assister
seulement à quelque chose d’artificiel et de purement fictif. Ils ont le sentiment,
bien sûr, que l’on respecte des règles traditionnelles mais aussi que ces règles
correspondent parfaitement à l’effet que l’on veut obtenir ; qu’elles s’accordent
avec un ensemble de représentations véritablement présentes chez les partici-
pants de la scène.
Je terminerai cette note en prenant quelques exemples qui me paraissent suscepti-
bles d’étayer ces considérations théoriques :
Tout d’abord l’exemple du rituel auquel je me suis moi-même beaucoup inté-
ressé dans des travaux récents, celui du rituel de la corde au cou comme rituel de
deditio. Ce rituel de la corde au cou a une fonction clairement identifiable : il s’agit
de donner réparation à la majesté offensée. La lèse-majesté en effet appelle la mort
et un tel rituel qui simule l’exécution d’un coupable est la mise en scène parfaite du
droit de vie et de mort d’un prince sur ses sujets qui se sont rendus coupables d’un
crime irrémissible. C’est un rituel qui permet ainsi la grâce de coupables que leur
crime aurait dû conduire à la mort car ils avaient trop gravement offensé la majesté
princière. On ne peut cependant pas en rester là : ce rituel a eu une fonction qu’il a
BIBLIOGRAPHIE 403

gardée au moins jusqu’à l’époque moderne. Toute la question est précisément de


savoir pourquoi un tel rituel a pu garder cette fonction, celle de sauver la vie d’un
coupable ou d’un rebelle qui avait mérité la mort, et donc son efficacité. Cela ne tient
pas à un simple consensus entre les différentes catégories de participants sur une
forme conventionnellement admise par tous pour donner satisfaction à l’honneur
blessé. Que la question de la « survie » de ce rituel se soit posée réellement est mon-
tré par le fait qu’il existait un rituel très proche dans son déroulement comme dans
sa fonction, celui de l’harmiscara qui consistait pour le coupable à porter un objet
hétéroclite représentatif de sa condition. Or ce rituel de l’harmiscara disparaît après
le XIIIe siècle. L’explication que l’on peut donner à cette disparition est qu’il n’a pas
été en mesure de s’adapter, de produire de nouveaux sens, qu’il a fini par apparaître
comme une forme vide, ne signifiant plus rien dans une société où l’on ne réduisait
plus en esclavage son prochain et son voisin.
Le rituel de la corde au cou s’est, lui, maintenu parce qu’il a été capable de garder
son sens ou ses sens. Celui, d’abord, de la pénitence publique dont il n’est pas une
imitation mais qu’il est véritablement : la pénitence publique est en effet la réparation
publique de l’honneur de Dieu, de la majesté divine lésée par le scandale qu’est un
péché public. Elle ouvre la voie à une réconciliation avec Dieu. Sa transposition dans
les affaires terrestres correspond à une société dans laquelle l’Église est l’institution
idéologique dominante, ceci en tout cas à partir de l’époque carolingienne, ce qui
correspond avec le moment de la mise en place de ces rituels. La légitimité du pou-
voir s’ancre dans la référence à Dieu et la majesté princière a un rapport intime avec
la majesté divine. À partir de là, la reprise du rituel de la pénitence publique est ce
qui permet aux princes de gracier un coupable, en s’identifiant à Dieu faisant misé-
ricorde au pécheur qui se repent. Mais, en même temps, la corde au cou – comme le
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port d’un objet hétéroclite dans le cas des rituels d’harmiscara – est un élément qui ne
correspond pas parfaitement au rituel de la pénitence publique, ou qui y sera intégré
seulement plus tard. C’est pourtant un élément qui fait sens auprès des acteurs et
des spectateurs du rituel, d’abord parce qu’il a longtemps assuré l’assimilation du
coupable à un criminel condamné à mort ou réduit en esclavage, un élément par
conséquent qui permet d’assurer la mise à mort symbolique du coupable et donc la
vengeance et le rétablissement de la majesté blessée.
Mais par la suite, l’efficacité rituelle que conserve la corde au cou, et que me
paraît perdre le rituel d’harmiscara, me semble devoir être mise en relation avec une
évolution bien connue des formes de la piété au bas Moyen Âge, à savoir l’essor de
la dévotion pour le Christ souffrant. À partir du milieu du XIIIe siècle en effet, dans
la littérature d’édification religieuse consacrée au récit de la Passion du Christ comme
dans la peinture, la mise en scène de la dérision et de l’humiliation du Christ par ses
bourreaux devient un élément central et, dans ce cadre, la représentation du Christ
la corde au cou devient un motif classique7. Le transfert de ce signe d’humiliation
sur la personne du Christ, qui fait pénitence non pas, évidemment, pour ses propres
péchés mais pour ceux des hommes, donne au rituel une noblesse et un caractère

7. Je me permets de renvoyer à mon article : Le christ la corde au cou, La dérision au Moyen


Âge. De la pratique sociale au rituel politique, sous la dir. d’É. CROUZET-PAVAN et J. VERGER, Paris,
2007, p. 275-289.
404 BIBLIOGRAPHIE

honorables à l’opposé de son sens originel de déshonneur. La corde au cou est sus-
ceptible d’être interprétée, grâce au Christ, comme un instrument de rédemption
et non plus de dérision. En tout état de cause, les sens explicites que participants,
spectateurs et narrateurs de ces rituels leur donnent ne sont pas fixés une fois pour
toutes mais se situent dans un assez large espace d’interprétation. Il importe qu’un
sens puisse se dégager de l’accomplissement du rituel et provoquer l’adhésion des
spectateurs sans pour autant qu’ils oublient – comment le pourraient-ils ? – qu’il
s’agit d’une mise en scène.
Le deuxième exemple sera celui des rituels d’amitié sur lesquels les travaux ré-
cents de K. van Eickels attirent remarquablement l’attention8. En étudiant l’histoire
des relations entre les Plantagenêts et les Capétiens, il montre que la conclusion d’un
traité ou d’un accord entre deux princes (plus généralement entre deux individus)
passe par l’accomplissement des rites physiques de l’amour et de l’amitié charnelle :
échanger des baisers, joindre ses mains, coucher ensemble… L’alliance n’est possi-
ble que si l’on crée une fiction de parenté charnelle ou d’amour charnel entre les
contractants. C’est parce que ces gestes étaient accomplis que les participants et les
spectateurs pouvaient estimer l’alliance fondée. La question de savoir s’ils avaient
assisté à une mise en scène ou à un véritable échange de gestes d’amour est pour
eux une fausse question. Au demeurant, comme le remarque K. van Eickels, c’est
précisément lorsque cela n’a pas fonctionné que l’on dira qu’il s’agissait d’une mise
en scène trompeuse : lorsque, aux dires d’un chroniqueur Richard Cœur de Lion
met en cause son père Henri II qui se serait faussement réconcilié avec lui ficto magis
quam facto et osculo dato, ce que dénonce Richard est précisément le fait qu’Henri
II en ait fait une mise en scène au lieu de pratiquer réellement la réconciliation en
échangeant les gestes de l’amour. L’engagement juridique pris par les participants
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n’est que l’autre face de l’amitié intime qu’affectent d’éprouver les participants du
rituel. La question de savoir s’ils la ressentent vraiment n’est pas pertinente : tout doit
se passer comme s’il y avait amour et amitié intime. Sans cet amour et cette amitié,
il ne peut y avoir accord ou réconciliation durable. Là encore, il n’est pas licite de
séparer la forme et le fond : la forme, c’est-à-dire le rituel lui-même, qui serait plus
ou moins arbitrairement choisi, et le fond, c’est-à-dire l’engagement que l’on prend
et qui serait la chose importante. Le rituel fonctionne – il unit ou réconcilie ses parti-
cipants – parce qu’il établit entre eux un lien d’amour et d’amitié intime comparable
à celui qui unit un homme et une femme mariés. Or pour les hommes du Moyen
Âge, les relations de parenté héritées – la filiation – ou conclues – l’alliance – restent
les seules formes possibles de liens durables entre les hommes comme ils le sont
entre Dieu et ses enfants.
Troisième et dernier exemple, celui des rituels de renversement d’un souve-
rain et de son remplacement par un autre. Sur ce point, je m’inspire d’un article

8. K. VAN EICKELS, Vom inszenierten Konsens zum systematisierten Konflikt – Die englisch-franzö-
sischen Beziehungen und ihre Wahrnehmung an der Wende vom Hoch- zum Spätmittelater, Stuttgart,
2002. Cf. aussi son article dans le volume Performative turn : Kuss und Kinngriff, Umarmung
und verschränkte Hände – Zeichen personaler Bindung und ihre Funktion in der symbolischen
Kommunikation des Mittelalters (p. 133-159). On se reportera également aux travaux en cours
de publication de N. Offenstadt.
BIBLIOGRAPHIE 405

récemment paru de F. Rexroth, qui montre que légitimer une déposition de roi
passe par l’invention d’un rituel de déposition permettant de mettre en scène et
de symboliser l’indignité du roi que l’on prétendait déposer (« Im Zentrum dieser
Studie steht statt dessen die europaweit bemerkenswerte Performanz dieser Akte,
ihre Ritualität und die im Medium der Absetzungsrituale kondensierten zeitgenös-
sischen Sinnhorizonte9. »). Je prendrai simplement l’exemple du coup d’État contre
Adolphe de Nassau tel qu’il est raconté par un chroniqueur du couvent dominicain
de Colmar10. L’annaliste rapporte comment les princes électeurs qui voulaient ren-
verser Adolphe ont organisé un double rituel de destitution de l’ancien souverain
et d’avènement du nouveau. Montés en chaire, le visage tourné vers l’autel, ils ont
affirmé qu’ils avaient anciennement élu roi Adolphe mais que celui-ci avait ensuite
méprisé les conseils des sages et des anciens pour se confier aux pernicieux conseils
des jeunes. Le pape leur a alors donné l’autorité de destituer Adolphe et d’élire Albert ;
et ils chantent un Te Deum laudamus. Puis ils vont jucher le nouveau souverain sur
un cheval et chantent à nouveau avec de grandes manifestations de joie le Te Deum
laudamus. Mais les bourgeois de la ville se sont moqués de ce simulacre et ont refusé
de reconnaître Albert.
Ce récit illustre d’abord l’importance des stratégies narratives en matière de
manipulations de rituels : l’annaliste de Colmar est le seul témoin de ce récit. Il

9. F. REXROTH, Tyrannen und Taugenichtse – Beobachtungen zur Ritualität europäischer


Königsabsetzungen im späten Mittelalter, Historische Zeitschrift, t. 278, 2004, p. 27-53.
10. Chronicon Colmariense, M.G.H., SS., t. 17, p. 266-267 : In vigilia nativitatis sancti Iohannis
baptiste, cicli lunaris septimo, tres electores regis Romanorum, scilicet dominus archiepiscopus
Moguntinus, marchio brandenburgensis, dux Saxonie, in Moguntia convenerunt, campanas compulsa-
verunt, populum convocaverunt, quedam que fecerant, quedam facienda fideliter retulerunt. Ascenderunt
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igitur ambonem ecclesie ; facies suas vertentes ad altare, manus suas elevaverunt, per Deum viventem
iuraverunt ; quod ante sex annos regnum rege caruerit Romanorum […] Nos igitur electores tres ex
parte nostra et ex parte aliorum electorum, scilicet … qui in nos eligendi vota sua transtulerunt,
iure ac canonice Adolphum de Nassouwe, tunc non cognoscentes meliorem, in regem eligimus
Romanorum. Post electionem suam Adolphus rex sapienter se tenuit, electoribus ac pruden-
tibus acquievit ; post breve tempus sapientum consilia sprevit, iuvenum consiliis acquievit et
regenda minime terminavit ; divicias per se non habuit nec amicos, qui eum vellent fideliter
adiuvare. Electores, videntes hos defectus regis et plus quam 20 alios, pape significaverunt,
rogantes suppliciter, quatinus ipsum nobis daret auctoritatem absolvendi et alium confirmandi
– id obtinuerunt, ut a pluribus dicebatur ; nuncii vero Adolphi regis dixerunt, quod his papa simpli-
citer contradixit – ipsius igitur auctoritate nobis commissa, Adolphum regem insufficientem
invenientes, absolvimus eum a regiminis dignitate ; et dominum Albertum, ducem Austrie,
in dominum et regem eligimus Romanorum et potestate nobis tradita similiter confirmamus.
Et Te Deum laudamus solenniter cantaverunt. Deinde quia dux presens non aderat, extra civitatem
ad tabernacula perrexerunt, et ibi pannum preciosum supra equum proiecerunt regemque supersedere
desuper preceperunt, et Te Deum laudamus cum magna leticia cantaverunt. Civitatum cives hunc
regem deriserunt et ei nullatenus parere voluerunt eique vendere necessaria renuerunt. Regem Adolphum
pro rege tenuerunt et ei necessaria prebuerunt, ei fidem huc usque, ad ipsius obitum, tenuerunt. Post
mortem Adolphi regis civitates dominum Albertum, ducem Austrie, electum regem a principibus,
subito pro domino receperunt, et ei in omnibus paruerunt ». Sur les récits rapportant la déposition
d’Adolphe de Nassau, cf. J.M. MOEGLIN, Chute et mort d’Adolf de Nassau (1298). Stratégies et
scénarios pour un coup d’État, Coups d’État à la fin du Moyen Âge ? Aux fondements du pouvoir
politique en Europe occidentale, sous la dir. de F. FORONDA, J.P. GENET et J.M. NIETO SORIA, Madrid,
2006, p. 153-180.
406 BIBLIOGRAPHIE

s’agit à l’évidence dans une ville qui faisait partie des fidèles d’Adolphe, de saper la
légitimité de son compétiteur. L’enjeu, la légitimité du coup d’État, tient à la réussite
d’une performance rituelle ; si elle rencontre l’adhésion des participants, Adolphe
ne sera plus roi et Albert sera le nouveau roi ; la référence à l’autorisation pontificale
n’est elle-même qu’un élément du rituel. Mais cette performance rituelle est, selon
l’annaliste, un échec, c’est-à-dire qu’elle est dénoncée comme une grossière mise en
scène. Elle n’est pas un rituel. La transformation d’Albert en roi que devait assurer
ce rituel avait échoué, provisoirement.

Université Paris XII-Val de Marne – Jean-Marie MOEGLIN


École pratique des Hautes Études
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