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La Science des Lettres (Imul-hurif) ans les préliminaires de son étude sur la « Théo- dicée de la Kabbale » (n¥ d’octobre 1930), M. Warrain, aprés avoir dit que « I’hypothtse kab- balistique est que Ia langue hébraique est; Ja) langue parfaite enseignée par Dieu an premier homme » croit devoir faire des réserves sur Ja prétention illu- soire de détenir les éléments purs de de Jangue ‘natu- relle, alors qu'on n'cn posséde que des bribes et dos déformations », It n’en admet pas moins qu’ ¢ il reste probable que les langues anciennes découlent d’une langue hiératique composée par des inspirés », qu’ « il doit done y avoir des mots exprimant I'essence des choses et leurs rapports numériques », et qu’ « on peut en dire autant pour les acts divinatoires ». Nous pensons qu'il sera bon d’apporter quelques préci- sioms sur cette question; mais nous tenons & faire remarquer tout d'abord que M, Warrain s'est placé 4 un point de vue que l’on peut dire surtout philoso- phique, tandis que nous entendons nous tenit ici strictement, comine nous le faisons toujours d’ail- Jeurs, sur le terrain initiatque et traditionnel. Un premier point sur lequel il importe d’attirer Vattention est celui-ci ; V’aflirmation d’aprds laquelle Ja langue hébraique serait la langue meme de la révé- lation primitive semble bien n'avoir qu’un caractére 76 LE VoILE p’1sts tout exotérique et ne pas tro au fond méme de Ia doctrine Kabbalistique, mais, en réalité, recouvrir simplement quelque chosc de beaucoup plus profond, La preuve en est que la méme chose se rencontre également pour d'autres langues, et que cette affir- mation de « primordialité », si l’on peut dire, ne sau- tait, prise & Ja lettre, étre justifiée dans tous les cas, Puisqu’il y anrait 1A une contradiction évidente. IL en est ainsi notamment pour Ja langue arabe, ct c'est méme une opinion assez, communément répandue, dans los pays ob elle est en usage, que celle d’aprés laquelle elle aurait été la langue originolle de ’hurma- nité ; mais ce qui est remarquable, et ce qui nous fait Pensor que le cas doit étre le méme en ce qui concerne Vhébreu, c'est que cette opinion vulgaire est si peu fondée et si dépourvue d’autorité qu’elle est en con= tradiction formclle avec le -véritable enseignoment traditionnel de 1'Islam, stivant lequel la langue « ada- mique » était la « langue syriaque », Joghah sdiryds nivah, qui n'a d’aileurs rien & voir avec le pays dési- gné actuellement sous le nom de Syrie, non plus qu’avec aucune des langues plus on moins anciennes dont les hommes ont conservé le souvenir jusqu’a nos jours. Cette loghah siryinivah ost proprement, sui- vant l'interpretation qui est donnée de son nom, fa Tanguc de I’ « illumination solaite », shems-ishrdgyah ; en fait, Sirya est le nom sanscrit du Soleil, et ceci semblerait indiquer que sa racine sur, une de celles qui désignent la lumiére, appartenait elic-mémo a cette langue originelle, I s'agit done de cette Syrie Primitive dont Homere parle comme d'une tle située LA SCIRNCE DES LETTRES 7 «au dela d‘Ogygie », ce qui lidentific & 1a Tula hyper- boréenne, et © o8 sont les révolutions du Soleil » apres Joséphe, la capitale de ce pays s‘appelait Heliopolis, « ville du Soleil » (x), nom domné ensuite a la ville d'Egypte appelée aussi On, de meme que Thébes, aurait été tont d’abord un des noms de la capitale d’Ogygie. Les transferts successifs de ces noms et de bien d’autres encore scraient particuliére. ment intéressants a étudier en co qui conceme la Constitution des centres spirituels secondaires de diverses periodes, constitution qui est en étroit rap- Port avec celle méme des langues destinées A servir de ¢ véhicules » aux formes traditionnelies correspon dantes, Cos langues sont celles auxquelles en peut donner proprement le nom de « langues sacrées »; et c'est précisément sur la distinction qui doit dtre faite ontre ces langues sactées et les langues valgaites ou Profanes que repose essenticliement Ja justification des méthodes kabbalistiques, ainsi que des procédés Similaires qui se rencontrent dans d’autres tradi. tions, Nous pouvons dire ceci : de méme que tout centre Spirituel secondaire est comme une image du Centre supréme et primordial, ainsi que nous I'avons expli- qué dans notre étude sur Je Roi du Monde, toute langue sicrée, ou « hiératiques sil’on veut, peut étre Tegardée conme une image ou un reflet de la langue originelle,laquelle est Ia langue sacrée par excellence ; saves # Citadelle nolatre » dos Rose-Crotx, Ia. « Cité du Solel» ae Campanella, etc, — C'est & estte premitre Heliopolis que aoa oo HGalité Stre rapport6 le symbolisme oyclique duPhéaty, 78 LE VOILE n’1sts celle-ci est la « Parole perdue », ou plutit cachée pour les hommes de I’ « age sombre », de méme que le Centre supréme est devenu pour eux invsible et inac- cessible, Mais il ne s’agit point 18 « de bribes et de déformations »; il s‘agit au contmire dadaptations réguliéres nécessitécs par les circonstancs de temps et de Heux, c'est-a-dire en somme parle fait que, suivant ce qu’enseigne Seyidi Mohyiddin ibn Arabi au début de la seconde partie d'El-Fushdiul-Mek~ hiyah, chaque prophéte ou révélateur devait forcé- ment employer un langage susceptible d’étre com- pris de ceux A qui il s'adressait, done lus spéciale- ment approprié 4 la mentalité de tel peuple et de telle époque. Cette raison est celle dela diversité méme des formes traditionnelles, et c'est cette diver- sité qui entraine, comme conséquene: immédiate, celle des langues qui doivent leur servi: de moyens d’expression respectifs ; ce sont done toites les lan- gues sacrées qui doivent étre regardécs comme étant véritablement I'ceuvre d’ « inspirés », aas quoi elles ne sauraient étre aptes au rdle auquel oll sont essen tiellement destinées, Pour ce qui est dea langue pri- mnitive, son origine devait étre «non-humsine » comme celle de la Tradition primordiale elle-méne et toute languo sacrée participe encore de ce caractire en ve quelle est, dans sa structure (el-mabdn)) et dans sa signification (el-madni), un reflect de cette langue Primitive. Ceci peut d’ailleurs se traduire de diffé- rentes fagons, qui n’ont pas la méme importance dans tous les cas, car Ja question d’adaptatio intervient ici encore : telle est par exemple la forme symbolique LA SCIENCE DES LETTRES 79 des signes employés pour l’écriture (x); telle est aussi, et plus particuligrement pour I’hébreu et Varabe, la correspondance des nombres avec les jettres, et par conséquent avec les mots qui sont com- poses de celles-ci. Il est assurément difficile aux Occidentaux de se rendre compte de ce que sont vraiment les langues sacrées, car, dans les conditions actuelles tout au moins, ils n’out de contact direct avec aucune d’entre elles; et nous pouyons rappeler a ce propos ce que nous avons ait plus généralement en d’autres occa sions, de la difficulté d’assimilation des « sciences traditionnelles », beaucoup plus grande que celle des enseignements d’ordre purement métaphysique, en raison de leur caractéro spécialisé qui les attache indissolublement & telle ou telle forme déterminée, et qui ne permet pas de Jes transporter tclles quelles d'une civilisation 4 une autre,sous peine de Jes rendre entiérement inintelligibles, ou bien de n’avoir gu'un résultat tout illusoire, simon méme complétement faux. Ainsi, pour comprendre cffectivement tonte ia portée du symbolisme des lettres et des nombres, il faut le vivre en quelque sorte, dans son application jusqu’aux circonstances mémes de Ja vie courante, 4, Cette forme pout d’ailleurs avoir subi des modifications cocres. pondant A dea ré adaptations traditionnelics ultérleures, ainsi que Gola cat Hew pour Vhébreu aprés Ja eaptivité de Babylone; nous disons qu'il s'agit d'une réadaptation, ear il rst inveaisemblable que ‘3 éuriture 90 solt réellement perdue dans une couric pérlode de solxant is, et il est mOme 6tonnant qu'on semble Wenéralement ne pax s'en apercevoir. Des faits du méme genre ont dQ, & des époques plus ou moins élolgnées, we produire également Pour d'autres Goritures, notamment pour V'alphabet sansorit et, dans Une certaine mesure, pour les idioyrammes chinols. 80 LE VOILE D'IsIS ainsi que cela est possible dans certains pays orien- tax; mais il serait absolument chimérique de pré- tendre introduire des considérations et des applica- tions de ce genre dans les langues européennes, pour lesquelles elles ne sont point faites, et ot la valeur numérique des lettres, notamment, est une chose inexistante, Los essais que certains ont vouln tenter dans cet ordre d’idees,on dehors de toute donnée tra- ditionnelle, sont done erronés dés leur point de dé- part; ct, si on a parfois Obtenu cependant quelques résultats justes, par exemple au point de vue « ono- mantique », ceci ne prouve pas la valeur et la légiti~ mité des procédés omployés, mais seulement l’exis- tence d'une sorte de faculté « intuitive » (qui, bien entendu, n’a rien de commun avec Ja véritable intui- tion intellectuelle) chez ceux quiles ont mis en oeuvre, ainsi qu’il arrive d’ailleurs fréquemment dans les « arts divinatoires » (1). Pour exposer le priucipe métaphysique de la « science des lettres » (en arabe ilmul-hurdf), Seyidi Mohyiddin, dans El-Futithdtu-Mekhiyah, envisage 1'Univers comme symbolisé par un livre ; c'est le symbolisme bien connu du Liber Mundi des Rose- Croix, ct aussi du Lider Vitae apocalyptique (2). Les ‘1.1 semble qu'on puisse on dire autant, en dépit de Lapparenee des méthodes, en ce qul concerne lea résultats obte- jlogie moderne, xi dloignée de la veritable astrologie {radllionnelle; celle-cl, dont les clefs sembient bien perdues, ailleurs tout autre choss qu'un simple « art civinatolro ‘au’évidemment suseeptible d’applications de eet ordre, mais a titre fout a fait secondaire et « aecidentel » 2. Kous avons dgji eu Voccasion de signaler le rapport aut entre ce symbolisme du « Livro de Vie wet celui de I’ + Arbre de Vie»: los foullles de arbre et les caracttres du livre représentent TE VOLE D'IsTs 8x caractéres de ce livre sont, en principe, tous écrits simultanément et indivisiblement par la « plume divine » (Et-Qalamul-ilahi), ces « lettres transcendan- tes » sont les essences éternelles ou les idées divines; et, toute lettre étant en méme temps un nombre, on remarquera l’accord de cet enseignement avec la doc- trine pythagoricienne, Ces mémes « lettres transcen- dantes », qui sont toutes Jes créatures, aprés avoir &é condensées principiellement dans lomniscience divine, sont, par le souffle divin, descendues aux lignes inférieures, et ont composé et formé Univers manifesté, Un rapprochement s'impose ici avec le réle que jouent également les lettres dans Ia doc- triné cosmogonique du Sepher Tetsirah: la « scionce des lettres »a d’ailleurs une importance & peu prés égale dans la kabbale hébraique et dans I’ésotérisme islamique (1). Partant de ce principe, on comprendra sans peine qu’une correspondance soit établic entre les Icttres ct les différentes parties de 1’Univers manifesté, et plus particuligrement de notre monde ; l'existence des correspondances planétaires et zodiacales est, & cet égard, assez connue pour qu’il soit inutile dy in- sister davantage, et il suffit de noter que ceci met la « science des lettres »en rapport étroit avec I’astro~ parelliement tous les Gros de Univers (Loe « fs tradition extréme-orlentale), Pate ee saad ask enone Tuners nts de aad legates cmps Ye * Message divia , (Er-Risdlatul(tdhigah), archétype de to Jom Lives suse ten sarttaes tradiinacttee stn soat due dan ta ductions en langage humain, Cela est attirmé expressément du Véda st du Qoran ; Ndée de I" * Bvangile éternel , montre aussi que cette ‘méme coneeption n'est pas entidrement étrangér® au Christianisme, cu que du moins elle ne Ya pas toujours été, 6 82 LE VOILE D'tsis logie onvisagée comme science « cosmologique » (1), Diautre part, en vertu de Ianalogie constitutive du « microcosme » (el-Kawnus-seghiy) avec le «ma- crocosme » (el-Kawnul-Kebir), ces mimes lettres cor- respondent également aux différentes partics de Torganisme humain ; et, 4 ce propos, nous signale- rons en passant qu'il existe une application théra- Peutique de la « science dos lettres », chaque lottre Stant employée d'une certaine fagon pour guérir les maladies qui affectent spdcialement Vorgane corres. pondant, _ : Il résulte aussi do co qui vient d’étre dit que la « science des letires » doit étre envisagée dans des ondres différents, que Yon pont en somme rapporter aux « trois mondes »: entendue dans son sens supé- tieur, c'est la connaissance de toutes choses dans le principe méme, en tant qu’essences éternelles at del de toute mavifestation dans un sens que I’on peut dire moyen, c'est la cosmogonie, c'est-i-dire Ja connaissance de Ja production ou de Ja forma- tion du monde manifesté ; enfin, dans Ie sens infé- rieur, c’est la connaissance des vertus des noms ct des nombres, en tant qu’ils expriment Ja nature de chaque tre, connaissance permettant, & titre @ap- Plication, d’exercer par leur moyen, et en raison de cette correspondance, ume action d’ordre « magique » sur les étres eurs-mémes ot sur les événements qui les 1 lly a aussi d'autros correspondance: qualités sonsibles, tes spheres eéluste, at. arabe, étant au nombre de vingt-huit, ‘avec [en mansions lunalres. ec les éléments, ies les lettres do Valphabet Sgalement en relation LA SCIENCE DES LETTRES 83 concernent. En effet, suivant ce qu’expose Ibn Khal- dfin, les formules érites, étant composées des mémes éléments qui constituent 1a totalité des étres, ont, par 14 la faculté d’agir sur ceux-ciy et c’est aussi Pourquoi la connaissance du nom d'un tre, expres- sion de sa nature propre, pent donner un pouvoir sur lui; c'est cette application de la « science des lottres » qui est habitucllement désignée par Ie nom de simi (1), Tl importe de remarquer que ceci va beau coup plus loin qu’un simple procédé « divinatoire » : on peut tout d’abord, au moyen d’un calcul (jisdd) effectué sur les nombres cotrespondant aux lettres et aux noms, artiver a la prévision de certaines éyé- nements (2); mais ceci ne constitue en quelque sorte qu’tn premier degré, le plus élémentaire de tous,ct il est possible d’effectuer ensuite, sur les résultats de ce calcul, des mutations qui devront avoir pour effet dlamener une modification correspondante dans les événements eux-mémes. Toi encore, il faut d’ailleurs distinguer des degrés bien différents, comme dans la connaissance clle- méme dont ceci n'est qu'une application et une mise en ceuvre: quand cette action s’exerce seulement dans le monde sensible, ce n'est que le degré le plus infé- rieur, et c'est dans ce cas qu'on peut parler propre- 41. Ce mot amid ne semble pas purement arabe ; il vient yraisem- biablement du grec sémeia,* signes ., ce qui cn fait A peu pros Véqui- valent du nom do in gematria kabbalistique, mot dorigine grecque Sgulement, et dérivé non de geometria comme one dit le plus sou. vent, mals de grammateia (de grammata, « lettres 9). 2. On peut avsei, dans certains cas, obtenir par un caleul duméme ‘genre 1a solution de questions d'ordre doctrinal ; et cette solution © présente pariois sous une forme symbolique dee plus remarquables, 84 LE VOILE D'IsIS ment de « magic»; mais il est facile de concevoir qu’on a affaire & quelque chose d’un tout autre ordre quand il s’agit d'une action ayant une répereussion dans les mondes supériours, Dans ce dernier cas on ost évidemment dans ordre « initiatique » au sens le plus complet de ce mot; et seul peut opérer active- ment dans tous les mondes celui qui est parvenu att degié du « soulte rouge » (El-Kebridul-ahmay) desi- gnation indiquant une assimilation, qui pourra pa- ratire 4 certains quelque peu inattendue,de la « science des lettres » avec Valchimie (1). En effet, ces deux sciences, entendues dats leur sens profond, n’en sont qu'une en réolité; et ce qu’elles expriment I’une et Tautre, sous des apparences trés différentes, n’est rien d’autre que le processus méme de l'initiation qui reproduit d’ailleurs rigourcusement le processus cosmogonique, la réalisation totale des possibilités d’un tre s‘effoctwant nécessairement en passant par les mémes phases que colle de 1’Existence uni- verselle (2). Revé Guénon, ‘Mes, 10 shaab&n 1349 H. 1, Seyidi Mohyiddia ost appolé Ea-Shelkhul-akbar twa ol-Kebrita- ahinat. 2, Lest au moine ourienx ce remarquer que le symbolisme magon~ * Parole pordue et wa recherche important, caractérioe lee errs inittatian jastement ompruntées & 1a" sclence des let- 1 Maltre ,. gui a parmi ses attribmts “*planche A tracer’, il était vraiment ce quil duit étre, serait om pable, non seulement de lire,mais aussi d'éorire wu * Livre de Vie «, Post-indire de eoopérer corsciernment & In réaliaation du plan du * Grand Arohltecte de Univers , ; on peut juger par Ta de la dis- tance gui spare ls possesion nomial do co grade daa porscssion effective!

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