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Le large spectre des grèves et des retraites


Par Yves Citton
Professeur de littérature et médias
Prendre sa retraite de la folie compétitive exacerbée par le capitalisme néolibéral, c’est bien. Faire
la grève pour interrompre la folie productiviste de l’extractivisme écocidaire, c’est bien aussi. Mais
déserter les boulots qui ne contribuent à gonfler la croissance du PIB qu’en désertifiant nos milieux
de vie, c’est encore mieux.
Un spectre hante l’Europe : en Angleterre, en Allemagne, en France, des grèves paralysent tour à
tour tel ou tel secteur de l’économie nationale, avec quelques avant-goûts épisodiques de grève
générale. Ce spectre n’est certes pas nouveau même si une certaine démobilisation des forces
traditionnelles de revendication semble avoir caractérisé les décennies passées en Europe de
l’Ouest. Davantage que le spectre-fantôme, c’est toutefois la largeur du spectre des revendications
(explicites ou latentes) qui mérite de nous intéresser.
C’est aujourd’hui un lieu commun de relever qu’il y va de bien autre chose que du seul âge légal de
la retraite dans les mouvements sociaux actuellement en cours en royaume de Macronie. On l’avait
déjà souligné pour les Gilets Jaunes, dont les occupations de ronds-points excédaient largement la
question de la taxe carbone, pour remettre en cause l’ensemble d’un « système » à la fois politique,
économique, financier, urbanistique, médiatique et épistémique. Derrière les questions relatives à la
retraite, c’est l’ensemble du « rapport au travail » qui est en train de subir une mutation de grande
ampleur, nous dit-on (avec raison). Essayons de préciser sommairement cinq échelles (temporelles,
sociales, idéologiques, macroéconomiques, écologiques) sur lesquelles mérite de se décliner cet
élargissement nécessaire du compas avec lequel mesurer le spectre de ce qui se joue en ce début
2023.

La forêt de l’injustice sociale


Au cours des dernières semaines, on n’a pas assez souligné le parallélisme profond entre le moment
existentiel de la retraite et le geste de la grève : dans les deux cas, on sort d’une routine scandée par
la contrainte salariale qui structure le capitalisme (tu bosses ou tu crèves). Dans les deux cas, on
arrête. Et suivant la façon dont on arrête, quelque chose s’interrompt. Le capitalisme écocidaire,
survitaminé à la spéculation financière, s’enorgueillit de sa capacité de disruption (qui constitue
l’envers de la sacro-sainte innovation). À la suite des anarchistes du XIXe siècle, nos amis de
Tarnac et de Lundi matin soulignent depuis des années la radicalité politique du geste d’interruption
des flux de cette logistique globalisée, qui tout à la fois nourrit quotidiennement nos caddies de
supermarchés et pourrit les milieux de vie laissés à nos enfants.
Le système des retraites, arraché par des luttes ouvrières au long cours 1, a pour fonction d’instaurer
une interruption négociée et consensuelle entre le moment où tu bosses et celui où tu crèves. Les
manifestations de rue de ce mois de février ont pour fonction de défendre cette interruption à la fois
sanitaire et salutaire du travail : selon la pénibilité relative de chaque occupation, la réforme
1 La préhistoire de ces luttes est bien scandée dans l’article d’Isabelle d’Artagnan, Marc Belissa, Paul Mayens, Léo
Rosell et Jean Vigreux, « La (très) longue histoire des retraites », AOC, 16 février 2023.
macronienne ampute le nombre des années où celles et ceux qui travaillent (dur) peuvent respirer un
peu (avant d’expirer définitivement). Outre que cette réforme pérennise, voire accentue, les
inégalités hommes/femmes, elle exacerbe les injustices de revenus entre celleux qui bossent (dur) et
celleux qui collectent la rente de leurs placements financiers.
Un premier élargissement (politique) de la question des retraites – justement martelé par les partis
de gauche – consiste donc à pointer la forêt des iniquités sociales structurelles derrière l’arbre de
l’âge légal de 64 ans : s’il y a bel un bien un problème d’alimentation des caisses de retraite à
l’horizon des décennies à venir (ce qui est contesté par certains), c’est d’abord dans la répartition
(entre le capital et le travail) des normes richesses produites par nos systèmes économiques qu’il
conviendrait d’aller chercher la solution. L’ironie de la situation est bien entendu que plus la droite
(macronienne, LR ou RN) se gargarise de la « valeur-travail », plus elle protège dogmatiquement
l’injustice fondamentale faisant ruisseler ces richesses vers les actionnaires (le capital), tout en
réduisant la part qui en revient aux travailleur·euses.
Il est toujours suspect de caractériser les mouvements sociaux en termes (animalisants) de
« grogne » ou (psychologisants) de « frustration ». Les manifestant·es (en nombre plus élevé
aujourd’hui qu’au cours des décennies précédentes) ne se réduisent nullement à un troupeau de
frustré·es qui exprimeraient leur « mécontentement ». Ce sont des habitant·es qui comprennent très
raisonnablement l’injustice structurelle du capitalisme contemporain, et qui en rejettent les
conséquences (sinon encore les prémisses). On a souvent répété (avec raison) que l’épisode
néolibéral pouvait être déclaré mort et enterré à la suite de l’interventionnisme étatique mobilisé au
moment de l’extravagante crise pandémique du Covid-19. L’ampleur du mouvement social contre la
réforme macronienne des retraites – de même que les mouvements de grève qui affectent en ce
début 2023 les îles britanniques soumises à 40 ans de thatchérisme – enfonce le clou du cercueil
néolibéral. On aurait pourtant tort de croire que, une fois cet épisode disruptif refermé, le
travaillisme social-démocrate keynésien pourra reprendre le cours de son long fleuve tranquillement
progressiste.

La fugitivité du travail
Derrière le rapport (classiquement marxiste) à la répartition des fruits de la richesse entre travail et
capital, c’est bien d’une mutation fondamentale du rapport au travail lui-même qu’il s’agit en ce
moment. Derrière les expressions (maladroites) de « droit à la paresse », de « fin du travail » ou de
« grande démission », on constate une transformation au long cours du statut et de l(’in)désirabilité
du salariat. Les opéraïstes italien·nes des années 1970 avaient déjà bien repéré cette transformation,
que mes ami·es de la revue Multitudes essaient de comprendre et de documenter depuis bientôt un
quart de siècle.
L’obtention d’un CDI peut certainement constituer une victoire personnelle, une rassurance très
bienvenue au milieu de la précarité ambiante, ainsi qu’un engagement réel dans un projet collectif :
nous sommes nombreuses à nous sentir « attachées » à notre emploi, au sens où nous tenons à bien
le faire (et non seulement au sens où il nous tient pieds et poings liés). Sans nier la réalité ni les
mérites de tels attachements, il importe de reconnaître un grand mouvement tectonique de
détachement des plus jeunes générations envers la forme salariale standard de l’emploi à vie,
comme envers ce que les esprits nostalgiques (et réactionnaires) s’obstinent à appeler la « valeur-
travail » – entendue au sens de la fière dévotion au travail-tripalium (étymologiquement : ce qui
nous transperce, et nous casse, le cul).
D’innombrables témoignages et de nombreuses analyses s’efforcent depuis pas mal de temps de
comprendre, de mesurer et d’expliquer cette désaffection et ce détachement progressifs envers le
modèle salarial supposé être dominant. L’important est, en ce moment, de resituer la question de la
retraite et la pratique de la grève dans le contexte de cette désaffection (on n’y croit plus) et de ce
détachement (on n’y tient plus, au triple sens où le boulot est devenu intenable, où on ne veut plus y
tenir en place, mais aussi où on n’en a plus le désir).
Les questions de retraite et les mouvements de grèves sont donc à inscrire dans le deuxième
contexte, plus vaste, d’une fugitivité du travail contre laquelle le capitalisme se bat depuis l’époque
esclavagiste du marronnage jusqu’aux désertions de la Grande Démission post-Covid, en passant
par « la perruque » des ouvriers de l’industrie volant des outils, des matériaux ou du temps de
travail à leurs patrons.
En réponse à l’article du sociologue Nicolas Roux « Le “refus du travail” : une idée reçue qui fait
diversion », paru dans AOC le lundi 9 janvier 2023, Yann Moulier Boutang dresse dans le numéro
90 de Multitudes une liste saisissante de multiples symptômes de cette fugitivité du travail. Cela va
des 47 millions d’Américain·es qui auraient quitté leur emploi au moment de la crise Covid
jusqu’aux hikikomoris japonais (ces jeunes qui s’enferment chez eux, estimés entre 0,5 et 2 % de la
population générale), en passant par le quiet quitting anglo-saxon (en faire le strict minimum, tirer
au flanc sans quitter son emploi) et par le tangping chinois (littéralement « se coucher »,
phénomène sous-culturel qui est réprimé par les autorités chinoises comme une menace contre la
prospérité nationale2).
Plus près de nous, on peut évoquer le sentiment rampant d’étouffer dans les bullshit jobs étudié par
David Graeber3, ou encore la lettre des diplômés d’AgroParisTech appelant les ingénieurs à
« déserter » les « job destructeurs4 ».
Dans l’analyse qu’en propose Yann Moulier Boutang, cette perte de sens des emplois salariés
résulte d’au moins cinq facteurs de causalité : 1° la taylorisation des activités tertiaires ; 2° une
numérisation qui intensifie encore ce contrôle tayloriste ; 3° l’injonction contradictoire d’être à la
fois soumis à la discipline tayloriste et perpétuellement inventif, « créatif », émancipé de la boîte à
pensées préformatées ; 4° la conscience de plus en plus vive d’un insoutenable décalage entre les
injonctions de l’économie (le boulot) et les évidences de l’écologie (la planète) ; 5° une « mutation
du capitalisme où l’activité de pollinisation cognitive devient beaucoup plus productive
(comprenons qu’elle produit bien plus de sur-valeur) que la prestation individualisée du travail
salarié5 ».
Sous le quintuple effet de ces facteurs de désaffection et de détachement face à nos emplois salariés,
la retraite et la grève n’apparaissent plus seulement comme un « repos bien mérité » pour la
première, et comme un « levier pour l’amélioration des droits sociaux » pour la seconde. Elles sont
plutôt à interpréter comme des gestes de fuite et de rejet face à un système productif dont la logique
d’ensemble est devenue proprement insupportable : les manifestant·es réuni·es dans les rues en
quantités inédites signalent (encore calmement) qu’illes ne peuvent ni continuer à endurer ce qui

2 Yann Moulier Boutang, « La lune de la grande démission : le doigt du salariat restreint et de la valeur-travail »,
Multitudes, n° 90, mars 2023.
3 David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018.
4 « Désertons » : des jeunes ingénieurs appellent à refuser les « jobs destructeurs », revue en ligne Reporterre, 11
mai, 2022 ; voir aussi Jean-Paul Malrieu, « D’une dissidence à l’autre. Lettre aux jeunes déserteurs et déserteuses »,
revue en ligne Terrestre, 23 janvier 2023.
5 Yann Moulier Boutang, art. cit.
leur est imposé, ni continuer à cautionner la pseudo-rationalité économique au nom de laquelle de
nouveaux « sacrifices » leur sont imposés avec le report de l’âge légal de la retraite. C’est bien
plutôt la logique d’ensemble de ce système insoutenable qu’ils demandent (calmement,
raisonnablement) de sacrifier.

De l’abstention à la destitution
Il est aussi oiseux de faire parler les majorités silencieuses que d’interpréter le marc de café.
Derrière les batailles de chiffres sur le nombre des manifestants des cortèges syndicaux, il vaut
toutefois la peine de se demander pourquoi les sondages (avec tous leurs défauts habituels)
continuent à refléter un assez large soutien au mouvement social parmi celles et ceux qui ne battent
pas le pavé. Il ne faudrait surtout pas postuler un alignement de principe entre la courbe du nombre
des manifestants et celle du rejet d’une axiomatique capitaliste devenue de plus en plus évidemment
insupportable – même aux yeux des populations relativement nanties du Nord, qui continuent à
profiter (très inégalement) des avantages néo-coloniaux de la globalisation et de la cheap nature.
Ce qui menace le plus les politiques néo-thatchériennes promues par le gouvernement Macron n’est
peut-être pas à chercher du côté des activistes, des piquets de grève ou des porteuses de banderoles.
Derrière cette minorité agissante d’engagé·es, on peut suspecter une beaucoup plus large masse de
désillusionné·es qui non seulement ne croient plus aux vertus du néolibéralisme, mais qui ne croient
pas davantage au réalisme des moyens traditionnels de revendications politiques (l’élection,
l’opposition parlementaire, la manifestation, la grève).
Derrière l’injustice (macro[n]-économique) de la répartition des richesses entre salaires et capital,
derrière la fugitivité (micro-économique) du travail, il faut relever le troisième contexte d’une
fugitivité (politique) qu’Albert Hirschmann a épinglée par le terme d’exit : quand je suis
« mécontent » de l’organisation au sein de laquelle j’opère, je peux soit faire entendre ma voix pour
en dénoncer les aberrations (voice), soit me taire et m’en aller (exit). Dans ce deuxième cas, je peux
déserter parce que je crains que ma voix soit réprimée ou inaudible, mais aussi parce que je ne me
sens pas assez impliqué dans l’organisation pour prendre la peine de m’engager dans un mouvement
d’amélioration6. La désaffection et le détachement évoqués plus haut dans le rapport à l’emploi se
retrouvent dans le rapport à « la politique (politicienne) » de très larges franges de nos populations,
en particulier du côté de « la jeunesse ».
Combien d’entre nous – jeunes et moins jeunes – s’abstiennent de participer à un jeu électoralo-
spectaculaire que nous constatons être tragiquement décalé par rapport aux véritables urgences du
moment ? Faire la part de l’acceptation et du rejet (raisonné, viscéral, argumenté ou intuitif) dans
cette abstention est difficile, mais crucial. Les manifestations de rue contre cette (énième) réforme
des retraites ont été jusqu’à présent remarquablement calmes, sous la discipline légitimiste des
syndicats. Le gouvernement mise visiblement sur le fait que ce légitimisme aura le dessus, et que
tout ce petit monde rentrera chez soi après le passage de la loi par la procédure parlementaire
traditionnelle – la queue entre les jambes, mécontent, frustré, grognard, mais soumis et résigné. Et
cette fin de partie est non seulement possible mais, à en juger par les précédentes réformes des
retraites, elle semble à ce stade assez probable.

6 Albert Hirschmann, Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States,
Cambridge, MA, Harvard University Press, 1970 (trad. fr. Face au déclin des entreprises et des institutions, Paris,
Ed. Ouvrières, 1972).
S’en féliciter serait toutefois terriblement dangereux – d’abord pour nous tou·tes qui devons co-
habiter sur une planète que nous continuons à ravager, mais aussi pour ce gouvernement qui risque
fortement de récolter la tempête dont il laisse aujourd’hui monter le vent. Ce qui pousse les gens
dans la rue, ce qui fait le profond discrédit de ce type de réforme, derrière l’arbre des 64 ans, c’est
encore une fois l’immense sentiment d’injustice et d’aberration dont nous avons désormais toutes et
tous, à divers degrés et sous diverses formes, une conscience de plus en plus à vif. Comme dans les
épisodes de sécheresse et de vents violents, la forêt de nos socialités mises à mal par
l’irresponsabilité politique de nos dirigeants risque de s’embraser à la moindre allumette (de
pyromanes opportunistes) ou à la moindre cigarette mal éteinte (de dirigeants négligents).
Les anarchistes du XIXe siècle et nos amis de Tarnac n’arrêtent pas de rêver que nos abstentions
(passives) se retournent en destitution (active) des pouvoirs en place. Quelles que soient la valeur et
les dangers de leurs rêves, le moment actuel et son avenir plus ou moins immédiat doivent se lire à
la lumière du slogan que ne cessent de chanter les populations afro-américaines depuis leur
mobilisation pour les droits civils : no justice, no peace (« pas de paix sans justice »). En faisant la
sourde oreille aux revendications des cortèges comme à l’abstention silencieuse des désespéré·es,
ce gouvernement choisit d’ignorer un profond sentiment d’injustice dont on peut prédire, sans
prétendre lire dans le marc de café, qu’il menace une « paix sociale » révélant de plus en plus
clairement sa nature de guerre des classes.

De la réforme à la bifurcation
Comment protéger les forêts sans se laisser obnubiler par l’arbre des 64 ans ? La question est
centrale dans le moment actuel. Nous avons déjà collectivement raté la crise Covid, dont la mise en
arrêt d’une large partie de l’économie aurait pu/dû déboucher sur une bifurcation bien plus drastique
de nos modes de production et de consommation. Nous sommes en train de rater la crise d’Ukraine
qui, au lieu de faire gonfler nos budgets militaires nationaux et d’enrichir les magnats du gaz de
schiste états-uniens, pourrait/devrait accélérer une reconversion-limitation énergétique pensée et
négociée à l’échelle planétaire.
On imagine sans peine que les générations ultérieures regarderont avec incrédulité la façon dont nos
rues se remplissent de manifestant·es à l’occasion d’un projet de loi repoussant de deux ans l’âge
légal de la retraite, au nom de la pérennité (économique) du financement des pensions, alors que
tant de voyants (écologiques) bien plus préoccupants sont au rouge depuis plusieurs années, et alors
que notre obstination à mettre la croissance du PIB au-dessus de la protection de la co-habitabilité
de la planète menace beaucoup plus gravement nos perspectives de retraite heureuse que les déficits
agités par les partisans de la réforme.
Aux yeux des générations à venir, nous nous serons battus sur le choix des amortisseurs les plus
confortables, alors même que notre voiture commune fonce à tombeau ouvert en direction d’un
précipice que tout le monde voit pourtant à l’horizon.
C’est dans le quatrième contexte, encore élargi, de ce précipice écologique qu’il convient de resituer
les discussions en cours sur nos rapports aux emplois salariés. Derrière l’ennui subjectif des bullshit
jobs, il est urgent de repérer le ravage objectif des « job destructeurs » dénoncés par les déserteurs
diplômés d’AgroParisTech. Derrière la réforme à la marge d’un système productif calamiteux, il
faut imaginer et implémenter une mutation radicale non seulement de la rémunération du travail
mais aussi de l’orientation des emplois.
Les partisans du revenu universel répètent depuis longtemps que le pire cauchemar des travaillistes
endurcis – « si vous donnez à chacune un revenu sans contrepartie d’emploi, tout le monde va rester
chez soi » – constituerait déjà un progrès énorme par rapport à la situation actuelle : beaucoup
d’entre nous ferions à nous-mêmes et à nos descendants une grande faveur en restant à la maison,
au lieu de designer des écrans publicitaires électrifiés, au lieu de piloter des avions de ligne
emmenant des nantis bronzer pour un week-end aux tropiques, au lieu d’épuiser les ressources
halieutiques, au lieu de fabriquer des trottinettes électriques, des yachts ou des vêtements de fast
fashion.
« Redonner sens au travail », comme l’implore la rengaine commune, ne peut se faire qu’en
donnant à tout le monde les moyens effectifs de choisir un travail qui a du sens. Voilà bien la
justification ultime – écologique davantage encore qu’économique – du revenu de base. Derrière
l’arbre de l’injustice des 64 ans, il faut voir la forêt des absurdités pseudo-productivistes qui tout à
la fois commandent et gangrènent nos rapports à l’emploi. Au lieu de s’en tenir à des mouvements
sociaux purement réactifs et quasi-pavloviens (vous rédigez une nouvelle réforme pourrie ; nous
descendons dans la rue et bloquons le pays pour défendre les acquis), il est impératif de passer à
des revendications pro-actives (nous ne discuterons même pas de votre réforme pourrie ; nous
exigeons tout autre chose, une bifurcation radicale – dont la convention citoyenne pour le climat
était parvenue à articuler quelques premiers pas modestes mais encourageants).

Les limites planétaires de la fugitivité


Si cette attitude proactive appelant une bifurcation-mutation inédite n’a pas encore pu émerger, ce
n’est certainement pas faute de bonnes intentions, ni de propositions. Le diagnostic de nos impasses
actuelles aussi bien que les listes de transformations à opérer d’urgence prennent forme depuis
plusieurs années. Malgré des divergences sérieuses (sur le nucléaire, sur le rapport au capitalisme,
sur le millefeuille des strates de gouvernementalité), la convergence de la NUPES augure d’un
spectre de propositions raisonnables (pas toutes consensuelles) allant de l’écoféminisme au Shift
Project. Ce qui peut être en mesure de rapprocher des positions jadis perçues comme
irréconciliables, ce sera, de plus en plus, la pression grandissante du coût énorme et irréversible de
l’inaction actuelle. Il faudra bien s’entendre – avec pour seule alternative la terre brûlée et la guerre.
Cette pression grandissante entre en contradiction directe avec ce qui a fait les beaux jours (mais
aussi un certain aveuglement) de la radicalité politique fondée sur la fugitivité. Si notre situation
historique se caractérise aujourd’hui par la planétarité, cela signifie, entre autres choses, que nous
n’avons plus nulle part où fuir. Ni les délires de terraformation de Mars, ni les constructions de
bunkers pour milliardaires en Nouvelle Zélande ne feront l’affaire. C’est précisément parce qu’il
n’y a pas de planète B qu’il doit y avoir bifurcation vers un (ou plusieurs) plan(s) B.
D’où un cinquième contexte dans lequel resituer le large spectre des revendications implicites dans
les mouvements (et les immobilismes) actuels. Derrière l’arbre des 64 ans, il y a la forêt des
finalités du travail, et plus particulièrement de leur compatibilité avec les conditions de co-
habitabilité de la planète Terre. Prendre sa retraite de la folie compétitive exacerbée par le
capitalisme néolibéral, c’est bien. Faire la grève pour interrompre la folie productiviste de
l’extractivisme écocidaire, c’est bien aussi. Mais déserter les boulots qui ne contribuent à gonfler la
croissance du PIB qu’en désertifiant nos milieux de vie, c’est encore mieux.
Déserter pour ne pas désertifier : voilà bien le geste de retraite dont a montré l’exemple Greta
Thunberg à partir de novembre 2018 avec sa Skolstrejk för klimatet. Si nos retraites et nos grèves
actuelles en cachent d’autres, c’est sans doute à cette « grève scolaire pour le climat » qu’il faudrait
renvoyer pour en comprendre le spectre le plus large – à la fois le plus inquiétant et le plus
prometteur. Les calculs d’apothicaire des finances du système de retraite français ne vaudront rien si
nous ne parvenons pas à le rendre compatible avec les défis planétaires non seulement du
changement climatique, mais aussi de l’effondrement de la biodiversité, des surconsommations
d’eau, de sable, de métaux, de l’appauvrissement des sols par l’agro-industrie, de la diffusion des
perturbateurs endocriniens – et de toute cette litanie de menaces plus ou moins vagues dont nous
sentons de plus en plus dramatiquement, toutes et tous, le poids plomber nos horizons.
C’est ce poids qui pousse dans les rues, le vendredi, les jeunes militant·es de Fridays-For-Future,
qui se comptent en quelques dizaines et occasionnellement en quelques milliers. Il serait trop simple
(et trop désespérant) de contraster ces chiffres modestes avec ceux des méga-manifestations
syndicales actuelles. Il est sans doute plus juste (et certainement plus encourageant) de nous
persuader que non seulement les manifestant·es portant banderoles contre la réforme macronienne,
mais aussi celles et ceux d’entre nous qui restons chez nous ou allons travailler les jours de grève,
nous sommes toutes et tous des fils et filles, mères et pères, cousines et cousins de la jeune Suédoise
– que nous le sachions ou le disions explicitement ou non.
Nous ne sommes nullement condamnées à l’impuissance qui accompagne habituellement la litanie
des menaces accumulées sur nos têtes par cinq siècles d’extractivisme écocidaire. D’innombrables
bifurcations sont déjà en cours, à une multiplicité d’échelles. Si une grève et une retraite peuvent en
cacher une autre, notre tâche intellectuelle doit être de réarticuler nos revendications locales (sur le
financement des retraites en France) avec les conditions de co-habitabilité à l’échelle planétaire. On
peut gager qu’une mutation sociale qui nous demanderait de travailler deux ans de plus pour aider
les pays du Sud à ne pas répéter les aberrations écocidaires du « développement » occidental (et
donc pour les aider à mitiger les ravages des sécheresses, des inondations et des migrations forcées
dont nous souffrirons toutes et tous à l’avenir) rencontrerait moins de résistance que cette réforme
macronienne qui n’impose deux ans de labeur supplémentaire aux salarié·es que pour sanctuariser
le revenu des actionnaires.
Le spectre qui hante l’Europe n’est pas seulement celui de grèves, de grognes ou de
mécontentements corporatistes (même si ceux-ci jouent bien entendu leur rôle dans les
mobilisations en cours). C’est le spectre bien plus large d’un horizon économiquement et
écologiquement bouché qui pèse bien plus généralement sur nos avenirs communs. Les sentiments
d’injustice sociale et d’insoutenabilité planétaire sont les fantômes qui hantent notre présent.
Lorsque nos dirigeants s’obstinent à les refouler, comme ils s’obstinent en vain à refouler les
migrants hors de nos frontières nationales, nos gouvernements pourrissent nos socialités. En
condamnant les travailleurs à déserter pour ne pas désertifier, ce refoulement fait le lit des violences
à venir, lorsque la fuite ne sera plus possible et que les antagonismes n’auront que les confrontations
violentes comme horizon.
C’est pour la paix sociale (et socialisante) que les manifestant·es descendent actuellement dans les
rues. C’est vers la guerre auto-destructrice que les pousse le gouvernement en refoulant le large
spectre des besoins de mutations radicales dont ces manifestations sont porteuses. En s’accrochant à
son arbre des 64 ans, il risque de mettre le feu à la forêt. Mais même s’il devait finalement battre en
retraite sur ce totem, il n’évitera l’incendie qu’en multipliant les concessions nécessaires à la co-
habitabilité de nos espaces sociaux et planétaires. Ce débat sur les retraites doit cesser d’en cacher
plein d’autres.
Yves Citton
Professeur de littérature et médias, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Co-directeur de la
revue Multitudes

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