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Yves-Citton - Le Large Spectre Des Grèves Et Des Retraites
Yves-Citton - Le Large Spectre Des Grèves Et Des Retraites
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La fugitivité du travail
Derrière le rapport (classiquement marxiste) à la répartition des fruits de la richesse entre travail et
capital, c’est bien d’une mutation fondamentale du rapport au travail lui-même qu’il s’agit en ce
moment. Derrière les expressions (maladroites) de « droit à la paresse », de « fin du travail » ou de
« grande démission », on constate une transformation au long cours du statut et de l(’in)désirabilité
du salariat. Les opéraïstes italien·nes des années 1970 avaient déjà bien repéré cette transformation,
que mes ami·es de la revue Multitudes essaient de comprendre et de documenter depuis bientôt un
quart de siècle.
L’obtention d’un CDI peut certainement constituer une victoire personnelle, une rassurance très
bienvenue au milieu de la précarité ambiante, ainsi qu’un engagement réel dans un projet collectif :
nous sommes nombreuses à nous sentir « attachées » à notre emploi, au sens où nous tenons à bien
le faire (et non seulement au sens où il nous tient pieds et poings liés). Sans nier la réalité ni les
mérites de tels attachements, il importe de reconnaître un grand mouvement tectonique de
détachement des plus jeunes générations envers la forme salariale standard de l’emploi à vie,
comme envers ce que les esprits nostalgiques (et réactionnaires) s’obstinent à appeler la « valeur-
travail » – entendue au sens de la fière dévotion au travail-tripalium (étymologiquement : ce qui
nous transperce, et nous casse, le cul).
D’innombrables témoignages et de nombreuses analyses s’efforcent depuis pas mal de temps de
comprendre, de mesurer et d’expliquer cette désaffection et ce détachement progressifs envers le
modèle salarial supposé être dominant. L’important est, en ce moment, de resituer la question de la
retraite et la pratique de la grève dans le contexte de cette désaffection (on n’y croit plus) et de ce
détachement (on n’y tient plus, au triple sens où le boulot est devenu intenable, où on ne veut plus y
tenir en place, mais aussi où on n’en a plus le désir).
Les questions de retraite et les mouvements de grèves sont donc à inscrire dans le deuxième
contexte, plus vaste, d’une fugitivité du travail contre laquelle le capitalisme se bat depuis l’époque
esclavagiste du marronnage jusqu’aux désertions de la Grande Démission post-Covid, en passant
par « la perruque » des ouvriers de l’industrie volant des outils, des matériaux ou du temps de
travail à leurs patrons.
En réponse à l’article du sociologue Nicolas Roux « Le “refus du travail” : une idée reçue qui fait
diversion », paru dans AOC le lundi 9 janvier 2023, Yann Moulier Boutang dresse dans le numéro
90 de Multitudes une liste saisissante de multiples symptômes de cette fugitivité du travail. Cela va
des 47 millions d’Américain·es qui auraient quitté leur emploi au moment de la crise Covid
jusqu’aux hikikomoris japonais (ces jeunes qui s’enferment chez eux, estimés entre 0,5 et 2 % de la
population générale), en passant par le quiet quitting anglo-saxon (en faire le strict minimum, tirer
au flanc sans quitter son emploi) et par le tangping chinois (littéralement « se coucher »,
phénomène sous-culturel qui est réprimé par les autorités chinoises comme une menace contre la
prospérité nationale2).
Plus près de nous, on peut évoquer le sentiment rampant d’étouffer dans les bullshit jobs étudié par
David Graeber3, ou encore la lettre des diplômés d’AgroParisTech appelant les ingénieurs à
« déserter » les « job destructeurs4 ».
Dans l’analyse qu’en propose Yann Moulier Boutang, cette perte de sens des emplois salariés
résulte d’au moins cinq facteurs de causalité : 1° la taylorisation des activités tertiaires ; 2° une
numérisation qui intensifie encore ce contrôle tayloriste ; 3° l’injonction contradictoire d’être à la
fois soumis à la discipline tayloriste et perpétuellement inventif, « créatif », émancipé de la boîte à
pensées préformatées ; 4° la conscience de plus en plus vive d’un insoutenable décalage entre les
injonctions de l’économie (le boulot) et les évidences de l’écologie (la planète) ; 5° une « mutation
du capitalisme où l’activité de pollinisation cognitive devient beaucoup plus productive
(comprenons qu’elle produit bien plus de sur-valeur) que la prestation individualisée du travail
salarié5 ».
Sous le quintuple effet de ces facteurs de désaffection et de détachement face à nos emplois salariés,
la retraite et la grève n’apparaissent plus seulement comme un « repos bien mérité » pour la
première, et comme un « levier pour l’amélioration des droits sociaux » pour la seconde. Elles sont
plutôt à interpréter comme des gestes de fuite et de rejet face à un système productif dont la logique
d’ensemble est devenue proprement insupportable : les manifestant·es réuni·es dans les rues en
quantités inédites signalent (encore calmement) qu’illes ne peuvent ni continuer à endurer ce qui
2 Yann Moulier Boutang, « La lune de la grande démission : le doigt du salariat restreint et de la valeur-travail »,
Multitudes, n° 90, mars 2023.
3 David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018.
4 « Désertons » : des jeunes ingénieurs appellent à refuser les « jobs destructeurs », revue en ligne Reporterre, 11
mai, 2022 ; voir aussi Jean-Paul Malrieu, « D’une dissidence à l’autre. Lettre aux jeunes déserteurs et déserteuses »,
revue en ligne Terrestre, 23 janvier 2023.
5 Yann Moulier Boutang, art. cit.
leur est imposé, ni continuer à cautionner la pseudo-rationalité économique au nom de laquelle de
nouveaux « sacrifices » leur sont imposés avec le report de l’âge légal de la retraite. C’est bien
plutôt la logique d’ensemble de ce système insoutenable qu’ils demandent (calmement,
raisonnablement) de sacrifier.
De l’abstention à la destitution
Il est aussi oiseux de faire parler les majorités silencieuses que d’interpréter le marc de café.
Derrière les batailles de chiffres sur le nombre des manifestants des cortèges syndicaux, il vaut
toutefois la peine de se demander pourquoi les sondages (avec tous leurs défauts habituels)
continuent à refléter un assez large soutien au mouvement social parmi celles et ceux qui ne battent
pas le pavé. Il ne faudrait surtout pas postuler un alignement de principe entre la courbe du nombre
des manifestants et celle du rejet d’une axiomatique capitaliste devenue de plus en plus évidemment
insupportable – même aux yeux des populations relativement nanties du Nord, qui continuent à
profiter (très inégalement) des avantages néo-coloniaux de la globalisation et de la cheap nature.
Ce qui menace le plus les politiques néo-thatchériennes promues par le gouvernement Macron n’est
peut-être pas à chercher du côté des activistes, des piquets de grève ou des porteuses de banderoles.
Derrière cette minorité agissante d’engagé·es, on peut suspecter une beaucoup plus large masse de
désillusionné·es qui non seulement ne croient plus aux vertus du néolibéralisme, mais qui ne croient
pas davantage au réalisme des moyens traditionnels de revendications politiques (l’élection,
l’opposition parlementaire, la manifestation, la grève).
Derrière l’injustice (macro[n]-économique) de la répartition des richesses entre salaires et capital,
derrière la fugitivité (micro-économique) du travail, il faut relever le troisième contexte d’une
fugitivité (politique) qu’Albert Hirschmann a épinglée par le terme d’exit : quand je suis
« mécontent » de l’organisation au sein de laquelle j’opère, je peux soit faire entendre ma voix pour
en dénoncer les aberrations (voice), soit me taire et m’en aller (exit). Dans ce deuxième cas, je peux
déserter parce que je crains que ma voix soit réprimée ou inaudible, mais aussi parce que je ne me
sens pas assez impliqué dans l’organisation pour prendre la peine de m’engager dans un mouvement
d’amélioration6. La désaffection et le détachement évoqués plus haut dans le rapport à l’emploi se
retrouvent dans le rapport à « la politique (politicienne) » de très larges franges de nos populations,
en particulier du côté de « la jeunesse ».
Combien d’entre nous – jeunes et moins jeunes – s’abstiennent de participer à un jeu électoralo-
spectaculaire que nous constatons être tragiquement décalé par rapport aux véritables urgences du
moment ? Faire la part de l’acceptation et du rejet (raisonné, viscéral, argumenté ou intuitif) dans
cette abstention est difficile, mais crucial. Les manifestations de rue contre cette (énième) réforme
des retraites ont été jusqu’à présent remarquablement calmes, sous la discipline légitimiste des
syndicats. Le gouvernement mise visiblement sur le fait que ce légitimisme aura le dessus, et que
tout ce petit monde rentrera chez soi après le passage de la loi par la procédure parlementaire
traditionnelle – la queue entre les jambes, mécontent, frustré, grognard, mais soumis et résigné. Et
cette fin de partie est non seulement possible mais, à en juger par les précédentes réformes des
retraites, elle semble à ce stade assez probable.
6 Albert Hirschmann, Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States,
Cambridge, MA, Harvard University Press, 1970 (trad. fr. Face au déclin des entreprises et des institutions, Paris,
Ed. Ouvrières, 1972).
S’en féliciter serait toutefois terriblement dangereux – d’abord pour nous tou·tes qui devons co-
habiter sur une planète que nous continuons à ravager, mais aussi pour ce gouvernement qui risque
fortement de récolter la tempête dont il laisse aujourd’hui monter le vent. Ce qui pousse les gens
dans la rue, ce qui fait le profond discrédit de ce type de réforme, derrière l’arbre des 64 ans, c’est
encore une fois l’immense sentiment d’injustice et d’aberration dont nous avons désormais toutes et
tous, à divers degrés et sous diverses formes, une conscience de plus en plus à vif. Comme dans les
épisodes de sécheresse et de vents violents, la forêt de nos socialités mises à mal par
l’irresponsabilité politique de nos dirigeants risque de s’embraser à la moindre allumette (de
pyromanes opportunistes) ou à la moindre cigarette mal éteinte (de dirigeants négligents).
Les anarchistes du XIXe siècle et nos amis de Tarnac n’arrêtent pas de rêver que nos abstentions
(passives) se retournent en destitution (active) des pouvoirs en place. Quelles que soient la valeur et
les dangers de leurs rêves, le moment actuel et son avenir plus ou moins immédiat doivent se lire à
la lumière du slogan que ne cessent de chanter les populations afro-américaines depuis leur
mobilisation pour les droits civils : no justice, no peace (« pas de paix sans justice »). En faisant la
sourde oreille aux revendications des cortèges comme à l’abstention silencieuse des désespéré·es,
ce gouvernement choisit d’ignorer un profond sentiment d’injustice dont on peut prédire, sans
prétendre lire dans le marc de café, qu’il menace une « paix sociale » révélant de plus en plus
clairement sa nature de guerre des classes.
De la réforme à la bifurcation
Comment protéger les forêts sans se laisser obnubiler par l’arbre des 64 ans ? La question est
centrale dans le moment actuel. Nous avons déjà collectivement raté la crise Covid, dont la mise en
arrêt d’une large partie de l’économie aurait pu/dû déboucher sur une bifurcation bien plus drastique
de nos modes de production et de consommation. Nous sommes en train de rater la crise d’Ukraine
qui, au lieu de faire gonfler nos budgets militaires nationaux et d’enrichir les magnats du gaz de
schiste états-uniens, pourrait/devrait accélérer une reconversion-limitation énergétique pensée et
négociée à l’échelle planétaire.
On imagine sans peine que les générations ultérieures regarderont avec incrédulité la façon dont nos
rues se remplissent de manifestant·es à l’occasion d’un projet de loi repoussant de deux ans l’âge
légal de la retraite, au nom de la pérennité (économique) du financement des pensions, alors que
tant de voyants (écologiques) bien plus préoccupants sont au rouge depuis plusieurs années, et alors
que notre obstination à mettre la croissance du PIB au-dessus de la protection de la co-habitabilité
de la planète menace beaucoup plus gravement nos perspectives de retraite heureuse que les déficits
agités par les partisans de la réforme.
Aux yeux des générations à venir, nous nous serons battus sur le choix des amortisseurs les plus
confortables, alors même que notre voiture commune fonce à tombeau ouvert en direction d’un
précipice que tout le monde voit pourtant à l’horizon.
C’est dans le quatrième contexte, encore élargi, de ce précipice écologique qu’il convient de resituer
les discussions en cours sur nos rapports aux emplois salariés. Derrière l’ennui subjectif des bullshit
jobs, il est urgent de repérer le ravage objectif des « job destructeurs » dénoncés par les déserteurs
diplômés d’AgroParisTech. Derrière la réforme à la marge d’un système productif calamiteux, il
faut imaginer et implémenter une mutation radicale non seulement de la rémunération du travail
mais aussi de l’orientation des emplois.
Les partisans du revenu universel répètent depuis longtemps que le pire cauchemar des travaillistes
endurcis – « si vous donnez à chacune un revenu sans contrepartie d’emploi, tout le monde va rester
chez soi » – constituerait déjà un progrès énorme par rapport à la situation actuelle : beaucoup
d’entre nous ferions à nous-mêmes et à nos descendants une grande faveur en restant à la maison,
au lieu de designer des écrans publicitaires électrifiés, au lieu de piloter des avions de ligne
emmenant des nantis bronzer pour un week-end aux tropiques, au lieu d’épuiser les ressources
halieutiques, au lieu de fabriquer des trottinettes électriques, des yachts ou des vêtements de fast
fashion.
« Redonner sens au travail », comme l’implore la rengaine commune, ne peut se faire qu’en
donnant à tout le monde les moyens effectifs de choisir un travail qui a du sens. Voilà bien la
justification ultime – écologique davantage encore qu’économique – du revenu de base. Derrière
l’arbre de l’injustice des 64 ans, il faut voir la forêt des absurdités pseudo-productivistes qui tout à
la fois commandent et gangrènent nos rapports à l’emploi. Au lieu de s’en tenir à des mouvements
sociaux purement réactifs et quasi-pavloviens (vous rédigez une nouvelle réforme pourrie ; nous
descendons dans la rue et bloquons le pays pour défendre les acquis), il est impératif de passer à
des revendications pro-actives (nous ne discuterons même pas de votre réforme pourrie ; nous
exigeons tout autre chose, une bifurcation radicale – dont la convention citoyenne pour le climat
était parvenue à articuler quelques premiers pas modestes mais encourageants).