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JEAN-FRANÇOIS LEMOINE

À Claire
À Clément et Camille

Emma à Éric : « Tu crois qu’ils comprendront que j’existe réellement ? »

CHAPITRE 1 : « La bête de Saint Michel… »

Les malades valides se rassemblaient, chacun de leur côté, en « rieurs » et en


« trembleurs ». Deux groupes, sensiblement égaux, qui manifestaient, chacun dans un
registre différent, mais tous avec des cris. Marie-Claire les refoulait au fur et à mesure
qu'elle se rapprochait des hurlements de celle qu'elle avait appelée Emma. Éric ne pouvait
imaginer que l’origine de ces cris put avoir un nom, tant il était impossible de prêter une
forme humaine à de tels sons.
Ils arrivèrent devant la porte qu’il n’avait pas encore osé franchir depuis son arrivée à
l’hôpital ; celle du secteur « Psy ».
Elle était ouverte ; capitonnée du côté « folie ». Éric se pencha vers une forme qui rampait
dans le couloir, croyant être près de la malade. Un hurlement, d'une profondeur et d'une
raucité incroyable, le fit sursauter. Il venait d'une chambre dont la porte était fermée. Il
hésitait à rentrer, comme s'il avait besoin d’un répit avant un combat essentiel.
Marie-Claire avait soulevé la forme rampante ; C’était une jeune trisomique,
complètement bouleversé par les cris. Éric posa la main sur la poignée, respira
profondément l'air nauséabond qui exhalait des différentes chambres, resta un instant
immobile, puis, brutalement, ouvrit la porte de ce qui, dans son esprit, ne pouvait être que
la cage d’un fauve.
Devant le lit, un petit homme en pyjama se bouchait les oreilles, l'air terrorisé. Ce devait
être le concierge. Éric hésitait à regarder au-delà, quand soudain, les hurlements cessèrent
et plus rien ne bougea. Il pivota lentement et entrepris de détailler « la bête ». La banalité
de la vision tranchait avec les fantasmes qui l'animaient encore quelques secondes plus tôt.
Point d'animal de foire, ou de créature imaginée par un savant fou.
Il se souviendrait toute sa vie de sa première vision d’Emma…

C’est Marie-Claire, l’infirmière de garde, qui avait interrompu sa nuit :


- « Désolée de vous réveiller, mais nous avons une de nos malades de psychiatrie qui a une
crise d'agitation très importante. Il faut lui faire une injection en intra-jugulaire et je n'en ai
pas le droit. Je vous attends. Sa crise est très impressionnante. Elle réveille tout le service.
- J'arrive ! »

Il s' était habillé en hâte, les mains toutes tremblantes, encore sous l'émotion de sa
première urgence. Il fut un instant tenté de réveiller Philippe, l’interne de chirurgie.
D'autant que, pendant le repas du soir, celui-ci n'avait pas cessé de lui prodiguer des
conseils, des encouragements. Tout en décrivant des cas de plus en plus graves. Qui
devenaient de plus en plus désespérés au rythme où se vidait la seconde bouteille de vin
rouge, qu'il était allé puiser dans la réserve secrète de l’internat. Après un dernier verre, il
avait conclu qu'il répondrait présent si Éric se sentait dépassé. Mais avait ajouté qu’il lui
faisait confiance et dormirait tranquille, persuadé que le nouvel interne ne le dérangerait
qu'en cas de « menace de mort » ...
Marie-Claire n'avait parlé que de crise d'agitation. Il n'en avait jamais vu, mais il savait
qu'avec certains neuroleptiques très puissant, on pouvait arrêter instantanément un
éléphant. Il n'avait donc aucune raison objective de paniquer, si ce n'est qu'il venait de
découvrir les désagréments du réveil téléphonique, une nuit de garde.
Il avait pensé à la façon de stopper un éléphant, mais dès qu'il fut à l'extérieur, en se
hâtant vers le halot lumineux du service de médecine, il se demanda quel pouvait bien être

cet animal qui rugissait dans le lointain. Au fur et à mesure qu'il se rapprochait du service,
les hurlements devenaient plus puissants, plus terrifiants.
Il avait la chair de poule et il frissonnait.
Il comprit que cette souffrance devaient être celle de la malade que Philippe surnommait
la « bête ». Il eut un mouvement de recul, en essayant d'imaginer quel pouvait bien être le
physique d'un tel monstre…
Un léger brouillard ouatait la cour sans étouffer les sons et la silhouette de Marie-Claire,
toute frêle, drapée dans sa tenue de sœur infirmière, qui se découpait près de l'entrée. Il
accéléra le pas pour montrer une fermeté qui diminuait au fur et à mesure que le bruit se
faisait plus précis. Les hurlements n'avaient pas cessé, mais ils étaient désormais
accompagnés d'une multitude de cris et de plaintes.

- « C'est la bête ? »

Marie-Claire parut surprise :

- « Oui... C'est Emma. On n’arrive pas à la calmer. Elle n'avait pas eu de crise depuis
plusieurs mois, mais aujourd'hui, c'est une des plus importantes que j'aie connues. J'ai
appelé le concierge pour m'aider à l'attacher car, lorsqu'elle souffre, elle essaie toujours de
se blesser.

Il se souviendrait toute sa vie de sa première vision d’Emma...


Celle d'un corps de femme, masqué par les longues chemises blanches que l’hôpital
fournit aux opérés ou aux indigents.
Elle était immobile. Des traînées de sang séché souillaient ses bras et ses jambes, à
l'endroit où des liens sommaires les rattachaient aux barreaux du lit prison. Le poignet
droit montrait une plaie franchement hémorragique. Éric s'empressa de faire un
pansement compressif, à l'aide d'un gros paquet de gaze.

- « Nom de Dieu - excusez-moi, ma sœur - mais elle s'est arrêtée toute seule. Il était temps
que vous arriviez. La charogne... Je la supporte plus... C'est pas dieu possible de garder ça
ici... Vaudrait mieux la jeter dans la Vienne... »

Le concierge donnait l'impression de vouloir frapper le corps inerte pour soulager sa


colère. Il l'aurait sans doute fait, si le regard glacial d'Éric ne l'avait pas stoppé net.

- « Allez plutôt calmer ceux qui continuent de crier dehors » lui ordonna Éric, d'un ton
qu'il ne se connaissait pas.

Le petit homme sortit en maugréant un couplet incompréhensible.


La plaie principale de la malade ne saignait plus. Les autres étaient à peu près propres,
mais côtoyaient des cicatrices assez nombreuses et toutes pas très nettes. Le corps ne
bougeait toujours pas. Marie-Claire, qui était restée immobile sur le pas de la porte, eut un
mouvement brusque. Comme si elle venait de réaliser quelque chose d'important !

- « Docteur, elle n'est pas... »

Elle n'eut pas à finir sa phrase. Éric avait parfaitement compris.


D'un geste brusque, il balaya les longues mèches de cheveux bruns qui voilaient la face de
la malade.

Il reçut un choc. Comme si un jet brûlant était parti du regard !


Deux yeux incroyablement verts et intenses lui volaient son visage.
Jamais il n'avait été observé de la sorte. Jamais il n'avait pensé qu'une telle intensité puisse
provenir d'un œil humain. Le regard était à la fois inquisiteur, apaisé et d’une tendresse qui
le bouleversa.
Puis, comme une ampoule électrique qui a trop brillé et qui explose, l'intensité du regard
disparut brutalement. Les deux yeux se mirent à fixer un point imaginaire, à la droite de
son épaule. Éric se retourna deux ou trois fois, pour bien constater que, ce qui était, il y a
encore quelques secondes, le plus incroyable des regards, fixait désormais un point à
l'infini, sans aucune énergie, sans aucune expression. Marie-Claire s'approcha, intriguée.

- « C'est la première fois qu'elle s'arrête comme cela. D'habitude, il faut des doses
incroyables de neuroleptiques pour arrêter ses hurlements. »
- « On va peut-être lui en donner pour être tranquille. »
- « Vous risquez de provoquer une crise et elle est impossible à piquer à cause de l'état de
ses bras. »

Elle montra à Éric des poignets qui n'avaient rien à envier au plus dépendant des drogués.

- « Elle a plusieurs fois essayé de se sectionner les veines, c'est pourquoi elle est
pratiquement attachée toute la journée. On injecte plutôt en intra-jugulaire.
- « Je vais lui en faire une tout de même. »

Cette affirmation eut le don de l'étonner. L'infirmière également. Mais, docile, elle
disparut préparer les produits à injecter.
Seul avec la malade, Éric essaya de la détailler. Il n'arrivait pas à se faire une opinion, ni sur
son âge, ni sur son physique. Elle aurait pu être belle, elle pouvait être jeune. Son visage
évoquait une telle souffrance, qu'on avait de la peine à retenir une quelconque harmonie
des traits. La fixité de son regard n'avait pas d'âge, pas de vie. Ce n'était pas une bête, mais
tout de même, un drôle d'animal…
Difficile d’imaginer que l’on était en présence d'un être humain, mais toutes les formes
étaient celles d'un corps de femme ; Harmonieux. Ses cheveux, longs et emmêlés,
paraissaient curieusement d'une souplesse étonnante. Il eut envie de la dénuder pour
prolonger sa réflexion quand le retour de Marie-Claire le rendit tout penaud d'avoir eu
une telle idée.
L'infirmière lui tendit un plateau sur lequel reposait une monstrueuse seringue, quelques
compresses et un flacon d'alcool.
- « J'ai mis cinq ampoules. D'habitude, cela suffit à peine à la calmer, tout juste à lui faire
cesser ses hurlements. Faites très attention, elle est redoutable à piquer. Elle s'arrange
toujours pour avoir le mouvement qui va vous faire échouer. Voulez-vous que j'essaie ? »

Elle avait dit cela devant le regard hésitant d'Éric. Sans répondre, il saisit une compresse
qu'il imbiba d'alcool. Il s'approcha, prit un gros paquet de cheveux d'une main et dégagea
un cou très fin, d'un blanc presque laiteux. De vilaines boursouflures témoignaient de la
difficulté des injections précédentes.
Il posa l'index et le majeur de sa main droite sur la peau du cou, à la recherche d'une
pulsation. Il ne sentait rien. Il se rendit compte qu’il essayait de donner à sa recherche, la
douceur d'une caresse, mais ses tentatives restaient sans succès. Soudain, la jeune femme,
qui était restée d'une immobilité totale et parfaite depuis son entrée dans la chambre,
bougea très légèrement la tête, provoquant un léger glissement des doigts

d'Éric. Instantanément, il sentit les battements lourds d'un cœur, lent mais extrêmement
régulier. Un cœur en proie à aucune émotion. Un cœur paisible. Surpris, mais flatté de sa
réussite, Éric écarta légèrement ses deux doigts, sans perdre le contact pulsatil.
Il prit l'énorme seringue et enfonça sans hésiter le trocart entre ses deux phalanges. Il
aspira très légèrement, provoquant une irruption de sang qui lui indiqua que sa manœuvre
était parfaite.
Alors, il injecta lentement, très lentement la moitié du contenu de la seringue. Puis, d'un
geste sec, retira l'ensemble, et commença à masser, très doucement, la zone qu'il venait de
meurtrir.
Pendant les longues minutes qu'avait duré l'injection, il n'avait pas quitté du regard les
yeux de sa malade. Pendant les interminables secondes qu'avait duré la sédation, les yeux
de la femme n'avaient pas quitté la ligne imaginaire qu'elle fixait dans le lointain.
Il soupira comme un enfant satisfait puis se retourna. Le sourire de Marie-Claire était
presque admiratif.

- « C'est la première fois qu’Emma est calmée aussi facilement. Félicitations. »


- «  Surveillez sa tension tous les quarts d'heure, se sentit-t-il pontifier pour cacher sa
gêne... Je repasserai dans quelques instants. En attendant, je vais aller voir les entrants de
cet après-midi. »

Le service avait pratiquement retrouvé son calme habituel. Du moins il n'y avait plus
personne dans les couloirs. Le cirrhotique qu’il avait reçu en début d’après-midi, était un
peu agité. Il essayait de retirer le trocart d'où continuait à s'écouler lentement un liquide
citrin. Il devait faire cela depuis un certain temps car l'infirmière l'avait attaché et avait mis
des barreaux à son lit. Éric augmenta très légèrement le débit de la ponction puis sortit,
sans réveiller l'homme qui, ne l'avait pas entendu rentrer.

Il retourna dans la chambre d’Emma.


Elle était dans la pénombre. Seul le visage de la jeune femme était éclairé par la veilleuse.
Elle avait toujours les yeux grands ouverts, fixant sans un clignement de paupière, le
même point imaginaire.
La dose de neuroleptique qu'Éric lui avait injectée, aurait suffi à plonger n'importe quel
adulte dans le plus profond des comas chimiques. Chez elle, l'effet se limitait à une pâleur
accrue du visage. Il fit légèrement glisser l'oreiller afin de soustraire la tête à l'éclat de la
veilleuse, puis vérifia la tension artérielle à l'aide du brassard que l’infirmière avait laissé en
place. Les chiffres étaient rigoureusement normaux. Pas la baisse rencontrée
habituellement avec des sédatifs aussi puissants. Il prit son pouls.
Toujours aussi lent et régulier. En comptant machinalement les pulsations, son regard fit
le tour de la chambre.
Il fut surpris par l'absence totale de meubles et de décoration.
Un lit. Un fauteuil recouvert de skaï usé et taché. Par curiosité, il ouvrit la porte de
l'unique placard mural. Rien ; Pas le moindre objet personnel, pas le moindre vêtement ;
Deux draps et des chemises de rechange. L'autisme dans toute sa splendeur. Le repli dans
un monde imaginaire qui fascinait les psychiatres et irritait la médecine traditionnelle. Un
phénomène bien trop mystérieux pour un pauvre interne épuisé par une première journée
trop riche en émotions. Cette pensée le fit sourire. Il était temps de rejoindre son lit. Il
sortit après un dernier regard sur ces yeux toujours immobiles. Puis, sans savoir pourquoi,
fit demi-tour pour éteindre la veilleuse.

Il hésita, en passant devant le chariot des dossiers, à consulter celui d’Emma. Il se promit
de le faire le lendemain, pour en savoir un peu plus. Il se sentait trop las pour réfléchir.
La lumière était éteinte dans la chambre de Philippe. Il se jeta sur son lit tout habillé,
lumières allumées, les yeux grands ouverts, dans la même position que la jeune
psychotique, fixant le point imaginaire, dans l'impossibilité de fixer son esprit sur quoi que
ce soit. Il dû se forcer pour éteindre la lumière.

CHAPITRE 2 : « Saint-Jacques »

Il était arrivé à Chinon le matin même. Seul dans sa voiture, sur la route d’une rectitude
impressionnante, il avait eu une sensation étrange ; Comme si la forêt se refermait sur une
vaste salle de jeu. La sensation d'avoir à peine effleuré l'adolescence que déjà on lui
proposait une vie d'homme. Ou plutôt qu'on lui imposait...
Ou encore qu'il se l'imposait. Pourquoi Chinon ? Pourquoi pas ? Le choix était au mérite,
c'est de Chinon qu'il avait hérité, c'est donc Chinon qu'il méritait. Rien à redire...
Au moment des affectations de stages, pour cette dernière année de médecine, il avait
d’abord hérité d’une très confortable place dans un des grands services de l’hôpital de
Tours. Une besogne anonyme, probablement sans intérêt, mais qui lui garantissait de
poursuivre sa vie paisible d’étudiant attardé. Puis il y avait eu cette intervention
inhabituelle du responsable des stages, qui, d’une voix blanche qu’on ne lui connaissait
pas, avait exigé de recommencer le tirage au sort. Refusant le recours à une main
anonyme, ce qui était la règle, il l'avait propulsé vers la très honorable fonction d'« interne
en médecine » à l'hôpital Saint-Jacques de Chinon. Éric avait voulu protester contre cette
procédure inhabituelle et cette nomination qui ne lui convenait surtout pas, mais le
ricanement de son cercle des fidèles et l’air buté du responsable, l’en avait dissuadé…
Les commentaires avaient été brefs. En fait, il se rendait compte que tout cela n’avait que
peu d’importance pour les autres.

Pour la première fois, son problème n’était plus celui de tout le groupe.
La traditionnelle fête de fin d'année universitaire avait noyé les états d’âme. Comme
chaque année. Comme si rien n'avait changé. Comme si, en septembre, tout allait
recommencer, comme si on allait se retrouver avec plein de souvenirs inventés et surtout
quelques vrais regrets.
D'ailleurs juillet août avaient eu la tête des autres années : un signe…

Septembre était arrivé ; avec son exactitude habituelle.


Septembre est malheureusement un mois toujours exact.
Un mois où le troupeau reprend ses aises avec délectation. Il avait donc fallu repenser à
Chinon.
Un appel rapide du directeur lui avait appris qu'il lui faudrait désormais « vivre à l'hôpital
car, avec deux internes seulement dans le service, ça faisait vingt-quatre heures de garde
sur quarante-huit... ».
De garde ! Le mot avait claqué comme une insulte. Lui qui avait une sainte horreur de la
carrière militaire et dont la génération avec chance avait échappé au service du même
nom, n'avait jamais réfléchi que le stéthoscope pouvait se révéler un piège aussi
redoutable que le fusil. La comparaison le fit rire. Un chef de service n'est pas un
adjudant-chef, mais il y a, dans ce titre, les mots chef et service. Peut-être plus qu'une
simple coïncidence...

Ce que tolérait un centre hospitalier universitaire, un petit hôpital de sous-préfecture ne


l'acceptait peut-être pas.
Il roulait, vers un avenir de moins en moins rose, au milieu d'une forêt de plus en plus
sombre.
Il ne savait pas pourquoi, mais les longues lignes droites l'avaient toujours angoissé. Et
celle-ci n'en finissait plus. Il n'arrivait pas à définir ce sentiment nouveau qui l'envahissait.
Impossible de décrire avec exactitude, ce mélange de crainte, d'angoisse un peu jouissive ;
un peu comme cette forme de douleur que les médecins appellent « exquise ». Douleur

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exquise, ce terme l'avait toujours fait sourire. Et bien lui découvrait la « crainte
jouissive » ... Et si c'était cela, devenir adulte ?

Il essaya de penser aux autres ; à la fierté de ses parents qui, ce matin-là, devaient avoir
l'impression d'avoir réussi. Une bien curieuse façon d'applaudir au début de leur triste fin.
Et si c'était cela, la maturité ?

Les autres, c'étaient aussi les copains. Mais impossible de les imaginer, puisque eux aussi
changeaient de peau ce premier jour de septembre.
Et si c'était cela, la solitude ?

Il s’était endormi péniblement, sans arriver à chasser le regard d’Emma de son esprit.
Il ne savait pas combien de temps s'était écoulé, quand le téléphone se remit à sonner. En
une seconde, il fut debout, tâtonnant pour faire cesser la sonnerie qui s'interrompit d'un
seul coup...
Au moment où la voix calme de Philippe répondait par un « J'arrive » complètement
endormi. A l'hôpital de Chinon, les nuits de garde étaient animées et la confidentialité des
chambres d'interne quasi nulle...
§

La forêt se déchira d'un seul coup, tout comme ses rêveries.


Le village, ou plutôt la petite ville, n'était pas laide. D'abord une forteresse, puis un joli
cloître au milieu d'une route très pentue qui, comme dans un mauvais roman d'aventure,
serpentait jusqu'à la rivière.
L’hôpital était géré par une communauté religieuse. C’était un des derniers en France à
recevoir tous les types de malades, contrairement aux autres qui ne s’occupaient que de
gens très âgés et de malades psychiatriques très atteints.
Dès le porche franchi, la première personne en vue en était une ; vraie, avec tout le
matériel de recueillement bien à poste. Elle aussi devait être intriguée, car elle suivait la
progression de la voiture d'un lent mouvement de son double menton inquisiteur ; la vraie
foi Chinonaise se nourrit aussi à la blanquette et au vin rouge. Repérant une petite
pancarte plantée dans le gazon et annonçant, « Réservé à l'interne de médecine », il décida
de se garer avec autorité, faisant du même coup blêmir la cornette. À peine le temps de
couper contact et musique, que l'ombre inquiétante était déjà au pied de la porte. La saluer
d'un « Bonjour madame » qui, à défaut d'en faire une amie, eut le mérite de la rendre
muette. Enchaîner d'un « Je suis le nouvel interne... » plein d'assurance, et le tour était
presque joué. Sœur Marie-Cécile, puisque tel était son nom, avait aussi le rôle de
surveillante. Elle ferait donc office de guide.
La matinée était belle, l'hôpital calme, à part quelques bruits lointains venant
probablement des cuisines. La visite du patron du service de médecine, commencerait
dans quelques minutes.
Juste le temps de déposer le sac à dos – non, il n'avait pas de valise – dans l'internat, et
d'aller à l'économat où la sœur blanchisseuse tenait à la disposition des internes une
blouse « propre ».
Le mot était cinglant, l'ordre sans appel.
Autant sœur Marie-Cécile était issue de ses fantasmes anticléricaux, autant sœur Marie-
Claire - quoi de plus naturel pour une blanchisseuse - avait un sourire à désarmer le plus
convaincu des athées. Elle l’avait doté très vite de deux blouses neuves et d'une paire de
draps. Un paquetage qui n'était pas sans rappeler, encore, le défunt service militaire... Et

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c'est en évoquant le son du clairon que la voix de la surveillante lui rappela que la visite
allait commencer.

Huit heures.

Sa sensibilité naturelle aux sons, plutôt qu'aux images ou aux odeurs, lui indiqua qu'un
nouveau point de repère était né.
Huit coups à la cloche de Saint-Jacques, c'était la nuit nucléaire, le couvre-feu intégral,
l'instant où une ombre animée ne peut être synonyme que de suspicion ou d'urgence. Huit
coups à la cloche, c'est l'instant où l'interne de garde en médecine attend paisiblement
l'urgence. Paisiblement ? Le mot était de son confrère…
Celui-ci l'attendait, un peu moins paisiblement, pour mettre fin à un mois ininterrompu de
garde. Éric aurait donc pour commencer, lui aussi, un mois d'astreinte, à temps complet...
Il n'avait pas vraiment eu le choix. Le chef de service n'avait pas daigné écouter, lorsqu'il
avait mollement évoqué son inexpérience...

- « C'est sur le tas qu'on apprend... » avait définitivement conclu sœur Marie-Cécile, en
ajoutant – un rien méprisante – qu'il y avait de toute façon « toujours une sœur infirmière
de garde ».

Le chef de service était un sexagénaire plutôt alerte, dont le regard sans éclat traduisait la
démotivation. Il cumulait, en effet, ses fonctions hospitalières avec celles de maire de la
ville. Occupation qui le passionnait beaucoup plus que le suivi de ses patients, comme
Éric avait pu en juger, à la vitesse de cette première visite.
Et au nombre de chambres oubliées au passage de cet aréopage de blouses blanches et de
robes d'église !

Le bâtiment était neuf.


Le patron l'avait d'ailleurs souligné immédiatement, après quelques mots d'accueil, ni
chaleureux ni agressifs. Éric en avait donc conclu que cet impeccable cube de béton, peint
en blanc cassé, était l'œuvre de monsieur le maire. Une entrée avec un bar destiné à
l'accueil, deux couloirs perpendiculaires. Un rez-de-chaussée et un étage identiques.
Quarante malades en haut, quarante malades en bas. Un monde théoriquement sans
surprise qui, à défaut de paraître palpitant, affichait résolument une organisation militaire.
On y revenait sans cesse.

Sa première visite des chambres était passée comme dans un brouillard. Éric ne se
souvenait plus de tous ces diagnostics et pathologies que lui égrenait l'autre interne, pressé
de rejoindre ses quartiers de vacances.
Éric retenait, tout au plus, que la plupart des problèmes tournaient autour de l'alcool et du
tabac. Il en avait fait la remarque, ce qui avait entraîné un commentaire sévère, narquois et
définitif du chef de service.
Au détour d'un angle droit, au premier étage, la visite s'était heurtée à une porte munie de
gros barreaux. Elle était fermée à clef et bien qu'elle ait fait virevolter sa longue robe
noire dans tous les sens, la surveillante n'avait pas réussi à en extraire le sésame.
Le chef de service avait alors soupiré, puis lâché à l'intention d'Éric :

- « Vous trouverez là un ramassis de chroniques psy... », et avec le premier sourire de la


journée : « Si la médecine vétérinaire vous intéresse... »

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La visite s'était soudainement animée, avait enclenché un mystérieux turbo qui les dirigeait
maintenant vers la sortie. L'autre interne aidait au transport des dossiers. Trois minutes
plus tard, Éric s'était retrouvé, seul, dans le petit bureau d'accueil, salué d'un « Bon
courage... » et « À dans un mois » de son collègue vacancier.
Le patron était, lui aussi, parti très rapidement en grinçant :

- « Si vous avez le moindre problème, je suis à la mairie...


Mais, avait-il ajouté d'un air sans appel, je suis dans une réunion importante. Très
importante... »

Message reçu. À ne déranger qu'en cas de mort d'interne. Il commençait à s'imprégner de


l'ambiance. Les onze coups de la cloche du cloître, les bruits feutrés du service et toujours
un arrière-fond de bruit de gamelles en ferraille.

Cette fois-ci la sonnerie était bien pour lui. Marie-Claire avait la voix blanche :
- « Votre entrant ne va pas bien. J'aimerais que vous veniez me donner votre avis. »
Il raccrocha sans un mot, s'interrogeant déjà sur ce qui pouvait bien se passer. Il s'était
couché tout habillé. Il se contenta d'un peu d'eau froide pour défriper son visage. Il ne
savait pas si c'était l'acidité du vin rouge, qu’il avait bu avec l’autre interne, ou les effets du
stress, mais son épigastre était douloureux. En sortant, il buta sur Philippe qui rentrait
dans l'internat encore en tenue de bloc.

- « Tu sors en boîte ? »

Philippe était parfaitement réveillé.

- « Non, c'est mon cirrhotique qui va mal.


- Je m'en doutais. J'ai pas sommeil, je viens avec toi.
- J'y vais, tu me rejoins.
- Panique pas. En médecine, l'urgence est toujours relative. Et il faut toujours arriver
complètement réveillé, sinon tu fais des conneries. Par exemple, tu devrais refaire ton
chignon, tu vas faire peur à ton malade. Ici, ils sont pas encore habitués à être soignés par
des transsexuels. »

Un rapide coup d'œil à la glace le renseigna tout de suite sur le bien-fondé de la remarque
de Philippe. Lui qui, en temps normal, ne supportait pas la moindre remarque sur ses
cheveux longs, prit docilement le temps de se refaire un catogan. Et d’en rire, ce qui était
tout à fait nouveau.

- « Je suis prête... »

Ils sortirent de l'internat, en rigolant comme des collégiens.

- « Marie-Claire m'a raconté pour la bête. T'as un bol insensé.


Ça m'est arrivé une nuit d'avoir à la calmer. J'ai galéré pendant une heure. A la fin, à cause
de ses hurlements, j'étais complètement démoralisé.
- Tu as lu son dossier ?
- Oui, son histoire est marrante, mais d'un point de vue médical, c'est sans espoir.

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- On va la voir ?
- Oui, mais d’abord ton entrant ! »

En pénétrant dans la chambre d’Emma, Éric avait retrouvé une partie de son énergie.
Dans le même temps, en revanche, Philippe avait perdu la superbe qu’il avait montré en
donnant les ordres qui régleraient le problème du malade qui inquiétait Marie-
Claire.
Il s'était mis à parler à voix basse et avait laissé Éric vérifier la tension. Il restait
prudemment à l'écart du lit. Éric s'aperçut qu'il voulait éviter le regard de la malade. Elle
avait toujours les yeux grands ouverts. Philippe baissa encore le ton :

- « C'est effrayant, elle ne dort jamais. Tu as vu toutes les saloperies qu'on lui donne ? »

La lecture de ses feuilles de soin était en effet édifiante. Éric n'avait jamais vu autant de
neuroleptiques, tranquillisants et hypnotiques réunis en une seule prescription.

- « Et avec tout ça, je te jure qu'elle est comme toi et moi avec de l’aspirine !
- Alors pourquoi lui donne-t-on tout cela ?
- T'as envie d'avoir le cirque toutes les nuits ? Si on diminue les doses, elle se met à hurler.
Alors on continue. De toute façon, elle n'a jamais ouvert la bouche pour autre chose
qu'un cri.
- Pourquoi il n’y a aucun nom sur la pancarte ?
- Parce qu'elle n'a pas de nom.
- Et tu trouves cela normal, qu'elle n'ait pas de nom ?
- Je sais pas et je m'en fous. Je n’ai jamais vu personne venir la voir. Je ne pense pas que si
tu avais un tel numéro à la maison, tu viendrais la réclamer pour les week-ends. La seule
chose qui m'a toujours surpris - il s'était approché - c'est qu'elle est drôlement mignonne.
Je ne l'ai jamais vue habillée, mais je te jure qu'elle serait canon. »

D'un geste brusque, il avait remonté la longue chemise blanche, laissant apparaître un
corps absolument parfait. Éric ne pouvait trouver une zone qui puisse provoquer la
moindre critique. Ils restèrent sans rien dire pendant quelques instants.
Un peu comme deux scientifiques cherchant à comprendre l'irrationnel…
Beaucoup comme deux adolescents, coupables d'observer la voisine en train de prendre
son bain. Cachés par l'impunité d'un buisson. Pendant cette contemplation indécente, le
visage de la jeune femme n'avait pas laissé apparaître le moindre sentiment.
Ce fut Éric qui réagit en premier. Il rabattit la chemise, puis le drap et prit le bras de
Philippe, qui paraissait tétanisé, le poussant vers la sortie. Ils regagnèrent leurs chambres,
sans un mot. Philippe était fatigué ou de mauvaise humeur. Ou les deux. Il salua
Éric d'un geste de la main en refermant la porte de sa chambre d'un violent coup de talon.
Éric savait qu’il n’arriverait plus à se rendormir.
Le personnage de Philippe le fascinait ; Typiquement le médecin avec lequel il pensait
n’avoir aucun point commun et qu’il n’avait surtout pas envie de fréquenter. Il ne le
connaissait que depuis quelques heures mais sentait qu’il était le seul ilot d’adolescence
dans ce monde d’adultes sans fantaisie.

La prise de contact avait pourtant été du type de celles qu’il fuyait. Il n'y avait que
quelques dizaines de mètres entre les deux services, la chirurgie occupant des locaux très

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anciens autour du cloître. L'endroit était plein de charme. Là aussi, régnait un silence
surprenant pour un hôpital. Une entrée étroite. Rien à voir avec le hall aseptisé d’un grand
hôpital. Un vieil ascenseur, ou plutôt un monte-charge, auquel était accroché un petit
panneau comme on en trouve aux portes des boulangeries, qui annonçait « Réservé au
service » ; Un escalier étroit, en pierre blanche, faisaient office de réception muette.
Fatigué par les émotions de cette première matinée, il opta pour le « service ». Après tout,
il était dans son droit le plus strict. Dans son droit certes, mais également avec un
indéfinissable sentiment de culpabilité. Un sentiment qui fut décuplé par l'horrible bruit
d'arthrose mécanique que déclencha la simple pression de l'unique bouton d'appel.
Une grille se referma brutalement devant lui ; Il n'y avait pas de porte. L'immense monte-
charge commença sa lente ascension presque immédiatement bloquée à mi- étage. Puis,
de nouveau, ce fut le silence, tout juste meurtri par ses tentatives infructueuses de
reprendre la montée. Il martela en vain le bouton.

- « Ohé, il y a quelqu'un ? »

Il avait presque murmuré, tant son impression d'être dans un autre monde l'oppressait. Il
appela encore une ou deux fois puis se tut, décidé de subir la situation. Minablement
vaincu par un ascenseur.
Le « Qui est l'abruti qui a appuyé sur le bouton ? » le fit presque sursauter. Puis la même
voix réclama à un certain « bon à rien » d'aller « disjoncter ». Ce qui presque
instantanément remit l'ancêtre en progression. L'ascenseur n'ayant pas de porte, la
première chose qu'il aperçut fut une paire de godillots parfaitement bien cirés, puis deux
chevilles très maigres et le début d'une robe grise légèrement relevée.
Il n'eut pas le temps de se demander quel physique pouvait bien avoir cette sœur à la voix
de camionneur. Il aurait, de toute façon, perdu. Sœur Anaclette, comme le proclamait son
badge, était âgée, toute petite et noire. Elle fut aussi surprise que lui, mais sut se reprendre
beaucoup plus vite :

- « Vous êtes nouveau ? »

Avant qu'il ait pu acquiescer, elle enchaîna :

- « Les ambulanciers doivent d'abord monter à pied sinon, ça disjoncte… »

Elle ajouta qu'il avait bien de la chance qu'elle ait de l'oreille, car, en prenant la mauvaise
entrée, il aurait pu être bloqué jusqu'à ce qu'on descende quelqu'un à la chapelle. Son
visage bougon s'éclaira cependant lorsqu'il put, enfin, lui expliquer qu'il était le nouvel
interne de médecine et qu’il s'était trompé de porte. Elle se mit alors à sourire, ce qui
changea complètement sa physionomie.

- « Alors, on drague les Africaines ? »

En d'autres temps et lieux, la vision qui accompagnait ces paroles, aurait entraîné chez
Éric une vraie poussée d'urticaire : Le stéthoscope négligemment posé en travers des
épaules, nu sous une casaque de chirurgien juste tachée du sang de ceux qui opèrent, le
torse légèrement velu et une mèche châtain ponctuant harmonieusement les phrases,
l'individu résumait en un coup d'œil tout ce qui avait séparé Éric de l'autre catégorie
d'étudiants en médecine qu'il n'avait jamais fréquenté, les « sérieux ». Mais avant de
pouvoir réfléchir à toute l'horreur du personnage, à tous les bons mots qu'il aurait pu

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faire, s'il avait été entouré de sa cour habituelle, un sourire et une poignée de main eurent
raison immédiatement de ses mauvaises pensées.

- « Philippe Marcel, interne de Chir., Marie-Claire t'avait annoncé du côté du cloître ; Le


coup de l'ascenseur, ça signe le bon, celui qui prend le temps. »

Philippe n'avait pas, lui non plus, la voix de son physique. Ou alors Éric était
complètement perturbé. L'interne enchaîna :

- « Anaclette, mon petit cœur, deux petits jaunes dans mon bureau s'il te plaît. Et ne
frappe pas avant d'entrer, faut que je me change. »

Éric se sentait soudain désarmé, épuisé. Des anecdotes, des détails sans importance
bousculaient certains de ses schémas bien établis. La situation était anodine, mais en
suivant instinctivement cette blouse blanche, une réflexion profonde et intense l’obsédait.
Il venait en quelques minutes de découvrir que l'apprentissage commençait en fait
aujourd'hui et que c'était de ses réactions et de sa capacité à apprendre qu'allait dépendre
toute la qualité de sa vie future. Lui qui avait passé des heures à parler de la vie, en des
nuits interminables de bonheur verbal, venait d'en apprendre beaucoup plus, en quelques
heures, avec des gens dont il ignorait encore tout la veille.
Il savait aussi que, l'optimisme et la gaieté, l'avaient toujours sorti des impasses de
l'adolescence. Aussi décréta-il que ceux qui assureraient son apprentissage seraient des
rencontres positives.
C'est donc d'un pas résolument positif lui aussi, qu'il pénétra dans le bureau du chef de
service de chirurgie, comme l'expliquait le panneau sur la porte. Philipe jouait résolument
à l'interne de métier, au petit chef de clinique, mais sans aucune mauvaise intention de
marquer un territoire ; lui faisait encore joujou, et cette prise de responsabilité dans un
service de chirurgie était vraisemblablement partie intégrante de son cursus de fin
d'adolescence. Ses vrais soucis, comme il allait l'expliquer très vite en prenant un air grave,
viendraient plus tard avec l'« installation » ! Il prononçait ce mot avec une certaine
délectation en évoquant immédiatement le « fric » qu'il aurait à sortir pour se faire « sa
place au soleil ». Il avait par contre été plutôt sévère avec le patron d'Éric : « un vicieux
dont il fallait se méfier de l'incompétence, génératrice de perversité ».
Bref, il ne l'aimait pas.
Au troisième pastis, Éric était en parfaite phase avec lui. Les pieds sur le bureau du patron,
Philippe était l'image de la sérénité.
Alors Éric, sentant un vent de confiance, se mit à exprimer tout ce qu'il avait ressenti
depuis cette traversée de la forêt, toutes les réflexions qui avaient agité cette matinée
exceptionnelle, d'un ton légèrement monocorde, dans l'atmosphère lourde de cette pièce
moyenâgeuse où la lumière ne pénétrait que par une minuscule fenêtre.
Philippe avait écouté sans un mot, puis était devenu grave, pendant qu'Éric se réfugiait
dans un silence un peu gêné. À l’évidence, il cherchait des mots aussi forts que l'instant
était solennel.
Et à l'évidence aussi, il bloquait… La situation devait être inhabituelle.
Le silence commençait à devenir pénible, mais Éric sentait bien que ce n'était pas à lui de
le rompre. Alors, la voix un peu rauque, Philippe prononça les mots qui étaient supposés
faire d'eux des amis pour la vie :

- « Le lundi, c'est hachis Parmentier et le cuisinier le réussit comme personne en France.


Mais pour que le gratin soit parfait, faut pas le faire attendre. »

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Éric n'arrivait pas à trouver le sommeil...


Chaque fois qu'il éteignait la lumière, il était assailli par les mêmes angoisses et
interrogations qu'il n'arrivait plus à formuler.
Sans savoir pourquoi, il se retrouva dans le service. Sans réfléchir, il se saisit du dossier de
la jeune autiste et retourna se réfugier dans la chaleur de sa couche. Là, sous la lumière
crue de sa lampe de chevet, il entreprit de consulter le volumineux dossier de cette malade
inhabituelle.
Emma était dans cet hôpital depuis longtemps. La première observation n'était pas dans le
dossier, mais les documents les plus anciens dataient de plusieurs années. Des examens
biologiques routiniers trimestriels, et surtout des dizaines de rapports de consultations
psychiatriques. Chaque nouvel interne, chaque année, avait voulu résoudre le mystère.
Tous les rapports avaient la même tonalité, et surtout un pessimisme identique, sur la
sévérité de cette psychose. Au fur et à mesure que passait l'année, au rythme des crises de
hurlements nocturnes, l'interne transformait sa curiosité en rancune, et ses observations
en graffitis injurieux pour la « bête » qui avait la constance, quel que soit l'individu, de
transformer les nuits de garde en cauchemars. Les recommandations les plus courtoises
étaient en effet d'avoir recours à la noyade dans la Vienne - le concierge n'était donc pas
un original - ou à une expérimentation sur les doses thérapeutiques létales.
En recoupant les différents rapports d'experts, Éric avait pu reconstituer quelques
éléments du puzzle : Emma n'avait pas de nom. Elle ne devait ce prénom qu'au
déchiffrage d’une bague qu’elle portait à l’annulaire de sa main gauche le jour de sa
découverte.
Une phrase gravée dans ce bijou en or très fin :
« Au premier regard de Gabriel, Emma a su. NRI 8141873 »

Une phrase qu’aucun policier de la région n’avait réussi à comprendre.


Ni leurs confrères parisiens appelés en renfort. Aucune Emma n’était portée disparue ;
aucun Gabriel n’avait signalé de disparition. Cette femme ne manquait à personne…
D'après les services anthropométriques, elle devait avoir aujourd’hui vingt-quatre ans. Elle
était en bon état, de race caucasienne, type méditerranéen. Elle ne parlait pas, ne
répondait à aucune question et se serait laissée mourir si on ne lui avait proposé de la
nourriture qu'elle était incapable de prendre toute seule.
Sa découverte avait d'abord suscité une vive émotion dans la région. La presse locale et
surtout nationale s'étaient emparées de l'affaire pour pousser la police à découvrir
l'identité d’un mari assez indigne pour abandonner, comme disait l'extrait du journal glissé
dans le dossier, une « aussi jolie femme » (c'eut sans doute été normal si elle avait été
laide !), à moitié nue, une nuit d'hiver dans les rues d'une sous-préfecture d'Indre-et-Loire.
L'enquête avait été sérieuse. Le député d'opposition s'en était mêlé. Mais les années étaient
passées sans que rien ne puisse résoudre le mystère de son apparition. Alors un matin, un
juge, sans doute un peu las, avait clos le dossier, accréditant la version qui soulageait la
mauvaise conscience collective : seul un couple sans conscience, pouvaient avoir commis
ce crime d'abandon.
Une solution rationnelle, rassurante, presque excusable, puisque la « jeune fille ravissante »
que décrivait la presse les premiers jours avait fait place à une femme monstrueuse par ses
crises de délire et par son absence de contacts avec les autres... Par son absence de
reconnaissance, disaient les sœurs de l'hospice qui en avaient hérité le jour où leur
établissement était devenu un service médical.

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« Au premier regard de Gabriel, Emma a su. NRI 8141873 »


Elle s'appellerait donc Emma. Emma… Éric sentait le trouble monter en lui au fur et à
mesure qu’il répétait ce prénom, tout en tentant de s’endormir.

Philippe le trouva abîmé dans un profond sommeil, le dossier d’Emma renversé à ses
pieds. Il hésita un instant, puis, après un rapide coup d'œil à sa montre, il imita le bruit du
clairon.

- « Docteur « chouettes airs », (c’était un de ses surnoms à la faculté tant il aimait la


musique) la France profonde attend votre science... Ton patron va arriver dans une demi-
heure. Il est généralement de mauvaise humeur le matin. Tu devrais te refaire un physique
présentable et aller voir comment ton service a passé la fin de nuit, pour pouvoir lui
dresser un état des lieux précis ; ça lui fait gagner du temps. Il t'aura à la bonne et tu auras
à le supporter moins longtemps. »

Aucune allusion à la nuit précédente et au dossier qui gisait à ses pieds.


Éric se leva, un peu fourbu, mais, en habitué des nuits blanches estudiantines, il était,
quelques instants plus tard, à défaut d'être propre, présentable pour remplir ses nouvelles
fonctions professionnelles. La cour de l'hôpital était plus animée que d'habitude. Ici, on
devait aimer se lever tôt. Une nouvelle infirmière était de service, mais la description
qu'on avait faite de lui devait être parfaite, car elle n'hésita pas une seconde en le voyant
arriver.

- « Rien à signaler de particulier depuis votre dernier passage.


Si ce n'est la 22 qui « a passé ».

Éric ne comprit pas tout de suite la signification de ces derniers mots. La « 22 », c'était la
jeune femme dont il s'était occupé dès son arrivée. Il rejoignit l'infirmière qui était déjà
repartie vaquer à ses occupations.

- « Je n’ai pas très bien compris... Que s'est-il passé ? »

L'infirmière prit un air surpris :

- « Ça s'est passé au petit matin ; sœur Marie-Claire n'avait rien remarqué à son dernier
passage. C'est moi qui l’ai trouvée il y a une heure.
- Et vous ne m'avez pas appelé ?
- Elle était, euh ! , passée… Le docteur Piéron (c'était l'autre interne) ne voulait pas qu'on
le dérange s’il n’y avait rien à faire. »

Éric ne savait que dire, ni surtout, que faire. Il ressentait un sentiment bizarre. Comme si
cette nuit très particulière l'avait transformé.
Il pensait être abattu par l'annonce de cette mort. Il avait bien peur d'être tout simplement
vexé de ne pas pouvoir agir ou de s'être cru dépositaire d'un don particulier : celui de
pouvoir disposer de la vie des autres. S'il commençait à admettre de se tromper parfois, il
pensait avoir plus de pouvoir sur la survie. Et cette malade, il avait envie de la voir vivre.
Encore un peu. Il lui avait promis. Une promesse muette, certes. Mais une promesse
qu'elle ne pouvait pas ne pas avoir entendue. L'infirmière toussota :

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- « Vous allez la voir ou j'appelle l'ambulance Saint-Pierre ?

C’est ainsi que l’on appelait les transferts vers la morgue…

- Oui. »

Sa réponse était stupide. Sa façon d'exprimer la stupidité du moment.

La chambre était séparée en deux, par un paravent qui cachait la vision de la morte à
l'autre malade. Celle-ci était, de toute façon, inconsciente. Éric fit le tour du paravent,
angoissé par ce premier contact avec la mort. Il avait, comme tous les étudiants en
médecine, passé des heures à disséquer, à jouer avec des corps conservés dans le formol.
Des corps qui n'avaient rien à voir avec ceux qu'il côtoyait, touchait, aimait dans la vie de
tous les jours. Son expérience de médecine légale avait été beaucoup plus traumatisante.
Mais il avait réussi à surmonter assez facilement la monstrueuse partie de mécano jouée
par des adultes. Et il n'était parvenu à imaginer le corps coupé en morceaux avec le
moindre soupçon de vie. Cette fois-ci, l'épreuve était bien différente. Il se souvenait du
dernier sourire, plein d'espoir, de cette femme, dont il ignorait même le nom, mais qui, en
cet instant, prenait une importance disproportionnée dans sa vie. Il ouvrit ses yeux qu'il
avait fermés instinctivement. La vision fut pire que ce qu'il imaginait.
Aucune image de paix et de délivrance, comme se plaisent à décrire tous les romans qu'il
aimait. Le visage n'exprimait que l'horreur du combat des derniers instants. Les yeux
étaient grands ouverts, figés par l'angoisse de l'inconnu total. Une jambe pendait le long
du lit et la main droite reposait sur sa poitrine comme en une dernière supplique. Éric,
après un silence interminable, fut saisi par un sanglot de môme impuissant. Il fit ce qu'il
avait vu des dizaines de fois au cinéma. Il s'approcha de nouveau de la femme pour lui
fermer les yeux. Le contact avec la mort physique le fit reculer. Il s'y reprit à deux fois.
C'était plus difficile que dans les films. Il fut pris d’un sanglot. Lorsque l'infirmière rentra
dans la chambre, accompagnée du concierge - qui ne lui dit pas bonjour -, il avait repris le
visage normal d'un interne. Il était en train de reposer la jambe de la malheureuse sur le
lit.
L'infirmière prit un air gêné :

- « On n’a pas eu le temps de la préparer. »


- « Vous avez certainement téléphoné à son mari ? »
- « ...Oui.

Visiblement, elle mentait.

- « Vous me préviendrez lorsqu'il sera là. »

Il sentit que la requête était inhabituelle. Mais l'infirmière n'osa rien rajouter. Assistée du
concierge, elle entreprenait la « toilette » de la malheureuse avec des gestes précis mais
d'une brutalité incroyable... Sans doute sa façon à elle de se protéger de l'horreur de cette
tâche qui devait être routinière dans le service. Pour ne pas montrer sa peine,
probablement incompréhensible pour les deux autres, Éric sortit.
Le service sentait le café au lait et la biscotte beurrée. Une odeur qui lui souleva le cœur.
Il ouvrit quelques portes de chambres ; les malades conscients prenaient leur petit-
déjeuner à grands renforts de bruits de cuillères, de lapements de morceaux de pain
trempés dans leurs grands bols en verre blanc opaque.

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Les malades inconscients débutaient leur longue observation quotidienne des détails du
plafond.
La vie continuait, sans heurts, mais il commençait à sentir tout un tissu d'interrogations
muettes qui fusaient de chaque regard, même celui des plus atteints, lorsqu'ils croisaient le
sien. Il fut presque content de retrouver son « asile ». Le mot, pour une fois, était presque
judicieux.

Cette portion du service était en effet silencieuse et ensoleillée.


Emma n'avait pas bougé. Les aides-soignantes avaient posé sur sa table de nuit le
traditionnel bol de café au lait, qui bien évidemment n'avait pas bougé. Le repas de la
psychotique devait intervenir « quand c'était possible ». Le bol était déjà presque froid.
Éric s'assit au bord du lit, passa une main derrière la tête d’Emma, conscient du plaisir
que lui apportait à nouveau le contact de ses cheveux, puis avec l'autre main, il entreprit
de faire manger sa malade. Ce fut la première fois qu'il vit son corps s'animer un tout petit
peu. Elle lapait la cuillère, un peu à la manière d'un animal.
Ne refusant pas l'aliment mais ne le sollicitant pas. Sans émotion, ni manifestation. Les
yeux toujours grands ouverts, en un interminable examen de ce mur verdâtre, qu'elle
devait contempler depuis des années.
- « Et bien la prochaine fois, mon vieux, vous ferez aussi la cuisine, comme cela, tout le
monde sera content. »

L'arrivée brutale de son patron dans la chambre le fit sursauter.


Il s'aperçut que le bol était vide. La cuillère à la main, il devait avoir l'air ridicule. Le patron
ne fit toutefois aucune autre réflexion.
Il paraissait préoccupé.

- « Je ne vais pas avoir le temps de faire la visite avec vous ce matin. J'ai une réunion
importante à la mairie. On m'a dit que vous aviez eu une nuit chargée, en particulier à
cause de cette abrutie-là. C'est le métier qui rentre, mon vieux. Vous verrez, ce n’est pas
drôle tous les jours. Il paraît aussi que vous vous êtes bien débrouillé pour la calmer cette
nuit... Alors je vous laisse. »

Il se dirigea vers la sortie, d'un pas pressé. Éric le rattrapa en courant.


Il avait toujours le bol à la main. Le patron paru énervé par son initiative.

- « Vous n'allez pas nourrir tout le service !


- Non, je voulais juste vous demander un conseil pour un entrant d'hier.

Il aurait sans doute mieux fait de se taire… Les relatives félicitations du chef de service
avaient fait place à un courroux, même pas déguisé. Éric le dirigea rapidement vers la
porte de la chambre où deux aides-soignantes étaient en train de changer les draps du
malade.

- « Et qu'est-ce qu'il a, le père Bardeau ? »

Le chef de service avait reconnu le malade mais paraissait étonné par l’attitude de son
interne.

- « Il décompense et fait un D.T.

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- Avec tout ce qu'il a bu, ça prouve qu'il y a une justice. Et où est le problème qui vous
tracasse ?
- Euh… Éric ne savait plus très bien quoi dire. Euh ! Il s'aggrave.
- Et j'ai l'impression que ce n'est pas fini. »

Il avait dit cela en riant. Il sortit brutalement de la chambre,


Éric sur ses talons, puis s'arrêta brutalement.

- « Faut pas vous tromper de bonhomme. Pour ce genre de cas, ce n’est pas à moi qu'il
faut
demander conseil, mais au meilleur des thérapeutes de cet établissement. »

Il prit l’air sérieux de celui qui allait donner un conseil essentiel.

- « Le meilleur, celui qui vous apportera toujours la bonne solution, c'est sans hésiter le
père Mautaulon... L'aumônier de l'hôpital ! »
Il avait dit ces derniers mots dans un grand éclat de rire, amusé par l'air ahuri d'Éric.
- « Et puis si vous avez d'autres problèmes cet après-midi, si ce sont des choses mineures,
mais qui vous échappent, au lieu de me déranger, appelez plutôt mon collègue de
chirurgie. Il n'a, dans la vie, rien d'autre que l'hôpital. Il est toujours très heureux qu'on
l'appelle. »

Sans un autre mot, il se dirigea vers la porte.


Éric resta immobile, jusqu'à ce que le bruit de la voiture de son patron commence à
décroître. Son bol toujours à la main, il ne lui restait plus qu’à assumer. Il revint s'asseoir
dans la chambre d’Emma.
La petite trisomique était assise au bord du lit et peignait lentement les longs cheveux
noirs. Elle tourna son visage vers Éric en un grand sourire un peu édenté. Comme tous
ceux que la nature a injustement dotés d'un chromosome 21 en excès, elle n'avait pas
d'âge. Elle était vraiment petite et toute ronde. Le mouvement de son peigne était
inlassable. Elle regarda Éric un peu plus gravement et d'un mouvement de menton, elle
murmura :

- « Emma, gentille. »

Elle répéta quatre fois sa phrase et ne s'arrêta que lorsque Éric fit mine d'acquiescer de la
tête. Il s'assit dans le fauteuil de skaï. Des sentiments contradictoires se bousculaient dans
son cerveau, pas encore très bien réveillé.
D'une part, c’était désormais une certitude, il n'était pas fait pour le métier de médecin…
Il s'en doutait un peu, mais il en avait eu la confirmation éclatante en quelques heures de
pratique intensive.
D'autre part, il n'avait jamais fui et il n'allait pas commencer aujourd'hui.
Si la brutalité des responsabilités, le poids de son incompétence sur la vie des gens le
bouleversait, il comprenait aussi très bien qu'il pouvait apporter une petite pierre au
combat contre l'injustice de certaines vies malchanceuses. Car jamais il n'avait autant
ressenti combien la donne n'était pas identique au départ. Ces deux individus, qu'il
contemplait inconsciemment, tout en s’abîmant dans ses pensées, en étaient la parfaite
illustration.

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Il s'aperçut qu'il réfléchissait à voix presque haute en s'adressant à la coiffeuse


occasionnelle qui, elle, n'avait pas un instant interrompu sa patiente besogne. Coiffée
mèche par mèche, probablement plusieurs fois par jour, Emma pouvait avoir de beaux
cheveux !
Il se leva brutalement, faisant sursauter la petite femme qui s'enfuit comme un oiseau,
laissant son travail inachevé.

Ce n'était pas ce matin qu'il prendrait de décision quant à son avenir. Il eut envie de parler
à quelqu'un et décida d'aller retrouver Philippe.
En sortant, il buta sur un petit homme, le mari de la morte. Il avait les yeux rougis par le
manque de sommeil et le chagrin.
Éric ne savait pas trop que dire. Il lui serra la main longuement.
L'autre marmonna dans un sanglot :

- « Elle ne souffre plus. »

Éric acquiesça. Il ne savait pas quoi ajouter. A Chinon, un mardi matin de septembre, la
vie poursuivait banalement son chemin, sans heurts et sans cris.

- « Le docteur est au bloc, je vous prépare une tenue... »

Anaclette était toute souriante. Éric allait refuser, lorsqu'un individu, masqué, ganté, les
mains toutes sanglantes s'approcha, lui tendant... son coude droit :

- « Bonjour, je suis Jérôme Lemeltier. Tu es le nouvel interne de médecine, Philippe m'a


parlé de toi. Mets une casaque et rejoins- nous au bloc. »

Éric n'osa pas refuser.


Le bloc était une petite pièce, peinte en verte et baignée par la lumière très vive du
scialytique. Philippe tenait les écarteurs en attendant que son patron reprenne sa place. A
la tête du malade, l'anesthésiste lisait le journal local. Il releva à peine la tête et marmonna
un bonjour presque inaudible.
Philippe était, comme toujours, de bonne humeur.

- « On termine une prothèse de hanche et je peux t'assurer qu'on en chie. T'as fini le tour
de tes mourants ou t'as laissé ton patron tout seul ?
- C'est plutôt lui qui m'a laissé tomber. Si tu pouvais passer tout à l'heure, j'aurais encore
besoin de tes conseils. »

Il avait abandonné toute fierté et se sentait d'ailleurs, beaucoup mieux ainsi. La présence
bienveillante de cette espèce de grand frère était peut-être la bonne solution.

- « Je viendrai aussi faire un tour, si ça ne te dérange pas. »

Lemeltier, qui avait repris le bistouri, avait une voix forte teintée d’un très léger accent
breton.

- « Bien évidemment, je n'osais pas vous le demander.


- Tu peux me tutoyer et t'approcher de la table, tu ne vois rien… »

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Éric craignait, depuis son entrée dans le bloc, une telle proposition.
La vue du sang le rendait chancelant. Il avait essayé d'analyser cette tare, qui condamnait
pratiquement toute ambition dans la carrière médicale ; il n'avait pas trouvé d'explication.
Il était très sensible. Certains auraient dit trop. Mais devait-on parler de défaut ou de
qualité ? Il fit cependant un pas en avant. Philippe se poussa un peu pour lui faire une
place devant le trou béant où le patron était en train de vérifier que la nouvelle hanche de
métal était bien fixée. Éric sentit son visage blêmir sous le masque.
Mais la voix rassurante du chirurgien l’empêcha de défaillir. Il lui expliqua un certain
nombre de points et, d'un seul coup, Éric s'aperçut qu'il écoutait avec intérêt son premier
cours de médecine pratique.

- « Bon, Philippe, tu refermes et tu nous rejoins dans mon bureau.


- D'accord, mais tu prépares un petit « jaune » !

L'ambiance n'avait rien à voir avec celle du service de médecine.


Éric se mit un court instant à envier les responsabilités dont jouissait Philippe. Le
privilège de refermer la plaie ; de mettre le point final à une intervention importante. Lui
n'avait encore jamais réellement servi à quoi que ce soit dans un service de médecine.
Il ne s'était d'ailleurs jamais réellement posé la question de son utilité.
Il suivit le chirurgien, qui retira ses gants puis sa casaque et son masque. C'était un homme
robuste, au visage buriné, qui devait avoir près de cinquante ans. Son sourire était en
accord avec ses paroles. Franc. Les murs du bureau étaient recouverts de photos de
voiliers et de paysages maritimes. Lemeltier vit qu'Éric les regardait.

- « Tu fais du bateau ?
- Non.
- Tu as tort ! Ça rend l'homme humble. Donc, moins mauvais. »

Il se mit à raconter longuement à Éric, tout en se mettant tout nu, sans aucune gêne, tout
le plaisir, toutes les joies que lui apportaient ses navigations, épisodiques mais
nombreuses, sur les côtes bretonnes. Car, pour lui, il n'y avait pas d'autres régions du
monde où faire de la voile. Ou alors dans les « mers du Sud ». Il prononçait ces mots avec
un sérieux et un respect qui tranchait avec son enthousiasme précédent. Éric l'écoutait,
d’un air un peu ébahi, découvrant un univers qu'il ne soupçonnait pas. Il ne posait pas de
questions, se contentant de siroter le pastis que le chirurgien lui avait trop généreusement
servi. L’alcool et l’enthousiasme de Lemeltier provoquaient en lui une impression étrange.
Pas désagréable mais inhabituelle.

Philippe fit son entrée, lui aussi torse nu.

- « J'ai fini ma couture, il ne reste plus qu'à mettre les boutons.Vous parlez de bateaux ? Et
bien, mon vieux, si tu l'écoutes, t'as pas fini de passer des heures ici. Bon, un petit jaune et
on va la faire, cette visite en médecine. »

Sous le triple effet de la lyse anxieuse de l'alcool, de la sérénité du chirurgien et de


l'enthousiasme dévastateur de Philippe, Éric sentait monter en lui une force inconnue, une
mutation qui, en deux jours, devait avoir fait son effet et qu'il sentait confusément qu'il lui
faudrait analyser sans tarder.

23

CHAPITRE 3 : « Le coma »

Les trois premiers mois passèrent sans heurts.


Le métier d'interne était bien moins traumatisant qu'il lui était apparu les deux premiers
jours. Beaucoup moins intéressant également. La réputation médiocre du service le
contenait dans un rôle de mouroir ou de refuge pour les pathologies sans intérêt. Éric
s'était vite accoutumé à ces petits matins brumeux et leur cortège de décès qui, s’ils
l'attristaient encore, ne lui créaient plus le grand traumatisme des premiers jours. Sa seule
hantise était la vraie, la grande urgence, que le hasard de l'ambulance des pompiers
pouvait lui amener d'une minute à l'autre. Il n'y avait jamais de répit pour l'interne de
garde. Heureusement, la plupart des situations graves, voire tragiques, étaient pour
Philippe. Il acceptait l'urgence avec bonne humeur et compétence.

Le monde d’Éric restait les malades chroniques. Les satisfactions y étaient plus
importantes. D'abord son cirrhotique était sorti du service... Sur ses deux pieds, ce qui,
localement, était un exploit ! Une performance qui avait suscité l’admiration de toutes les
infirmières. Éric méritait toutes ces félicitations, tant il avait passé d'heures à parfaitement
réhydrater, calmer, rééquilibrer le malheureux. Celui-ci avait fini par sortir de son coma,
puis avait retrouvé, petit à petit, toutes ses fonctions normales.

Les gardes étaient interminables. Mais il y avait Emma…


L'un des rares moments où Éric pouvait récupérer, dans un calme total, était la chambre
de le jeune malade enfermée dans un monde intérieur dont il ignorait s’il s’agissait d’un
désert vide ou d’un océan en furie. Ni l’un ni l’autre probablement.
Il restait, les premiers temps de longues minutes puis maintenant des heures, à réfléchir,
assis dans le fauteuil de skaï. Parfois, il parlait à voix haute. Il était d'ailleurs persuadé que
bon nombre d'aides-soignantes le prenaient pour un fou. Il n'avait, en revanche, jamais
réussi à susciter la moindre réaction chez sa malade qui restait désespérément sans
réactions. Il avait pourtant essayé, par de multiples moyens. Y compris, il en avait un peu
honte, par la douleur ! On lui avait appris, à la Faculté, que pour sonder la profondeur
d'un coma, on pouvait utiliser cette méthode. La recommandation était alors de
provoquer une douleur très vive ne mettant pas en péril la malade. La médecine, dans une
perversité totale, recommandait, chez la femme, de « pincer fortement un des
mamelons ». Si elle ne réagissait pas, on pouvait être assuré de la profondeur de son coma.
Joli procédé que lui avait d'ailleurs recommandé Philippe, agacé par les nombreuses
discussions qu'Éric provoquait à tout moment à propos de sa malade. Il avait proposé
d'aller le vérifier sur l'instant. Éric avait violemment protesté.
Mais un soir où le service était désert, après une de ses longues séances de réflexion à voix
haute pendant laquelle il interpellait la jeune femme, l'idée d'aller un peu plus loin lui avait
traversé l'esprit. Il la refusa d'abord, effaré par l'absence de limite du pouvoir médical, en
particulier chez les déments. Puis il se donna bonne conscience, sans doute comme tous
les pervers, en se disant qu'il s'agissait là d'une vérification éthique qui devait être tentée.
Pas tout à fait certain de lui, il avait été par deux fois vérifier l'absence de témoin dans les
couloirs. Puis il s'était approché, tout à fait conscient d'une excitation pas totalement
scientifique. Pour atteindre son but, il avait dû complètement dénuder le corps d’Emma.
Ses seins étaient parfaits, du moins comme ils les aimaient.
Petits, bien ronds avec des mamelons bien marqués. Il pensa à l'injustice de ce corps,
splendidement inutile. Le contact de ses doigts provoqua une érection presque immédiate
du mamelon.

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Il retira brusquement sa main. Flatté, mais aussi tout de suite persuadé qu'il allait peut-être
ouvrir la piste d’une simulation.
L'hypothèse n’était pas si absurde et autorisait donc la poursuite de l’expérience. Tout
s'enchaîna, alors, très vite. Saisi par une espèce de frénésie presque sadique, il prit le sein à
pleine main et se mit à serrer le mamelon turgescent de toutes ses forces. Le seul cri qu'il
entendit fut le sien. Il recouvrit le corps et s'effondra, couvert de sueur, sur le fauteuil.
Emma n'avait ni bougé, ni murmuré la moindre plainte. Elle fixait toujours le même point
imaginaire.
Éric n’avait pu rester un instant de plus dans le service et, complètement sidéré par le
processus interne qui se déroulait parfaitement consciemment dans son cerveau, s'était
alors réfugié dans le confort d'une beuverie avec Philippe…

Il n'avait pas franchi le pas de la porte du service de psychiatrie pendant toute la semaine
qui avait suivi. Il pouvait se le permettre puisque l'autre interne était revenu de vacances.
Sa première garde et les deux suivantes avaient d'ailleurs été saluées par les crises de
hurlements d’Emma que les intra-jugulaires de son confrère avaient eu du mal à calmer.

Allant examiner la zone d'injection, à la demande de Marie-Claire, il était revenu un peu


honteux dans la chambre. Emma était nue, le corps couvert de bleus témoins de la
violence de ses crises. Son sein gauche avait la trace d'un hématome plus ancien…
Éric, contre l'avis de son confrère, et d'une partie des aides- soignantes, commença par
exiger qu'elle soit détachée. Puis il avait repris ses soins avec douceur et énergie, comme
pour se faire pardonner. Sa façon de procéder était la bonne : aucune de ses nuits
d'astreinte n'était ponctuée par les crises dont son collègue l'abreuvait à chaque
changement de garde. Celui-ci avait d'ailleurs essayé de savoir si Éric ne possédait pas une
thérapeutique préventive nouvelle, pour être à ce point tranquille.
Éric avait repris, petit à petit, ses séances de réflexion dans la chambre d’Emma. Des
méditations désormais pluri-quotidiennes.

Un après-midi, il avait eu une autre idée, beaucoup moins répréhensible celle-là, d'où son
enthousiasme à la mettre en application.
Il avait fini par parfaitement identifier le point que fixait la malade. C'était toujours le
même, légèrement à droite de l'axe du lit. Il s'était procuré, auprès du chirurgien, un
superbe poster représentant un voilier dans une mer bien formée. A l'aide d'une simple
pointe, il avait accroché le premier élément décoratif de cette chambre, en le centrant
parfaitement, là où se posait sans cesse le regard de la malade. Puis il avait attendu.
Décrivant à voix haute les sensations d'évasion que l’on devait ressentir à la barre d'un tel
voilier. Il n'avait jamais navigué, mais les heures passées avec Philippe et son nouvel « ami-
patron », Lemeltier, lui donnaient une culture de plaisancier chevronné. Il faut dire que le
chirurgien était un vrai passionné, qui ne ratait jamais une occasion de partir vers sa
Bretagne natale, et son « 35 pieds », c’est ainsi qu’il parlait de son voilier, même pour le
plus court des week-ends. La description qu'Éric faisait à Emma aurait pu passer, il se
reconnaissait ce talent, pour le plus réaliste des témoignages.
Mais rien, absolument rien ne s’était produit en mêlant discours et image. Une expérience
encore négative, tout à fait dans le sens des rapports de tous les experts.
Le cas était vraisemblablement désespéré. Mais Éric savait aussi ce qui le choquait chez
Emma, et qui rendait les conclusions de ses confrères imparfaites : la distorsion entre
l'épaisseur de la démence et l'aspect physique de la malade. La petite trisomique, par
exemple, avait un physique totalement en accord avec sa maladie.

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Généralement, la psychiatrie lourde faisait mauvais ménage avec la plastique. Et si la


maladie ne suffisait pas, les neuroleptiques se chargeaient de le faire. Les protocoles, mis
au point par des psychiatres à la main un peu lourde, avait des conséquences terribles sur
le faciès des malades. Le secteur psy « fermé » était, dans un hôpital, la nouvelle cour des
miracles version vingt et unième siècle.
Chez Emma, rien de tout cela : son physique ne changeait pratiquement pas. Elle
paraissait de plus en plus belle depuis qu’Éric savait rechercher sur son visage, sur son
corps des détails qui frisaient la perfection. Il n’était d’ailleurs pas le seul à s’en rendre
compte et couraient sur les nuits de la jeune femme des légendes qui avaient poussé Éric à
demander aux infirmières un peu plus de vigilance. Ce qui avait eu pour effet immédiat de
considérablement énerver la surveillante. Éric exigeait, par exemple, d’installer Emma
dans le fauteuil, au moins une fois par jour, lorsqu’elle était calme. Mais il n’avait jamais
réussi à la faire marcher, malgré de nombreuses tentatives avec les kinésithérapeutes.
Elle était incapable de tenir debout. Pourtant, son corps ressemblait à celui d'une sportive
d'endurance, avec des muscles très fins. Elle s'alimentait de façon totalement anarchique,
en fonction de la mauvaise volonté des aides-soignantes, mais elle n'était ni maigre, ni
encombrée de mauvaise graisse comme le sont les corps trop inertes. Le plus surprenant,
dans ce monde de folie, étaient la paix et la beauté de son visage. Aucun tic, aucune
grimace.
Une sérénité épanouie, alternant avec des épisodes de souffrance intense. Ces deux
sentiments contradictoires, étant d'ailleurs totalement imperceptibles au premier abord. Il
avait fallu des heures à Éric, pour en saisir les nuances. Il devait d'ailleurs être le premier à
pouvoir le faire.
Ce soir-là, le tableau n'entraîna aucune réaction notable. Un peu déçu, il sortit en éteignant
la veilleuse avec, comme chaque soir, la phrase qui était devenu un rituel :
– « Bonne nuit, Emma, et tu me laisses dormir tranquille. »

Quelques jours plus tard, le patron, qui était ce matin-là de bonne humeur, avait décidé de
passer faire un tour en psy. Il avait égrainé tout son lot de mauvaises plaisanteries et s'était
surtout esclaffé en voyant la marine accrochée dans la chambre de l’autiste.
Éric avait rougi et s'était bien gardé d'en indiquer l'origine. Le patron avait émis son
opinion sur l'inutilité de décorer l'hôpital, sur les objets sources de poussière et de
dissémination d'infection et avait conclu :

– « En plus, ça ne lui plait pas ! »

En effet, pour la première fois depuis trois mois, Emma avait tourné son visage et fixait
un point imaginaire sur le mur gris, légèrement à gauche de l'axe du lit. Ce premier
changement dans l'attitude d’Emma perturba Éric pour le reste de la journée. Chaque fois
qu'il pénétra dans la chambre, sous des prétextes futiles car l'intérêt qu'il portait au secteur
psy et plus particulièrement à cette chambre commençait certainement à surprendre, en
un simple coup d'œil il vérifiait que le regard d’Emma avait effectivement changé
définitivement de direction.
Il attendit d'être de garde, bien décidé à tenter une expérience, pour savoir si toute
communication d’Emma avec le monde extérieur était définitivement un de ses fantasmes
ou un très petit espoir.
Le service était silencieux. Marie-Claire, d'astreinte dans le petit local des infirmières,
Philippe, parti boire un verre, tout à son exploration des plaisirs nocturnes d'une nuit
d'hiver à Chinon. Une épreuve pas plus évidente que celle de communiquer avec le
cerveau d’Emma. Cette idée le fit sourire. Son expérience allait être simple. Tout

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simplement changer le tableau de place pour imposer de nouveau sa vue à la jeune


femme. Simple mais efficace. Surprise de taille, dès son entrée dans la chambre, le regard
était de nouveau figé sur cette photo pourtant assez banale, même si pour Éric elle
représentait un résumé de ce que Lemeltier appelait la Longue Route, en référence au livre
culte qui ne quittait jamais le bureau du chirurgien. L'histoire de Bernard Moitessier, un
navigateur en solitaire qui, bien qu'en tête de la course du premier tour du monde en
solitaire, avait tout simplement décidé de continuer sa « longue route », c'est-à-dire
effectuer un nouveau tour du monde, pour répondre à l'appel des « hautes latitudes »,
comme le chirurgien aimait à les appeler avec un incroyable ton de respect.
Éric s'assit au bord du lit, perturbé par ce changement. Toutefois l'expérience prévue
restait possible. A l'aide du marteau qui ne le quittait jamais pour tester les réflexes de ses
malades, il planta un petit clou à l'endroit où se situait le tableau lorsqu'il l'avait installé la
première fois. Il remit la photo à sa place et se laissa tomber dans le fauteuil pour
observer sa malade.
Rien. Pas l'ombre d'un battement de cil ou d'un éclat de ce regard définitivement dénué
d'expression.

- « Emma, tu m'emmerdes !

Des pas retentissaient dans le couloir et, en se levant, les yeux brûlants d'avoir trop
cherché un soupçon de réaction, le plus infime soit-il, Éric s'aperçut que quatre heures
s'étaient écoulées depuis le début de son expérience. Le fait qu'il n'avait pas vu tout ce
temps s'écouler était incompréhensible. La fascination qu’elle suscitait en lui dépassait
tout ce qu’il avait déjà ressenti avec d’autres femmes.
Marie-Claire avait l'air affolé.

- « Éric - c'était la première fois qu'elle l'appelait par son prénom - la chirurgie vous
cherche partout. Philippe est introuvable et ils ont une urgence à la maternité. Un
accouchement. Et ni la sage-femme, ni le docteur Lemeltier ne sont chez eux. Je suis
désolée, il va falloir aller leur donner un coup de main. »

Le terme était bien choisi… Mais la main risquait de manquer de fermeté car, à part au
cinéma, Éric n'avait jamais vu d'accouchement « live » ! La tuile, la très grosse tuile.
En se hâtant lentement – Philippe lui avait toujours dit qu'en médecine, c'est en marchant
vers l'urgence qu'on prépare le mieux l'action – Éric tentait de se remémorer toute la
gestuelle de l'accouchement, telle que ses cours le lui avait enseigné. Toute une succession
de manœuvres, qu'il avait autrefois apprise par cœur, bêtement, pour assurer ses examens
de gynécologie, sans avoir vraiment réfléchi à leur logique.
La maternité était au dernier étage, sous les toits du vieux bâtiment de chirurgie. La salle
de travail était un peu exiguë. Éric comprit rapidement l'ampleur du problème.
Une femme était installée sur la table d'accouchement, les pieds dans les étriers, son
énorme ventre secoué de contractions qui lui arrachaient des cris de douleur. En face
d'elle, une petite aide-soignante, toute jeune, l'air complètement démuni, le brassard à
tension à la main. L'arrivée d'Éric lui arracha un sourire de satisfaction qui acheva de
paniquer le jeune interne. Le ministre de la santé avait beau répéter partout que le système
français était le plus efficace au monde, ce soir-là, à Chinon, il se sentait aussi seul qu'au
fond de la brousse…
Marie-Claire avait suivi et, à son habitude, dirigeait la manœuvre.
D'abord se laver les mains… (Il n'y aurait pas pensé !) Puis analyser l'ampleur du combat
qu'il allait mener. La parturiente, entre deux gémissements, lui avait adressé un sourire qui

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tranchait avec l'expression angoissée qu’avaient habituellement les nouveaux malades. Elle
n'était plus très jeune, mais plutôt assez jolie. Des traits un peu marqués par le travail de la
ferme, ce que l'état de ses mains accrochées à la table et tendues à chaque contraction,
confirma à Éric. Une bonne nouvelle, une femme de la campagne pose, dans cette
situation, la plupart du temps, beaucoup moins de problème. Ce que la profondeur et le
rythme de sa respiration lui confirmèrent tout de suite.

- « On y va ? »

C’est elle qui donna le signal du réveil total d'Éric et celui de l'action. Sans s'en rendre
compte, habillé, ganté, sous la lumière effroyablement crue du scialytique de la salle
d'accouchement, il se surprit à diriger le travail, aidant de toute sa volonté et de toute son
énergie l’expulsion incroyablement brutale que la nature a répétée des millions de fois,
mais qui, pour chaque naissance, est d'une beauté brutale, qui surprend même
l'accoucheur le plus blasé… Il est vrai, lorsqu'elle se passe bien.
Ce qui fut le cas, ce soir magique. Magique était bien le mot. Tous les gestes de
l'accouchement s'étaient en effet succédés, sans réfléchir. Le bébé, une fois posé sur le
ventre de sa mère, Éric comprit que leur ordre, s’il est difficile à décrire dans un cours, est
en fait tout simplement la position logique des mains, telle que des milliers d'accoucheurs
ont dû les positionner, depuis la nuit des temps. La salle de travail n'était pas belle, mais
une fois le cordon coupé – Marie-Claire avait, là encore, montré toute l'étendue de ses
talents discrets – régnait une atmosphère inconnue de lui et qu'il n'avait pas envie de
briser. La femme – elle s'appelait Eva – récupérait les yeux mi-clos ; l'enfant lové sur son
ventre tentait de ramper vers les seins, déjà suintant d'un liquide riche en vie.
Marie-Claire avait le visage grave de celle qui ne connaîtrait jamais le bonheur d'être mère
et qui, en cette minute, en supportait douloureusement la perspective ; Éric, un peu plus
homme, un peu moins adolescent, sentait une immense fierté l'envahir et l'envie de dire
au monde entier la joie d'avoir fait cela. Donner la vie…
L'entrée de la jeune aide-soignante, ramena une vie normale dans le silence de cette bulle
de bonheur discret. Examiner le bébé, une petite fille chevelue et déjà un peu joufflue,
finir l'accouchement par la délivrance. Tout était normal. Il raccompagna la mère dans sa
petite chambre sous les toits, insistant pour s’assurer qu’aucune hémorragie ne menaçait.
Éric cherchait à prolonger cette nuit étrange… Mais le mari était déjà parti, Marie-Claire
épuisée et la nouvelle mère impatiente de dormir.

- « C'est mon quatrième, avait-elle dit, alors vous savez, ça ne fait pas le même effet. »

Éric avait pourtant l'impression qu'il pourrait revivre à l'infini un tel moment.

- « Et vous l'appelez comment ?


- Je n'ai pas vraiment d'idée. Qu'est-ce que vous me conseillez ?
- Emma… Le prénom lui était sorti de la bouche sans réfléchir.
- C'est un prénom de docteur ?
- Non, mais c'est un joli prénom ! »

La voix puissante de Philippe sortit Éric de l'embarras Son confrère le regardait toutefois
avec un air un peu bizarre.

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- « Merci, vieux, tu m'as tiré d'un sacré merdier. Mon téléphone était déchargé ; je ne m’en
étais pas rendu compte. Tout a l'air d'aller bien. Je ne te fais pas l'injure de contrôler. On
va faire dormir tous ces jolis petits yeux. »

Il avait repris la situation en main, avec cette assurance et cette certitude que lui enviait
Éric. Celui-ci avait manifestement de la peine à sortir de la chambre. Puis brutalement, il
s'approcha d'Eva et, en la serrant très fort, lui déposa une bise sonnante qui surprit autant
sa destinataire que Philippe qui, en allumant la veilleuse, conclut en sortant de la
chambre :

- « Toi, je ne sais pas si tu es réellement fait pour être médecin. Du moins dans un service
de femmes… »

Les premières lueurs du jour rendaient l'air encore un peu plus glacial. Éric remonta le col
de son manteau bleu, celui qui signe depuis toujours, dans les hôpitaux, la fonction de
médecin.

- « Un café ? »

Pour une fois Philippe n'était pas partant.

- « Y'a usine dans moins de deux heures, je suis crevé. On va plutôt se coucher.
- Je vais faire une visite de contrôle dans mon service. »

Philippe le regarda intensément puis fit demi-tour en lançant un énigmatique

- « Fais gaffe… ».

Le bruit de la porte de l'internat, puis le silence pesant, si particulier, de la nuit


tourangelle…

A pas très lents, Éric se dirigea vers le service de médecine où personne n'était encore
réveillé. La lumière était allumée dans la chambre d’Emma. La porte entrouverte, telle
qu'Éric l'avait laissée plusieurs heures plus tôt. Furieux de constater que l'infirmière de
garde n'était probablement pas sortie de son bureau de la nuit, il pénétra un peu
brutalement dans la chambre. Toujours ce regard, mais à la grande surprise d'Éric, une
fois encore dans une nouvelle direction, celle du tableau. Il regarda longuement la jeune
femme puis, s'asseyant près d'elle, lui prit la main...

- « J'ai l'impression qu'il y a deux Emma qui sont nées aujourd'hui. »

Puis lumière éteinte, ses yeux se refermèrent de fatigue. Il ne vit donc pas les yeux
d’Emma se refermer quelques secondes plus tard.

- « Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? »

Le réveil fut extrêmement brutal. Son patron, blême de rage, se tenait sur le pas de la
porte, une main encore crispée sur la poignée, l'autre gesticulant dans les airs, comme à
chacune de ses grandes colères.

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- « Vous voulez peut-être qu'on vous installe un lit ? »

La position d'Éric était, en effet, équivoque. Dans son sommeil, sa tête avait glissé contre
celle d’Emma, dont il ne tenait plus la main, sans toutefois l'avoir quittée, puisque c'était
désormais la jeune autiste qui s'agrippait à son poignet, sans que rien n'ait pourtant
changé dans son attitude. Yeux grands ouverts, toujours vers ce point imaginaire où rien
n'aboutissait, mais d'où tout partait.

- « Il paraît que vous avez passé la nuit dans la chambre ? »

Éric s'était redressé. Son cou lui faisait mal, sa tête manquait de sommeil et son esprit
tentait désespérément de trouver une explication simple pour un aréopage – la sœur
surveillante, le directeur de l'hôpital et l'autre interne du service, tous le visage fermé et
réprobateur – qu'il sentait hostile et accusateur.

- « J'ai passé la nuit à la maternité.


- C’est exact, mon téléphone ne marchait plus. Je ne le savais pas et Éric m'a remplacé
toute la nuit… »

Philippe était lui aussi de la visite, probablement alerté par Marie-Claire.


Enfin un visage normal, neutre à défaut d'avoir la bonhomie habituelle. Philippe venait à
son secours, sans mentir d'ailleurs puisque ce n'était que la stricte vérité. Il ne comprenait
sans doute pas la présence de son ami dans cette chambre, mais il s'abstenait, pour le
moment, de le juger.

- « Et en sortant, je suis venu voir pourquoi la lumière était allumée dans cette chambre où
l'on sait que ce ne peut pas être le fait de son occupante. »

Éric sentait que l'accusation perdait un peu pied.

- « Demandez à l'infirmière de garde, si elle a fait normalement sa ronde, elle vous


expliquera peut-être que je ne suis arrivé ici – un coup d'œil rapide à sa montre lui apprit
qu'il ne s'était assoupi que deux heures, certes deux heures de trop – à 6 heures.

- Oui, mais qu'est-ce que vous faites toujours dans cette chambre ? »

On y était ! La curée pouvait commencer ; la sœur-surveillante était écumante.

- « Il paraît que vous y passez des heures à parler tout seul. C'est un psychiatre qu'il vous
faut et je ne suis pas psychiatre,
Dieu m'en préserve… »

Le patron, un instant déstabilisé, reprenait l'offensive, à sa façon : dérision et sarcasmes.

- « Je pense qu'il va falloir que le conseil de l'hôpital prenne une décision en ce qui vous
concerne ; je propose… »

Dans les westerns qu'Éric aimait tant, c'est toujours l'arrivée de la diligence, du train ou de
la cavalerie qui sauve le héros en difficulté ; dans le mauvais roman qu'il était en train de

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vivre, ce fut la sirène de l'ambulance des pompiers qui interrompit le réquisitoire de son
patron.
Les coups de freins ; les portes qui claquent.
C'était la première fois que l'urgence se concrétisait à une heure où le service de médecine
allait enfin voir comment réagissait son chef. Celui-ci l'avait bien compris et une certaine
inquiétude – vite réprimée – fit place à la brutalité de son discours.

- « On en reparlera plus tard. Suivez-moi. »

Le brancard était déjà en salle d'urgence. Deux pompiers volontaires, l'air un peu gauche,
se contentaient d'appliquer un peu d'oxygène à un corps inerte. Marie-Claire prenait la
tension. Éric fut surpris de constater que l'inconnu avait probablement le même âge que
lui.
Grand costaud… mais dans le coma.

- « C'est un touriste. Il s'est écroulé devant le restaurant du centre-ville. Personne ne le


connaît, il était tout seul et il n'a rien dit avant de s'écrouler. »

Beaumont était perplexe. Éric le trouvait lent et tout aussi dérisoire que lui-même aurait
pu l’être dans des circonstances similaires. Conscient de son absence de réaction, il
repoussa brutalement Éric qui s'approchait du jeune homme inconscient, son stéthoscope
à la main.

- « Laissez-moi tranquille, allez plutôt vous occuper de vos fous… »

Le cas devait lui paraître suffisamment complexe pour qu'il n'ait pas envie d'être jugé par
un autre médecin, même inexpérimenté.
D'ailleurs, Philippe était lui aussi reparti dans ses quartiers !
Éric recula de quelques pas, mais animé d'une rage inhabituelle qu'il sentait monter en lui,
décida de rester dans la pièce.
Les minutes passaient, interminables, sans que l'état du comateux ne s'améliore. Le patron
suait à grosses gouttes. L'électrocardiogramme était normal. Le cœur faible mais présent.

- « Vous permettez ? »

Le ton d'Éric était ferme. Tous ceux qui étaient autour de la table d'examen se
retournèrent. Le jeune interne se tenait à quelques mètres une seringue à la main.

- « Foutez-moi le c… »

D'une main autoritaire, Éric repoussa son aîné qui, en se tassant – il avait pris cinquante
ans en quelques minutes – n'osa pas poursuivre sa phrase. La seringue fut très vite plantée
dans la tubulure de la perfusion et le produit jaunâtre qu'elle contenait injecté d'un geste
rapide. Il n'y avait plus, dans cette salle d'urgence, que des femmes et des hommes
silencieux, le regard fixé sur Éric qui, très sûr de lui, examinait les pupilles de son malade.
Quelques secondes interminables. Puis il se retourna :

- « Je crois que c'est fini...


- Il est… »

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Beaumont avait le visage haineux et paniqué.

- « Non, il est bien vivant, et il ne va d'ailleurs pas tarder à vous le dire ! »

En effet, le jeune homme, sans être franchement sorti de son coma, commençait à
reprendre vie.
Éric avança lentement vers son patron et l'autre interne du service.

- « Devant un coma de cet âge-là, il faut toujours penser au diabète.

C'est une grosse hypoglycémie. Il faudra le mettre en relation avec un spécialiste, car j'ai
bien l'impression que son diabète n'est pas bien équilibré. »
Ne pas avoir l'air ni trop triomphant ni irrespectueux. Simplement grand professionnel et
surtout savourer intensément l'instant…

- « Je te laisse le service, je vais dormir… »

Cela pour son confrère interne totalement muet ; et avec un dernier regard pour son
patron ;

- « Pour le conseil de discipline que vous désirez me faire subir, je suis à votre
disposition !»

Le grand enfant était devenu un homme. Au spectacle, ce genre de sortie se fait sous les
applaudissements de la foule en délire, mais dans le triste cirque de ce service dérisoire, ce
fut dans un silence pesant qu'Éric franchit la porte. Un clin d'œil à une
Marie-Claire rougissante de fierté.
Quitter la salle d'urgence. Savourer…
Mais au moment de sortir du service, Éric fit demi-tour pour une visite rapide dans la
chambre d’Emma.
Le regard était toujours vers le tableau, et l'on aurait presque dit qu'elle souriait ; du
moins, elle était apaisée.

En regagnant sa chambre, Éric essayait de savoir pourquoi une force irrésistible, qu'il ne
connaissait pas, lui avait fait penser tout simplement à examiner le sac que les pompiers
avaient ramassé auprès du comateux en ville. Un rapide examen lui avait permis de
retrouver une carte avec la photo du malade ; la carte d'une association d'aide aux jeunes
diabétiques…Il restait à vérifier qu'il s'agissait d'un coma hypoglycémique et le (bon) tour
était joué.
S'il se doutait que les événements de la nuit allaient certainement avoir des répercussions
pas forcément agréables pour lui, Éric, avant de sombrer dans le sommeil, eut juste le
temps de voir une puissante voiture noire rentrer à vive allure sur le parking de l'hôpital.
Beaumont allait avoir une matinée chargée avec cette nouvelle urgence, mais ce n'était
plus son problème.

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CHAPITRE 4 : « La Petite Arche »

- « Éric, Éric ! »

Lemeltier était en train de le secouer, dans un état d'excitation inhabituel chez un


chirurgien rompu à l'urgence.

- « Réveille-toi ! »

Éric jeta un coup d'œil à l'énorme pendule qui trônait au-dessus de sa porte. Il n'était
pourtant que midi et les événements de la nuit encore terriblement présents ; ils n'avaient
en fait jamais quitté le sommeil lourd où Éric était plongé depuis quelques heures.
Lemeltier, c'est ce qui de prime abord le surprit, n'avait pas le regard des mauvais jours ;
plutôt une excitation presque jubilatoire.

- « Éric, viens avec moi, tu vas être surpris ! »

Pendant qu'Éric s'habillait rapidement, il lui raconta que le jeune comateux était en fait un
espoir connu de la voile hauturière française, équipier du célèbre Louis Jaouen, ce marin
que la mer entière nous enviait.
Que Lemeltier rêvait de rencontrer.

Il l'avait répété à maintes reprises pendant ses longs récits de voile.


Et Jaouen était là...
Dans le service de médecine, au chevet de son équipier, totalement remis de son coma.
Les mots s'entrechoquaient un peu, tant le chirurgien était excité ; mais Éric comprit,
entre divers commentaires maritimes, que Jaouen était en train d'encenser Beaumont, qui
avait tout simplement oublié d'évoquer le rôle primordial d'Éric dans cette histoire.
Philippe, présent dans le service, ulcéré par l'attitude du chef de service, avait rétabli la
vérité.
Jaouen, avant de reprendre la route, désirait le saluer et l'attendait dehors.
La nouvelle, sans le bouleverser autant que Lemeltier, lui fit cependant plaisir. Et c'est
sans vraiment se faire prier, qu'il sortît de l'internat.
Jaouen était debout dans un vent glacial qui ne semblait pas émouvoir cette silhouette
qu'Éric avait si souvent vue à la télévision.
Massif, visiblement torse nu sous un pull marin. Pieds nus également dans ses docksides,
des chaussures de marin ; un pantalon de toile rouge complétait l'image mythique. Mais,
ce qui surpris Éric, il arborait un sourire d’une gentillesse infinie qu’il n’avait jamais
remarqué dans les médias.

- « Putain, il est avec Christian Pouplain, son second ! »

Lemeltier perdait son flegme et sa réserve légendaires ; en plein cinéma, dans ses rêves de
grand adolescent. Derrière les deux célèbres marins, beaucoup moins à l'aise dans le froid,
Beaumont, Philippe et l'autre interne attendaient l'arrivée d'Éric.
Personne ne parlait.
Le dégoût des mots inutiles de Jaouen était connu ; une fois encore, il allait être à la
hauteur de sa légende…

- « Je voulais vous remercier docteur, avant de repartir. »

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Rien d'autre ; une poignée de mains à l'image de son regard.


Christian Pouplain était plus chaleureux et surtout très préoccupé par l'état du jeune marin
diabétique, qui occupait une place importante dans le dispositif de la prochaine course de
Jaouen.
Une course autour du monde, dont Lemeltier parlait beaucoup depuis quelques semaines.
Éric eut l'honnêteté d'avouer, en une phrase tout aussi lapidaire que celle de Jaouen,
qu'après un accouchement, une urgence et une nuit blanche, il n'avait pas beaucoup
d'informations.
Un long silence suivit sa réponse. Beaumont tardait à venir à son secours ; ou il n'avait
peut-être pas les éléments de réponse. Ce fut Jaouen qui rompit le silence :

- « Docteur – il s'adressait à Éric – il n'embarquera qu'avec votre accord. Je repars à La


Trinité ; Christian, tu restes. »

Ses ordres ne supposaient aucun commentaire.


Une nouvelle poignée de marin ; un démarrage puissant. La légende poursuivait sa course
et Jaouen n'était plus qu'un souvenir, différent selon les hommes qui le regardaient
partir… C'est sans doute le moins ému qui rompit le silence.

- « On peut discuter dans un endroit moins froid ? »

Christian Pouplain s'adressait clairement à Éric. Ce fut Beaumont qui répondit.

- « Venez dans mon bureau. »

Christian ne bougea pas. Il continuait à regarder Éric, dans un silence de plus en plus
lourd à supporter. Beaumont n'était pas homme à affronter autre chose que la politique
locale. Il disparut donc rapidement vers sa voiture en maugréant. Christian attendit de le
voir disparaître. Et toujours en fixant Éric de cet air inquisiteur qui faisait de lui le meilleur
navigateur du monde de la voile professionnelle, au sens de routeur et de tacticien, il
avoua :
- « Ce tour du monde est primordial pour Louis, et nous ne pouvons pas nous permettre
de prendre le moindre risque avec un malade à bord. Détourner le bateau, c'est perdre la
course et pas mal de projets derrière. J'ai besoin de votre avis.
- Vous avez suffisamment de bons médecins à Paris pour vous donner un avis plus
pertinent que le mien…
– Je vous remercie de votre franchise et c'est également ce que je pense. Mais vous
connaissez mal Louis. Il est têtu, c'est vrai… mais également très, très intuitif. Il m'a
montré qu'il tenait absolument à votre avis. Je ne sais pas – je vous l'avoue – vraiment
pourquoi, mais cela fait vingt ans que je respecte ses volontés, sans vraiment me poser de
questions, car la vie à ses côtés m'a toujours prouvé qu'il avait raison. J'ai donc perdu
l'habitude d'essayer de comprendre absolument sa logique. Cependant, ne vous inquiétez
pas trop, car je ne vous cache pas que je prendrai un autre avis… Mais j'ai absolument
besoin du vôtre. »

Éric était perplexe. Il ne savait pas vraiment que faire.

- « Et si on allait voir ce malade ? »

34

Cette parade lui permettait de gagner du temps. Elle parut également satisfaire tout le
monde.

- « Allez-y. Ensuite, je vous attends dans mon bureau pour fêter cet honneur fait à notre
hôpital. »

Lemeltier ne descendait pas de son nuage d'alizé.

Le jeune malade s'appelait Olivier. Il était attablé dans sa chambre, devant un solide
déjeuner. L'entrée d'Éric et de Christian lui éclaira le visage. Il comprit instantanément que
le médecin qui accompagnait le marin était probablement celui dont on lui avait signalé la
pertinence des soins ; il savait déjà que Louis Jaouen tenait à avoir son avis… Et que de
cet avis conditionnait probablement son embarquement sur la « Petite Arche », le sixième
du nom, puisque c'est ainsi que s'appelaient tous les bateaux de Louis Jaouen. Il paraissait
particulièrement tendu.
C'était à Éric d'entamer la conversation.

- « Alors, comment ça va ?
- Bien, un peu fatigué, comme après une piste. »

C'était ainsi que les marins désignaient une fête un peu trop arrosée.
C’était aussi une des expressions favorites de Lemeltier.

- « Et je peux sortir quand ? »

Éric était un peu perplexe. Surtout ne pas se laisser déborder par l'assurance tranquille de
cette force de la nature. Gagner un peu de temps, pour assumer une décision peut-être
lourde de conséquences.
Il y avait bien évidemment la tentation de laisser la main au C.H.U. tout proche ; mais,
depuis cette nuit, il avait grandi.

- « Certainement pas aujourd'hui, à moins que vous ne vouliez être transféré dans un
service spécialisé.
- Ça me paraît être une bonne solution… »

Christian était en effet impatient de prendre un avis spécialisé ! … Ce qui n'était pas tout à
fait du goût d'Olivier.

- « Quitte à rester à l'hôpital, je préfère votre service. Mais, dites- moi, docteur, que
pensez-vous de ma participation à la course autour du monde. Son départ est dans trois
mois, donc pas de problème.
- Auriez-vous l'amabilité de sortir ? »

Le ton ferme d'Éric ne prêtait pas à discussion et, un peu penauds, mais plutôt obéissants,
tous ceux qui donnaient à la chambre une allure de feu de camp sortirent de la petite
pièce… Philippe et Christian en dernière position ; et en traînant un peu les pieds. Éric
attendit que la porte fût refermée pour planter ses yeux dans ceux d'Olivier.

- « Vous êtes diabétique depuis combien de temps ?


- Depuis mon sixième anniversaire. »

35

En fait, Olivier souffrait d'une forme assez sévère de diabète, qui avait nécessité le recours
aux piqûres d'insuline depuis son plus jeune âge. Avec un certain succès d'ailleurs puisque,
non seulement il avait eu une vie quasi normale, mais il avait pu devenir un des meilleurs
marins de course au large.
Toutefois, depuis qu'il avait rejoint l'équipage de Louis Jaouen, il avait caché sa maladie.
D'où une certaine difficulté à bien régulariser le taux de sucre dans son sang. Pour le faire
il était obligé de se piquer au bout du doigt pour connaître son taux de sucre et de
s’injecter ensuite la bonne dose d’insuline. Hier, avec la présence permanente de Louis et
Christian, il n'avait pas bien calculé sa dose d'insuline et avait sans doute eu la main un peu
lourde. Brutalement, devant le restaurant où ils s'étaient donné rendez-vous, le trou noir et
il s’était écroulé.

- « Mais je vous jure que, quand je suis mon traitement, il n'y a pas de différence avec les
autres. Et de toute façon, maintenant, tout le monde va être au courant. Alors ce sera
encore plus facile pour moi.
- Je crois que vous devriez poser la question au diabétologue qui vous suit.
- Oui, c'est le professeur Philippe Grimaldi, à Paris.

Éric connaissait de nom cet éminent professeur.

- « C'est en effet la meilleure solution de le revoir et de lui demander son avis sur cette
course.
- Oui, mais le vôtre ?
- Pour être franc, on a le même âge et je t'avoue que je suis un peu tendre sur la
question. »

Éric s'assit en face d'Olivier, enlevant ainsi définitivement la barrière que pouvait mettre le
titre de docteur dans une conversation d'hommes.

- « Alors, c'est foutu !


- Pourquoi ?
- Tu ne connais pas Louis. Il a toujours des idées différentes des autres. Il se fout du
professeur Grimaldi ou de n'importe quelle autre sommité internationale. Il m'a cru mort.
Tu m'as ressuscité. Alors, son nouveau dieu médical, c'est toi. Il est un peu basique, mais
c'est pour cela qu'on l'aime. »
Olivier avait dit cela avec un petit sourire triste qui émut Éric.

- « Écoute, tout cela me dépasse un peu. Je te propose un marché.

Va voir ton professeur parisien. Demande-lui de m'appeler et je me contenterai de


retransmettre sa réponse, tout en prenant la responsabilité de la décision auprès de
Jaouen, s’il se souvient encore de moi…

- Ne te fais surtout pas de souci pour cela ! D'accord pour cette solution… Et merci. Je
ne sais pas si j'aurai l'occasion de te rendre un aussi grand service, mais je te promets que
si tu veux te régaler un jour sur un bateau, je suis ton homme.
- Pourquoi pas ! Allez… Tu sors demain. »

36

Philippe et Christian étaient devant l'entrée du service de médecine, réunis par leur
passion commune de la nicotine.
Éric leur fit un rapide résumé de la situation, entraînant un grognement satisfait de la part
de Christian et un compliment plus appuyé de Philippe, qui découvrait son ami ; c'est du
moins ce que ressentit Éric.
La matinée n'était toutefois pas finie ; il restait à faire un immense plaisir à Lemeltier : lui
livrer sur un plateau une de ses idoles.

Le bureau du chirurgien ressemblait à la devanture d'une charcuterie.


Si Christian, curieusement pour un marin breton, se désaltérait à l'eau, ce qui eut l'air de
navrer Lemeltier, c'était un convive de qualité qui fit honneur à cet « en-cas »
pantagruélique.
L'esprit de Rabelais, qui n'avait sans doute jamais quitté le cloître qui abritait le service de
chirurgie, était presque palpable.
Lemeltier avait toutefois réussi à saouler Christian, pas de vin mais de questions ! parfois
un brin trop techniques pour Éric qui n'avait jamais navigué que dans les livres. Les
commentaires sur les exploits de Louis Jaouen, que tous connaissaient à travers les
médias, prenaient un tour nouveau.
Christian était un conteur-né qui partageait l'intimité et surtout la confiance d’un individu
hors du commun.
La discussion n’avait été interrompue que pour la contre-visite du soir que chacun devait
assurer. A la grande déception de Lemeltier, mais qui sut ne rien montrer, Christian avait
demandé à Éric la permission de le suivre ; Comme beaucoup de gens, il était fasciné par
le métier de médecin…
- « si j'avais été plus intelligent…
- Plus travailleur à l'école » avait corrigé Éric !

Le jeune interne avait craint un instant de croiser Beaumont mais ses incursions tardives
étaient rares et le service calme. Éric se révéla charmeur et pédagogue, des qualités qu’il
ne se connaissait pas ; Mais après l'exposé de tous les exploits nautiques de Christian, il
avait, sans doute inconsciemment, le désir de briller à son tour. Les questions étaient
d'ailleurs nombreuses, car l'intérêt pas feint.
Dans sa chambre Olivier sommeillait, épuisé par les événements de la matinée. Éric et
Christian restèrent un long moment avec lui, pour mettre au point la stratégie qui
rassurerait tout le monde, en particulier Jaouen, à la veille d'un Tour du Monde qu'il
préparait avec minutie depuis de longs mois.

Au moment de sortir du bâtiment, un hurlement déchira le silence un peu lourd de la nuit


naissante. Christian se mit à frissonner, effrayé par l'intensité et le drame de la plainte.
C'était Emma.
Éric, par pudeur, n'avait pas voulu entraîner son nouvel ami dans le secteur fermé.
Maintenant, il n'avait plus le choix ; il devait y aller. Sans réfléchir, car ce n'était pas
vraiment conseillé ni même permis, il prit fermement le bras de Christian, l'entraînant vers
le couloir de la folie. Le marin n'osa pas protester ; effrayé mais intrigué, le cocktail qui
donne tout son piment à l'aventure…
Et dans ce domaine, il n'avait certainement de leçon à recevoir de personne.
Les hurlements étaient de plus en plus insupportables au fur et à mesure que les deux
hommes se rapprochaient de la chambre, donnant à Christian l'envie de fuir. Seule la
présence rassurante d'Éric, qui ne paniquait pas, lui donnait la force de poursuivre.

37

La crise d’Emma, peut-être encore un peu plus intense que d'habitude, donnait une
nouvelle fois à ce secteur habituellement si calme, des allures de champ de bataille.
L'infirmière accourait avec le chariot qu’Éric pressentait débordant de neuroleptiques et
de sédatifs.
D'un geste autoritaire, Éric fit cesser toute agitation.
Christian pensa à un dresseur de fauves ; Mieux, à un sorcier ou plutôt un magicien. Le
simple fait de mettre la main sur la poignée de la porte suffit à calmer brutalement les
hurlements.

- « L'arrêt d'un marteau-piqueur sur un chantier… »

Un commentaire souriant dans une ambiance de panique où seul le jeune interne avait su
garder son calme. Christian était surpris par la pondération, l'assurance et l'humour du
jeune interne, alors que tout le service paniquait.

- « Vous allez être surpris par ce que vous allez voir… »

Christian fut en effet sidéré par la sérénité, le teint d’albâtre d’Emma qui, pour une fois,
n'avait pas les yeux ouverts. Elle paraissait dormir, alors qu'une seconde plus tôt, elle
hurlait comme une possédée. Éric fit sortir l'infirmière et les autres malades. Il demanda à
Christian de s'asseoir et commença à lui raconter, avec beaucoup de pudeur, ce qui rassura
le marin, l'histoire de la jeune autiste.
Éric était assis au bord du lit et sans s'en rendre compte caressait les cheveux d’Emma. Le
temps semblait s’être arrêté à la narration de cette histoire incroyable et inachevée. Les
deux hommes se turent brutalement. Christian, comme mû par une force incontrôlable,
s'approcha du lit et, fait incroyable pour Éric, Emma ouvrit les yeux et regarda le marin…

Ce fut deux hommes silencieux que Lemeltier et Philippe virent sortir du service de
médecine.
Il est des jours qui ne souhaitent pas se terminer ou mourir. Au moment où chacun allait
se quitter à regrets, une ambulance, suivie d’une voiture au gyrophare bleu éblouissant,
toutes sirènes hurlantes, vinrent piler devant le service de médecine. Arme au poing, un
homme jaillit de la voiture, se positionnant comme un tireur d’élite, devant la porte arrière
de l’ambulance. Ce fut Lemeltier, le premier, qui s’approcha de l’homme armé.

- « Monsieur…
- Commissaire !
- Commissaire, ici, on est dans un hôpital, pas dans un stand de tir et c’est une ambulance.
- La ferme ! Je suis le commissaire Marc Bottet. Ici, il n’y a que moi qui commande. »

La porte de l’ambulance s’ouvrit doucement sur un premier pompier apeuré.

- « Il est où ? »

Le commissaire paraissait particulièrement nerveux. Éric, en un instant, saisit le grotesque


de la situation. Il connaissait bien le pompier responsable de l’ambulance et n’avait pas
apprécié la façon dont le commissaire avait répondu. Il s’approcha du véhicule, sans tenir
compte des avertissements aboyés par l’officier de police, ce qui eut pour conséquence
d’énerver celui-ci un peu plus. Sur le brancard, surveillé par un deuxième pompier, un
homme respirait faiblement.

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- « Il a pris des somnifères, c’est une tentative de suicide. »

Éric, avec quelques questions simples, tout en examinant rapidement l’homme, rejoint par
Lemeltier et Philippe, constata qu’ils n’étaient pas en présence d’un coma profond, juste
un coma léger qui nécessitait cependant un lavage d’estomac urgent, sous anesthésie
générale. Ce que Lemeltier se proposa de faire, en demandant à son anesthésiste de garde,
de rejoindre le service de médecine. Christian avait assisté à la scène, impressionné, se
contentant, au bout d’un instant de conseiller au commissaire, devant le ridicule de la
situation, de rengainer son arme.

- « Toi, ta gueule, ou je t’embarque. »

Les autres policiers étaient hésitants, manifestement surpris par la réaction


disproportionnée de leur chef. Celui-ci, en ayant toutefois remis son pistolet dans son
holster, n’avait pas voulu quitter le malade pendant tout le temps qu’avait duré le lavage
d’estomac. Les soins terminés, il avait exigé que l’homme soit ramené au commissariat où
il avait tenté d’absorber le tube de tranquillisants qu’il avait sur lui et que la fouille n’avait
pas décelé. Le tout avec quelques réflexions sur les origines ethniques de l’homme et
quelques insultes qui mêlaient arabes, chevelus, gauchistes et médecins véreux.
C’en était trop pour Éric, dont la journée avait été particulièrement rude. La réaction du
jeune homme fut à la hauteur de sa fatigue.
Christian, Lemeltier et Philippe se souviendraient longtemps de la colère froide,
argumentée, étonnante car imprévue, du jeune interne qui, à leur surprise, rendit le
commissaire silencieux.
On le sentait impressionné tout autant que ses hommes, les pompiers et le personnel de
l’hôpital, par la dimension que prenait Éric, au fur et à mesure, que sa colère montait.
Effrayé plus que soumis, le commissaire s’enfuit, en marmonnant, devant les quatre amis,
des menaces dont ils ne tarderaient pas à comprendre l’ampleur.
Éric, sans un mot, se dirigea vers le service de médecine. Ils virent sa silhouette, qui
paraissait immense, disparaître à l’étage et la lumière de la chambre d’Emma s’allumer…

39

CHAPITRE 5 : « Le conseil de discipline »

Éric avait passé sa première nuit en mer, un peu loin des étoiles, et plutôt au ras de
l'écume du sillage, en proie à un mal de mer prévu, mais pas moins pénible pour cela. Cet
état de malaise lui avait gâché le plaisir d'une navigation parfaite – l'honneur de Lemeltier
était en jeu – de La Trinité au Raz de Sein.
Éric était d'autant moins gêné de ne pouvoir aider à la manœuvre que Philippe, lui, ne
ressentait aucun symptôme. Comme un vieux loup de mer, il enchaînait maquereaux au
vin blanc et terrine d'animal aux longues oreilles – car on ne prononçait en effet jamais le
nom du lapin à bord d'un voilier -, tradition maritime oblige. Il faisait couler le tout avec
un vin bien frais avant de s'offrir à l'avant du bateau un cigare, les pieds caressés par
l'écume.
Éric n'en était malheureusement pas là. Seule la vérification que le plancton était bien
phosphorescent et faisait des gerbes de feux lorsque le bateau tapait un peu, lui avait
rappelé que l'on pouvait passer du plaisir livresque à la réalité. Si tout ce dont il s'était
régalé lors de ses lectures était exact, il avait des heures de bonheur devant l'étrave. N'en
pouvant plus de nausées, de malaise, presque de dégoût de l'instant présent, il s'était
écroulé sur une bannette du carré, à portée de seau.
Son mal de mer disparut aussi rapidement qu’il était arrivé, après quelques heures d'un
sommeil de brute.
Un signe ne trompait pas. Philippe était en train de faire cuire une tranche de thon à la
tomate et les odeurs lui donnaient faim !

La deuxième étape initiatique pouvait donc commencer…


Réveil en pleine mer : Lemeltier visait les Ile Britanniques et il n'y avait aucune côtes en
vue. Le bateau ne courait plus contre le vent mais, les voiles en ciseau, parfaitement
équilibré, jouait avec la mer. Le skipper était en train de régler le pilote automatique.

- « On t'attendait pour envoyer le spi. »

Le spi – le spinnaker –, la voile magique, cette bulle toujours immense quel que soit le
bateau et qui le propulse en le précédant.
C'était donc cela la vie en mer. Une succession de sensations inconnues, de journées
interminables ; La joie de naviguer à son rythme physiologique – il était certain que cette
notion était fondamentale – comme c'était le cas en marchant ou à vélo… Mais avec un
voilier, en transportant sa maison, sans limites, jusqu'au bout du monde. Ce matin-là, il
comprit que cette passion naissante, révélée un peu par les hasards des rencontres d'une
vie, était solidement ancrée dans son inconscient.
Elle datait des longs après-midi où, en vacances sur les plages infinies de Vendée, sur les
épaules de son père, il attendait l'instant – jamais vu – du rayon vert. Il se posait alors
toujours la même question : qu'y a –t-il au bout de la mer ? Il ne savait pas ce qu’il y avait,
ce à quoi cela pouvait ressembler, mais aujourd'hui, il savait parfaitement comment il irait.

Les falaises blanches de l'île de Wight apparurent au bout de trois jours et deux nuits d'un
bonheur presque parfait ; juste un peu atténué par Lemeltier qui le mit en garde sur la
brise de « demoiselle » qui les poussait mal et donnait une fausse image du large « qui n'est
pas le lac Léman » et qui sait toujours ramener la dose d'humilité qu'il faut pour ceux qui
se voient déjà parcourir le monde à la voile. Éric sentait qu'il ne plaisantait qu'à moitié.
La terre grossissait lentement, très lentement. Lemeltier alternait les stations à la table à
carte et les observations aux jumelles.

40

Il fixait un point à l'horizon depuis un certain temps lorsqu'il poussa un cri d'excitation
totale.

- « Le six !!! »

Le « six », c'est ainsi que tout le monde de la voile appelait « La Petite Arche 6 », le tout
nouveau bateau de Louis Jaouen, avec lequel il espérait bien remporter le prochain tour
du monde.

- Le « six » !

Ce n'était encore qu'un point visible à l'œil nu, mais qui grossissait plutôt vite. Lemeltier se
précipita sur le pilote automatique. Il changea de cap pendant que son équipage réglait les
voiles pour faire route dans la direction du célèbre bateau. Les premiers instants, ils eurent
l'illusion de pouvoir le croiser. Le « six » devenait parfaitement visible. On commençait à
distinguer l'équipage en train de manœuvrer.
Mais brutalement, il changea de cap et pratiquement en même temps, on vit un spi se
déployer, puis, quelques secondes plus tard, sur l'autre mât, celui d'artimon – le terme
plaisait beaucoup à Éric – une deuxième voile, un peu plus petite, mais qui provoqua
instantanément une accélération du voilier. La manœuvre arracha un soupir admiratif au
pauvre Lemeltier, qui mesurait à la fois la distance technique et réelle qui le séparaient de
son idole. Mais bretons tous deux, ils avaient également une autre qualité en commun : la
ténacité…

- « Il s'entraîne. Je vais l'attaquer sur le 16 et lui dire que tu es là. »

Éric était effrayé de la décision de son skipper. D'abord, le 16 était la fréquence d'écoute
de détresse de tous les bateaux et il n'était, en plus, pas certain que Jaouen se souvînt
encore de lui.

- « La Petite Arche, de Rêve2mer – c'était le nom du voilier de Lemeltier – nous sommes


dans votre sud-est. J'ai à bord le service médical de l'hôpital de Chinon qui demande une
consultation nautique à Louis Jaouen ou Christian Pouplain. Passez sur la fréquence 56 de
dégagement. »

Lemeltier répéta trois fois son message, puis rejoignit la fréquence de dégagement. Sans
succès.

- « Soit il n'est pas en veille sur le 16, soit il s'en fout… »

Philippe avait parfaitement résumé la situation.

- « Je pense qu'il s'en fout ! »

Pourtant, dans un mouvement splendide, les deux spis tombèrent de leurs mâts et le
voilier prit un nouveau cap, sud-est, son étrave vers celle de « Rêve2mer »…

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La lettre recommandée était arrivée trois semaines après l’épisode du coma. Le


concierge lui tendit d'un air entendu. Une signature au bas d'un formulaire ; le tout sans
échanger un mot.
Une lettre recommandée comme le service en recevait quotidiennement, si ce n’est que
celle-ci était adressée à Éric en personne, qu’elle était à l'en-tête de l'hôpital et signée par le
directeur.
Comme il le redoutait, Beaumont n'avait pas digéré l'épisode du coma… Et la réplique
était sévère : Éric était convoqué devant un conseil de discipline, trois jours plus tard.
Tout s'expliquait : le côté mielleux de ses ennemis habituels depuis deux semaines ; L'air
gêné de Lemeltier.
Il faut avouer que le pauvre ne devait pas trouver la situation aisée.
La soirée qui avait clos la visite de Christian à Chinon avait été un morceau d'anthologie.
Christian s'était, pour une des premières fois de sa vie, laissé gagner par l'ivresse de
quelques bouteilles bues dans la confidentialité des « Caves Peintes ». Il faut une fois dans
sa vie avoir pénétré ce sanctuaire de la soif, véritable dédale de couloirs creusé sous la
colline de calcaire. Personne n'était d'ailleurs en mesure de donner les dimensions exactes
de ce réseau incroyable de galeries, pour la plupart murées pour prévenir les accidents.
Mais on murmurait que certaines caves, datant de Charles VIII, l'époque où Chinon était
la capitale de la France, trouvaient leurs sorties à quelques dizaines de kilomètres.

Éric, après de nombreux appels, avait fini par les rejoindre.


Lui et Christian avaient d'abord longuement gardé le silence ; le premier n'arrivait pas à se
détacher du souvenir du regard d’Emma ; Le second se demandait bien pourquoi, l'espace
de quelques secondes, le marin avait obtenu cette parcelle de conscience
incompréhensible que sa malade avait jusqu'ici refusée à la terre entière.
En particulier à lui, malgré tous ses efforts.
Pourquoi ce réveil à la vie ? Car il était formel, même s'il avait été fugace, ce regard était
celui de quelqu'un de parfaitement conscient ; et réveillé ! Qui plus est, avec une
expression qu'Éric n'arrivait pas à définir. Christian non plus, mais il essayait de
convaincre Éric que cela avait dû se produire de nombreuses fois, sans que personne ne
s'en rende vraiment compte.
Philippe avait mis fin à la discussion en concluant – et l'on ne pouvait pas le contredire –
qu'un regard de quelques secondes, était loin d'être une guérison et qu'il y avait encore de
la marge avant qu’Emma puisse danser le Rock and Roll ! Une allusion grossière à la suite
du programme, une fin de nuit riche en décibels, donc pauvre en discussion, qui avait
projeté rapidement Christian et Lemeltier vers leurs lits respectifs.
Tôt le matin, sans revoir Éric, mais avec Olivier, Christian était reparti vers la Bretagne, en
laissant ces quelques lignes :

« N'oublie jamais que, quelque part au monde, un bateau saura toujours accueillir tes joies
et tes peines… »
- « Je démissionne…
Philippe, à en juger par sa réaction écumante, n'était pas au courant du complot ; et, plus
que la vengeance de Beaumont, c'est la trahison de son chef de service qui l'écœurait le
plus. Il proposa d'ailleurs, une fois calmé, d'aller demander quelques explications à son
patron. Éric avait également envie de savoir ; il lui emboîta donc le pas. Le chirurgien
sortait de salle d'opération.
Il paraissait épuisé. Concentration ou perspective de voir arriver les ennuis ? Éric hésitait.
La réaction de Lemeltier lui apporta rapidement un début de réponse. Avant que Philippe

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ait pu exprimer ses griefs, il le pria poliment d'aller l'attendre dans le service, tandis qu'il
indiquait l'entrée de son bureau à Éric. Au moins, il ne fuyait pas le débat.

- « Éric, tu sais que j'ai beaucoup d'estime pour toi, mais ce que l'on te reproche est
grave…
- C'est interdit d'être consciencieux et de s'intéresser à l'inexplicable ?
- Tant que l'acte reste médical, c'est tout à l'honneur de celui qui cherche à comprendre.
Mais Éric, ce n'est pas de médecine dont on parle, mais de déviance. »

Devant l'air ahuri du jeune interne au bord des larmes, Lemeltier, avec beaucoup de
gentillesse, mais en gardant l'attitude de quelqu'un qui doute encore, lui raconta que l'on
soupçonnait Éric d'attouchements sexuels sur la jeune autiste. L'accusation manquait un
peu de substance, mais Emma était notoirement jolie, Éric passait des heures dans sa
chambre – on l'avait trouvé endormi aux côtés de la malade – et surtout… Lemeltier
hésitait à continuer… Une infirmière, absolument irréprochable et insoupçonnable
puisque notoirement en conflit avec Beaumont, avait vu Éric « pincer méchamment les
seins de sa malade… »
Éric était accablé.
Oui, il était intrigué par Emma.
Oui, il était indiscutablement attiré par le mystère, d'où les heures passées à essayer de
comprendre.
Oui, il avait éprouvé, après sa nuit de garde, le besoin de vérifier si le regard était toujours
sur le tableau et effondré de fatigue, il s’était endormi près de sa malade.
Oui, il lui avait pincé les seins, mais pour vérifier la sensibilité profonde, comme on lui
avait enseigné en neurologie pour juger de son absence réelle de réaction.
Oui, c'était le seul geste à connotation sexuelle pour un non-médecin que l'on pouvait lui
reprocher.
Mais non, mille fois non, et il le jurait sur la terre entière, il ne s'était rendu coupable d'une
quelconque action répréhensible….
Lemeltier était ému par la détresse de l'étudiant, qui se défendait avec passion, mais sans
véhémence. En homme mûr et plutôt psychologue, il sentait naître de l'estime et un
sentiment de fraternité. Mais il était également un homme peu rompu à ce type de
situation qui le mettait plutôt mal à l'aise.
Toutefois, quel qu'ait pu être son sentiment, le conseil de discipline aurait bien lieu et il
s'était proposé de défendre Éric ; il fallait donc préparer sa défense.
Les règles étaient simples. L'accusation, Beaumont, et le directeur, exposeraient leurs
griefs. Lemeltier et Éric pourraient répondre… Mais tout dépendrait de la conclusion de
trois « sages » de la Faculté de Tours, désignés pour rendre le jugement. Ils avaient pour
mission d’étudier l’opportunité de sanctions ou le dépôt d'une plainte si les faits reprochés
s’avéraient réels. Cette dernière hypothèse paniquait Éric. Il était plus attaché à l'image
qu'il pouvait donner à ceux qu'il aimait, en particulier ses parents, qu’à ce métier qui
semblait le refuser et pour lequel il n'avait jamais ressenti une passion délirante.

Trois jours passèrent dans l'hypocrisie que ces « affaires » suscitent toujours dans une
petite communauté. Non-dits, sourires gênés, poignées de mains de soutien discret ; mais
un observateur extérieur aurait été bien incapable de soupçonner qu’un procès en
sorcellerie était en cours. Seul fait notable, Emma, qu'Éric n'avait plus le droit de voir, se
chargeait de gâcher toutes les visites de Beaumont à l'hôpital, rendant l'existence de l'autre
interne absolument cauchemardesque. Éric mourait d'envie d'intervenir… Lemeltier le lui
avait fermement interdit.

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Philippe, qui était allé jeter un coup d'œil à la demande de son ami, lui avait décrit, avec sa
délicatesse légendaire de poète-express, la « grande boucherie de l'incompétence… »

Les éminents professeurs étaient là. Le premier – Éric reconnut le chef de service de
rhumatologie du CHU – la cinquantaine élégante, souriant et gominé, fumait un petit
cigare en plaisantant avec Lemeltier. Le second, un radiologue à l'air renfrogné, regrettait
déjà cette lamentable affaire de mœurs. Du moins, c'était le sentiment qu'il donnait à Éric.
Enfin, le troisième était la star incontestable de la région. Le doyen en personne ;
personnage à la carrure et à la carrière nationales ; cela signifiait aussi qu'à Tours, ville
dont dépendait l'hôpital de Chinon, on prenait l’affaire très au sérieux.
Toutefois cette débauche de « pointures » indiscutables lui garantissait probablement un
conseil équitable, capable de dépasser les querelles de clocher.
Tout le monde était pressé : Beaumont – il n'avait pas salué Éric à son arrivée – de voir le
couperet tomber ; Lemeltier, de faire éclater la vérité que le calme et l'intelligence de son
étudiant lui avaient fait partager ; les trois juges, de se débarrasser d'une corvée qui – et
c'était plutôt une bonne nouvelle pour Éric – ne les rendait pas joyeux. Derrière les
fenêtres de la salle du conseil qui avait sans doute, depuis le Moyen Age, accueilli d'autres
procès en sorcellerie, curée ou triomphe s'organisaient en silence.
La salle sentait la vieille cire, le tabac froid et l'éther. Le directeur avait sans doute vu trop
de séries télévisées américaines…
La disposition des tables prévues pour les différents protagonistes rappelait celle des
procès du maccarthysme. Une bourgade du Middle West n'aurait pas fait mieux.
Le doyen, après avoir proposé à chacun de se présenter rapidement, avait demandé au
directeur de lire l'acte d'accusation. Il était plus détaillé que ce que lui avait déjà expliqué
Lemeltier.
Beaumont se permit d'ajouter quelques commentaires perfides sur les nombreux
témoignages qu'il aurait pu produire pour commenter les heures passées par Éric dans la
chambre de sa malade. Puis vint Anna, l'infirmière qui accusait Éric de sévices sexuels sur
la personne d’Emma. C'était incontestablement le moment clef pour l'accusation ;
d'ailleurs, Beaumont se trémoussait d'impatience et probablement de plaisir sur sa chaise.
Anna était d'une pâleur telle, qu'on pouvait craindre à tout moment de la voir défaillir.
Son témoignage était précis, clair et impitoyable.
Croyant bien faire, alors qu'elle était en train d'enfoncer définitivement son interne, elle
ajouta, qu'avant ce geste impardonnable, elle avait plutôt de la sympathie pour Éric. Elle
avoua aussi, avec un courage qui rendait sa démonstration impitoyable, le peu d'estime
qu’elle avait pour son chef de service. Celui-ci accusa le coup, mais sentit qu'Éric était
beaucoup plus atteint que lui. Un long silence suivit cette déposition. Le doyen, après un
soupir qui en disait long sur son embarras et probablement son dégoût, demanda à Éric
s'il avait des commentaires.

- « Tout est exact... Et j'ai également beaucoup d'estime pour Anna, qui a toujours été une
collaboratrice irréprochable. Mais elle se trompe sur la signification exacte de mon geste. »

Ce qui fit immédiatement ricaner Beaumont, ainsi que le radiologue moustachu qui
commençait à s'éveiller à l'évocation de cette turpitude confraternelle.

- « Vous n'arrangez pas beaucoup votre cas… Et je ne vois pas ce que l'on peut ajouter de
plus. »

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À son ton, on sentait que le doyen n'était pas particulièrement ravi de la tournure d'une
affaire qu'il pressentait, compte tenu des appuis politico-médiatiques de Beaumont, à la
une de la presse locale dans les jours à venir.
Lemeltier demanda la parole.
Comme il l'avait répété avec Éric les jours précédents, il tenta de médicaliser le geste.
Dans une espèce d'indifférence, tant le témoignage d'Anna, beaucoup plus spontané,
moins tiré par les cheveux, sonnait juste. Lemeltier sentait le désespoir le gagner. Il
balbutia la fin de sa démonstration. De nouveau un long silence...

- « Avez-vous un commentaire ? »

Le doyen s'adressait à Éric qui, au moment de prendre la parole, fut interrompu par
l'ouverture de la porte. Sœur Marie- Claire fit son entrée, poussée – seul Éric avait pu le
voir – par Philippe, qui s'esquiva tout aussi furtivement.

- « Qu'est-ce qu’il y a encore ? »

Beaumont avait aboyé. Le rhumatologue se dit que cette jeune sœur-infirmière était
sublime. On aurait juré qu'elle était maquillée.
Elle n'était qu'émue. Éric remarqua pour la première fois que c'était un très léger
strabisme qui lui donnait ce charme pathétique.

- « Je désire témoigner. »

Dans un silence de plus en plus lourd, Éric entendit Marie-Claire, avec un aplomb
incroyable, débiter le plus gros mensonge de l'année. Selon elle, Éric lui avait parfaitement
décrit la manœuvre, qu'il avait d'ailleurs effectuée devant elle, pour tester les réactions de
sa malade. Elle était d'ailleurs présente dans la chambre ; Anna n'avait pas pu la voir, car
elle s'était réfugiée dans un coin de la petite chambre, pour ne pas gêner l'interne.

- « Et pourquoi Éric ne vous a pas citée comme témoin ? »

Le doyen était perplexe.


- « Parce que je n'aurais jamais dû être là. Je n'étais pas de garde… Et notre règlement est
formel ; je n'avais pas le droit de sortir du cloître. Mais, depuis quelques semaines, j'avais
pris l'habitude de venir fumer une cigarette ou deux en cachette avec
Er… euh, le docteur. On discutait également d’Emma, car je trouve cette maladie
ahurissante. »

C'est sa maîtresse et elle ment pour le sauver. C'est sublime… À fond dans son scénario
de série B, pour le rhumatologue, le cas était entendu. Pour le doyen, il se compliquait. Le
témoignage de la jeune sœur était un peu tiré par les cheveux, mais sa réputation de
chrétien de gauche, lui interdisait toutefois d'imaginer un tel mensonge.
« Mi-temps, balle au centre » pensa Lemeltier qui maudissait Éric de ne pas lui avoir révélé
ce détail fondamental, car lui aussi, connaissant Marie-Claire, ne pouvait pas imaginer une
seconde qu'elle puisse mentir.
Éric était sidéré… Tout comme Beaumont, ce qui les empêchait de commenter.
Le doyen se frottait de plus en plus le menton ; le rhumatologue n'en pouvait plus
d'imaginer la sœur infirmière en tenue moins monacale. Le radiologue trouvait l'histoire
beaucoup plus banale.

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Éric fut saisi par un violent mal de tête, puis il sentit une force incontrôlable l’obliger à se
lever et à prendre la parole.

- « Monsieur le Doyen, chers Maîtres, chers Confrères. Nous sommes médecins et seuls
les imbéciles ont la prétention de comprendre tous les mystères de la médecine, en
particulier ceux auxquels la psychiatrie nous confronte de plus en plus. Vous avez décidé
de me juger et j'accepte sans arrière-pensée votre verdict, car j'ai compris qu'il serait
équitable. Mais je vous le répète, nous sommes des médecins, et il me paraît impossible de
condamner sans voir la victime, l'être humain que je suis censé avoir violenté.
Certes elle ne peut pas parler, certes elle n'a d'autre expression que des cris témoignant
d’une douleur à laquelle peu d'entre vous avez déjà été confronté. »
Le doyen eut une petite moue réprobatrice.
« Notre métier est de soulager. Je vous propose de mettre en pratique la somme
impressionnante de vos connaissances afin que vous puissiez me juger. »

Pas un de ces mots sortis de sa bouche ne lui appartenait. Éric s'écoutait parler sans
comprendre où il voulait aboutir.
Dans la salle du conseil, les regards, à défaut des avis qui n'arrivaient pas à s'exprimer,
étaient partagés.
Le camp des curieux – le rhumatologue et Lemeltier – l'emporta sur les sceptiques et les
indécis. D'autant que le doyen, s'il trouvait toutefois la démarche impertinente,
commençait à trouver ce jeune médecin original…
Et sacrément gonflé !

Éric ne laissa à personne le soin de diriger le groupe vers le service de médecine. Comme
aux plus beaux jours de garde, les hurlements d’Emma produisirent leurs effets délétères
sur ceux qui ne les avaient jamais expérimentés.
En ce jour crucial pour Éric, Emma jouait le grand jeu. Même Beaumont était
impressionné.
Le doyen, un neurochirurgien particulièrement brillant, au milieu des hurlements, réclama
une sédation la plus rapide possible pour atténuer une souffrance dont il n’avait,
effectivement, pas souvenir d’avoir vécu une telle expression. Éric, étonné par la violence
de la crise, lui proposa de choisir le traitement. On se serait cru dans un duel, avec le
traditionnel choix des armes avant le début des hostilités. Piqué au vif, le doyen donna des
ordres rapides.
C'était un ancien militaire, rompu à l'urgence et à la très grande souffrance. Il allait
montrer à ce petit présomptueux, ce que pouvait être la médecine de guerre. Anna et
Marie-Claire partirent en courant chercher les seringues et les produits. Dix minutes plus
tard, penaud et en sueur, le doyen était forcé de constater que les injections effectuées
avec difficulté n'avaient eu aucun effet.
Emma était en proie à une crise d'une puissance jamais égalée.
Ce paroxysme de la folie devenait insoutenable pour tous les « spectateurs », pourtant pas
particulièrement novices en médecine.
Éric – cela devenait une habitude qui le fit sourire – se tenait à l’arrière du groupe de
médecins, une seringue à la main.
En repoussant, gentiment mais fermement, tout ce brillant aréopage, il s'approcha
d’Emma. Sans cesser de hurler et de se débattre – elle était attachée par des liens
ensanglantés –, elle lui tendit docilement, comme à l'habitude, une carotide bien pulsée où
il n'eut aucun mal, d'un geste précis et rapide, à injecter tout le contenu de la seringue. Le

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doyen, qui s'était légèrement reculé et qui n'avait pas vu la position facilitatrice de la
malade, était bluffé par tant de dextérité.
Quelques secondes plus tard, le calme régnait dans la chambre qui avait quelque chose de
totalement irréel. Le doyen tendit la main à Éric, autant pour le féliciter que pour
récupérer l'ampoule vide que l'interne avait posé dans le petit plateau en aluminium qui
servait à préparer les injections. Éric lui tendit avec un sourire un peu triste.

- « Incroyable, du sérum physiologique… Autant dire de l'eau salée. »

Le doyen avait montré son étonnement à voix haute.

- « C'est le fruit de toutes mes heures d'observation (il nous donne un cours, le
rhumatologue n'en revenait pas), bien dérisoires pour porter un diagnostic ou donner une
explication rationnelle et documentée ; mais suffisante pour apporter le soulagement…
Et comme nous sommes médecins, cela suffit à mon bonheur.
Monsieur le Doyen, mes chers Maîtres, j'attends paisiblement votre verdict… »

Là encore, Éric prononçait, avec le talent des grands orateurs, des mots qui ne lui
appartenaient pas.

La voiture des trois professeurs de médecine disparaissait à l'horizon.


Éric était épuisé ; incapable d'expliquer ce qu'il s'était passé ; mais blanchi de tous
soupçons. Le doyen s'était longuement entretenu avec lui, plus pour essayer de
comprendre la logique de cette histoire de médecine hors du commun, que pour
commenter la haine que sa démarche originale suscitait. Mais comme il sentait la situation
irrémédiablement pourrie entre l'interne et son patron, il avait également proposé à Éric
de rejoindre son service.
Flatté, celui-ci avait toutefois repoussé cet honneur avec beaucoup de diplomatie. Il avait
en revanche accepté le principe de faire sa thèse sur le cas d’Emma, sous la direction du
doyen et du rhumatologue, qui montrait dorénavant un enthousiasme bien loin de ses
soupçons de l'heure précédente.
Les adieux avec Beaumont avaient été plutôt froids, ce qui avait décuplé la rage de
l'homme politique. Il avait alors passé sa colère sur Anna, responsable selon lui de faux
témoignage. Quant à Marie-Claire, il avait convoqué la sœur surveillante et l'explication
promettait d'être sérieuse. Sans s'attendre à des excuses, Éric avait été toutefois surpris de
le voir s'engouffrer dans sa voiture et rejoindre sa mairie, sans un mot ni un regard pour
son interne. Heureusement, il y avait Lemeltier – une accolade avait suffi – et l'étreinte de
Philippe qui avait bien été l'ange gardien aperçu furtivement tout au long de cette matinée.
À la question « Marie-Claire, c'est toi ? », Philippe avait répondu en mettant un doigt en
travers de sa bouche. D'ailleurs la jeune sœur était introuvable. Elle s'était sans doute
réfugiée dans l'église et dans la prière. Éric attendait avec impatience de la voir pour la
remercier et surtout comprendre.
Il avait pensé un instant que la jeune femme était amoureuse de lui. Ce qui était une
explication qui en valait d'autres et qui, tout en le faisant légèrement rougir, suscitait
toutefois en lui une certaine fierté de petit mâle. D'ailleurs lorsqu'il avait évoqué cette
hypothèse avec Philippe, celui-ci s'était contenté d'un sourire long en sous-entendus. Mais
maintenant, seul dans la cour de l'hôpital, salement blessé mais joliment guéri, il se sentait
épuisé. Alors, comme à chacun des moments de lassitude de ces derniers mois, il dirigea
sa grande silhouette fatiguée vers la chambre d’Emma.

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Les aides-soignantes venaient juste de remettre le lieu en ordre.


La jeune femme était revêtue d'une robe d'hôpital en tissu blanc, propre, mais épais et
rugueux. Elle était toujours attachée. Parfaitement calme, mais attachée. Éric commença
par dénouer ses liens. Puis subitement, il eut une idée. Quelques secondes plus tard, il était
au volant de sa voiture.

Il ne revint qu'en fin d'après-midi, un paquet sous le bras. Le service de médecine était
vide, à l'exception d'Anna qui, les yeux rougis, et les traits tirés, passait son mal-être en
préparant les médicaments du soir. En voyant Éric pénétrer dans l'infirmerie, elle eut un
moment de recul, vite interrompu par le regard de l'interne qui la prit longuement dans
ses bras pendant qu'elle éclatait en sanglots. Éric attendit qu'elle se calme pour lui
renouveler son amitié et surtout lui confirmer que son témoignage était exact.
Elle aurait simplement pu demander quelques explications. La jeune femme avoua qu’elle
avait eu peur d'être en présence d'un délinquant sexuel. Elle avait préféré se taire, ne
décidant de parler que lorsque la rumeur avait été plus précise. Elle s'en voulait également
de ne pas avoir vu Marie-Claire dans la chambre ce soir-là…

- « Mais elle n'était pas là ! »

Éric le lui avait avoué avec une franchise désarmante, qui avait mis un point final à ces
explications délicates.

- « J'ai un service à vous demander. »

Éric se sentait un peu gauche.

- « Emma est en fait celle qui m'a permis de retrouver ma dignité.


Je lui ai fait ce cadeau, mais j'aimerais que ce soit vous qui le lui donniez. »

Un instant surprise, Anna comprit tout de suite en voyant le paquet. Elle le prit en riant et
partit vers le secteur psychiatrique.
Éric attendit que l'infirmière revienne pour se diriger à son tour vers la chambre d’Emma.
Celle-ci était toujours calmement allongée, mais, pour la première fois, sur ses draps.
Coiffée, parfumée – il reconnaissait l'odeur d'Anna – et surtout, revêtue de la robe noire
qu'Éric avait mis tout l'après-midi à choisir. Il avait eu la chance, dans un magasin très
branché de la ville, de tomber sur une vendeuse que son air gauche avait probablement
ému.
Le choix était judicieux. Emma était somptueuse. Un mystère de plus tant la maladie
psychiatrique, en torturant les âmes, déformait habituellement les corps. Rien de cela dans
cette forme d'autisme ; le temps, les crises, les traitements, n'avaient aucune prise chez elle.
Éric la contempla longuement puis, à voix haute, reprit une conversation interrompue par
la jalousie et la méchanceté des autres. Plusieurs longues minutes plus tard, il sortit apaisé
de ce nouveau refuge – c'était d'ailleurs bien le mot qu'il fallait employer et il en était bien
conscient – après une dernière réflexion.

- « Une sœur menteuse et une malade muette… Ma vie sentimentale commence bien ! »

Car malgré tout le temps passé dans la chambre, il ne s'était en fait jamais posé
ouvertement la question de la nature de ses sentiments pour Emma. Et la contemplation
de cette superbe femme, n'avait pour la première fois, été d'aucun secours...

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L'été approchait. La vie n'était pas tout à fait redevenue normale dans le service de
médecine.
L' « Affaire », comme disait le concierge, avait laissé des traces indélébiles. Beaumont
n'adressait plus la parole à Éric… qui ne cherchait d'ailleurs pas à lui parler.
Il y avait clairement deux camps bien distincts. L'un soutenait ouvertement l'interne ;
l'autre l'évitait, quand il ne lui compliquait pas la tâche, avec tout un tas de petits détails
désagréables qui perturbaient la vie normale du service. Marie-Claire avait été mutée en
chirurgie. Éric n'avait pas réussi à avoir une discussion avec elle, la jeune religieuse ne
souhaitant manifestement pas rester en tête-à-tête avec lui. Le mystère de sa déposition
restait entier.
Philippe avait d'ailleurs conseillé à son ami de laisser Marie-Claire choisir le moment de se
confier… et celui-ci n'était pas venu.
Heureusement, le retour du beau temps faisait de la Touraine l’un des endroits les plus
plaisants où vivre ; les rois de France n'avaient pas si mauvais goût que cela.

Il y avait surtout la découverte physique du bateau et de la voile.


Lemeltier avait été très choqué par le procès fait à Éric et l'attitude de Beaumont, avec
lequel il n'avait plus, depuis cet épisode, que des rapports administratifs. Il avait décidé de
prouver au jeune interne que l'humanité n'était pas aussi noire que cette lamentable
histoire pouvait le lui suggérer. En scientifique très organisé, il s'était attaché à ce but avec
le sérieux et toute la bonne volonté que personne ne lui contestait. En délicatesse avec sa
femme et ne pouvant plus recevoir chez lui, mais désirant avoir une relation amicale avec
ses deux internes, il les avait invités à venir naviguer avec lui, sur son bateau, à La Trinité.
Ses problèmes conjugaux en avaient fait depuis plusieurs années un navigateur solitaire
mais il redécouvrait, avec ses deux nouveaux équipiers, le bonheur de la promenade en
mer, de la régate l'écoute entre les dents et des mouillages forains lorsque les huîtres, le
muscadet et la fatigue due au vent, rendent les soirées sans égales.
Éric ressentit ce monde qu'il ignorait quelques semaines plus tôt, comme essentiel à sa vie
future et à son équilibre.
Les retours de week-end étaient de plus en plus pénibles. Et si Philippe se faisait parfois
un peu prier pour partir chaque vendredi libre, c'est-à-dire une semaine sur deux, car le
groupe de marins avait bien organisé les gardes, un simple regard de Lemeltier suffisait à
faire comprendre que la thérapie qu'il avait initiée était une réussite, au-delà de ses
espoirs… Il y avait même à craindre un phénomène de dépendance ! Il n'envisageait
désormais plus d'autres navigations qu'avec ses nouveaux amis. Le patron s'était
transformé en un autre leader, le skipper, aussi maître à bord que sous le scialytique de la
salle de chirurgie, avec l'envie de transmettre tout un savoir et débuter une démarche
initiatique qui faisait d'Éric un disciple épanoui… et ravi.
Les semaines passaient à grande vitesse et si la vie dans le service de médecine était un
peu bizarre, Éric avait l'impression de faire son travail, certes sans génie mais avec la
conscience tranquille.
Il s'autorisait de longs après-midi ou soirées de lecture dans la chambre d’Emma. A un
rythme effréné, il dévorait les livres de voile que Lemeltier lui offrait de sa collection
personnelle.
Et, si sa connaissance des mers du monde n'était que livresque, toutes les manœuvres,
même les plus insensées, n'avaient plus de secrets pour lui. Les exploits de Louis Jaouen
avaient sa préférence.
Il comprenait mieux, maintenant, l'excitation qui avait saisi Lemeltier lorsque le célèbre
marin s'était retrouvé dans les murs de l'hôpital.

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Christian lui avait téléphoné, quelques semaines après son passage à Chinon, pour le
remercier et lui confirmer que Jaouen attendait son avis concernant Olivier. Éric n'ayant
pas osé appeler le professeur Grimaldi dans son service parisien, il n'avait pu répondre à
la demande… Il n’avait cependant pas oublié l'anecdote, mais elle ne devait plus être
d'actualité, puisque personne ne s'était manifesté. La lecture quotidienne de « L'Equipe »
lui avait appris que Jaouen s'entraînait durement avec son équipage en vue de cette course
autour du monde que l'on décrivait comme la régate du siècle. D'ailleurs, les quelques
photos publiées par le quotidien montraient un Olivier en pleine forme et un Christian un
peu en retrait de son skipper, mais très certainement aux affaires ; « l'ombre
indispensable » de Jaouen, comme l'écrivait le journaliste.

Le nouveau projet de Lemeltier était en fait de profiter des vacances de juillet pour
effectuer une vraie navigation, avec étapes de nuit. Et un objectif, rejoindre les côtes
anglaises. Pour, à défaut de participer au célèbre Fastnet, une course en mer d'Irlande, au
moins voir cette baie de Cowes, entre l'île de Wight et l'Angleterre, où l'on dit que les
bateaux sont si nombreux que l'on pourrait presque traverser le bras de mer à pieds secs.
Lorsqu'il racontait cela, Lemeltier avait le ton de l’adolescent qui essaie de convaincre ses
parents que le rap est un art essentiel ou que le reggae n'a rien à voir avec l'herbe.
Inconditionnel, pas objectif pour un sou, mais entièrement soumis à sa passion. Dès
qu'Éric avait une interrogation ou qu'il avait envie de partager, c'est dans la chambre de
psychiatrie qu'il passait le plus clair de son temps.

Deux événements étaient venus rompre la monotonie de l'histoire d’Emma. Tout d'abord,
Anna, qui éprouvait une certaine culpabilité, avait décidé de s'occuper de l'aspect physique
de la jeune malade. Comme elles avaient une morphologie équivalente, elle emmenait à
l’hôpital ses pantalons, robes et pulls qui permettaient désormais d'humaniser celle qui
était, quelques mois plus tôt, considérée comme un phénomène de foire. Un détail –
pouvait-il qualifier cela de détail, même s'il ne pouvait pas en parler – le laissait totalement
interloqué : chaque matin, en rentrant dans la chambre, il avait pris l'habitude de faire un
commentaire sur l'habillement de sa malade préférée. Des réflexions du genre : « Emma,
tu es canon avec ta petite robe noire » ou « Je n'aime pas ton pull jaune ». Sans, bien
évidemment, susciter la moindre réaction, le moindre clignement de paupière de la part de
celle qui vivait emmurée dans un cerveau qu'Éric était le seul à croire vivant. Petit à petit,
il essayait, au moins, d’en apporter la preuve. Ce fut Anna qui le mit sur la piste. Un matin
où Éric pénétrait dans la chambre, il entendit l'infirmière hausser le ton :

- « Mais Emma, comment fais-tu pour transformer ce pull jaune en serviette ? »

Elle se retourna vers Éric.

- « Je ne comprends pas pourquoi certains jours, elle mange proprement, et d'autres, elle
se conduit comme la dernière des débiles. C'est la troisième fois que je dois emmener ce
pull jaune au nettoyage… »

Dans les jours qui suivirent, Éric mémorisa soigneusement la teneur de ses réflexions
vestimentaires. Il demanda également à Anna de noter comment Emma se salissait.

Quelques semaines plus tard, il disposait d'un rapport très complet de la part des aides-
soignantes, qui prouvait de façon indiscutable, qu’Emma ne salissait que les vêtements

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qu'Éric n'aimait pas, prenant un soin inexplicable pour la robe qu'il lui avait offerte, au
point que le personnel soignant prétendait – sans comprendre pourquoi – que lorsqu'elle
était habillée de cette façon, le service dormait tranquille.
Bien évidemment, cette constatation n'était pas publiable, mais c'était la preuve que ce
cerveau malade avait bien une conscience et savait y faire naître des émotions.

Une deuxième expérience confirma la justesse de son raisonnement.


Au terme de toutes ces heures passées dans la chambre, il avait réussi à jouer avec le
regard de sa malade. Manifestement, il y avait des images qui lui plaisaient plus que
d'autres. Chaque fois qu'il changeait le tableau, il pouvait évaluer ce plaisir…
C'était clair : lorsqu'elle n'aimait pas, son regard restait fixé vers un point imaginaire. En
revanche, elle pouvait rester plusieurs jours à regarder la photo du bateau de Jaouen, alors
qu'elle se lassait très vite des multicoques. Autre découverte, elle n'aimait que les photos
représentant ce qu'Éric lui avait décrit ou du moins ce qu'il aimait.
C'était vrai qu'elle ne connaissait du monde que les réflexions rapides de celles qui
s'occupaient furtivement d'elle, depuis des années. Des réflexions d'ailleurs pas toujours
aimables, bien qu’Éric ait demandé plus de respect. Et le seul qui lui apprenait quelque
chose du monde était Éric… Lui-même, avec sa passion toute nouvelle de la voile, se
trouvait un peu mono maniaque.

Emma avait donc probablement une vie intérieure, certes minime qui ne s'exprimait que
de façon très fruste. Des regards furtifs, une façon de brutaliser ses habits et rien
d'autre… Sauf ces yeux qui, l'espace de quelques secondes, avaient transpercé Christian.
Un instant jamais renouvelé, au grand désespoir d'Éric qui en éprouvait une certaine
jalousie.

Il avait ressenti son départ en vacances, un premier juillet - il y a des dates mythiques -
comme une sortie de cellule. Il allait enfin quitter le rythme épuisant auto-bateau-boulot
qu'il vivait depuis quelques mois.
Le coffre de l'Espace de Lemeltier était plein ; on ne plaisante pas avec la navigation
hauturière !
Puis il y avait eu, dès l'arrivée à La Trinité, le moment étonnant de l'avitaillement où l'on a
l'impression de remplir son caddy pour aller au bout du monde. Tout manque ; tout est
superflu, mais fait déjà défaut ! Le bateau ne faisait qu'un peu plus de dix mètres –
pardon, 35 pieds – mais on ne manquerait certainement pas de liquide et de conserves,
pour une croisière qui devait durer quatre semaines !
La veille du départ, une anecdote avait encore sérieusement tendu l'ambiance. Beaumont
et Éric ne s'adressaient plus la parole ; c'était d'ailleurs un choix de son supérieur dont
Éric s'accommodait très bien. Mais ils devaient cohabiter plusieurs fois par semaine, lors
des grandes visites du service. Ce matin-là, une voix avait crié dans le couloir - « Le
professeur Grimaldi au téléphone. »
Éric et Beaumont s'étaient presque percutés en sortant ensemble de la chambre.

- « Le professeur Grimaldi, de Paris ? Beaumont était surpris.


- Oui, il est au bout du fil et il attend.
- C'est pour moi ! »

Éric se dirigeait déjà vers le téléphone.

- « Vous vous prenez pour un chef de service ? »

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Bousculé avec brutalité par Beaumont, il se contenta de ralentir le pas. Son patron avait
probablement oublié l'épisode Olivier.
Il suffisait d'attendre patiemment, en souriant d'un petit air sarcastique, une nouvelle
revanche imparable. Effectivement, Beaumont, d'abord obséquieux et mielleux, se
contenta de deux « non » et d'un « oui », avant de tendre, d'un air penaud, le téléphone à
Éric qui s'était approché, certain de la destination de l'appel.
Le professeur Grimaldi, fidèle à sa réputation de grand patron parisien, avait, en quelques
phrases précises, résumé le cas d'Olivier. Très attaché à la personnalité de ce malade, qu'il
suivait depuis longtemps, il pensait que sa participation à la course autour du monde ne se
concevait qu'avec une hygiène de vie parfaite et un suivi sans faille de son diabète. La
dernière consultation avait montré que la maladie d'Olivier était stabilisée et que l'épisode
de Chinon, s'il avait été sans conséquence, avait toutefois fortement marqué l'esprit du
marin. Grimaldi se proposait d'appeler Jaouen, mais il attendait le feu vert d'Éric, en
félicitant ce dernier pour la justesse de sa réaction devant le coma d'Olivier.
Il termina par un :

- « Je suppose que vous pouvez saluer votre chef de service pour moi, inutile de me le
repasser… » qui démontrait son excellente analyse (rapide) des hommes.

Ce fût sa dernière vision de Beaumont avant plusieurs semaines et ce réel plaisir atténua,
un tout petit peu, la tristesse de laisser Emma pendant un temps aussi long. Mais il est vrai
que pour elle, le temps n'avait pas la même signification que pour les autres.
Et puis, ce n'était qu'une de ses malades... Certes à laquelle il s'était peut-être attaché, mais
dont la gravité empêchait de mettre, aux sentiments bizarres qui habitaient Éric, un autre
nom que celui de compassion. Parfois, pour être vraiment honnête, il pensait que cet
attachement irréel pouvait avoir un autre nom ; mais les hurlements qu'il entendait de sa
chambre, lorsqu'il n'était pas de garde – son collègue avait d'ailleurs pris l'habitude de
l'appeler systématiquement pour faire cesser les crises – lui démontraient qu'il n'y avait
rien à construire sur une maladie aussi monstrueuse. Anna, qui ne partait qu'en août, avait
rassuré Éric en promettant de s'occuper d’Emma, en dehors de ses heures de travail.

Louis Jaouen était à la barre. Un T-shirt blanc, au nom de son bateau, mettait en valeur
une musculature puissante.
Il avait ce sourire énigmatique dont le monde de la voile disait que seul Christian savait le
décoder. Ce dernier était d'ailleurs derrière son ami, l’œil rivé au GPS. Debout sur le
deuxième étage de barre de flèche du grand mât, Olivier faisait le pitre, ravi de susciter
autant d'éclats de rire auprès d'un équipage qui se regroupait à l'avant du voilier. Philippe
s'était rué sur son appareil photo ; Lemeltier sur sa caméra. Il faut dire que l'image était
saisissante. Seul Éric ne bougeait pas, ne sachant qui remercier de cet instant de bonheur
visuel et de chaleur humaine prévisible, car les regards, dès qu'il put les saisir, ne
trompaient pas : c'est bien vers lui que se dirigeaient le célèbre voilier et son équipage. Il
fallait bien quelques mots pour mettre fin à la magie – du moins pour les trois médecins –
de cette rencontre insolite.
Ce furent ceux de Christian.

- « Alors les toubibs, on est perdu ? Faites attention, c'est profond. »

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Dans une très belle manœuvre des deux voiliers, Lemeltier s’était appliqué – peut-être un
peu plus – que s'il avait à tenter une greffe cardiaque à l'hôpital de Chinon, la « Petite
Arche » et « Rêve2mer » se retrouvèrent bord à bord. Olivier, agile comme un singe, au
prix d'une cascade qui provoqua les hourras amusés de l'équipage, fut le premier à se
propulser à bord du voilier des trois médecins. Il serra Éric dans ses bras, comme on le
fait avec un vieil ami.

- « T'as vu, je pète la santé ! »

Le marin ne perdait pas le Nord ; Jaouen avait de la suite dans les idées, et Olivier le
savait. Confirmation quelques secondes plus tard.

- « Toubib, vous me devez un avis. »

Il allait toujours à l'essentiel. Éric également.

- « Pas de problème, je peux vous le donner. »

Suivit un silence un peu pesant. Christian sentit qu'il devait intervenir.

- « Ce n'est pas le moment, le secret médical est comme son nom l'indique secret ! On
verra cela à terre. Vous allez où ?
- Au même endroit que vous ! »

Cette fois-ci, Lemeltier était en vacances et ne lâcherait pas si facilement son idole.
Christian réfléchit quelques secondes en regardant sa montre.

- « Il vous faut encore trois heures pour rejoindre Cowes où nous avons notre logistique.
On doit encore essayer deux ou trois voiles, on arrivera probablement après vous. Il n'y a
plus de place dans le port, si vous n'avez pas déjà réservé. Dites que vous passez la nuit à
couple de « la Petite Arche », vous n'aurez pas de problèmes. »

Lemeltier acquiesça comme un gamin qui se retrouve héros de sa bande dessinée favorite.

- « Éric, tu viens naviguer avec nous ? »

L'offre de Christian était tentante, mais par timidité et prudence,


Éric préféra refuser poliment cette occasion, pourtant unique, de naviguer sur le plus
prestigieux voilier du moment.

- « C'est bien, un vrai marin ne quitte pas son bord ! »

Jaouen parlait bref mais toujours juste. Il agissait également vite. Un coup de barre, les
amarres larguées et, moins de cinq minutes plus tard, la « Petite Arche » naviguait sous spi
et à pleine puissance.

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Le village de Cowes vivait chaque année une semaine exceptionnelle pendant laquelle
tout ce qui pouvait régater un peu sérieusement en Manche, en mer d'Iroise, d'Irlande ou
du Nord, se donnait rendez-vous. La guerre Angleterre-France trouvait là, un terrain un
peu plus noble pour exprimer une animosité qui se perpétuait depuis le Moyen Âge.
L'arrivée de « Rêve2mer », joli bateau de croisière mais au demeurant bâtard sympathique
au milieu des chiens de race, n'avait suscité aucun intérêt de la part de l'impressionnant
service d'ordre nautique.
L'argument d'une nuit à couple de la « Petite Arche » n'avait pas convaincu les cerbères.
Éric, le meilleur anglophone des trois, avait dû monter à bord de la vedette de surveillance
de la baie. La seule solution avait été une nouvelle fois de solliciter Jaouen via la radio et le
canal de détresse – ce qui n'avait pas beaucoup plu aux Anglais. Christian devait avoir un
doute car il fut particulièrement prompt à répondre.
C'était une voix qui comptait dans le monde de la mer ; en quelques secondes et après une
explication très succincte, « Rêve2mer » était autorisée à piocher dans la vase d'un
mouillage où les voiliers se comptaient effectivement par centaines. Éric ne se lassait pas,
assis sur le pont, de regarder tous ces bateaux qui rendaient incroyablement réelle
(concrète) sa nouvelle passion.
Il avait pu ainsi assister à l'arrivée de la « Petite Arche ».
La méfiance de Jaouen envers les Anglo-Saxons était légendaire – n'avait-il pas l'habitude
de dire que le fameux fair-play était en fait l'art de féliciter le second – aussi avait-il décidé
de ne pas se servir de son moteur et d'effectuer toute cette arrivée délicate… à la voile.
Dire que tout s'était passé dans le silence et la perfection serait exagéré, mais Jaouen
démontrait encore une fois qu'il était qu'un homme particulièrement doué pour faire
avancer et diriger tout ce qui flotte.

Son voilier était désormais amarré à un corps mort. Pendant que l'équipage, sous les
ordres de Christian, mettait de l'ordre sur un pont très encombré par tous les « bouts »
vestiges des multiples manœuvres de cette journée d'entraînement, Éric fut surpris de voir
se diriger vers lui un canot breton, mu par la seule force d'une godille. La progression était
extrêmement rapide et rectiligne. Jaouen, raide comme la justice, le regard un peu comme
celui d’Emma, c'est-à-dire fixant un point imaginaire, godillait comme on marche, sans
effort apparent, avec une efficacité qui bluffait Éric. En effet ses tentatives avec Lemeltier
s'étaient soldées par des éclats de rire et des collisions plutôt que par la découverte d'un
moyen de propulsion efficace.
Dommage, le chirurgien n'était pas là pour profiter d'un spectacle qui l'aurait sans doute
ravi. Il était enfermé dans sa cuisine pour préparer un curry de poisson, dont il comptait
bien régaler tous les marins qui accepteraient son invitation. Il espérait secrètement
qu'Olivier serait de ceux-là, ce qui lui permettrait de pénétrer un peu plus l'intimité de ce
monde qui le fascinait tant.

Jaouen était désormais le long d'« Rêve2mer », souriant et muet !


Éric comprit qu'il attendait l'invitation de monter à bord. Il prit donc le cordage que lui
tendait le marin.

- « Je voulais discuter tranquillement avec toi d'Olivier, sans que tu ne te sentes gêné par sa
présence. »

Éric avait eu le temps, depuis plusieurs heures, de réfléchir au problème et avait


parfaitement préparé ce qu'il allait dire. Il savait à quel point cette course était cruciale
pour Jaouen qui ne cachait pas les soucis financiers que la construction d'une telle « bête »

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avait suscités. Il savait également qu'il était hors de question de risquer la moindre fortune
de mer due à un problème connu dès le départ. Or, si le diabète d'Olivier était
parfaitement équilibré, il posait toutefois la question de son contrôle. En clair, à terre,
Olivier était une personne normale ; en mer, au moindre relâchement de sa part, il
devenait un danger potentiel. La solution tenait donc en la réponse à deux questions :
Olivier était-il indispensable, et, plus que de s'en sentir capable, était-il certain de pouvoir
équilibrer son diabète en mer. Un seul « non » à ces deux questions condamnait sa
participation. Jaouen était resté silencieux, mais son air montrait qu'il appréciait l'analyse.

- « À la première question, je répondrai – et je te demande de ne le répéter à personne –


indiscutablement oui. Olivier est arrivé à bord lorsque le bateau n'était qu'à l'état de plan !
C'est le seul qui connaisse tout, de la quille au mât. Il est doué et je compte sur lui pour
vérifier que tout fonctionne, que l'usure est normale.
C'est le point clef de cette course qui va solliciter les organismes, mais sera aussi
impitoyable pour le matériel. Ma stratégie repose sur Olivier pour la surveillance et
l'entretien et sur Christian pour le routage. Si l’un de nous trois est absent, c'est délicat. »

On sentait que certains mots de Jaouen n'avaient pas la même signification que chez les
autres. Délicat, chez lui, devait signifier catastrophique chez les autres.

- « Alors, la clef est chez Olivier.


- Reste à savoir s'il aura le recul pour décider. Tu es bien certain qu'il n'existe pas de tests
pour savoir s'il est capable d'équilibrer son diabète en course ?
- Non, la seule solution est de l'observer. »

Louis restait songeur. Lemeltier, en sortant sur le pont, faillit tomber à la renverse en
constatant qui se tenait assis dans le cockpit.
Il en avait rêvé… Éric l'avait fait ! Jaouen se levait déjà, avec un gros soupir, ce qui ne
ressemblait pas à l'homme. Il remercia Éric, répétant, ce qui fit rougir le jeune médecin,
que son analyse était intelligente et pertinente. Il désirait le remercier et lui proposa
chaleureusement de venir dîner avec lui le soir même. Devant l'air marri de Lemeltier, Éric
refusa poliment, eut égard au curry de poisson que d'ailleurs Olivier pouvait venir
partager avec eux.

- « Écoute, ce n'est pas Olivier, c'est moi qui vais accepter, mais comme votre bateau est
un peu petit, venez tous les trois sur la « Petite Arche », on partagera. »

Et s'adressant à un Lemeltier pivoine de plaisir :

- « Capitaine, je vous attends avec votre équipage à 8 heures précises sur mon modeste
bateau. »

Lemeltier aurait presque fait le salut militaire.

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ÉRIC
L’appel du monde

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Louis Jaouen à Éric en découvrant la folie du vent dans les cinquantièmes


hurlants : « c’est pas du beau temps… »

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CHAPITRE 6 : « Coup de vent »

Le Fastnet, la célèbre course, partait dans deux jours… Éric allait courir le Fastnet, qui
plus est, sur la « Petite Arche ». L'embarquement le plus couru de toute la planète mer.
Dans la petite annexe de « Rêve2mer » qui les ramenait à leur bord, aucun des trois
médecins ne parlait, chacun dans la profondeur de ses songes. Lemeltier, incrédule devant
tant de chance ; pas jaloux, juste étonné de voir son interne partir, aussi simplement que
l'on va prendre l'air, pour l'un des épisodes les plus recherchés de l'aventure moderne ;
Philippe, ahuri par le calme ou l'inconscience – il n'avait pas encore tranché – de son ami ;
Éric, surpris par son propre calme ou l’inconscience – il n'avait pas encore choisi – de sa
décision ou du moins de son absence de refus.

La soirée les avait étonnés, de la première à la dernière minute.

Ils étaient arrivés, chargés des gamelles du curry surdimensionné qu'avait préparé
Lemeltier. Celui-ci avait déniché dans la cave du bateau qui n'avait en fait pas grand-chose
à envier à celle d'une maison bourgeoise, quelques flacons de ce Côte du Rhône que –
paraît-il – Jaouen aimait plus que tout. La célébrité a du bon, lorsqu'elle véhicule aussi
précisément les goûts.
Le regard du marin s'était allumé lorsqu'il avait aidé à embarquer les provisions sur le
pont. Éric avait d'ailleurs été surpris en approchant - à la rame, car l'idole détestait les
moteurs et Lemeltier ne voulait aucune fausse note – de voir Jaouen, allongé sur un sac à
voile, contempler la mer, les voiliers et le coucher du soleil. Certes, pour Éric, le spectacle
était d'une telle nouveauté que son attention était sollicitée à chaque instant mais il
s’imaginait que le coureur, lui était blasé. C'était mal le connaître, car avant de descendre à
l'intérieur du bateau, les trois amis avaient eu droit à une description complète, avec
l'enthousiasme qu'aurait mis un guide à sa première prestation, des principaux
concurrents de la « Petite Arche ».
Un bateau retenait particulièrement son attention.
Une splendide goélette due à son architecte préféré du siècle dernier.
Un certain Illingworth dont les voiliers avaient une pureté de lignes et des plans de voilure
d’une élégance inégalée. La goélette faisait une entrée remarquée au mouillage. A la voile
et dans le silence respectueux des connaisseurs. Louis en connaissait les moindres détails.
Elle passait le long de leur franc bord avec la douceur insolente d’une grand-mère se
pavoisant à l’écoute des murmures admiratifs qu’elle provoquait.

– « Emma Belle », la magnifique ! Un nom qui ne doit pas te déplaire, Éric !

Ironie et passion des bateaux. Louis était dans son élément ; un bavard impossible à
arrêter. Éric était béat d’admiration.
C'est Christian qui était venu les libérer. La plupart des équipiers étaient à quai où, paraît-
il, les jours précédant une grande course, l'ambiance était à la maximalisation des plaisirs
de la terre. Une évocation qui faisait presque regretter à Philippe de n'avoir pas embrassé
cette carrière. Olivier était resté à bord, conscient de l'importance de la conversation
inévitable qui devait avoir lieu entre Louis et Éric.

Le Côte du Rhône faisait son effet et, très vite, de petits groupes de conversation s'étaient
créés. Louis Jaouen avait avoué à Lemeltier qu'il était fasciné par le métier de chirurgien.

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Alors, à défaut d'en savoir un peu plus sur le monde qui lui plaisait tant, celui-ci racontait,
ravi, les histoires de chasse qui font le tour de tous les blocs chirurgicaux. Louis l'écoutait,
les yeux tout ronds, avec cet air extasié que son interlocuteur aurait quelques minutes plus
tard, lorsque Jaouen lui raconterait comment, échoué au bout du monde, il avait, en plein
milieu d'un cyclone, réussi à sauver son bateau. En mettant toutes les voiles dans un vent
de folie, il avait arraché le voilier à sa perte certaine. Lemeltier avait lu des dizaines de fois
cette anecdote, qui était un des faits d'armes les plus connus de Jaouen. Mais celui-ci lui
racontait l'aventure comme si elle lui était arrivée la veille.

Philippe était branché avec Olivier et deux autres équipiers sur un comparatif entre les
femmes du monde. Et le médecin tourangeau avait beau posséder localement une
expérience respectable, il n'était malheureusement pas de taille. La conversation était
animée, joyeuse et bruyante.

Ce qui avait permis à Christian de se rapprocher d'Éric et de lui parler… d’Emma. Il avait
été très marqué par le regard que lui avait jeté la malade ; un regard dont il n'arrivait pas à
se séparer et dont il aurait aimé comprendre la signification. Car il était certain qu'il y en
avait une. Une certitude que partageait Éric, lui qui, en presque une année passée près
d’Emma, n'avait jamais pu mettre en évidence la moindre communication avec l'extérieur.
Christian voulait mieux connaître cette maladie. Éric s'était tellement documenté pendant
les interminables nuits de garde, il avait tellement lu aux côtés de sa malade, qu'il pouvait
parler des heures de l'autisme, de la schizophrénie – car c'était probablement le bon
diagnostic – et tous les mystères autour de ces maladies. Les réponses aux nombreuses
questions de Christian en suscitaient d'autres. Alors Éric s'était enhardi, avouant à son
nouvel ami ce qu'il n'avait jamais osé révéler aux autres.

Ses interrogations sur cet attachement inhabituel entre un médecin et une malade. Il était
également persuadé qu’Emma était une personne unique. Que sa beauté était
incompatible avec ses conditions de vie – il avait dit « détention » sans vraiment s'en
rendre compte – avec son alimentation aberrante, son immobilité et surtout les quantités
invraisemblables de tranquillisants que lui faisait ingurgiter une médecine aveugle, dans
laquelle il ne se retrouvait pas. Il avait avoué que lorsqu'il était de garde, il substituait tous
les médicaments par des produits anodins et que la jeune femme ne s'en portait pas plus
mal. Il était également persuadé qu'il trouverait un jour la clef de cette énigme, même s'il
ne devait plus faire que cela… La perspective de faire sa thèse sur le cas d’Emma lui
ouvrait un terrain de recherche qui devait probablement échapper à la médecine
traditionnelle.

- « Et en plus, elle me manque ! »

Il avait dit ces derniers mots dans un silence total, s'apercevant – un peu tard – que
probablement tous l'écoutaient depuis un certain temps. Philippe avait l'air gêné par la
détermination de son ami ; il était de ceux qui avaient définitivement classé Emma parmi
les erreurs de la nature, ayant passé quelques nuits de cauchemar à essayer de la calmer. Il
ressentait beaucoup moins de tendresse pour celle qu'il appelait, malgré le regard sombre
d'Éric, « la bête ». Et il s’inquiétait sur cette « dérive » amoureuse de son ami. Avoir des
sentiments, voire des gestes vers cette malade profondément atteinte ne pouvait que le
conduire devant un tribunal – un vrai cette fois ci – sans que rien ni personne ne puisse
raisonnablement le défendre. Il n’avait pas encore vraiment abordé ce sujet délicat avec

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son ami mais il sentait qu’il allait falloir le faire avec fermeté. Toutefois il aavait un peu de
teps puisqu’Éric partait. Il attendrait la fin des vacances.

Jaouen n'aimait probablement pas beaucoup les histoires de psychiatrie ou peut-être


voulait-il éviter un affrontement entre les deux médecins. Il en profita pour changer de
sujet et revenir sur le problème d'Olivier.
Celui-ci était blême.
Éric se contenta pourtant de répéter ce que le professeur Grimaldi lui avait suggéré. La
réponse était dans l'aptitude d'Olivier à gérer sa propre maladie. C'est donc lui qui avait en
mains les clefs de son destin de tour-du-mondiste.
Cette conclusion laissait Jaouen songeur.
Il devait avoir besoin de ces longues minutes de silence pour prendre des décisions
importantes. Ses amis le savaient, car plus personne ne parlait.
L'ambiance était lourde dans le carré du voilier.
La disposition des lieux n'arrangeait pas l'ambiance. Dans la lutte contre le poids, donc le
superflu, il n'y avait par exemple pas de table et les huit convives étaient assis face à face
sur deux banquettes, un peu comme les passagers du wagon d’un ancien train.

- « Si je comprends bien, il faut être sûr qu’il se soigne bien !


- Tout à fait.
- Et pour être certain qu’il se soigne bien, il faut que ce soit un médecin qui le dise. Et
pour être certain qu’il se soigne bien en mer et en course, il faut que ce soit en mer et en
course qu'un médecin l'observe !

Acquiescement et silence des trois médecins.

- « Éric, j'ai un service à te demander. J’aimerais que tu acceptes d’embarquer avec nous
pour le Fastnet. Ainsi tu pourras m'aider à prendre la décision. Je serais très heureux que
tu puisses le faire. »

Il y avait une telle assurance logique dans le raisonnement de


Jaouen, que, sans réfléchir ni hésiter, Éric était tenté d’accepter, mais son honnêteté vis-à-
vis de Lemeltier le laissait indécis. Celui- ci acquiesça du regard, ce qui permit à Éric
d’accepter cette proposition d'un simple :

- « Soit, mais je ne sais pas faire grand-chose sur un bateau.


- T'en fais pas, j'ai des bras pour deux. »

Olivier, ravi de repousser l'échéance avait bondi sur l'occasion.

- « Demain on prépare le bateau. On reste au mouillage. »

Et sans ajouter un mot de plus, Louis Jaouen se dirigea vers l'avant du voilier où, dans la
dernière bannette de la coursive tribord, anonyme au milieu de ses équipiers, l'idole des
houles allait plonger, comme à l’accoutumée, en quelques secondes, dans un sommeil
profond. C'était de cette façon, simple et non démonstrative, qu'il mettait fin à ses
journées, lorsque d'un seul coup, la fatigue terrassait l'athlète.
C'était également le signe de l'extinction des feux. Quelques minutes plus tard, les trois
Chinonais étaient dans leur bateau, chacun poursuivant dans sa bannette ses rêveries.

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Au petit matin – on se lève tôt dans un mouillage aussi fréquenté – Éric avait un peu la
gueule de bois. Autant par l'excès de boisson, que le poids de l'accord qu'il avait donné à
Jaouen.
D'ailleurs, Philippe s'était chargé de le chambrer copieusement, pendant un long petit-
déjeuner, pris dans le cockpit du bateau en observant le ballet parfois gracieux – plus
souvent pataud – des voiliers quittant le mouillage. Lemeltier, dans la nuit, était passé de
l'état de maître à celui d'admirateur. Plus que le calme d'Éric, la perspective de voir son
ami courir le Fastnet lui apportait presque la même excitation et fierté que si lui-même
embarquait. Il avait décidé d'accélérer la formation du marin. Ses conseils étaient trop
nombreux et parfois un peu confus, mais Éric se laissait bercer par les mots, souvent
incompréhensibles mais toujours magiques. Il prenait cette aventure avec beaucoup de
philosophie.
Après tout, il n'avait pas menti sur ses capacités de coureur du large, et si Jaouen
l'embarquait, c'était en connaissance de cause. Lemeltier n'était pas le seul préoccupé par
l'imminence du départ. Christian, en fin de matinée, était venu le chercher pour l'équiper.

Il s'étaient retrouvés chez le meilleur « shipchandler » de l'île. Lemeltier, qui les


accompagnait, était comme un enfant dans un magasin de trains électriques. Christian,
peu sensible à la richesse du lieu, s'était contenté de donner la liste de tout ce qu'il fallait.
D'ailleurs, le patron des lieux connaissait parfaitement le marin. Confirmation au moment
de passer à la caisse : tous les vêtements rangés dans un grand sac aux couleurs de son
futur voilier étaient gratuits et à la charge du sponsor. Olivier était aux petits soins pour
son nouvel ami, son nouveau docteur, dont dépendait – il le savait bien – son avenir pour
cette course dont on parlait tant, et qu’aucun marin digne de ce monde n’aurait voulu
rater.
Philippe et Lemeltier avaient regardé partir leur ami avec des sentiments mitigés d’envie
mélangée à la crainte. Mais, désormais, Éric était le titulaire de la bannette bâbord
intérieur, tout près du carré, espace froid, étroit, mais privatif, ce qui, dans les voiliers
modernes de course, était un vrai privilège auquel Jaouen tenait visiblement beaucoup.
Le travail préparatif ne manquait pas à bord, et le voilier ne naviguerait donc pas avant le
départ de la course. Une petite régate prestigieuse, censée ne durer que trois ou quatre
jours en fonction de la météo qui s’annonçait, cette année, assez rude, ce qui n’était pas la
règle des courses d’été.
Avitailler – c’est-à-dire garnir la cambuse – vérifier l’état de toutes les voiles. Préparer les
spinnakers à leur envoi instantané. Vérifier toutes les voiles une à une. Les tâches ne
manquaient pas et Éric tentait de donner la main, parfois avec maladresse, mais toujours
avec un enthousiasme souriant qui rendait tous les équipiers complices de son
inexpérience.
C’est sans avoir réellement pris conscience de sa situation, qu’il avait entendu le coup de
canon du départ, un matin blanc, au ciel de traîne inquiétant, avec une mer d’Irlande dont
on sentait le souffle puissant se réveiller.

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« Héroïque ! »

Le titre barrait la une de « La Nouvelle République », la bible quotidienne des habitants du


centre de la France. Un titre énorme, suivi d’un article qui s’étalait sur quatre colonnes :
« Un étudiant en médecine de notre région sauve trois vies en pleine tempête » …

Le directeur de l’hôpital avait le sourire des mauvais coups.

- « Le héros est en retard ! C’est plus simple de faire la une des journaux, que de travailler
dans l’anonymat d’un hôpital. »

Éric ne s’attendait pas aux félicitations d’un tel individu, mais la remarque était injuste…

La « Petite Arche » avait survolé les premières heures du Fastnet. De toute sa classe et
puissance de voilier hauturier, préparé pour résister aux coups de buttoirs des hautes
latitudes du Pacifique.
Les lueurs du phare, situé tout en haut du Fastnet, un rocher sinistre à la pointe de
l’Irlande, d’où le nom de la course, avait surgi au bout d’une trentaine d’heures.
Des heures sans sommeil, à se battre contre un vent contraire et une mer trop courte,
trop formée, qui avait maltraité les voiles et les équipiers mal amarinés. En particulier pour
Éric, qui ne cessait d’aller de sa bannette au bastingage pour calmer les crampes
douloureuses d’un estomac vite vidé au premier bord de près, et qu’il n’avait toujours pas
pu remplir.

Mais miracle, la bouée à peine franchie, d’un long coup de barre, la « Petite Arche » était
passée des allures impossibles contre la brise, au confort extrême des voiles choquées et
du vent portant. L’envoi du spinnaker – la première fois, depuis le départ – avait fêté d’un
délire multicolore le retour au calme. Certes, ce n’était que le petit spinnaker de brise, que
justifiait un vent forcissant, mais de lutte, la progression était instantanément devenue
glissade sublime de vague en vague.
Éric avait pu, à l’aide de Christian et d’Olivier qui suivaient à la lettre depuis le départ la
moindre des suggestions de son médecin, passer quelques longues minutes à la barre du
voilier.
Christian paraissait toutefois beaucoup plus préoccupé par l’évolution du baromètre que
par l’inexpérience de son protégé, dont il compensait, de façon très automatique, les
erreurs de barre.
Jaouen avait abrégé l’expérience, estimant que le voilier n’allait pas assez vite, et qu’« il ne
s’agissait pas d’une école de voile ».
Sans agressivité, mais avec fermeté.
Christian avait disparu à l’intérieur du voilier. On l’apercevait penché sur la table à carte et
l’ordinateur de bord. Ses conclusions pessimistes n’avaient arraché qu’un « Ça va pas être
du beau temps » laconique à son ami skipper, quand il était venu lui commenter
l’évolution de la météo.

La tempête leur était tombée dessus avec une brutalité qui avait surpris Éric.

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Tout le monde était prévenu, tout le monde l’attendait, sans état d’âme particulier sur ce
bateau prévu pour d’autres mers, autrement plus rudes. Mais personne ne connaissait
l’instant où la « claque » de vent toucherait la grand-voile.
Seul, quelques minutes avant que le voilier ne soit frappé de plein fouet, Jaouen avait surgi
sur le pont. Vivement, avec des ordres parfois brutaux, il avait fait préparer sur le pont du
bateau, une voile de très gros temps, le tourmentin. Quand la rafale, qui les avait couchés,
s’était un peu calmée, ils avaient affalé le spi de brise qui devenait dangereux. Le
tourmentin et la grand-voile basse permettaient encore des surfs à des vitesses
incroyables. En toute sécurité, si l’on en jugeait par les hourras de l’équipage qui saluaient
chaque blocage de l’indicateur de vitesse.
Le principe du surf sur ce voilier de course, sous un vent portant était toujours le même.
Le barreur devait négocier avec précision le départ sur le haut de la vague, puis la vitesse
s’accélérait, le voilier était comme sur des rails. Le barreur pouvait presque lâcher la barre :
la coque, coincée au milieu de la vague, entre deux geysers d’eau écumante, accélérait
progressivement jusqu’au bas de la lame, où il fallait alors, énergiquement, reprendre le
contrôle de ce « 30 tonnes », devenu fou. Éric, impressionné par la vitesse et la
communion de tout l’équipage debout sur le pont, un peu saoulé par la puissance d’un
vent qu’il n’avait jamais encore connue s’était rapproché d’Olivier. Celui-ci, au pied du
mât, ne perdait pas une miette du spectacle, tout en surveillant en permanence les points
de faiblesse du gréement.

- « Tu vois, les mers du Sud, c’est cela pendant des jours et des jours, puissance 10, et sur
des trains de vague d’une longueur infinie.
Tu comprends pourquoi je ne peux pas rater cela ? »

A la fois conquérant et interrogateur. Éric l’avait longuement rassuré, puis avait profité du
calme et de l’enthousiasme du marin pour goûter la magie de l’instant.

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C’est à la tombée de la nuit que les premiers appels de détresse avaient commencé, sur
le canal 16, celui de la sécurité.
D’abord quelques questions angoissées sur l’évolution de l’état de la mer, puis carrément
des appels au secours.
L’explication était simple. Les petits bateaux, qui n’avaient pas encore viré le Fastnet, se
retrouvaient dans un véritable piège. Une tempête d’été, extrêmement violente, s’abattait
sur des voiliers taillés certes pour la vitesse, mais dans le petit temps. Des voiliers dessinés
pour régater dans les brises évanescentes de l’été, c’est-à-dire surtoilés et fragiles. Mais
cette tempête, Christian l’avait remarqué dès son début, en regardant la chute du
baromètre, était d’une puissance anormale pour un mois d’août en mer d’Irlande.

C’était désormais une cinquantaine de bateaux à la dérive et des centaines de marins en


péril qui hurlaient au secours. Jaouen avait mis quelques secondes à accepter que la course
soit bien finie et qu’il fallait désormais se mobiliser, comme les organisateurs et tous les
autres grands bateaux, pour tenter de sauver ces vies que la mer d’Irlande s’apprêtait à
prendre.

La « Petite Arche » était le grand voilier le plus proche du centre de la flotte. Il lui revenait
donc d’organiser les premiers secours. Les vedettes à moteur, destinées aux journalistes
qui assistaient à cette course hyper médiatisée, s’étaient dans un premier temps réfugiées
sous le vent du Fastnet et peinaient à rejoindre les navires à la dérive.
Pour les équipiers de la « Petite Arche », le spectacle était à la hauteur du drame qui se
jouait en direct sur tous les écrans de télévision du monde. Sauf que toutes ces télés,
privées dans les premières heures de la tempête, d’images en direct, ne disposaient que des
messages radio des bateaux en péril ; du son et pas d’image !
Ce qui était encore plus angoissant.

Les hélicoptères de l’armée britannique allaient arriver dans quelques longues minutes.
Alors il fallait, pour Jaouen et son équipage, manœuvrer pour récupérer ceux qui se
jetteraient à la mer par panique, dès qu’ils apercevraient le célèbre voilier. Abandonnant
un esquif devenu dangereux, au mépris de toutes les lois de la mer, qui veulent que l’on
ne quitte pas un bateau tant qu’il flotte.

Et puis un petit voilier blanc avait fait la synthèse de l’horreur… démâté, blessé, ses voiles
battaient sur le franc bord. Un corps inanimé menaçait à tout moment de tomber dans
l’écume d’une l’étrave malmenée. Une femme, recroquevillée dans le cockpit, alternait
hurlements et silences épouvantés.
Jaouen avait affalé le tourmentin, ne gardant que l’artimon à trois ris pour stabiliser le
voilier, et désormais naviguait au moteur vers le bateau en péril.

L’accostage avait été périlleux. Dans ces moment-là, le talent du marin est peu de chose
devant la force du vent et de la mer réunis. Sans compter les courants capricieux de la mer
d’Irlande.
Le hasard avait placé Éric le long du mât d’artimon, à l’arrière du bateau. Au cours de la
manœuvre, il s’était retrouvé un bref instant à toucher le voilier banc. Sans trop
comprendre pourquoi et surtout sans réfléchir, il avait sauté dans le cockpit de
l’embarcation en détresse. Un saut plutôt dangereux ; il ne s’était rattrapé que d’extrême
justesse aux filières du voilier, ne devant sa survie qu’à une traction violente sur ces câbles
qui, curieusement, n’avaient pas cédé sous la violence du geste.

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Quelques heures plus tard, pour expliquer cette initiative, il lui avait semblé entendre
Christian lui en donner l’ordre. Ce que celui- ci avait formellement démenti, laissant
l’entière initiative de ce geste héroïque, mais insensé selon le commentaire pragmatique de
Jaouen, au jeune médecin.

Sur le pont du voilier à la dérive, Éric, un peu sonné, avait mis du temps à se relever. Les
cris de la femme avaient cessé. Il avait d’abord paniqué, en constatant qu’il ne voyait plus
aucun bateau autour de lui, la visibilité en pleine tempête étant très mauvaise.
Il avait espéré le retour rapide de la « Petite Arche », mais la navigation dans un tel
Adèlelström n’est pas une science exacte. Puis il s’était rappelé les premiers commentaires
de Christian, à l’annonce de cette catastrophe probable : la pire des choses sur un petit
voilier en détresse, était de tenter de quitter le bateau avec le radeau de secours. Ce que
l’homme inanimé avait tenté de faire.
Il fallait avant tout réorganiser le bord. La lecture des livres d’aventure qui avaient
accompagné une partie de ses longues journées de garde avait finalement une utilité
pratique. Cette pensée fit sourire Éric, qui se sentait curieusement assez calme compte
tenu de son inexpérience des fortunes de mer. Les quelques heures passées avec un
équipage comme celui de la « Petite Arche » n’étaient sans doute pas étrangères à cela, et
pas besoin d’être un grand marin pour sectionner les cordages inutiles, grâce au superbe
couteau que Lemeltier avait tenu à lui offrir pour parfaire sa tenue d’homme du large. Ce
qui, au passage, avait beaucoup fait rire les équipiers de Jaouen, lorsqu’il leur avait montré
cette espèce de poignard un peu encombrant…
Mais qui en cet instant était le plus bel outil qu’il ait jamais possédé !
Il avait tranché un peu à l’aveugle. Les cordages et les voiles partis à la mer, le voilier
s’était redressé. Il supportait encore les coups de boutoirs de la tempête, mais les
encaissait sans faiblir, à l’image d’un bouchon malmené dans un seau d’eau.
Des mouvements brusques, mais qui ne mettaient pas en péril le voilier et ses occupants.
La femme était encore tétanisée d’effroi. Elle avait pourtant posé la tête de l’homme
inanimé sur ses genoux. Des plaintes provenaient de l’intérieur du voilier… Éric passa la
tête par la petite ouverture. Un homme au teint cireux était assis près de la table à carte.
Détail horrible, une pièce de fer était fichée en haut de sa cuisse. Tous les signes de
l’hémorragie.
Il appela la femme. Elle comprenait le français. Elle réagit au moment où l’homme, dans
un réflexe de désespoir, venait de tirer violemment sur la pièce de métal, provoquant un
flot de sang. Éric n’eut que le temps de se ruer vers le malheureux et de le traîner sur une
des couchettes. Puis, toujours avec son couteau flambant neuf, il trancha le pantalon en
laine polaire. À l’aide d’un torchon posé sur la plaie, il appliqua une compression
immédiate et puissante. Le linge se teinta instantanément de sang, mais Éric savait que ce
geste arrêterait momentanément l’hémorragie. Pour combien de temps ? La femme s’était
assise à côté de lui et reprenait ses esprits.

- « I’m a nurse. »

Éric possédait suffisamment d’anglais pour comprendre qu’il pouvait lui confier la
compression de la plaie pendant qu’il essaierait, de son côté, d’appeler les secours. Ce
qu’elle comprit, elle aussi, très vite.
Sur le pont, le vent n’avait pas faibli, mais les premières lueurs du jour et la présence
d’autres bateaux lui redonnèrent un peu d’espoir. Il sortit examiner le corps inanimé dans
le cockpit. C’était celui d’un homme jeune, moins de vingt ans probablement.

66

En le plaçant sur le côté, ce qui était la bonne position en attendant les secours qu’il savait
tout proches – il voyait un hélicoptère arriver – Éric faillit hurler en constatant que les
réactions de l’adolescent étaient celles de quelqu’un qui va mourir.
En quelques secondes, ses yeux devinrent vitreux, et toute trace de vie disparut
instantanément.
Éric ne se laissa pas, comme quelques mois plus tôt, submerger par la panique. Le
massage cardiaque n’avait plus de secret pour lui et quelques secondes plus tard, calme et
efficace, il faisait le travail de médecin d’urgence pour lequel il s’était formé.
C’est ainsi que le retrouvèrent les trois sauveteurs descendus de l’hélicoptère de la Navy
pour organiser l’évacuation des naufragés.

Sur quatre colonnes : « Un étudiant en médecine de notre région sauve trois vies en pleine
tempête ». Le journaliste n’y était pas allé de main morte, faisant d’Éric un vrai héros de
légende.

Certes les trois marins en détresse avaient été sauvés. Le blessé avait été opéré à temps. Le
jeune homme, dont Éric avait réussi à faire redémarrer le cœur était en réanimation, avec
un pronostic réservé. Mais tous ces gestes de la médecine d’urgence quotidienne ne
méritaient pas la débauche médiatique qui avait suivi l’arrivée de l’hélicoptère à Plymouth.
C’est vrai que l’on était en août. L’actualité, rare en été, n’attendait que l’opportunité de
cette catastrophe, qui avait fait plus d’une dizaine de morts.
Triste bilan à attribuer beaucoup plus à la panique qu’aux éléments incontrôlés.

Le retour de la « Petite Arche » à Cowes, les retrouvailles avec Philippe et Lemeltier, qui
n’avaient pas bougé depuis l’annonce du coup de vent, l’accueil des journalistes qui
tenaient l’histoire du mois, avaient provoqué une fête grandiose.
Elle s’était prolongée fort tard, dans tous les pubs de Cowes où la bière gratuite coulait à
flot pour remercier les aventuriers du grand large. Un club restreint dont Éric faisait
dorénavant partie.
Tard dans la nuit, il n’avait pas résisté aux yeux verts d’une irlandaise au teint de lait, qui
ne le quittait plus depuis des heures.

Leur rencontre, dans la soute à voile de la « Petite Arche » qu’Olivier lui avait gentiment
proposé, avait été, à la surprise d’Éric longue et passionnée. Rien à voir avec ce que les
soirées alcoolisées de sa vie d’étudiant lui avaient appris. Rien à voir avec l’étreinte de
soudard qu’il s’apprêtait à vivre. Curieusement, alors que l’instant précédant cette
ravissante Irlandaise ne comprenait pas un mot de français, c’est bien dans cette langue
qu’elle avait patiemment guidé les gestes du médecin. S’attardant longuement sur des
caresses dans le dos, qui lui avaient arraché un premier râle de plaisir, puis à la base des
seins, murmurant à ses oreilles des « Éric » de plus en plus passionnés, pour terminer dans
un hurlement qui lui avait rappelé, étrangement, certains soirs de garde.
Il avait dû, pour la première fois de sa courte vie amoureuse, recevoir des coups au
moment où il ressentait un plaisir étrange et inconnu.

Il était resté de longues minutes à écouter la respiration de cette femme venue d’Irlande et
dont il ne connaissait même pas le prénom, revenir à la normale. Elle avait alors prononcé
toute une série de phrases, sans signification réelle, mais toujours dans un français parfait.

67

Olivier les avait retrouvés au lever du soleil, nus et enlacés. Abbie, c’était le nom de cette
rousse somptueuse, avait paru un peu surprise, voire gênée de se retrouver dans cette
intimité avec Éric.
Elle s’était rapidement habillée et enfuie, sans répondre aux questions d’Éric.
Elle ne comprenait plus le français…
Bizarre et intrigant, car elle ne paraissait pas jouer la comédie. Elle accepta juste de
donner son numéro de téléphone à Éric, le quittant après un dernier baiser, d’une pudeur
qui tranchait avec le souvenir qu’il avait de leurs ébats nocturnes.
Il avait essayé de la joindre, dans l’après-midi, mais leur conversation – aucun des deux ne
parlant bien la langue de l’autre – avait été brève. Éric avait préféré ne pas essayer de
résoudre ce nouveau mystère
§

Le directeur le regardait d’un air désagréable.

- « C’est pour vous… Signez là. »

Il lui tendait une lettre. Une nouvelle lettre recommandée. Elle provenait encore de
Beaumont. Quelques phrases brèves, pour lui signifier, qu’en raison d’une insatisfaction
grandissante et d’erreurs multiples qui n’étaient pas détaillées, le chef de service refusait
de valider le stage que l’étudiant venait d’effectuer les douze mois précédents à l’hôpital.
En clair, Éric avait perdu une année et ne pouvait prétendre terminer ses études. De plus
il était exclu de l’hôpital et devait quitter les lieux avant le premier septembre.

Le coup était bas.


Imprévisible, mais parfaitement préparé et calculé par Beaumont qui, même si c’était
injuste, avait tout à fait le droit de se séparer de son interne.

La fête pour le retour du héros avait été avait été de courte durée.
Il fallait désormais se concentrer sur les nombreux problèmes que suscitait cette lettre.
Se battre contre l’injustice ? C’était la première réaction de Philippe et surtout de
Lemeltier, qui avait failli en venir aux mains avec son confrère du service de médecine.
Le chirurgien ne pouvait pas proposer à l’étudiant de le conserver dans son service,
Beaumont s’était arrangé, avec la complicité du directeur, pour étendre l’interdiction de
pratiquer la médecine à la totalité de l’hôpital.
Éric se faisait peu de soucis quant à son avenir. Jaouen, en présence de Christian, lui avait
proposé, à l’issue de l’épisode du Fastnet, de participer tout simplement à la course autour
du monde. Jaouen avait été étonné, à travers le récit qu’en avait fait la presse, de la
réaction de quelqu’un qui n’avait aucune expérience de la mer. Il avait en particulier
longuement discuté de cet ordre, qu’Éric pensait provenir de Christian, et qui lui avait fait
sauter par-dessus le bastingage, au bon moment, pour porter secours au voilier anglais.
Jaouen, à qui en mer rien n’échappait, avait été surpris par la justesse de la manœuvre de
ce marin, soi-disant inexpérimenté.
Éric, quant à lui, se bornait à répéter qu’il n’avait fait qu’obéir, au bon moment, à un
ordre précis.
Mais aucune témoignage, hors le sien, de celui qui était censé l’avoir donné. Christian et
Louis, après un de ces longs silences, qui équivalaient toujours entre eux à un long
discours, avaient alors proposé à Éric un embarquement pour la course autour du monde.
Elle partirait d’Angleterre à la fin du mois de septembre. Jaouen se rendait bien compte
qu’il résolvait ainsi le problème d’Olivier… Et toutes les autres incertitudes liées à la santé

68

de son équipage. Sur une course aussi longue, c’était une vraie garantie. Il répétait à tous
ceux qui s’étonnaient de le voir embarquer un équipier sans aucune expérience, qu’il
n’avait aucune inquiétude sur les capacités d’adaptation de cet étonnant petit étudiant en
médecine qui, en quelques jours, avait conquis son équipage et bouleversé son second,
son meilleur ami, dont il connaissait la résistance légendaire à l’étonnement.

Éric avait demandé quelques jours de réflexion. Ce qui avait conforté l’admiration de
Christian et n'avait pas surpris Louis Jaouen ; Il se trompait rarement sur les marins, à
défaut de savoir comprendre les hommes.

Aujourd’hui, la lettre du directeur à la main, loin des mers du Sud, Éric n’avait plus
vraiment le choix. Tant de gens auraient aimé être à sa place ! Il se sentait un peu
coupable d’hésiter. Mais il y avait Emma. L’interne de garde qui l’avait remplacé tout le
mois de juillet, lui avait raconté l’enfer. Elle avait donné libre cours à ses talents animaux.
De plus, il avait été gêné pour ses prescriptions, par Anna, qui refusait que l’on assomme
la malade.
Elle était d’ailleurs la seule à pouvoir calmer Emma. Uniquement par sa présence. Ce qui
avait d’ailleurs surpris tout le service et surtout semé le doute, puisque cette réaction
signifiait l’existence d’une certaine conscience chez l’autiste ; Une réaction que seul Éric
avait déjà décrite, ce qui n’en faisait pas un preuve scientifique mais plutôt une illustration
de son propre désordre mental.
Le nouvel interne avait décidé d’arrêter de s’occuper d’Emma, ce qui n’avait pas changé
grand-chose, si ce n’est provoquer la colère du chef de service et la mise à pied d’Anna,
qui avait réagi en exigeant, devant les effets positifs que sa présence suscitait, un droit de
visite. Bref, la situation était compliquée.

Éric avait revu Emma – c’était la première fois qu’il la quittait aussi longtemps – avec
l’excitation d’un premier rendez-vous. Ses sentiments - interdits - n’avaient peut-être pas
de nom, mais il était certain qu’il s’agissait plus que de simple compassion médicale.
La jeune femme était calme. Amaigrie, marquée par des soins infirmiers probablement
musclés. Mais apaisée. Elle n’avait pas réagi quand Éric était rentré dans la chambre. Plus
tard, Anna qui lisait, assise dans le fauteuil, avait prétendu que son visage avait
imperceptiblement changé, quelques secondes avant que la nouvelle du retour de l’interne
ne soit parvenue dans le service.
Anna était certaine qu’elle sentait, percevait des choses que la science médicale
académique ne savait pas expliquer, du moins aujourd’hui. Ce qui ne faisait que confirmer
à Éric qu’il fallait s’intéresser, plus en profondeur, à cette forme inconnue d’autisme.
Il y avait encore plus étonnant…
Anna avait pris l’habitude de donner des nouvelles d’Éric à Emma, comme ce dernier le
lui avait demandé. Elle n’avait pas particulièrement réagi à l’annonce de la tempête et des
exploits de l’interne. Elle avait, en revanche, connu quelques heures très agitées, peut-être
les pires depuis qu’elle la connaissait, lors de la nuit qui avait suivi la tempête.
Et surtout, pour la première fois, elle avait prononcé plusieurs mots.
D’abord en anglais. Anna avait alors imaginé que la jeune malade était peut-être tout
simplement d’origine étrangère, hypothèse à laquelle personne n’avait pensé et pouvait
lever une partie du mystère. Ces mots n’avaient pas vraiment de signification précise. Mais
ensuite elle avait murmuré, puis crié trois fois le nom d’Éric…
Anna avait été le seul témoin de cette scène dont il avait pu avec une précision étonnante
dater le moment, presque à la minute près… Ce qui l’avait bouleversé !

69

Son départ de Chinon était programmé le 15 septembre, c’est à dire une semaine avant le
départ de la course autour du monde.
Éric avait donné son accord à Louis Jaouen, qui l’avait commenté d’un laconique « C’est
bien ».
Dans sa bouche, cela valait tous les compliments.
La nouvelle de son départ sur le plus célèbre voilier de l’époque, et pour une course dont
tout le monde commençait à parler, surtout pour en évoquer la dangerosité, s’était vite
répandue auprès de ses amis.
Ils restaient abasourdis par l’ampleur du défi.
De nombreux anonymes, soit lorsqu’ils le croisaient, soit par Emails, lui faisaient part de
leur admiration.
Deux réactions l’avaient particulièrement surpris.
D’abord celle de ses parents. Éric s’angoissait à l’annonce de son départ vers un monde
que deux solides terriens auraient quelques difficultés à comprendre. Toutefois, ce départ
n’avait suscité aucun reproche, aucune discussion de la part de ses parents. Sous le tilleul
familial, symbole des longs dîners d’été, son père, après un silence dont il avait mesuré
l’intensité, s’était borné à conclure :
« Reviens-nous en bonne santé ».
La plus belle preuve de confiance et d’amour que des parents pouvaient donner en un tel
instant.
Éric savait, depuis quelques mois et la découverte de ses capacités à réagir face à toutes
ces situations imprévues, qu’il tirait cette réactivité de la force de cet amour familial simple
et constant dans toutes les circonstances. La phrase de son père en était l’illustration.

L’autre réaction surprenante était venue du doyen de la Faculté de médecine de Tours.


Ancien marin, le professeur André Llorca avait voulu recevoir, non pas le jeune médecin,
mais le futur cap-hornier. Leur discussion avait été chaleureuse, amicale. Rien à voir avec
le cérémonial qu’exigeait habituellement une telle rencontre.
Le doyen voulait tout savoir de la course, du bateau, du marin et surtout, de l’épisode du
Fastnet.
Le chef de service de rhumatologie était aussi venu le saluer.
Éric étant devenu une star locale, sa présence dans le bureau du doyen avait vite fait le
tour de l’hôpital. C’est le rhumatologue qui avait évoqué le délicat sujet du comité de
discipline d’où il était revenu ulcéré par l’attitude du chef de service. Éric en avait alors
profité pour raconter, avec beaucoup de calme, le dernier épisode. Le doyen était rentré
dans une colère froide dont on le savait capable, mais dont peu de gens avaient été
témoins. L’homme, habituellement mesuré, était devenu blême. Il avait exigé de joindre
Beaumont dans les plus brefs délais. Ignorant le motif de l’appel, celui-ci, avait rappelé
dans la minute, interrompant brusquement une réunion à la mairie… Pour se prendre la
correction verbale de sa vie. Un long monologue assassin qui avait réjoui Éric, d’autant
plus que le doyen avait conclu en précisant que l’étudiant écoutait cette conversation et
serait réintégré, à la minute même, dans l’équipe des internes du service de neurochirurgie
du CHU.
Une décision exceptionnelle, inhabituelle, mais qui, de fait, validait son stage de dernière
année. Le doyen avait tenu à préciser que le sujet de thèse du futur médecin porterait sur
les avancées immenses qu’il pressentait de l’étude de ce cas rare d’autisme profond. Puis il
avait raccroché violemment, en exigeant que ces éléments soient désormais pris en
compte à l’hôpital de Chinon qui ne devait plus se conduire en « baronnie du bout du
monde » !

70

Éric était aussi rouge que le doyen était pâle. Celui-ci, en homme d’action et de terrain
qu’il n’avait jamais cessé d’être, avait ensuite demandé au patron de la psychiatrie
tourangelle de les rejoindre. C’était un grand homme sec, au physique étrange, peu
engageant, mais dont les yeux pétillaient d’intelligence. Il était conscient de la rumeur
concernant Emma et surtout l’implication du jeune interne.

D’abord avec un parfum de scandale. Puis on lui avait rapporté toute une série
d’anecdotes sur ce petit service de médecine. Que l’on hésitait à qualifier de quasi-
miraculeuses ou de scientifiquement nouvelles.
Éric avait modéré les propos et répondu avec enthousiasme aux questions du psychiatre.
Son expérience de l’autisme ne portait certes que sur un seul cas, mais aussi sur des heures
d’observation. Les détails qu’il révélait surprenaient chaque instant un peu plus les trois
médecins. Ce fut le rhumatologue, le plus pragmatique des trois, qui décida d’aller tester
les connaissances du jeune homme, non pas à Chinon, mais avec les malades les plus
sévères du service fermé de psychiatrie de l’hôpital.
Une visite qui réjouissait tout le monde : Éric, car il quittait son propre statut pour
accéder à celui d’expert ; le rhumatologue, car il allait un instant oublier ses arthroses
quotidiennes ; le doyen, car c’était une partie de l’hôpital où il ne se souvenait pas être allé
un jour ; le psychiatre, car il savourait déjà l’étonnement qui allait saisir ses confrères.
Tout en rejoignant son service, il avait pris la précaution de les prévenir, car, avec la
sectorisation, il avait hérité de spécimens rares, dignes d’une médecine « moyenâgeuse ».
La monstruosité physique d’autrefois n’existait presque plus et les nouvelles technologies,
en particulier chirurgicales, permettaient des survies décentes. Ce qui n’était pas encore le
cas de la monstruosité psychiatrique.

Le service était immense. La camisole chimique, que les chercheurs avaient fini par mettre
au point, avait considérablement calmé les pavillons de psychiatrie, le « goulag », comme
l’avaient surnommé les étudiants en souvenir des services médicaux de pointe des
anciennes démocraties de l’Est. Le secteur des grands « fous » restait toutefois une bulle
dans le temps, avec ses « compteurs », ses « rangeurs », ses « tourneurs », ses
« mutilateurs », selon les occupations auxquelles ces adolescents ou ces adultes, jamais
fatigués, se livraient, sans une seconde d’arrêt, du matin au soir.
Éric avait appris que les grandes crises d’agitation, comme celles dont souffrait Emma,
étaient toujours le fait des malades les plus atteints. Ce service n’en comptait qu’une
dizaine, qui, comme elle, n’était que légèrement calmé par des doses massives de
tranquillisants. Mais chez trois d’entre eux, les plus profondément atteints, les
dégradations physiques étaient, comme pour Emma, sans rapport avec la profondeur de
leur maladie. C’est cette constatation d’Éric, sur laquelle l’étudiant insistait beaucoup, qui
avait éveillé l’intérêt du patron de psychiatrie... Le « goulag » était au bout d’une allée
étrangement silencieuse.
« Étrange », c’était en effet commentaire du chef de service, qui accélérait le pas, surpris
de ne pas entendre cette rumeur qui ne quittait jamais la vie du pavillon de psychiatrie.

À peine la lourde porte capitonnée ouverte, la surveillante avait surgi, l’air complètement
paniqué. Pour des gens normaux, il n’y avait aucune raison d’être inquiet : c’est bien ce qui
choquait la grosse femme, dont les énormes mains, en forme de battoires, traduisaient les
réalités de la vie quotidienne de cet îlot de folie. En, effet, pour une fois, une seule depuis
qu’elle travaillait là, les malades, étaient calmes ; Certes ils poursuivaient leur quête de la
perfection manuelle, mais sans cris, sans bruit, et l’ambiance évoquait plutôt une usine
d’instruments de précision qu’une salle de psy… Les quatre médecins – le plus étonné

71

était sans aucun doute le psychiatre – parcouraient le service comme autant de


contremaîtres scrupuleux à la recherche de l’erreur.

- « On va voir les grands chroniques. »

Trois petites chambres, au fond du service, étaient censées abriter les erreurs majeures de
programmation cérébrale. Mais là aussi, rien de spectaculaire. Trois hommes, deux
trentenaires et un vieillard, regardaient fixement chacun un point fixe, en face de leur lit.
Un spectacle qui n’avait rien de nouveau pour le jeune interne…

Si ce n’est un détail. Le doyen leur intima le silence. Les trois malades murmuraient tous le
même mot, pas évident à saisir mais incontestablement quelque chose comme :
« Kérikérikérikérikérikéri… », répété à l’infini.

- « Éric, on jurerait que c’est vous qu’ils appellent... »

La réflexion du rhumatologue n’avait suscité qu’un sourire gênés de tous les témoins de
cette scène étrange.
La réunion qui avait suivi dans le bureau du doyen avait été surréaliste.
Ce murmure incroyable, chez des malades qui n’avaient jamais parlé, le calme du service –
qui n’avait duré que le temps de leur visite comme venait de le confirmer la surveillante de
nouveau confrontée à la tempête cérébrale – exigeait une explication.
Une explication qu’Éric ne pouvait malheureusement pas fournir, même s’il commençait
confusément à en avoir une très vague idée. Pour masquer sa gêne, il n’avait posé que des
questions sur l’autisme, dont il connaissait déjà les réponses. Ou plutôt, essayer de
comprendre si ce n’était pas une de ces maladies qui connaissent autant de formes qu’il y
a de cas. En particulier, les déments profonds, que la médecine traditionnelle ne pouvait
qu’abandonner. Comme c’était le cas pour Emma depuis plus de quinze ans, pendant
lesquels elle n’avait vu aucun spécialiste à son chevet. N’avaient-ils pas été délaissés un
peu rapidement ? Le psychiatre tiquait sur le mot « rapidement » car il se souvenait, pour
la jeune femme, des dizaines d’examens prescrits par ses confrères.
Les tentatives pour comprendre étaient nombreuses, souvent à la demande des familles.
Toutefois, après y avoir réfléchi quelques secondes en silence, le psychiatre avoua
piteusement que les trois malades de son service, comme la jeune femme, étaient
effectivement « abandonnés », et ne bénéficiaient peut-être pas assez des nouvelles
techniques d’exploration du cerveau.
Peut-être une piste de recherche pour compléter la thèse d’Éric.
D’autant que les histoires, sans être similaires, possédaient toutes des points communs.
Une solitude de tous les instants et des origines inconnues pour tous les quatre.
Le rhumatologue, passionné par ce qu’il entendait, avait fait vérifier, pendant leur
discussion, ces éléments par un interne du service. Les trois malades avaient tous été
retrouvés dans cet état. Un dans la petite enfance, les autres, dans la rue par le Samu
social. Personne n’était venu les réclamer et les enquêtes de police n’avaient pas abouti.
Cette constatation avait échappé au chef de service ; il en éprouvait une profonde
vexation. Elle n’expliquait toutefois absolument pas la symptomatologie.

L’abandon d’un enfant, parfois dans des circonstances beaucoup plus tragiques, ne se
traduisaient heureusement que très rarement par des désordres psychiques de cette
ampleur. Éric était surpris de voir s’installer une espèce de communauté du savoir entre
ces trois médecins, si différents les uns des autres. La discussion avait vite porté sur

72

l’autisme, que le doyen et le rhumatologue avouaient mal connaître. Un cours improvisé


s’était organisé, pendant lequel Éric répondait souvent le premier aux questions parfois un
peu simplistes des deux autres médecins.

L’origine de l'autisme est encore mal connue, mais il y avait consensus dans la
communauté médicale pour admettre la multiplicité de ses causes et son origine
organique, par opposition à l’hypothèse « psychogénétique » qui, autrefois, faisait porter la
responsabilité écrasante aux parents en mettant en cause la manière dont ils traitaient leur
enfant. On était face à la « maladie de la communication ». Et dans un monde moderne,
où plus rien ne pouvait se concevoir sans communiquer, cette maladie était celle qui
suscitait la plus grande fascination.
Éric, dans sa quête d’informations sur le cas d’Emma, s’était vite persuadé qu’à partir du
moment où l'on considérait l’autisme comme un trouble de la sécrétion d’une substance
dans le cerveau - on ne savait pas laquelle - on pouvait espérer des traitements efficaces
pour en soigner les symptômes. On pourrait alors parler de guérison ;
Dans un certain temps... Trop tard probablement pour la femme qui commençait à le
hanter.
Le psychiatre était aussi optimiste pour les cas légers que défaitiste pour les autres. Il
faudrait entreprendre le traitement assez tôt, c’est-à-dire avant l'âge de 4 ans, et de façon
suffisamment intensive.
Pour les autres, en particulier Emma, il n’y avait, selon lui, aucun espoir. Il avait mis fin à
la discussion d’une expression qui résumait pour lui parfaitement cette forme d’autisme :
une « forteresse vide ». Une expression qui avait révolté Éric après toutes ces heures
passées à contempler Emma.

Dans sa voiture qui le ramenait vers Chinon, il pensait à cette expression et à cette
forteresse qu’il avait petit à petit décidé de pénétrer, pour vérifier ce qu’il commençait à
entrevoir. Ce serait d’autant plus facile que le doyen avait conclu cette étrange visite, en
demandant très officiellement à Éric d’écrire sa thèse sur ce cas étrange et pourquoi pas,
s’il en avait le temps, sur celui des trois autres malades du CHU. Une proposition
soutenue, avec enthousiasme, par ses deux collègues, qui avaient proposé de participer au
jury de cette thèse un inhabituelle.

Le lendemain matin, Beaumont avait tenté de lui interdire l’entrée du service. Mais les
menaces désormais physiques de Lemeltier, et surtout la proposition d’Éric de faire
intervenir le doyen, avait propulsé le chef de service dans son hôtel de ville.
Il s’était enfui en clamant devant tout le personnel soignant :

- « Vous voulez ce service… Et bien prenez-le ! »

Éric, en attendant son départ pour le tour du monde, régnait désormais en maître dans le
petit bâtiment, où il se sentait enfin à sa place, au moment d’ailleurs où il allait devoir en
partir.
Avant cela, il souhaitait tenter une dernière expérience importante. Il en avait parlé
d’abord à Philippe, qui avait mollement essayé de l’en dissuader. Puis à Lemeltier qui,
désormais totalement acquis au futur marin, avait adhéré avec force, à défaut
d’enthousiasme.

73

L’idée était simple : Éric voulait faire sortir Emma de l’hôpital le temps d’un week-end.
Pour tester ses réactions dans un autre environnement que celui qu’elle avait toujours
connu et qui paraissait la stresser.
Mais il avait besoin, pour cela, de l’aide de ses amis. Ils ne seraient, en effet, pas trop de
trois pour prendre en charge un tel handicap pendant quarante-huit heures. Philippe avait
proposé de fournir l’infirmière. On pouvait lui faire confiance. Il s’occuperait également
du matériel médical et paramédical. Il était d’ailleurs en train de remplir une grande malle
en fer-blanc. Il rejoindrait les deux autres dans la maison de campagne de Lemeltier, une
vieille ferme confortable, située au milieu des vignes, à quelques kilomètres de Chinon,
dans le Véron.
Un endroit d’un calme et d’une sérénité absolus.
La surveillante du service de médecine, loin d’être encore dans le camp de l’interne, avait
essayé d’empêcher la sortie de la malade. Mais le directeur, comme les autres, avait
entendu Beaumont confier le service à son interne, et l’épisode raté du conseil de
discipline avait sérieusement émoussé sa pugnacité, à défaut d’avoir diminué son
animosité. Il détestait Éric, mais à quelques jours du départ de celui-ci, il n’avait pas
vraiment envie de faire les frais d’une opposition systématique.
Il avait signé le bon de sortie, mais avec une fausse signature, au cas où la chevauchée de
la « folle », comme il appelait Emma, tournait au drame.

D’abord installée dans un fauteuil qui servait à conduire les invalides vers le service de
radiologie, Emma, dans sa petite robe noire, paraissait presque normale. Le soleil était
particulièrement vif. Anna, qui avait tenu à être présente pour aider l’interne, était arrivée
avec de superbes lunettes de soleil. Elles contribuaient, encore plus, à donner un air
parfaitement paisible à Emma. Mais elles interdisaient de voir quel pouvait être son
regard. On aurait dit une star du show business quittant sa clinique après un épisode
dépressif, pensait Éric, en voyant tous les visages étonnés du personnel hospitalier,
chirurgie et médecine, réunis. Certains avaient applaudi, lorsque, assise à l’arrière de la
MG décapotable de Lemeltier – son côté éternel adolescent – Emma avait quitté l’hôpital.
Éric les avait calmés, d’un lent mouvement du bras.
« L’empereur et sa catin, bon débarras » avait murmuré le directeur, en se ruant sur son
téléphone, probablement pour informer Beaumont.

Dès que les cheveux de son amie se mirent à flotter dans la brise créée par la vitesse, Éric
sentit un bonheur immense l’envahir.
Qu’importe si, derrière ces lunettes, le regard était mort ou vivant.
C’était son premier instant de vie normale avec la femme qui avait, en moins d’un an,
radicalement changé sa vie.
Pas seulement sentimentalement, il le savait.
Rien de ce qui lui était arrivé, en particulier son aventure maritime, n’était dû à ce hasard
et à ce « bol » insensés, que décrivait avec force de gestes Philippe, lorsqu’il évoquait le
parcours de son ami.
Celui-ci était d’ailleurs déjà arrivé chez Lemeltier, lorsque la voiture – le chirurgien avait
senti que le moment était magique pour son ami et avait pris le sentier des écoliers –
ralentit sur le chemin de pierres.
Philippe était sur le perron de la maison. Rayonnant, le cigare aux lèvres.
C’était chez lui un signe de plaisir intense. Il disait du cigare que « c’était l’accent
circonflexe du mot béat », une de ces expressions incompréhensibles dont il avait le
secret.

74

- « Tout est prêt. L’infirmière est en train de préparer le lit. »

Éric n’avait pas voulu s’encombrer du fauteuil roulant. Il avait prévu une manœuvre
beaucoup plus romantique. Avec la force d’un futur héros des mers, il prit doucement la
jeune femme par la taille – elle n’était pas bien lourde –, la sollicitant pour qu’elle fasse un
mouvement dans sa direction pour l’aider un peu. Elle n’avait pas bougé, mais il sentait le
corps ferme et parfumé se blottir imperceptiblement contre son torse. Lemeltier, qui
n’avait pas cette sensation tactile mais qui avait bien perçu la tentative de son ami, hochait
tristement la tête. Philippe, hilare, était ailleurs. Se tournant vers l’intérieur de la maison,
au moment où Éric s’approchait du seuil, il mit ses mains en porte-voix.

- « La Samantha Fox des urgences est à votre service. »

Éric mit un certain temps à découvrir que la somptueuse infirmière en jupe courte, les
longs cheveux blonds venant mourir sur une poitrine généreuse, avait un visage qui ne lui
était pas inconnu.

- « Marie-Claire, Sœur Marie-Claire… »

A ces mots, la jeune femme perdit de sa superbe et, toute rougissante, vint se blottir dans
les bras d’un Philippe goguenard.
C’était donc cela, le secret de Marie-Claire.
Éric se sentait tout penaud d’avoir pensé, avec force et certitude, que l’amour était la seule
explication au témoignage en sa faveur. L’amour ? Oui, mais pas pour lui ; pour son ami, à
qui il devait aujourd’hui une fière chandelle. Il en aurait presque oublié Emma qui
devenait un peu lourde dans ses bras.
- « On vous a préparé la meilleure chambre… »

Éric n’avait pas osé protester. Ni Marie-Claire ni Lemeltier d’ailleurs.


L’idée était de Philippe : Éric était amoureux d’Emma. Philippe était le seul à le formuler
avec cette franchise. Et avec le naturel qui avait conquis tout le monde, y compris
l’« Everest de la féminité », comme il appelait Marie-Claire, sa nouvelle conquête.
Alors, quitte à franchir le pas, autant le faire à fond et avec panache. Voiture de sport et lit
de 180. Pour lui l’équation de l’amour était simple, même s’il doutait un peu des réactions
de la demoiselle. Pour le moment, les faits lui donnaient raison. Éric était aussi rayonnant
qu’Emma passive, ne montrant, une fois les lunettes enlevées, aucun signe de vie, aucune
manifestation de joie, de surprise voire d’effarement. Rien qu’un regard mort, qui était
encore allé chercher un point imaginaire.
Marie-Claire trouvait la malade fatiguée. Ils décidèrent de l’allonger, dans le grand lit de la
superbe chambre de Lemeltier. Philippe n’avait pas menti : le grand lit pour Emma, le nid
d’amour pour lui et « sa sœur », le canapé pour Lemeltier. Au moins, les choses étaient
d’une grande clarté.
Emma s’était assoupie. Ils avaient tous quitté la chambre. Mais à peine la porte refermée,
ce cri de bête qui, des mois plus tard, faisait encore frissonner d’horreur tout le monde –
sauf Éric – avait retenti. A peine atténué par la présence de Marie-Claire. Totalement
étouffé dès qu’Éric s’approchait du lit. Une preuve de plus que la forteresse n’était pas
aussi vide que cela, bien que Philippe prétende qu’une telle attitude se rapprochait plus
« du chien de compagnie que de la compagne d’une vie ».

75

Pendant toute cette soirée, qui resterait longtemps gravée dans l’esprit d’Éric, la tendresse
et l’amour qui irradiaient de tous les participants étaient presque palpables. Éric avait
rassuré ses amis en essayant, pour la première fois devant des témoins, d’analyser sa
relation – il ne prononçait jamais le mot amour – avec Emma, et cette force étrange, ces
intuitions brillantes, cette conduite de vie différente qui l’animait depuis qu’il avait croisé
ce mystère de vie.
Philippe était navré de constater que son ami cherchait une explication irrationnelle. Il
n’avait aucun sentiment négatif vis-à-vis d’Emma, mais elle ne représentait qu’une énigme
médicale et rien d’autre. Pour éviter de consacrer la soirée à une discussion qui
n’aboutirait à rien, Éric voulut en savoir un peu plus sur la mutation de « sœur Marie-
Claire ». Une histoire, en somme assez banale, de famille nombreuse dans une région
retirée de la campagne française ; il en existait encore. Un père alcoolique, une mère
victime, une tante religieuse, et la petite Clotilde – c’était son véritable prénom – n’avait
pas vraiment eu le choix.
Les études d’infirmière, qui l’avaient sortie du couvent où elle était rentrée à douze ans, le
contact avec la vie active et un corps en pleine mutation, avaient fait le reste. Quelques
attouchements et émois nocturnes dans le dortoir des sœurs ; la première cigarette volée
un soir de garde, la présence d’internes pleins de sève, avaient achevé la mutation. Sa
décision était prise avant que Philippe ne la convainque de franchir le pas. Elle était
désormais une femme splendide tendrement lovée contre cet homme, dont elle espérait
qu’il ne serait pas qu’un instant, mais plutôt un long moment. Philippe avait détourné le
regard sans rien dire, ce qui chez lui était signe de quelque chose d’intense dont il serait le
seul à connaître la tonalité.
La côte de bœuf, façon Lemeltier, avait donné un autre tour à cette soirée parfaite. Pour
ne pas laisser Emma seule, chaque départ d’Éric se soldant par les mêmes gémissements,
plaintes puis hurlements, ils avaient décidé d’investir la chambre et de la transformer en
un espace de vie moyenâgeux, lieu de tous les actes quotidiens.
Emma, tard dans la nuit, n’avait eu aucune réaction pendant que Marie-Claire – Éric
n’arrivait toujours pas à l’appeler Clotilde – la préparait pour la nuit. Dans l’euphorie du
départ, Éric avait oublié de prendre un T-shirt. Aussi, sans s’en rendre compte, comme
elle l’avait fait des centaines de fois lorsque, dans une crise d’agitation, cette malade que
maudissait tout le personnel de l’hôpital, souillait son lit, l’infirmière l’avait laissée nue
sous les draps. Éric, qui ne voulait pas assister à la toilette de sa protégée, un moment qu’il
assumait de plus en plus mal, était revenu dans la chambre. Emma avait les bras nus posés
sur des draps fleuris qui la couvrait jusqu’aux épaules. Il ne l’avait jamais vue que dans les
draps blancs de l’administration. Elle était d’une beauté renversante. Elle regardait dans sa
direction, mais sans le voir.

Philippe et Marie-Claire flirtaient, allongés sur un grand édredon en plume aux pieds du
lit. Déjà dans un autre monde.
Lemeltier sirotait un dernier verre de Cabernet en contemplant le feu.
Éric, vêtu d’un slip et d’un T-shirt se glissa dans le lit.
Personne ne s’intéressait à la scène. Il découvrit avec une émotion nouvelle qu’Emma était
nue. D’abord un peu gêné, il se défit lui-même de tous ses vêtements, offrant sa nudité à
celle de sa superbe amie.
Elle se retourna légèrement, un geste qu’elle faisait rarement, lui offrant son dos. Il se
glissa contre elle, essayant de donner aux deux corps la plus grande surface de contact
possible. Sa peau était douce et fraîche. Chaque centimètre du corps d’Emma épousait le
sien. Un bonheur aussi fort que s’il l’avait pénétré. La réaction fut d’ailleurs presque

76

immédiate. D’abord un peu penaud mais surtout inondé d’un bonheur total, il s’endormit
contre Emma, la main droite posée sur ce sein qu’il avait un jour maltraité.
Philippe et Clotilde faisaient l’amour avec lenteur et douceur, sans un bruit.
Lemeltier s’était endormi.

77

CHAPITRE 7 : Le paria

Le réveil fut d’une violence totale. Il faisait grand jour. Une serrure arrachée et des
hommes en armes. Des cris. Lemeltier, qui s’était endormi tout habillé sur le canapé, l’air
complètement perdu, fut ceinturé le premier.
Puis ils se retrouvèrent tous, en un instant, nus et menottés. Y compris Emma qui n’avait
pas manifesté – elle était bien la seule – la moindre émotion. Ni les pleurs de Clotilde, pas
encore redevenue Marie-Claire, ni les bourrades de Philippe, maîtrisé par deux gendarmes,
ni les ruades d’Éric – mais il était empêtré dans les draps –, n’avaient pu empêcher le
commando de maîtriser tous les occupants de la pièce.

Ils étaient cinq. Cinq gendarmes, sous les ordres du commissaire Bottet, l’arme au poing.
Éric, dans un premier temps, n’avait pas reconnu celui qu’il avait humilié, un soir d’hiver,
devant ses hommes, dans la cour de l’hôpital.

- « Je t’avais dit que je t’aurais, connard ! »

L’histoire n’était pas difficile à écrire. Le directeur, Beaumont, Bottet… Le téléphone


n’avait pas mis longtemps à construire une revanche éclatante. Une filature discrète, la
certitude que la turpitude tissait sa toile d’infamie. Il ne suffisait plus qu’à attendre une
commission rogatoire, demandée par Beaumont qui, en tant que maire, n’avait pas eu de
peine à l’obtenir.
Dès que le jour s’était levé, l’interpellation avait pu s’effectuer dans les règles.
Les faits ne plaidaient pas pour les trois amis et leur « maîtresse » comme disait Bottet :

- « Détournement de malade dans un service de psychiatrie, viol probable… »

Bottet insistait sur ce terme.


Il n’avait rien épargné, ni à Emma, ni à Éric.

- « … Et à tout cela, on ajoute, association de malfaiteurs pour Lemeltier », qui avait


fourni avec complaisance le lieu du crime, comme disait le rapport, qui ajoutait : « le tout
sous l’emprise de l’alcool », ce qui était impardonnable pour le chirurgien de l’hôpital.

Quant à Philippe, le détournement de bonne sœur n’étant pas un délit – peut-être plutôt
un fait d’arme à Chinon –, il n’avait pas été inquiété.
Mais Clotilde avait été instantanément viré de l’hôpital.
Elle s’était retrouvée, au petit matin, sans rien, vêtue de cette jupe toute simple que lui
avait prêtée Anna, sans argent.
Seule, dans les rues d’une sous-préfecture où elle n’était plus qu’une « bonne sœur
défroquée ».
Elle n’avait aucun endroit où on pouvait l’accueillir, l’écouter et la comprendre. Elles se
ferait chasser de tous les de tous les lieux qu’elle connaissait. Le pouce levé, à la sortie de
la ville, elle fuyait.
Philippe, qu’un confrère, appelé à la rescousse par le commissariat, avait dû calmer à l’aide
d’un puissant neuroleptique, dormait dans une cellule de dégrisement. Et, compte tenu
des dégâts qu’il avait provoqués, pour « un bout de temps », avait ricané Bottet en
chassant la jeune femme.
Emma était de retour dans sa chambre, comme si rien ne s’était passé. Mais pour une fois,
aucun médicament ne pouvait calmer les hurlements de désespoir qui empêchaient tout

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l’hôpital de dormir. Le nouvel interne de garde, celui qui allait remplacer Éric, avait
renoncé de peur d’employer des doses dangereuses.
Il se sentait de toute façon incapable de faire une intra jugulaire à une telle furie. Il se
contentait d’écouter un match de football à la télévision, un peu plus fort que d’habitude.

Lemeltier, qui avait été remis en liberté, avait disparu. La honte, avait conclu Beaumont
qui, très discrètement, était venu, à l’invitation de Bottet, contempler sa victoire, par
l’œilleton de la cellule où se morfondait Éric.
Celui-ci voyait s’écrouler tous ses projets. Car, pour une fois, il était d’accord avec ses
ennemis : les apparences ne plaideraient pas pour la clémence.

Seul le souvenir de cette dernière nuit avec Emma lui donnait encore l’envie de survivre à
la honte. Il avait senti, tout au long de ces minutes, blotti contre elle, qu’elle lui
transmettait un message.
Rien de bien précis, mais une impression de force, une invitation à ne rien lâcher de sa vie
nouvelle, de l’amour qu’il était désormais certain d’éprouver.
Des sentiments, pas des instructions assez nettes pour lui dicter la marche à suivre, mais
suffisants pour, au bout de quelques heures de déprime, lui donner envie de se battre.

Lemeltier n’avait pas fui de honte. Il était le seul rescapé du trio, et il savait que, pour
survivre dans la jungle, il fallait d’abord se cacher, puis aller chercher des renforts.
Il n’en avait identifié que deux.
D’abord Christian. Il le connaissait peu, mais il est des regards qui ne trompent pas, et
ceux que lançait le navigateur à son ami était éloquent.
Il avait réussi à le joindre. Il n’était pas en mer mais dans les bureaux parisiens où il gérait
les affaires de Louis Jaouen.
Il lui avait raconté les faits. Sans en masquer la gravité apparente, mais en mettant la
conviction nécessaire pour le convaincre de sa bonne foi.
Christian l’avait écouté sans aucun commentaire, se bornant à un : « J’arrive ! ».

Son deuxième appel avait été pour le doyen. Sa réaction n’avait pas été de la même qualité.
Il avait paru très agacé par ce nouvel épisode que consacrait l’hôpital de Chinon aux faits
divers du département. Il avait d’ailleurs tout de suite demandé si la presse était au
courant. Lemeltier n’en savait rien. Il était simplement surpris que le doyen en fasse sa
première préoccupation.
La peur, sans doute, de voir l’image de la médecine hospitalière ternie par le scandale, ce
qui était le dernier souci de Lemeltier.
Le professeur Llorca avait ajouté quelques questions sans grand intérêt, puis avait
raccroché, pressé de quitter une histoire dont il réprouvait le dernier épisode.
Seul dans sa maison, où il avait rangé le désordre provoqué par les enquêteurs qui avaient
réalisé l’interpellation, face à un téléphone dont il ne savait plus que faire, il attendait.
Ce fut la sonnerie de sa porte qui l’arracha à la morosité de ses pensées.

- « Docteur Lemeltier ?»

Un homme, la cinquantaine souriante, entrait sans en avoir reçu encore la permission.


Lemeltier n’avait plus la force de protester.

- « Bonjour ? je m’appelle Charles. Charles Audiard. Je suis grand reporter à


« Paris Match. »

79

Lemeltier le connaissait de nom et surtout de réputation. Un journaliste qui avait à son


palmarès des reportages prestigieux.
Que pouvait-il bien faire ici, pour couvrir une histoire aussi sordide et banale ?

- « C’est mon ami le professeur Llorca qui m’envoie. J’ai une résidence secondaire près de
Tours. Il savait que j’étais en vacances. Il préfère que je sois le témoin de ce qui va se
passer. Pour qu’il n’y ait pas d’exploitation manipulée de cette histoire. Racontez- moi, et
surtout, ne me cachez rien : j’ai un sixième sens du mensonge. »

Calme, ferme  ; Un homme carré. Le profil convenait à Lemeltier, qui regrettait un peu
d’avoir mal jugé le doyen, même s’il se félicitait de sa première intuition, celle qui l’avait
poussé à lui téléphoner.
Charles Audiard s’était assis, avait posé un paquet de cigarettes sur la table et sorti un petit
cahier… Il prendrait le temps de comprendre.
Lemeltier avait tout raconté, avec ses mots, parfois trop techniques lorsqu’il s’agissait de
médecine, parfois maladroit lorsqu’il s’agissait de sentiments.
Il n’avait rien omis, certes les sentiments d’Éric vis-à-vis de sa patiente, mais aussi ses
découvertes, les progrès dans sa perception de cette maladie. Faisant peut-être un peu
trop du jeune interne, un héros des temps modernes.

Audiard avait fait préciser quelques points, puis, sans commentaires, avait appelé le doyen.

- « André, je crois que tu as raison. Mais il va falloir sortir dare-dare les pare-feu. Ton
jeune ami s’est mis dans la panade.  Je crois que l’histoire va intéresser le journal. Y’a
malheureusement aussi tous les ingrédients du scandale et tu as raison d’insister sur la
première image que l’on va donner. C’est la seule chance d’échapper au règlement de
compte local. Ca va être une guerre de tranchée et on a intérêt à tirer les premiers. Je pars
au commissariat pour le rencontrer. »

Il était arrivé dans les locaux de la police en même temps que Christian. Les deux
hommes se connaissaient et s’appréciaient.
Ils furent surpris d’être là pour la même histoire, dont Audiard se disait, en voyant
apparaître dans cette affaire un des sportifs préférés des Français, que c’est peut-être
André Llorca qui lui rendait service, et non pas l’inverse. L’arrivée de ces deux
personnages connus avait réveillé le commissariat.
Bottet n’était pas commissaire, mais inspecteur. Il avait dû appeler son supérieur
hiérarchique, absolument pas au courant de cette histoire et qui regardait d’un air peu
amène son collaborateur. Le commissaire était un homme affable. Il avait écouté Bottet
résumer son interpellation, dans des termes qui avaient fait violemment réagir les deux
hommes venus prêter main forte à Éric. Celui-ci, que le commissaire avait fait chercher
dans sa cellule, fut surpris de retrouver Christian. Il ne connaissait pas l’autre homme,
mais se sentait honteux d’être exposé ainsi, en petite tenue et surtout menotté. Un détail
qui n’avait pas échappé à Charles et au commissaire.

- « Il est dangereux ? »

La question spontanée du journaliste avait précédé celle du policier.


Devant l’absence de réponse, mais surtout l’évidence de celle-ci, le commissaire exigea de
son adjoint qu’il libère le prisonnier de ses entraves.

80

Au même instant, une scène surprenante se déroulait à l’hôpital Saint-Jacques.


Une voiture venait de se garer sur le parking. Le chauffeur, en uniforme, sortit prestement
pour ouvrir, avec déférence, la porte arrière de sa passagère. Celle-ci, une quadragénaire
sportive, hésitait.

- « Madame la juge ? »

La femme ne répondait pas


.
- « Madame la juge, je passe vous reprendre dans une heure, comme d’habitude ? »
C’était, en effet, le délai que respectait scrupuleusement la célèbre juge Gaspard, au chevet
de sa maman, hospitalisée pour une fracture du fémur, dans le service de Dr Lemeltier. La
femme ne bougeait toujours pas. Le chauffeur se pencha doucement. Sa passagère était
pâle et l’éclat de ses yeux, qui marquait tous ceux à qui elle était confrontée, avait disparu.
C’est un visage neutre qui s’adressa au chauffeur, d’une voix sans intonation particulière.

- « On repart. »

Dans le bureau du commissaire, l’ambiance était tendue. Christian et Audiard, en hommes


d’expérience, sentaient qu’un rien pouvait faire basculer l’histoire, du bon ou du mauvais
côté pour le médecin.
Le commissaire hésitait.
Bottet avait un peu perdu de sa superbe.

- « Racontez-moi ce qui vous a conduit à cette interpellation ?»

Bottet n’était pas un conteur, loin s’en fallait. Charles en aurait presque éclaté de rire, tant
le récit manquait de clarté, encombré d’expressions légales et de détails, souvent
extrêmement grossiers, que l’inspecteur ânonnait sur un ton administratif, en suant à
grosses gouttes.
Plus d’une fois Éric avait voulu à bondir à l’évocation d’interprétations révoltantes, mais à
chaque fois, Christian ou Audiard, de la main ou du regard, lui avaient intimé l’ordre de se
taire.
Puis ils lui avaient donné la parole. Le commissaire, curieusement, les laissait diriger les
débats.
Bottet, bien que sa haine pour le médecin n’ait pas varié d’un millimètre, commençait à se
demander dans quel bourbier il s’était mis.
Éric avait raconté, en détail, qu’il ne s’agissait, au départ, que d’une expérience
thérapeutique, certes un peu particulière, mais qui devait lui livrer des informations
essentielles sur l’état d’Emma. Il ne pouvait pas nier que l’expérience avait connu un
développement insoupçonné et agréable pour lui, mais il réfutait avec véhémence toutes
les accusations sordides de viol et d’enlèvement de malade, dans un service dont il était,
au moment des faits, le responsable médical…
Il s’était aussi plaint de la façon dont on avait traité ses confrères. Philippe, qu’il avait
entendu se réveiller, et qui hurlait dans sa cellule. Ou encore Lemeltier, dont toute la ville
louait le professionnalisme et le dévouement. Sans oublier Marie-Claire, dont le seul crime
était d’être une femme, et de vouloir vivre normalement.
silence avait accueilli cette dernière information. Audiard imaginait déjà son « papier »
sous un angle plus plaisant que ce qu’il avait envisagé, lorsque Llorca l’avait appelé.

81

- « Puis-je voir le dossier ? »

Éric ne connaissait pas cette superbe femme, au port, au ton et au regard autoritaires qui
s’adressait au commissaire du pas de la porte. Reconnaissant la juge Gaspard, qu’il avait
maintes fois interviewée, Charles Audiard se dit que ce petit interne en médecine sortait
de l’ordinaire ;
Christian se faisait la même réflexion ;
Le commissaire entrevoyait les problèmes, face à cette passionaria de l’investigation, à
laquelle il n’avait, heureusement, jamais été confronté. Il savait que sa mère vivait dans la
région. Pour qu’elle ait déjà ce dossier de quelques heures en charge, il ne pouvait s’agir
que d’une grosse affaire de terrorisme international ;
Ce qui était le pain quotidien de la dame.
Éric et Bottet se taisaient. Ni l’un ni l’autre ne connaissaient cette femme qui insistait :

- « Je veux voir le dossier. »

Le commissaire, sans comprendre pourquoi celle dont le travail était d’accuser se


transformait en défenseur, tournait un regard implorant vers son adjoint, qui pataugeait
dans des explications où seul le nom du directeur de l’hôpital ressortait comme principal
accusateur.
Il pouvait être le recours.
La juge exigea qu’il soit joint sur l’instant. Le directeur connaissait parfaitement la
magistrate, qu’il avait eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois, lorsqu’elle visitait sa mère.
Il savait surtout sa réputation, et à l’énoncé de la question, la perspective de reconnaître
qu’il avait signé une fausse autorisation qu’Éric avait produit dès qu’on lui en avait donné
la possibilité, se borna de marmonner que pour lui, « Tout était normal » …

- « Alors, si je résume, on est face à des individus majeurs, dans un cadre légal, sans qu’il y
ait la moindre plainte. Cela justifie-t-il une intervention digne du GIGN ? Monsieur le
commissaire, je vous demande de tirer immédiatement les conclusions de cette lamentable
affaire d’ordre privé, ou je vais être obligée de me fâcher.
Et c’est rare que j’emploie ce terme. Je ne suis d’ordinaire que désagréable ! »

Quelle femme ! Audiard ne comprenait pas comment une telle personnalité, à la


réputation internationale, pouvait usurper à ce point sa fonction. Mais il était le seul à se
poser cette question.
Les deux policiers signaient, tous les papiers mettant un terme à cette « lamentable bavure
», comme disait le commissaire.
« Ce doit être sa maîtresse ». Audiard ne voyait pas d’autre explication.

Il sentait bien que Christian partageait un sentiment identique. Les faits allaient d’ailleurs
leur donner raison, lorsqu’au moment de partir, la juge exigea de rester seule en tête à tête
avec Éric.
Le commissaire fit sortir mollement tout le monde du bureau, hésitant à laisser seuls Éric
et la juge qui se faisaient face.

La porte se referma. Brigitte Gaspard regarda longuement le jeune interne, avec un regard
d’une douceur infinie. Puis elle s’approcha à le toucher. Éric ne savait que dire ni que faire.

82

Les yeux pleins de larmes, elle lui prit le visage et l’embrassa, comme s’il s’agissait du
premier baiser de l’histoire de l’humanité.
Jamais Éric n’avait été embrassé comme cela.
Quand il rouvrit enfin les yeux, cette femme qu’il n’avait jamais rencontrée et qui venait
de lui faire découvrir un monde de sensualité dont il ne soupçonnait pas l’existence, avait
quitté la pièce.

83

- « Cette fois-ci, je ne te laisse pas seul ! Tu restes avec moi jusqu’au départ de la course
autour du monde. »

Éric est devant la voiture de Christian.


Ses quelques bagages d’interne sont, soit à la poubelle pour gommer une vie qu’il quitte,
soit dans le coffre de Christian pour accompagner une vie qui se crée.
Lemeltier a les larmes aux yeux, comme tous les employés de l’hôpital, du moins ceux qui
ont appris à l’aimer. Les autres ne sont pas là, même par curiosité.
Philippe est le seul dont le visage reste fermé. Il voit partir son ami vers une vie qui le
fascine… Il n’a aucune nouvelle de Marie-Claire, mais sa nouvelle priorité est de partir à la
recherche de Clotilde dès qu’Éric aura franchi le porche de l’hôpital.
Christian s’est isolé longuement avec Charles Audiard. Il a obtenu du journaliste d’oublier,
du moins momentanément ce qui s’est passé au commissariat.
Contre cela, une simple promesse : venir naviguer avec Louis Jaouen sur la
« Petite Arche » à une des escales de la prochaine course.
Et c’est précisément ce cadeau que Christian va offrir à Éric pour l’année qui vient. À une
seule condition : qu’il renonce à revoir Emma…

84

Portsmouth, en Angleterre.

Un voilier passe, en tête, la ligne de départ de la Course autour du monde.; A l’instant du


coup de canon.
Thalassa retransmet l’événement en direct.
À la barre de « La petite Arche », Jaouen est concentré ; radieux d’avoir réussi une
manœuvre splendide.
Sur une vedette, frissonnants de froid, au milieu d’un groupe d’étudiants déchaînés,
Lemeltier et Philippe agitent une banderole à la gloire d’Éric.
Celui-ci, au pied du mât, regarde le spectacle grandiose du départ de la course autour du
monde.
Dans un village du Loir-et-Cher, un couple âgé regarde leur enfant prendre son envol.
Le caméraman termine son zoom sur le regard fiévreux de bonheur du médecin.
« Ce visage qui me dit quelque chose » murmure, dans son appartement parisien cossu, la
juge Gaspard, sans cesser de signer distraitement son courrier…

85

CHAPITRE 8 : « La course autour du monde »

Chinon, le 15 Octobre
Mon Éric,
Le temps pourri qui transforme les vignes fraîchement vendangées en landes irlandaises te donne la
tonalité de l’humeur du moment. Non, c’est pire que cela ! Je sais que tu m’affubles de la réputation de
« poète express », mais tu sais aussi à quel point j’aime cette couleur rouge qui embrase nos coteaux
l’automne.
Ton départ nous a tricoté un manteau de grisaille que l’on n’arrive pas à enlever.
J’arrête la poésie à deux balles car, pour être honnête, je pourrais résumer en disant que « Tout va mal » !
J’aurais aimé te raconter des journées de rêve, consacrées à ce métier que nous avons choisi, des soirées de
plaisir avec Lemeltier et surtout, ta Marie-Claire, ma Clotilde. Tu l’as deviné, rien de tout cela n’est au
programme. Je suis seul à traîner ma peine.

Quelques jours après ton départ, la juge Gaspard est arrivée dans le service.
Une furie accompagnée d’un inspecteur Bottet remonté comme en « quatorze ».
Ils voulaient absolument me faire avouer que nous avions drogué la juge pour qu’elle agisse en ta faveur au
commissariat.
J’imagine ta surprise en lisant cela. Tu comprends quelle était la mienne en l’entendant.
Pourtant, l’histoire est assez simple à comprendre, même si elle met tout le monde dans la panade. Le
journaliste de Paris Match, Charles Audiard, a rencontré, quelques jours après le départ de la course du
monde, la juge dans un de ces pinces fesses que Paris adore, que je ne connais pas et où tu ne tarderas pas
à être comme un poisson dans l’eau. Audiard s’est rappelé au bon souvenir de la dame, qui a fait
semblant de ne pas le reconnaître. Ce n’est pas le genre de mec à se la laisser jouer par une pimbêche. Il est
revenu à la charge.
J’aurais fait pareil !
Mais la conversation a tourné vinaigre. Elle prétendait ne pas le connaître et forte d’une
« mémoire d’éléphant » dont elle est très fière, revendiquait même ne l’avoir jamais rencontré. Trois
semaines après son fait d’arme au commissariat !
Tu peux comprendre l’étonnement d’Audiard, qui a pensé un instant avoir été aux prises avec un sosie.
Mais comme la dame se souvenait parfaitement de son voyage à Chinon ce jour-là, la conversation s’est un
peu humanisée. D’autant qu’Audiard n’a pas la réputation d’être un clown. Il a raconté avec force détails
l’épisode du commissariat, en insistant, peut-être un peu lourdement, sur l’impression « sentimentale »
qu’il avait eue de ta relation avec la juge.
C’est là qu’il a fait une erreur d’analyse, surprenante pour un mec de ce calibre. Tout aurait pu en rester
à la méprise, d’autant qu’Audiard sait parfaitement retourner les situations et qu’il avait le sujet en
main. Le problème est que la juge est « branchée au tout à l’ego » et qu’elle a la réputation d’être un pit-
bull. Tu sais que sa mère est dans notre service.
Au passage, je te prie de croire que c’est une très grande emmerdeuse dont on n’arrive pas à se
débarrasser… La juge vient la voir tous les mois. Le service minimal au-delà duquel on parle
d’abandon... Le lendemain de sa rencontre avec Charles, elle était à Chinon. Brigitte Gaspard, qui a les
gènes du fouille-merde, s’est fendue d’une petite visite au commissariat… Et là, tu peux imaginer le
souk ! Notre petite altercation est malheureusement consignée dans un rapport qui a mis la juge sur le cul.
Elle a fait tout un foin et exigé une enquête immédiate. Autre élément très embêtant, la salle où tu as été
confronté à la juge est équipée d’une caméra qui enregistre les débats. Les « ébats », devrais- je dire, car il
paraît qu’il y a une séquence qui ne laisse aucun doute sur tes relations avec cette femme. Ce qui a
beaucoup amusé le commissariat après notre départ et qui nous a enfin fait tout comprendre, à Lemeltier
et moi-même, car je t’avoue que l’intervention de la juge nous avait paru surréaliste…
Félicitations, mon vieux, tu me surprendras toujours, même si je ne m’explique pas comment tu as pu
devenir son amant lors de ses brèves visites dans mon service et surtout, sans que je ne m’en soit rendu

86

compte ! Mais ta maîtresse paraît ne pas vouloir donner de publicité à votre relation. Elle n’a pas pu
plaider le recours à un sosie, car quelques détails vestimentaires prouvent, à ses yeux, qu’il s’agit
indiscutablement d’elle. D’où l’hypothèse d’une « manipulation chimique », en clair, le recours à tous ces
psychotropes que tu as la réputation de manier « un peu trop bien » depuis tes longs séjours dans la partie
psychiatrique de ton service. Heureusement, le témoignage du chauffeur de la juge, qui ne l’a pas quittée
dans les heures précédant sa visite au commissariat de Chinon, a permis de lever l’accusation
d’ « administration de substances désinhibantes » que commençait à se jouer tout ce petit monde judiciaire.
C’est vrai que les histoires d’actes incontrôlés avec certains somnifères de nouvelle génération pouvaient
expliquer parfaitement sa conduite surprenante, en particulier votre petit massage de mandibules. Mais au
même moment, nous étions, toi et moi, au fond d’une geôle, donc dans l’impossibilité d’administrer ces
médicaments à la durée de vie très courte. Il n’y avait que Lemeltier qui, heureusement, n’était pas dans
son service au moment du passage de la juge à l’hôpital. Il a pu le prouver sans aucun problème, mais a
pété un câble en apprenant que l’on pouvait l’accuser d’un truc pareil. D’autant que tes ennemis ont relevé
la tête et se sont déchaînés. Entre Beaumont, le directeur, l’inspecteur et maintenant le commissaire et la
juge, cela fait beaucoup de monde pour attendre ton retour avec des sulfateuses.
Alors pas de zèle. Reste bien au chaud dans l’hémisphère sud.
Pour en revenir à Lemeltier, le simple fait de le soupçonner l’a mis dans une fureur noire. Il était tendu
comme une flèche. Il ne fallait pas lui faire de réflexion.
Le directeur et Beaumont n’ont pas su résister à ce plaisir. Je ne pensais pas que Lemeltier pût abîmer
autant ces deux mous en aussi peu de temps. La voile doit donner ce type d’énergie (tu vas en avoir
besoin). Heureusement que les internes sont intervenus. Trop vite, comme la sanction.
Le service n’a plus de chirurgien. Il a été viré avec interdiction d’approcher à moins de dix kilomètres de
la ville. On a parlé de procès. Mais, sur intervention de la juge, la menace est peut-être en train de passer.
Elle n’a pas vraiment envie de cette publicité… À moins qu’elle ne te protège. Toi et son mari.
Bottet a bien essayé de se rebeller. Mais la dame a le bras long et, au final, elle s’est rendu compte que
personne ne sait vraiment qui accuser, et surtout de quoi ! Félicitations, mon pote, tu devrais écrire des
livres qui ne seraient certainement pas faciles à comprendre !
Conséquences de tout cela : pas de chirurgien, pas de boulot pour moi. Tous nos malades sont envoyés à
Tours, où l’on n’a pas spécialement besoin de mon aide. On m’a conseillé de me reposer chez mes vieux.
C’est de là que je t’écris.
J’ai consacré aussi beaucoup de temps à essayer de retrouver Clotilde, mais je n’ai guère d’espoir. Quand
tu as passé tant d’années dans un monastère, tu sais te faire oublier. Il faudra attendre que la honte qui
l’a submergée atteigne l’étiage qui lui permettra de me contacter, à défaut de me revoir.
Et toi, mon bonhomme ! La presse ne parle que de cette course et de vos exploits.
Je sais au gramme près ce que tu manges, comment tu dors et comment tu avances… Mais que ressens-
tu ?
Je pense que tu as d’autres chose à vivre que de penser à la médiocrité du monde qui m’entoure, mais si tu
peux m’envoyer un petit bout de la magie du tien… Je suis preneur.
Comme je suppose que tu vas lire cette lettre dès ton arrivée, n’oublie pas, dans quelques heures, de les
embrasser partout pour moi.
Philippe, le ringard de Saint Michel ; Ton ami indéfectible.
PS : Tu attends sans doute des nouvelles d’Emma. Je ne t’en donnerai pas car je pense que tu n’en as pas
besoin. Je n’ai jamais osé te le dire en face, mais il faut oublier cette sinistre histoire sans avenir. Je ne suis
pas un grand médecin, mais pour une fois, tu dois te persuader que certaines maladies sont incurables.
Tu t’es sans doute raconté une belle histoire dans ta tête… Essaye de t’en inventer une autre. Tu as tout
pour le faire. Tu es là où tu peux la vivre.
Fais-moi plaisir, construis-la vite et avec assez de vigueur pour que Lemeltier et moi-même sentions le vent
de bonheur qui l’accompagnera.

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La marina de Sidney est silencieuse. Comme chaque jour, Éric s’est levé tôt pour pouvoir
profiter de son instant préféré, le bain exceptionnel du petit matin. Il se glisse, sans un
bruit, le long de la « queue de malet ». Un nom étrange pour un gros triangle en
aluminium épais, à l’arrière de la « Petite Arche », qui permet d’augmenter encore plus la
surface de la
grand- voile. Il sait qu’il va être rejoint dans quelques instants par Jaouen. C’est lui qui l’a
initié à ce rituel matinal.
Lorsqu’il est au mouillage, il aime le partager avec ses amis. A une seule condition,
respecter le silence qui accompagne ce rituel immuable, réservé au tout petit clan qui
escorte le marin dans ses navigations de plaisir. Un rituel qu’aucun océan, qu’aucune
saison, ne saurait empêcher. Pour montrer à la mer le bonheur de s’y fondre.
Tout cela était encore vrai hier.
Aujourd’hui, plus rien ne sera désormais pareil.

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La course autour du monde était partie un après-midi de septembre, une vraie journée
d’automne anglais, timidement ensoleillée, puis brumeuse et chagrine lorsque les dernières
vedettes de spectateurs avaient tout envoyé à tribord pour regagner le confort de la terre.
Un instant qui ne se vit que lors des départs de courses au large. Et uniquement dans ce
sport. Un instant que les marins attendent avec jouissance, tout en le redoutant. On passe,
en quelques heures, de l’événement retransmis en mondovision, à la confidentialité et
l’isolement du grand large. Mais avec l’obligation de faire marcher le voilier comme si tous
les yeux restaient rivés sur l’équipage.

L’une des dernières vedettes à regagner la côte, avait été celle qu’avaient affrétée ses amis
de Touraine. Le mal de mer et le froid du large avaient vite eu raison des enthousiasmes
les plus alcoolisés après le coup de canon qui avait libéré la flotte. Seul Philippe, depuis le
départ, était resté sur le pont supérieur, immobile, les yeux rivés sur la silhouette de son
ami.
Chacun vit un instant qui le fait passer de l’adolescence à la vie d’adulte. Pour Philippe, ce
jour était probablement arrivé, et il mesurait l’immobilité du parcours qu’il s’était choisi.
Ce qui n’était pas le cas d’Éric. En regardant ce spectacle, à l’intensité décroissante mais à
l’émotion de plus en plus palpable, il parcourait l’immensité du chemin qu’il devait
aujourd’hui, au propre comme au figuré, parcourir pour atteindre le rivage qu’il s’était fixé
: la grande boucle autour du monde et le sourire d’Emma. Il avait ressenti un grand
moment d’émotion lorsque Anna – elle aussi sur la vedette avec Philippe – lui avait tendu,
quelques secondes avant que les amarres ne soient larguées, une photo d’Emma, sans
doute la seule existante de son amie. Selon son habitude, elle avait su rajouter une ligne au
mystère : bien que son regard ne soit pas dirigé vers l’objectif, Emma souriait. Ce que
personne n’avait jamais remarqué depuis qu’elle vivait à l’hôpital.
Anna avait assuré que cette expression, témoin d’une vie intérieure que tout le monde lui
contestait, était apparue lorsqu’elle lui avait expliqué que cette photo était destinée à Éric.
Qu’ainsi, elle l’accompagnerait tout au long de son voyage par les trois caps.
Depuis, elle ne le quittait plus. Il la conservait dans une petite pochette transparente qu’il
avait fixée au-dessus de sa bannette.
Ainsi, chaque fois qu’il tentait de se réchauffer et de s’endormir sur cette couche humide
et inconfortable, son dernier regard était toujours pour elle.

Un dernier hurlement de sirène et la nuit était tombée. Noire et humide. La Manche avait
décidé de se faire inoubliable. Le voilier descendait vers l’Atlantique, vent de trois-quarts
arrière, sur une mer quasi plate. Une allure à laquelle le bateau était imbattable.
Chaque minute qui le rapprochait de la ligne d’arrivée, des mois plus tard, l’éloignait de
ses concurrents, beaucoup moins rapides au portant. Jaouen n’avait pas quitté la barre
depuis le départ.
Il jubilait en pensant que son voilier, conçu pour la brise et le gros temps, avait également
des aptitudes remarquables dans un souffle moins puissant. Il n’avait pas été épargné par
la malchance depuis quelques mois, mais cette course se présentait sous les meilleurs
auspices. Il n’avait d’ailleurs pas le choix. Il devait impérativement gagner cette course
autour du monde ou poser définitivement à terre, son sac de marin perclus de dettes.

À bord, la vie s’organisait au rythme des quarts. Éric devrait s’adapter à cette vie scandée
par des tranches de quatre heures de manœuvre et de barre sur le pont, quatre heures à
l’intérieur pour le repos, les repas et les maigres loisirs. À seize heures, il y avait un petit
quart de deux heures pour inverser le rythme des bordées afin que la moitié de l’équipage

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ne soit pas condamnée aux mêmes horaires de manœuvres pendant des mois. Éric s’était
penché, à la demande de Christian, sur les problèmes de récupération.
Il avait ainsi découvert le « sommeil flash » et la « pause parking », comme les appelaient
les spécialistes ! Deux pratiques pour lesquelles, sans les connaître, Jaouen, grand
spécialiste de la navigation en solitaire, était passé maître. Le sommeil flash, c’étaient
quelques secondes d’assoupissement volées au pied du mât entre deux manœuvres pour
éviter l’épuisement. La pause parking, qui portait mal son nom en mer, c’était un sommeil
organisé, d’une quinzaine de minutes qui, bien programmé, avait les mêmes effets qu’une
longue sieste.

Éric, en dehors de ces quelques conseils, avait pour rôle officiel de surveiller la qualité
diététique des repas du jour, ce qui faisait hurler de rire Jaouen qui se nourrissait
invariablement de pâtes et de lait dans des quantités toujours modérées. En prenant le
temps de mâcher, de façon interminable, le pain rassis du bord. À part cette tâche
quotidienne et la prise en charge des « urgences » médicales du bord, il devait assurer un
rôle d’équipier pour lequel il n’était pas formé.
Mais il avait les meilleurs professeurs du monde.
Chaque équipier possédait une spécialité.
Pour Olivier, c’était la surveillance du gréement. Il passait une partie de ses journées dans
la mâture, contrôlant avec minutie le moindre point d’usure. Pour Christian, c’était la
navigation et la météo. Ses conclusions provoquaient, avec Jaouen, des discussions
interminables sur les différentes options de route possibles. Pour les équipiers, ces joutes
étaient l’initiation aux secrets du marin le plus connu au monde.
Éric devait parfois se pincer pour se persuader qu’il n’était pas en train de vivre un de ces
rêves qui, au réveil, vous donnent l’irrépressible envie de vous rendormir au plus vite pour
goûter un peu plus ce plaisir onirique. Mais le mal de mer qui le terrassait depuis le départ
était là pour prouver qu’il ne rêvait pas…

Depuis l’entrée en Atlantique, passée la pointe du Raz – il ne reverrait pas la France avant
des mois – un malaise généralisé l’avait cueilli. Il ne savait pas encore bien se protéger des
paquets de mer, à l’inverse de Jaouen, jamais mouillé, mais qui passait un temps
interminable à se protéger avec minutie lorsqu’il devait aller manœuvrer sur le pont.
Même lorsqu’il y avait une urgence relative, il prenait toujours le temps de bien mettre une
serviette autour du cou, refermer hermétiquement son ciré et ajuster ses bottes. Il avait
expliqué à Éric que cette préparation n’était pas du temps perdu ; il en profitait pour
réfléchir à la manœuvre dans sa globalité, ce qui n’était pas le cas de la plupart des
équipiers qui agissaient d’instinct, sans beaucoup réfléchir. En cas d’extrême urgence, il
était toujours le premier sur le pont, mais nu comme un verre, quel que soit le temps !

L’humidité, le froid et sans doute la faim, avaient terrassé Éric dès que le voilier s’était mis
à taper dans une mer formée. Même l’estomac vide, les nausées ne le quittaient plus. Mais
pas question d’aller s’écrouler sur sa couchette. Il était en course, équipier à part entière.
S’il ne connaissait pas grand-chose à l’esprit de la manœuvre, on avait toujours besoin de
bras pour tirer sur un cordage ou mouliner un winch, ces cabestans modernes qui
permettent de tendre les voiles.
Les quatre heures passées sur le pont qui, plus tard, deviendraient un moment de
bonheur, étaient, en ces premiers jours de course un véritable cauchemar. Lorsque la
cloche de bord piquait le quart, une tradition que Jaouen aimait beaucoup et qu’il
souhaitait conserver, la bordée montante venait manœuvrer pendant que la descendante

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allait se sécher et surtout se nourrir. Les quantités ingurgitées par ces athlètes affamés par
les manœuvres sur le pont étaient ahurissantes.
Éric se bornait à boire – beaucoup – et à grignoter – un peu – avant de s’affaler, parfois
tout habillé, sur sa bannette. Bien qu’Olivier l’ait prévenu, celle-ci était devenue gluante de
sel et d’humidité. Même allongé, le mal de mer ne le lâchait pas. Il se souvenait de la
réflexion qu’il avait faite à un journaliste de Thalassa, la veille du départ. Celui-ci, venu
interroger le médecin de Jaouen, avait évoqué le mal de mer.
Éric, avec la suffisance du professionnel qui ne connaissait pas la nausée, avait répondu
qu’il détenait le secret contre ce mal. Devant le regard surpris du journaliste, il avait
ajouté : « Il suffit de s’allonger sous un pommier ! ». Une réflexion qui avait été largement
diffusée et lui avait valu les acclamations de ses amis médecins, le jour du départ. Le long
de l’écluse qui permettait aux voiliers de rejoindre les eaux profondes de la baie, ils
brandissaient tous une branche de pommier !

Sur sa couchette, il en rêvait de ce pommier et de sa campagne tourangelle ! Mais au


moment où son estomac retrouvait un équilibre acceptable, la maudite cloche se mettait à
retentir, signal d’une activité intense dans les coursives. Éric, au lieu d’observer le même
soin méticuleux que mettaient ses coéquipiers à se vêtir pour échapper aux embruns se
précipitait pour retrouver au plus vite l’air du grand large. Confronté au choix cornélien
de vomir ou d’être trempé. Pour être honnête, il avait de toute façon pratiquement
toujours droit aux deux… Olivier s’était montré un peu inquiet par la persistance de l’état
maladif de son ami médecin.
Christian et Jaouen s’étaient contentés d’en rire en affirmant que cela finirait bien par
passer…
Le miracle eut lieu le quatrième jour. Ce matin-là, après une nuit complète de sommeil –
tous les cinq jours, un équipier de chaque bordée était de repos – Éric se réveilla avec une
sensation étrange de bien-être. Il avait dormi dix heures. Ses coéquipiers avaient préféré
ne pas le réveiller. En particulier, celui de l’autre bordée qui, en ce jour de repos relatif,
était avec lui responsable de la cuisine.
Le bateau était presque silencieux, signe d’un vent bien établi qui ne provoquait que peu
de manœuvres. Il approchait des îles Canaries et des alizés, ces vents des régions
intertropicales. Des vents qui, par leur chaleur, leur puissance modérée et leur constance,
font le bonheur des navigations transatlantiques. Le soleil devenait de plus en plus
présent, et ne les quitterait plus jusqu’au-delà de l’équateur.
Éric s’assit dans le carré. Il n’avait plus de nausées mais, en revanche, une faim incroyable.
Il était « amariné », comme lui avaient promis les professionnels du grand large, et
désormais, n’aurait plus à souffrir du moindre mal de mer. Sur le pont, T shirts et lunettes
de soleil étaient de rigueur. L’ambiance au beau fixe. À la dernière vacation avec le PC des
organisateurs de la course, la « Petite Arche » était en tête, moins largement que ne le
supposait Jaouen, ce qui expliquait son air un peu renfrogné, mais suffisamment pour
donner le moral à un équipage pas encore marqué par la dureté de la course.
Huit jours plus tard, c’était une toute autre ambiance à bord.
Le passage du « pot au noir » se négociait mal. Christian lui avait expliqué, dès le départ,
que c’est à cet endroit que se gagnerait ou se perdrait la première étape. Lorsque les
alizées entrent en contact avec les eaux chaudes tropicales de l'océan, les masses d'air se
réchauffent et s'élèvent. Ce mouvement d'ascendance « aspire » le vent. Conséquence, en
mer, c'est le calme plat, le trou, le vide… Un lac suisse surmonté par un ciel qui doit
digérer tous les tourments habituels de l’océan et qui est bien décidé à le faire payer. Le
« pot au noir «; Un pot qui possède aussi un couvercle !

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D'énormes nuages se forment, s'accumulent. Éric en bon scientifique était allé chercher
l’explication : la force de Coriolis, qui explique pourquoi lorsqu’un lavabo se vide, l’eau
tourne toujours dans le même sens (et dans le sens inverse dans l’hémisphère sud), est
quasi nulle au niveau de l’équateur. Ces énormes nuages ne bougent plus. Ils n’ont qu’une
seule porte de sortie : provoquer de redoutables orages accompagnés de coups de vent
tourbillonnant dans tous les sens. Le pot au noir et son couvercle, une zone d’incertitude
où le vent, qui ne sait pas à quel hémisphère il appartient, se cherche… Et surtout, se
cache.

Les voiliers peuvent alors rester des jours entiers, à la merci, soit d’une faible brise qui
permet d’avancer de quelques mètres en quelques heures, soit d’une tornade imprévisible
qui, en quelques secondes, couche le voilier, qui se retrouve alors les voiles tendues à se
rompre, mais pendant quelques minutes seulement.

Autre variante, le grain de pluie d’une violence extrême mais sans vent ; Le désespoir de
Jaouen, mais le bonheur des équipiers devant cette douche d’eau pure et douce. Dans le
pot au noir, le savon est toujours à poste, sur le pont. Il faut alors faire vite au risque de se
retrouver couvert de mousse car, de façon aussi soudaine et inexpliquée, revient un autre
calme, interminable, éprouvant pour les nerfs. Le tout avec une houle longue et puissante,
dernier témoignage des tempêtes du nord qui fait passer en permanence le voilier,
désormais sans appui contre le vent, brusquement d’un bord sur l’autre.
Les Anglais appellent le pot au noir, les « Horses Latitudes », les latitudes des chevaux, en
souvenir de ces animaux embarqués sur les grands voiliers qui ne supportaient pas ce
roulis brutal et dont les innombrables carcasses jonchaient la mer. Il y a encore un siècle,
les grands trois-mâts étaient trop lourds pour progresser dans des vents aussi faibles et
restaient parfois des semaines avant de retrouver le vent bien établi de l’alizé du Sud qui
leur permettrait d’allonger leur route vers un autre enfer qui avait pour nom « Cap
Horn»… Mais cette époque n’était théoriquement qu’un mauvais souvenir.

Jaouen, dans son voilier bardé d’ordinateurs, en liaison avec ses routeurs à terre,
connaissait en temps réel la position probable du pot au noir. Il avait donc tracé une route
qui était censée le traverser en moins de vingt-quatre heures. La météo n’est pas une
science exacte et l’option choisie s’avérait mauvaise. En particulier par rapport à deux
autres concurrents, américain et suédois, qui avaient tenté une option qualifiée, quelques
heures plus tôt, de suicidaire mais qui maintenant se révélait payante. Ces deux bateaux
progressaient à plus de quinze nœuds alors que la « Petite Arche » se traînait dans les
derniers milles du front intertropical, le nom scientifique de cette zone honnie de tout ce
qui flotte ! C’est dans les minutes difficiles que se juge le caractère des hommes. Éric
découvrait qu’un équipage n’est pas aussi homogène qu’il apparaît dans l’euphorie du
départ et que les petits travers prennent des proportions insoupçonnées. Il y avait à bord,
comme dans tous les groupes, des hâbleurs, des chapardeurs, des profiteurs, des couards,
des héros inconscients. Des travers excusables à terre, qui devenaient vite insupportables
au large, lorsque l’ambiance se tend.
Il y avait heureusement quelques personnalités exceptionnelles sur lesquelles les fortunes
de mer n’avaient aucune prise. C’était le cas de Christian et Olivier. Et à un degré
moindre, de Jaouen, qui montrait une mauvaise humeur chronique frisant la malhonnêteté
intellectuelle lorsque son voilier quittait la tête de la course. Un défaut que Christian lui
pardonnait volontiers, tant ses qualités athlétiques, son opiniâtreté, son sens marin et sa
qualité de régatier, étaient exclusivement tournés vers un seul but : couper la ligne
d’arrivée en tête.

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Jaouen avait une autre caractéristique qui amusait beaucoup Éric : une haine tenace pour
tout ce qui parlait anglais. Des réminiscences de Trafalgar, chez cet ancien militaire aux
formules à l’emporte-pièce. Des formules qui remplissaient de bonheur le médecin du
bord. Sa favorite était incontestablement la définition qu’il donnait du fair-play, selon
les Anglais : « … l’art de féliciter le second » !
Bref, l’ambiance était tendue et les personnalités clairement dévoilées, lorsque les premiers
poissons volants s’abattirent sur le pont, signe qu’enfin le voilier était arrivé dans les alizés
de sud-est. Éric, à défaut de se révéler un régatier dans l’âme, commençait à bien se
fondre dans cette collectivité d’un genre un peu particulier.

Il n’avait d’ailleurs que peu de temps à consacrer à la rêverie.


Les manœuvres incessantes le laissaient souvent épuisé au changement de quart et la
contemplation de la photo d’Emma ne durait généralement que quelques secondes. Les
hypochondriaques du bord lui prenaient beaucoup de temps libre. Des colosses aux pieds
d’argile qui profitaient de la présence d’un médecin à bord pour évoquer des angoisses
existentielles qui empruntaient souvent l’estomac, le colon ou le foie pour s’exprimer.

Il y avait aussi le cauchemar des heures de barre. Elles étaient pour tous les autres
équipiers des instants d’extase ; pour Éric des moments de tension absolue. La peur de
« mettre le camion en travers » comme disait Olivier, l’angoisse du regard de Jaouen
lorsqu’il allait inscrire sa moyenne horaire – toujours un soupçon en deçà de celle des
autres – dans le livre de bord ; un traumatisme qui revenait toutes les quatre heures. Ce
qui faisait beaucoup pour le débutant. Il avait donc décidé de s’en ouvrir à Louis.

Une franchise qui avait plu au marin. En conséquence, assez souvent, il venait s’asseoir à
côté de lui pendant ses 48 minutes de barre par quart. Un découpage très précis et surtout
parfaitement respecté au risque de se faire vertement houspiller par un barreur transis et
pressé de retrouver un peu de chaleur et moins de responsabilité.
Debout derrière le néophyte, Jaouen parlait peu. Droit comme un I, il lançait de petits
regards incessants aux voiles, au gréement et à la mer. Il regardait rarement l’écran
donnant le cap et la vitesse, à la différence d’Éric qui, lui, passait son temps à respecter la
direction que le précédant barreur lui avait indiqué, tout en essayant de ne pas ralentir le
voilier. Lorsque c’était le cas, il sentait la barre se durcir, le bras de Jaouen agissait
discrètement et la « Petite Arche » se mettait à accélérer. L’application d’Éric à la barre,
était diversement appréciée par l’équipage.
Le skipper était en effet plus concentré sur la marche du voilier qu’avec les autre équipiers.
Il demandait donc souvent une manœuvre pour améliorer la vitesse ou le cap. Le quart
devenait alors épuisant. Éric avait entendu une violente altercation, entre Olivier et un des
équipiers, qui se plaignait de l’inexpérience du médecin. Christian, témoin de l’altercation,
avait désarmé les hostilités en faisant constater que, depuis que Jaouen s’intéressait à la
formation nautique du jeune médecin, le nombre de miles parcourus pendant son temps
de barre était le meilleur de tous les équipiers.

La lune était désormais à moitié pleine, ce qui donnait une tout autre ambiance au quart
de nuit. Jaouen, qui dormait peu, avait rejoint Éric, qui barrait plutôt bien cette nuit-là,
dans une mer pas trop difficile et un vent bien établi. Il lui avait expliqué l’inutilité des
cadrans. À condition de prendre un repère entre un point du gréement et la Croix du Sud,
qui était désormais dans cet hémisphère l’équivalent de l’Etoile Polaire dans les latitudes
Nord. Éric avait alors pu se concentrer sur ses sensations de barreur, tête bien haute, les
yeux dans le gréement parfaitement équilibré.

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Pour la première fois, il avait ressenti la marche du voilier dans ses bras, ses fesses et ses
cuisses. Jaouen n’avait que peu participé à la conduite du bateau. Sans prononcer un mot,
il se contentait de regarder le ciel et les voiles, avec ce demi-sourire énigmatique qui signait
les plus belles photos de lui.
Son quart de barre terminé, il avait proposé à Éric de l’accompagner pour son tour
d’inspection sur le pont, comme il le faisait plusieurs fois par nuit. Éric n’aimait pas
beaucoup s’aventurer à l’avant du voilier, surtout dans l’obscurité. Si la découverte de la
phosphorescence du plancton dans la vague d’étrave était une image qu’aucun terrien ne
pouvait imaginer, l’effroi de la chute en mer le quittait rarement et enlevait toute poésie
aux manœuvres nocturnes. Ce qui expliquait le côté un peu gauche de ses déplacements
sur le pont. Il faisait hurler de rire les autres équipiers, singes professionnels, capables de
courir au milieu des dizaines de cordages, poulies et taquets, qui représentaient autant de
pièges pour un néophyte. En cette fin de nuit calme, alors que le voilier glissait plus qu’il
ne luttait sur la vague, Jaouen avait commenté tous les points qu’il vérifiait chaque matin.
Puis, le pont ne mouillant pas du tout ce matin-là, au portant dans cette mer calme, ils
s’étaient assis près du grand mât, sur un sac à voile. Jaouen s’était mis à parler, intarissable,
sur la marche de son voilier, sur les concurrents.

Cette course était importante pour lui car, c’était une révélation pour Éric, il était criblé de
dettes. Un sujet sur lequel il s’était peu attardé. Cette situation financière pénible suscitait
des interrogations, mais étrangement, pas de doutes. Il avait parlé de son père, de ses
sœurs… et de ses femmes.
Il était étrangement fleur bleue. Aussi, il avait profité du métier d’Éric pour poser
quelques questions qui parurent extrêmement naïves à un médecin pourtant beaucoup
plus jeune et moins expérimenté que lui. Il était là sur le terrain d’Éric, qui connaissait
certainement mieux la personne humaine qu’un marin passionné d’écume. Leur
discussion avait duré deux heures. Seule la fin du quart l’avait interrompue.

Dans les dernières minutes, Jaouen avait évoqué avec beaucoup de pudeur, mais aussi de
façon très directe, le cas d’Emma dont Christian lui avait beaucoup parlé. Étrangement,
pour la première fois, Éric rencontrait une personnalité sans à priori qui pouvait
parfaitement comprendre la relation étrange qu’il vivait avec sa malade. Jaouen avait
surtout une façon très personnelle de quantifier ses envies et surtout de ne rien céder à sa
passion principale. Personne ne l’empêcherait jamais de vivre son amour pour la course au
large. À sa façon. Personne ne devait donc empêcher Éric de vivre le sien avec Emma. De
la manière qui lui permettrait d’être heureux. Ce n’est qu’à cette condition qu’il pourrait
envisager de franchir une nouvelle étape de son projet de vie.
Jaouen exprimait clairement ce qu’Éric sentait monter en lui depuis quelques jours.
L’envie irrépressible de ne plus quitter Emma, de vivre près d’elle cet amour qui
l’envahissait lorsque, seul dans sa bannette, il s’endormait en contemplant le sourire
énigmatique de la jeune femme. La « Mona Lisa des asiles » comme l’avait gentiment
surnommé Olivier. Car tous les équipiers étaient au courant de cette étrange histoire. Ce
monde avait aussi ses bavards… Les commentaires les plus élogieux pour Éric
provenaient des plus pragmatiques qui trouvaient tout simplement Emma « canon » sur la
photo. Il est vrai que pas une personne au monde ne pouvait soupçonner, à la simple vue
de cette photo, la tempête qui soufflait dans ce cerveau malade.

Éric rêvait souvent d’Emma. Le psychiatre de Tours l’avait prévenu sur la survenue, en
mer, de ces grands rêves qu’il qualifiait d’« archaïques ». Des rêves récurrents qui puisent
leur inspiration dans les moments forts de la vie, en particulier les instants passés dans le

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ventre de sa mère, lorsque le corps flottait dans une solitude heureuse et béate. Ils
ponctuaient généralement les longues périodes en mer.
Pendant ces rêves, parfois interminables, Emma lui parlait beaucoup. Pourtant, en se
réveillant, il était incapable de se souvenir du son de sa voix. Il ne se rappelait que de ses
idées, de ses conseils et de ses commentaires sur les équipiers, souvent pertinents. Parfois
étranges.
Plus le voilier poursuivait sa route vers le Sud, plus la force des rêves s’estompait. Temps
ou distance ? Éric avait tranché. C’était l’éloignement physique qui était en cause.
Certainement pas le temps, car pas une de ses minutes conscientes de la journée ne se
passait sans l’évocation de son amie. Seuls les rêves perdaient singulièrement de leur force.
D’où cette obsession de la revoir.
Une obsession peut-être due à l’arrivée de la première étape au Cap, en Afrique du Sud;
elle était imminente. Les hautes latitudes de la deuxième étape, ces quarantièmes
rugissants que la « Petite Arche » découvrirait une fois paré le Cap de Bonne Espérance,
se rapprochaient ; Jaouen avait même décidé de les tutoyer, tentant une option « suicidaire
» selon Christian, pour toucher, avant les deux voiliers de tête, les brises violentes des
dépressions venues de l’ouest. Avec les premiers albatros et les trains de houle du
Pacifique, le voilier avait donné sa pleine mesure. Il était construit pour cette guerre
contre le vent et la mer. Il montrait toute sa mesure et gagnait du terrain sur ses
concurrents, plus proches de l’arrivée, mais plus au Nord et englués dans les calmes de la
pointe de l’Afrique. Tout allait se jouer dans les dernières quarante-huit heures, et à bord,
personne ne dormait. L’option « suicide » se transformait en intuition géniale, comme
l’écrirait la presse du lendemain.

La terre se rapprochait avec rapidité. On reconnaissait maintenant, très clairement à


l’horizon, la célèbre « Table » du Cap, espèce de barre montagneuse impressionnante de
rugosité et de résistance à ces rafales venues de l’Antarctique. La « Petite Arche » rentrait
au port avec la brise du large qu’attendaient depuis une vingtaine d’heures, au large du
Cap, les deux voiliers qui pensaient se disputer tranquillement la victoire. Certes, ce vent
leur permettrait de gagner la première étape, mais de très peu devant la « Petite Arche »
qui déboulait, toutes voiles dehors, conduite par un équipage dont les hurlements de joie
mêlée de haine, glaçaient d’effroi les premières vedettes de journalistes venus accueillir les
marins français. Éric sentait pour la première fois son appartenance à cette caste bien
particulière de « ceux qui naviguent au-delà de l’horizon ». Quatre semaines s’étaient
écoulées depuis le départ d’Angleterre. Une éternité pour Éric, mais il ressentait aussi ce
temps passé en mer comme une sorte de bulle dans le temps. Cela faisait plus d’un an
qu’il n’avait pas connu un tel calme dans sa vie intellectuelle.

Les journalistes qui les attendaient sur le quai, avides d’anecdotes, de « batailles
homériques contre les éléments déchaînés et les cathédrales liquides » comme les moins
imaginatifs l’écriraient les jours suivants, auraient été bien surpris qu’un néophyte puisse
retenir le mot « repos » comme résumé essentiel de cette première étape. Mais c’était bien
la vérité : Éric se sentait dispos. Dispos pour affronter la nouvelle vie qu’il s’était « réfléchi
» pendant ces quatre semaines…

Olivier lui avait parlé de la grande joie de l’escale. Pour une fois, il était en dessous de la
réalité. La ligne d’arrivée franchie, Jaouen n’était ni gai ni triste. Ce qui laissait donc à
l’équipage toute latitude pour « aller tirer une sérieuse piste », selon l’expression bretonne,
qui signifiait que cette première nuit à terre allait être chaude.

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Les premiers pas sur le quai avaient été magiques… et hésitants. La terre tanguait en
l’absence de mouvements. Éric découvrait le « mal de terre » qui allait s’ajouter à l’ivresse
prévisible des prochaines heures.
Les premiers à prendre les amarres étaient des marins de Concarneau, pêcheurs d’un
monstrueux navire-usine, amarré à quelques encablures de la « Petite Arche ». Des
« tronches » d’une autre époque. Toutes plus ou moins amochées. La veille, une bagarre
générale avait départagé l’équipage de Concarneau avec un autre de Douarnenez… pour
savoir qui aurait l’honneur de conduire « la piste ». Concarneau avait gagné. La soirée
aurait donc lieu au « 51 », un bar louche tenu par un enfant du pays, privatisé pour
l’occasion, et qui attendait Jaouen et son équipage.

Mais avant cela, il y avait le cérémonial attendu de la douche et du courrier. La plupart des
équipiers n’avaient pas de portable, inutile, voire interdit à bord, pour ne pas choquer le
patron.
Jaouen ne l’aimait pas. Pas plus que les mails et les conversations privées. Lui-même
s’imposait cette règle. La planète aurait pu être à feu et à flamme, il courait contre, avec et
pour le vent. Aussi, une pyramide de lettres attendait l’équipage. À cette distribution
d’amour épistolaire, Éric n’avait pas été le plus malheureux.

Tous ses amis s’étaient fendus d’une lettre. Toutes de la même tonalité : un peu d’humour
mélangé à beaucoup de respect, car Éric n’avait pas soupçonné le retentissement de
l'événement dans son pays. Heureusement, sa mère avait su inconsciemment, avec ses
mots simples et ses anecdotes de la vie quotidienne, lui faire passer une vague de
mélancolie agréable. Les quelques lignes de son père débordaient de conseils qui
masquaient heureusement mal l’amour et la fierté, que lui inspiraient son fils. Charles
Audiard en quelques phrases très courtes lui donnait rendez-vous à Sydney, si la deuxième
étape était à la hauteur de ce que craignaient les vieux marins, surpris que des bateaux
puissent aller régater pour le plaisir dans des mers aussi dangereuses ; Un peu laconique.
Il racontait pourtant qu’il avait eu une mauvaise rencontre avec la juge Gaspard, mais que
tout cela était arrangé et n’avait pas beaucoup d’importance.
Éric gardait une lettre pour la fin. Celle sur laquelle il avait reconnu l’écriture de Philippe.
Cinq pages, d’une écriture illisible de futur médecin, mais une émotion réelle que les mots
parfois crus de son ami savaient parfaitement véhiculer…

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CHAPITRE 9 : « Hurlement dans les cinquantièmes »

Jaouen venait de se glisser lui aussi dans l’eau fraîche de la baie de Sidney, puis d’une nage
lente et puissante, s’était éloigné de quelques brasses, pour regarder son voilier au
mouillage. Ce cérémonial était immuable, comme si sa journée ne pouvait commencer
sans cet échange de force. Il reviendrait plus lentement vers l’arrière et après quelques
tractions, sur la sous-barbe, pour dérouiller sa musculature hors normes, il remonterait
avec souplesse sur le pont pour ouvrir, à la machette, deux noix de coco.

Le voir en boire le jus, avec la délectation d’un enfant devant un bol de chocolat chaud,
était un vrai plaisir. Puis Jaouen lui tendrait sa noix de coco et alors, seulement après ce
rituel, il envisagerait le programme de la journée. Mais aujourd’hui, il n’y aurait pas de
noix de coco. Car plus rien ne serait comme avant.

La fête, au Cap, avait été à la hauteur de ses espérances. Du moins dans les premières
heures. La lecture de la lettre de Philippe l’avait certes déprimé, mais la voix chevrotante
d’émotion de sa mère et les silences pleins de fierté de son père lui avaient redonné le
sourire. Il avait aussi réussi à joindre quelques amis qui s’exprimaient avec une déférence
qui lui permettait de mesurer le retentissement de la course. Il n’avait, par contre, pas pu
avoir de nouvelles de Lemeltier, qui ne répondait pas au téléphone. Philippe n’était plus
chez ses parents et la surveillante de l’hôpital avait raccroché en reconnaissant sa voix,
alors qu’il essayait de joindre Anna.

Le « 51 » portait bien son nom. Les verres anisés s’étaient enchaînés avec les nombreux
toasts que se portaient tous ces marins d’horizons et de bords différents. Étonnement
proches lorsque la conversation portait sur la brise, la houle, le ciel et les étoiles, mais fort
éloignés dans leur appréciation du sens de leur vie en mer.
D’un côté, celui des pêcheurs bretons, qui parlaient de cette « foutue mer au hareng » où il
fallait aller gagner « trois sous » au péril d’une « peau qui ne valait pas grand-chose ». De
l’autre, celui des coureurs, qui évoquaient plutôt les surfs interminables, la peur des
icebergs et de ce Cap Horn qui se profilait à l’horizon de la troisième étape. Mais avant de
dévaler la houle du Pacifique, parfois « haute comme un immeuble de dix étages, la
chienne », les pêcheurs les avaient prévenus avec gravité : il faudrait dompter l’« Indien »,
comme disaient les Concarnois. Un océan qui leur fournissait leur pain quotidien, mais
aussi leurs angoisses journalières tant ils le décrivaient vicieux et imprévisible.
Un « bouffeur de mousses…Une main pour le bateau. Jamais plus. Le reste pour toi…
N’oublie jamais ça petit ».

Le vieux pécheur assis à côté d’Éric, répétait cette phrase, chaque fois que leurs verres
s’entrechoquaient. En gros toutes les dix minutes…
Puis il y avait eu les femmes. Toutes métisses. Toutes plus belles les unes que les autres.
Toutes consentantes. Le patron du « 51 » et ses compatriotes avaient bien fait les choses.
Y compris la distribution des précautions indispensables, avec un clin d’œil appuyé au
jeune médecin qui « aurait dû prévoir… » !
Éric n’était pas contre la perspective de profiter de cette tendresse féminine, facile et
gratuite. Il avait pourtant envisagé différemment le problème, s’étant même juré, en
entendant les plaisanteries scabreuses de Philippe avant le départ, de ne pas manger de ce
« pain-là ». Mais lové dans un de ces canapés de soie rouge qui signait la classe naturelle de
l’endroit, le pain avait changé de couleur, d’odeur et se faisait trop tentant ! Il essayait de
penser à Emma, dont il ignorait tout des deux derniers mois. Il se doutait un peu de la

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triste réalité qui devait être la sienne. Il était surtout très perturbé par la lettre de Philippe
et l’anecdote de son baiser avec la juge. Cette étreinte passionnée, dont il avait longtemps
eut le goût dans sa chair, était si étrange, qu’il avait fini par douter de sa réalité. A voir la
réaction de la juge, le fait était bien réel.
Qu’avait-il bien pu se passer dans la tête de cette magistrate rigide dont il ne connaissait
même pas le nom et avec laquelle il ne partageait rien : ni la vie, ni la passion, ni
l’ambition. Ses interrogations étaient ponctuées pas de grandes rasades d’anis qui
commençaient à lui monter sérieusement à la tête. Evora – c’était le nom de la jolie brune
aux yeux un peu craintifs que le hasard des sourires lui avait attribué – le couvrait de petits
baisers, de plus en plus précis, de caresses de plus en plus expertes. Puis les couples
s’étaient isolés. Éric, trop ivre pour bouger, était resté sur le canapé, laissant la passivité
l’envahir. Sa conscience reprenant un instant, juste un instant le dessus en constatant
qu’Evora, qui commençait à se dévêtir, avait une ravissante et toute petite cicatrice au
niveau de l’appendice. Les chirurgiens sud-africains devaient être de qualité…

Le réveil avait été douloureux ; gourmand en paracétamol et aspirine qu’Éric ne cessa de


distribuer pendant les vingt-quatre heures qui suivirent la fête ; Sous l’œil amusé de
Christian et dégoûté de Jaouen. Tous deux avaient refusé d’accompagner l’équipage dans
leur exploration des plaisirs tropicaux.

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A Sidney, Éric attend patiemment le retour de son skipper.


Mais Jaouen n’est pas remonté sur le bateau et s’éloigne vers le large, d’une nage lente et
vigoureuse.

L’escale lui avait paru longue, bien que l’accueil d’une nation mise au banc du monde peu
de temps auparavant, et privée longtemps d’événements internationaux, ait été en tous
points parfait.
Jaouen n’était pas riche et les équipiers plutôt pauvres. La chasse à la gratuité totale avait
ses limites et, au bout de quatre semaines, la perspective de repartir vers cet « Indien »,
dont la menace se précisait chaque jour un peu plus, devenait presque plaisante.
Les tempêtes qui balayaient la Baie du Cap, soudaines et d’une violence inconnue pour la
plupart des équipiers, donnaient un avant-goût mais aussi un vrai piment au programme
qui les attendait.
Jaouen préparait avec minutie cette confrontation inévitable.
Il tenait, avec son équipage, de longues discussions sur la façon dont il faudrait aborder
les trains de houle, longs de plusieurs centaines de mètres, qui faisaient interminablement
le tour du monde, simplement dérangés dans leur course infernale par l’émergence du
Cap Horn. D’où l’effroyable réputation du rocher.
Pourtant, dans cette course, il serait franchi dans le bon sens, celui du vent. Et non pas,
comme autrefois, contre vent, mer et courant. Christian insistait sur les conditions
climatiques qu’ils allaient subir. C’était l’été austral, le bateau devrait probablement
descendre jusqu’à la limite des glaces dérivantes, voire des icebergs qui, dans la brume,
étaient autant d’obstacles mortels pour un voilier lancé à pleine vitesse. Il y aurait le
radar... Mais l’expérience des porte-conteneurs, désormais les seuls à se frotter
quotidiennement à ces mers, montrait qu’il fallait rester humble et en alerte permanente.
D’autant que Jaouen ne comptait pas se retrouver en troisième position en Australie…
C’était dans l’Indien que se gagnerait la Course.

Le départ n’avait pas connu la même émotion que celui d’Angleterre.


Du moins pour Éric. Seule Evora avait les yeux légèrement embués lors de leur dernier
baiser. Toujours « professionnelle » comme au premier jour, mais tout simplement émue
de quitter ce petit Français qui lui avait montré, tout au long de leurs rencontres, un
respect auquel elle n’était pas habituée. Des étreintes régulières et fréquentes les premières
semaines, puis de plus en plus espacées sur la fin. Elle ne lui avait jamais fait crédit et le
pécule d’Éric touchait ses limites. Le dernier soir, il ne lui avait pas fait l’amour. Il s’était
contenté de la caresser, les yeux fermés, ses pensées loin de l’Afrique du Sud.

La « Petite Arche » avait pris la tête, dès le franchissement de la bouée de dégagement. Les
vents d’Ouest étaient au rendez-vous.
Grand-voile basse, déjà sous spi de brise, le voilier n’attendrait pas pour exprimer ses
qualités. Les bateaux accompagnateurs avaient rebroussé chemin depuis longtemps
lorsque Jaouen donna le signal de la reprise des quarts. Éric, bien que théoriquement de
repos, préférait essayer de deviner les contours du Cap de Bonne Espérance qui ne
tarderait pas à apparaître, à moins que le mauvais temps annoncé par Christian ne leur
impose de tirer un grand bord, dès maintenant vers le large et le sud.
La température était descendue de plusieurs degrés. Éric frissonnait dans sa tenue de
départ. Il était temps de revêtir les sous-couches de tissu polaire que le sponsor leur avait
remis quelques heures avant le départ. Il n’était absolument pas nauséeux, juste un peu
différent de son état normal. Il n’avait plus l’angoisse des séjours à l’intérieur du voilier.
En bas, le bateau était silencieux, du moins, bruyant de ses bruits normaux. Il avait gardé

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la chaleur de l’escale. La plupart de ses coéquipiers de quart étaient déjà dans leur
bannette, certains, dont les ronflements couvraient le bruit de l’eau contre la coque,
dormaient profondément.

La cloche et surtout Olivier qui le secouait doucement, lui rappelèrent que sa vie de
terrien était terminée pour plusieurs semaines.
Sur le pont, on entendait les sons de la préparation d’une manœuvre qui nécessitait la
présence des deux bordées. Il était minuit moins dix. Juste le temps de s’équiper et
d’avaler un café brûlant avant de monter au front. Olivier resta avec lui pendant qu’il
s’habillait, n’hésitant pas à lui prêter main-forte pour mieux rendre l’uniforme étanche. En
particulier, il lui fit mettre un sachet de plastique entre les bottes et les chaussettes. Puis
exigea qu’il range son duvet à l’abri du passage d’équipiers ruisselants.
Olivier avait depuis quelques jours un air grave que ne lui connaissait pas Éric. La
première étape s’était parfaitement bien déroulée, d’un point de vue médical – et le
diabète du marin n’avait jamais posé le moindre problème. D’ailleurs, le bilan qu’avait
imposé Éric à l’escale était parfaitement normal. Ce qui inquiétait Olivier n’était pas son
propre cas, mais la perspective de confronter son ami médecin à des mers qu’il ne
connaissait pas et qu’il savait dangereuses. Il quittait son domaine d’expertise et ne se
sentait pas absolument certain de posséder l’expérience suffisante pour protéger celui qui
n’était là que parce que lui, Olivier, l’imposait.
Il sentait une angoisse sourde l’envahir. Il s’en était ouvert auprès de son ami, avec
beaucoup de franchise, un soir où l’escale était particulièrement magique. Touché par cette
sollicitude, Éric avait réagi avec une certaine fermeté pour bien signifier à Olivier que,
désormais, plus personne ne lui imposerait de cadre de vie. S’il était là et s’il prenait le
départ de cette étape, c’était par goût et choix personnels et non pas au nom d’une
certaine éthique ou promesse aux effets pervers. Olivier s’était réjoui d’une telle réaction,
mais s’était promis de rester vigilant. C’est pourquoi, cette première nuit, il veillait à mettre
son ami dans les meilleures conditions pour affronter ce qui les attendait dehors.

Le spectacle était d’une autre ampleur que les pires coups de vent de la première étape.
Les pêcheurs avaient dit juste. Il n’était pas besoin de parcourir de nombreux milles, après
Bonne Espérance, pour se retrouver sur une autre planète. La planète mer dans toute sa
fureur.
La nuit sans lune était noire. Il était difficile de donner une taille aux vagues, mais le pont
était en permanence recouvert d’écume et les équipiers ruisselaient. Le vent était passé au
Noroît.
Il fallait empanner, c’est-à-dire virer par l’arrière, pour gagner le Sud et chacun devait
respecter un ordre de manœuvre extrêmement précis. Le passage du vent, d’un bord à
l’autre, pouvait se traduire, en cas de manœuvre ratée, par le balayage du pont par la bôme
de la grand-voile, avec une violence infinie à laquelle nul ne pourrait résister. Le rôle du
barreur était stratégique. Être précis et surtout ne pas céder à l’anticipation. Les meilleurs
équipiers, les plus téméraires, prenaient déjà position sur la plage avant. Olivier, qui faisait
partie de ce groupe, avait été le premier à partir vers l’obscurité de la poupe. Auparavant, il
avait insisté pour poster Éric au milieu du bateau, à servir un winch, le poste le moins
exposé tant pour lui que pour les autres, à condition de garder la tête baissée en
permanence. Éric avait aperçu le regard approbateur de Jaouen ; Un regard approbateur et
inquiet. Ce premier empannage dans la tempête était pour le skipper un des instants
stratégiques de cette course autour du monde. Il saurait dans un instant si son équipage
était à la hauteur de la tâche inhabituelle qu’il allait devoir fournir. Depuis le départ, il
affirmait, dans ses moments de colère, lorsqu’une manœuvre se passait mal, que c’était le

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pire équipage depuis qu’il courait. Mais Christian prétendait qu’il répétait cela depuis plus
de vingt ans. Le vent était d’une violence inouïe. Pourtant, le voilier gardait son spinnaker.
Il fallait toutefois changer de cap, ce qui exigeait Cette manœuvre dangereuse. On sentait
que l’équipage la redoutait, mais qu’elle rendait aussi la navigation au grand large des mers
du sud d’une excitation totale.

Le premier empannage avait été parfait : rapide, efficace. En particulier, le passage de la


bôme de grand-voile d’un bord à l’autre, qui aurait pu dévaster le pont en un clin d’œil,
s’était déroulé comme dans une brise de demoiselle.

C’était à Éric de barrer. Le voilier marchait vite, surfant de façon longue et efficace.
Olivier était à ses côtés. Jaouen derrière lui. Les embruns, qui parcouraient le pont en
permanence, lui imposaient de cligner sans arrêt des yeux. Mais en s’appliquant, sans un
instant de déconcentration, il ne s’en sortait pas trop mal.
Olivier avait toutefois senti au bout de vingt minutes que l’expérience pouvait devenir
dangereuse. Il avait demandé à Éric de lui donner le plaisir de barrer un peu plus, avant le
changement de quart. Avec un tact qui avait arraché un sourire au skipper qui n’avait pas
dormi depuis le départ et qui ne comptait pas le faire.
Olivier, qui aimait bien imiter son modèle, n’était pas descendu, lui non plus, au
changement de quart. Éric n’avait pas cette force. Et c’est avec bonheur qu’il avait
retrouvé son duvet, mettant toutefois de longues minutes à se réchauffer. Dehors, les
bruits de manœuvres étaient incessants. Et la course était partie depuis moins de vingt-
quatre heures !

Quelques jours plus tard, Éric s’était habitué à la folie des hautes latitudes, et commençait
à s’imprégner de cette magie dont parlaient certains anciens comme Bernard Moitessier,
dont il avait lu et relu depuis quelques semaines les meilleures lignes de la
« Longue route ». Il n’était plus saisi d’effroi, lorsqu’au quart du petit matin, il découvrait,
en sortant sur le pont, le spectacle d’une mer monstrueuse et ces fameux trains de vague
dont on lui avait tant parlé mais qui restaient indescriptibles. L’œil humain ne peut pas
être comparé à une caméra ou un appareil photo. Aucun objectif n’est assez réaliste pour
saisir ce que l’œil d’Éric découvrait tous les matins. C’est surtout la dimension qui était
différente. « Des vagues hautes comme des immeubles de dix étages… », écrivaient les
journalistes. Éric avait essayé, dans les rues du Cap, lorsque, ivre de fatigue, d’alcool et
d’étreintes, il regagnait le bord avec les autres équipiers, d’imaginer ce que représentaient
dix étages. Mais cette comparaison n’avait aucun sens dans ce contexte. Aujourd’hui, il ne
s’agissait plus de parler d’étages, mais de constater que, lorsque le voilier était en haut
d’une vague, le spectacle était dantesque. À perte de vue, un océan parfaitement
désorganisé, monstrueusement labouré par une dépression, qui aspirait vers elle des
tonnes d’eau. Impossible de rester contemplatif plus de quelques secondes, parce que
l’instant tournait vite à la fête foraine et au grand huit. Il fallait descendre la vague, ce qui
n’était pas très compliqué, voire grisant, en maudissant l’arrêt inévitable, tout en bas, là où,
oui, on devait bien se retrouver au pied d’un immeuble liquide de plusieurs étages ! Tout le
talent du barreur était de garder suffisamment de vitesse pour négocier, dans les
meilleures conditions, la remontée. Puis de nouveau les quelques secondes de spectacle
inoubliable… Et la fête foraine reprenait ses droits…Le tout sous un déluge glacé
permanent, nécessitant attention et concentration épuisantes. Pour le « pilote » du voilier,
les seules protections étaient un casque de motard et des lunettes de plongée Les temps
de barre avait été divisés par deux, ce qui n’était pas un luxe tant le froid et les embruns

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décuplaient l’angoisse et l’épuisement. Toutefois, difficile, épuisante, la progression vers le


sud-est se poursuivait.
Le vent et les dépressions entraînaient le voilier vers le cercle polaire, traçant ainsi une
route directe qui permettait de diminuer la distance qui le séparait de la deuxième des trois
marques de parcours d’un tour de monde, le cap Leuwin, le moins connu des trois caps.

Mais cette année, son passage devrait se payer au prix fort. L’équipage se souciait moins
des autres voiliers que de sa propre sécurité, la course ressemblant plutôt à une épreuve de
survie. Même Jaouen, s’il savait la « Petite Arche » largement en tête, réclamait une
vigilance de tous les instants. Des quarantièmes rugissantes, on était passé dans les
cinquantièmes hurlantes, en attendant, ce n’était pas prévu au départ, les soixantièmes, qui
n’avaient curieusement pas de surnom, probablement parce que seuls les fous y allaient.
L’enfer le rapprochait d’Emma qui hantait beaucoup moins ses nuits mais gardait la
primauté de ses rêves les plus doux.

Désormais, la neige et la glace recouvraient le pont. La température de la mer était proche


de zéro degré. Les growlers, ces paquets de glace dérivante, capables de déchirer la coque,
avaient fait leur apparition. On n’attendait plus que les icebergs. Christian les annonçait
dans les prochaines heures. Avec un vent qui ne désarmait pas et une visibilité toujours
aussi exécrable. Éric passait des heures les yeux rivés au radar. À bord, le rythme des
quarts s’était modifié et les spécialisations avaient pris le pas sur l’organisation habituelle.
Les meilleurs barreurs, ils étaient six, se relayaient toutes les vingt minutes, dormant peu,
mais souvent.
Les plus forts et téméraires à la fois, quatre équipiers dont Olivier, dormaient, tout-
habillés, au pied de la descente, prêts à bondir sur le pont à la moindre alerte. Les autres,
dont Éric, étaient à la disposition de la vie du bord. Pour le médecin, elle se résumait à la
contemplation du radar. Il passait donc de longues heures près de Christian, qui ne savait
plus si la route du voilier devait encore obéir aux enjeux de la course ou s’échapper au
plus vite de l’enfer.

C’est Éric qui avait signalé le premier les icebergs.


Avant même que l’équipier de veille posté à l’avant ne ressente cette baisse brutale de
température qui signe la glace à portée de l’étrave. Qui n’a jamais vu un iceberg dans les
mers du Sud ne peut comprendre la puissance de cette planète et des éléments qui la
déforment. Il faisait jour, sous un pâle soleil. Le bleu-ciel de la glace était d’une beauté
saisissante. Jaouen semblait tétanisé d’émotion et de plaisir comme en témoignait son
sourire d’enfant ravi. Éric comme tous les autres équipiers, hésitait entre beauté et effroi.
Imaginant probablement la nuit qui allait suivre.
Les deux jours suivants avaient été effectivement éreintants.

Par deux fois, le voilier avait évité le pire c’est-à-dire collision et chavirage au prix de
manœuvres épuisantes. L’équipage atteignait ses limites. La « Petite Arche », la vacation
radio l’avait confirmé, était largement en tête. Christian avait convaincu Jaouen de
rallonger un peu la route pour se sortir de ce champ de mines où la course au large
s’apparentait de plus en plus à la roulette russe.
Il s’était d’autant plus facilement laissé convaincre que, depuis deux jours, la course était
en deuil.
Il y avait d’abord eu l’annonce de deux abandons. Le premier dû à une voie d’eau dont les
glaces étaient responsables, le second à un démâtage dans le mauvais temps. Des fortunes
de mer affectant le matériel… Puis il y avait eu cette annonce radio laconique.

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Le voilier anglais qui était en deuxième position avait perdu l’un de ses équipiers, tombé à
la mer lors d’une manœuvre dangereuse. A bord de la « Petite Arche », tout le monde se
souvenait de ce rouquin trapu à l’accent rocailleux qui ne manquait jamais une occasion de
se moquer du désordre qui régnait parfois sur le pont du voilier français. Le skipper
anglais avait fait affaler les voiles, mis le moteur et tenté de remonter au vent pour
retrouver l’homme à la mer. Six heures plus tard, à la tombée de la nuit, il avait remis en
route…bredouille !

Le drame avait semé un vent d’effroi. Pas un équipier n’ignorait le danger de la mort en
mer mais personne, probablement par superstition, n’en parlait, une fois les amarres
larguées.
C’était une discussion récurrente de fin de beuverie, mais qui se terminait toujours par des
bravades et des proverbes comme « Il faut bien un dernier port au marin… », une phrase
qui se retrouvait très souvent tatouée sur les bras de certains marins bretons.

Aujourd’hui, on devait se rendre à l’évidence, son souffle glacé rôdait dans les parages.
Éric et Jaouen étaient les plus sollicités par l’équipage. Jaouen pour essayer d’analyser les
circonstances qui pouvaient projeter un homme à la mer. Mais elles étaient tellement
nombreuses que la discussion avait vite dérivé sur la survie dans une eau aussi froide.
Tous s’étaient retournés vers le médecin du bord. Éric savait trop bien quelles étaient les
réactions d’un organisme immergé dans un liquide glacé. Aucun doute : la mort devait
être rapide et probablement pas si douloureuse que cela, le cerveau tombant dans un
coma rapide. A la question d’Olivier pour préciser le délai, il avait ajouté : « probablement
quelques
minutes ». Il n’en savait vraiment rien, mais Jaouen avait conclu que c’était donc presque
inutile de faire marche arrière.

Le virement de cap vers le Nord signifiait dans cet hémisphère faire route vers la chaleur,
mais il n’avait pas eu d’effets immédiats, si ce n’est de diminuer l’angoisse qui commençait
à envahir le bord.
Deux jours plus tard, la menace des icebergs avait disparu…
Pas le mauvais temps. La mer ne charriait plus gowlers ou icebergs, mais restait glacée.
L’arrivée, sans être proche, se précisait.
Les équipiers relâchaient leur vigilance de tous les instants. Est-ce relâchement qu’il fallait
à tout prix combattre ? Éric rêvassait dans le petit cockpit devant le barreur, quand il
entendit le hurlement de la bête.

Emma ! Ce hurlement bien caractéristique, immédiatement suivi par un autre plus bref et
étouffé. Et ce cri qu’il entendrait jusqu’à la fin de ses jours :

– « Un homme la mer ! »
Jaouen s’était bien promis de ne jamais l’entendre. Et pourtant, nu comme un ver – il
allait se coucher – oubliant le froid et les paquets de mer, il bondit sur le pont, hurlant les
ordres précis qu’il s’était maintes fois répétés en espérant bien n’avoir jamais à les donner.

– « Éric, tu ne le quittes pas des yeux. »

On voyait en effet un corps s’agiter à quelques mètres du tableau arrière. Éric se hissa de
son mieux sur le roof de la descente pour ne pas perdre de vue la silhouette qui
disparaissait parfois dans la houle. Jaouen, tout en donnant les ordres pour virer le plus

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rapidement possible, essayait de deviner qui était l’homme à la mer. Éric n’avait pas eu
besoin de faire cette vérification. Il n’y avait qu’Olivier qui possédait cette cagoule rouge
qu’il fixait désespérément. Olivier, son ami dont la vie ne tenait plus qu’à un fil. Olivier,
son frère de mer, qu’il ne voyait plus, le virement de bord ayant complètement perturbé
tous les repères. Olivier, dont il espérait entendre les hurlements qu’il devait pousser, ou
entrevoir les gestes pour se maintenir le plus haut possible, comptant sur l’expérience de
son skipper pour revenir au point précis de sa chute. Olivier, qui devait garder toute sa
confiance en cet équipage qu’il aimait tant, et à ce Cap Horn qu’il rêvait de franchir depuis
le jour où son grand-père l’avait inscrit sur la plage à un club de voile. Olivier, qu’on ne
reverrait plus…

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Il y avait maintenant plus de six heures que le voilier effectuait des boucles dans ce qui
était désormais un cimetière où était enseveli un marin de plus. Éric était allé chercher une
veste de ciré pour Jaouen qui l’avait regardé d’un air méprisant mais empreint d’une
tristesse infinie. Par deux fois, Christian lui avait dit de mettre en route. Par deux fois,
Louis avait donné le coup de barre qui ramenait le voilier vers les lieux supposés du
drame. Puis, après un long regard à tout l’équipage transi de froid et dans un hurlement
qui les avait tous saisis d’effroi, il avait rageusement pris le cap de l’Australie.

L’arrivée étant encore trop éloignée pour espérer y arriver au moteur. D’ailleurs, dans ce
vent puissant, les voiles étaient plus efficaces.
En silence, l’équipage avait repris son travail. Christian était allé à la radio, annoncer au
reste de la course, à une famille, à une femme, qu’Olivier avait disparu le 28 janvier par
quarante-sept de latitude sud et dix de longitude ouest. Une épitaphe qui aurait peut-être
fait sourire Olivier, mais donnait à Éric l’envie de fuir ces latitudes qui, si elles l’avaient
fasciné, le dégoûtaient aujourd’hui : ce n’était pas le monde dont il avait rêvé.

Forts du réalisme anglais, les organisateurs avaient rappelé... Pour demander si la Petite
Arche « poursuivait la course »! Bien que personne ne lui ai proposé, Éric avait pris le
premier la parole dans le silence qui avait suivi cette étrange question :

– « Olivier n’aurait pas souhaité que l’on abandonne. Je n’aime plus cette course, mais il
était tellement fier de nous savoir en tête, il a tellement donné pour que cette avance soit
importante, qu’on ne peut pas faire autre chose que de la gagner pour lui et avec lui ! »

Les équipiers, dont certains étaient pourtant physiquement et moralement anéantis,


avaient tous approuvé ou, du moins, ne se sentaient pas la force de protester. Jaouen avait
scruté le médecin du bord, lui donnant, pour la première fois, le sentiment de le
considérer comme un des leurs. Il réfléchit longuement, se tournant enfin vers Christian
dont le silence allait incontestablement dans le sens d’Éric. Puis se yeux vinrent se planter
dans ceux d’Éric.

– « Appelle-les ! Toi… »

Celui-ci se rapprocha de la table à carte :

– « PC de course pour Petite Arche.


– « Petite Arche, on vous écoute. »
– « Nous faisons route sur Sidney, à la voile et en course »
– « Roger. Bonne chance, Petite Arche. »

L’oraison funèbre d’Olivier, qui n’était pas croyant, se ferait le couteau entre les dents et à
la grâce d’Éole.

105

CHAPITRE 10 : « La sœur du bout du monde »

Le voilier avait pris le départ d’une autre course; Sans plaisir mais par devoir, avec un
équipage qui manœuvrait en silence, un bord qui ne gérait que l’essentiel. Les dépressions
avaient cessé.
Le vent restait fort, la mer un peu agitée, mais sans aucun risque pour l’équipage et le
voilier. Comme si l’océan, après avoir ravi sa proie, avait décidé de se calmer, voire de se
faire pardonner ou, plus crûment, de passer à autre chose. Pour Éric, la mer était
impardonnable. La course était son choix, mais Olivier ne méritait pas cette mort sans nul
doute atroce. Éric espérait que le froid ait pu rapidement l’anesthésier. Une mort dont il
avait curieusement demandé à Éric de lui raconter les détails quelques jours avant de lui-
même la subir. Cette dernière conversation le hantait. Il ne dormait presque plus. Pas
parce qu’il ne trouvait plus le sommeil, mais plutôt parce que ses rêves étaient devenus
insupportables. Le retour d’Emma dans ses nuits ne lui apportait aucun secours. Son
visage et celui d’Olivier n’étaient que reproches et souffrance. Éric se rapprochait de
Christian qui, lui aussi, paraissait avoir besoin de ce contact avec le médecin.
Ils avaient longuement discuté de la décision de poursuivre la course. Christian lui avait
d’ailleurs avoué que ses paroles lui avaient évité d’avoir à convaincre l’équipage. Pour la
simple raison que le contrat avec le sponsor l’imposait, sous risque de sanctions
financières que Jaouen et lui n’auraient pu assumer. Olivier, qui était là à la signature du
contrat, le savait pertinemment. Lui et Christian l’évoquaient souvent lors de leurs tête à
tête. Il n’était pas qu’un simple équipier mais le petit frère ou le fils que Christian et Louis
n’avaient pas eu. Le démâtage était leur cauchemar. Aucun n’avait songé un instant à
l’homme à la mer.

Celle-ci savait rappeler sa cruauté et que seule une vigilance de tous les instants permettait
de survivre dans le sud. Il fallait continuer la course... Olivier aurait été le premier à le
décider et, qui plus est, si possible, à la gagner. Ce qui était aujourd’hui une certitude.
L’Australie leur tendait les bras, mais cette escale n’aurait pas la même signification ni
surtout le même goût que la précédente,.

On était en été, dans l’hémisphère sud. La « Petite Arche » déboulait, sous spi, à proximité
de plages noires de baigneurs qui rugissaient de bonheur en apercevant le voilier. Sur une
vedette qui accompagnait depuis deux jours le voilier, Charles Audiard n’en revenait pas
du spectacle qu’il avait sous les yeux.
À la radio, Jaouen avait prétendu que lui et son équipage se borneraient désormais à
assurer leur victoire sans prendre de risques inutiles.
Pourtant Charles contemplait un bateau qui, pour un plaisancier du dimanche, marchait à
la limite du raisonnable, dont les marins manœuvraient avec une vitesse et une agilité
hallucinantes.
Il fallait que ces hommes reviennent de l’enfer pour avoir oublié à ce point ce qu’était la
normalité. D’ailleurs les visages, lorsqu’il s’était rapproché, lors de leur premier contact,
l’avaient renforcé dans cette idée. Éric en était l’exemple le plus criant. Le jeune médecin
tourangeau qui l’avait tant étonné au commissariat n’était, il y avait moins de six mois,
qu’un grand adolescent.
C’était aujourd’hui un homme – il aurait dit presque mûr – au regard fuyant et lointain -
qui avait accueilli son arrivée sans émotion ni surprise. Audiard n’avait pas vraiment eu le
choix. La disparition d’Olivier, avait fait la une des médias non spécialisés car, au-delà de
l’endroit insolite de sa disparition, c’était un des espoirs de ce sport. Son journal, qui
connaissait ses relations et la promesse faite par Christian – il s’en était vanté – avait exigé

106

son départ immédiat pour l’Australie et surtout, une interview saisie en pleine mer afin de
prendre de vitesse tous les concurrents, guerre des hebdomadaires exige.

C’est pourquoi depuis deux jours, avec l’accord du comité de course, sa puissante vedette,
louée à des pêcheurs de requins, faisait route, bord à bord avec la « Petite Arche »,
s’écartant la nuit à une distance respectable, pour ne risquer aucune collision. La seule
contrainte pour les coureurs – au risque d’être disqualifiés – était de refuser les vivres
frais, les boissons et les cigarettes dont s’était naïvement muni le journaliste. Il y avait à
bord de la vedette un Anglais appartenant au comité de course, et la couleur de son teint
et son allure en fin de journée, prouvaient qu’il ne s’appliquait pas les mêmes interdits.

Audiard avait donc passé deux longues journées à discuter.


D’abord avec Christian. Jaouen refusait en effet de répondre à un journaliste, par crainte
de cette profession qu’il méprisait, par peur de faire transparaître cette souffrance qui le
taraudait sans qu’il n’ait encore réussi à l’exprimer ; mais aussi, il faut bien l’avouer parce
que le bruit des moteurs de la vedette qui peinait à suivre le grand voilier, lui gâchait le
plaisir de ses dernières minutes en mer, ces derniers instants de répit avant de retrouver
une terre qu’il craignait aujourd’hui encore plus que jamais… Cependant devant les
questions intelligentes et décentes posées par le grand reporteur, il avait fini par venir dire
quelques mots devant ce micro amical. Son article écrit et envoyé, Charles avait consacré
le dernier après-midi à une longue discussion avec Éric. Il avait surtout envie d’avoir
quelques précisions sur leur rencontre au commissariat de Chinon. Il lui annonça une
nouvelle étonnante : la juge Gaspard avait décidé de venir le rencontrer à l’escale.
Devant le regard interloqué du garçon, il lui avait conseillé de refuser l’entrevue qui était
une démarche privée et ne pouvait aboutir à aucune décision de justice. Il avait toutefois
envie de savoir comment Éric était devenu son amant, ce qui ne faisait aucun doute.
Le silence d’Éric était-il une réponse ? Pour Charles, c’était indiscutablement un aveu
déguisé. Il n’aurait jamais pu imaginer que le médecin était en proie aux mêmes
interrogations, n’essayant toutefois pas de nier, puisque l’explication qu’il aurait pu
donner, et dont il commençait à percevoir les contours, était incompréhensible et
irrationnelle.
Les longues heures passées à réfléchir à son avenir, en particulier depuis la disparition
d’Olivier, lui avaient permis de mettre un peu d’ordre dans ce puzzle étonnant qu’était
devenue sa vie depuis quelques mois.
Il ne savait pas quel devait être son attitude dans les heures à venir. Quitter un bord qui ne
lui inspirait plus aucune plaisir et même une certaine crainte ? Revenir en France, mais
avec quel but ? Reprendre ses études pour les finir. Mais pour exercer où ? Et comment ?
Il mûrissait à vue d’œil, lui pour qui, il y avait encore très peu de temps, la perspective de
la vie professionnelle de médecin était un vague projet sans aucune urgence. Quelle
pouvait être la place d’Emma dans cette vie future ?
Une foule immense les attendait et contrairement à la tradition des arrivées de course, non
pas les pieds au bord du quai, mais à un bon mètre de distance. Une forme étonnante de
respect pour cet équipage qui venait de sortir vainqueur de l’enfer. Une foule immense,
mais silencieuse. Un silence inhabituel pour un tel événement.
Un silence qui, curieusement, résonnait. Un silence qui ne fut brisé que par un premier
applaudissement lent, pesant, puis une salve interminable qui rendit Jaouen mal à l’aise au
point de réclamer que cela cesse ; Ce qui se produisit au premier lancer d’amarre.

L’arrivée n’était pas à la fête. Plutôt aux retrouvailles, par petits groupes, avec les parents
et amis qui, compte tenu du drame qui venait de se jouer, étaient venus nombreux et

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avaient décidé de retrouver, souvent contre leur accord, un ami ou un fils. Éric avait
espéré un instant un visage connu, mais en dehors de Charles Audiard et de quelques
journalistes rencontrés au hasard des fêtes au Cap, aucun de ceux qui lui étaient chers
n’avait effectué le long voyage vers l’Australie. Il n’était pas spécialement déçu, pour la
seule et simple raison qu’il n’y avait pas pensé. Il n’y avait donc aucune forme de dépit. Il
était simplement épuisé. Physiquement et moralement. Obsédé par les deux images
d’Emma et Olivier, finalement les deux seuls qu’il aurait aimé avoir près de lui à cet
instant. Aucun des deux n’était en mesure de faire le voyage autrement qu’à travers ses
pensées.

Christian et Louis Jaouen avaient rapidement disparu avec la centaine de journalistes


avides de misère humaine qui les attendaient depuis quelques jours. Des représentants de
médias inhabituels, illustrant bien le côté inusuel de cette arrivée. Les occupants du quai
avaient suivi la horde médiatique. Le pont était désert.

Pour la première fois, Éric était seul sur la « Petite Arche ». Partagé entre les délices d’une
douche brûlante dont il rêvait depuis des semaines et la crainte de rompre le dernier fil
entre un passé étrange et un futur tout aussi déroutant. Personne ne le savait encore, mais,
dans un mois, il ne serait pas au départ de la troisième étape. Il ne serait jamais cap-
hornier. S’il aimait de plus en plus la mer, il n’avait plus aucune confiance en ce voilier qui
n’avait pas su retenir et surtout retrouver cet ami dont il savait peu de choses, mais pour
qui il avait développé des sentiments inconnus à ce jour. Quelque chose qui prenait
probablement place entre le frère et l’amant.

Et il y avait Emma. De ce côté-là, rien de nouveau, ni dans les lettres, ni dans ses plans, si
ce n’est l’impérieuse envie de la revoir, de la prendre dans ses bras, de la sentir respirer. Il
était certain aujourd’hui de pouvoir « lire », chez elle, la moindre modification de détails
insignifiants pour les autres.
Si ce devait être ses derniers instants de coureur, il prenait le temps de ce départ qui serait
définitif.
Charles Audiard lui avait demandé de l’attendre le temps d’un dernier article qu’il avait
promis à sa rédaction. Il se promenait sur le pont. Pour une fois sans craindre les
embûches de ce parcours qui avaient été mortelles pour Olivier.

Il mit un certain temps à percevoir une silhouette, à quelques mètres du quai, immobile
dans la pénombre qui commençait à envahir le port. Elle était en partie cachée par un
containeur, ce qui n’avait rien d’étonnant puisque les organisateurs avaient installé leur PC
dans le port industriel de Sidney. Les mouvements quasi imperceptibles qui rapprochaient
puis éloignaient la silhouette, lui firent comprendre qu’elle hésitait à se diriger vers lui.
L’agilité avec laquelle il bondit sur le quai le surprit et lui fit pousser un petit cri de
satisfaction. Comme effrayée, la silhouette disparut.
Il voulut en avoir le cœur net et accéléra le pas. La silhouette fut tentée de fuir. Mais
l’enfant, pensa-t-il, car c’était une silhouette de petite taille, ne pourrait résister longtemps
à ses
longues enjambées qui, même s’il n’avait pas couru depuis longtemps, était d’une
performance étonnante. La silhouette s’arrêta, dos tourné à Éric qui n’eut que quelques
pas à faire pour la rejoindre et lui saisir un peu vivement l’épaule, arrachant un cri de
femme à ce corps masqué par une sorte de cache-poussière en tissu léger. Sœur Marie-
Claire !
La Clotilde de Philippe le jaugeait d’un air apeuré et réprobateur.

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– « Clotilde, mais que fais-tu là ? »

Parce que sa vie était devenue en quelques mois un véritable feuilleton, Éric, ne fut même
pas étonné de voir, à des milliers de kilomètres de l’endroit où elle avait disparu, la femme
que tout le monde, y compris la police, recherchait.
Et surtout son ami Philippe, dont il venait de lire quelques lignes désabusées et inquiètes.
Il lui avait appris, qu’en France, il ne s’était rien passé depuis le départ de la deuxième
étape ; du moins en ce qui concernait leur aventure commune...
Les retrouvailles avec le monde d’autrefois avaient vite pris un tour étrange… En prenant
Clotilde dans ses bras, il avait retrouvé le bonheur d’une vraie étreinte.
D’abord pleine de tendresse puis amoureuse et passionnée, quelques minutes plus tard,
dans la soute à voile de la « Petite Arche ».

Nus, poisseux de sel et de sueur d’amour, ils n’avaient pas encore échangé le moindre
mot. Aucun des deux n’osait expliquer l’inexplicable.
Éric, parce qu’il venait de vérifier une des hypothèses les plus surprenantes germées dans
son cerveau ces derniers jours.
Clotilde, effondrée de reprendre ses esprits dans cette situation, sentant au plus profond
d’elle les preuves d’une étreinte qu’elle n’avait pas désirée, dont elle ne se souvenait que
confusément, mais dont elle savait parfaitement qu’elle avait été l’actrice avec une fougue
qu’elle n’avait jamais connue avec Philippe.

Emma ! C’était elle qui donnait à Éric cette facilité qu’il avait désormais à faire l’amour
avec n’importe quelle femme, rien qu’en le lui suggérant. Il avait passé tant d’heures à
souhaiter cette étreinte, à la deviner.
C’était Emma qui, quelques minutes plus tôt, l’avait embrassé, l’avait enveloppé avec les
gestes et les caresses qu’il n’avait fait qu’évoquer, lui-même guidé par la voix de son amie
emmurée dans la maladie dans une chambre de l’hôpital de Chinon.
Il en avait désormais la certitude : Emma détenait la faculté irréelle de posséder un
cerveau et de le diriger à des milliers de kilomètres de sa prison chimiques.
Éric resta quelques instants sonné, abasourdi, anéanti par cette révélation.
À côté de lui, Clotilde elle aussi ramenée à la conscience de sa nudité totale, était vite
redevenue sœur Marie-Claire. Ce qu’Éric avait pris pour un cache-poussière en tissu léger
était en fait la tenue d’un ordre religieux qu’il ne connaissait pas. Ils s’étaient tous deux
habillés en silence.

Il était assis, les jambes pendantes contre le plat-bord du voilier, lorsque la jeune femme
était venue le rejoindre. Elle hoquetait de gros sanglots. Son visage était couvert de larmes.
Éric n’avait aucune envie de lui mentir. Il lui prit la main. Elle ne le refusa pas. Très
doucement, sans fioritures, il lui expliqua pourquoi ils s’étaient retrouvés, tous deux
poussés par des pulsions que ni l’un ni l’autre ne s’expliquaient. Ce n’était qu’une
expérience – dont il se sentait un peu coupable – mais qui s’était révélée positive.

C’était important, car elle validait un pressentiment qui le minait depuis des semaines.
Il suspectait le cerveau d’Emma d’être autre chose que le désert glacé que décrivait la
médecine traditionnelle, mais au contraire un instrument. Diabolique. Capable de
manipulations dont ils avaient été, Clotilde et lui, les victimes impuissantes. Il ne niait
pourtant pas le bonheur infini qui l’avait saisi.

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Mais ce n’était pas Clotilde qu’il avait pénétrée. Ce n’était pas Clotilde qui avait rugi son
amour, lui laissant toutes ces traces sur ses épaules et son torse, et qui avait dirigé avec
autant de précision ses caresses. C’était Emma.
Curieusement, Clotilde ne manifestait aucune surprise devant ce que lui révélait Éric. Elle
se contentait de hocher la tête sans aucun commentaire. Lorsque Éric se tut, elle se
contenta de lever des yeux apaisés vers lui et d’ajouter :

– « Tu as raison. J’ai déjà vécu cela, et je t’affirme que ton explication est juste, même si
elle est terrible pour moi. »

Éric aurait bien aimé en savoir plus, mais elle ne voulut pas ajouter un mot. Il se sentait
coupable, mais ce qui venait de se passer lui permettait d’entrevoir un début de solution
au problème qui obscurcissait sa vie. Comme tous ceux qui viennent de faire l’amour et
ne sombrent pas dans un sommeil de plomb, il avait une faim de loup et de nouveau une
envie de mordre la vie à pleines dents.
Marie-Claire – elle lui avait demandé de reprendre ce prénom – avait accepté de le suivre
au restaurant et de lui raconter le long chemin qui l’avait amené en cette fin d’après-midi,
sur ce quai du bout du monde.

Pour Éric, l’histoire commençait à Chinon, près d’un an plus tôt.


Elle avait été jetée à la rue, le mot n’était pas trop fort, par des policiers méprisants, qui
n’avaient pourtant rien à lui reprocher.
Sans argent, courtement vêtue, pressée de quitter la ville de la honte, elle avait rejoint en
stop le centre de Tours où résidait sa communauté d’origine.
Malgré ses larmes et sa demande insistante, la supérieure n’avait pas voulu la recevoir, ni
même la laisser entrer à l’intérieur du couvent. Les tractations avaient eu lieu devant une
porte close. La supérieure n’avait rien voulu savoir se contentant d’évoquer le recours au
« seigneur tout puissant ». Philippe ne répondant pas à ses appels – et pour cause, il était à
cet instant avec Éric, en cellule, au poste de police – elle avait cédé aux avances d’un
garçon qui ne lui paraissait pas spécialement animé de mauvaises intentions. Il ne désirait
qu’un peu de tendresse en échange d’un toit et un peu de paix. Un marché qu’elle s’était
empressée d’accepter même si, avec un peu de recul, elle s’en voulait amèrement d’avoir
cédé à ce confort relatif.
L’homme n’était pas un mauvais bougre. Clotilde était restée un certain temps auprès de
lui pour laisser passer la tempête qui tourmentait son esprit.
Plusieurs mois plus tard, une nuit de trop, elle avait décidé à la fois d’assumer sa nouvelle
vie et surtout de revoir Philippe. Mais à peine sortie de cet appartement où elle tentait de
se reconstruire, elle avait eu la malchance de tomber sur une patrouille de police, intriguée
par son aspect frêle et apeuré qui tranchaient avec ses vêtements de routarde qui n’avaient
pas la première fraîcheur.
Elle n’avait ni papiers, ni identité. Elle était restée muette devant la salve de questions
auxquelles elle n’avait pas de vraies réponses. La considérant donc comme une étrangère
en situation irrégulière, la brigade zélée l’avait conduite au poste où l’échantillon
d’humanité réuni ce soir-là l’avait accablée un peu plus.

Heureusement, un aumônier à la recherche de brebis « égarées » était entré ce même soir


au commissariat…
La suite avait été d’un classicisme effrayant. Il n’avait fallu que quelques secondes à
Clotilde pour prouver son appartenance à l’ordre qu’elle venait de quitter. Une recrue de
choix pour l’aumônier qui avait réussi à convaincre les policiers de le laisser repartir avec

110

la jeune femme. Clotilde avait retrouvé, avec un certain bonheur, un cloître où la seule
préoccupation était l’adoration de la vierge Marie. Ce qu’elle savait faire sans effort réel, ni
d’ailleurs réconfort. Quelques semaines plus tard, sans qu’elle ne puisse expliquer
pourquoi, elle s’était portée volontaire pour une mission caritative dans le bush. Un
échange avec une communauté australienne.

Elle était arrivée quelques heures plus tôt à Sidney, où elle avait appris que la
« Petite Arche », tout à la fois auréolée de gloire et frappée de malheur, était en train
d’embouquer le chenal du port. En conclusion de cette tranche de vie qu’elle racontait
d’une voix un rien désabusée, elle avait conclu :

- « C’est seulement à cet instant que j’ai compris pourquoi j’étais là. Il n’y avait aucune
place pour le hasard ! »

Pour Éric aussi, tout était clair et évident…


Clotilde ne voulut pas rester plus longtemps. Éric ne put même pas la retenir quelques
heures. Ni parler de Philippe, d’Emma ou de tout ce qui faisait leur histoire commune.
Tout juste accepta-t-elle de donner son adresse et, après une dernière étreinte cette fois-ci
pleine de tendresse amicale, elle s’enfuit tout aussi subrepticement qu’elle était arrivée.

Éric retrouva le bord. Ils n’étaient que deux équipiers à ne pas dormir à l’hôtel. Le
sommeil ne fut pas long à venir à la relecture des mots d’amour de sa mère et de tendresse
conseillère de son père. Il savait que le lendemain, au réveil, l’irruption de Clotilde dans sa
vie tiendrait plus du rêve que de la réalité..

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Décalage horaire ou envie d’en découdre avec la vérité, la juge Gaspard était matinale.
Que ce soit dans son bureau à Paris, où elle terrorisait tous ceux qui comptaient en
politique ou dans les affaires, ou sur un quai aux antipodes, elle était tirée à quatre
épingles.
Une élégance qui n’était ni de l’époque, ni du goût d’Éric, qui émergeait d’un sommeil
agité. Charles Audiard, qui accompagnait la juge, ou du moins qui avait exigé d’être
présent à une confrontation qu’il pressentait violente, avait frappé quelques coups sur la
coque pour permettre à ses occupants de sortir. Un troisième personnage complétait ce
groupe matinal, un homme en costume gris que la juge présenta comme attaché
d’ambassade. Il était censé être le témoin de ce qui n’était qu’une conversation privée,
mais qui pourrait certainement se transformer en accusation, au cas où le navigateur ne
serait pas en mesure de répondre de façon précise à un certain nombre de questions que
la justice ne tarderait pas à lui poser. Audiard objecta que la manœuvre était surprenante,
et même un peu cavalière, compte tenu de la réputation de la juge. Il gagnait
manifestement du temps, voyant bien qu’Éric avait du mal à se réveiller.
Brigitte Gaspard objecta que les faits étaient, eux aussi, plutôt surprenants, si l’on prenait
à la lettre la bande vidéo enregistrée au commissariat.
Forte de ce droit qui dirige en permanence sa vie, sans y être invitée, elle enjamba le franc-
bord du voilier qui portait encore les stigmates de ce demi-tour du monde. Éric sentit que
la vision du pont déstabilisait un peu la juge, manifestement peu habituée aux bateaux de
course et impressionnée par cet engin auxquels tous les médias Français avaient consacré
leur une faisaient dans les jours précédant. Un temps d’hésitation qui permit à Éric
d’appliquer sa stratégie. Une stratégie folle, mais tellement unique qu’il en aurait presque
ri, si sa vérification n’était pas si lourde de conséquences pour sa vie future.

Il demanda à Charles Audiard de résumer les reproches qui lui étaient faits.. Celui-ci
accepta sans comprendre pourquoi Éric réclamait cette synthèse. L’attaché d’ambassade
prenait des notes.
Il avait aussi sorti un appareil photo numérique, probablement pour ramener quelques
clichés personnels du célèbre voilier, plutôt que pour obtenir des pièces à conviction.
Éric, pendant tout ce temps, fixait un point à l’horizon et concentrait son esprit sur une
seule pensée. La voix d’Audiard devenait de plus en plus sourde, de moins en moins
compréhensible. La pensée d’Éric, de plus en plus épaisse. La juge, de plus en plus figée.
Éric sut qu’il avait gagné au ton des premiers mots de la magistrate :

– « Tu m’as tellement manqué, tu étais si loin, si seul, si exposé.


Tu avais froid, je grelottais, tu avais peur, je criais tes craintes.
Tu étais triste, je sanglotais. Pas un instant de ce tour du monde, je ne t’ai quitté… »

Puis, sans un mot, elle vint s’asseoir auprès d’Éric. Sans un mot, elle lui prit la main qu’elle
porta à ses lèvres…

« Qu’est-ce que c’est que cette mascarade ? »

L’attaché d’ambassade, après un instant de stupeur, sentait la fureur l’envahir.


L’ambassadeur lui avait réclamé tact et discipline pour assister une fonctionnaire de
réputation internationale mais qui n’avait fait un demi-tour du monde que pour retrouver
son jeune amant et se conduire comme la première des midinettes.
Devant eux, sans aucune pudeur.

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Charles Audiard, ne comprenait pas mieux la scène qui se déroulait devant ses yeux, mais
en tant que professionnel de l’info il savait réagir vite, instinctivement, sans laisser de
place à la raison. Il s’était emparé de l’appareil photo du diplomate et mitraillait ce couple
souriant dont l’attitude ne laissait aucun doute sur les sentiments qui les animaient.

– « On part déjà ? »

Voix cassante, port hautain… La juge Gaspard était de retour sur terre !
Dans un état d’incompréhension totale, mais poussée hors du navire par un Audiard
hilare. Les éclats de voix, la colère montante de la magistrate, n’avaient aucun effet sur
l’attaché d’ambassade qui pressait son chauffeur de démarrer, répétant à l’envie le mot de
« mascarade ». Éric observait cette scène. Un sourire étrange, qu’Audiard ne s’expliquait
pas, animait son visage.

Il n’avait pu obtenir du médecin aucune explication, en particulier sur les liens réels qui
l’unissaient si étrangement à cette femme redoutée et redoutable. Par contre Éric
l’autorisait à faire ce que bon lui semblait avec les photos de cette rencontre insolite. En
bon reporter, il avait en effet oublié de rendre la carte mémoire de l’appareil au
fonctionnaire de l’ambassade !

La journée se passa sans autre fait notable.


Jaouen était revenu à bord comme la plupart des équipiers, car une fois pansées les plaies
de l’âme, il devait prendre en charge celles du voilier qui, bien que non visibles, n’en
étaient pas moins importantes et urgentes.
Il fallait en particulier sortir le bateau de l’eau pour vérifier des structures qui avaient
souffert des growlers et de la puissance de la houle. Jaouen n’avait pas, à la différence de la
plupart des concurrents, les moyens de changer tout le gréement – c’était d’ailleurs Olivier
qui était en charge de ce poste – mais tout devait être démonté et examiné avec soin. Une
besogne de plusieurs jours à laquelle, même s’il quittait le bord, Éric ne voulait pas se
soustraire, par solidarité.
Pendant ce temps, il n’avait pas à prendre de décision plus grave pour son avenir.

Les nouvelles de Brigitte Gaspard ne furent pas longues à lui parvenir. Choquée par une
vague impression et une absence de souvenir de cette entrevue, que l’attaché d’ambassade
n’avait pas voulu commenter, sa fureur fut décuplée quand Charles Audiard vint lui
demander un commentaire officiel sur les superbes photos qu’il envisageait de publier.
Des documents qui montraient toute la tendresse de cette femme, chez qui pourtant tout
le monde suspectait l’absence de ce sentiment, dans les bras de son médecin-aventurier.

Une image nouvelle et inédite d’un personnage que le grand public avait du mal à cerner.
Mais dont l’hebdomadaire à fort tirage de Charles comptait bien faire sa une. La colère de
la juge, en découvrant les tirages, donna vite un tour un peu plus dramatique à la
plaisanterie. Audiard avait mésestimé les répercussions de ce qui lui apparaissait comme
une simple farce. Brigitte Gaspard avait de solides appuis, non seulement à l’ambassade,
mais aussi à tous les échelons de la République. Ces photos ne pouvaient pas être
publiées. Elle ne pensait même pas à son mari ou à ses enfants, mais à une réputation
qu’elle avait mise près de vingt ans à bâtir. Le bras de fer avec Audiard était sanglant. D’un
côté, un journaliste à la réputation et à l’éthique irréprochables. De l’autre, une furie de la
République. Le journaliste était assailli de mises en garde, toutes plus préoccupantes les
unes que les autres.

113

Mais c’était un homme de parole. II avait promis à Éric de l’aider.


Rien ne le mènerait à la trahison. Sauf Éric lui-même.

L’affaire prenait des proportions inquiétantes pour le journaliste.


Éric, témoin de cette bagarre politico-médiatique, trouvait l’enjeu stupide et sans rapport
avec ce qui n’était somme toute à son avis, qu’une anecdote. Une dernière entrevue avec la
juge devait sceller le sort du journaliste. Ce fut Éric, à la fois muni de la puce qui
renfermait les photos, de la preuve de la destruction des clichés et de l’engagement écrit
de ne jamais publier ces photos, qui mit fin à la mascarade. Il céda même à la tentation de
ridiculiser une dernière fois la juge – il savait désormais qu’il en avait le pouvoir – et quitta
sans un mot le bureau de l’ambassadeur qui s’était proposé de servir de médiateur.

114

L’escale tirait à sa fin.


Comme prévu, la « Petite Arche » prendrait le départ de la troisième étape de la course
autour du monde. Une nouvelle chevauchée dans les mers du Sud, pour laisser le Cap
Horn à bâbord et, après de longues semaines de surfs glacés, mettre la flèche à gauche
pour explorer les voies du plaisir de l’escale, à Rio de Janeiro, avec une arrivée
probablement au moment du célèbre carnaval. Un programme qui, quelques mois plus
tôt, suscitait un frisson de bonheur chez tous les équipiers. Le repos du cap-hornier au
son des Cariocas et au rythme des plus belles croupes de l’hémisphère sud.
Mais ils ne seraient que six à poursuivre l’aventure. La mort d’Olivier avait poussé les sacs
à terre. Jaouen et Christian avaient dû faire face à une vague de démissions et de
débarquements imprévus, imposant au navigateur, d’avoir recours à des candidatures qu’il
espérait les moins fantaisistes possible. Il n’avait en fait pas vraiment le choix et les sorties
d’entraînement se succédaient à un rythme soutenu.
Éric avait été un des premiers à faire part de son renoncement.
Craignant que Jaouen ne lui reproche d’avoir donné le signal de la désertion, il avait
différé un peu son départ pour se mettre au service d’une communauté qui essayait de
retrouver repères et cohésion.

Son entrevue, avec le célèbre marin et son second, avait été lourde en non-dits et en
soupirs de déception. Jaouen n’était pas un bavard, mais la désertion du médecin du bord
l’avait laissé encore plus muet que d’ordinaire.
Christian, avec sa finesse et son tact naturels, avait accusé le coup sans cacher que ce
départ allait bien au-delà de l’adieu d’un simple équipier. Depuis, Jaouen évitait Éric qui
avait cependant accepté sa proposition de rester jusqu’au dernier moment, au service d’un
voilier en manque de bras.

Le rituel était chaque jour identique. Une sortie éreintante vers le large. À toutes les allures
et avec des changements de voile incessants qui prouvaient que tous ces entraînements
n’étaient pas inutiles. En comparant les deux équipages, Éric mesurait à quel point celui
qui comptait Olivier, était efficace.
Mais il y avait toujours un instant magique, celui où Jaouen donnait l’ordre de virer vers le
port. Le voilier et son équipage épuisé rentraient tranquillement en deux bords de vent
arrière où, pendant quelques dizaines de minutes, l’ambiance croisière était de rigueur.
Éric adorait ces moments de voile pure, avec comme seul enjeu le plaisir de glisser sur
l’eau, sans bruit et sans angoisse. Chacun passait alors ces instants à discuter, écouter de la
musique, lire – c’était le cas de Louis Jaouen – ou, comme Éric, à réfléchir, les yeux
perdus dans le sillage.

Lors du dernier entraînement, perdu dans ses rêves impossibles, il avait senti une présence
inhabituelle tout contre lui.
Jaouen s’était invité à partager le sac de voile qu’Éric avait tiré sur la plage avant. Sans
préambule, il s’était mis à parler. De la chance qu’il avait de parcourir les mers du globe,
perclus de dettes certes, mais libre de dérouler son sillage là où il avait envie de conduire
son bateau. Puis il avait longuement raconté Olivier, l’assimilant au fils qu’il n’aurait jamais
– il était conscient de l’égoïsme de son existence – et surtout de la souffrance extrême de
ne pas l’avoir ramené à bon port. Après un long silence, fixant Éric droit dans les yeux, il
lui avait demandé de reconsidérer son départ et, ce qu’il n’avait jamais fait de sa vie de
marin, de rester à bord pour l’aventure jusqu’au Brésil. Il n’aimait pas les itinéraires
inachevés. Celui d’Éric ne le satisfaisait pas. Il était à la fois drôle, émouvant, persuasif.
Christian, qui sentait les situations inhabituelles, s’était joint à eux, n’en rajoutant pas, mais

115

avec la volonté de prouver à Éric que la situation était inédite. L’arrivée dans le port avait
mis fin à la discussion sans que celui-ci n’ait pu donner une réponse à la dernière question,
un peu pressante, de son skipper.

116

Il ne restait plus que quelques jours avant le départ.


Éric sentait se réveiller l’angoisse d’un futur aux contours indéfinis.
Quitter le navire était une décision simple, mais c’était aussi renoncer à une vie facile et
gratifiante. Il en avait encore eu la preuve lors d’une longue conversation téléphonique
avec Lemeltier et Philippe qui avaient enfin, à défaut de retravailler ensemble reconstitué
une paire d’amis. Leur vie n’avait rien de réjouissant.

Philippe, toujours chez ses parents, n’avait pas de nouvelle de Clotilde. Il la supposait
morte de honte, dans le sens réel du terme. Éric ne pouvait même pas le rassurer, car elle
lui avait formellement interdit et fait promettre de ne jamais raconter leur rencontre.
Lemeltier était toujours au centre de tracas judiciaires.

Le temps gommait un peu tous ces ennuis ; les deux épicuriens avaient repris le rythme de
leurs navigations bretonnes et la célébration du culte de leur ami dont ils ignoraient les
doutes. Pour eux, Éric allait devenir cap-hornier dans quelques jours. Ils avaient en tête la
promesse d’être tous les deux sur le quai de Rio, le jour où la « Petite Arche » jetterait
l’ancre dans le Yacht Club au pied du Pain de Sucre.
Éric n’avait pas voulu les décevoir et leur avouer la vérité sur sa décision d’abandonner la
course. Tout comme il n’avait rien pu savoir du sort d’Emma, si ce n’est que sa situation
n’était pas « brillante » et ses crises de plus en plus nombreuses. En raccrochant, il ne
savait plus vraiment où il devait diriger son étrave.

Certes, plus rien ne serait comme avant. Jaouen regagnait le voilier d’une nage pas très
académique, un mélange de brasse et de crawl, mais efficace, comme tous les efforts
physiques qu’il effectuait.

Quelques tractions à l’arrière, puis il était sorti de l’eau et avait rejoint le bord en un
simple mouvement d’une force et d’une élégance incroyables. Sa musculature était un
véritable cours d’anatomie. Il souriait en tendant la machette et une noix de coco à Éric,
un rituel dont tout le monde savait pertinemment qu’il ne le partageait qu’avec Christian
et qui ne s’était jamais produit lors de cette escale tragique.

Mais c’est vrai… Éric avait remis son sac à bord.

117

CHAPITRE 11 : « Le naufragé de Princesse Maé ! »

Que dire d’un départ de course lorsqu’il a perdu la charge émotionnelle de l’inattendu ?
Il n’est qu’une étape de plus dans la construction d’une personnalité, en aucun cas un
passage initiatique comme les appareillages empreints de magie qu’avait vécus Éric.
Avec le Cap Horn, la menace devenait plus précise. En Angleterre, c’était l’inconnu face à
la découverte d’un monde nouveau ; en Afrique du Sud, l’angoisse devant la réputation
d’un océan. Cette fois-ci, c’était un point mythique qui les obsédait tous, mais pour Éric,
même s’il s’agissait du Cap Horn, cela n’avait pas la même dimension émotionnelle. Ce
qui ne l’avait pas empêché de bien vivre une fois de plus, l’hommage que rendait un
peuple de marins à leurs pairs, lors du départ.

Il était désormais accoutumé à la rupture totale, toujours brutale : confort du port,


rudesse des quarantièmes. Étonné de revoir avec plaisir des images et de revivre des
situations qui le terrorisaient quelques semaines plus tôt.
La troisième étape les menait, même si l’image était un peu classique, vers l’Everest de la
voile, et empruntait une voie d’approche difficile.
Il y avait à bord deux catégories d’équipiers qui ne vivaient pas au même rythme ni avec
les mêmes émotions.
D’un côté, ceux qui naviguaient sur « La Petite Arche » depuis l’Angleterre. Éric était
devenu le chef spirituel de ce groupe de marins qui ne s’étaient pas vraiment posés, à par
lui, la question de leur départ du bord après la mort d’Olivier. Par manque d’argent et de
projets pour tous. Incontestablement, ils étaient les équipiers les plus frustes des
premières étapes, mais certainement pas les moins intéressants pour Éric, d’autant qu’il
faisait désormais partie de leur monde étrange. Celui des hommes qui ont vu
l’indescriptible, vécu un drame et qui ont touché en groupe, leurs limites.
De l’autre côté, le skipper avait complété l’équipage avec des marins confirmés mais pas
assez expérimentés face à ces mers de légende.
Au milieu, Jaouen dans l’expectative, pris par le bonheur de retrouver la vie qu’il aimait et
peut-être la pudeur de ne pas montrer trop vite sa passion pour la régate.
A ses côtés, Christian, de plus en plus angoissé, en raison des risques financiers engendrés
par la moindre nouvelle fortune de mer. L’ambiance à bord avait changé, mais restait la
règle fondamentale, celle qui rassemble tous les équipages : seule prime la marche du
bateau.
Curieusement, dès la bouée de dégagement, les deux voiliers qui avaient tant souffert lors
de l’étape précédente avaient haussé le ton : les équipages endeuillés voulaient offrir la
victoire à « leur » disparu. Au rythme des vacations radio qui donnaient deux fois par jour
la position de la flotte, l’allure accélérait, la témérité aussi. Il suffisait qu’un bateau passe
en tête pour que l’autre prenne des risques de plus en plus déraisonnables pour le
rattraper.
Les médias se régalaient : dix jours après le départ, les deux bateaux leaders étaient
quasiment au contact. Il n’était pas rare, au milieu de la nuit, d’apercevoir à quelques
milles par le travers, les feux de bord de ce concurrent aiguillonné par le chagrin donc la
même rage de l’emporter... Comme si la vision de son rival direct était à chaque instant
insupportable, Louis Jaouen perdait une partie de son flegme et de sa prudence
légendaire, aiguillonné en cela, fait encore plus rare, par un Christian qui en avait assez de
cette malchance.
Ce rythme infernal durait maintenant depuis deux semaines.
Le temps nécessaire en mer pour perdre le sens des réalités et du raisonnable. Le voilier
anglais était, depuis la veille au soir, introuvable.

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A sa montée sur le pont, au lever du jour, Éric vit tout de suite que le capitaine du bord
avait sa tête des mauvais jours, répondant à peine au salut de celui qu’il considérait,
désormais, comme un de ses proches. Il le prouvait d’ailleurs fréquemment en le faisant
participer à la discussion, lorsqu’une décision inhabituelle devait être prise. Ce matin,
Jaouen avait tous les sens en alerte. Il scrutait sans arrêt un horizon vers lequel, ni ses
yeux, ni le radar ne permettait de déceler le moindre navire.

- « C’est peut-être derrière qu’il faut regarder ! »

En prononçant ces mots, Éric savait que ce n’étaient pas les bons. La réponse fut en effet
cinglante.

- « Et sortir les transats ou les skis, vue la dépression qui s’annonce ! »

Le chef était énervé, et dans ce moment-là, il ne faisait pas bon être de quart…
Effectivement, quelques minutes plus tard, l’ordre fusa : affaler le tourmentin, la voile
conçue pour le mauvais temps, et le remplacer par le spi de brise.
Certes un tout petit spi, mais une voile dangereuse, encore trop grande pour la force du
vent à venir. Christian, qui était venu donner la main à la bordée de quart en entendant le
signal de la manœuvre, arborait un grand sourire, ravi par la témérité de son ami.

– « Avec ça on devrait rapidement doubler les rosbifs, et ne plus les revoir que devant un
verre de caïpirinha au Yacht Club de Rio. »

L’accélération constante du voilier était étonnante. Le bruit du vent et des voiles masquait
en permanence les cris des équipiers, chaque fois que le record de vitesse était battu par
un barreur encore plus téméraire que le précédent. Téméraire était d’ailleurs le bon mot
car, plus d’une fois depuis quelques heures, le voilier avait failli partir au lof, c’est-à-dire se
retrouver couché, les barres de flèches au ras de l’eau.
Pour la première fois depuis qu’il était à bord, Éric et les équipiers de quart s’étaient
attachés avec de solides harnais reliés à des lignes de vie qui permettaient de se déplacer
sur le pont.

– « Il va falloir affaler ! »

Le conseil de Christian ressemblait presque à une requête.


Jaouen hocha de la tête en un acquiescement.
L’ordre d’affaler n’aurait pas le temps d’être lancé. Un nouveau départ au lof incontrôlé,
un bruit sec comme un coup de canon… Puis l’immobilité d’un voilier qui vient de voir
son mât se briser à quelques mètres au-dessus du pont et tel un bouchon, devient
impossible à manœuvrer.
Dans ces situations périlleuses, Louis Jaouen savait prouver qu’il était d’un autre monde
que celui des terriens ; alors que l’équipage, y compris Christian, restait immobile, hébété
par la brutalité de ce démâtage, il avait déjà bondi à l’intérieur.
Il en revint muni d’une énorme pince, avec laquelle il commença à sectionner les câbles
qui retenaient au pont du bateau les voiles et le morceau de mât rompu, mais qui surtout,
à tout moment, menaçaient de créer une voie d’eau ou de précipiter à la mer un équipier
mal placé.

119

Christian, après avoir constaté qu’il n’y avait aucun blessé ou équipier manquant, démarra
le moteur, signant bien évidemment, par la rupture des plombs apposés par les
organisateurs, la mise hors course du voilier français. Le bateau, stabilisé à une allure qui
n’en faisait plus une savonnette aux prises avec les éléments, fut débarrassé, en quelques
heures, de sa grand-voile inutilisable, de la majeure partie du mât et de tous les cordages
qui allaient de pair avec ce qui était encore, quelques instants plus tôt, l’un des plus beaux
voiliers jamais imaginés par le cerveau d’un marin.
Jaouen n’avait cessé de travailler, n’interrompant son activité destructrice que pour saluer,
en un regard et un geste lent de la main, le voilier anglais qui avait fait route vers eux dès
l’annonce du démâtage.
Son skipper, contre l’avis d’Éric, avait décidé d’infléchir sa route pour saluer celui qui,
désormais, ne pourrait plus lui disputer la victoire. Car, comme l’avait suggéré Éric
quelques heures plus tôt, l‘ « anglais », comme l’appelait avec dérision Louis, était
irrémédiablement loin derrière eux, donc en train de perdre une course qui ne devait plus
échapper à la « Petite Arche ».
Lorsque les deux voiliers naviguèrent quelques minutes bord à bord, le capitaine anglais
avait expliqué à Christian, qu’il avait levé le pied après avoir à nouveau failli perdre un
équipier en essayant de suivre la cadence imposée par le voilier français.
Une cadence infernale …
La navigation de concert de ces deux bateaux, l’un au moteur, l’autre sous voile, car
toujours en course, n’étant pas aisée, chacun avait repris sa route. L’un vers l’Ouest et… la
victoire, non sans avoir applaudi longuement l’équipage français.

Les deux bateaux avaient creusé en deux semaines, une distance impossible à rattraper
pour les autres.
Les Anglais étaient repartis sans avoir la réponse de Jaouen sur la destination qu’allait
désormais prendre l’étrave de la Petite Arche… Personne à bord ne s’était posé cette
question après ce démâtage inattendu et brutal.

Leur voilier était au milieu de nulle part. Plus en course… Mais pour aller où ?
Aucun marin du bord n’en avait une idée, sauf Jaouen.
Il attendit que le voilier anglais disparaisse à l’horizon pour, après quelques minutes de
concertation avec Christian, donner un nouveau cap. Au Nord-Est. Direction : Tahiti…

Pour Jaouen, la décision avait été simple à prendre : il était hors de question de rebrousser
chemin contre le vent dominant pour revenir dans un de ces pays anglo-saxons qu’il
n’appréciait que modérément. Il avait donc décidé de rejoindre, sous gréement de fortune
et allure plaisante, des latitudes plus clémentes, l’endroit qu’il préférait le plus au monde :
l’archipel des Tuamotu.
Depuis qu’il avait pris cette décision, il affichait ce petit sourire déroutant qui fascinait les
médias et surtout les marins du monde entier. Une satisfaction que ne partageait pas
Christian.
Mais le temps n’était pas encore pour ce dernier à la réflexion morose. Il avait fallu plus
d’une journée de travail pour mettre le bateau d’équerre et prendre enfin un peu de repos
aux côtés d’Éric. Un des autres « sports » où Jaouen montrait son ingéniosité, était
incontestablement la fabrication d’un gréement de fortune, avec ce qui restait à bord de
tubes, de cordages et de voiles.
Louis, sur un de ses vieux cahiers d’écolier qu’il se refusait à abandonner, avait dessiné un
projet de gréement complexe, que lui seul comprenait. Mais le miracle était bien palpable :
ainsi gréé, le voilier taillait sa route, certes à une vitesse insuffisante pour prétendre

120

participer à une course autour du monde, mais capable de doubler n’importe quel voilier
de croisière, si tenté qu’il ait pu y en avoir dans cette région inhospitalière. Et surtout, cela
lui permettait d’atteindre, à des milliers de milles de son démâtage, la destination choisie
par le maître du bord. La déception passée, les aventuriers qui composaient l’équipage
n’étaient pas trop malheureux de découvrir, ou retrouver pour certains, le paradis
maritime des Tuamotu, là où la mer s’est réconciliée avec la terre.
Éric était effroyablement déçu pour ses deux amis responsables du bord, mais pas
mécontent. Ce nouveau signe du destin le poussait vers une autre aventure qui retardait
d’autant la mise en application des décisions qu’il avait prises.

Christian ne partageait pas cette quiétude. Pour lui, le démâtage était une catastrophe et
surtout le début d’une série de problèmes à gérer, au premier rang desquels, il y aurait
probablement la faillite de la société « La Petite Arche », dans laquelle étaient rangés tous
ses avoirs et ceux de Jaouen.
C’est pourquoi il ne partageait pas la sérénité de son associé.
Pourtant, quelques jours plus tard, gagné par l’ambiance bonne enfant du bord, et surtout
parce que derrière l’homme d’affaires qu’il avait dû devenir sommeillait toujours
l’aventurier, il avait décidé de profiter, des heures de bonheur que lui offrait cette nouvelle
fortune de mer.
Pendant ces instants de répit, sa complicité avec Éric se consolidait chaque jour un peu
plus. Avec le retour du soleil, il n’y avait pas grand-chose à faire. Avant le départ d’une
course, les équipiers avaient ordre de débarrasser le bateau de « produits » inutiles, en
particulier les livres. Aujourd’hui, après la mise hors course du voilier, les activités de loisir
étaient réduites.
Les moins cérébraux passaient leur temps à confectionner des leurres pour les lignes de
pêche qu’ils lançaient dans le sillage du voilier, avec, il fallait le reconnaître, un succès qui
profitait aux menus de tout l’équipage.
D’autres passaient de longues heures à méditer, c’était le cas de Jaouen, ou à converser,
comme Éric, allongés sur les sacs de toutes ces voiles devenues inutiles qui avaient été
disposées sur le pont, en autant de salons de discussion.
Celui d’Éric et Christian était l’un des plus courus. Le capitaine daignait parfois y
participer. Lorsque Éric était seul avec ses deux nouveaux amis, la discussion revenait
invariablement sur Emma. Il avait fini par leur expliquer ce qui était hier un secret quasi
inavouable, mais aujourd’hui une hypothèse incroyable : Emma possédait un pouvoir de
persuasion et une vie intérieure d’une richesse incroyable qui justifiaient que la médecine
rouvre d’urgence son dossier.
Plus personnellement cette révélation permettait à Éric d’envisager une liaison beaucoup
plus intime avec celle qui était passée du statut de malade à celui de femme à conquérir. Et
lui de monstre à amoureux plein d’espoir…
Jaouen était sceptique, mais de plus en plus intéressé par ce qu’Éric savait de l’autisme. Ce
n’était pas anodin… Tous les médias lui reprochaient son « laconisme quasi autiste »,
comme l’avait déclaré un des présentateurs du journal de 20 heures.
Toutes ses questions révélaient sa fascination pour ce trouble de la communication, la
maladie « étrange » la plus connue, mais la moins comprise. Il écoutait Éric avec cet air
d’élève exceptionnel qu’il savait prendre, uniquement lorsque le sujet le passionnait. Il
n’avait alors pas d’égal pour relancer la discussion, voire la poursuivre lorsque les deux
autres bafouillaient de fatigue. Manifestement, il trouvait dans la découverte de l’autisme
et la schizophrénie, des pistes à la compréhension de son propre malaise. Mais lorsqu’Éric
décrivait certains signes de la maladie dans sa forme la moins grave, il n’écoutait plus Éric,

121

reconnaissant dans ces symptômes le malaise de toute la société ; Avec une de ces
conclusions définitives dont il avait le secret :

– « Là, tu me racontes les reproches que l’on me fait tous les jours. Ta copine, elle est
fêlée. C’est pas la même chose. »

Lapidaire, mais pas forcément faux, avait pensé un peu tristement Éric.
La conversation, qui se transformait toujours en monologue d’Éric, avec des relances
brèves mais efficaces de Jaouen, prenait en effet souvent Emma en exemple puisqu’elle
était, dans ce mal, l’illustration du trop.
Trop d’absences de relations avec les autres, trop de crises, trop de souffrances, trop de
mépris de la part des autres…
Éric avait mis un certain temps à évoquer une autre piste concernant son amie. La
découverte d’une forme rare mais inconnue d’autisme, qui aurait la possibilité incroyable
de communiquer de façon épisodique et exceptionnelle avec le monde qui l’entoure,
signant là une pleine conscience, mais irrémédiablement emmurée dans un autre univers.
Il avait mis longtemps à leur expliquer que, pour une raison dont il n’avait pas la moindre
explication, il était persuadé d’être en communication quasi permanente avec la jeune
femme, quels que soient l’endroit et l’instant. Il n’avait révélé que du bout des lèvres
l’incroyable secret qui le taraudait depuis quelques semaines : le pouvoir qu’avait Emma
de pénétrer le cerveau d’autres femmes et de leur faire effectuer les actes les plus
surprenants.
Depuis qu’il la connaissait, lorsqu’il faisait l’amour à une autre, il pénétrait le corps d’une
étrangère, mais le cerveau d’Emma hurlait son plaisir.
Il savait que Clotilde était la seule à s’être rendue compte de ce phénomène étrange,
expliquant la « relative » quiétude de la jeune femme après leur aventure amoureuse, aussi
étrange, incompréhensible, que passionnée. Autre exemple, elle avait rendu la juge
Gaspard aussi amoureuse et déroutante. Cela paraissait incroyable, mais c’était la seule
explication possible…
Il avait mis du temps à se persuader de la véracité de cette impression ; il mettait du temps
pour tout révéler. Il ne savait que penser du regard de ses deux amis lorsqu’il leur
racontait son expérience étrange, juste après avoir évoqué le délire de la schizophrénie. Il y
avait en effet de quoi s’interroger et il avait anticipé en parlant librement des doutes qu’il
avait, effectivement, sur sa propre santé mentale.
Mais les faits étaient là, précis, réels, répétés, avec des témoignages précis.
Une nuit, particulièrement animée, il avait demandé à Jaouen et à Christian de ne pas
l’abandonner, de l’accompagner un jour à Chinon, tant il avait besoin de cette nouvelle
amitié née en mer, pour vérifier la véracité de ses intuitions.
Dans les yeux de ses amis il avait scellé le plus fort des serments.

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Tahiti n’était plus qu’à quinze jours de mer.

L’équipage naviguait à un rythme bien précis. Deux équipiers de quart, un barreur et un


régleur de voiles, suffisaient à la marche du voilier.
Avec quatorze équipiers à bord, le « travail » ne revenait que toutes les quatorze heures.
Deux heures de travail, des heures de sommeil et le reste à bavarder à l’ombre des voiles.
Une organisation qu’Éric n’avait pas spécialement envie de voir s’arrêter. Il partageait son
quart de nuit avec un colosse breton peu loquace.

Mais il s’accommodait parfaitement de ces instants de silence après les longues


discussions qu’il avait avec le capitaine et son associé.
Cela lui permettait de faire le point. Il adorait s’asseoir tout à l’arrière du voilier, cédant
parfois à la tentation de traîner le bout des pieds dans l’eau chaude.
Ce qu’il faisait cette nuit-là. Une brise soutenue permettait au voilier de progresser à vive
allure. Les variations de vent ne nécessitaient aucune manœuvre car il n’y avait aucune
possibilité de réglage, le gréement étant irrémédiablement fixé. Par vent fort, le voilier
allait vite ; Par faibles brises, il se traînait. Il fallait l’accepter.

Aussi n’était-il pas particulièrement inquiet de voir son coéquipier s’assoupir et rattraper
un peu tardivement à la barre le voilier devenu un peu « dur », au prix de quelques
embardées qui, toutefois, devenaient de plus en plus fréquentes et violentes.
Une dépression imprévue était peut-être en train de se former.
Éric voulait en avoir le cœur net et, pour cela, jeter un coup d’œil sur le baromètre, le
« sorcier » comme l’appelait Jaouen.
Au moment où il se levait, hasard effroyable, à l’instant même où il était en équilibre
instable, un coup de barre un peu brutal le projeta dans le sillage. Une chute directe dans
l’eau sans pouvoir pousser autre chose qu’un petit cri inaudible en raison de la tasse qu’il
venait de boire.

Lorsqu’il refit surface, les yeux brûlés par l’eau de mer, le voilier n’était plus à portée de
voix, d’autant qu’il progressait par un vent légèrement de travers qui étouffait les sons
venus de l’arrière.
Il était à la fois calme et paniqué.
Paniqué, car il faudrait attendre au moins vingt minutes et le changement de quart pour
que son co-équipier s’aperçoive qu’il n’était plus à bord.
Calme parce que la mer n’était pas très formée, la lune pleine et luisante comme un
réverbère et l’eau à une température délicieuse qui permettait d’envisager un long bain de
minuit.
Il ne restait plus qu’à économiser les calories, faire la planche et prendre le quart, c’est-à-
dire scruter l’horizon en prenant en compte l’angle que faisait un groupe d’étoiles et la
direction que venait de prendre le voilier et son équipage inconscient du drame qui se
jouait en silence.

A bord, un des équipiers du quart montant, alerté par un bruit bizarre, une sorte de cri
étouffé, s’était réveillé un peu brutalement, quelques minutes avant l’heure prévue,
persuadé d’avoir fait un cauchemar. Il s’était levé de sa bannette et après s’être soumis au
rituel du café brûlant, avait « piqué » le quart à l’aide de la cloche, évitant ainsi aux
équipiers sur le pont de devoir le faire, interdisant de ce fait, de s’apercevoir de la
disparition d’Éric.

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Le barreur, entendant le signal de la fin de quart s’était en effet contenté de grommeler un


« Éric, on descend ! » sans réponse. Il avait bougonné quelques insultes en breton pour
fustiger cet intellectuel qui était allé se coucher probablement en avance. Malheureux
concours de circonstances ; il faudrait maintenant des heures pour se rendre compte que
le médecin n’était plus à bord.

Ce fut Christian qui, le premier, au repas de midi, s’étonna de ne pas voir Éric, qui n’était
pas le dernier à tendre son assiette.
Taraudé par une angoisse soudaine suscitée par le commentaire du coéquipier de quart
qui accusait Éric de désertion matinale, Christian n’eut que quelques pas à faire pour
constater la vacuité de la bannette et que quelques minutes d’angoisse pour, à l’aide de
l’équipage rameuté par les jurons du navigateur, s’apercevoir qu’il manquait un équipier à
bord. S’il était tombé à l’eau pendant le quart de nuit, cela faisait entre huit et douze
heures que l’homme était à la mer…
Jaouen, muet d’horreur, avait lui-même bondi sur la clef de démarrage puis sur la barre,
éjectant de son siège, sans ménagement, un barreur médusé. Le voilier, dans un
rugissement de diesel à plein volume, faisait route vers un point imaginaire que Jaouen ne
quittait plus des yeux, priant, lui qui n’était pas croyant, tous les dieux de la terre et de la
mer de lui épargner un nouveau drame à son bord.

Au même moment, Éric, toujours allongé dans l’eau, sentait son calme faire place à une
vraie panique. Il avait attendu patiemment le lever du jour, un peu surpris de ne pas voir
revenir le voilier à l’instant exact qu’il avait eu tout le loisir de calculer depuis sa chute. Un
calcul facile que Christian avait dû également effectuer en quelques secondes… Pourtant,
rien ne bougeait à l’horizon.
Le vent s’était un peu calmé ; la houle n’était pas terrible ; l’océan est rarement plat ; Des
conditions « idéales » voulait se persuader Éric qui, bien que bon nageur, commençait à
ressentir une certaine fatigue.

Vers dix-neuf heures, le soleil déclina à l’horizon aussi rapidement que le moral du marin.
Il avait, depuis quelques minutes, entrepris une sorte d’examen de conscience, un adieu à
un monde qu’il devait se résoudre à quitter. Il avait pris la décision de mourir après un
moment d’introspection très intense, pendant lequel il voulait dire adieu à tous ceux qu’il
aimait.
Il imaginait surtout le chagrin de ses parents. C’était en fait son seul regret au moment de
faire le « grand saut », qui serait plutôt un vertigineux plongeon dans les fosses du
Pacifique qui, à cet endroit, atteignaient une dizaine de kilomètres. Ce détail, qui n’avait
que peu d’importance, le fit tristement sourire.
Puis il décida de se laisser couler avec une dernière pensée forte et intense pour Emma
qu’il abandonnait au monde injuste des « normaux ».
Le simple fait de se concentrer sur celle qui serait l’unique femme de sa vie, provoqua une
réaction brutale de ses muscles. Une énergie nouvelle et surtout une voix…

– « Nage, nage, nage… »


A bord de la « Petite Arche », Jaouen et Christian avaient vu arriver la nuit avec une
angoisse aussi intense que celle que ressentait au même moment leur équipier tombé à la
mer. Jaouen, depuis qu’il avait pris la barre, ne quittait pas l’horizon des yeux.
Il n’avait accepté aucune nourriture, se contentant d’interpeller régulièrement les deux
guetteurs qui se relayaient en tête du moignon de mât. Christian restait à la table à carte,

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essayant de dérouter tout navire pouvant se situer près de la zone supposée de la chute.
Mais compte tenu de l’inexactitude de l’heure de la chute à la mer, le carré qu’il avait
dessiné sur la carte était immense.

Il n’y avait qu’un gros méthanier panaméen qui croisait dans les parages.
Son capitaine avait refusé de mettre en panne et d’effectuer des recherches, arguant, dans
un anglais effroyable, que la course n’était qu’une croisière vaine et qu’il n’avait pas de
temps à consacrer à ces « inutiles de la mer ».
Il avait, alors que c’est formellement interdit, quitté la fréquence de détresse et renvoyé à
leurs occupations son équipage alerté par les vociférations de leur capitaine.
Christian n’avait pas eu plus de chance avec les marins stationnés à Papeete qui avaient
refusé eux aussi de faire décoller les Breguet de recherche en mer car la zone était à la
limite de leur autonomie. Il s’était entêté, avait fait jouer toutes ses relations au plus haut
de l’appareil militaire et politique…
Finalement, l’ordre de décoller parvenu de l’amirauté était un peu tardif, mais maintenait
un peu d’espoir.
La nuit tombée et la lune, pas encore au firmament, éclairait mal un plan d’eau dont
Jaouen savait désormais pertinemment qu’il ne rendrait pas son équipier.
Les Breguet venaient de faire demi-tour, sans n’avoir vu autre chose qu’un méthanier dont
le capitaine, lorsqu’ils l’avaient survolé à basse altitude, s’était fendu d’une série de gestes
obscènes.
Alors, pour la deuxième fois en quelques semaines, mais cette fois-ci sans hurlement, avec
résignation, Jaouen donna ce long coup de barre qui signait l’acte de décès de ce curieux
médecin dont il n’avait fait qu’effleurer l’originalité.

Éric n’était pas mort.


Allongé sur le dos, il ne sentait plus ni l’eau ni le froid. Mais il savait que la situation
n’avait d’autre issue que la noyade. Bien qu’Emma soit désormais son double, qu’elle ait
envahi son esprit, qu’elle le rassure avec des mots d’une douceur infinie, qu’il soit
désormais persuadé de la réalité de cette aventure, il sentait qu’il aller devoir abandonner.
Il tendait toutes ses pensées vers cette chambre sordide de l’hôpital de Chinon, vers cette
Emma, dont il hurlait l’amour.
Elle lui répondait, ou du moins en avait-t-il la sensation, que « la vie était douce, qu’elle
l’attendait car elle avait besoin de lui depuis la nuit des temps ».

Il hurlait et n’entendit pas – dans un premier temps – l’énorme méthanier qui passait à
quelques centaines de mètres de lui. Au même instant, deux Breguet de la marine tricolore
dont il voyait très distinctement la cocarde, survolaient le navire. Il eut beau gesticuler, ni
le commandant qu’il vit sortir comme un pantin de sa boîte sur la passerelle pour
invectiver les avions, ni les pilotes amusés par la réaction et les gestes du marin panaméen,
ne prêtèrent attention au drame qui se jouait à quelques encablures.
Les cris d’Éric étaient impuissants dans ce concert de moteurs qui l’entourait.
Puis les avions disparurent, le méthanier n’avait changé ni sa route, ni sa vitesse.
Un double espoir évanoui en quelques minutes.
Éric, qui un instant avait cru à un sauvetage miraculeux, perdit définitivement espoir. Il
paniquait. Seule, la voix d’Emma le maintenait encore en vie. Elle lui répétait, en un
hurlement incessant : « Regarde, regarde, regarde… ».

Des semaines plus tard, le Philippin, qui passait la serpillière sur le pont du méthanier,
alors que les Breguet survolaient le navire, sera dans l’impossibilité d’expliquer pourquoi,

125

ce matin-là, dans un geste irrépressible, il avait mis à la mer un des doris de sauvetage du
bateau.
Un geste qu’il n’avouera jamais à ce capitaine qui maltraite son équipage, préférant
attendre une punition collective, qui avait été terrible le jour de la découverte. Une perte
inexpliquée, vécue par le capitaine, comme un larcin crapuleux dont tout l’équipage
devrait supporter les conséquences y compris sur leur maigre solde, devenue en
conséquence, cachectique.

Éric avait vu le canot de sauvetage tomber du navire. Il avait encore quelques forces pour,
quelques minutes plus tard, épuisé mais momentanément sauvé, se hisser à bord de l’
esquif qui dérivait.

La marine panaméenne n’était pas tout à fait aux normes internationales. Le canot de
sauvetage n’en avait que l’allure. Contrairement aux règles maritimes, il était vide,
désespérément vide. Ni eau, sa gorge le brûlait, ni vivres, ni moyens de communication
qui pourraient en quelques minutes rassurer le bord qu’il venait de quitter et dont il
pouvait imaginer le désarroi.

Sur la « Petite Arche », Jaouen était entré dans un silence que même Christian n’arrivait
pas à rompre. Il ne dormait pratiquement plus, avait fait tripler les quarts et les rares fois
où il réussissait à trouver le sommeil, bondissait de sa couchette pour vérifier le nombre
d’équipiers présents sur le pont.
Christian en arrivait à se demander si son ami serait un jour de nouveau capable
d’affronter la moindre course en mer. Le marin s’étiolait et rien, même l’arrivée sublime
sur Tahiti, ne parvenait à lui rendre le sourire.

La disparition d’Éric n’avait pas fait la une des journaux. Seul


Charles Audiard s’était fendu d’un encadré saluant la mémoire de « son ami Éric,
conquérant de l’inutile qui, pour la plus humble de ses malades comme dans les plus
hautes sphères de la République, laissait un vide amer ».
Comprenne qui pourra !

A Papeete, sur le quai, à la tombée de la nuit, il n’y avait que trois personnes, pour prendre
les amarres du célèbre voilier.
Un représentant du préfet maritime et surtout Lemeltier et Philippe, ivres de douleur.
Ils avaient, quelques semaines plus tôt, dès l’annonce du démâtage, décidé de faire une
surprise à leur ami, estimant à juste titre que la déception de ne pas être cap-hornier serait
atténuée par une croisière, entre amis, dans les îles Sous-le-Vent !
Au petit matin, l’ivresse était toujours au rendez-vous, l’alcool ayant substitué un terrible
mal de tête au chagrin. Tout l’équipage quittait rapidement le voilier, comme s’il fallait fuir
un navire qui ne savait plus que susciter le drame et semer la mort.
Christian, lui aussi, devait rentrer le plus tôt possible pour gérer une situation financière
qui n’allait pas tarder à devenir critique.
S’occuper des affaires du navigateur en quasi faillite. Celui-ci refusait de revenir en Europe
et s’accrochait à une idée folle : repartir seul à la recherche d’Éric.
Conscient que la « Petite Arche » n’était plus le navire idéal, il s’était fait prêter un voilier
d’une dizaine de mètres par un loueur de la marina.
Christian avait essayé de l’en dissuader, lui demandant avec fermeté de ne pas repartir en
solitaire dans l’état de délabrement psychologique où il se trouvait.

126

Pour la première fois chez ces deux amis, les mots et les regards étaient à l’unisson, lourds
de reproche et d’incompréhension.
Lemeltier, témoin à la fois flatté et surpris de cette scène trouva la solution. Lui et
Philippe accompagneraient Jaouen à la recherche d’Éric… La solution satisfaisait tout le
monde, le faible espoir de retrouver Éric atténuant un soupçon le chagrin qui anéantissait
ces quatre hommes si différents.

Ils se séparèrent, Christian vers l’aéroport, Jaouen vers le néant.


Ce dernier, après avoir écouté distraitement les derniers conseils et les angoisses de son
associé, s’approcha de son oreille et par deux fois lui fit promettre d’effectuer une
démarche bien précise et surprenante, et cela, dès son arrivée en France.
Surprenante…
Pas tant que cela, pensait Christian dans le taxi qui rejoignait l’aéroport, et pour être franc,
la demande de son ami n’avait fait que renforcer une pulsion qui devenait, chez lui, de
plus en plus irrépressible.

127

CHAPITRE 12 : « On a retrouvé Éric ! »

Éric, allongé dans la seule position qui ne lui arrachait pas un cri de douleur, dérivait
depuis une semaine. Mal protégée du soleil et malmenée par le sel, sa peau n’était qu’une
plaie. Il avait faim, effroyablement faim.
Un sentiment qu’il ignorait, les repas sautés au temps des examens de fin d’année ne
s’étant soldés que par quelques crampes douloureuses qui n’avaient rien à voir avec cette
souffrance permanente qui l’empêchait, aujourd’hui, d’avoir une analyse rationnelle de la
situation.
Heureusement, il n’avait pas soif, ayant fini par dénicher, dans un des coffres du canot, un
dessalinisateur qui, au prix d’un effort qui le mobilisait une partie de la journée, lui évitait
de connaître cette autre souffrance, paraît-il encore plus terrible que la faim, et surtout,
mortelle.
Ses moments d’intense solitude n’étaient interrompus que par de longues tentatives de
communication avec Emma.
Un observateur extérieur aurait été persuadé d’assister à un délire total, alors que le jeune
médecin était parfaitement conscient de la réalité inconcevable de sa situation où il
partageait des bribes de dialogue frustre mais réel avec sa malade. Les mots d’Emma ne
lui permettent pas encore de tout comprendre, mais il avait l’impression que plus il avait
faim, plus son esprit souffrait et plus les échanges se structuraient. Comme si leurs deux
souffrances avaient besoin d’être équivalentes pour se rejoindre.

La terre a une odeur.


Les précédents atterrissages, lors des deux premières étapes, avaient appris à Éric
pourquoi les premiers navigateurs au long cours n’avaient pas besoin de cartes pour être
avertis de l’imminence d’un obstacle.
Après des semaines de navigation, on oublie cette odeur qui revient bien avant que l’on
puisse voir la moindre ombre à l’horizon. Olivier avait promis que Brésil sentirait la fleur
d’oranger... Olivier… Il n’aurait jamais pu imaginer que ce total amateur qu’il avait lancé
au milieu des océans serait aujourd’hui capable de détecter cette odeur d’humus qui signait
la présence d’une terre et de diriger l’étrave du canot vers cette odeur, deux jours durant.
Sans s’assoupir une minute à la barre de son doris.
La terre était là où Éric l’attendait. Mais, comme il le craignait, les brisants, la barrière de
corail et son inexpérience avaient eu raison de la fragilité du doris.
Là où Jaouen aurait probablement trouvé la passe, Éric put juste se féliciter d’être
indemne sur une plage de sable noir. Il l’avait aperçue au dernier moment, avant d’y
diriger l’étrave. Il ne restait rien du bateau, si ce n’était le dessalinisateur.

Éric n’avait pourtant pas la moindre égratignure, un véritable miracle, compte tenu des
lames de rasoir qui avaient lacéré la coque. Il était épuisé, incapable de se mettre debout,
assailli par des vertiges liés autant à la fatigue, l’hypoglycémie que l’angoisse. Mais être à
terre était déjà un pas vers un monde qu’il connaissait mieux.

Qu’il ne connaissait pas si bien que cela… C’était la conclusion amère qu’il fit à l’issue des
vingt-quatre premières heures passées à trouver une bien maigre pitance. Vingt-quatre
heures très éloignées des récits et des films qu’il aimait tant à son adolescence.
Cette vie de « Robinson », capable en quelques minutes de faire du feu et de rôtir quelques
gallinacés ou poissons, attrapés au moyen d’une lance affûtée par un silex. Rien de tout
cela pour le médecin. Un crabe minuscule dégusté cru, comme autant de caviar.

128

Mais aucune noix de coco, aucun fruit, aucune étincelle, malgré des heures à passer à
frotter pierres et morceaux de bois.

Une seule satisfaction : il n’avait pas froid, la nuit venue. Tous ses vêtements, rincés grâce
à l’eau douce récupérée du dessalinisateur, avaient eu le temps de sécher au puissant soleil
des Tropiques. Il était, pour la première fois depuis de longues heures, allongé sur un lit
d’herbe, recouvert d’une toile, elle aussi sèche et dessalée, trouvée dans le doris. Un
morceau de l’étrave retournée offrait un toit provisoire. Si ce n’était la faim, il aurait pu
trouver la situation plaisante, d’autant qu’il était passé très près d’une mort peu
réjouissante, s’il y existait toutefois des morts réjouissantes…

Emma ne répondait plus, comme absente ou épuisée, elle aussi, par la tension de ce
naufrage. Ou en léger décalage avec la souffrance moins intense de celui dont l’amour ne
se démentait pas.
Pour Éric, la menace mortelle était provisoirement écartée.

129

Dans le TGV qui le conduisait à Tours, Christian réfléchissait à l’incongruité de la


situation qu’il était en train de vivre.
Éric lui avait fait promettre, au cours de leurs longues discussions, s’il lui arrivait quelque
chose, de rendre visite à Emma.
Pour s’assurer de la décence des soins qui lui étaient portés, mais surtout pour tenter de
vérifier l’hypothèse, battue en brèche par tout le corps médical, de l’existence d’une vie
intérieure riche et organisée.
Il avait accepté, ne trouvant à l’époque, aucune raison de refuser ni par ailleurs, d’urgence
à le faire. Mais depuis, Éric était imperceptiblement devenu un vrai ami, et il avait disparu
dans des conditions dramatiques. Aussi, dès son arrivée en France, alors qu’il était attendu
par la presse, les sponsors et surtout les banquiers, Christian s’était discrètement évanoui
vers la gare Montparnasse.
Car l’urgence, c’était aussi Jaouen qui l’avait décrétée.
Ses derniers mots, à l’aéroport de Papeete, avaient été pour réclamer avec insistance une
visite, la plus rapide possible, à la jeune autiste pour – c’était les paroles de Louis –
« demander des nouvelles d’Éric » !
Qui aurait pu imaginer un jour une telle phrase, prononcée par le plus pragmatique des
marins, ce roc de légende qui ne croyait absolument pas à l’ésotérique.
Mais les faits étaient tenaces et Christian, dans un instant, prendrait un taxi pour rejoindre
la chambre d’un hôpital où il ne savait même pas comment expliquer ce qu’il venait y
faire…

C’était un homme d’action et un décideur. Quelques heures plus tard, dans la chambre
mansardée d’un petit hôtel accroché aux coteaux de la ville, il se rappelait la vitesse à
laquelle tout s’était enchaîné…

Comme prévu, l’accueil avait été plutôt rude à l’hôpital Saint-Jacques. Directeur et chef de
service interdisant formellement la visite du navigateur, celui-ci avait reçu l’aide, qu’il avait
sollicitée dès son arrivée, de Charles Audiard, en villégiature dans la région, et triplement
intéressé : par instinct de journaliste, par la personnalité de Christian, mais surtout par le
souvenir de ce jeune médecin qui était loin de l’avoir laissé indifférent.
La presse nationale fait toujours peur aux couards et les deux hommes n’avaient pas tardé
à comprendre les raisons de la mauvaise volonté des « patrons » de l’hôpital.
Au fur et à mesure de leur progression vers le service de psychiatrie, les hurlements
d’Emma devenaient de plus en plus terrifiants.
Audiard était blême, n’attendant que l’ordre de Christian de faire demi-tour. Celui-ci avait
pris vingt ans mais il se sentait aspiré depuis plusieurs semaines vers des abîmes dont il ne
percevait pas le fond mais dont il entendait clairement, à l’instant, le bruit infernal.

Le spectacle était à la hauteur des sons…


L’interne de garde, qui semblait sortir du lycée, était terrorisé.
Une seringue vide à la main, il tentait, de l’autre, de faire une compression sur le cou
boursouflé d’Emma.
On aurait dit qu’il essayait d’étrangler le « mal ».
La malade s’était tue, à l’instant même où Christian franchit le seuil de la chambre.
L’interne n’en revenait pas et répétait, sans même s’adresser à ceux qui le rejoignaient :

– « C’est la première fois que cela s’arrête avec les médicaments… »

Christian avait une autre hypothèse et ne regrettait pas sa venue.

130

Le spectacle qui s’offrait à leurs yeux était désolant. Un capharnaüm de draps souillés sur
un fauteuil décharné. Plus aucune photo au mur mais, à la place, des projections
alimentaires.
Une odeur pestilentielle… Et au milieu de tout cela, une madone.

Emma, le visage serein, d’une beauté irréelle en dépit des cicatrices sur ses bras, ses
chevilles et son cou, qui traduisaient la violence des combats menés par des hommes en
blanc impuissants et surtout à bout.
Anna, prévenue on ne sait comment, avait voulu s’entretenir avec les deux hommes,
racontant le calvaire quotidien de la malade en proie à la brutalité de ses médecins,
dépassés et surtout jaloux de la notoriété d’Éric, dont ils avaient même arrosé la
disparition.
Une disparition qui correspondait à un nouveau palier dans les symptômes dont souffrait
l’autiste et dont les crises mal jugulées par les médecins locaux mettaient la vie en péril.
En plus de conditions sanitaires qu’Anna ne pouvait plus contrôler puisqu’on lui
interdisait l’accès de cette chambre, la jeune femme était selon elle menacée de mort
violente.

- « Il faut la sortir de là… », répétait-elle…

- « On va la sortir de là… », avait conclu Audiard !

Charles, après un long instant de surprise, laissa parler le bon sens.


Du côté de la direction de l’hôpital, « on » était pas contre cette décision, mais « on » avait
vite signalé que personne ne voudrait de ce « déchet humanitaire » …
Des mots qui avaient ulcéré le journaliste.
Il avait vite trouvé une solution efficace. Le doyen était un de ses amis. Joint sur son
portable, les premiers mots d’un homme de presse puissant sur « le scandale sanitaire qui
se reproduisait à l’hôpital de Chinon » avaient entraîné des décisions rapides et efficaces.

Deux heures après leur arrivée dans la ville, Emma était dans une ambulance et roulait en
direction de l’hôpital de Tours, où une chambre décente l’attendait dans le service de
psychiatrie.
Un transfert définitif, qui était déjà la réponse, en grande partie, à une promesse formulée
au milieu des océans.
Beaucoup plus détendu par ce succès rapide, Christian avait savouré son premier vrai
repas normal de terrien depuis des semaines, en compagnie de Charles. Il lui avait raconté
l’histoire d’Éric, largement aidé par les questions de plus en plus précises du reporter, en
omettant toutefois certaines révélations que lui avait faites l’interne. Audiard ne prenait
pas de notes, mais ne perdait pas un mot de cette étrange histoire.
Christian ne buvait jamais d’alcool, mais ce soir-là, il avait sombré dans le sommeil
comme en proie à la pire des ivresses. Ce fut sans doute pourquoi le téléphone sonna
longtemps avant qu’il ne réponde.
C’était le doyen.
Au milieu de la nuit – il était quatre heures du matin – l’appel avait de quoi surprendre. La
voix était en proie à une surexcitation inhabituelle chez ce grand chirurgien habitué aux
urgences les plus graves.
- « Venez me rejoindre à l’hôpital. Il se passe une chose incroyable ! »

131

Il n’avait pas voulu en dire plus, se contentant de répéter ce qui devenait un ordre
incontournable.
Christian avait hésité à réveiller Charles Audiard, mais autant par envie de ne plus être seul
dans cette étrange histoire surtout, plus prosaïquement, pour profiter du véhicule du
journaliste, il avait fini par le faire.
Passé le désagrément d’un réveil nocturne difficile après une soirée étonnante en
révélations mais aussi particulièrement arrosée de son côté –, Charles n’avait pas été long
à rejoindre le navigateur.

Le Centre Hospitalier Universitaire ne ressemblait en rien à celui que les deux hommes
venaient de quitter. Il était devenu une ville qui ne devait jamais avoir sommeil !
Le doyen debout au milieu de la nuit, le directeur, le chef de service attendaient dans le
hall.

Ils conduisirent rapidement les deux arrivants vers une vaste salle de cours ou d’examens..
Au milieu, un lit, une table d’examens et un fauteuil. Sur celui-ci, Emma, les yeux dans le
vide, calme mais répétant à l’infini :

« Christian, voir Christian, Christian, voir Christian… »

À l’infini, d’une voix douce et angoissée. Elle n’était pas attachée et l’index de sa main
gauche décrivait de petits cercles concentriques.

Christian se planta devant ses yeux, sans que cela ne change quoi que ce soit aux mots et
aux gestes.
Comme si la femme qui n’avait jamais parlé mais qui l’appelait depuis des heures n’avait
pas conscience de sa présence.
Le professeur de psychiatrie avait rejoint le groupe.
Pas très heureux d’être convoqué pour – il était affirmatif – des manifestations « tout à
fait en rapport avec une des évolutions possibles de la maladie ! ».
Pour cet universitaire compétent, les gestes qu’Emma effectuait de la main étaient
strictement répétitifs. Ils n’avaient aucune signification.

Pour Christian, ils étaient associés à son tout récent transfert à


Tours et manifestaient sans doute un bien-être ressentie par la patiente.
Le doyen avait toutefois fait remarquer que c’était la toute première fois que l’on entendait
le son de la voix de l’autiste; étrangement normale, voire agréable. Sans répondre sur ce
point précis, le psychiatre ne voyait là qu’une nouvelle manifestation de cette affection
dont la répétition de faits, gestes ou paroles, était un des signes, dont Emma n’avait peut-
être encore jamais souffert. L’apparition de ces mouvements, les paroles prononcées
d’une voix que personne n’avait jamais entendu, étaient dans le cas d’Emma, peut-être
même un signe encourageant mais en aucun cas une manifestation extraordinaire.

- « Mais alors, qui m’a demandé de convoquer tout le monde ? »

Devant ce réveil matinal qu’il avait provoqué, le doyen masquait son embarras par un
début de courroux.

- « En aucun cas quelqu’un de mon service » plaidait le psychiatre…


- « C’est moi ! »

132

Une jeune femme venait de rejoindre le groupe.

- « Donnez-lui une feuille et un stylo.


- Qui êtes-vous ? »

Le doyen n’aimait pas les ordres.

– « Une amie de la famille… »

Charles Audiard regardait, à la fois amusé et surpris, ce petit bout de femme qui maniait
l’humour avec une détermination que ses habits religieux rendaient imposante.
Personne n’avait pu reconnaître sœur Marie-Claire, car aucun de ceux qui étaient au
chevet d’Emma ne la connaissait.
Mais c’était bien la même personne qu’Éric avait vue partir au fond du bush australien et
que la police française recherchait « mollement ».
Elle venait aujourd’hui s’agenouiller auprès d’Emma dont elle baisait avec tendresse la
main immobile.

– « Qui êtes-vous ? »

Le doyen n’appréciait que moyennement l’humour lorsqu’il ne venait pas de lui. Il aimait
encore moins qu’on le prenne pour un vulgaire assistant.

– « Mettez-lui un stylo dans la main gauche et essayez de la faire écrire. »

Le ton de Marie-Claire ne supposait aucune discussion. Il n’y avait dans cette salle qu’un
gros feutre. Marie-Claire, ou la « Clotilde » qu’elle semblait redevenue, l’enserra avec
difficulté entre les doigts d’Emma.
Audiard commençait à entrevoir un vrai sujet pour un de ces romans à succès qu’il
publiait régulièrement. Il avait déchiré un morceau de carton un peu rigide qu’il tendit
devant le feutre. La main bougeait beaucoup. Audiard s’y reprit à deux fois, mais il n’y
avait aucun doute : sur la feuille, on pouvait lire une série de chiffres, plutôt bien
calligraphiés, ce qui paraissait irréel de la part de quelqu’un qui n’avait jamais écrit et qui a
fortiori n’avait jamais appris à lire.
Emma avait couvert de chiffres la totalité de la feuille :

– « 273615449273615449273615449273615449… lut à haute voix le doyen. Qu’est-ce que


cela peut bien vouloir dire ?
– « C’est peut-être un code qu’il va falloir déchiffrer. »

Audiard nageait en plein roman.


– « C’est une série comme tous les autistes en ont la tête farcie.
Elle va répéter cela pendant des jours… ».

Le patron de la psychiatrie tourangelle, s’il sentait sa science mise en défaut, était le moins
impressionné. En bon psychiatre, il refusait le surnaturel et se devait de donner une
explication académique à l’incompréhensible, du moins dans le domaine du cerveau.

– « Non, cela a rapport avec Éric, elle veut nous dire quelque chose à son propos. »

133

Marie-Claire savait parfaitement pourquoi elle était là, même si elle ne comprenait rien à
cette série de chiffres.

– « 27 degrés 36 minutes Sud et 154 degrés 49 minutes Est. »

Christian, subitement, lui, avait compris.

– « Donnez-moi vite une carte, c’est probablement la position où se trouve Éric. Je ne sais
pas pourquoi elle nous donne cette position, mais je vous assure que c’est dans le
Pacifique et pas très loin, un peu plus de mille milles au Sud-Ouest de Tahiti et de
l’endroit où a disparu Éric… »

Le professeur de psychiatrie était devenu blême…


La carte du pacifique fut difficile à trouver, mais Christian la dépliait convulsivement sur
un bureau, réclamant une loupe…

La position, répétée à l’infini par Emma, était celle d’une île qui s’appelait « Princesse
Adèle ».
En fait un gros rocher trop plat, donc battu par les vents ; Trop loin de Tahiti et sans réel
lagon pour qu’il puisse être peuplé par les Polynésiens.

Depuis près de trois semaines, son seul habitant s’appelait Éric. Un habitant pas
spécialement ravi de son lieu de villégiature.
L’île n’était ni hostile, ni accueillante. Et c’était bien là le problème. Il n’y avait rien à
combattre, ce qui aurait pu le motiver, mais rien non plus rappelant un soupçon de
présence humaine.
Ni plantation, ni cabane, ni animaux domestiques rendus à la vie sauvage.
Éric était un enfant de la campagne et il savait poser un piège. Mais ici, pas question de
chasser.
Piètre pêcheur, il n’avait à son palmarès aucune prise, après de nombreuses tentatives qui
le laissaient exsangue et nu sur la plage pendant que ses vêtements restaient bien au sec au
soleil. Le soin qu’il accordait à ses vêtements était la seule tâche domestique qui le
satisfaisait.

Pour le reste, lassé par ses tentatives de pêche infructueuses, il se contentait de mâcher
une partie de la journée, de petits crustacés qu’il décollait à grand-peine des rochers et
qu’il ne pouvait même pas faire bouillir, ayant depuis longtemps renoncé à allumer un feu.
Il avait vite compris la solitude effroyable dans laquelle il se trouvait. Son décès avait dû
être prononcé, et il n’y avait donc aucune raison de retrouver la compagnie des
hommes…. hors nouveau naufrage.
Restait Emma.
Plus la faim le faisait souffrir et plus la jeune femme était présente.
Ce pouvait être les effets du délire. Certes.
Mais Éric avait trop conscience de son état pour penser en être réellement atteint. Sa
communication avec Emma allait bien au-delà de simples impressions et bribes de mots.
Elle était devenue au fil des jours de souffrance, une vraie conversation qui pouvait durer
des heures.
Curieusement Emma ne lui donnait aucune information sur le monde hospitalier qui
l’entourait. Elle était en revanche intarissable sur la situation de celui qu’elle appelait

134

« ami » avec une drôle d’intonation.


Éric entendait parfaitement dans son cerveau la voix de sa malade.
Elle voyait, à travers les yeux du naufragé, le monde qui l’entourait. Par exemple elle lui
avait appris à se méfier de certains coquillages enfouis dans le sable.
Il avait pu vérifier la véracité de ses conseils en passant outre et en consommant un
mollusque appétissant mais qui était censé le « déranger » quelque peu… Ce qui n’avait
pas manqué d’arriver.
Et en lui rapportant l’anecdote un peu plus tard, il avait pour la première fois entendu le
rire d’Emma. Elle lui décrivait avec précision cette île dont elle ne connaissait même pas le
nom.
Elle l’avait guidé vers l’endroit le plus propice à l’accostage d’un navire, une petite crique
sablonneuse où le corail qui ceinturait l’île avait laissé une passe minuscule, ce qu’il n’avait,
toutefois, pas pu vérifier.
Mais elle ne se trompait jamais….
Emma n’était, en revanche, pas très prolixe sur elle-même et la raison de cette
communication entre elle et lui, qu’elle appelait « communicance ».

Pourquoi Éric et pas un autre ?


Elle lui avait avoué qu’elle pouvait aussi s’adresser à Clotilde, lorsque celle-ci passait des
heures à prier fortement concentrée, mais que la religieuse ne pouvait pas lui répondre.
Elle savait que Marie-Claire l’entendait. Elle en avait eu la preuve physique, mais n’avait en
aucun cas pu le vérifier directement avec l’intéressée.
Elle alternait les deux noms, Marie-Claire et Clotilde et les employait de façon bien précise
selon une logique qu’Éric avait percée, mais qu’il n’envisageait pas encore d’évoquer avec
Emma.
Marie-Claire était l’amie d’Emma, la religieuse dévouée qui passait des heures à demander
à son Dieu le sauvetage de leur âme.
Clotilde était la femme, la maîtresse passionnée, l’enveloppe charnelle du cerveau
voyageur d’Emma.
Pour Éric, Marie-Claire était son seul espoir…
Il avait donc demandé à Emma de tenter l’envoi d’un étrange SOS qui défiait
l’imagination et la logique : le message d’une emmurée vivante à une religieuse cachée
dans le bush australien, pour sauver le naufragé d’une île abandonnée du bout du monde,
en proie à un délire lié à la malnutrition !
Éric arrivait à cette conclusion extravagante sans beaucoup de peine...
Mais c’était le seul espoir auquel se raccrocher pour ne pas sombrer dans une dépression
qui, lorsqu’il la sentait poindre, atténuait la « communicance ».
Il répétait donc sans arrêt à son amie de contacter Marie-Claire sans avoir d’autre réponse
qu’un laconique

« C’est fait » !

Emma était, en revanche, intarissable sur le monde qui entourait le navigateur. Des
connaissances sans limites, mais elle ne faisait qu’en effleurer les raisons et ne donnait
aucune explication.
Elle adorait aussi raconter les conditions de sa chute à la mer et ce qu’elle avait dû faire
pour le sauver.
Un soir, Éric lui avait objecté que cette puissance sans limites ne l’avait toutefois conduit
nulle part… mettant fin à leur discussion du jour !

135

Emma avait donc les mêmes sentiments que tous les autres humains : plaisir, angoisse,
humour, douleur, susceptibilité…

Au milieu d’une conversation, elle poussait parfois un de ces hurlements dont il avait
désormais, il devait être le seul au monde, un souvenir ému… Les hurlements étaient
suivis de longues périodes de silence qu’Éric imputait aux effets secondaires de l’injection
d’un puissant neuroleptique par un interne anonyme, ruisselant de peur.
Emma ne lui avait jamais confirmé cette hypothèse.

Depuis quelques jours, elle était très présente et multipliait les messages d’espoir. Mais
incapable de la moindre communication avec le monde qui l’entourait, ses
encouragements commençaient à énerver singulièrement le naufragé. D’autant qu’il
pleuvait – c’était la première fois – depuis vingt-quatre heures et qu’à la faim s’ajoutait le
froid.
Ils avaient eu ce que l’on pourrait appeler leur « première dispute ».
Elle avait mis fin à la série de paroles aigres d’Éric par un « à bientôt » qui l’intriguait.
Depuis ces mots, la jeune femme restait désespérément silencieuse, malgré le regain
d’optimisme du médecin provoqué par le retour du soleil.

Christian avait réussi à joindre Jaouen et son équipage médical.


Depuis leur départ de Tahiti, leur route les avait conduits d’abord sur les lieux du drame.
Puis ils avaient cherché à explorer systématiquement les quelques îles, îlots et rochers
qu’un corps dérivant aurait pu atteindre en un ou deux jours, ce qui était la seule des
hypothèses raisonnables.
Le bord ne respirait pas la joie, mais était empreint de sérénité.
Lemeltier vivait l’aventure de sa vie aux côtés de l’humain qu’il admirait le plus.
Philippe comprenait mieux la dernière conversation qu’il avait eue avec Éric sur la mer et
le voyage en voilier.
Jaouen se réconciliait progressivement avec l’océan.
Les quelques escales dans de petites îles habitées leur avaient montré qu’il est des lieux où
la vie mérite largement d’être vécue.

– « Princesse Adèle ? Mais c’est impossible ! On l’a éliminée de nos recherches. Un


nageur ne peut pas parcourir une telle distance.
Même sur une des bouées qu’on a lancées en passant près de lui sans s’en rendre compte,
et qu’il aurait pu saisir, c’est impossible ! »

L’incongruité de la dérive d’Éric surprenait beaucoup plus le navigateur que la façon


incroyable dont Christian avait obtenu l’information. Pour la psychologie des humains,
Jaouen acceptait d’avoir des lacunes, mais en matière d’exploits maritimes, il refusait
l’irrationnel.

« Non, c’est techniquement impossible. Les vents et les courants n’ont pas pu entraîner
une telle dérive »

A vingt mille kilomètres, Christian commençait à s’impatienter.

– « Alors, tu y vas ?
– Tu penses bien que l’on est déjà en route ! »

136

Laconique, dubitatif, mais efficace.


La nouvelle avait rempli de joie les deux médecins.
Louis les avait brièvement informés de la méthode de découverte de la survie d’Éric et
surtout des coordonnées de sa « prison ». Lemeltier avait eu un bref commentaire sur
l’état des connaissances préhistoriques de la médecine et sur l’intuition qu’avait eue Éric
de la différence dont souffrait Emma.

Philippe, à la surprise de ses deux équipiers, n’avait formulé aucun de ces commentaires
bruyants qui tissaient sa légende. Il n’en avait pas la force. Son cœur avait doublement
explosé de bonheur.
On avait retrouvé son meilleur ami, grâce, comme l’avait raconté Jaouen, à Marie-Claire,
« une bonne sœur défroquée revenue du bush australien pour décoder Emma ! »
S’il ne comprenait pas comment Clotilde avait bien pu se retrouver au bout du monde au
terme de nombreux jours de souffrance, il savait que la vie venait de le débarrasser du
boulet qui le tirait inévitablement vers le gouffre.

Il leur fallut deux longs jours de navigation au grand large pour atteindre le point précis
dicté par Emma.
Selon Louis, un relevé nautique d’une précision diabolique qui les avait conduits à la seule
passe de l’île. Elle n’était même pas notée sur la seule carte dont disposait le marin. Ce qui
avait contribué à intriguer encore plus Jaouen.
Mais, par les photos secrètes possédées par la Marine, grâce aux satellites espions, la
véracité et la précision de l’information avaient pu être confirmées.
Il y avait donc bien un moyen de débarquer sur Princesse Maé sans risquer sa vie ou celle
du bateau.

Louis dirigeait l’étrave du voilier avec application et confiance – il maniait ces deux
qualités à la perfection – vers la position révélée par une malade à des milliers de
kilomètres…
Il avait seulement éteint la radio de bord, n’acceptant qu’une brève conversation avec
Charles Audiard. L’histoire du sauvetage présumé d’Éric, révélée par l’hebdomadaire du
journaliste, faisait beaucoup plus de bruit qu’il ne l’avait imaginé ! Toutes les télévisions,
les radios, les quotidiens avaient ouvert leurs éditions sur cette nouvelle étonnante.
Le débat faisait rage sur la validité des informations délivrées par une « folle », comme
l’avait expliqué un des infirmiers en charge autrefois de la jeune femme et qui avait
accepté, à visage découvert, d’en dire un peu plus que les communiqués officiels.
Une seule question intéressait les journalistes : Éric était-il encore en vie, car lui seul
pouvait donner une explication à ce mystère ?
La Marine nationale avait tranché : le surnaturel, l’ésotérique ne faisaient pas partie de son
vocabulaire habituel et ne méritaient donc pas de vérification. Les pragmatiques l’avaient
emporté en refusant le déclenchement d’un vol des avions de surveillance basés à Tahiti.

Christian en avait fait la demande pressante. Puis il avait arrêté de se battre. Si Éric
survivait depuis des semaines sur cet îlot, il pourrait certainement patienter quelques
heures de plus, le temps pour Jaouen d’atteindre l’endroit supposé.

137

L’île apparaissait au loin. Le voilier y parviendrait à un moment idéal de la journée, celui


où le soleil devient un allié pour ne pas se faire piéger par les patates de corail.
Lemeltier avait abandonné la cuisine où il mitonnait depuis des heures le plat favori de
l’ex-interne. Philippe lui avait rappelé qu’Éric était probablement dans un état nutritionnel
tel qu’ils ne seraient pas trop de deux médecins pour le prendre en charge.
C’était les seuls mots qu’il avait prononcés dans la journée.
Depuis des heures, il ne quittait pas l’étrave, attendant l’instant où il saurait si sa vie avait
basculé dans le bon sens.
Emma était de nouveau à l’écoute.
Éric sortait d’une longue période de souffrance où l’avait plongé la disparition de ses
conversations avec la jeune femme. Aussi, dès qu’il avait entendu dans sa tête les premiers
mots de « sa » malade, il avait décidé de lui avouer l’amour, non, ce n’est pas le bon mot, la
passion qu’il lui vouait depuis le premier jour.
Il était peut-être fou. Mais si c’était cela la folie, c’était le plus fort sentiment qu’il ait pu
ressentir dans sa vie d’homme. Il était intarissable sur ce qu’il ressentait, sur les projets
qu’il aurait pu avoir, car il savait désormais qu’il allait probablement disparaître. Et vite !
Le médecin qu’il était encore, connaissait bien les symptômes du délabrement
physiologique qui le condamnerait à brève échéance. Pourtant ses sentiments n’avaient
jamais été aussi clairs, aussi forts et aussi purs. Et les clamer, lui faisait un bien énorme qui
adoucirait l’instant où il ne pourrait plus lutter.
À l’autre « bout » de son cerveau, Emma restait silencieuse. Elle ne se contentait que de
quelques mots d’encouragement. Elle cessa même d’être présente, lorsqu’il l’interrogea
sur la réciprocité de cette passion. Elle se contenta d’un dernier et définitif…

– « Je t’attends, vite ! »

Éric se répétait ces derniers mots, en se traînant vers l’une des rares plages de l’île. Un
endroit en plein soleil, insupportable de chaleur, mais là où Emma lui avait décrit
l’existence d’une vraie passe, la seule. Il n’avait malheureusement plus la force d’aller
vérifier la réalité de cette information, d’une importance considérable pour un naufragé.
Mais elle lui avait demandé, avec beaucoup de fermeté, d’attendre là et pas ailleurs. Il
s’était donc assis à la limite de l’océan. Triste de sentir sa mort prochaine mais calme,
apaisé…

138

Ce point blanc par le travers de l’île, ne pouvait être qu’un voilier…


Il reconnaissait bien le hurlement qui venait de retentir lorsque le naufragé fut à portée de
jumelles.
Le cri qui terrorisait le directeur de l’hôpital, les soirs de fête à l’internat.
Éric n’en croyait pas ses yeux, mais c’était bien Philippe qui venait le libérer de sa prison
de corail.
Louis Jaouen ne se souvenait pas avoir ressenti une telle émotion à la barre d’un voilier, au
risque d’en perdre sa prudence habituelle indispensable au milieu des coraux. Il ressentait
une envie irrépressible de serrer dans ses bras le petit médecin qu’il ne connaissait en fait
pas si bien que cela.
Il ne reverrait sans doute jamais Olivier, mais le cri de Philippe qui s’était emparé des
jumelles et avait indiscutablement identifié son ami, lui procurait une joie inconnue et
immense.
Lemeltier, tout aussi excité et heureux que Philippe, mais moins démonstratif, préparait le
mouillage sur le pont. Jaouen avait brièvement décrit la manœuvre pour la passe, qui
n’était pas compliquée grâce au relevé précis de la Marine.
Éric était à portée de voix, mais il ne disait rien. Ce qui n’était pas le cas des trois marins,
qui à l’unisson poussaient des cris de joie. Ce silence inquiétait Philippe, mais le sourire
qu’il devinait sous une barbe fournie le rassurait.
N’y tenant plus, avant même que l’ancre charrue ne touche le fond sablonneux, il avait
plongé et, d’un crawl puissant, se dirigeait vers son ami, pour être le premier à le serrer
dans ses bras. Éric avait fait quelques pas dans l’eau, dans sa direction. L’étreinte fut
doublement salée : le visage de Philippe était ruisselant d’eau et de larmes.

- « Je vous attendais… »

Ce fut le premier et le seul commentaire du naufragé jusqu’à ce que la poigne incroyable


de Jaouen ne le hisse à bord. Pour la première fois sans doute depuis longtemps, le marin
avait les yeux trop humides pour ne pas détourner son regard timide et ravi…

139

CHAPITRE 13 : « Dans le cerveau d’Emma »

Le premier appel radio avait été pour ses parents. Il souhaitait que l’excellente nouvelle de
la découverte de leur fils ne leur arrive pas par le voisinage.
Bien que terriblement ému, il avait donné suffisamment de fermeté à sa voix pour
montrer qu’il était en bonne santé et pas trop marqué par sa mésaventure. Son père avait
timidement essayé d’en savoir un peu plus sur ces « insinuations de voyance » que
véhiculait la presse depuis quelques jours.
Mais le ton de son fils l’en avait dissuadé, laissant à sa femme le rituel des questions
d’intendance, sur ce qu’il avait mangé et comment il avait dormi… La mauvaise qualité de
la communication lui avait permis d’abréger.

Son deuxième appel avait été pour Christian. Il avait, là aussi, senti une émotion qui
dépassait largement le cadre de la simple amitié. D’un point de vue strictement narratif, il
s’était contenté de raconter qu’il avait nagé vers une embarcation tombée par hasard du
navire qu’il avait croisé. Il sentait que Christian était entouré d’une foule de journalistes
impatients d’interviewer le « miraculé » du Pacifique.
Il entendait même le flot de questions qui concernait Emma.
Il n’eut aucun commentaire, se limitant à ce qui ressemblait à un communiqué politique
longuement réfléchi, mais qui n’était en fait qu’une improvisation. Il donnait à Christian
toute liberté pour le représenter auprès des médias. Puis, d’un geste sec qui avait
beaucoup plu à Jaouen, il avait éteint la radio du bord pour se tourner d’un air ravi, vers
ses amis, impatient de tout entendre.

Voilure bien établie, ils faisaient route sous pilote automatique.


La table était dressée dans le cockpit. L’odeur d’un coq au vin montait de la cuisine et
Philippe avait débouché la première bouteille…
Éric avait beaucoup parlé, répondant très largement aux questions courtes et techniques
de Jaouen, à celles plus médicales de Lemeltier et aux longs commentaires affectifs de
Philippe.

A la différence des autres, il avait peu mangé et encore moins bu d’alcool.


Mais c’était sans doute encore trop pour un organisme privé de presque tout depuis des
semaines… Il avait rapidement ressenti les premiers symptômes d’un malaise intense. Un
état d’épuisement total qui avait l’espace d’un instant inquiété ses confrères.
Vite rassurés de le voir sombrer dans un sommeil presque aussi profond que le coma
qu’ils craignaient.

Il dormait depuis plus de quarante-huit heures, alimenté artificiellement par la perfusion


que Lemeltier lui avait posée.
Philippe décida de le réveiller dès que le port de Papeete fut en vue.
A la fois pour qu’Éric puisse profiter de cette arrivée, qui se révélait grandiose, que pour
entendre ses explications sur sœur Marie-Claire promue star des média.
Éric avait mis un certain temps à reprendre corps avec la réalité. Philippe avait été inquiet
un instant, redoutant comme le suggéraient certaines publications médicales un état de
confusion chez son ami. En réalité, il ne s’agissait que d’une remise en connexion des
principaux circuits de cet étonnant ordinateur qu’est le cerveau.

140

Le nouvel Éric que lui décrivait depuis des mois les récits des revues de voile était
désormais en état d’affronter le monde. Et de rassurer Philippe sur l’état de Clotilde, en
évitant de lui révéler la nature de leur rencontre dans le port de Sidney.

Le président de région et les principaux représentants de l’État dans l’île avaient souhaité
être les premiers à accueillir Éric.
Le voilier avait dû s’amarrer dans le port militaire, loin de la presse maintenue à l’écart
dans une salle où Éric avait accepté de tenir une conférence.

L’arrivée confidentielle permettait d’éviter la liesse populaire.


Une foule de spectateurs entassés sur le quai public voulait profiter des miracles que savait
susciter ce jeune docteur, en particulier pour les plus exaltés d’entre eux.
Les premiers pas, soutenus par Jaouen, avaient été hésitants. Mais la cure de sommeil et
les perfusions avaient fait l’essentiel du travail de « reconstruction » et hormis barbe,
maigreur et vêtements de mer un peu malmenés, le rescapé était en parfait état.
Donc tout à fait apte à apprendre du préfet qu’il devait se tenir à la disposition de la
justice pour répondre à certaines questions que se posait le Parquet. Le représentant de
l’État ne savait et ne comprenait pas vraiment pourquoi.
Mais ce n’était pas tout : « Les services secrets aussi veulent t’entendre, » avait ajouté
Jaouen, parfaitement au courant, mais un peu inquiet, de ce qui se tramait dans les
coulisses de la République.

Très vite, les médias avaient débordé le service d’ordre. La conférence de presse devenait
urgente. Éric avait laissé dans un premier temps qui lui avait semblé très long, les
photographes se battre autour du fauteuil en toile au fond duquel il s’était réfugié.
Dérisoire rempart à la puissance des flashes et court répit avant l’avalanche de questions
qu’il pressentait.
Il s’était d’abord contenté de répondre de façon très laconique, inspiré en cela par la
première déclaration de Jaouen, informative et sans commentaires.
« L’élève a dépassé le maître », comme l’écriraient la plupart des journalistes avec une
certaine malveillance. Langue de bois d’autant plus facile à comprendre qu’au premier
rang de ceux-ci, il avait eu le temps de serrer dans ses bras Charles Audiard qui lui avait
glissé au creux de la main un mot très court. Quelques lignes de Christian…

« Parle le moins possible. Tu vas avoir besoin d’argent. Si cela te va, montre-le d’un signe
discret à Charles. J’ai arrangé une très jolie exclusivité avec son hebdomadaire. Christian.
PS : On est content que tu sois de retour ! »

Éric avait opiné de la tête positivement, en regardant Charles qui, l’air ravi, était allé se
mettre au dernier rang, pressé d’annoncer la bonne nouvelle à sa rédaction.
Le rescapé avait pris cette décision instantanée plus par souci de se protéger que par
cupidité.
Pourtant il ne comprenait pas bien ce que signifiait cette exclusivité.
Il savait, en revanche, qu’il n’avait aucune réponse de médecin pour expliquer ce sauvetage
miraculeux qui préoccupait le monde entier depuis deux jours. Pas plus qu’à ses
conversations avec Emma, qu’il était le seul à entendre, mais dont il avait désormais la
preuve criante de leur existence.
Les craintes qu’il avait pour sa propre santé mentale avaient été balayées quelques heures
plus tôt, par le récit que lui avait fait Philippe de l’épisode des chiffres griffonnés sur un
carton.

141

La révélation de la position exacte de l’île par Emma lui confirmait la réalité de ses longs
échanges avec celle qui n’avait manifesté aucune émotion visible à l’annonce que lui avait
faite Clotilde – qui ne quittait plus la malade – du retour d’Éric à la civilisation.
Il n’avait d’ailleurs plus aucun contact avec elle depuis qu’il avait posé le pied à terre.
Que dire, que répondre à toutes ces questions de la presse ?
Il se les posait lui-même, sans avoir la moindre explication.

Alors, malgré le tollé général, il s’était réfugié maladroitement derrière l’exclusivité


accordée à Charles. Il avait fallu toute l’autorité de ce dernier et le respect de la part de ses
pairs pour éteindre la révolte naissante.
Mais il avait prévenu Éric : la tonalité ne serait pas à la tendresse, en particulier dans la
presse étrangère qui le connaissait moins bien. Les journalistes ne s’étaient pas payés un
tour du monde pour que leurs lecteurs trouvent les articles qu’ils découvriraient dans les
pages de leur principal concurrent.

Éric avait en effet mal mesuré l’ampleur de la menace et l’effet désastreux de sa


décision…
Air France lui avait offert le billet de retour. Pour la première fois de sa vie, il s’asseyait
dans un fauteuil de première classe. La polémique naissante avait gâché le confort de ce
vol.

L’escale à Los Angeles avait d’abord prouvé que la notoriété de son aventure était
désormais mondiale. Puis l’hôtesse, au décollage, lui avait tendu les journaux du jour. Il
découvrait avec effarement ce que Charles avait gentiment appelé une « tonalité sans
tendresse ».
C’était en fait un vrai lynchage médiatique.
N’ayant pas de réponses aux questions que se posait leur public, certains journalistes
avaient improvisé, transformant en affirmations quelques hypothèses arrachées à ses amis
Chinonais, peu rompus à cet exercice, comme aux cocktails au jus d’ananas dont Philippe
et Lemeltier avaient très largement été abreuvés.
En résumé, Éric était présenté comme un personnage à l’intelligence diabolique mise au
service de ses talents de gourou manipulateur et adepte de produits chimiques.
Les témoignages de Bottet et du personnel de l’hôpital avaient rempli le vide laissé par
l’interne, le présentant sous un jour beaucoup moins sympathique que son image
d’aventurier aurait pu susciter.
L’aventure amoureuse était en train de tourner à la sordide manipulation avec des relents
pas très propres d’abus de patients inconscients.

Audiard avait cependant tempéré la déception de son ami en lui lisant les premiers
paragraphes du long dossier qu’il venait de terminer et qui viendrait rétablir la vérité dans
quelques jours.
Éric trouvait l’histoire un peu romancée, plus inspirée de Cosette et de Jean Valjean que
de la pureté de ses sentiments pour Emma.
Il avait toutefois compris les impératifs des patrons de Charles : ayant fait un effort
important pour s’offrir l’exclusivité du récit, il devait répondre aux attentes du public. En
particulier révéler l’hypothèse surprenante d’Éric sur la capacité d’Emma à se faire obéir
par des gens qui ne l’entendaient pas.
Excepté la lecture des journaux, le vol fut parfait.

142

Le montant de l’exclusivité lui avait fait tourner la tête. Une somme qu’il aurait mis des
années à gagner avec un salaire de jeune médecin. Il avait donc décidé de se laisser griser
par le confort pas toujours apprécié par les hommes d’affaires blasés, mais qui se révélait
somptueux pour le naufragé de « Princesse Adèle ».

143

A Roissy, le comité de réception le fit déchanter.


L’avion avait d’abord stationné à l’écart des passerelles fixes. Éric et Charles, en dépit des
protestations véhémentes du journaliste, avaient été fermement invités par le
commandant de bord à quitter l’avion avant les autres passagers.
Ordre de la direction Générale de la Sécurité, s’était-il justifié…
Les services secrets étaient à l’origine de ce débarquement clandestin. On appliquait à Éric
les mêmes règles que celles du retour d’une personnalité victime d’un enlèvement dans un
pays inamical.
Audiard avait protesté avec encore plus de véhémence.
Le capitaine du GIGN qui les accompagnait, avait expliqué au journaliste, qui avait fini
par se ranger à cet avis, qu’une telle puissance de communication par télépathie intéressait
bigrement l’armée et les services secrets. Il n’y avait rien à reprocher au médecin qui était
donc libre de ses mouvements, mais on lui suggérait fortement de montrer une certaine
docilité et coopération.
Le dossier avait été, à la demande des hautes autorités de l’État, confié à une brillante
magistrate, la célèbre juge Gaspard. Elle avait accepté à la seule condition de n’avoir aucun
contact physique avec Éric. Une attitude surprenante pour le ministre de l’Intérieur, mais
qui conférait encore plus de mystère à ce jeune homme doué de talents paranormaux.
Éric avait objecté que c’était Emma qui possédait ces pouvoirs, lui n’étant que le
« récepteur » étonné ! On lui avait alors expliqué que, pour cette raison, la jeune autiste
était désormais au secret, dans un hôpital militaire où elle y recevait les soins les plus
sophistiqués.
Lorsque Éric, plusieurs fois, avait exprimé le souhait de la voir immédiatement, personne
n’avait répondu.

Le journal de Charles avait loué plusieurs chambres dans un grand hôtel parisien pour
Jaouen et Christian, ainsi qu’une suite pour Éric.
Il aurait aimé la partager avec ses amis de Chinon, mais ils n’avaient pas bénéficié des
mêmes largesses du sponsor et ne rejoindraient Paris que quelques heures plus tard.
Christian lui avait confirmé le transfert d’Emma dans un hôpital militaire de la banlieue
parisienne.
La seule façon de la revoir était de confier les intérêts d’Éric à l’un des meilleurs avocats
parisiens. Il n’était pas bon marché, mais l’interne possédait un sérieux pécule dont
Charles se proposait de faire l’avance.
La belle histoire d’amour tournait au cauchemar juridico-médiatique, provoquant chez
Éric une infinie tristesse. Il n’arrivait plus, depuis son sauvetage, à entrer en contact avec
Emma. Elle ne répondait plus à ses nombreuses sollicitations mentales et on lui refusait la
joie de la serrer dans ses bras. Rien d’anormal pour la « communicance », car c’était
toujours elle qui en prenait l’initiative et jamais quand Éric le désirait.
Pour le reste, il fallait attendre le référé de l’avocat.

Ses parents l’avaient rejoint pour une soirée. L’hebdomadaire n’était pas étranger à la
petite fête de famille. Il fallait bien quelques clichés « tendresse » en l’absence de
retrouvailles avec Emma.
Éric avait mesuré la dimension qu’avait prise sa nouvelle vie rien qu’au premier regard de
son père. Celui-ci l’avait observé comme l’on détaille un étranger. Certes, il était ému, mais
sa tendresse était un peu gauche. Rien de tout cela chez sa mère qui ne put s’empêcher de
crier devant l’état de maigreur et la longue barbe de son tout petit ! Il s’était donc rasé et
comme il pouvait s’alimenter à peu près normalement, il se conduisit en fils docile devant
toute une série de plats que lui avait livrés le service d’étage.

144

La séquence « filiale » n’était sans doute pas suffisante pour l’appétit des lecteurs et le
journal très puissant avait grâce à l’avocat réussi à satisfaire le vœu le plus cher d’Éric.
L’homme de loi avait fait une entrée fracassante, brandissant une autorisation de visite
arrachée contre l’avis du juge, mais à la condition qu’elle se déroule en présence de
témoins parfaitement référencés : l’avocat, Charles… et un photographe de
l’hebdomadaire !

L’hôpital militaire avait mis à la disposition des nombreux médecins qui soignaient la
jeune femme tout un étage truffé d’équipements dont Éric ne connaissait ni le nom, ni la
nature. Les services secrets avaient d’autres moyens que la recherche traditionnelle.

Le médecin-général, responsable de ce service d’exploration, avait accueilli son confrère


avec chaleur et curiosité. Il était neurologue de formation et ne réfutait pas, à priori, cette
histoire étonnante. Il avait tenu à s’isoler avec Éric pour lui affirmer l’importance que
revêtait la jeune fille à leurs yeux. Elle était la première concrétisation d’une hypothèse
nouvelle de communication qui pouvait donner un avantage colossal au pays qui le
maîtriserait.
Il était donc hors de question qu’Emma quitte ce service où elle serait traitée « comme
une reine », selon les propres mots du général. Éric aurait un droit de visite permanent,
autant par sympathie que par curiosité. Car l’approche pragmatique de ce phénomène ne
trouvait, à ses yeux, aucune autre explication selon ses termes, que les « sentiments
amoureux de son médecin ».

Emma avait dû les percevoir et avait changé son mode de communication vers le monde
qui l’entourait. Il ne fallait donc pas se priver de ce renfort inespéré. La conversation
traînait un peu. Le général prit conscience de l’impatience de son visiteur, s’en excusa et se
leva précipitamment :

– « Je suppose que vous êtes pressé de la revoir ! »

Il ne s’agissait pas d’une chambre, mais d’un secteur entier transformé en chambre.
Spacieux, propre, confortable, noyé dans une lumière très douce, un laboratoire équipé de
nombreuses machines au milieu duquel, sous un scialytique éteint, trônait un lit.
Un petit lit d’hôpital classique qui tranchait avec la sophistication du reste de la pièce.

Emma était immobile.


Un casque, relié à un groupe d’ordinateurs par un nombre impressionnant de câbles,
enserrait la presque totalité de son crâne. Ses yeux étaient fermés, sa respiration régulière.
Elle semblait dormir paisiblement. Les traits détendus comme rarement Éric avait pu les
voir. D’une beauté qu’il était difficile de qualifier. Intemporelle, d’un autre monde.
Tels étaient les premiers sentiments de Charles qui voyait Emma pour la première fois.
Pour lui, la réponse à ses interrogations était évidente : cette femme venait d’une autre
planète…

À la différence d’Éric, il avait décidé, avant de rentrer dans cette chambre, de taire
l’émotion qu’il sentait monter en lui, pour se concentrer sur des impressions objectives et
surtout, puisque l’on disait Emma capable d’inspirer un nouveau mode de
communication, d’être à l’écoute de tout ce qui lui passerait par la tête en entrant dans la
chambre.

145

Pas de doute, pour lui, l’hypothèse « alien » se révélait l’explication cohérente de tout ce
qu’Éric lui avait confié qu’il n’avait pas pu publier dans son article, au risque de passer
pour un farfelu.
Éric ne savait quelle attitude adopter.
Serrer Emma dans ses bras devant tous ces inconnus qui avaient cessé leurs travaux
d’exploration dès son entrée dans la chambre lui semblait incongru.
Ne pas la toucher, un supplice qu’il n’avait pas envie de s’infliger.
Alors il lui avait tout simplement pris la main. Instantanément et en silence, un jeune
médecin militaire avait glissé une chaise pour qu’il puisse s’asseoir.

– « Éric, mon Éric… »

C’était bien la même la voix.


Il ne ’avait plus entendue depuis le dernier jour passé dans l’île. Mais d’une douceur et
d’une sensualité qu’il ne lui connaissait pas.
Il avait fermé les yeux pour ne pas montrer son émoi.
Mais, derrière les écrans, un technicien avait levé le bras, interpellant silencieusement le
médecin-général qui, imperceptiblement, s’était approché de lui. Le technicien lui avait
soufflé :

- « Elle lui parle, je ne sais pas comment, mais elle lui parle. Regardez les aires du
langage ! »

Le changement n’était pas spectaculaire, mais, pour un neuro physicien, il était indéniable
que la pression de la main d’Éric sur celle d’Emma avait déclenché un processus de
communication.
Lequel ? Le chercheur n’en avait pas la moindre idée, mais l’existence d’un nouveau mode
de communication révolutionnaire se vérifiait sous leurs yeux.
Le médecin-général, en proie à une excitation intérieure totale, se demandait bien
comment il allait pouvoir convaincre Éric de collaborer.
Celui-ci était à mille lieues du monde qui les entourait, Emma et lui. Il n’aurait pas pu
situer où il se trouvait, tant il devait maintenir une concentration totale pour soutenir la
conversation qu’il tenait, son premier véritable échange avec celle à qui il venait d’avouer
un amour passionné.

Alors que tous les chercheurs essayaient de percer les secrets de ce qui devait être un
dialogue d’une autre époque, la teneur des propos tenus aurait fait fondre en larmes la
plus fleur bleue des midinettes ! Éric vivait un premier rendez-vous d’adolescents.
Emma se concentrait sur sa première et unique histoire d’amour.
Leurs mots n’avaient d’intérêt que pour eux…

La situation devenait longue à supporter pour ceux qui, dans cette salle, à l’exclusion du
médecin-général, du chercheur devant son écran et des deux tourtereaux, ne
comprenaient rien à la scène qui se déroulait sous leurs yeux fatigués. Le flash du
photographe fut le signal de fin de la « communicance ».
Surprise par un phénomène qu’elle n’avait jamais encore ressenti, Emma s’était raidie. Ses
paroles avaient faiblis puis disparues. Un arrêt que le chercheur avait lui aussi constaté et
que le regard courroucé et paniqué d’Éric lui avait confirmé.

- « Alors ? »

146

Charles et le médecin-général avaient eu la même question.

- « Alors quoi ? Rien, juste la joie et le bonheur de la revoir. »

La partie ne serait peut-être pas si simple à jouer, « il ment » pensait le général en sortant
du laboratoire avec Éric, qui avait manifesté un certain énervement à se prêter à la séance
photo prévue dans le contrat.

- « Je reviens demain… »

Le général avait acquiescé, pressé de faire un rapport et d’en discuter avec son équipe.

147

Les semaines suivantes avaient été « bizarres ».


Chaque matin, Éric quittait le petit hôtel où l’avaient rejoint Philippe, Lemeltier et …
Clotilde. La religieuse, en recouvrant la liberté de l’infirmière, avait retrouvé l’éclat des
premiers jours de leur rencontre.
Elle avait seulement exigé de ne faire aucune référence au passé…
Philippe avait accepté, un peu contraint et forcé ;
Éric avait approuvé, pas fâché d’oublier certains épisodes dont l’évocation déclenchait
chez lui un malaise en particulier lorsqu’il se trouvait près d’elle.
Emma, qu’il voyait désormais tous les après-midi, bien qu’elle n’aborde jamais les
épisodes « amoureux » de la vie d’Éric, lui avait clairement fait comprendre qu’elle en était
à
l’origine: l’attitude étrange de la juge Gaspard, le témoignage inespéré de sœur Marie-
Claire, c’était elle. Les étreintes furtives des soirs d’escale, c’était aussi son œuvre. Elle
avait avoué la capacité qu’elle avait de « posséder » le cerveau de certaines femmes en
phase avec ses ondes…
Elle était de plus en plus diserte sur ses dons et la « communicance ». Un terme et une
technique qui devenaient familiers pour Éric. Il ne prenait aucune note sur place, se
contentant de rédiger ce dont il se souvenait, le soir, dans un petit carnet d’écolier qu’il
conservait en permanence sur lui, car il avait constaté que sa chambre avait été visitée.

Charles lui avait conseillé de protéger ses secrets.


Toutes les fins d’après-midi d’Éric étaient consacrées à une enquête policière éreintante et
d’autant plus pressante que les scientifiques n’avançaient pas d’un millimètre dans leur
compréhension de ce phénomène de communication, indiscutablement mis en évidence
par leurs machines ainsi que par quelques exercices simples auxquels Éric avait bien voulu
se prêter.

Les soirées étaient consacrées à des dîners interminables avec ses amis.
Ils avaient tant de choses à se raconter, tant de projets à bâtir. Il n’était pas question, pour
les trois médecins, de reprendre leur vie d’autrefois.
Lemeltier était seul et n’avait plus d’attaches en Touraine. Momentanément mis à pied en
attendant un procès dont personne n’avait vraiment envie car il jetterait certainement le
discrédit sur l’hôpital, il avait le projet de retrouver l’existence de baroudeur des mers
entrevue auprès de Jaouen.
Celui-ci l’avait d’ailleurs invité à le rejoindre pour ses navigations de loisir.

Philippe voulait rattraper le temps perdu. Tout comme Clotilde qui découvrait avec
bonheur les bistrots, les bars et la vie parisienne nocturne dont elle ignorait tout.
Éric ne partageait pas leur optimisme dans l’avenir.

Seul soutien, le doyen de la Faculté de Tours lui avait proposé toutefois, un projet qui
l’enthousiasmait : écrire sa thèse de fin d’étude, indispensable pour prétendre au titre de
docteur en médecine, sur le cas d’Emma et les hypothèses que son aventure pouvait lever.
Il devrait pourtant en cacher quelques détails intimes…
Emma avait fait depuis leurs retrouvailles, quelques tentatives amoureuses via Clotilde,
contre lesquelles il avait fermement lutté.
Elles n’avaient d’ailleurs pas abouti.
C’étaient leurs seuls instants de tensions lorsqu’il en faisait le reproche à Emma. La
compréhension de sa relation avec l’autiste progressait, mais il demeurait de nombreuses

148

zones d’ombre que ne permettaient pas de lever leurs trop brèves rencontres, en présence
de témoins beaucoup moins discrets que les premiers jours.
Car Emma n’était pas la seule à s’impatienter.
Le médecin-général et son équipe étaient désormais certains d’assister à un phénomène
nouveau de communication entre les humains. Autant pour calmer l’agressivité naissante
de ce militaire, qui s’était révélé charmant depuis le premier jour, que pour gagner du
temps, car il n’avait pas de projets, Éric avait accepté de se livrer à quelques tests simples.
Par exemple, si une conversation se déroulait devant Emma alors qu’Éric était à des
kilomètres de la scène, celui- ci n’avait aucune difficulté à la reproduire, à la virgule près,
plusieurs heures plus tard, à la seule condition de tenir la main d’Emma.
Ces résultats décuplaient l’envie de comprendre des tous les militaires qui avaient accès à
ce dossier.
Pour ne pas risquer de se voir interdire sa visite quotidienne, Éric n’avait jamais avoué
qu’il aurait pu effectuer la même performance de sa chambre d’hôtel. Il suffisait pour cela
que le casque qu’on imposait à la malade en permanence, sauf pendant sa toilette, lui soit
enlevé.
Il empêchait toute communication sans contact physique.
Éric n’avait aussi aucune explication pour éclairer le mystère de l’état physique de la
malade, qui restait fraîche et splendide malgré une absence totale d’activité physique et
une alimentation majoritairement par perfusion. Ce qui pour Charles signait l’origine
extra-terrestre d’Emma. Et certaines voix s’élevaient autour du général pour une
vérification plus radicale et plus en profondeur…

Éric s’interrogeait sur l’évolution d’une situation qui apparaissait définitivement figée. Il
supportait de moins en moins le rythme de ces journées dont les interrogatoires, par
personne interposées, conduits à distance par la juge Gaspard, devenaient franchement
pénibles. D’autant que cette dernière avait été rejointe par le commissaire Bottet, motivé
par sa hiérarchie pour percer, brutalement s’il le fallait, le secret du petit médecin qu’il
haïssait de plus en plus et qui le lui rendait bien.
Le départ de Lemeltier et Philippe, inévitable parce ils n’avaient pas ses moyens financiers,
accéléra sa réflexion et son goût de passer à l’action.
D’autant qu’un évènement vint fortement perturber tous les plans…

149

CHAPITRE 14 : « Hors-la-loi »

Emma devenait de plus en plus allusive quant à la vie sexuelle d’Éric, arrivant même à lui
reprocher de faire avorter les tentatives régulières qu’elle suscitait avec Clotilde.
Celle-ci était parfaitement consciente de la résistance d’Éric. Elle l’en avait remercié et par
la même occasion, confirmé qu’elle n’avait absolument pas conscience de ses faits et
gestes dans ces moment-là. Mais curieusement, elle les ressentait moins douloureusement
que ne le supposait Éric : elle prétendait y trouver des éléments forts de réflexion.

– « On ne peut plus voir la vie de la même façon lorsque l’on a prêté son corps à Emma »
concluait-elle sans que vraiment Éric comprenne...

La juge Gaspard ne partageait pas la même opinion ; peut-être parce qu’Emma ne l’aimait
pas beaucoup… Éric s’était aperçu – il ne savait pas si cela le décevait ou le réconfortait –
que son amie n’avait pas que des qualités, tout en paraissant ne pas comprendre les mots
« perverse » ou « manipulatrice », dont Éric l’affublait parfois.

La surveillance des militaires se relâchait progressivement, d’autant plus qu’Éric avait


subitement décidé de collaborer. Une participation active ressentie avec plaisir par le
médecin-général.
Il avait accepté sans arrière-pensée le marché que lui avait proposé Éric. Sa collaboration
contre l’autorisation de pouvoir rester quelques heures seul en compagnie de son amie. Il
profitait de cette liberté en particulier le soir, tous ses amis étant partis repenser leur vie. Il
passait de longues minutes allongé près d’Emma, le seul moment où il constatait une
réaction physique, véritable témoignage de la conscience du présent que pouvait ressentir
la malade.

Elle savait imperceptiblement lui faire un peu de place pour qu’il puisse s’allonger. Puis
elle se rapprochait, tout aussi discrètement, lorsqu’il s'étendait près d’elle. Des instants de
bonheur intense.

Toutefois, Éric restait tendu, prêt à bondir en dehors du lit à la moindre alerte. Il avait
désormais parfaitement structuré « son » projet. Emma avait donné son accord, avec ce
qui ressemblait à de l’enthousiasme. Ce soir devait être le dernier avant la mise en œuvre
de son plan.
Emma était silencieuse, le corps entièrement imprégné de celui de son ami. Il faisait chaud
dans le laboratoire. Elle n’était recouverte que d’un simple drap. Éric avait voulu la
regarder un peu plus intimement. En découvrant son corps, sa main avait effleuré le sein
droit de son amie et, comme cette nuit à l’hôpital de Chinon, le mamelon était devenu dur
et d’une tentation irrésistible pour un homme frustré par ces longs mois d’abstinence.
Éric avait voulu savoir. Il s’était dénudé lentement, tout en caressant le sexe d’Emma. Le
doute n’était plus permis. Elle préparait son corps à l’accueillir. Elle ne fit aucun
mouvement pour l’aider, mais il n’eut aucune peine à la pénétrer. Elle l’attendait.
Il lui fit l’amour avec lenteur, augmentant progressivement la force et le rythme de sa
pénétration. Éric sentait qu’elle participait activement, et à sa façon, à cette quête de leur
plaisir absolu.
Sa respiration s’était accélérée et, à chaque mouvement d’Éric, elle se relâchait pour lui
permettre de fusionner un peu plus parfaitement.
Combien de temps dura cette étrange étreinte ? Probablement une éternité pour les deux
amants.

150

Quelques minutes pour le médecin de garde devant son écran de surveillance. Quelques
minutes pour prévenir le médecin-général et, malheureusement, le commissaire Bottet.

Le commissaire passait ses soirées au laboratoire, devant un écran de contrôle. Il l’avait


exigé lorsque les militaires avaient accepté les moments d’intimité demandés par Éric, en
contrepartie de sa collaboration. Bottet détestait avec une telle intensité Éric qu’il était
certain que se cachaient une fois de plus des idées malsaines derrière cette demande. Il
avait donné son accord, à condition de surveiller lui-même ces rencontres. Il passait ses
soirées le nez collé aux écrans vidéo.
Toutefois, quelque peu déçu de ne rien voir, il avait décidé, ce soir-là, de relâcher sa
vigilance attiré par d’autres écrans plus ludiques.
Présent sur place, il fut donc le premier à faire irruption dans la chambre des deux
amants. Excité autant par la vue que par la certitude que l’« acte » était accompli et qu’il
tenait
« SA » preuve.
Éric se rhabillait en silence.
Emma ne manifestait aucune émotion, pas même une de ces crises dont l’hôpital militaire
se rappelait encore mais qui étaient devenues rares depuis qu’Éric était présent.
Le médecin-général était consterné et déçu.
Autant par le manque de professionnalisme d’Éric, qu’il pouvait encore excuser par les
sentiments amoureux qu’il avouait pour Emma, que par l’excès de conscience
professionnelle de Bottet, qu’il pouvait également comprendre sans l’excuser.
Le commissaire réclamait avec insistance les prélèvements qui permettraient d’étayer les
documents vidéo qu’il avait déjà saisis. Il ne donnait pas cher de la carrière du médecin
qu’il haïssait consciencieusement depuis plus d’un an et qui venait, avec une indécence et
un sentiment d’impunité incroyable, de violer sa malade, cette « folle » non consentante,
certes pas à la barbe, mais aux yeux de tous.
Éric n’avait pas été placé en détention.
Il y avait toutefois plainte. Il y aurait donc inévitablement procès, d’autant que le recours
au laboratoire n’avait pas été nécessaire, Éric ayant signé des aveux circonstanciés.
Le témoignage, empreint de beaucoup d’honnêteté, du médecin-général sur la nature des
relations amoureuses probables entre la malade et son médecin, rendait probablement le
délit moins grave. Si la prison lui avait été évitée, Éric n’en était pas moins « chassé », avec
interdiction de s’approcher à moins de cent kilomètres de Paris, sous peine d’arrestation
immédiate.
Les instructions de la juge Gaspard suite à son premier rapport étaient sur ce point
extrêmement précises.
Pour le reste, les charges qui pesaient sur lui, étaient facilement opposables, prétendait
l’avocat d’Éric, le statut d’Emma étant inhabituel.
Certes, le médecin semblait avoir abusé d’une malade majeure, et on ne saurait jamais d’un
point de vue légal, si elle était consentante. Il y avait toutefois un enregistrement qui
n’avait mis en évidence aucune résistance musculaire et plutôt même une participation,
comme l’avait précisé le médecin chargé de l’électromyogramme.
Le statut d’amie ou de malade était peut-être délicat à prouver, mais l’avocat pouvait en
revanche évoquer la qualité de « cobaye » des services secrets, tout aussi attaquables que
l’impétuosité de celui qui l’aimait depuis des mois.
C’était le point qui inquiétait le plus les autorités en charge de cette affaire complexe.
L’avocat jouait sur la haine que ressentaient les uns pour les autres, les services secrets et
la justice traditionnelle.

151

Il était ravi de ce dossier qui passionnait toujours les médias, avec toutefois un peu moins
d’intérêt que les semaines précédentes.

Éric était toutefois encore reconnu dans la rue et tout autant conspué que félicité. Aussi
avait-il accepté l’invitation de Christian qui possédait une ravissante maison à distance
réglementaire de l’hôpital.
Il y passait des jours tranquilles, consacrés à la remise en ordre de ses notes sur Emma et
quelques soirées passionnantes avec les nombreux amis de Christian, navigateurs, femmes
et hommes, anonymes ou célèbres, mais tous passionnants et passionnés par le récit de
l’aventure d’Éric dans le Pacifique.
Aucun ne portait de jugement. Des gens simples, comme lui dont la vie était celle à
laquelle il aspirait désormais.

Il avait eu aussi le plaisir de revoir Jaouen. Au coin du feu, en compagnie de Christian, le


marin avait écouté le récit beaucoup plus intime de la relation qu’avait Emma avec Éric. Il
avait commencé à révéler quelques secrets qu’il n’avait jusqu’ici partagés qu’avec son petit
carnet. Son récit était ponctué de longs moments de silence. Le dernier avait été un peu
plus long que les précédents. Jaouen était plongé dans une réflexion d’où ne sortirait
qu’une phrase, Christian en était persuadé. Et cette phrase, il la pressentait, il l’espérait et il
l’approuvait :

– « Il faut qu’on t’aide à la sortir de là… »

Pour élaborer un plan d’évasion et de fuite, Jaouen avait autant de talent que pour mettre
en place un gréement de fortune.
Cette nouvelle aventure le passionnait. Il avait passé la journée à établir différents plans.
Le soir, il était prêt. Pour lui, il n’y avait d’abord d’autre issue que la fuite par la mer… et
par le fleuve !

– « C’est le seul endroit où l’on ne trouve pas de barrages routiers ! »

Comme il n’aimait pas attendre, tout avait alors été très rapide.
Le schéma était simple, mais nécessitait des bras. Jaouen avait rameuté l’élite de ses
anciens équipiers, des marins qui se seraient fait engloutir pour lui.
Deux athlètes se chargeraient du transport. Éric avait retrouvé, avec plaisir, le garçon
bourru avec qui il avait partagé le dernier quart. Taraudé par le remord de ne pas avoir vu
son équipier tomber à la mer, il avait une revanche à prendre. C’était l’un des plus motivés
du
« commando ». Un médecin se joindrait à eux, pour s’assurer que les ordinateurs de
surveillance seraient arrêtés sans donner l’alarme. C’était un des anciens équipiers de la
« Petite Arche ». Il n’avait posé aucune question.

– « Même à terre, on ne discute pas les ordres de Louis ! »… avait été son seul
commentaire, dans un grand éclat de rire.

A l’énoncé du plan fomenté par Jaouen, il avait aussitôt proposé d’héberger Emma dans
sa maison de Rueil-Malmaison au bord de la Seine, là où une péniche pilotée par
Lemeltier, assisté de Clotilde et Philippe, viendrait abriter la jeune femme.

152

Éric, avant de lancer l’opération, lors de l’une de ses dernières visites à l’hôpital, avait
décrit à Emma, avec force de détails, le projet d’enlèvement qui s’apparentait beaucoup à
une véritable opération militaire...
Elle avait donné son accord et parfaitement comprit que sa vie allait radicalement changer.

À l’extérieur de l’hôpital, une camionnette se chargerait du transfert. Christian


coordonnerait l’assaut. Éric et Jaouen ne devaient, en aucun cas, être soupçonnés.
Et quel meilleur alibi que de partager, ce soir-là, la table du médecin-général !

Il était tombé dans le piège avec une facilité déconcertante. Éric était presque gêné de son
air ravi de recevoir au mess de l’hôpital deux invités aussi célèbres.
L’un par ses exploits, l’autre parce qu’il faisait l’actualité des faits divers.
Les deux marins avaient tenu à être accompagnés par un troisième homme, dont le
général n’avait pas vraiment bien saisi la compétence, mais qui avait participé à la visite du
laboratoire avec beaucoup d’attention. Et pour cause ! Lorsqu’ils avaient pénétré dans la
vaste pièce qui abritait l’équipe de surveillance vidéo de la malade, Jaouen, dans un de ses
rares moments de confidentialité, s’était mis à raconter une tempête en Tasmanie. Une
tempête pendant laquelle s’était écrite une partie de sa légende. Un récit qui faisait
frissonner même ceux qui n’avaient jamais navigué.
Le général écoutait bouche bée. Les techniciens vidéo ne perdaient pas un mot du récit de
l’homme qui avait la réputation d’être plus bavard que le granit dont il était fait et qui, en
cet instant, se révélait un conteur plein de talent…
Pendant ce temps, le troisième homme, un spécialiste de télétransmissions, avait introduit
dans l’ordinateur un DVD dérobé quelques heures plus tôt parmi les disques de contrôle
d’Emma. Jaouen avait de l’humour quand il le fallait. Éric le relançait et le responsable de
la surveillance n’avait pas voulu en perdre une miette. Quand il revint à son poste, un
simple coup d’œil lui prouva que tout était normal. La malade dormait et l’infirmière était
en train de lui injecter les neuroleptiques comme elle le faisait toutes les deux heures.

Au mess, la soirée se déroulait encore mieux que le général n’aurait pu le souhaiter et ses
invités n’avaient pas sommeil. Éric était le premier surpris de ne pas entendre se
déclencher l’alerte.

Il était près de minuit. Emma devait déjà avoir franchi l’écluse de Bougival et descendait,
au fil de la Seine, vers l’Océan.
Ils avaient décidé de prendre congé, lorsqu’un militaire fit irruption dans le mess en
hurlant :

- « Mon général, elle a disparu…


- Qui ?
- La folle, la mutante…
- Je pense qu’il veut parler d’Emma ! »

Éric se forçait à ne pas rire.


- Mais c’est impossible, Éric est là. »

Le général raisonnait mal et à voix haute ! Un kidnapping, car il fallait appeler un chat un
chat, ne pouvait être que le fait d’Éric. Cependant la relève de minuit ne pouvait faire
erreur et avait donné l’alarme, constatant la disparition de la malade.
Par un commando de professionnels, cela ne faisait aucun doute.

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Éric en avait même rajouté. Lorsque Bottet, qui passait ses nuits et ses jours à l’hôpital, les
avait rejoints, il s’était fendu d’une phrase assassine :

- « J’espère qu’elle n’est pas aux mains d’une puissance étrangère qui a eu vent de
ses dons. Je ne vous pardonnerais jamais cette négligence et je vais alerter la presse.
»

Il avait fallu toute la diplomatie du général et la demande insistante de Jaouen pour


obtenir d’Éric qu’il ne mette pas immédiatement sa menace à exécution.

Lui et Jaouen en riaient comme des adolescents en rejoignant au milieu de la nuit la


maison de Christian. Un coup d’œil rapide dans le rétroviseur leur avait confirmé que
Bottet n’avait pas tout à fait renoncé à les espionner … Il devait être sérieusement choqué
et désemparé pour le faire avec si peu de discrétion.

Christian les attendait, encore tout excité de l’exécution parfaite du plan de Jaouen. Aucun
grain de sable à déplorer : deux heures après leur entrée dans la chambre d’Emma, elle
s’était retrouvée perfusée et choyée, dans une cabine dissimulée des cales d’une péniche
marchande. Un vieux souvenir naviguant datant de l’occupation.

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La suite de l’enlèvement était aussi bien pensée.


Éric devait rester à Paris, se montrer le plus possible et faire beaucoup de bruit pour
exiger une enquête, tout aussi immédiate que rondement menée, pour lui permettre de
retrouver son amie.
D’accusé, il était devenu victime. Son avocat, qui n’était pas dans la confidence, se ferait
un plaisir d’en rajouter, sous la surveillance permanente de Christian. Charles, lui aussi
dans l’ignorance de la vérité, rejoindrait probablement ses amis et serait chargé de la caisse
de résonance…
Ce que tous firent avec merveille.
Pendant ce temps, Jaouen rejoindrait le Havre où les attendrait la péniche.
Un de ses anciens équipiers mettrait à sa disposition un petit voilier hauturier qui lui
permettrait de rejoindre l’île de Sercq dans les îles Anglo-Normandes.
Éric devrait y prendre possession du voilier qu’il avait pu s’offrir avec l’argent de
l’exclusivité versée par le magazine de Charles.
Sercq n’avait qu’un port minuscule, pouvant difficilement accueillir plus de deux bateaux,
ce qui garantissait d’agir sans témoins. De là, Éric mettrait cap au large, en compagnie de
ses amis de Chinon, de Clotilde et d’Emma.
Et, à partir de cet instant, on sortirait du plan « Jaouen » !

155

Une météo exceptionnelle permettait au voilier d’Éric de franchir le golfe de Gascogne


en quelques heures et dans des conditions de navigation optimales.
Tout avait été trop facile…
Comme l’avait prévu Jaouen, l’enquête s’était vite orientée vers les services secrets, sans
qu’il y ait la moindre piste sérieuse.

Éric était resté à Paris les quinze jours prévus, promenant sa tristesse et un léger début de
dépression, de rendez-vous en rendez-vous.
Seul Bottet lui conservait une inimitié profonde.
Tous les autres étaient navrés et ravis que le médecin ait décidé de renouer avec la
navigation. L’annonce de l’achat du voilier et de son départ pour les îles Anglo-
Normandes avait attiré sympathie et respect.
Bottet, bien qu’il ait beaucoup insisté, n’avait pas eu l’autorisation de le suivre ; la juge
Gaspard, elle-même, le lui avait interdit.
Tout juste avait-il eu le droit de vérifier le départ effectif et la destination.
Puis il avait décidé d’aller dormir, ce qu’il n’avait pas vraiment fait depuis des semaines.
Tous les aéroports étaient sous surveillance, y compris les vols privés, et toutes les
ambulances ou passagères assoupies étaient examinées. Aucun indice.
Pour Brigitte Gaspard, Emma devait être toujours en France, dans un laboratoire
clandestin. Elle gardait l’espoir de la retrouver. Du moins sa hiérarchie attendait des
résultats avec impatience.

Le voilier d’Éric n’était pas une bombe. Mais ce n’était pas non plus la course autour du
monde.
Le golfe de Gascogne se traversait paisiblement au rythme des quarts, deux par deux.
Philippe et Clotilde. Éric et Jean Pol Lemeltier.
Il n’y avait pas grand-chose à faire  ; Surveiller le pilote automatique et les feux de
quelques navires qui croisaient dans les parages. Lemeltier assurait les fonctions de
capitaine. Il avait choisi une trajectoire un peu au large du golfe de Gascogne qui les avait
éloignés du « rail », l’autoroute des navires de commerce.

Les couples disposaient de longs moments de loisirs. Philippe et Clotilde rattrapaient le


temps perdu. Les rires alternaient avec les soupirs de plaisir. Lemeltier vivait enfin ce dont
il rêvait depuis des dizaines d’années. Éric et lui avaient constitué une cagnotte non
négligeable. La caisse de bord permettait de voir venir.
Le temps n’était donc plus aux projets mais à leur réalisation.
Éric passait tout son temps libre avec Emma. Son absence de relations avec le monde
extérieur était toujours presque totale. Malgré tout, Éric lui faisait profiter des après-midis
ensoleillés sur le pont. On ne pouvait pas parler encore de coopération, mais plutôt
d’absence de résistance, qui permettait à Éric de la prendre dans ses bras, de la porter sur
la plage avant et de la déposer au milieu des voiles affalées.
Il y avait la « communicance » pour découvrir les sensations qu’elle ressentait. Éric savait
désormais qu’Emma adorait sentir le soleil et l’odeur du large. Elle ne souffrait, à la
différence de Clotilde, aucune nausée dès qu’il y avait un peu de houle. Elle était heureuse
et le faisait savoir. Elle dévoilait petit à petit les secrets de sa vie si particulière. D’une
richesse qui sidérait le médecin et donnait espoir à l’homme.
Les notes s’accumulaient dans le petit carnet. Éric avait commencé à rédiger sur son
ordinateur portable un document qu’il comptait remettre à son doyen.
Il lui avait promis une thèse…
Elle serait originale.

156

Éric découvrait aussi le bonheur de pouvoir toucher, caresser, sentir, respirer Emma. Il lui
faisait désormais l’amour sans arrière- pensée. Elle lui criait en silence son bonheur. Son
corps n’avait pourtant aucun mouvement se contentant de le recevoir avec douceur.
Éric était dispensé des soins prodigués plusieurs fois par jour par Clotilde et les autres
médecins du bord. L’infirmière mettait un point d’honneur à vêtir et à maquiller son amie
chaque jour, comme si l’escale était proche. Éric s’amusait à la dévêtir avec le plaisir d’un
adolescent qui découvre la lingerie féminine. Cet été magique aurait pu se prolonger sans
fin… Si seulement il avait réfléchi un peu plus au trajet de leur errance romantique.

Passée la pointe de l’Espagne, les alizés portugais, des vents du Nord très puissants, les
avaient contraints à contourner rapidement la péninsule ibérique. Ils avaient suffisamment
de vivres pour ne pas faire escale à Lisbonne, mais la suite du voyage nécessitait de
prendre une option fondamentale. Éric était le seul à vouloir rejoindre la Méditerranée, les
autres préférant la découverte de l’Afrique puis des Antilles, avec en prime, le frisson de
leur première traversée de l’Atlantique. Auréolé par sa jeune réputation de tour-du-
mondiste, Éric avait emporté la décision, grâce à un dernier argument de choc : il était un
peu tôt en saison pour traverser, la période idéale se situant en novembre. Leur escapade
vers la Grèce n’excluait pas ce projet et leur permettrait de profiter de l’eau bleue et
chaude dont rêvait Éric. Il avait aussi le secret espoir de faire ressentir ce plaisir à Emma.

Lemeltier avait donc calculé une route qui débutait par une escale à Gibraltar.
Précisément là où Bottet les attendait…

L’intelligence du commissaire était largement proportionnelle à la haine qu’il portait à


Éric. Il était le seul à ne pas avoir mordu à l’hameçon et n’adhérait pas une seconde à la
version officielle, le rapt d’Emma par une puissance étrangère. La vérité était près d’Éric
et il ne le lâchait pas. Il avait obtenu quelques renforts des services secrets qui ne
progressaient pas dans leur enquête sur l’enlèvement de celle que la presse traitait
alternativement de mutante ou d’extra-terrestre.
Cette disparition agaçait le pouvoir.
Aussi l’hypothèse de Bottet sur les relations d’Éric avec Emma, un sordide fait divers,
mélange de mystification et d’abus de malade, n’était pas pour déplaire.
Le voilier du médecin avait donc été suivi discrètement et les photos satellites avaient
révélé la présence de cinq personnes à bord. Impossibles à identifier, mais pour Bottet, le
compte était bon… Il n’y avait plus qu’à fondre sur la proie, à la première occasion, en
espérant que le voilier ne se dirigerait pas vers l’Afrique, ce qu’il semblait faire, au grand
dam du policier. Les experts de la Marine avaient toutefois soulevé l’hypothèse d’une
escale à Gibraltar. Dans le doute, Bottet avait convaincu sa hiérarchie de lui accorder cette
ultime mission.
Les derniers relevés satellites qu’il venait de recevoir lui donnaient raison. Il était arrivé
avec la commission rogatoire l’autorisant à agir en douceur avec la police Britannique.
Une seule consigne, ne pas être armé…
L’étrange rocher qui laisserait éternellement un goût amer aux Espagnols, serait atteint
avant la tombée du jour. Éric, assis contre le mât, avait installé Emma entre ses jambes. Le
menton niché dans les cheveux de son amie, il essayait de comprendre la tension qui
habitait celle-ci depuis quelques minutes. En pleine communicance avec des cerveaux
aussi perturbés que le sien.
Éric percevait toutes ces ondes sans pouvoir en saisir le contenu.

157

Mais la jeune femme se raidissait imperceptiblement… Il n’allait pas pouvoir la faire


profiter de sa première arrivée dans un port, après une longue traversée, un plaisir qu’il lui
avait vanté pendant des heures et dont elle se faisait quelques heures plus tôt une joie
immense. Car il la sentait tout aussi tendue que ses autres équipiers qui jugeaient l’escale
trop risquée.
- « Il faut partir, partir, partir… »

Éric avait désormais interprété les mots qu’Emma répétait d’un ton paniqué. Il savait aussi
qu’elle n’avait jamais tort.

- « On fait demi-tour ! »

L’ordre ne permettait aucun commentaire.

- « Emma a senti un danger à terre. Elle me parle de Bottet. Je ne sais pas pourquoi
mais il serait à Gibraltar. Il nous attend. »

A la barre, Lemeltier avait compris. Le coup de tabac annoncée par la météo et que tous
pensaient subir dans le confort douillet du port de Gibraltar, serait donc au rendez-vous.
Il faudrait l’affronter en pleine mer. Face à des vents venant de l’Ouest, il était plus
prudent, au lieu de revenir vers l’Atlantique, de faire route vers l’Algérie dans un long
bord qui permettrait plus aisément d’affronter la puissance du vent.
Personne à bord ne mettait en doute les alarmes d’Emma. Elle avait déjà suffisamment
prouvé la réalité de ses intuitions. Pas question donc de prendre le moindre risque et
d’effectuer une escale qui briserait le rêve.
Le voilier avait vite été configuré pour le mauvais temps. Il y avait à bord suffisamment
d’expérience de la grosse mer pour étaler le coup de vent qui ne devait durer plus de deux
jours.
La seule contrainte était de faire de l’Est. Mais il y avait de l’eau à courir avant l’Algérie.
Une analyse que partageaient aussi les spécialistes britanniques réunis par Bottet. Pour
immense qu’elle soit, la Méditerranée était une nasse. Il n’y avait plus qu’à patienter.
Attendre le premier arrêt pour saisir la proie. Mais la patience, il en débordait.

Éric savourait le coup de vent. La mer, en Méditerranée, à la différence des grandes


houles du Pacifique, était courte et hachée.
Cette tempête d’été devait terroriser tous les plaisanciers en vacances. Elle était, pour celui
qui avait l’expérience des mers du Sud, une gentille dépression qui posait peu de
problèmes de navigation.
La voilure était réduite, mais, au vent arrière, permettait une progression rapide. L’objectif
de l’équipage, ébloui par la beauté du spectacle, n’était plus d’atteindre l’Algérie, mais la
Grèce ou la Tunisie. Emma reposait calmement dans la couchette au pied de la descente,
près de la table à cartes où depuis quelques heures, Éric interceptait sur la radio de bord
de curieuses conversations qui concernaient leur fuite vers l’Est.
Un appel d’Audiard sur le portable de Jean Pol Lemeltier avait confirmé le statut de
« hors-la-loi » que conférait désormais le mandat lancé contre le « kidnappeur de malade »,
dont la fuite confirmait la responsabilité. Éric savourait ces ultimes minutes de liberté,
sachant pertinemment que son avenir, du moins avec Emma, était incertain.

Aux premières faiblesses du vent, sa décision fut prise. Tant qu’il resterait à bord, Emma
et ses amis seraient pourchassés. Lui disparu, il n’y avait pas grand-chose à reprocher aux

158

autres. Certes, il serait en fuite, probablement recherché dans le monde entier comme le
pire des criminels, mais au moins, ses amis ne seraient plus inquiétés.
Lemeltier continuerait à naviguer. Éric avait décidé de lui céder son voilier et rédigeait un
document dans ce sens, paraphé par Philippe. Celui-ci avait décidé de reprendre sa
carrière de médecin un instant interrompue. Il savait, depuis le premier jour de leur
croisière, que lorsqu’elle s’achèverait, dans un an, dans une heure, il irait poser sa plaque
dans un endroit où Clotilde ne serait pas rattrapée par son passé.
Restait le problème d’Emma. Mais depuis qu’il avait obtenu de Christian et Charles la
promesse de prendre en charge la jeune femme sous le contrôle de ses amis médecins, il
était rassuré.
Il était surtout clair que cette croisière « charmante » touchait à sa fin. Bottet approchait.
Emma le sentait. La radio le confirmait. Il ne restait qu’à lancer un leurre.

Le ciel de traîne se nettoyait lentement. Dans quelques heures, la tempête ne serait plus
qu’un vilain souvenir pour les vacanciers.
L’anticyclone reprendrait ses droits et le ciel bleu ses quartiers.

La nuit était noire lorsque le voilier jeta l’ancre quelques minutes, dans une petite crique
tunisienne.
Un dernier baiser à Emma dont il ressentait toute la détresse et la souffrance de la
séparation, sans que son corps ne verse une larme ; une dernière étreinte de Clotilde et de
Lemeltier ; puis Philippe l’avait déposé, grâce à la petite annexe de bord, sur la plage qui
sentait le jasmin.

Dix minutes plus tard, il n’y avait plus aucune trace du voilier.
Il avait mis le cap plein Nord.

Au petit matin, les radars de la vedette rapide affrétée par Bottet à la fin de la tempête, le
découvriraient le long des côtes siciliennes.
Une courte diversion pour donner l’illusion de débarquer clandestinement un passager au
pays de la maffia et le tour était joué. Éric serait tranquille jusqu’à ce qu’il décide de
rompre son isolement tunisien et de réapparaître. C’était le plan des quatre amis.
C’est exactement ce qu’il advint.

La brutalité du commissaire fut instantanément calmée par les regards durs qui
l’accueillirent, lorsque, pistolet à la main, il fit irruption dans le cockpit du voilier.
L’hypothèse des marins de la vedette qui avaient vu le voilier faire escale dans une crique
sicilienne se vérifiait : Éric n’était plus à bord.
Peu importait la « prise » d’Emma, ses supérieurs seraient ravis, mais elle ne parviendrait
pas à calmer la haine du policier.
Éric lui avait encore échappé !
Toutefois, devrait-il fouiller la Sicile mètre par mètre, il le retrouverait et lui ferait payer
toutes ces heures de traque et d’humiliations. En particulier celles de découvrir des aveux
signés d’Éric, mettant hors de cause tous ceux qui pouvaient être soupçonnés de
l’enlèvement dont il revendiquait l’entière responsabilité…

Philippe avait profité de l’escale forcée pour poster discrètement les lettres que son ami
avait écrites pour ses parents et pour le doyen, à qui il faisait part de l’importance de ses
découvertes sur le cas d’Emma. Il demandait aussi, dans deux missives très détaillées, à
Christian et Louis Jaouen, de prendre en charge l’avenir d’Emma. Pour financer tout cela,

159

était joint le « roman d’un médecin hors-la-loi », un long article destiné au journal de
Charles, parfaitement rédigé dans un style qui saurait émouvoir la ménagère de moins de
cinquante ans, comme le lui avait appris le journaliste.
Éric apprenait vite et les aventures qu’il vivait depuis quelques mois lui donnaient, bien
que toutes les apparences soient contre lui, une assurance dans l’avenir qu’il avait su faire
partager à Emma.
Mais cela, eux seuls le savaient.
Grâce à l’énergie de Bottet, tout ce qui parlait français en Sicile était contrôlé, alors qu’au
même moment, un touriste barbu, un sac au dos, quelques milliers d’euros en poche –
tout ce qu’il restait dans la caisse du bord – attendait patiemment, au bord d’une route
tunisienne, que le destin lui indique sa prochaine destination.

160

CHAPITRE 15 : « Le secret d’Emma»

La vie aime bien cultiver les paradoxes ou les similitudes.


Éric en était arrivé à ces deux réflexions alors qu’il ne restait plus que quelques passagers
dans le bus qui traversait la mer de sel que déchirerait dans un instant la palmeraie de
Tozeur.
Le hasard avait choisi le désert pour océan. Et un bus pour vaisseau, en route vers un
autre Grand Sud. C’était le paradoxe…
Mais quelle similitude entre la houle tourmentée des mers australes et ces paysages
lunaires où alternaient étendues plates dont la couleur pastel variait à chaque instant, et
trains de dunes que l’on devinait à l’infini.

Éric, dans les mois qui allaient suivre, apprendrait à aimer, peut-être encore plus
passionnément que la mer, ces espaces de liberté et de rudesse qu’il fallait conquérir avec
la ruse et la volonté que lui avait enseignées Louis.
Le désert n’est qu’un ancien océan privé d’eau…

En ce matin de juillet, il errait sur une route où plus une voiture ne passait. Il n’avait pas
voulu s’arrêter à Tozeur. La ville, même petite, lui faisait peur. Il n’avait pourtant rien à
craindre. Des milliers de kilomètres le séparaient de ses ennemis. L’absence de contacts
avec Emma qu’il essayait, sans succès, de contacter plusieurs fois par jour, le rendait triste
et surtout, paranoïaque. Il avait besoin de cette relation pour retrouver la force que la
navigation lui avait faite découvrir. Ne plus voir Emma était, comme il le découvrait, une
épreuve beaucoup plus douloureuse qu’il ne l’avait estimé.

À la sortie de Tozeur, la route se perdait dans le Chott. Un ruban rectiligne qui


disparaissait à l’horizon. Un simple panneau indiquait à une centaine de kilomètres la
direction de la ville de Douz.
Le nom lui plaisait.
Il avait profité de la gentillesse du chauffeur d’une vieille camionnette pour effecteur une
dizaine de kilomètres. Elle avait chargé du sel, puis avait fait demi-tour. Il était au milieu
de nulle part. Il avait décidé de poursuivre sa route à pied. Une réaction tout aussi idiote
que de rejoindre « Princesse Adèle » à la nage. Mais il avait survécu seul dans le Pacifique.
Alors, dans un désert civilisé…

Quelques heures plus tard, son aventure tournait au drame. Il n’avait plus une goutte
d’eau, était exténué, les lèvres craquelées par la soif et le vent salé qui l’aveuglait. Il perdait
l’espoir de trouver un point de repos pour se désaltérer, se protéger, attendre un moyen
de transport, quel qu’il soit. Son idée de poursuivre à pied était idiote. Sa vie n’était pas en
péril, mais le non-sens de cette décision le peinait autant que la soif qui le tenaillait. Son
absence de réflexion ne présageait rien de bon pour l’avenir. Lorsqu’il avait pris la décision
de fuir, il s’était promis qu’en aucun cas, son errance ne serait désespérée. Jaouen lui avait
appris à subir les éléments, à en faire des alliés. La fuite avait été la seule option.
Mais comme il ne pouvait supporter la perspective de vivre sans Emma, son combat serait
de la retrouver. « Vite et bien », comme il lui avait promis.
Il avait un plan… mais ses premières décisions étaient allées en sens inverse.
Il avait conscience de son geste désespéré lorsqu’il décida de se lever et de courir vers les
phares qui trouaient la nuit et la tempête de sable. Une apparition effrayante pour le
chauffeur qui luttait contre les rafales de vent et le sommeil qui le menaçaient à tout
moment de quitter l’asphalte et de s’enliser dans les sables mouvants du bord de la route.

161

Le trajet de routine s’était transformé en une pénible progression qui risquait de tourner
au cauchemar avec ce fantôme qu’il faillit percuter.
Hurlement de la silhouette…
Hurlement des freins…
Éric venait de rencontrer Bohran.

Pendant les mois qui allaient suivre, ces deux-là deviendraient inséparables.
Bohran était le sous-préfet de Douz.
Il rejoignait pour le week-end son domicile de Tozeur.
Il était descendu de voiture et sans un mot, avait mis le sac d’Éric dans le coffre. Il n’avait
pas posé aucune question, se contentant dans un français parfait, d’indiquer sa
destination : La médina de Tozeur. Éric, encore étonné par son réflexe suicidaire lorsqu’il
s’était précipité dans le faisceau des phares, n’avait rien ajouté. Il s’était affalé plus qu’assis
dans cette berline climatisée munie de rideaux gris, comme toutes les voitures officielles
du pays.
Bohran lui avait tendu une bouteille d’eau fraîche qu’il avait vidée d’un trait. Puis il s’était
emmuré dans un silence que personne au monde n’aurait pu comprendre, à part Jaouen
et… Bohran.

162

Paradoxes et similitudes.

Éric avait, en quelques mois, trouvé deux frères de solitude, deux génies de la capacité à
s’adapter aux situations extrêmes.
Il n’y avait aucune raison de se sentir « anormalement » bien dans cette voiture. C’est
pourtant ce que ressentait Éric. La soif l’avait fait souffrir ces dernières heures, mais il
n’était pas en péril vital. Toutefois il éprouvait le même bonheur que lorsque ses amis
l’avaient retrouvé dans le Pacifique.

Les lumières de Tozeur signifiaient l’arrivée à bon port. Les hôtels étaient nombreux dans
cette ville très touristique. Éric avait pu le constater lors de son passage quelques heures
plus tôt. Il avait les moyens de s’offrir une chambre dans le premier qui apparaîtrait, mais
il se sentait triste et démuni comme un enfant lors de son départ vers sa première colonie
de vacances. Une sensation étrange, incontrôlable.
Toujours sans dire un mot, Bohran s’était garé le long du mur extérieur de la médina.
Seuls quelques faibles lumignons scintillaient dans la vieille ville. Le moteur éteint, Éric
avait ressenti cette ambiance des nuits du désert. Un silence pesant, déchiré
épisodiquement par un aboiement qui évoquait beaucoup plus le chacal que celui d’un
bâtard qui cherchait bagarre ou saillie dans la palmeraie.

La ruelle était sinistre et sale. Des murs de briques jaunes, d’une hauteur incroyable. De la
poussière, beaucoup de poussière.
Et des monceaux de détritus.
Bohran avait pris son cartable et le sac d’Éric. Il se dirigeait vers une vieille porte couverte
de ferrures. Éric suivait, sans se poser de question.
Serein, apaisé.
Un énorme anneau de métal qu’il percuta à la demande de son nouvel ami, servait de
sonnette.
Son bruit résonna plusieurs fois. La porte s’ouvrit. Bohran se retourna en souriant pour la
première fois depuis leur rencontre.

- « Je m’appelle Bohran. Je vous en prie, entrez. »

C’était aussi les premiers mots depuis des heures.

Des années plus tard, Éric se souviendrait encore du choc qu’il ressentit, en entrant dans
cette vieille demeure Tozeuroise.
Autant la ruelle était étroite, sale et poussiéreuse, autant le « Dar » – c’est ainsi que
s’appelaient ces grandes maisons tunisiennes – était vaste, luxueux et paisible.
Il se composait de trois cours – un jardin, une longue pièce d’eau, une petite palmeraie –
bordées de déambulatoires voûtés, un peu comme dans un cloître.
Le gardien leur avait proposé un verre de lait caillé, trois dattes.
Puis il leur avait lavé les mains à l’eau de rose, comme la tradition l’imposait.

A moitié allongé dans un des salons arabes qui donnait sur un massif de galant de nuit,
Bohran avait rompu le silence pour mieux écouter Éric.
A l’appel de la prière de cinq heures celle qui remet toute une ville au travail, les deux
hommes étaient encore en train de parler.

163

Éric avait un peu honte. Cela faisait maintenant plus d’un mois qu’il profitait de
l’hospitalité de son nouvel ami et, bien qu’Emma lui manque terriblement, il n’avait
d’énergie que pour sortir quelques minutes dans la ville.
Quitter l’intimité de cette demeure incroyable lui était quasi impossible. Un effort qu’il ne
se sentait pas encore capable de fournir, d’autant qu’Bohran ne le motivait pas
spécialement. Il avait prononcé les mots d’acceptation et de renaissance.
C’était un homme de bon sens et de bonté comme il n’en avait encore jamais rencontré.
Pas une once de méchanceté mais un jugement impitoyable qui en faisait un homme
craint et respecté.
Éric lui avait tout raconté, spontanément. Bohran en savait plus sur son intimité que
personne au monde. Et cela, en quelques heures.
Après un long silence, il avait parfaitement résumé la situation : les bouleversements
survenus dans la vie d’Éric supposaient une phase d’assimilation, d’analyse et de
reconstruction. Et quel autre endroit pour le faire que ce Dar où personne ne viendrait le
chercher et où, surtout, il pourrait entièrement se consacrer à la réflexion.
Le temps de l’action viendrait inévitablement lorsqu’il serait prêt.
Avec Bohran, tout était simple.

164

A Paris, ses amis, n’avaient pas chômé.

Le récit rédigé par Éric qu’il avait confié à Philippe avant de fuir, avait emporté la décision
du directeur du journal de Charles de se ranger auprès du médecin.
Certainement par intérêt, car l’aventure commençait à passionner les lecteurs, mais aussi
parce qu’Éric avait su trouver les mots justes pour sortir Emma de cet univers de folie où
l’administration voulait la confiner.
Le doyen de Tours avait, lui aussi, largement contribué aux conclusions du comité
d’experts qui avait accepté de donner à Emma l’opportunité de vivre une vie proche de la
normale, dans une famille d’accueil, celle de Christian, qui avait accepté cette lourde
charge sans hésiter un instant.
La tâche n’était pas aisée, mais les fonds offerts par le journal avait permis cette
hospitalisation à domicile.

Seule ombre au tableau : les crises de hurlement auxquels personne n’arrivait à


s’accoutumer qui s’arrêtaient aussi soudainement qu’elles apparaissaient. Sans l’aide d’un
médicament.

Christian passait de longues heures à lire au chevet de la malade, il y ressentait cette sorte
de quiétude absolue que lui avait décrite Éric. Il savait aussi parfaitement repérer les
instants où la jeune femme communiquait avec des interlocuteurs dont il ignorait tout,
mais parmi lesquels était probablement Éric. Alors il lui racontait tout ce qui touchait à
l’enquête et les décisions de justice qui le concernaient. Il était probable que cela suffisait à
renseigner son ami qui, il le savait, s’interdisait tout contact téléphonique.

A Tozeur, Éric achevait sa synthèse. Il sentait clairement que le hasard seul n’avait pu
mettre Bohran sur sa route.
Jaouen lui avait fait mesurer la résistance du corps.
Emma lui avait fait sonder la profondeur de l’âme.
Bohran lui permettait d’assembler le tout.
Une forme de psychanalyse frustre, mais efficace.

Le rythme de leurs discussions, tout comme la vie dans le Dar, était immuable ; chaque fin
de semaine, lorsqu’il s’échappait de sa préfecture, Bohran passait toutes les soirées et une
grande partie de la nuit à parler avec Éric de son aventure. S’arrêtant parfois de longues
heures devant un détail qui aurait pu paraître insignifiant, mais qui constituait, au final, un
des éléments clefs du puzzle.
Bohran avait un laser à la place du cerveau. Il découpait la vie d’Éric en petites tranches
précises, prêtes à trouver leur place dans cette histoire compliquée.

Petit à petit se bâtissait une stratégie de vie qui rendait le futur acceptable.
Au prix d’une aventure qui aurait stupéfait un observateur non averti. Éric s’étonnait
toujours de voir Bohran accepter comme des bases rationnelles, les hypothèses qu’il
formulait, après toutes ces heures passées en communicance avec Emma.
Certains points bouleversaient des idées bien établies.
Mais Bohran ne laissait apparaître aucun refus, si ce n’est un étonnement sincère devant
ce que lui révélait Éric. Il ne montrait aucune lassitude, aucune fatigue. Éric, en sombrant
dans un sommeil profond, mettait toujours fin à ces séances. Il s’endormait brutalement
au milieu des coussins du salon et se retrouvait, chaque matin, dans la suite qu’il occupait
depuis le premier jour.

165

Dès son réveil, il retrouvait Bohran, reposé et disponible pour lui faire découvrir les
charmes du désert. Il lui imposait cette détente, indispensable pour garder un
raisonnement clair.
En 4x4, en quad ou à dos de chameau, chaque promenade montrait un monde aussi riche
et complexe que l’océan.

Éric faisait ses propres croisières. D’abord accompagné, puis en solitaire. Des navigations
de quelques jours pendant lesquelles, seul sous la tente, il avait renoué le dialogue avec
Emma. Elle n’était pas très bavarde sur ses conditions de vie, sur l’évolution de l’enquête
et ne rapportait que quelques bribes de ce que lui racontait Christian. En revanche, son
désir de revoir Éric n’était plus déguisé, contrairement à son habitue. Elle souffrait pour la
première fois, de la fuite du temps. Autrefois, elle n’évoquait jamais les heures de solitude
qui faisaient l’essentiel de sa vie. Aujourd’hui, elle exprimait clairement son envie de vivre
aux côtés d’Éric des instants comme ceux qu’ils avaient partagés sur le voilier.

Sans y être jamais allée, elle préférait le désert. Son savoir sur ce sujet était impressionnant.
Sans avoir jamais vu la moindre parcelle de sable, elle connaissait tout sur les roches, les
plantes et les animaux.
Et puis il y avait les étoiles…
Elle et Bohran partageaient la même passion.
Le ciel de Tozeur, au milieu du désert, loin de la pollution lumineuse de la ville avait la
réputation d’être le plus pur de l’hémisphère nord. Les connaissances d’Éric dans ce
domaine progressaient à pas de géant, lui faisant parfois un peu oublier ce qu’était devenu
l’essence de sa vie : retrouver Emma.
Depuis près de six mois il alternait les vies de berbère dans le désert et de pacha, dans le
Dar.

Ce soir-là, Bohran n’avait pas le même regard.


Fait inhabituel, il était entré dans la suite qu’occupait Éric depuis le premier jour et qui
était le seul endroit où il se sentait un peu chez lui.
- « Je crois que tu es prêt, Crouilla, il va falloir partir… »
-
Éric, redoutait cet instant, et il le sentait venir depuis quelques jours : les discussions avec
son ami n’avaient plus la même tonalité, la même profondeur.
Il devait agir, mais ne se sentait pas le courage de prendre la décision.
Bohran avait refusé son argent.
Cette situation pouvait encore durer le temps que « la » force d’affronter le combat ultime
de nouveau l’habite.

Deux événements allaient le projeter dans le monde aventureux auquel il savait ne pas
devoir échapper. L’intermède avait été sublime, mais depuis quelques jours, Emma ne
répondait plus et Bohran venait de lui conseiller – il avait pensé ordonner – de partir. Il
n’y avait rien d’autre à faire que de préparer un départ qui pouvait se révéler sans retour.

Les deux hommes s’observaient en silence. Un silence qui durait parfois de longues
minutes. Quand soudain, le téléphone portable d’Éric, volontairement muet depuis qu’il
avait quitté le bateau, se mit à sonner.
Longuement, sans qu’Éric ne réagisse.
Ce téléphone ne devait être utilisé, selon l’accord signé avec ses amis, qu’en cas d’extrême
urgence.

166

Éric le laissait chargé et prêt à fonctionner en permanence en espérant que l’appel


viendrait de son fait.
Le silence.
Puis à nouveau le téléphone.
Décroché, au bout du bras d’Bohran.

- « Éric, tu es là ? »

C’était la voix – angoissée – de Christian.


Éric finit par murmurer un « oui » qui ne le rassura pas totalement.

- « Éric, tu vas bien ? »


-
Il fallait le tranquilliser et, surtout, entendre le motif de son appel.
Après quelques secondes de banalités, Christian lui avait confié la détresse dans laquelle il
se trouvait. Emma n’était plus à son domicile, Philippe l’ayant hospitalisée devant l’état
d’extrême dénuement dans lequel elle se trouvait. Elle refusait toute alimentation depuis
plusieurs semaines et son organisme se dégradait à une vitesse qui surprenait le médecin,
en dépit des nombreuses perfusions qu’il tentait de lui injecter.

Mais le plus surprenant était que depuis une semaine Christian l’entendait. La voix
d’Emma ne cessait de lui répéter le même message qu’il était le seul à pouvoir
comprendre. Une longue plainte amoureuse où elle exprimait sa tristesse de ne plus voir
Éric. A en mourir, ce qu’elle faisait avec beaucoup d’application. Christian était
désemparé. Il voulait surtout que son ami soit informé pour ne pas vivre avec ce remord.

- « Dis-lui que j’arrive.


- On t’attend. »

Une conversation brève, suffisante pour renouer ce sentiment d’amitié forte qui liait les
deux hommes. Suffisante également pour que le service des écoutes prévienne Bottet que
l’homme qu’il avait traqué sans relâche dans toute la Sicile, la Sardaigne et la Corse, où
Christian avait multiplié les fausses pistes, était quelque part dans le sud tunisien.

167

Bohran avait dressé les grandes lignes du retour de son ami en France.
Éric prétendait que la seule solution était de rejoindre son pays par la mer, à la voile en
solitaire.
Bohran, sans discuter, avait donc loué une solide embarcation, mi-voilier mi-bateau à
moteur, qu’il pourrait laisser à Marseille, sans se soucier de son devenir.
Le navire était prêt à lever l’ancre de Port El Kantaoui.
Le loueur s’était chargé de l’avitaillement.

Éric n’avait eu que quelques minutes pour remplir son sac de voyage. Bohran lui avait
conseillé de laisser dans sa suite tous les objets auxquels il tenait, puisqu’il allait bientôt
revenir avec Emma…

Les conditions climatiques avaient singulièrement changé depuis sa dernière navigation.


Ce mois de décembre, sans être glacial, promettait d’être tout sauf une partie de plaisir.
Éric n’avait plus le pied marin… ni l’estomac. Il passait plus de temps penché au-dessus
des filières qu’à s’occuper de la marche du voilier.
Il avait choisi l’option « moteur ». Le diesel et le pilote automatique se chargeaient du
reste. Direction le détroit de Messine qu’il devait atteindre dans les prochaines vingt-
quatre heures.

168

Totalement néophyte, mal équipé dans son costume bleu pétrole, ballotté sur le navire
que les douanes italiennes avaient mis à la disposition de sa traque, Bottet ne ressentait
pourtant ni froid ni humidité. La vengeance était à portée de moteur, petit point
minuscule que le radar du bord venait de détecter, quelques minutes plus tôt.

- « Il change de cap, il fait du Nord-Est, en direction de l’Adriatique. »

Ce médecin était le diable en personne !


Comment avait-il pu être informé de la traque silencieuse dont il faisait l’objet. Ou alors, il
avait de solides complicités… Seule la juge Gaspard était au courant de l’interception.
Pour Bottet, le changement de cap faisait remonter à son souvenir l’épisode du
commissariat de Chinon qui avait tant nui à sa réputation de policier…
Ce n’était peut-être pas une mystification, comme le prétendait la magistrate, mais plutôt
un acte délibéré d’amour qui se répétait au large de la botte italienne.

La vérité était beaucoup plus crue et banale que cela. Éric ne se sentait plus la force
d’attendre si longtemps de revoir Emma pour lui redonner le goût de vivre. Il n’avait pas
non plus l’énergie de supporter froid, nausée et solitude en mer plus longtemps.
N’est pas Jaouen qui veut.
Un rapide examen de la carte marine lui avait fait choisir la ville de Bari où personne ne
pouvait s’attendre à le voir débarquer. De là, en une dizaine d’heures de train, dans
l’anonymat le plus complet, il lui serait aisé de rejoindre Paris.
D’où ce changement de cap qui perturbait les carabiniers et leur collègue français. La
chasse était ouverte et ne serait pas aussi simple que le supposait le commissaire quelques
minutes plus tôt. Il savait Éric redoutable lorsqu’il se sentait en danger. A cet instant, les
pensées de celui-ci étaient ailleurs, fort loin de cette vedette qui, toutes sirènes hurlantes et
projecteurs allumés, fonçait dans une mer de plus en plus formée.

L’abordage de nuit ne se passa pas sans heurts. Pas en raison de la résistance d’Éric, dont
la surprise avait été totale de découvrir des policiers armés jusqu’aux dents obéissant à un
Bottet qui pouvait enfin exprimer sa haine, à quelques mètres de son ennemi.
La difficulté venait plutôt de la mer, qui avait décidé de protéger un de ses plus fervents
adeptes. Le capitaine italien avait toutes les peines à maintenir son navire bord à bord, peu
aidé en cela par Éric, qui se bornait à lever les bras comme Bottet lui en intimait l’ordre
avec son arme. La vedette ne comptait qu’un seul vrai marin capable d’obéir aux ordres
du capitaine. Les autres n’étaient que des policiers réquisitionnés pour Bottet, absolument
pas prêts à affronter une nuit de tempête loin de leurs bases. Deux d’entre eux avaient
toutefois réussi à sauter sur le pont du voilier d’Éric, et, en se maintenant à grand-peine, à
lancer une aussière de remorquage à Bottet qui n’arrivait pas à se tenir en équilibre à
l’arrière de la vedette. A son grand regret, il n’avait pas pu sauter pour se saisir
physiquement du médecin.
Les deux bateaux faisaient route, l’un remorquant l’autre, vers Catane, dans une mer de
plus en plus dure.
La visibilité était exécrable.
Les cordages tendus à l’extrême. Les deux policiers, de plus en plus malades, avaient
décidé de menotter Éric à la barre, à la demande de Bottet, qui répétait hystériquement cet
ordre depuis la première minute. Soudain, le voilier, comme s’il voulait reprendre la liberté
dont on privait son capitaine, avait plongé un peu plus vite que le bateau à moteur dans la
lame. Une accélération trop importante qu’Éric avait été le seul à ressentir. Il s’était donc
préparé à l’instant où le câble de remorquage se tendrait avec violence. Et si le cordage

169

résistait, il s’attendait à ce que le taquet sur lequel il était souqué, cède sous la tension
beaucoup trop forte.
Élémentaire, aurait dit Jaouen.
La corde en nylon se brisa comme celle d’un violon trop tendue, avec le même bruit et en
provoquant une embardée d’une brutalité telle, que les deux policiers furent projetés à
travers le cockpit. L’un venant heurter violemment la porte de la descente. L’autre
propulsé pardessus les filières qu’il avait saisies dans un réflexe désespéré.
L’un inconscient dans une mare de sang ; l’autre, dans un flot de prières italiennes,
suppliant Éric de le remonter à bord.
Le médecin ayant une seule main menottée, s’empressa de le délivrer de sa position
inconfortable, non sans avoir imperceptiblement donné un coup de barre pour éloigner
définitivement le voilier de l’autre navire qui disparaissait dans les embruns.
Le policier récupérait de sa chute au ras de l’eau. Il avait libéré Éric de ses menottes lui
demandant de remettre le voilier en marche.
Il ne connaissait rien à la navigation et dans cette nuit noire et tourmentée, il n’avait pu se
rendre compte que le voilier progressait dans une autre direction de celle suivie par la
vedette des douanes. Peu importait d’ailleurs, la nouvelle allure soulageait ses nausées et
permettait à Éric jeter un coup d’œil à l’autre policier. Il était hors de danger, mais
particulièrement sonné.
Éric savait qu’il ne disposait que de quelques minutes pour agir. Sans que le policier
conscient ne s’en rende compte, lorsqu’il était descendu dans le voilier pour tenter de
joindre ses collègues grâce à la radio de bord, Éric avait jeté à la mer le canot de
sauvetage. Il s’était gonflé en quelques secondes. Puis il avait sauté à son bord. Alerté par
le bruit du gonflement, le policier avait surgi dans le cockpit et dégainé son arme. Mais au
moment de faire feu, il se souvint probablement du geste qui lui avait évité une noyade
certaine.

Emporté par le vent et le courant, le canot était déjà loin, lorsque avait finalement retenti
le premier coup de feu.
Éric n’était pas véritablement angoissé de se retrouver à la dérive en plein hiver, en
Adriatique. En une année, ses expériences nautiques variées lui avaient prouvé ses
compétences face à des conditions précaires. Une rapide analyse du cap suivi par le canot
ajoutait à son optimisme.
Avec un peu de chance, les côtes de la Croatie devraient se profiler au lever du jour.

L’atterrissage en Méditerranée avait été beaucoup moins mouvementé que le passage


d’une barre de corail. Éric n’avait même pas eu besoin de se mouiller les pieds pour
fouler, pour la première fois de sa vie, la terre croate.
Après avoir pris soin de couler le radeau qui lui avait permis de fuir, mais risquait de
faciliter sa localisation immédiate, il marchait sur l’unique route de cette île qui, selon les
panneaux qu’il rencontrait, répondait au nom de Kvar.
Une de ces langues de terre interminable, qui participait à l’originalité de la Croatie.
Ses Euros dans une pochette étanche, il ne perdrait pas beaucoup de temps pour rejoindre
Paris.
Mais il fallait auparavant avoir des nouvelles d’Emma. Le seul numéro de portable dont il
se souvenait était celui de Philippe. Il n’était probablement plus sous surveillance.
Éric n’avait pu céder à la tentation de la première cabine téléphonique, croisée dans le
minuscule village qui s’éveillait avec une odeur écœurante de chicorée et de lait caillé. Il
avait acheté un peu de pain et une carte de téléphone à l’unique boutique du village. Son
ami avait décroché immédiatement, bien qu’il soit encore très tôt en France.

170

L’échange avec Philippe avait été bref. Il était au chevet d’Emma, dont la situation s’était
encore aggravée.
Elle était désormais en réanimation dans un hôpital parisien.
Éric n’avait demandé qu’une seule chose à son ami : mettre le haut-parleur du téléphone
sur l’oreille de la jeune femme. Puis, avec douceur, il avait murmuré :

- « Courage, mon amour. Ne me laisse pas. Je ne sais où se trouve la clef de notre


liberté, mais dans quelques heures, je t’aimerai pour l’éternité. »

Philippe ne savait pas ce qu’Éric avait bien pu lui dire, mais à l’accélération des battements
du cœur qu’il visualisait parfaitement sur le scope, il savait qu’Emma avait parfaitement
compris.
Éric, lui aussi, avait entendu le message du cœur, via l’accélération joyeuse des bips, bips...
Triste consolation devant son impuissance à sauver Emma. Soudain, il se sentait triste et
lourd…

171

ÉRIC
« Le Résal et la communicance »

172

Dans la chambre d’un hôtel modeste de Catane, Bottet récupérait lentement de la


nuit de tempête.
Il ressentait un malaise aussi physique que mental ; vexé d’avoir, encore une fois, raté une
arrestation qui ne devait poser aucun problème.
Mais il y avait une consolation de taille : quelques feuillets que venaient de lui apporter les
policiers Italiens ; l’impression du contenu de la clef USB qu’Éric portait en médaillon
autour du cou et qu’ils lui avaient confisqué au moment de l’interpellation.
Le document commençait par une lettre ; les premières lignes de ce texte, d’un peu moins
de trente pages, lui garantirent quelques moments d’intense jubilation…

173

Lettre à monsieur le Doyen de la faculté de médecine de Tours

Monsieur le Doyen,

Vous aviez accepté, avec obligeance et courage, contre l’avis des « vôtres » et dans une ambiance délétère
me concernant, d’être le président du jury de la thèse que je comptais soutenir, sur ce cas exceptionnel
d’autisme qu’il m’a été permis de prendre en charge, lors de mon année d’internat.

Malheureusement pour la science médicale, heureusement pour ma vie, cette monstruosité humaine, cette
singularité de la médecine, à désormais un nom, Emma.

Le seul diagnostic que j’ai pu porter est que je l’aime d’un amour que rien ne saura briser.
Ni la brutalité de l’ordre établi, ni l’aveuglement de la justice, ni, tout simplement, la jalousie de nos
pairs…

Toutefois, votre curiosité de scientifique, votre aide constante m’ont motivé pour vous faire parvenir le
document ci-joint.
Il est probable que vous soyez surpris…

Certains – les plus nombreux – considéreront qu’il s’agit d’aveux et y verront la preuve définitive de la
folie qu’ils me prêtent.
Je sais pourtant que cette « observation », puisque c’est le terme médical consacré, trouvera auprès de vous
la réflexion et les suites qu’elle mérite. Elle est le résumé des heures passées en « communicance » avec
Emma ; Et surtout, la première réflexion sur l’existence du Résal.
Des termes qui vous sont inconnus, mais la vérité sur leur réalité et sur la communauté qui les a inventés
éclatera sous peu.

Vous saurez alors que votre contribution aura été essentielle.


Je serai, à cet instant, probablement très loin.

Merci, cher Maître, de votre aide et de votre confiance…


Bienvenue dans le monde du Résal !

Respectueusement.
Éric Du Perrey

174

Notes rédigées par Éric Du Perrey et devant constituer la base d’une thèse d’état.

« Le Résal »

Une communauté de malades psychiatriques très atteints a inventé un mode de


communication inconnu. Cette communauté porte le nom de « Résal ».

Le Résal pourrait être comparé à un intranet de cerveaux condamnés par la médecine,


mais en réalité, en activité perpétuelle car totalement à l’abri des sollicitations extérieures.
Un intranet hallucinant, affecté ni par le profit, ni par le temps.

L'homme a toujours essayé d'imiter l'homme.


D'abord, lorsqu’il a découvert tous les « tuyaux » qui parcouraient notre corps, en
imaginant que tout fonctionnait grâce aux lois de l’hydraulique. Ce qui permettait
d’expliquer quelques manifestations simples, mais ne donnait aucune information sur
l’originalité de la pensée humaine.

Puis vinrent les explications « mécaniques », plus précises, mais tout aussi insuffisantes.

Le dix-huitième siècle fit, lui, la part belle à la théorie thermique. Au flux de l’énergie, à la
belle mécanique du corps, s’ajoutait la théorie que tous les échanges humains n’étaient que
chaleur.
Une théorie « rafraîchissante » mais incomplète !

L’homme du Vingtième siècle, beaucoup plus prétentieux et suffisant que ses


prédécesseurs, est persuadé de détenir la solution  : l’homme ne serait qu’un super
ordinateur ! Certes, encore impossible à égaler, mais imitable.
La preuve : pour la première fois de son histoire, l’espèce humaine a réussi à créer une
intelligence artificielle, capable de vaincre les grands maîtres des échecs, ouvrant l’ère des
robots intelligents, peut-être capables de lui ravir un jour la direction du monde !

Cette comparaison de l’homme à l’ordinateur a toujours fait sourire le Résal, qui, sans
avoir la réponse à la plupart des énigmes de la vie humaine, est allé beaucoup plus loin
dans le raisonnement : la vérité sur l’Homme est bien autre chose.
Pour le Résal, elle tient en une phrase simple et sans appel : « L’homme ne peut pas
comprendre l’homme, puisqu’il est homme lui-même… »

La puissance de réflexion du Résal n’a jamais été atteinte par les réseaux d’ordinateurs les
plus sophistiqués. C'est un réseau sans traces, sans histoire, avec un passé très riche, un
présent très fort ; et probablement, aucun futur…

175

« La communicance »

Le Résal fonctionne par communicance.


On pensait l'homme loin de pouvoir visualiser un jour la pensée.
Le Résal l'a fait !
C’est ce que les Résaliens appellent la « communicance », la capacité à imaginer la pensée
des autres, à la modéliser différemment et surtout à la faire voyager. Uniquement par
proximité, c’est-à-dire par bonds successifs et non pas à l’échelle de la planète, ce qui en
limite un peu l’efficacité, ou du moins la rapidité, car le Résal arrive toujours à ses fins.
Cette communication est d’une telle intensité entre les membres du Résal, qu'elle interdit
tout contact avec le monde des autres.
Un Résalien ne peut prétendre à aucune vie sociale.
Pire ! Plus il est doué, plus sa maladie est profonde, plus la communicance est puissante,
plus les crises d'agitation sont intenses, car l’absence de contrôle du corps et les besoins
exceptionnels en énergie que demande l’effort neuronal de la communicance imposent
cette activité désordonnée, décrite par tous ceux qui ont « observé » Emma.

Il y a des castes dans le Résal, donc des degrés dans la maladie.


Emma, par exemple, est probablement l’une des plus atteintes.
Elle appelle sa maladie « l’ultime punition », une dénomination que je ne parviens pas à
comprendre ou à expliquer, car elle refuse de la commenter. Cette atteinte signifie une
implication à un niveau extrêmement élevé au sein de l’activité du Résal.

La communicance occupe l’essentiel des longues journées d’immobilité des Résaliens : La


possibilité de rester connectés des heures entières, en suivant des circuits de transmission
de pensée très simples, mais redoutables d'efficacité.
La communicance permet également de voler, quelques instants, un « cerveau-relais »
pour posséder, en quelques secondes, le fruit de plusieurs années de réflexion ou pour
résoudre un problème nécessitant une somme de connaissances très précises.
C’est un outil de travail qui, au-delà de sa puissance, permet aussi aux membres du Résal
de connaître toutes les formes de plaisir que leur quasi-immobilité leur interdit. Mais cette
possession ne se fait qu’au prix de crises terribles, épuisantes et surtout, depuis l’arrivée de
certains médicaments psychotropes, au prix d’une sédation qui rend celui qui les reçoit
inopérant pendant des heures.
C’est le problème qui perturbe le plus les membres du Résal. Certains ont imaginé des
antidotes, autos fabriquées par le cerveau. Mais le processus n’est pas encore au point.

176

« Comment devient-on Résalien ? »

Je n’ai pas la réponse.


On ne sait qui décide de l'appartenance au Résal.
Qui juge et provoque cet enfermement que certains – ils sont rares – réprouvent, au point
d'être déconnectés à leur demande. Une déconnexion qui explique quelques guérisons
miraculeuses, véritables mystères de la médecine. Des retours à la vie avec comme simple
souvenir des connaissances surprenantes et inexplicables, car tous les reconnectés n’ont
jamais été très loin dans le Résal.

« Pourquoi ai-je pu entrer en communicance avec Emma ? »

Les Résaliens pensent que cette capacité est un signal fort, qui signifie peut-être que l’ère
de la communication est arrivée, et que le Résal doit affirmer son existence. Cette
perspective est un tel bouleversement des principes non-établis du Résal, qu’elle n’est
abordée qu’avec une prudence qui tutoie l’effroi.

Emma, du moins à sa connaissance, est le premier membre du réseau à payer – cher – sa


relation avec un humain normal. Elle est farouchement opposée à faire de moi leur porte-
parole. Elle était probablement volontaire pour tenter cette expérience, mais notre relation
ayant changé de tonalité, cette passion amoureuse lui a révélé un nouveau mode de
réflexion que ne possèdent pas les autres Résaliens.

Nos conversations lui ont fait prendre conscience qu’expliquer au « monde des autres »
l’existence de cette communauté d’intelligence serait comme révéler aux humains
l’existence dans nos hôpitaux d’une population d’extra-terrestres supérieurs, mais
inoffensifs, et surtout, sans défenses.
On peut facilement deviner ce qu’il adviendrait de tous les autistes du monde si une telle
nouvelle venait à se diffuser… Mais très égoïstement, plus que l’existence du Résal, c’est
surtout sa relation avec moi qu’elle désire voir perdurer. J’ai toutefois, contre sa volonté,
choisi de révéler l’existence de cette communauté.

Pourquoi puis-je révéler toutes ces informations sur un réseau qui institutionnalise le
secret ?
J’ai d’abord pensé que mon intrusion dans le Résal pouvait s’expliquer par une faille dans
son système de fonctionnement. Je suis l’un des premiers à être parvenu à établir un
contact réel, sans être considéré comme « psychiatriquement » déficient.
Pourtant le Résal sait, au prix d’une mobilisation qui pénalise les relations de l’ensemble
du groupe, manipuler un individu qui n’en aura jamais connaissance. Il ne le fait que
lorsqu’il se sent en péril. Ce qui est rare, bien qu’Emma en ait largement abusé ces
derniers mois.
Me laisser la conscience de ces échanges n’était pas indispensable pour me faire agir à leur
gré.
Ma capacité à utiliser la communicance ne doit donc rien au « hasard ».
Ce mot n’a d’ailleurs aucun sens pour le Résal.

Mon intervention a été longuement réfléchie… Puis elle a été jugée nécessaire ! Par qui ?
Pour quoi ? Je n’en ai qu’une vague idée qui n’a sans doute pas sa place dans un travail
scientifique digne de ce nom. Ce ne sont que des suppositions jamais avalisées par
Emma :

177

Les progrès de la médecine moderne ont eu une conséquence inattendue sur le Résal. Les
membres les plus doués, comme Emma, ont toujours été de très grands malades.
Autrefois abandonnés par leur entourage, ils dépassaient rarement l’âge de vingt ans.
Aujourd’hui, des structures hospitalières simples, en particulier des soins infirmiers
quotidiens, permettent une espérance de vie proche de celle des autres. Le vieillissement
de ses membres a rendu le Résal encore plus fort, plus puissant, mais a mis en évidence
de nouveaux problèmes nécessitant une intervention consciente.
Ma relation avec Emma est probablement une des premières applications pratiques de
cette stratégie. Je n’ai pas pu en vérifier la réalité, car je ne peux communiquer
efficacement qu’avec Emma. Je n’ai jamais eu le moindre contact avec un autre membre
du Résal, quel qu’il soit, bien qu’Emma m’ait dit avoir souvent tenté de le faire.

Le Résal n’ayant aucune règle pouvant ressembler à celles qui régissent les principales
démocraties, mon arrivée n’a suscité aucun commentaire, négatif ou positif.
Du moins au début…
Ce n’était au départ, pour le Résal, qu’une péripétie sans conséquence. Le fait que je sois
le seul à pouvoir utiliser la communicance m’interdisait de prouver la réalité de ce que
j’allais découvrir.
Un raisonnement d’une grande justesse : il est en effet probable que cette thèse, qui
pourrait bouleverser notre connaissance de la psychiatrie, ne soit jamais publiée…

Qui dit caste ne signifie d’ailleurs aucunement hiérarchie. Il n’y a pas de luttes de pouvoir
dans le Résal. Du moins Emma ne l’a jamais évoqué. En revanche, ses membres les plus
puissants peuvent pénétrer le cerveau de ceux qui les approchent de façon brève et
imprévisible. Cette capacité de pouvoir s'immiscer dans la conscience, à la demande,
même si elle est de très courte durée, permet de faire progresser la connaissance globale
du Résal. Et de sortir certains de ses membres de situations scabreuses…
Je n’ai compris que très tardivement, l’intrusion d’Emma dans le cerveau de sœur Marie-
Claire ou de la juge Gaspard, entre autres. Je les prie de bien vouloir m’en excuser, tout
comme celles à qui elle a emprunté le corps pour assouvir les pulsions sexuelles de son
cerveau.
Emma n’a pas enfreint de règles, puisque ces règles n’existent pas, mais ses interventions,
en particulier sa substitution avec la juge Gaspard, ont surpris les membres de cette
communauté, dont personne ne connaît le nombre. Fort de ce pouvoir de pénétrer l’âme
des autres, on pourrait craindre la tentation de s’offrir le pouvoir absolu. Seule
l’immobilité des membres et l’impossibilité de vraiment décider du moment où cette
opération se déroulera interdisent au Résal de bénéficier d’une puissance
disproportionnée.
La finalité du Résal reste pour moi un mystère. Emma ne peut en définir l’origine.
C’est certainement ma plus grande interrogation sur cette organisation sans objectif final
prédéterminé. Son influence, dans l’histoire de l’humanité, est d’ailleurs méconnue, car
sans intérêt pour l’ensemble des membres. Même si Emma estime qu’elle ait dû parfois
être réelle et forte…
Peut-être par l’intermédiaire de « ruptures » comme celle que j’ai provoqué.
Lorsque ma vie et mes aventures ont commencé à mobiliser d’abord Emma et, plus tard,
les cerveaux les plus « proches » d’elle, cette démocratie impalpable et déstructurée a
connu une certaine panique. Le mot est peut-être un peu fort… Il vaudrait mieux parler
de préoccupation ponctuelle majeure !

178

Certains ont perçu un danger potentiel et ce sont eux qui ont su motiver la haine de
l’inspecteur Bottet. Selon Emma, une procédure d’urgence déclenchée contre l’avis de
nombreux membres qui – c’est la règle - n’expriment que leur propre sentiment.
« Certains Résaliens », ce terme vague est celui d’Emma, ont décidé de sensibiliser Bottet
sans que celui-ci ne connaisse l’existence du Résal, ni même n’en soupçonne l’effet sur sa
propre réflexion. Il me poursuit sans relâche, se demandant même parfois pourquoi. Il
éprouve aussi des intuitions nouvelles, dont il ne comprend pas le rationnel mais qui le
flattent et lui donnent encore plus de motivation pour s’acharner sur moi et le couple
étrange que je forme avec Emma. Il trouve dans le dégoût que lui inspirent les relations
anormales d’un médecin avec une malade débile, la justification ultime de cette haine
incontrôlable…
Même si son profil psychologique a été bien ciblé par ses manipulateurs, Bottet n’avait
pas, au départ, et pour une raison que j’ignore, ma possibilité à entrer en communicance.
Cette incapacité à créer le dialogue lui donne heureusement beaucoup moins d’atouts.

Cet « honneur » que m’a offert le Résal est lié, Emma le répète sans arrêt, à la conjonction
de circonstances exceptionnelles. Un désordre psychiatrique non exprimé, mais qui aurait
fait probablement de moi un autiste si j’avais été choisi dans les premiers mois de ma vie
par un membre du Résal. Mon goût des gens et de la psychiatrie, ma curiosité m’avaient
amené sur un terrain propice.
Mais surtout, ma fusion avec Emma était certainement la principale raison.
Derrière une autre dont Emma ne voulait pas parler, et que je devais découvrir…

J’ai donc essayé de traduire dans ces notes, les principales informations qu’Emma a bien
voulu me communiquer avec toutefois une barrière de taille : la pauvreté des
connaissances de base que la médecine traditionnelle m’avait enseignée et qui m’empêche
tout simplement de comprendre les vrais secrets du Résal.
Les pages qui suivent sont le reflet fidèle des conclusions qu’Emma a bien voulu valider.
Certaine révélations demandent toutefois à être prouvées car je ne peux,
malheureusement, exclure l’hypothèse que j’ai pu être manipulé...

179

« La maîtrise du corps selon Emma »

La plastique parfaite d’Emma est certainement le premier mystère que notre médecine n’a
pas essayé de percer. C’est pourtant celui qu’il aurait fallu étudier de prime abord, tant il se
révèle porteur d’espoir pour notre civilisation du « trop » et du « pas assez » ; Trop
d’opulence et pas assez d’exercice !
Depuis qu’il est apparu sur la terre, l’Homme n’a d’abord pas eu beaucoup de temps à
consacrer à la réflexion intellectuelle. Comme il ne savait pas cultiver la terre et surtout
stocker la nourriture, il passait l’essentiel de son temps à vaincre la faim.
Sa première découverte intellectuelle a été qu’il ne pouvait survivre que par la cruauté. Ce
qu’il a parfaitement intégré, devenant très vite le premier prédateur de la planète.
Puis il a dû très vite résoudre une équation beaucoup plus délicate : faire que sa survie,
une fois assurée, soit la plus agréable possible, car il découvrait parallèlement le plaisir
pendant les périodes d'abondance. Celles-ci se terminaient toutes par de longs mois de
disette, qui se transformaient presque toujours en famines mortelles ou en luttes
meurtrières avec les représentants de sa propre espèce.
Il a dû s'adapter et, pour cela, modifier progressivement ses gènes.
Combien de temps faut-il pour qu'un gène se modifie naturellement ?
À l'époque où la thérapie génique se propose de le faire « manuellement » pour réparer les
erreurs de la nature, celle-ci a su le faire chez l'homme ; inconsciemment, lentement mais
sûrement ; en laissant des millions de morts faméliques et transis sur cette longue route de
l'évolution dont on sait mal évaluer la durée, mais qui a dû prendre des millions d'années.
L'homme a d'abord dû résoudre le problème de la survie de son corps, avant de pouvoir
même penser à son âme. Pour résister au simple rythme des saisons, il a développé, au
tout début, ce que l’on pourrait appeler un « gène de l'épargne », un gène essentiel, même
si son fonctionnement peut paraître simpliste.
C'est la rusticité de ce gène qui se paie comptant au Vingt et unième siècle, menaçant
inéluctablement notre civilisation d'opulence.
Pour garder un corps parfait, le Résal enseigne à ses membres, du moins ceux qui le
désirent, car dans le Résal rien n’est imposé, comment mobiliser certaines potentialités
inconnues encore et qui ne se révèlent que dans des circonstances exceptionnelles. Dans
certaines situations de péril, des femmes sont, par exemple, capables de soulever
l'équivalant de dix fois le poids de leur corps pour sauver leur enfant bloqué sous une
voiture. Des actions qui ne peuvent que se dérouler de façon inconsciente. Nos cellules
peuvent théoriquement toutes obéir à des ordres individuels. Les surdoués du Résal,
comme Emma, savent mobiliser des groupes de cellules. D’abord de façon consciente, ce
qui demande des monuments de concentration que son immobilisme total et permanent
lui autorise, puis de façon inconsciente, comme si une certaine forme de « dressage
cellulaire » était intervenue.

Emma souffre d'une des formes les plus graves d'autisme, ce qui lui permet d'être une des
plus douées du Résal. Elle possède un don très rare : la capacité de diriger des groupes
cellulaires de façon très indépendante. Elle peut par exemple contrôler et faire travailler
les cellules d'un muscle de façon très autonome.
Ce qui explique sa silhouette de sportive, alors qu'elle n'a, de sa vie, jamais été capable de
marcher, ne serait que quelques mètres. Elle est, grâce au même don, capable de contrôler
les cellules responsables de la digestion ou de l'assimilation. Ainsi, elle équilibre de façon
parfaite ses besoins même – et c'est le cas – si son alimentation est parfaitement
déséquilibrée.

180

Toutefois, ce don a un inconvénient majeur. Il est conscient donc épuisant. Emma, si elle
sort un jour de son emmurement, risque de ne pas pouvoir supporter la somme de travail
cellulaire que suppose la vie normale.
Cette capacité explique son aspect physique « éternellement » parfait, que la médecine
traditionnelle ne conçoit pas. Certains examens sanguins l’avaient suspecté, sans que
personne ne cherche à comprendre.

La communicance concerne très souvent les problèmes de diététique. Certains Résaliens


ont développé une technique d’analyse moléculaire très élaborée. Ils sont capables de
décomposer, en temps réel, toutes les associations de molécules et d'en percevoir
instantanément l’intérêt. Cette aptitude est une des explications du développement de
l'homme dans un univers hostile et de sa capacité à assembler divers éléments de la nature.
Pendant des centaines d’années, sous l’influence discrète de ces penseurs immobiles, les
savants ont eu une approche globale du fonctionnement de notre corps. Mais depuis un
peu plus de cinquante ans, ce qui rend Emma particulièrement hystérique, la médecine a
oublié cette réflexion d'ensemble. Sous la pression des patients, elle pratique un
découpage de l'homme en tranches, une réflexion par organe, qui lui a permis certes
quelques avancées spectaculaires, mais la voit stagner pour des siècles, si elle ne change
pas son mode de raisonnement.
Par exemple, la peau et le cerveau proviennent de la même partie de l’embryon. Soigner
les maladies de peau en ne considérant que la peau elle-même est une approche primaire.
Les expressions comme « je l’ai dans la peau » ou « il me donne des boutons » inspirées
par le Résal, qui possède des moyens discrets pour susciter le changement, même si elles
ont eu un retentissement populaire, n’ont pas conduit la médecine à prendre en compte
cette dimension. Emma a appris à se méfier de la science « officielle », comme elle
l’appelle ; et l'attitude des cohortes de médecins qui se sont relayés à son chevet pendant
toutes ces années lui a montré toute une brochette de suffisants cérébraux, petits titulaires
de baronnies médicales, branchés au tout à l'ego, incapables de trouver dans le mystère
médical la motivation pour avancer… Jusqu'à mon arrivée, et la surprise qu’elle eut de
constater, qu’avant qu'elle ne m'ait reconnu, donc aidé, je n'avais pas agi comme les autres.
Pour quelle raison ? Il faut être honnête, je suis un individu tout à fait normal ; je n’ai
aucune explication personnelle, si ce n’est que, quoiqu’en dise Emma, mon cerveau a
probablement dû être manipulé pour susciter mon attitude des premiers jours de notre
rencontre ; Ou tout simplement, je donne une définition bien compliquée de l’amour et
du « coup de
foudre » …

« Maîtriser son cerveau »


Si, lorsque l'on voit un électroencéphalogramme, on est sidéré par l'activité électrique du
cerveau et le peu d'utilisation que l'on fait de ces informations, que dire de l'activité
chimique et de la fabrication des neuromédiateurs ? Le cerveau est une usine de chimie
très fine. La science connaît les endorphines, ces substances proches de la morphine, que
le cerveau sait sécréter lorsque l'organisme est trop sollicité et que la douleur risque d'être
trop importante. Toujours cet instinct du chasseur qui doit courir des heures à la
poursuite de son gibier.
Les héritiers sont aujourd'hui les marathoniens ou tous ceux qui pratiquent un sport sur
des durées très longues. Ces endorphines provoquent cet état de béatitude que disent
atteindre ceux qui pratiquent l'effort au long court. Qui dit endorphine, dit également
accoutumance, ce qui explique ce manque que ressentent ces sportifs lorsqu'ils diminuent
leur entraînement. La sécrétion d'endorphines et d'autres substances agissant ou

181

contrôlant les centres du plaisir est un des jeux favoris du Résal mais surtout la possibilité
de résister aux agressions douloureuses les plus intenses. Emma a beaucoup ri de mon
expérience sur ses seins, au début de notre histoire ; mais elle a dû ce jour-là sécréter une
sacrée dose d'endorphines pour supporter la douleur ! D'ailleurs, sa résistance légendaire à
des doses mortelles de tranquillisants et de neuroleptiques ne provient que de sa capacité
à régler la sécrétion de neuromédiateurs complexes.
Emma m’a révélé que le chef de service de l’hôpital a essayé sur elle des quantités de
médicaments qui en disent long sur ses motivations réelles.

Le Résal trouve nos connaissances sur le cerveau très balbutiantes. L'image, pas
forcément méchante, mais terriblement évocatrice, qu’Emma aime donner de la recherche
et des connaissances dans ce domaine, est celle d'un singe devant un moteur de Ferrari :
ravi de s'apercevoir qu'en tournant dans le sens contraire des aiguilles d'une montre, il
peut dévisser un boulon… Mais un peu démuni pour comprendre un jour l'injection
électronique !
Dans ses moments de grande tristesse – elle n'emploie jamais le mot déprime – elle a
longuement étudié les religions, pénétrant les cerveaux les plus secrets, au hasard de ses
promenades cérébrales. Car la communicance, est aussi une quête solitaire de cerveaux en
détresse, en ébullition, en sommeil paradoxal.
Le sommeil paradoxal – un nom bien trouvé – est un véritable bonheur pour la
communicance ! Pendant cette phase de notre sommeil, jamais le cerveau n’est aussi loin
de la vie au sens moteur, alors qu’il n’a jamais été aussi réveillé.
C’est la phase essentielle de notre construction mentale. On peut probablement vivre
pratiquement sans sommeil. Certains membres du Résal pensent même que dormir est un
réflexe archaïque contre la peur du noir et de la nuit.
Emma est, elle, persuadée qu’on ne peut pas se développer sans sommeil paradoxal.
Elle se base sur sa grande expérience du sommeil paradoxal des autres.
Celui des religieux est sa promenade de prédilection. Elle n'aime pas les Chartreux ou les
Dominicains, trop obsessionnels à son goût. Elle a, en revanche, une vraie tendresse pour
les bouddhistes, qui montrent une vraie compréhension de la science. La commutation
entre les cerveaux d'Albert Einstein et du Dalaï Lama a été l'événement le plus commenté
du vingtième siècle pour le Résal.
Car c’est un jeu qui amuse beaucoup les Résaliens les plus évolués: arriver à emprunter un
cerveau et se retrouver en des joutes cérébrales mémorables qui font souvent naître
l’étincelle de génie cachée dans ces cerveaux hors normes. Emma n’est pas suffisamment
initiée pour participer à ces joutes.

Combien y’a-t-il de Résaliens du dernier niveau ?


Selon elle ; pas plus de quelques dizaines à travers le monde. Qui et où ? Emma ne peut
répondre à ces deux questions…

Pour les Résaliens, les religions ne doivent pas chercher à contredire le fait scientifique
lorsque celui-ci est acquis. Si la science peut démontrer que quelque chose n'existe pas, il
faut la croire ; mais si la science ne trouve pas, elle doit s'abstenir de dire que,
probablement, cela n'a pas de réalité. Elle ne possède pas le droit de parler d'inexistence
lorsqu'elle ne démontre pas. C'est exactement là où se situe l’espace commun entre une
science humaniste et un concept moderne de la religion ou une religion moderne qui reste
à inventer !

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La science, pas plus que la religion, ne possède toutes les réponses. Chaque fois qu'une
civilisation a mis en avant le progrès matériel, elle a perdu petit à petit son éthique. Les
Grecs, les Egyptiens, les Romains, l'ont constaté à leurs dépens.
Le Résal est pessimiste face à la très mauvaise pente sur laquelle glisse notre monde
civilisé moderne, ne trouvant pas une parade neuronale – ce que les bouddhistes
appelaient la croissance intérieure – à cette évolution.
Science et spiritualité doivent se compléter, mais également se contrôler, car la promenade
cérébrale a également montré les dangers du pouvoir politique et les dérives des religions
les plus puissantes.
Ni science ni religion, synthèse sans dépendance, le Résal est en fait un contrepouvoir
sans médiatisation, mais d'une puissance inconnue car inquantifiable.

« La transposition ou la maîtrise de l’enveloppe charnelle »


Emma m’a d’abord fasciné pendant des heures, puis a occupé mon esprit des jours
entiers, J’aurais été totalement désespéré par cette relation, s'il n'y avait pas eu la
transposition…
Le phénomène de la transposition est assez récent.
L'évolution des techniques de communication du vingtième siècle est due à un très petit
groupe du Résal. Une fois la dynamique lancée, ce groupe a été un peu débordé par son
succès et surtout frustré de son immobilité.
D’autres ont alors imaginé la « transposition ». Avec une définition simple : puisque leur
corps ne pouvait pas leur offrir une enveloppe à la hauteur de leur potentiel intellectuel, il
suffisait d'en emprunter un.
L'opération est techniquement simple, mais elle exige des précautions pour ne pas risquer
une forme de détention à perpétuité. Car l'emprunt s’est fait, au début, aux dépens d'êtres
frustres ou dociles, que cette mise entre parenthèses, jamais très longue, ne perturbait pas
outre mesure. Devant le succès, les Résaliens se sont mis à posséder des cerveaux
beaucoup plus complexes. Pour des périodes d’autant plus brèves que l’emprunteur est
évolué.
Emma l’a d’abord expérimenté pour, dit-elle, marcher auprès de moi sans que je ne m’en
doute. Puis elle a franchi le pas, pour influencer la vie de l’homme qu’elle aime.
Elle l’a fait contre l’avis du Résal.
Celui-ci ne connaît pas d’autre sanction que le refus de communicance, qui n’est d’ailleurs
jamais très long. Emma en a pourtant souffert, car elle n’avait pas le droit de me révéler la
raison des longues absences de contact avec moi.

La commutation est le mode le plus évolué de communication que connaisse l'homme.


C’est aussi le plus simple. Les bagarres des grands groupes de communication pour la
possession des satellites, de l'Internet ou du téléphone, amusent beaucoup Emma. Si les
hommes d’affaires et les financiers imaginent un jour l’existence de la commutation, ils
vont devenir fous !
La méthode est aisée. Tous les cerveaux disposent d'une espèce de scanneur permettant
de mettre rapidement et facilement deux ondes en phase. Il faut pour cela être volontaire,
ce qui permet de refuser les intrusions et de privilégier de vrais contacts.
C'est la peine extrême que je ressentais devant elle qui a activé le scanneur d’Emma. Cette
mélancolie a sécrété des neuromédiateurs hyper puissants. Une réaction suffisamment rare
et puissante pour avoir activé une fonction endormie de son cerveau archaïque. Le
dinosaure n’était pas le seul à posséder deux cerveaux. Les connaissances des meilleurs

183

spécialistes du moment sont loin de la réalité scientifique qu’a découverte le Résal. La


tendance académique est en effet de refreiner ce que les plus rétrogrades surnomment les
« bas instincts ».
En fait, dans l'évolution de l'homme, il a fallu faire des choix et parer au plus pressé. Alors
certaines fonctions ont été un peu délaissées. Si l'on compare l'homme à l'animal, notre
évolution, si elle nous a indiscutablement permis de dominer toutes les autres espèces, ne
nous a pas rendus parfaits en termes d'évolution. L'homme nu n'était pas le plus rapide ;
ses oreilles ne percevaient que peu de choses. Il était quasi aveugle, et sa peau n'était plus
capable de recevoir le millième des informations qu'analysait l'enveloppe d'une fourmi.
Certes, son intelligence s'est développée et lui a permis de compenser, par ses inventions,
les carences de son corps. Il peut même voyager dans l'espace ou au plus profond des
océans. Avec ses machines, il est devenu l'espèce la plus complète du monde. Mais il a fait
tout cela au détriment du développement de certaines structures intéressantes. Par
exemple, le deuxième cerveau, celui qui persiste au bas de la moelle épinière. Une preuve,
et tous les médecins du monde l’ont expérimentée : dans les premières minutes qui
suivent la naissance, un bébé est capable, si on le maintient debout, d'effectuer quelques
pas sur une table d'examen.
Ce n'est pas son cerveau encore immature qui lui permet ce simulacre de marche, mais
plutôt une zone nerveuse située au niveau de la moelle épinière, résidu de notre cerveau
archaïque. D'ailleurs, la communauté scientifique, après avoir négligé cet amas inutilisé de
neurones, envisage de refaire marcher des blessés de la moelle épinière en injectant des
cellules d’embryons, précisément à cet endroit-là. Le cerveau archaïque dispose de bien
d'autres propriétés qui représentent une des bases des expérimentations du Résal.

184

Réflexions d’Emma sur un certain nombre de sujets : Il s’agit de la synthèse de


nos « conversations » que j’ai réunis en plusieurs paragraphes. Emma a parfois
refusé de commenter certaines de ses révélations les plus surprenantes.

Les sentiments
Le chapitre des sentiments que ressentent les membres du Résal est curieux.
Emma explique volontiers que l'homme doit sa position dominante à la cruauté qui
l'habite. C'est parce qu'il est cruel qu’il a gagné sa bataille contre les autres espèces. C'est
sans doute parce qu'il a de la haine au fond de lui, que l'homme est capable de supporter
ce qui fait fuir la bête. Alors faut-il combattre cette haine pour la supprimer, ou
l'entretenir ? Le Résal propose de la canaliser : il n’est pas aussi opposé à la violence
actuelle de notre monde qu’on pourrait le supposer, car c’est pour lui un des facteurs de
survie de l’espèce.

La psychiatrie
Emma craint la psychiatrie, mais elle accuse le Résal d'être responsable du divorce à
l'intérieur du cerveau de ceux qui s'en occupent. La science déteste ne pas savoir. La
religion a des explications que le Résal admet.
La psychanalyse en est une forme avec l'acceptation de certains dogmes imposés à défaut
d'avoir été démontrés. Les découvertes les plus récentes n'ont pas arrangé le problème.
Ces découvertes, essentiellement génétiques, sur le comportement humain, ne sont que les
confirmations de ce que vivaient intimement ceux du Résal qui, comme Emma, ont la
malchance de vivre consciemment leur activité cellulaire.
Elle compare cela, à ce que pourrait ressentir une personne qui, dans une foule, pourrait
entendre chaque conversation de façon claire.
On sait que la présence particulière d'un gène explique pourquoi certains adultes
reproduisent les violences dont ils ont été eux-mêmes victimes dans leur enfance. Les
neuromédiateurs sont capables de créer de véritables zones de mémoire génétiques.
Capables d'influencer les gènes donc susceptibles de modifier l'espèce.
Par exemple, dans une civilisation particulière, une peur peut se transmettre de façon
génétique. La peur de la chute du ciel chez les Gaulois se transmettait probablement par
les gènes. C'est autant l'éducation différente que le mélange génétique avec les Romains
qui l'a fait disparaître ; mais cette peur reste tapie dans nos gènes, à la portée des
neuromédiateurs sélectifs si ceux-ci sont de nouveau sécrétés.

Le sommeil
Les membres du Résal ne dorment pratiquement pas ; des sommeils flashs extrêmement
courts leur suffisent. Pour eux, c'est la démonstration que le sommeil des humains
modernes n'est que la persistance d'une peur archaïque du noir qui continue à se
transmettre. Cette action des neuromédiateurs sur ces mécanismes de pensée aurait dû
permettre de mettre au point des médicaments capables de lutter définitivement contre la
peur et surtout l'anxiété. Le Résal, qui n'intervient que très rarement sur la vie des autres,
était tenté de donner un coup de pouce à la recherche médicale ; mais c'était la porte
ouverte aux utilisations militaires : L'annihilation de la peur est en effet une arme de
destruction massive, dont le monde moderne n'a vraiment pas besoin. Mais la révélation
la plus surprenante d’Emma, celle qui va désormais bouleverser ma vie est...

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Les dernières pages du document étaient illisibles.


Bottet avait passé de longues heures dans sa chambre de Catane à lire et relire les
réflexions de son ennemi. Il n’avait pas tout compris et restait hésitant devant la marche à
suivre. « Résal, Communicance… », ces mots révélés par Éric, issus du cerveau d’un grand
pervers, capable des pires ignominies n’avaient aucun sens. Certes, ils expliquaient les
phénomènes étranges : la localisation d’Éric après son naufrage ou l’attitude
incompréhensible de la juge faisaient sécher les éléments les plus brillants des services
secrets. Mais il y avait aussi sa mise en cause qui prétendait que ce monde de fous pouvait
manipuler un commissaire à distance…
Là, Éric allait trop loin ! À aucun moment, Bottet n’avait entendu la moindre « voix », ni
obéit à un ordre quelconque venu des limbes de cerveaux malades.

Pourtant… Éric n’avait pas complètement tort lorsqu’il parlait de « haine inexplicable ».
Bottet n’avait jamais aimé ceux qu’ils poursuivaient. La seule justification de cet
acharnement, le commissaire la trouvait dans l’humiliation que le médecin lui avait fait
subir. Bottet avait toujours été un homme un peu fruste, du moins dans son application
stricte de la loi. Il le savait et n’en éprouvait ni peine ni complexe. Mais il ressentait depuis
quelques semaines un sentiment étrange dont il ne pouvait s’entretenir avec personne...
Et si Éric disait vrai ?
Alors que faire de ces notes surprenantes : détruire ce document qui battait en brèche des
bases essentielles de notre civilisation ? L’envoyer d’urgence à la juge Gaspard ? Il avait
choisi finalement choisi de clore le dossier et de respecter les voeux de cet étrange ennemi
en acheminant ces documents à leur destinataire.
Ce dernier secret qu’Éric se gardait bien de révéler, car il ne devait pas exister, ses derniers
mots l’avaient convaincu de la santé chancelante de ce pauvre garçon et de l’issue
inéluctable de ce délire inoffensif… Car il y avait aussi, sur la clef USB, un autre fichier
qui confirmait le sentiment qui commençait à poindre chez le commissaire : une lettre
adressée collectivement à Christian, Jaouen, Philippe et Jean Pol.

« À ceux qui m’aiment…


Mon voyage terrestre s’achève. Mais j’entreprends le suivant avec passion, sans peur ni regrets car lui seul
peut me permettre de retrouver Emma en paix et en accord avec la passion unique qui nous lie.
N’ayez aucun regret... Je n’en ai qu’un : fuir la chaleur de votre amitié.
Que votre vie soit belle !
Éric »

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Décembre 2021

A venir

Livre 2

Les remparts de Dubrovnik

Sortie 2022

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