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Qu'est Ce Que Le Bovarysme
Qu'est Ce Que Le Bovarysme
Le bovarysme,
selon Emmy
© Derevyankina Ludmila/Shutterstock
N° 149 - Décembre 2022
GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychologie clinique et de psychopathologie
à l’université de Bordeaux, chercheur à l’Institut des sciences
criminelles et de la justice, psychologue et psychothérapeute
en cabinet libéral, et expert auprès des tribunaux.
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attention. Elle n’aura d’ailleurs de cesse de la tou- déçoit comme si je n’étais pas à la bonne époque,
cher tout au long de cette séance… ni avec les bonnes personnes. Et je ne peux rien y
Ce qui caractérise Emmy, c’est un désespoir faire. » Ce n’est donc pas une intense tristesse qui
sans bornes. Elle commence l’entretien sur ces gouverne Emmy, mais autre chose de bien plus
mots : « Je suis venue vous voir professeur, mais je profond qui la conduit à refuser tout ce que le
dois vous le dire : je ne crois pas que vous puissiez monde peut lui offrir. Mais pourquoi ressent-elle
m’aider… Je traîne ça depuis trop longtemps. » Je tout cela au point d’en souffrir autant ?
reprends ses derniers mots, mais elle les élude et, Faisons mieux connaissance avec la jeune
sur la défensive, oriente notre échange sur des femme pour tenter de résoudre ce paradoxe. Âgée
événements plus récents. « J’ai été hospitalisée, de 41 ans – mais elle fait beaucoup plus jeune –,
l’année dernière, et ce n’était pas la première Emmy est juriste dans une grande administration.
fois… Mais là, j’ai vraiment failli y passer… » Elle a été mariée et n’a pas d’enfant. Alors que je
Elle évoque une tentative de suicide avec des lui demande de continuer son histoire de vie, bru-
médicaments. Une tentative qui aurait réussi sans talement, elle m’annonce : « J’ai été hospitalisée
l’intervention inopinée de sa meilleure amie, deux fois, après deux tentatives de suicide. J’ai ren-
chez qui elle vivait. « Je prends des antidépres- contré de nombreux psys, psychiatres et psycholo-
seurs et des anxiolytiques, matin et soir. À des gues, qui m’ont tous dit à peu près la même chose,
doses plus importantes depuis cette dernière hos- que j’étais soit déprimée, soit bipolaire. L’un d’entre
pitalisation, mais j’en prends depuis des années. » eux m’a même annoncé que j’avais un problème de
Au vu de tous ces éléments, Emmy semble clai- personnalité du genre borderline. J’ai pris plein de
rement souffrir d’une grave dépression. Elle en médicaments qui ne m’ont pas guérie et j’en ai
réunit tous les signes : humeur dysphorique (tris- même avalé pour mourir… » Après une pause, elle
tesse et anxiété intenses), hypomimie faciale (peu reprend : « Et pourquoi j’ai voulu en finir ? Parce
d’expressions du visage), bradypsychie (ralentisse- que je ne sais pas être heureuse, parce que je suis
ment du fonctionnement cognitif), asthénie déçue de la vie… Je la trouve moche, les gens se
(fatigue) et, comme déjà évoqué, bradykinésie contentent de si peu. » Ses deux tentatives de sui-
(lenteur de la locomotion et des mouvements), ato- cide ont eu lieu après deux échecs amoureux…
nie (une sorte de perte d’élan vital) et anhédonie
(une absence de plaisir). Elle n’a pas repris le tra- DE GROSSES DÉCEPTIONS AMOUREUSES ?
vail depuis sa dernière tentative de suicide, vit tou- Emmy semble donc plongée dans un état d’in-
jours chez son amie, sort peu, s’alimente moins et satisfaction existentielle permanent, comme divi-
dort beaucoup – elle souffre aussi d’hypersomnie. sée entre de profondes aspirations et attentes vis-
Toutefois, malgré toutes ces difficultés, à-vis de la vie et de profondes déceptions vis-à-vis
notamment cognitives, aucune ne suffit à affecter de ce que la réalité lui apporte. « J’ai toujours rêvé
sa passion pour la lecture. En effet, Emmy lit de vivre une existence à part, une vie pas comme
beaucoup, voire énormément, et ce depuis qu’elle tout le monde. J’ai cru que c’était possible, surtout
est toute petite. « Je suis bibliophile », me dit-elle. avec mon mari, puis mes compagnons… Mais
Mais ce n’est pas tout à fait juste. Elle collectionne c’était faux et, finalement, vraiment médiocre. »
les livres, certes, mais pas pour l’objet. Elle ne Mais reprenons l’histoire d’Emmy pour bien
s’intéresse ni à l’édition, ni à la qualité de l’im- comprendre. Sa mère tombe enceinte à l’âge de 24
pression, ni à la typographie, ni à la reliure. Non, ans, d’un homme de douze ans son aîné dont elle
ce sont juste les histoires, la romance, l’intrigue, est passionnément éprise. Leur liaison, qui ne dure
les personnages, qui rendent les ouvrages fasci- que deux ans, est décrite par Emmy comme très
nants aux yeux de la jeune femme ; ils éveillent aventureuse. Ils s’installent très vite ensemble, sa
en elle la fantaisie et le rêve. mère étant alors jeune secrétaire, et son père tra-
vaillant dans le commerce international. De sorte
« JE ME SENS ÉTRANGÈRE À CE MONDE » qu’ils voyagent beaucoup, notamment en Asie, et
D’où ma surprise : normalement, toute dépres- surtout en Amérique latine où ils vivront pendant
sion sévère affecte les capacités cognitives d’atten- quelques mois. Emmy sera d’ailleurs conçue au
tion, de concentration et d’introspection à tel point Brésil… mais naîtra en région parisienne, quelques
que ce genre de rêveries associées à des heures de semaines après le départ brutal de son père : sans
lecture est quasi impossible. D’autre part, je m’in- vraiment d’explications ni de raisons valables,
terroge beaucoup sur ce qu’Emmy dit de sa « souf- celui-ci aurait quitté sa mère sans laisser de nou-
france » dès notre première consultation et qu’elle velles. Cette dernière ne refera jamais sa vie.
répétera en boucles lors des suivantes : « Je me Emmy vit donc avec sa mère chez ses grands-
sens étrangère à ce monde. Tout ce que je vis me parents pendant une dizaine d’années. Elle fait une
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même aux courts métrages. Puis vient le temps bourgeoise normande et il l’éblouit. Elle a alors 20
des désillusions : « Nous avions des projets fous et ans et lui, 26. « Féru d’art, il m’impressionnait par
je me sentais vibrer à chaque instant avec lui. ses connaissances sur le cinéma d’auteur, mais
J’étais vivante. Puis, après notre première année également la littérature. Un de ses oncles était
ensemble, j’ai ressenti de l’ennui ; nos projets de écrivain. Sa vie paraissait passionnante. Enfant,
faire des films étaient tombés à l’eau et j’étais il avait vécu longtemps à l’étranger, aux États-
seule à en être déçue. Lui semblait heureux. Moi Unis, mais aussi en Asie, son père travaillant dans
j’étais malheureuse. » le commerce international dans une grande firme
américaine… » La mère et les grands-parents
LE RÊVE S’ESTOMPE… d’Emmy sont très heureux et le mariage est,
Au bout de quelques mois, elle rencontre Paul comme elle le dira, « grandiose », dans un magni-
qui deviendra son premier mari. « Stanislas fique château de la campagne normande.
m’avait rendue femme, mais je n’éprouvais plus Mais progressivement, la jeune femme fait
rien. Je ne pouvais pas lui dire, mais, au fond de l’expérience d’un embourgeoisement mortifère de
moi, je m’éteignais… Jusqu’au jour où Paul est sa vie… Elle travaille alors comme juriste dans une
entré dans ma vie. » Jeune et ambitieux, avocat entreprise et redécouvre la puissance destructrice
d’affaires, Paul est issu d’une grande famille de l’ennui. Elle a maintenant 30 ans et en veut à
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Paul de ne pas tenir ses promesses d’une vie exal- Ensuite, Emmy décide de déménager dans une
tante. Elle recommence à « écouter son cœur », grande ville de province. « Je voulais recommencer
comme elle le dit. Et fait la rencontre d’un jeune ma vie. Partir, c’était me donner une chance de
artiste australien, Owen, avec qui elle trompe très repartir de zéro. » Elle se replonge dans une acti-
vite son mari pour « revivre », selon ses mots, tant vité compulsive de lecture, sans sombrer, dit-elle,
elle se sent vide : « Je dépérissais… Je perdais le dans des ouvrages de « gare ». Elle s’inscrit sur les
goût de ma vie… J’ai commencé à prendre des anti- réseaux sociaux d’amateurs de littérature, et fait
dépresseurs pendant plus d’un an. Avec le recul, je la connaissance d’un jeune homme, Louis, qui,
comprends maintenant que j’en attendais trop de comme elle, partage cette aversion pour la bana-
mon mari. » Exaltée, elle s’amourache d’Owen. « On lité de la réalité, privilégiant l’art comme moyen
avait parlé de partir vivre ensemble en Nouvelle- de répondre à ses aspirations profondes. Pendant
Zélande. J’y ai cru. Mais il est parti seul et ça a été des mois, elle entretiendra une relation à distance
terrible, insupportable, pour moi… J’ai alors fait avec cet homme qui vit en Corse. « Nous nous écri-
une première tentative de suicide avec des médica- vions plusieurs fois par jour, nous nous télépho-
ments. » Hospitalisée pendant deux semaines, elle nions en cachette. Mais ma plus grande source de
cache à son mari les raisons de son acte suicidaire, bonheur, c’était de le lire et de lui écrire. » Emmy
avant de le quitter. s’éclipse ainsi, à nouveau, de son quotidien qu’elle
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vie et, enfin, de l’existence dont je rêvais. » En sautes d’humeur en quelque sorte, également
effet, dans ces périodes-là, Emmy ne semblait plus caractéristiques du trouble bipolaire. Son fonc-
du tout dépressive et était, au contraire, eupho- tionnement ressemblerait davantage à celui de la
rique et exaltée – d’où le diagnostic de trouble personnalité borderline, notamment en raison de
bipolaire… « D’un seul coup, je me sentais heu- son trouble identitaire, de son fond dépressif et
reuse. Enfin heureuse ! Mais ça ne durait pas… Je de son manque de relations sociales.
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à démasquer le vrai du faux, compte que j’avais tellement d’attentes que je les
plaçais aussi dans ce rôle, à la fois je les haïssais
l’authenticité du factice. et à la fois je me détestais moi-même d’avoir eu
autant d’espoir et d’être maintenant déçue.
Elle pense vraiment savoir Pourquoi vivre alors… »
Par conséquent, Emmy n’est ni bipolaire ni bor-
qui elle est, ce qu’elle veut. derline. Elle souffre d’une insatisfaction affective,
En revanche, ce sont personnelle et sociale, qui la plonge dans une forme
de dépression et dont le rêve d’un monde différent,
les conditions, les moyens romanesque, pourrait la sortir. C’est ce qu’on
nomme le « bovarysme » (voir l’encadré page 20),
et surtout les rencontres trouble nommé d’après l’héroïne de Flaubert, qui
qui l’en empêchent. vit aussi à travers les romans, Emma Bovary…
C’est à partir de ce diagnostic psychologique
que j’entame une psychothérapie avec Emmy.
Tout en restant sous antidépresseurs, elle va
réfléchir à sa propension à investir le rêve, la fic-
tion, mais en la reliant à son histoire de vie. Je
définis d’abord avec elle plusieurs moyens et
Mais le sentiment de vacuité qu’Emmy ressent objectifs. Sur le plan technique, il me semble inté-
face à la trivialité de sa vie quotidienne la pousse à ressant d’utiliser ses ressources, ses compétences
rechercher du sens, des émotions, de l’aventure et et son intérêt pour l’écriture et la lecture, de sorte
du romantisme. Elle ne répond pas du tout à une que la narration – comme dans la « psychothéra-
logique de « remplissage du vide », bien au contraire : pie narrative » développée par les psychologues
la rêveuse n’a de cesse de rappeler combien la australiens Michael White et David Epston dans
société consumériste caractérise une logique d’évi- les années 1980 – va jouer un rôle thérapeutique
tement de soi, en poussant l’individu à s’illusionner déterminant dans notre travail psychologique.
à travers les possessions matérielles. Or, elle veut
transcender la réalité, cherche à démêler le vrai du ÉCRIRE ET LIRE POUR S’EN SORTIR
faux, l’authenticité du factice. Elle pense vraiment Très enthousiaste, Emmy écrit, analyse, décor-
savoir qui elle est, ce qu’elle veut. En revanche, ce tique, puis lit tout ce qu’elle racontait lors de nos
sont les conditions, les moyens et surtout les ren- séances, en portant son attention sur les sources
contres qui l’en empêchent. Aucune confusion iden- de son insatisfaction existentielle et sur les façons
titaire chez elle, donc, contrairement aux personnes dont elle a cherché, jusqu’alors, à y remédier… En
ayant une personnalité borderline. vain, puisqu’elle était toujours de plus en plus frus-
trée. Plus précisément, elle reprend de façon chro-
EN QUÊTE DE « SYNTONIE » nologique des périodes de sa vie, en commençant
Par ailleurs, dans ses relations aux autres, par la rencontre de ses parents, les conditions de
Emmy idéalise, « fictionne », imagine ce que l’autre sa naissance, son mariage… Une approche qui,
peut lui offrir. « Je me rends compte maintenant dans une certaine mesure, ressemble à certains
combien j’embellis tout… Je ne voyais que ce que éléments de la méthode ICV (intégration du cycle
je voulais voir. L’apothéose n’était finalement pas de la vie), très utilisée chez les patients traumati-
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partagée… » Une symbiose affective, passionnelle, sés. Ainsi, Emmy comprend, progressivement mais
amoureuse – nommée « syntonie » –, ressentie par de façon plus concrète, combien le rêve est à la fois
Emmy et qu’elle n’a de cesse de rechercher, car fécond, défensif et aidant pour elle, mais aussi
cela lui est indispensable… « J’ai vu dans mes rela- occultant, fragilisant et délétère.
tions comme une sorte de personnification mascu- Lors de nos séances, une nouvelle probléma-
line de ce que je recherchais. » tique voit le jour : le traumatisme autour de la
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