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TEXTES LITTÉRATURE FRANCOPHONE BELGE, CHRISTOPHE MEURÉE

Clément Pansaers
« La guerre n’a donc pas assez massacré, puisque l’après-guerre organise
méthodiquement le commerce du massacre. L’industrie de l’idée est systématisée. Le
commerce de la parole en est le succédané. Les utilitaires égoïsmes intéressés innovent
de nouvelles sinécures. Existent les commis voyageurs de la confraternité comme les
communistes de carrière, qui exploitent la masse imbécile. [...] Le chaos n’est pas né de
la guerre. Du chaos de l’avant-guerre naquit la muflerie de la spécialisation, qui
enfanta, en séries, les abstractions telles que : jésuitisme, industrialisme,
intellectualisme et mille autres idéologismes corrupteurs. [...] Fallait-il que cette
succession d’idéologies, avec leurs multiples subdivisions de logique, critique,
psychologique, artistique et autres morales scientifiques pour déterminer la place du
ventre dans ce monde. [...] Toute révolte avorte dans l’abondance. »
« Ourangoutangisme » (in Les Humbles, n°9-10, janvier-février 1920)

HENRI MICHAUX, Lointain intérieur (1938)

J’étais autrefois bien nerveux. Me voici sur une nouvelle voie :


Je mets une pomme sur ma table. Puis je me mets dans cette pomme. Quelle
tranquillité !
Ça a l’air simple. Pourtant, il y a vingt ans que j’essayais ; et je n’eusse pas réussi,
voulant commencer par là. Pourquoi pas ? Je me serais cru humilié peut-être, vu sa
petite taille et sa vie opaque et lente. C’est possible. Les pensées de la couche du
dessous sont rarement belles.
Je commençai donc autrement et m’unis à l’Escaut.
L’Escaut à Anvers, où je le trouvai, est large et important et il pousse un grand flot. Les
navires de haut bord, qui se présentent, il les prend. C’est un fleuve, un vrai.
Je résolus à faire un avec lui. Je me tenais sur le quai à toute heure du jour. Mais je
m’éparpillais en de nombreuses et inutiles vues.
Et puis, malgré moi, je regardais les femmes de temps à autre, et ça, un fleuve ne le
permet pas, ni une pomme ne le permet, ni rien dans la nature.
Donc l’Escaut et mille sensations. Que faire ? Subitement, ayant renoncé à tout, je me
trouvai…, je ne dirai pas à sa place, car, pour dire vrai, ce ne fut jamais tout à fait cela.
Il coule incessamment (voilà une grande difficulté) et se glisse vers la Hollande où il
trouvera la mer et l’altitude zéro.
J’en viens à la pomme. Là encore, il y eut des tâtonnements, des expériences ; c’est
toute une histoire. Partir est peu commode et de même l’expliquer.
Mais en un mot, je puis vous le dire. Souffrir est le mot.
Quand j’arrivai dans la pomme, j’étais glacé.

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LES SURRÉALISTES : PAUL NOUGÉ
À nos intrépides lecteurs, à nos abonnés,
point n’est besoin d’attirer à nouveau sur attention sur l’étonnante
virilité (stabilité) de notre organe. Ses démarches ferventes et précises, son passé, son
avenir rigoureusement défini en la perfection même d’un mécanisme purement
moderne, tiennent lieu de toute démonstration nouvelle. Mais
à ceux qui dans l’ombre
s’apprêtent à venir « engrosser » notre phalange, qu’il nous soit permis de lancer avec
notre brièveté coutumière cet IMPORTANT AVERTISSEMENT

Paul Nougé, Correspodance Bleu 1 (1924)


RÉPONSE À UNE ENQUÊTE SUR LE MODERNISME
1. ON conquiert le monde, on le domine, on l’utilise ; ainsi, tranquille et fier, un beau
poisson tourne dans ce bocal.
 
2. On conquiert le mot, il vous domine, on s’utilise ; ainsi, tranquille et fier…
 
3. Surgit une difficulté, tant on a de peine à ne pas s’entendre.
« Par des paroles imprévues, délibérées.
Nous conjurons l’accoutumance. »
On rougirait peut-être de les retrouver engluées à la « sécurité passionnée » d’un
modernisme aussi bien portant.
Rassurez-vous, elles volent, libres encore.
4. Regarder jouer aux échecs, à la balle, aux sept arts nous amuse quelque peu, mais
l’avènement d’un art nouveau ne nous préoccupe guère.
L’art est démobilisé par ailleurs, il s’agit de vivre.
Plutôt la vie, dit la voix d’en face.
Nous poursuivons notre promenade, au passage délivrant de nos propres pièges
quelques différences.
5. Il devient trop aisé maintenant de ne découvrir en tout cela qu’une coupable
utilisation de l’espace, de l’instant, de notre cœur. C’est un vice de jeunesse qui,
négligé, s’accuse. Il risque d’emporter son homme.
6. Puisqu’il en est temps encore, permettez-nous de prendre congé.
Sans doute reviendrons-nous – ailleurs.

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Positionnement du surréalisme belge face au Surréalisme

Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s’entend,
qu’à la fin cette dernière croyance se perd.
André Breton, Manifeste du surréalisme (phrase d’ouverture)
 
Le surréalisme, tel que je l’envisage, déclare assez notre non-conformisme absolu
pour qu’il ne puisse être question de le traduire, au procès du monde réel, comme
témoin à décharge. Il ne saurait, au contraire, justifier que de l’état complet de
distraction auquel nous espérons bien parvenir ici-bas.
André Breton, Manifeste du surréalisme (dernier paragraphe)

Paul Nougé aux surréalistes français

Il n’est que temps d’opposer aux redoutables inventions matérielles les inventions
terribles de l’esprit. Nous sommes l’esprit de révolte qui se refuse, qui éternellement se
refusera aux conditions qui lui sont faites mais qui ne se fonde pas sur la négation
simple de ces conditions pour pousser en avant sa révolte.
Nous nous refusons de lier notre aventure à l’avenir de la révolution sociale. Que
d’autres le fassent, il nous serait difficile de croire à des démarches vaines, mais qu’ils
conforment leur action à leur désir, qu’ils participent à l’action des organisations
prolétariennes qui seules sont capables de pousser la révolution. Qu’ils cessent de
vouloir se distinguer d’elles, de poursuivre la chimère d’une activité parallèle. Qu’ils
contribuent à exhausser et à sauvegarder de tant de compromissions qui la menacent, la
pureté de cette action.
Pour nous, l’esprit de la révolte nous incline à d’autres tâches.

Paul Nougé, La conférence de Charleroi

Il est certain que la musique est dangereuse.


[…]
L’esprit se nourrit de nos risques et de nos défaites, comme de nos victoires.
Et celles-là même, humbles ou discrètes, que nous serions tentés de négliger, sont
peut-être vouées à un retentissement infini.
Mais ici, toute prévision est spécieuse, car il ne saurait être question de résoudre un
problème dont les termes, à chaque instant, font mine de nous échapper…
La certitude n’en reste pas moins que l’esprit n’existe qu’à la faveur d’une aventure
sans limite, aux mouvements et aux perspectives sans cesse renouvelés, où les
dangers que nous discernons et qui, à chaque instant, menacent de la faire tourner

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court, sont aussi, si nous refusons de nous incliner devant eux, les plus sûrs garants
des seules victoires qui nous tentent encore.
Ainsi, MM., qu’il s’agisse de musique ou de quelque autre événement humain,
l’esprit est à notre merci et nous en sommes réellement responsables.
C’est de cette responsabilité qui pèse sur chacun d’entre nous, que je souhaite vous
avoir convaincu aujourd’hui.

CAMILLE GOEMANS, Le silence


Statue de froid et d’ombre, pesante fleur déchue,
Gisant comme le roc, dans le tourment du roc,
Stupéfiante vapeur, miroir auguste et vrai,
Et la main qui le lave, et la main qui le souille.

Orage mutilé, tempête sans voix humaine,


Ce monde est incompris, ce monde est refusé ;
Ô secret admirable et si tôt bafoué,
Tremblant, tu te mesures aux colonnes adverses.

Tu es la tour des lents effrois accablés par le rêve ;


Tes regards prisonniers, armés de leurs poisons,
Eprouvent sans merci, dans les chutes atroces,
L’honneur et la pitié, la tendresse et l’amour.

Réponse, réponse, et l’écho redoublé


Soufflette ton visage où se grave l’erreur,
Ces oreilles avides, ces lèvres désolées,
Cette attente de soi dans les espaces nus.

MARCEL LECOMTE, Le vertige du réel


La pose du silence
Tandis que le bruit des pas d’un promeneur, ainsi fort avant dans la matinée, on
l’entend glisser sous le sable et d’un mur à l’autre le vent se lève en courant,
effeuillant d’un mur à l’autre les arbres, le premier tramway vient de traverser
l’avenue, dans cette lumière que déjà plus rien ne semble devoir défendre contre
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elle-même, dans la clarté pure. Mais la maison où il n’est nulle chose en ce moment-
ci qui pourrait, quand ce ne serait que le moins du monde, battre sur la surface du
bois et de la pierre, la maison est secret univers encore, où le jour nous jouons de
nos gestes, où la nuit nos regards brillent dans le soleil.

Le carnets et les instants


Lorsque l’œuvre d’art, lorsque l’œuvre peinte se trouve achevée, elle se marque,
pour nous, spectateurs attentifs, des signes d’une vie qui lui est particulière, et, plus
loin sans doute, de tels indices profonds qui nous apporte le trouble voulu ou cette
surprise discrète mais insinuante qui a nom efficacité.
L’efficacité est à la fois un léger vertige et une magie. Elle est, en quelque sorte, ce
piège où tombe le spectateur attentif, ce piège par lequel la contemplation de
l’œuvre est rendue nécessaire. Le spectateur est appelé par elle à déceler les
relations qu’entretiennent entre eux les éléments de l’œuvre, il est appelé à analyser
son système d’expressions, de tons et de nuances, système par lequel se détermine le
point sensible, le point de puissance de l’œuvre, dans une perspective où cette œuvre
s’immobilise pour apparaître plus manifeste, plus claire, mais non pas plus simple –
comme en quelque repos étrange.
Si l’on se réfère à un certain passé pictural, il semble que l’on se puisse attacher
parfois à une efficacité de qualité telle qu’elle ne se laisse point aisément réduire à
l’esprit.
À la fois discrète et obsédante, cette efficacité donne, à l’observateur attentif, à
méditer, notamment sur la puissance de diversion dont elle est faite. Et l’on pensera
à cet égard à certains aspects de la peinture hollandaise du XVIIe siècle. L’on a dit
de cette peinture qu’elle était ennuyeuse. Oui, mais à la façon d’un ennui qui fait
retrouver l’être. L’on a dit aussi qu’elle était trop envoûtée par le plaisir de la
« reproduction » qui pouvait être grand à l’époque, et qui est le plaisir de se
reconnaître sur une photographie ou dans un miroir.

PAUL NOUGÉ, La solution de continuité


Il nous est impossible de tenir l’activité littéraire pour une activité digne de remplir à
elle seule notre vie. Ou plus exactement elle nous paraît être un moyen insuffisant
pour épuiser à lui seul cette somme de possibilités que nous espérons mettre en jeu
avant de disparaître.
Il n’est pas douteux que d’une certaine manière nous fassions grande confiance à
l’écriture. Mais cette confiance, aussi forte que nous puissions la consentir, n’en est
pas moins une confiance limitée.
[…]
Le souci de l’expression exacte, nombreuse, parfaite, peut difficilement toutefois se
limiter à lui-même. L’on peut imaginer que la recherche de cette expression parfaite ait
été, demeure encore la fin suffisante d’un grand nombre d’écrivains. Mais il n’en est
pas moins vrai que quelques littérateurs, sans pour cela sortir de la littérature,
recherchent et formulent une justification qui les dépasse.

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Ils passent volontiers, ils déploient leur souci de s’exprimer jusqu’à une préoccupation
qui dépasse leurs fins personnelles, qui suppose une vertu générale : la connaissance,
l’état de connaissance.
La connaissance à son état limite est d’ordre contemplatif et suppose un état de repos.
Le monde et nous-mêmes, la connaissance accomplie se confondent, se résolvent en
fin de compte dans l’unité contemplative immobile.
Mais on peut supposer des esprits qui placent l’essentiel dans l’activité, qui
n’imaginent comme fondement, comme ressort de leurs démarches que cette
possibilité de l’action, ce désir de l’action, cette volonté de l’action. 
Pour eux l’action est la condition essentielle de la « vie ».
Il s’agit de vivre – donc d’agir.
J’agis – donc je suis.
[…]
Qu’espérons-nous de l’action ? Dans quel sens allons-nous orienter nos actes ? 
Et d’abord il faut reconnaître que l’on n’agit pas autrement que sous le coup de la
menace. Un monde menacé, celui que nous avons atteint, celui que nous imaginons,
voilà ce qui vaut la peine d’agir.
La menace, la menace perpétuelle, l’atroce et bienheureuse menace, nous en avons le
sentiment avec une constance qui n’est pas à négliger.
L’on en vient à déployer contre elle toutes les ressources de l’esprit, à ne négliger
aucune de ces ressources.
Elle prend des traits précis, des formes concrètes. Elle est dans nos habitudes, dans
cette cristallisation qui atteint, il faut bien le constater, les meilleurs d’entre nous.
Elle est dans notre paresse et dans notre renoncement.
Elle est dans le monde qui nous enveloppe, qu’il nous faut une bonne fois tenir pour
extérieur sous peine de le voir l’emporter dans cette lutte bienfaisante qu’il engage
contre nous.
Le monde extérieur est notre condition.
C’est pourquoi le péril essentiel est peut-être dans ce que nous dénoncions comme
une certaine prétention à la solitude.
« Qui de nous deux inventa l’autre. »

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