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Goordwin Par Greco Traces
Goordwin Par Greco Traces
performance
Luca Greco
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Luca Greco
Le travail de Charles Goodwin à
l’épreuve de la performance
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Référence électronique
Luca Greco, « Le travail de Charles Goodwin à l’épreuve de la performance », Tracés. Revue de Sciences
humaines [En ligne], #16 | 2016, mis en ligne le 01 octobre 2018, consulté le 06 octobre 2016. URL : http://
traces.revues.org/6561 ; DOI : 10.4000/traces.6561
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Le travail de Charles Goodwin
à l’épreuve de la performance
LUC A GREC O
Cet article1 s’élabore au sein d’un projet de recherche qui vise à lire l’histoire
de l’interactionnisme au prisme de celle de l’art contemporain, et en parti-
culier, de la performance2, telle qu’elle a émergé dans les années 1950 et 1960
aux États-Unis. Nous analyserons les travaux de Charles Goodwin à l’aune
de certaines pratiques artistiques, dont les enjeux théoriques sont proches
de ceux soulevés par Goodwin dans ses travaux. L’objectif de ce texte est
donc double : donner une vision jusqu’ici inédite de son œuvre au prisme
de l’art de la performance et poser les premiers jalons pour un dialogue plus
serré entre art contemporain et interactionnisme3.
De ce fait, ce que nous proposons de faire ici relève de l’histoire des idées
avec une visée comparatiste. C’est en construisant des zones de dialogue
entre, d’une part, une partie de la sociolinguistique héritière de William
Labov et les derniers travaux de Goodwin, et, d’autre part, entre certaines
pratiques de l’art contemporain et des préoccupations émergentes dans les
recherches de Goodwin, que nous effectuerons une opération de « traduc-
tion culturelle ». Ce concept est entendu ici comme favorisant l’émergence
d’un espace de rencontre entre plusieurs types de discours, de registres, de
cultures, et donnant lieu à un espace polyphonique et hybride (Bhabha,
1 Merci beaucoup à Yaël Kreplak pour sa lecture généreuse et toujours stimulante à une première
version de ce texte.
2 Une performance peut être définie comme une action en train de se faire dans le temps présent.
Le terme apparaît dans les années 1970 dans le domaine de l’art contemporain et a été appliqué
rétrospectivement pour qualifier des formes artistiques émergeant dans les années 1950. Ses
racines historiques et théoriques remontent au futurisme italien (Schneider, 1997, p. 219).
3 La thèse de Kreplak (2014) est à ce propos exemplaire en ce qu’elle propose une approche
praxéologique des œuvres d’art et de l’espace muséal.
2007, p. 342). En tant que processus de circulation entre des discours issus
de champs disciplinaires et théoriques différents, la traduction culturelle
produit de nouveaux questionnements, historicise les concepts et offre,
comme nous espérons que ce sera le cas ici, de nouveaux regards sur certains
champs disciplinaires et approches théoriques. Il nous semble donc particu-
lièrement adéquat de mobiliser ce concept pour rendre compte du caractère
fondamentalement interdisciplinaire des travaux de Goodwin.
Goodwin est en effet ce qu’on peut appeler un cross border, quelqu’un
qui traverse et défie les catégories scientifiques et les frontières entre la
sociologie, la linguistique et l’anthropologie. Son intérêt pour la parole en
tant que pratique sociale, la manière dont il revisite le concept goffmanien
de participation et son attention aux pratiques de catégorisation dans l’in-
teraction le situent dans un espace irréductiblement interdisciplinaire, au
croisement des sciences sociales, des sciences cognitives et des humanités,
mais aussi en articulation avec l’histoire de l’art, comme nous le proposons
ici. Son travail a eu un impact considérable dans plusieurs domaines : les
recherches sur la multimodalité4, en proposant une perspective holistique
plutôt que taxinomique des conduites non verbales ; la linguistique interac-
tionnelle, en montrant, parmi les phénomènes étudiés, le rôle configurant
et structurant du regard pour la syntaxe des énoncés produits en interac-
tion ; l’anthropologie linguistique, pour avoir proposé une vision praxéo-
logique de la culture et avoir mis à mal la conception d’une speakership5
individualisée et désincarnée ; et la cognition située, pour avoir souligné la
dimension incorporée, matérielle et socialement distribuée des pratiques
de catégorisation.
Le regard porté par Goodwin sur les interactions est si fin et inattendu
qu’il me semble particulièrement bien correspondre à ce que John A. Rice, le
fondateur de l’une des plus importantes institutions nord-américaines pour
l’art contemporain et l’avant-garde artistique, le Black Mountain College,
voulait instiller par son enseignement auprès de ses étudiants : voir le monde
avec de nouveaux yeux (Speller, 2014). De fait, il y a bien une dimension
artistique dans son travail, observable à plusieurs niveaux. D’abord, on peut
penser à deux grandes sources d’inspiration pour Goodwin : Shakespeare
4 On entend par approche multimodale une perspective qui n’établit pas de hiérarchie à priori
entre langue et corps, et qui prend en compte, pour l’analyse de l’interaction, une diversité
de ressources, parmi lesquelles la grammaire, le lexique, la prosodie, les gestes, les regards, les
postures corporelles, etc. Voir, pour une introduction, Mondada (éd., 2014).
5 On pourrait traduire speakership par production, mais cela ne rendrait pas compte de la richesse
du concept, et nous renverrait, en outre, vers une conception binaire de la communication
(production versus réception). On pourrait sinon envisager le néologisme locuteurité, sur le
modèle de l’auteurité, construit à partir du terme authorship.
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d’une part, qu’il lit régulièrement, et Goffman d’autre part, qui a mobilisé
la métaphore du théâtre pour l’étude des pratiques sociales, que Goodwin a
contribué à faire relire et dont il a offert une vision proprement interaction-
nelle. Plus largement, si le travail des artistes performeurs des années 1950
et 1960 n’est pas une source d’inspiration explicite dans les publications
de Goodwin, deux choses nous semblent certaines quant à l’intérêt d’une
mise en relation entre approches interactionnistes et pratiques de la perfor-
mance. Premièrement, Goodwin a toujours considéré ses communications
comme des performances, au cours desquelles il élabore un discours ajusté
à son auditoire et sensible aux fluctuations de son attention6. Voici ce qu’il
en dit, en réponse à notre proposition de lire son travail au prisme de la per-
formance artistique :
I do think of my talks as performances. For many years I have never had a
written script or talk. Instead I work out my ideas by assembling all the images
and videos and this is what forms my analysis. I do then try to speak, or perhaps
perform it on the fly with nothing other than the images (which give me a
strong guide for what I want to say). I feel that it is much more spontaneous
and real if I am actually formulating what I will say at this immediate moment
in the presence of the audience, though of course there has been an incredible
amount of shaping the argument in work of preparing the slides and movies.
(Communication personnelle, échange d’e-mails, 23 décembre 2015)
6 Ce point avait été déjà signalé par Alessandro Duranti (2003) dans la préface à une traduction
italienne des travaux de Goodwin.
7 Les « performances » de Goodwin peuvent aussi évoquer la façon dont les artistes se sont empa-
rés d’un objet comme la conférence pour en faire un matériau artistique. Voir par exemple
3Abschied (3Adieux) de Jérôme Bel et Anne Teresa De Keersmaeker (2010), spectacle dans
lequel la musique, le chant, la danse et la conférence des deux chorégraphes s’entremêlent et
contribuent à l’émergence d’un genre artistique nouveau.
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If the models for these early happenings were not the arts, then there were
abundant alternatives in everyday life routines : brushing your teeth, getting on
a bus, washing dinner dishes, asking for the time, dressing in front of a mirror,
telephoning a friend, squeezing oranges. (1993a, p. 195)
Dans ses travaux les plus récents a émergé la figure de ce que l’on pour-
rait appeler un « deuxième » Goodwin, dont le projet anthropologique se
dessine plus précisément. Ce projet entend aller au-delà d’une étude des
pratiques interactionnelles et s’interroge sur ce qu’est l’« humain » et ce
qui pourrait constituer son unicité. Dans le cadre de ce projet ambitieux,
qui prend corps dans un ouvrage en préparation depuis plusieurs années,
Goodwin propose le concept de co-opération dont il donne la définition
suivante : « the process of building something new through de-composition
and re-use with transformation of resources placed in a public environment »
8 On pourra se référer à Formis (2010) pour la proposition d’une esthétique de l’ordinaire et pour
une distinction entre « ordinaire » et « quotidien ».
9 S’il est difficile de proposer une définition unifiée du domaine couvert par les performance stu-
dies, on renverra à la présentation qu’en donne Richard Schechner : « Performances are actions.
As a discipline, performance studies takes actions very seriously in four ways. First, behavior is the
“object of study” of performance studies. Although performance studies scholars use the “archive”
extensively – what’s in books, photographs, the archaeological record, historical remains, etc. – their
dedicated focus is on the “repertory,” namely, what people do in the activity of their doing it » (2006,
p. 1).
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10 Voir le texte de Chloé Mondémé dans ce dossier pour une mise en perspective.
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Décentrer la parole
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tiques (Féral, 2011 ; Danan, 2013)11. Le texte n’est pas un élément constitutif
de la performance. Plus exactement, ce n’est pas uniquement par le texte
mis en scène, par la parole, que le sens se construit, mais dans la pluralité
des focus et des médias autour desquels une performance peut se mettre en
place. Dans Variations V de John Cage et Merce Cunningham (1965), la
vidéo, le mouvement et le son sont distribués dans une pluralité d’espaces.
Dans ces œuvres, ce qui est performé n’est pas le texte, mais un ensemble
multisémiotique composé de lumières, d’objets, d’espaces, de corps et de
matières en mouvement. Goodwin, dans un certain sens, procède au même
type de décentrement du rôle de la parole dans l’interaction. Selon lui,
dans l’interaction, le focus ne doit pas être placé uniquement sur l’échange
verbal mais aussi autour de ce qu’il appelle, en référence à Goffman (1961),
un « système d’activité situé », soit « the range of phenomena implicated in
the systematic accomplishment of a specific activity within a relevant setting »
(1997, p. 116). C’est ce qu’on peut observer dans son travail sur les jeux de la
marelle où l’unité d’analyse n’est pas la phrase, ni le tour de parole, mais le
système d’activité situé au sein duquel une multiplicité de champs sémio-
tiques s’imbrique et donne du sens à l’action (2000, p. 1494)12. Ceci donne
lieu à une vision holistique, par opposition à ce qui serait une vision addi-
tionnelle, de la multimodalité et du sens. Les travaux sur les archéologues
(1994, 2000) montrent aussi comment le sens est irréductiblement incarné
par les gestes, les regards, les manipulations au sein de l’espace de fouille
ainsi que dans des processus de socialisation scientifique entre archéologue
« expert » et archéologue « novice ».
Dans cette perspective, si une certaine linguistique et un certain théâtre
peuvent être considérés comme logocentriques, du fait de l’importance
qu’ils attribuent au texte (écrit et proféré devant un public), l’interaction
et la performance contribuent, par contraste, à la constitution d’un cadre
multimodal de l’action et du langage. Le corps dans les travaux de Good-
win, comme dans la tradition de la performance, est alors un agent puissant
de construction du sens, une modalité de transformation du monde irré-
ductiblement liée à l’action.
11 Une lecture plus approfondie nous renseignerait davantage sur une problématisation nécessaire
de la dichotomie entre « théâtre » et « performance » pour au moins deux raisons. D’une part,
le genre de la performance fait de plus en plus partie d’un certain type de « théâtre contempo-
rain » ; d’autre part, ce qu’on appelle « texte » peut être déconstruit et réinventé dans sa syntaxe,
sa prosodie et son lexique au point de devenir un matériau complètement plastique.
12 Voir ce qu’en dit Louis Quéré dans sa contribution à ce dossier.
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De l’acteur à la participation
L’acteur, entendu comme une unité singulière, n’est pas non plus le point
focal, pas plus dans les performances artistiques que dans la conception déve-
loppée par Goodwin de l’interaction13. Dans la performance, il ne s’agit pas
de mettre un acteur face à un ensemble de spectateurs : l’enjeu réside dans
la relation émotionnelle, expérientielle, qui s’instaure entre l’acteur et ceux
qu’on appelle les spectateurs. Dans ce cadre, les spectateurs ne sont pas uni-
quement des participants face à une performance. Ils peuvent en faire partie
et interroger de la sorte le pouvoir et les contours de celui qu’on appelle l’au-
teur. Dans Cut Piece de Yoko Ono (1964), performance présentée au Yamaichi
Concert Hall de Kyoto, au Japon14, les spectateurs sont invités à monter sur le
plateau et à couper des morceaux de la robe portée par l’artiste à l’aide d’une
paire de ciseaux. Ils deviennent ainsi des agents actifs de la performance,
donnent corps à un sujet vulnérable et montrent la dimension incarnée d’un
objet/sujet d’art. Dans un autre genre, à partir des années 1950, le Living
Theatre a développé plusieurs techniques visant la participation des specta-
teurs : proposer des contenus et des modalités d’action qui font appel aux
émotions des spectateurs, avec le but d’initier une prise de conscience poli-
tique ; les traiter ostensiblement comme les destinataires de l’action, les inviter
à monter sur scène pour les sortir de « l’aliénation d’un spectateur passif » pour
reprendre les termes de Judith Malina (d’après Callaghan, 2003, p. 24-25).
Si l’aliénation dont parle Malina n’est pas un thème présent chez Good-
win, on peut néanmoins affirmer qu’il y a quelque chose de profondément
politique dans sa manière de considérer le rôle des participants à une inte-
raction. Goodwin a par exemple étudié un corpus présentant un participant
aphasique, Chil, dont il a montré la capacité à prendre le tour à un moment
crucial de la conversation. Il en fait donc un sujet agentif dans l’arène
sociale des interactions et dans le monde (Goodwin et Goodwin, 2000),
par opposition à une perspective qui, considérant Chil comme dépourvu
d’une compétence linguistique, lui ôterait toute compétence communica-
tive et tout pouvoir d’agir.
Si l’on pose comme point de départ un parallélisme possible entre
le couple théâtral acteur-spectateur et la paire linguistique locuteur-
interlocuteur, on peut alors affirmer que le travail de Goodwin, de la même
manière qu’un certain nombre de recherches menées dans le domaine de
13 Voir notamment son texte de 1986 pour des développements sur le sujet.
14 La performance qui est visible sur Youtube est celle de 1965 au Carnegie Recital Hall de New
York. Elle garde néanmoins le squelette dramaturgique de celle proposée au Japon un an aupa-
ravant.
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15 Pour une présentation des enjeux de l’analyse des catégorisations, voir la synthèse dirigée par
Bernard Fradin, Louis Quéré et Jean Widmer (1994).
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Bibliographie
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Performances citées
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