Vous êtes sur la page 1sur 14

Le travail de Charles Goodwin à l’épreuve de la

performance
Luca Greco

To cite this version:


Luca Greco. Le travail de Charles Goodwin à l’épreuve de la performance. Tracés : Revue de Sciences
Humaines, 2016, Hors-série 2016. Traduire et introduire, #16, pp.89-100. �10.4000/traces.6561�. �hal-
02956486�

HAL Id: hal-02956486


https://hal.science/hal-02956486
Submitted on 2 Oct 2020

HAL is a multi-disciplinary open access L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est


archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents
entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non,
lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de
teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires
abroad, or from public or private research centers. publics ou privés.
Tracés. Revue de Sciences
humaines
#16  (2016)
Hors-série 2016. Traduire et introduire

................................................................................................................................................................................................................................................................................................

Luca Greco
Le travail de Charles Goodwin à
l’épreuve de la performance
................................................................................................................................................................................................................................................................................................

Avertissement
Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de
l'éditeur.
Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous
réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant
toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,
l'auteur et la référence du document.
Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation
en vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition
électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

................................................................................................................................................................................................................................................................................................

Référence électronique
Luca Greco, « Le travail de Charles Goodwin à l’épreuve de la performance », Tracés. Revue de Sciences
humaines [En ligne], #16 | 2016, mis en ligne le 01 octobre 2018, consulté le 06 octobre 2016. URL : http://
traces.revues.org/6561 ; DOI : 10.4000/traces.6561

Éditeur : ENS Éditions


http://traces.revues.org
http://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : http://traces.revues.org/6561


Ce document est le fac-similé de l'édition papier.

Cet article a été téléchargé sur le portail Cairn (http://www.cairn.info).

Distribution électronique Cairn pour ENS Éditions et pour Revues.org (Centre pour l'édition électronique ouverte)
© ENS Éditions
Le travail de Charles Goodwin
à l’épreuve de la performance

LUC A GREC O

« Traduire » Charles Goodwin

Cet article1 s’élabore au sein d’un projet de recherche qui vise à lire l’histoire
de l’interactionnisme au prisme de celle de l’art contemporain, et en parti-
culier, de la performance2, telle qu’elle a émergé dans les années 1950 et 1960
aux États-Unis. Nous analyserons les travaux de Charles Goodwin à l’aune
de certaines pratiques artistiques, dont les enjeux théoriques sont proches
de ceux soulevés par Goodwin dans ses travaux. L’objectif de ce texte est
donc double : donner une vision jusqu’ici inédite de son œuvre au prisme
de l’art de la performance et poser les premiers jalons pour un dialogue plus
serré entre art contemporain et interactionnisme3.
De ce fait, ce que nous proposons de faire ici relève de l’histoire des idées
avec une visée comparatiste. C’est en construisant des zones de dialogue
entre, d’une part, une partie de la sociolinguistique héritière de William
Labov et les derniers travaux de Goodwin, et, d’autre part, entre certaines
pratiques de l’art contemporain et des préoccupations émergentes dans les
recherches de Goodwin, que nous effectuerons une opération de « traduc-
tion culturelle ». Ce concept est entendu ici comme favorisant l’émergence
d’un espace de rencontre entre plusieurs types de discours, de registres, de
cultures, et donnant lieu à un espace polyphonique et hybride (Bhabha,

1 Merci beaucoup à Yaël Kreplak pour sa lecture généreuse et toujours stimulante à une première
version de ce texte.
2 Une performance peut être définie comme une action en train de se faire dans le temps présent.
Le terme apparaît dans les années 1970 dans le domaine de l’art contemporain et a été appliqué
rétrospectivement pour qualifier des formes artistiques émergeant dans les années 1950. Ses
racines historiques et théoriques remontent au futurisme italien (Schneider, 1997, p. 219).
3 La thèse de Kreplak (2014) est à ce propos exemplaire en ce qu’elle propose une approche
praxéologique des œuvres d’art et de l’espace muséal.

T R A CÉS 20 1 6 / HORS-SÉRIE PAGES 8 9 -1 0 0


Luca Greco

2007, p. 342). En tant que processus de circulation entre des discours issus
de champs disciplinaires et théoriques différents, la traduction culturelle
produit de nouveaux questionnements, historicise les concepts et offre,
comme nous espérons que ce sera le cas ici, de nouveaux regards sur certains
champs disciplinaires et approches théoriques. Il nous semble donc particu-
lièrement adéquat de mobiliser ce concept pour rendre compte du caractère
fondamentalement interdisciplinaire des travaux de Goodwin.
Goodwin est en effet ce qu’on peut appeler un cross border, quelqu’un
qui traverse et défie les catégories scientifiques et les frontières entre la
sociologie, la linguistique et l’anthropologie. Son intérêt pour la parole en
tant que pratique sociale, la manière dont il revisite le concept goffmanien
de participation et son attention aux pratiques de catégorisation dans l’in-
teraction le situent dans un espace irréductiblement interdisciplinaire, au
croisement des sciences sociales, des sciences cognitives et des humanités,
mais aussi en articulation avec l’histoire de l’art, comme nous le proposons
ici. Son travail a eu un impact considérable dans plusieurs domaines : les
recherches sur la multimodalité4, en proposant une perspective holistique
plutôt que taxinomique des conduites non verbales ; la linguistique interac-
tionnelle, en montrant, parmi les phénomènes étudiés, le rôle configurant
et structurant du regard pour la syntaxe des énoncés produits en interac-
tion ; l’anthropologie linguistique, pour avoir proposé une vision praxéo-
logique de la culture et avoir mis à mal la conception d’une speakership5
individualisée et désincarnée ; et la cognition située, pour avoir souligné la
dimension incorporée, matérielle et socialement distribuée des pratiques
de catégorisation.
Le regard porté par Goodwin sur les interactions est si fin et inattendu
qu’il me semble particulièrement bien correspondre à ce que John A. Rice, le
fondateur de l’une des plus importantes institutions nord-­américaines pour
l’art contemporain et l’avant-­garde artistique, le Black Mountain College,
voulait instiller par son enseignement auprès de ses étudiants : voir le monde
avec de nouveaux yeux (Speller, 2014). De fait, il y a bien une dimension
artistique dans son travail, observable à plusieurs niveaux. D’abord, on peut
penser à deux grandes sources d’inspiration pour ­Goodwin : Shakespeare

4 On entend par approche multimodale une perspective qui n’établit pas de hiérarchie à priori
entre langue et corps, et qui prend en compte, pour l’analyse de l’interaction, une diversité
de ressources, parmi lesquelles la grammaire, le lexique, la prosodie, les gestes, les regards, les
postures corporelles, etc. Voir, pour une introduction, Mondada (éd., 2014).
5 On pourrait traduire speakership par production, mais cela ne rendrait pas compte de la richesse
du concept, et nous renverrait, en outre, vers une conception binaire de la communication
(production versus réception). On pourrait sinon envisager le néologisme locuteurité, sur le
modèle de l’auteurité, construit à partir du terme authorship.

90
IN TE RA C T I O N E T P E R F O R M A N C E

d’une part, qu’il lit régulièrement, et Goffman d’autre part, qui a mobilisé
la métaphore du théâtre pour l’étude des pratiques sociales, que Goodwin a
contribué à faire relire et dont il a offert une vision proprement interaction-
nelle. Plus largement, si le travail des artistes performeurs des années 1950
et 1960 n’est pas une source d’inspiration explicite dans les publications
de Goodwin, deux choses nous semblent certaines quant à l’intérêt d’une
mise en relation entre approches interactionnistes et pratiques de la perfor-
mance. Premièrement, Goodwin a toujours considéré ses communications
comme des performances, au cours desquelles il élabore un discours ajusté
à son auditoire et sensible aux fluctuations de son attention6. Voici ce qu’il
en dit, en réponse à notre proposition de lire son travail au prisme de la per-
formance artistique :
I do think of my talks as performances. For many years I have never had a
written script or talk. Instead I work out my ideas by assembling all the images
and videos and this is what forms my analysis. I do then try to speak, or perhaps
perform it on the fly with nothing other than the images (which give me a
strong guide for what I want to say). I feel that it is much more spontaneous
and real if I am actually formulating what I will say at this immediate moment
in the presence of the audience, though of course there has been an incredible
amount of shaping the argument in work of preparing the slides and movies.
(Communication personnelle, échange d’e-­mails, 23 décembre 2015)

On peut remarquer en effet la place importante qu’il accorde au mon-


tage minutieux de matériaux de nature différente (vidéo, photo, texte), aux
relations qu’il élabore entre image et texte, et au rôle joué par le public dans
la construction de ses performances. En cela, ces pratiques de Goodwin
peuvent faire écho à ce que, dans l’art moderne et contemporain, on a appelé
les « assemblages », soit des œuvres opérant par la mise en relation (et la
transformation) de matériaux hétérogènes, et qui peuvent désigner des pra-
tiques aussi diverses que les mots en liberté futuristes, certains ready-­made
de Duchamp ou les Combine Paintings de Rauschenberg (Levaillant, 2011)7.
D’autre part, Goodwin partage avec les praticiens et théoriciens de la
performance un intérêt pour les pratiques quotidiennes. Rappelons ce qu’en
dit Allan Kaprow, l’inventeur des happenings, pour qui les pratiques quoti-
diennes, ordinaires, sont constitutives de ces nouvelles formes artistiques :

6 Ce point avait été déjà signalé par Alessandro Duranti (2003) dans la préface à une traduction
italienne des travaux de Goodwin.
7 Les « performances » de Goodwin peuvent aussi évoquer la façon dont les artistes se sont empa-
rés d’un objet comme la conférence pour en faire un matériau artistique. Voir par exemple
3Abschied (3Adieux) de Jérôme Bel et Anne Teresa De Keersmaeker (2010), spectacle dans
lequel la musique, le chant, la danse et la conférence des deux chorégraphes s’entremêlent et
contribuent à l’émergence d’un genre artistique nouveau.

91
Luca Greco

If the models for these early happenings were not the arts, then there were
abundant alternatives in everyday life routines : brushing your teeth, getting on
a bus, washing dinner dishes, asking for the time, dressing in front of a mirror,
telephoning a friend, squeezing oranges. (1993a, p. 195)

Goffman (1973), dont Kaprow s’inspire pour penser l’ordinaire comme


matériau artistique8 (1993b, p. 186-188), mettait déjà à mal la distinction
entre vie ordinaire et pratiques artistiques (théâtrales, chez lui), en attri-
buant à la performance une place centrale pour l’étude de l’interaction et
en utilisant un vocabulaire emprunté au théâtre pour décrire les pratiques
sociales (scène, coulisse, jeu, acteur).
La proximité des travaux de Goodwin avec les enjeux théoriques qui
émergent dans les œuvres d’artistes aussi divers que Marchel Duchamp,
John Cage ou Yoko Ono est assez étonnante et mérite que l’on s’y attarde.
Même si Goodwin n’y a jamais fait référence dans ses travaux, je soutiens
qu’il existe entre ses recherches et l’art de la performance des points com-
muns dont la mise en relation permettra de donner une lecture inédite de
ses recherches et de l’interactionnisme en général. Il s’agira ainsi d’ouvrir un
espace de dialogue, que j’espère prometteur, entre humanités, performance
studies9 et recherche sur les interactions.

Lire la co-­opération au prisme de la créativité

Dans ses travaux les plus récents a émergé la figure de ce que l’on pour-
rait appeler un « deuxième » Goodwin, dont le projet anthropologique se
dessine plus précisément. Ce projet entend aller au-­delà d’une étude des
pratiques interactionnelles et s’interroge sur ce qu’est l’« humain » et ce
qui pourrait constituer son unicité. Dans le cadre de ce projet ambitieux,
qui prend corps dans un ouvrage en préparation depuis plusieurs années,
Goodwin propose le concept de co-­opération dont il donne la définition
suivante : « the process of building something new through de-­composition
and re-­use with transformation of resources placed in a public environment »

8 On pourra se référer à Formis (2010) pour la proposition d’une esthétique de l’ordinaire et pour
une distinction entre « ordinaire » et « quotidien ».
9 S’il est difficile de proposer une définition unifiée du domaine couvert par les performance stu-
dies, on renverra à la présentation qu’en donne Richard Schechner : « Performances are actions.
As a discipline, performance studies takes actions very seriously in four ways. First, behavior is the
“object of study” of performance studies. Although performance studies scholars use the “archive”
extensively – what’s in books, photographs, the archaeological record, historical remains, etc. – their
dedicated focus is on the “repertory,” namely, what people do in the activity of their doing it » (2006,
p. 1).

92
IN TE RA C T I O N E T P E R F O R M A N C E

(Goodwin, 2016, p. 3). Si les sources du concept de co-­opération sont l’an-


thropologie sociale et biologique10, nous proposons de considérer que son
usage est proche de la façon dont la notion de créativité a été travaillée en
sciences sociales et en art.
La co-­opération est illustrée par Goodwin à l’aide de l’exemple suivant :
Tony : Why don’t you get out my yard
Chopper : Why don’t you make me get out the yard

Dans cet échange entre deux garçons afro-­américains, Chopper prend


la parole en mobilisant un certain nombre des formes lexicales et formats
morphosyntaxiques utilisés par Tony (voir les formes en gras), en faisant
preuve en même temps d’une certaine inventivité dans l’agencement et la
transformation de celles-­ci (voir les formes en italique). Nous sommes ici
en présence d’un processus de répétition et de transformation linguistiques.
La co-­opération goodwinienne, de ce point de vue, n’est pas sans rap-
peler la créativité travaillée par le sociolinguiste Labov, une autre source
d’inspiration pour les travaux de Goodwin, notamment dans son analyse
des vannes. Labov (1973), dans son étude ethnographique du parler des
enfants et jeunes afro-­américains dans le quartier de Harlem (New York),
s’intéresse aux pratiques linguistiques mobilisées par les membres de cette
communauté pour indexer ce qu’il définit comme une identité de « leader »
et une identité de « paumé ». Parmi les ressources que les enfants mobilisent
et qui leur permettent d’occuper une place centrale au sein du groupe des
« leaders », il s’attarde sur les pratiques de vanne, ces dernières jouant un rôle
symbolique majeur dans l’obtention d’une place privilégiée, ce qui consti-
tue un enjeu important dans la vie de la communauté. Ainsi, il observe
que celui qui l’emporte dans ces joutes verbales est celui qui a le dernier
mot, parce qu’il a fait preuve d’une habileté particulière dans la répétition.
La répétition d’un format, telle qu’elle est observée et décrite par Labov et
Goodwin, donne lieu à des transformations lexicales et morphosyntaxiques
qui relèvent de la créativité.
La co-­opération goodwinienne semble toutefois adjoindre à la créativité
labovienne la prise en compte d’une dynamique dans la relation entre les
matériaux transformés – qui, en outre, ne sont pas strictement langagiers
chez Goodwin. En cela, cette notion semble aussi très proche de la créativité
au sens artistique du terme, dont font preuve un certain nombre de perfor-
meurs et de plasticiens, et que l’on pourrait définir comme la mise en rela-
tion inédite de ressources déjà existantes par le biais d’opérations telles que

10 Voir le texte de Chloé Mondémé dans ce dossier pour une mise en perspective.

93
Luca Greco

le bricolage et le recyclage (Rosaldo et al., 1993 ; Fabietti, 1999). En ce sens,


un exemple particulièrement célèbre de créativité peut être donné par ce que
Duchamp a appelé les ready-­made. Avec ces œuvres, qui reposent sur un
principe de transformation par la transposition d’un objet de la sphère quo-
tidienne à l’institution artistique, on peut considérer qu’on assiste au même
processus que celui observé dans l’échange interactionnel entre Tony et
Chopper. De ce point de vue, la répétition et la transformation d’un format
morphosyntaxique dans les données de Goodwin ou de Labov font écho à
ce qui est en jeu dans la re-­contextualisation d’un objet quotidien comme
l’urinoir ou la roue d’une bicyclette qui, par leur transformation en « objets
artistiques », acquièrent une nouvelle signification. Ils interrogent ainsi le
statut de l’œuvre d’art, la dichotomie entre production et reproduction,
mais aussi les relations entre art et langage (Deane Tucker, 2009, p. 45-58).
La co-­opération goodwinienne, abordée dans sa relation avec diffé-
rentes acceptions de la notion de créativité, invite à penser des formes de
continuité entre des pratiques conversationnelles ordinaires et des pratiques
artistiques, via des opérations comme le bricolage, la transformation, la
répétition.

Ce que la performance fait à la parole,


à l’acteur et à la catégorisation

C’est en s’inspirant d’un ensemble hétérogène de chercheurs tels que Gof-


fman, Sacks, Bateson ou Labov, et grâce à une collaboration étroite avec
Marjorie Harness Goodwin, que Charles Goodwin a proposé, avec ses tra-
vaux, une vision incarnée de la parole, une conception de la participation
qui met en question la paire dichotomique locuteur/interlocuteur, et une
approche procédurale des pratiques sociales. Afin de progresser dans la mise
en lumière des enjeux de cette lecture croisée, nous montrerons, pour cha-
cun de ces trois points, les parallélismes qui peuvent être établis entre les
travaux de Goodwin et les théories et pratiques de la performance.

Décentrer la parole

La rupture plus ou moins assumée qu’un certain nombre de théoriciens


évoquent entre le théâtre et la performance se caractérise, entre autres traits,
par la place et le rôle distincts occupés par le texte dans ces deux genres artis-

94
IN TE RA C T I O N E T P E R F O R M A N C E

tiques (Féral, 2011 ; Danan, 2013)11. Le texte n’est pas un élément constitutif
de la performance. Plus exactement, ce n’est pas uniquement par le texte
mis en scène, par la parole, que le sens se construit, mais dans la pluralité
des focus et des médias autour desquels une performance peut se mettre en
place. Dans Variations V de John Cage et Merce Cunningham (1965), la
vidéo, le mouvement et le son sont distribués dans une pluralité d’espaces.
Dans ces œuvres, ce qui est performé n’est pas le texte, mais un ensemble
multisémiotique composé de lumières, d’objets, d’espaces, de corps et de
matières en mouvement. Goodwin, dans un certain sens, procède au même
type de décentrement du rôle de la parole dans l’interaction. Selon lui,
dans l’interaction, le focus ne doit pas être placé uniquement sur l’échange
verbal mais aussi autour de ce qu’il appelle, en référence à Goffman (1961),
un « système d’activité situé », soit « the range of phenomena implicated in
the systematic accomplishment of a specific activity within a relevant setting »
(1997, p. 116). C’est ce qu’on peut observer dans son travail sur les jeux de la
marelle où l’unité d’analyse n’est pas la phrase, ni le tour de parole, mais le
système d’activité situé au sein duquel une multiplicité de champs sémio-
tiques s’imbrique et donne du sens à l’action (2000, p. 1494)12. Ceci donne
lieu à une vision holistique, par opposition à ce qui serait une vision addi-
tionnelle, de la multimodalité et du sens. Les travaux sur les archéologues
(1994, 2000) montrent aussi comment le sens est irréductiblement incarné
par les gestes, les regards, les manipulations au sein de l’espace de fouille
ainsi que dans des processus de socialisation scientifique entre archéologue
« expert » et archéologue « novice ».
Dans cette perspective, si une certaine linguistique et un certain théâtre
peuvent être considérés comme logocentriques, du fait de l’importance
qu’ils attribuent au texte (écrit et proféré devant un public), l’interaction
et la performance contribuent, par contraste, à la constitution d’un cadre
multimodal de l’action et du langage. Le corps dans les travaux de Good-
win, comme dans la tradition de la performance, est alors un agent puissant
de construction du sens, une modalité de transformation du monde irré-
ductiblement liée à l’action.

11 Une lecture plus approfondie nous renseignerait davantage sur une problématisation nécessaire
de la dichotomie entre « théâtre » et « performance » pour au moins deux raisons. D’une part,
le genre de la performance fait de plus en plus partie d’un certain type de « théâtre contempo-
rain » ; d’autre part, ce qu’on appelle « texte » peut être déconstruit et réinventé dans sa syntaxe,
sa prosodie et son lexique au point de devenir un matériau complètement plastique.
12 Voir ce qu’en dit Louis Quéré dans sa contribution à ce dossier.

95
Luca Greco

De l’acteur à la participation

L’acteur, entendu comme une unité singulière, n’est pas non plus le point
focal, pas plus dans les performances artistiques que dans la conception déve-
loppée par Goodwin de l’interaction13. Dans la performance, il ne s’agit pas
de mettre un acteur face à un ensemble de spectateurs : l’enjeu réside dans
la relation émotionnelle, expérientielle, qui s’instaure entre l’acteur et ceux
qu’on appelle les spectateurs. Dans ce cadre, les spectateurs ne sont pas uni-
quement des participants face à une performance. Ils peuvent en faire partie
et interroger de la sorte le pouvoir et les contours de celui qu’on appelle l’au-
teur. Dans Cut Piece de Yoko Ono (1964), performance présentée au Yamaichi
Concert Hall de Kyoto, au Japon14, les spectateurs sont invités à monter sur le
plateau et à couper des morceaux de la robe portée par l’artiste à l’aide d’une
paire de ciseaux. Ils deviennent ainsi des agents actifs de la performance,
donnent corps à un sujet vulnérable et montrent la dimension incarnée d’un
objet/sujet d’art. Dans un autre genre, à partir des années 1950, le Living
Theatre a développé plusieurs techniques visant la participation des specta-
teurs : proposer des contenus et des modalités d’action qui font appel aux
émotions des spectateurs, avec le but d’initier une prise de conscience poli-
tique ; les traiter ostensiblement comme les destinataires de l’action, les inviter
à monter sur scène pour les sortir de « l’aliénation d’un spectateur passif » pour
reprendre les termes de Judith Malina (d’après Callaghan, 2003, p. 24-25).
Si l’aliénation dont parle Malina n’est pas un thème présent chez Good-
win, on peut néanmoins affirmer qu’il y a quelque chose de profondément
politique dans sa manière de considérer le rôle des participants à une inte-
raction. Goodwin a par exemple étudié un corpus présentant un participant
aphasique, Chil, dont il a montré la capacité à prendre le tour à un moment
crucial de la conversation. Il en fait donc un sujet agentif dans l’arène
sociale des interactions et dans le monde (Goodwin et Goodwin, 2000),
par opposition à une perspective qui, considérant Chil comme dépourvu
d’une compétence linguistique, lui ôterait toute compétence communica-
tive et tout pouvoir d’agir.
Si l’on pose comme point de départ un parallélisme possible entre
le couple théâtral acteur-­spectateur et la paire linguistique locuteur-­
interlocuteur, on peut alors affirmer que le travail de Goodwin, de la même
manière qu’un certain nombre de recherches menées dans le domaine de

13 Voir notamment son texte de 1986 pour des développements sur le sujet.
14 La performance qui est visible sur Youtube est celle de 1965 au Carnegie Recital Hall de New
York. Elle garde néanmoins le squelette dramaturgique de celle proposée au Japon un an aupa-
ravant.

96
IN TE RA C T I O N E T P E R F O R M A N C E

la performance (Groys, 2008), a interrogé et remis en question d’une façon


radicale la dichotomie entre locuteur et interlocuteur, en proposant une
vision collective de la parole dans laquelle le concept de participation est
central. De ce fait, dans le travail de Goodwin, l’acteur social ne peut se
réduire à une unité individuelle et désincarnée. Il existe, il agit à travers des
assemblages corporels, visuels, tactiles, posturaux, qui sont autant de moda-
lités différenciées de participation à l’action.
Du côté des arts, on retrouve le même type de conception de l’acteur.
Dans une performance de 1977 au Teatro Lirico de Milan, intitulée Empty
Words, John Cage lit un texte tiré du journal d’Henry D. Thoreau. Cette
lecture, loin de reproduire fidèlement le texte, le transforme radicalement
grâce à l’allongement des syllabes, à l’introduction de longues pauses, à
l’omission de mots et de syntagmes nominaux jusqu’à rendre le journal de
Thoreau totalement inintelligible. La déconstruction du texte à laquelle
Cage se livre produit chez les spectateurs des réactions virulentes, faites
d’applaudissements, de rires, de sifflements, d’adresses à l’artiste l’invitant à
s’arrêter. De ce fait, on a l’impression, à l’écoute, que les réactions du public
font partie de la performance, co-­construisent son sens et font partie inté-
grante d’une nouvelle textualité qui émerge conjointement à travers la lec-
ture de Cage et les réactions du public.

De la catégorisation comme performance

Goodwin a consacré plusieurs de ses travaux (1996, 1997) à l’analyse de


la catégorisation. Contrairement à une vision cognitive de la catégorisation,
généralement analysée comme une activité mentale, une affaire individuelle
et décontextualisée des pratiques15, Goodwin, en s’inspirant notamment des
travaux d’Edwin Hutchins (1995) et Jean Lave (1988), considère la catégori-
sation comme une activité sociale, distribuée, accomplie par un ensemble
de pratiques concrètes et mobilisant une diversité de ressources sémiotiques.
Dans son analyse des pratiques de classification et de catégorisation des
couleurs, observées auprès d’un groupe de géochimistes provoquant une
réaction chimique dans le cadre d’une expérience en laboratoire (1997), le
regard de Goodwin se porte moins sur l’énoncé dénominatif catégorisant « it’s
black » (c’est noir) que sur le processus qui prépare et structure la catégorisa-
tion de la matière travaillée par les chercheurs comme étant noir de jais (  jet
black). Ces pratiques de catégorisation sont imbriquées dans des processus de

15 Pour une présentation des enjeux de l’analyse des catégorisations, voir la synthèse dirigée par
Bernard Fradin, Louis Quéré et Jean Widmer (1994).

97
Luca Greco

s­ ocialisation scientifique entre chercheurs novices et experts et surviennent


dans une activité de prise de décision qui vise à comprendre à quel moment il
faudra arrêter la réaction chimique. Cela coïncide avec le moment où la fibre,
objet de l’expérience, deviendra « noir de jais » et acquerra une texture parti-
culière dont on peut faire l’expérience tactilement, en plongeant ses mains
dans la matière. De ce fait, la catégorisation d’une matière comme noir de
jais émerge d’un processus multisensoriel, voire synesthésique, dans lequel
le toucher et le regard construisent un focus de perception partagé. La façon
dont les géochimistes catégorisent une matière s’apparente à la manière dont
une image est fabriquée dans la chambre noire, où les formes émergent au fil
des manipulations du photographe et dans le temps de l’action. Dans ce type
d’expérience, le corps des géochimistes n’est pas uniquement une ressource
professionnelle – j’utilise mes mains pour faire l’expérience de la texture d’un
liquide – mais aussi un vecteur de l’expérience. Sous l’œil de Goodwin, la
science s’incarne, s’imbriquant dans des champs sémiotiques complexes et
inter-­reliés, et s’accomplissant dans le cours de l’action. Comme le montre
une certaine littérature (Genet, 1976), la science se joue et se donne à voir
dans son propre processus de fabrication. En mobilisant le couple goffmanien
scène/coulisses, on pourrait considérer que les coulisses, la science-­en-­train-­
de-­se-­faire (Mondada, 2005), constituent en somme la scène sur laquelle une
expérience est accomplie et partagée par les interactants-­performeurs. C’est
dans ce cercle vertigineux que Goodwin nous conduit : en montrant une
action ordinaire en train de se faire, tout en donnant à voir les signes de sa
propre création et de son propre accomplissement – comme dans la meilleure
tradition des performances.
 
Depuis une quarantaine d’années, les recherches de Goodwin ont permis
de mettre au premier plan un certain nombre de points théoriques et ana-
lytiques dans le domaine des interactions sociales, qui restent néanmoins
encore peu reconnus dans le champ plus large des sciences sociales. Une
lecture artistique de son travail invite à situer ses recherches à l’intersection
non seulement des sciences sociales et cognitives (pour la place accordée
dans ses travaux aux pratiques de catégorisation), mais aussi des humani-
tés et des performance studies. Le prisme de la performance permet à la fois
de revenir sur des aspects centraux de son travail pour l’étude des interac-
tions, mais aussi de montrer comment une notion si importante pour les
sciences sociales gagne, d’un point de vue heuristique, à être réinvestie dans
et par sa dimension artistique. Le rapprochement entre interaction et per-
formance nous semble pertinent pour au moins cinq raisons qui renvoient
à autant de traits constitutifs, anciens mais aussi plus récents, des recherches

98
IN TE RA C T I O N E T P E R F O R M A N C E

de Goodwin : sa vision collective et dynamique de la speakership, sa concep-


tion multi-­sémiotique de la parole, sa perspective procédurale sur l’action
en train de se faire, sa vision holistique de la multimodalité et sa vision de
la co-­opération en tant qu’ensemble de pratiques de répétition et de trans-
formation sont constitutives également de la performance en tant que pra-
tique artistique. En effet, c’est dans ce genre artistique que la parole a cessé
de jouer un rôle central dans l’acte performatif, qu’une remise en question
radicale du couple acteur-­spectateur a été opérée et qu’une place importante
a été accordée aux processus plutôt qu’aux produits finis, ainsi qu’aux pra-
tiques d’assemblage, de transformation, de recontextualisation de matériaux
divers. Telles sont aussi la richesse et l’originalité du travail de Goodwin.
Sachons en faire un trésor en nous éloignant des sentiers battus et en nous
engageant dans le plaisir de la découverte de ces nouvelles perspectives.

Bibliographie

Bhabha Homi K., 2007 [1994], Les lieux de la culture. Une théorie post-­coloniale, trad.
F. Bouillot, Paris, Payot.
Callaghan David, 2003, « Still signaling through the flames : The Living Theater’s use
of audience participation in 1990’s », Audience Participation : Essays on Inclusion in
Performance, S. Kattiwinkel éd., Londres, Praeger, p. 23-36.
Danan Joseph, 2013, Entre théâtre et performance. La question du texte, Arles, Actes Sud.
Deane Tucker Thomas, 2009, Derridada. Duchamp as Readymade Deconstruction, Lan-
ham, Lexington Book.
Duranti Alessandro, 2003, « Introduzione », Il senso del vedere, Rome, Meltemi, p. 7‑16
(recueil d’articles de Charles Goodwin traduits en italien).
Fabietti Ugo, 1999, Antropologia culturale. L’esperienza e l’interpretazione, Rome, Laterza.
Féral Josette, 2011, Théorie et pratique du théâtre, Montpellier, L’Entretemps.
Formis Barbara, 2010, Esthétique de la vie ordinaire, Paris, Presses universitaires de France.
Fradin Bernard, Quéré Louis et Widmer Jean éd., 1994, L’enquête sur les catégories. De
Durkheim à Sacks, Paris, Éditions de l’EHESS (Raisons pratiques, no 5).
Genet Jean, 1976 [1943], Notre-Dame-­des-Fleurs, Paris, Gallimard.
Goffman Erving, 1961, Encounters. Two Studies in the Sociology of Interaction, Indiana-
polis, Bobbs-Merrill.
— 1973 [1956], La mise en scène de la vie quotidienne, t. 1, La présentation de soi, trad.
A. Accardo, Paris, Minuit.
Goodwin Charles, 1986, « Audience diversity, participation and interpretation », Text,
no 6, vol. 3, p. 283-316.
— 1994, « Professional vision », American Anthropologist, vol. 96, no 3, p. 606-633.
— 1996, « Practices of color classification », Ninchi Kagaku (Cognitive Studies : Bulletin
of the Japanese Cognitive Science Society), no 3, p. 62-82.
— 1997, « The blackness of black : color categories as a situated practice », Discourse, Tools

99
Luca Greco

and Reasoning. Essays on Situated Cognition, L. B. Resnick, R. Säljö, C. Pontecorvo


et B. Burge éd., Berlin-Heidelberg, Springer-Verlag, p. 111-140.
— 2000, « Action and embodiment within situated human interaction », Journal of
Pragmatics, no 32, p. 1489-1522.
— 2016, Co-­operative Action, Cambridge, Cambridge University Press (en préparation).
Goodwin Marjorie Harness et Goodwin Charles, 2000, « Emotion within situated acti-
vity », Linguistic Anthropology : A Reader, A. Duranti éd., Malden (MA), Blackwell,
p. 239-257.
Groys Boris, 2008,« A genealogy of participatory art », The Art of Participation from 1950
to Now, R. Atkins, R. Frieling, B. Groys et L. Manovich éd., Londres, Thames &
Hudson, p. 18-31.
Hutchins Edwin, 1995, Cognition in the Wild, Cambridge, MIT Press.
Kaprow Allan, 1993a [1979], « Performing life », Essays on the Blurring of Art and Life,
J. Kelley éd., Berkeley, University of California Press, p. 195-200.
— 1993b [1977], « Participation performance », Essays on the Blurring of Art and Life,
J. Kelley éd., Berkeley, University of California Press, p. 181-194.
Kreplak Yaël, 2014, L’œuvre en pratiques. Une approche interactionnelle des activités artis-
tiques et esthétiques, thèse de doctorat, ENS de Lyon.
Labov William, 1973, Language in the Inner City : Studies in the Black English Vernacular,
Philadelphie, University of Pennsylvania Press.
Lave Jean, 1988, Cognition in Practice, Cambridge, Cambridge University Press.
Levaillant Françoise, 2011, « Introduction. Retour sur l’art de l’assemblage », L’art de
l’assemblage, S. Janet-Chavigny et F. Levaillant éd., Rennes, Presses universitaires de
Rennes, p. 17-30.
Mondada Lorenza, 2005, Chercheurs en interaction. Comment émergent les savoirs, Lau-
sanne, Presses polytechniques et universitaires romandes.
— éd., 2014, Corps en interaction. Participation, spatialité, mobilité, Lyon, ENS Éditions.
Rosaldo Renato, Lavie Smadar et Narayan Kirin, 1993, « Introduction : Creativity
in anthropology », Creativity/Anthropology, S. Lavie, K. Narayan et R. Rosaldo éd.,
Ithaca, Cornell University Press, p. 1-8.
Schechner Richard, 2006, Performance Studies : An Introduction, New York, Routledge.
Schneider Rebecca, 1997, The Explicit Body in Performance, New York, Routledge.
Speller Alan, 2014, Le Black Mountain College. Enseignement artistique et avant-­garde,
Bruxelles, La Lettre volée.

Performances citées

Bel Jérôme et De Keersmaeker Anne Teresa, 2010, 3Abschied (3Adieux), Théâtre de la


Ville, Paris.
Cage John, 1977, Empty Words [en ligne], Teatro Lirico di Milano, Milan, [https://www.
youtube.com/watch?v=KGerrvq-UlI], consulté le 26 avril 2016.
Cage John et Cunningham Merce, 1965, Variations V [en ligne], Lincoln Center,
New York, [https://www.youtube.com/watch?v=jQTFZNm3dE4], consulté le
26 avril 2016.
Ono Yoko, 1964, Cut Piece [en ligne], Yamaichi Concert Hall, Kyoto, [https://www.
youtube.com/watch?v=8Sc47KfJjcI], consulté le 26 avril 2016.

100

Vous aimerez peut-être aussi