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se termine sur un groupe de pottes laudateurs déclamant leurs panégyriques. Remarquons que, dans cette fable savamment tissée, munie de toute l’étrangeté dont Barakat est capable, plusieurs allu- sions sont repérables & des tyrans régnant ou ayant régné dans le monde arabe etailleurs. III, IBRAHIM AL-KUNi ET L'UNIVERS TOUAREG: Ibrahim al-Kani (né en 1945) est incontestablement le plus grand écrivain libyen vivant. Il est aussi celui qui, pour la pre- miére fois dans 'histoire de la langue arabe, donne ample- ‘ment la parole aux Touaregs. Lui aussi est & cheval sur plusieurs cultures : arabe, tamashek (langue berbére parlée par les ‘Touaregs) et européenne, cette derniére longuement fré- quentée grace a la langue russe qu'il apprit & Moscou, lors- qu'il poursuivait ses études au célébre Institut Gorki. Ecrivant dans un arabe pur et trés classique, un brin archaique, il est nourri de plusieurs sources anciennes et modernes et fait montre d'une grande culture mythologique et historique. INeitesouventileGoranvetlaBible, ainsi que les anciens chroniqueurs arabes et les poetes grecs et latins. Ras- sionné de proverbes, il les réélabore, les féconde les uns les autres et ceuvre souvent par métissage et intertextualité, Les Touaregs vivent dispersés en Algérie, en Libye, au Niger, au Mali et au Burkina Faso, dans ce qu’on appelle le Grand Désert. Plusicurs écrivains et poétes touaregs tentent, depuis quelques années, de faire face au véritable génocide culture! que subit leur peuple. Pour Ibrahim a-Kiini, sa voca- tion d’écrivain touareg consiste a transcrire la mythologie de son peuple, a exhumer ses traditions, a leur donner une expression a travers I'arabe ou toute autre langue. Ia déja a LE ROMAN ARABE (18342004) 265 son actif une ceuvre considérable, plus d'une trentaine de titres dont les derniers sont assez répétitifs. Cette oeuvre est basée sur la réactivation de quatre ou cing éléments fortement porteurs de sens, appartenant tous au monde du désert, dans son étendue et sa sévérité. Un certain fatalisme est inhérent aux hommes du désert, fatalisme que Kani sait bien montrer, en s'inspirant a la fois de la tradition arabe et des grands tragiques grecs. Ilya chez lui un nouvel humanisme, en méme temps qu'une nouvelle écologie, qui s’élargit pour englober tous les étres, 'homme, les animaux, les plantes, voire les objets. WesichoseS pour li sontidouées diintelligence etdeforcemagique, elles ont un langage et sont dépositaires de messages. Dans la plupart de ses romans, l'intrigue se fonde sur une sorte de trahison, trahison du désert par 'homme, et sur les consequences tra- giques de ce reniement. En fait, ce n'est pas seulement du désert qu'il s'agit, car une fois qu'il a renié le désert, son élé- ment naturel, uneifoisiquiiliaabdiqué'ses valeurs)I’homme ‘Seniprendiasonisemblable. La trahison est un processus mor- tel qui gangréne le milieu et entraine tout le monde alla perte. La mort a ici diverses significations : tant6t un meurtre fratri- cide & la Cain, tantot un sacrifice qui méne au ressourcement et la résurgence d’une abondance naturelle et humaine. Méme si Kani se refuse a délivrer un message historique, le désert chez lui n'est pas appréhendé comme simple élément naturel ou métaphysique, Ceseunldesertsitueyhistoriciseyan désertdansi’Histoire. Il montre du doigt invasion technolo- gique, les traces du colonialisme et du fascisme italiens, les ravages causés par la ruée vers lor, que celui-ci soit jaune ou Deux de ses premiers romans contiennent a eux seuls tous les fils qui s’entrelacent pour composer cette grande épopée Nazif al-hajar (“Les pierres qui saignent”, 1990, traduit en francais sous le titre Le Saignement dela pierre) et AL-Tibr (Pous- sitre d'or, 1990). Dans les deux romans, on note un rapport 266 KADHIM JIHAD HASSAN trés essentiel au monde animal. Dans Le Saignement de la pierre, totémique, il conduit a la mort sacrificielle suivie d'une résur- rection, Dans Poussiéred’or, c'est un rapport presque amoureux entre homme et la béte qui est dépeint. Dans les deux cas, il s'agit d’une relation de solidarité définitive avec V'animal fami- lier, mais non domestique, relation que seule la mort vient interrompre. Dans Le Saignement dela pierre, on voit Asif vivant en parfaite symbiose avec son entourage. Il est en train de prier en toute quiétude, tandis que devant lui les cerfs se querellent et s’en- cornent les uns les autres. Au lieu de se tourner vers La Mecque, il se tourne, lui qui est musulman, vers une grotte abritant une statue votive qui représente pour lui une trace de sa culture touareg. Soudain, cet équilibre est rompu, on entend le bruit, d'un moteur qui approche. Asif pense que ce sont des étran- gers qui arrivent, car ila pris 'habitude de montrer aux tou- ristes des dessins primitifs tracés sur les parois des grottes, touristes qui filment les images de ces animaux sacrés pour les Touaregs. Cette fois, les deux personnes qui arrivent ne sont pas des touristes, et les noms qu’ils déclinent sont significatifs Pun s'appelle Qabil Adam (Cain fils d’Adam), l'autre Mas‘iid al-Mas‘tid, dont le nom redondant arréte et intrigue. Ce quils lui demandent, ce n’est pas de leur montrer les dessins, mais de les accompagner pour la chasse du waddén. Le waddén est une sorte de mouflon, jadis présent en Europe d’ot ila disparu ily a quelques sigcles. Dansilendésertsicet"animalresticonsideré , leur animal totémique. C'est pourquoi Asif refuse de leur montrer son refuge. Furieux, ils le tuent, en le crucifiant sur une pierre prés de la grotte. A Ta fin du roman, le dessin du mouflon sur la pierre boitle sang d’Asaf et la pluie inonde les sables. II a fallu cette mort pour que le désert, éternellementassoiffé, soit nouveau fertilisé. Mais qui sont les deux autres personnages, et d’oti vien- nentils ? Cain (Qabil en arabe) est avide d’animaux du LE ROMAN ARABE (1834-2004) 267 désert. Ila pourchassé toutes les gazelles, a mémeé bu de leur sang, Illes a acculées a se réfugier dans la montagne, qui n'est pas leur milieu naturel, Et quand il n'y eut plus de gazelles autour de lui, il se mit a réver de pourchasser le waddén. ly a 1a, et c'est un théme récurrent chez Kini, une intervention maléfique de la technologie : autrefois, Qabil chassait les gazelles 4 dos de cheval ; puis, il se procura une Land Rover pour traverser le désert a la poursuite des animaux ; il se débrouilla méme pour obtenir un hélicoptére. Un ami a lui, John Parker, Américain qui avait étudié la mystique avant de venir explorer le désert, lui apprit & utiliser le fusil au lieu des flaches traditionnelles. Get ami lui dira par la suite :¢@aingita n’as pas réussi a préserver la pureté du désert, aussi ce dernier seterendralpaslaitionne”’ Lui qui a enseigné a Qabil usage des armes a feu se trouve finalement dépassé par les consé- quences de son initiative. Dans l'univers symbolique et mythologique de Kiini, il ya bien 14 trahison d’un certain pacte qui doit toujours unir homme et le désert, l'homme et I'animal sacré, l'homme et les symboles. Astifjiauicontrairenreprésentellalfideliterarce paiete: Le pére d’ Asif chassait l'animal sacré. Unjourquiilse trouvait en danger, au bord d’un précipice, c'est un mouflon

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