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Artigos sobre Monk. Site: http://sojazz.free.fr/reflections.

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La Folie Thelonious (1) - 1er épisode


© Jacques Ponzio

All ways know, always night, all ways


know - and dig the way I say all ways (2)

"Sache toujours, toujours la nuit, sache par tous les moyens, et fais bien attention à la façon dont je dis par tous les
moyens", tel est le plus tranchant de ce que j'appellerai l'enseignement monkien. Parler d'enseignement à propos
des aphorismes monkiens est très évidemment du côté de l'abus de langage, puisque Monk lui-même répugnait à la
chose, s'agissant de son activité musicale proprement dite, et ce dès ses débuts au Minton's (1941). Il déclara en
effet : "Pour moi je ne faisais que remplir un contrat en essayant de jouer de la musique. (…) J'ai vu pratiquement
tout le monde au Minton's mais on venait là pour jouer, pas pour donner des conférences." Néanmoins ce travail
tente de répondre à l'injonction monkienne du savoir nécessaire. Se laisser enseigner, quelle que soit la forme prise
par cet enseignement, ne dépend pas forcément de la disposition d'esprit ou de la volonté propre de l'enseignant.
Comme le rappelle Lacan : "...le désir de l'homme, longuement tâté, anesthésié, endormi par les moralistes,
domestiqué par les éducateurs, trahi par les académies, s'est tout simplement réfugié, refoulé, dans la passion la
plus subtile, et aussi la plus aveugle, comme nous le montre l'histoire d'Œdipe, la passion du savoir. C'est celle-là
qui est en train de mener un train qui n'a pas dit son dernier mot." (3)
••• C'est en allant au cinéma que l'on pouvait découvrir Thelonious Monk en 1964. En effet, c'est en voyant "Jazz
on a Summer’s Day" (en France : Jazz à Newport) que j'ai été frappé par l'extrême originalité d'une musique,
surtout si l'on veutbien faire l'effort la pensée au moment où elle a été créée, et d'un musicien qui ne correspondait
en rien aux canons classiques de l'art pianistique. Il s'agissait de "Blue Monk", joué par un pianiste inconnu, à la
gestuelle d'un nageur de brasse papillon, le tout entrecoupé d'images nautiques de l'America's Cup. L'affiche du
film, bien dans le goût de l'époque, suggère une histoire d'amour sous-tendue par la musique, histoire qui n'existe
pas le valet de coeur moins du monde, du moins pas sous cette forme. Comprenons que l'histoire d'amour qui se
joue là se situerait plutôt entre le spectateur et la musique ou, disons-le mieux, entre le musicien et le spectateur.
Dès cet instant, impossible d'y échapper : comment ne pas être monkien?
Ici, on peut légitimement se demander ce que ça veut dire, "être monkien". On pense à Lacan : "Soyez lacaniens si
vous voulez, moi je suis freudien". Être monkien ça veut d'abord dire écouter de la musique, sa musique, de plus
en plus de musique, lire les articles des revues spécialisées. Mais ça veut dire aussi ne lire aucun livre, tout
simplement parce que les livres n'existent pas : Le premier à être publié sur Thelonious Monk fut celui d'Yves
Buin (4) et il date de 1988. Enfin, ça veut dire que l'on tente de connaître cette musique, de s'en imprégner, de la
jouer même.
Pour cela il faut la rassembler, et au début il n'existe pas grand-chose : pas de partitions, et des relevés plus que
discutables dans le "Real Book". Il faut les faire soi-même, à partir des disques. La raison, toujours à l'affût de
l'aplatissement du désir, parle alors; il faut en profiter car cela ne durera pas! Selon cette raison, il faut juste un
exemple de chaque titre et basta. À ce moment-là, on ne le sait pas encore mais déjà on a mis le doigt dans
l'engrenage fatal : quelle version sera la meilleure, et dans quelle configuration orchestrale? Le quartet apportera-t-
il un plus par rapport au trio? et puis, solo ou grand orchestre?
De l'exemple on passe alors, toujours au nom de la raison, à l'exemplaire: un exemplaire de chaque morceau dans
chaque type de formation, du solo au grand orchestre. Une fois arrivé là, le pacte de Méphisto est scellé. On a
depuis longtemps vendu son âme au diable pour accumuler, pourchasser, suivre à la trace la plus petite parcelle
d'inédit, le plus infime faux-départ d'une prise oubliée, la bande poussiéreuse abandonnée sur une étagère et
soudain exhumée…
On se retrouve collectionneur, d'un autre genre que celui qui s'endort tous les soirs sur son trésor, et qui craint de
s'en voir dépossédé. Si, comme disait Proudhon (5), la propriété c'est le vol, c'est surtout du vol de sa propre
liberté qu'il s'agit. Du coup, pour rester libre, quel meilleur moyen que de transformer la propriété privée en
propriété collective, seule capable de nous protéger de l'inévitable anéantissement dû à la folie d'un seul?
Mais voilà, l'histoire ne se résume pas à une passion collectionneuse, banale ou non : la musique de Monk, aussi
belle, novatrice, élaborée soit-elle ne suffirait sans doute pas à justifier ces excès. Il y a fallu l'intervention du
sentiment, obscur au début, qu'une personnalité hors-normes, prodigieusement fertile
Newport '58 en même temps qu'énigmatique avait été nécessaire pour donner naissance à cette œuvre. Très vite se
faisait jour la certitude qu'il ne s'agissait pas d'un musicien enchaînant les compositions comme des boîtes de
corned-beef aux abattoirs de Chicago, mais d'un être entièrement impliqué dans sa création et marqué par elle.
L'opus monkien au complet ne compte que quelque 70 compositions, ce qui n'est finalement pas tellement
important, surtout si on compare avec d'autres musiciens, contemporains de Monk et beaucoup plus prolifiques
que lui, par exemple Duke Ellington ou Charles Mingus. Mais ces 70 compositions sont d'une richesse telle
qu'elles ont permis et permettront longtemps encore toutes les visites, toutes les interprétations, tous les parcours.
Il n'est pas rare maintenant de voir Monk joué sur des instruments exotiques ou inusités : le saxophone soprano
solo de Steve Lacy, le koto de Miya Masaoka, le khène laotien et le dulcimer chinois de l'Asian-American
Orchestra. C'est la richesse et la densité de cette œuvre qui m'ont toujours fasciné.
Pour les besoins de l'écriture de mon livre (6), il m’avait fallu rassembler une abondante documentation. Y
revenant plus tard, j'ai été amené à faire une découverte qui procède directement de son examen attentif. Il s'agit
des actes de naissance de Thelonious, de sa sœur et de son frère. Résumons :
- Le 18 janvier 1916 naît Marion Barbara (voir l'acte de naissance).
- Le 10 octobre 1917 naît Thelonious Junior (voir l'acte de naissance).
- Le 11 janvier 1920 naît Thomas William (voir l'acte de naissance).
Jusque-là, rien de bien fracassant. Mais un examen attentif de ces documents montre autre chose dans les lignes
concernant le nombre d'enfants nés de cette mère :
- pour Marion Barbara : 2, ce qui est déjà surprenant,
- pour Thelonious Junior : 2
- pour Thomas William : 4
et le nombre d'enfants vivants :
- pour Marion Barbara : 1
- pour Thelonious Junior : 2
- pour Thomas William : 3
marion : marion
thelonious : thelonious
thomas : thomas
À ce stade, je conclus que les parents de Marion et de ses deux frères ont eu un autre enfant, décédé avant la
naissance de Marion, et dont on n'a jamais parlé. Quand il naît, Thelonious devient automatiquement le premier
garçon vivant de cette famille, d'où son prénom, Thelonious Junior. De là à penser que l'enfant décédé en bas âge a
été un garçon et que ses parents ont reporté sur Thelonious les espoirs, les idéaux et les ambitions mis à mal par
son décès, il n'y a qu'un pas. Pour le moment, il est impossible de le franchir car la confirmation formelle fait
encore défaut, mais je verserai au dossier ce fait que tous les témoignages confirment, que Barbara, mère de
Thelonious, était prête à tout pour qu'il mène sa vie à sa guise, et s'était révélée dès l'origine son meilleur
supporter. "Elle n'aurait pu songer un seul instant que je puisse devenir autre chose qu'un musicien de jazz, elle
était de mon côté. Si je voulais devenir musicien professionnel, elle était tout-à-fait d'accord" confiera-t-il plus tard
à Valerie Wilmer. (7)

(1) La première version de ce texte a été prononcée en italien le 16 février 2002 à Prato, au colloque Reflections
on Monk, à l'invitation de Stefano Zenni et de l'équipe du Metastasio Jazz 2002. Tel qu'il est publié ici, il bénéficie
des questions posées par les participants.
(2) Barry Farrell, Bebop and beyond, Time magazine, 28 February, 1964, vol 83, No 9.
(3) Jacques Lacan, l'Ethique de la psychanalyse, Seuil, Paris.
(4) Longtemps épuisé, il vient d'être réédité en 2002.
(5) Pierre-Joseph Proudhon, Qu'est-ce que la propriété? Recherche sur le principe du droit et du gouvernement.
Premier mémoire, 1840.
(6) Jacques Ponzio & François Postif, Blue Monk, Actes Sud, Paris, 1995.
(7) Valerie Wilmer, Monk on Monk, Down Beat, June 3, 1965

La Folie Thelonious - 2ème épisode

Il convient de remarquer ici que le père de Thelonious, donc Thelonious I (senior), repart vite dans sa Caroline
natale et disparaît du tableau. Thelonious grandit donc sans père, avec cette mère extrêmement valorisante et
attentive à ne pas l'empêcher de suivre la voie qu'il se choisit très tôt : le piano-jazz.
Avec Guy Reynard (8), on remarquera que parmi les grands artistes de jazz, ceux que l'on qualifie de "génies",
Armstrong, Parker, Coltrane et Monk, ont grandi sans père, on dira plus précisément sans leur père biologique ou
quelqu'un qu'ils puissent appeler père, ce qui n'exclut tout de même pas qu'il ait pu exister ici ou là une figure
paternelle, mais une figure à laquelle il manquera toujours quelque chose. Peut-on en penser que cela a forcément
influencé leur biographie, et les a amenés au développement intensif de ces capacités artistiques qui les a fait se
détacher du lot? C'est difficile à affirmer, d'autant que tous les orphelins de père ne deviennent pas des génies. On
le saurait! Dans le cas de Monk, on a envie de dire qu'une mère si totalement versée dans le soutien et l'admiration
de ce fils contribue fortement à la chose. L'autre frère, Thomas William, deviendra policeman.
Par la suite, Nellie et Pannonica de Kœnigswarter ne seraient pas trop de deux pour occuper la place laissée
vacante par le décès de Barbara, mais ceci est une autre histoire. Supposant que l'hypothèse énoncée plus haut se
confirme, on pourra ici remarquer une possible analogie avec l'histoire de la naissance de deux peintres célèbres.
Le premier Vincent Van Gogh (9) naît un an après le mariage de ses parents Théodorus et Anna, et un an jour pour
jour avant lui (30 mars 1852 - 30 mars 1853) et meurt à l'âge de six semaines. Leur nom est absolument identique :
Vincent Willem Van Gogh. C'est aussi d'ailleurs celui de leur grand-père et de leur oncle (le fameux Oncle Cent).

Vincent Van Gogh


Vincent Van Gogh
1852
Suffer little children
to come unto me
and forbid them not for such is
the Kingdom
of God
Vincent Van Gogh
à Auvers-sur-Oise

Tous les dimanches de son enfance, Van Gogh se rend au temple à Zundert, où son père est prédicateur et traverse
pour cela le petit cimetière où est enterré son aîné. On saisira mieux l'importance de ce fait si l'on se réfère à cette
lettre écrite vers la fin de sa vie à son frère Théo -lequel porte le prénom du père- : "Pendant ma maladie, j'ai revu
chaque chambre de la maison à Zundert, chaque sentier, chaque plante dans le jardin, les voisins, le cimetière,
l'église…" On peut aisément soupçonner que si le cimetière importe tant à Van Gogh, c'est parce qu'y reposent les
cendres du premier Vincent, sous une pierre tombale qui porte donc son propre prénom!
Celui qui, vivant, survit au décès du premier-né de nom identique porte en lui tout au long de sa propre vie la vie
de l'autre, une vie putative, en somme une vie par procuration. Mais il porte également la mort de l'autre, mort
dont il ne peut que se sentir coupable ad æternam, mort dont pour toujours le marque l'écho.
Un second peintre célèbre vient apporter de l'eau au moulin de ces histoires familiales si singulières. Il s'agit de
Dalí (10) : Salvador est né deux fois. Salvador Dalí père avait vingt-neuf ans lorsque vint au monde son premier
fils, Salvador Dalí, le 21 octobre 1901 à onze heures du matin. Ce premier Salvador mourut le 1er août 1903, à 21
mois, d'une méningite. Le second Salvador naquit neuf mois et dix jours après la mort de son frère. Les parents ne
se remirent jamais de la tragédie subie au décès de leur enfant aîné et parlaient sans cesse du petit disparu.
En donnant à leur second fils le même nom, ils bravèrent certainement une superstition locale; de plus, ils
marquèrent pour toujours l'esprit de Dalí : sa vie durant, il devait porter le poids de la culpabilité, car il s’était
convaincu d'avoir "volé" la vie même de son frère aîné. Dalí a toujours su que ses problèmes, mais aussi ses
triomphes, procédaient de cette tragédie prénatale : "Toutes les excentricités que je commets, toutes mes
incohérences sont la constante tragique de ma vie. Je veux me prouver que je ne suis pas le frère mort, mais le
vivant. Comme dans le mythe de Castor et Pollux, en tuant mon frère, j'ai gagné pour moi l'immortalité".
"Lorsque mon père me regardait, dit Dalí, il s'adressait autant à mon double qu'à moi-même. Je n'étais sous ses
yeux que la moitié de ma personne, un être de trop. (...) Et j'ai longtemps porté à mon flanc une blessure saignante
que mon père, impassible, insensible, ignorant ma douleur, ravivait sans cesse par l'amour impossible qu'il portait
à un mort". Sa mère était aussi peu sensible à sa détresse que son père ; elle parlait souvent de son premier-né
disparu comme d'un "génie" et emmenait le petit Salvador sur la tombe de son frère; apercevant son prénom et son
nom sur la tombe, il en était profondément troublé. La constante évocation de "l'autre" Salvador finit par
engendrer chez Dalí un égocentrisme extrême, du fait même qu'il lui fallait constamment prouver que le vrai
Salvador, c'était lui. Ainsi, de très bonne heure, il dut se battre pour affirmer son droit propre à l'existence et ne pas
perdre la raison. Malgré ses nombreuses et célèbres réalisations, et probablement à cause des bizarreries de son
comportement très largement mis en scène, la certitude selon laquelle Dalí était fou persiste dans la croyance
populaire, s'ajoutant au romantisme certain inhérent à la conception stéréotypée de la folie. On peut en dire tout
autant de Van Gogh et de ses épisodes critiques parmi lesquels celui, fameux, de l'oreille coupée.
Ceci dit, du point de vue psychologique, le "cas Dalí" est de peu d'intérêt dans ses aspects pathologiques ou
pseudo-pathologiques. C'est plutôt sa surprenante habileté à représenter les contenus inconscients qui le rend si
extraordinaire. Comme tant d'autres grands peintres -on pense à Bosch, Brueghel, Magritte et Delvaux-, Dalí met
en lumière le monde du rêve qui nous habite, donnant à voir les choses que nous dénions et réprimons le plus, ces
choses qui attestent du désir inconscient. On le sait bien au demeurant, plus les réactions contre une image ou une
idée sont vives, plus on peut se douter qu'elles correspondent à un conflit intérieur crucial pour le sujet en
question.

(8) Guy Reynard, Journaliste au magazine français Jazz Hot, et producteur de Jazz Night sur Radio Grenouille
88.8 à Marseille, communication personnelle.
(9) Jean-Louis Bonnat, Van Gogh, Écriture de l'œuvre, PUF, Paris, 1994. Je remercie Valérie Noizet qui a attiré
mon attention sur cet ouvrage.
(10) Meredith Etherington-Smith, The Persistence of Memory : A Biography of Dali, Da Capo Press, September
1995.

La Folie Thelonious - 3ème épisode - La tête de l'emploi

Il avait une tête à s’appeler Esteban (1)

Pendant les quelques années qui ont suivi la dissolution de son légendaire quartet avec Charlie Rouse au
saxophone ténor (1969), Monk se fait de plus en plus rare en concert, et finit par disparaître de la scène (1976),
puis du monde (1982). Depuis sa disparition, le cercle des cognoscenti s’est peu à peu développé, et s'y effectue un
travail souterrain de réévaluation de son œuvre, de son influence et de sa personne. Ce travail est à multiples
orientations, que ce soit ce qui concerne ses compositions, son pianisme, son rapport aux autres musiciens, au jazz
en général… Mais, au fil du temps, parmi les amateurs de jazz versés en psychopathologie une question récurrente
se posait : Monk est-il fou? C'est à cette question que je voudrais apporter ma réponse, après une longue hésitation
qui tenait à la fois à la nécessaire réserve du professionnel et au manque de documents susceptible d'étayer une
idée, vague d'abord, de plus en plus précise dès lors que je soupçonnai l'existence du bébé mort avant sa naissance.
Si je m'y suis résolu, c'est pour tenter de battre en brèche tout le fatras pseudo-psychologique dans lequel se
vautrent avec délices ceux qui pensent (qui pensent ?) qu'affirmer c'est prouver. J’y reviendrai, mais à présent,
j’aimerais ouvrir une parenthèse pour faire remarquer la surprenante similitude des regards de Dalí et Monk :

dali monk

Naturellement, j’ai choisi parmi les très nombreuses photographies de chacun celles qui pouvaient le mieux servir
mon propos, et de ce fait il pourrait sembler spécieux d’en tirer une conclusion définitive. On est effectivement pas
loin de la phrénologie, sans compter le point qu’il faut souligner, à savoir que jusqu’ici je n’ai jamais fait de
diagnostic de psychose sur le regard, réel ou supposé, de mon patient. L’habit ne fait pas le moine, sans doute. On
se souviendra de Fernand Raynaud : "Il avait une tête à vendre des lacets", tout ça pour parler de ce qu’on appelle
communément "avoir la tête de l’emploi". Et puis, peut-on jurer que jamais on ne subira le charme, la répulsion,
l’idée instantanée ? On ne sait jamais… encore que, je le rappelle, ce texte se place à l’enseigne du "sache
toujours" monkien. Je propose donc les développements suivants à titre de récréation, comme pour en annoncer la
suite. Je remarquerai d’emblée que le type de regard extrêmement "posé" que l’on observe sur ces photos est
beaucoup plus du côté de la caricature qu’un sujet fait de lui même que du "sérieux" des photomatons ordinaires.
Il me semble que, chez Dalí aussi bien que chez Monk, on trouve non pas le "don" de son image, mais, pour autant
qu’ils sont conscients d’être à ce moment-là photographiés, la "mise en scène", selon leurs propres critères, de leur
image. Évidemment, celle-ci (l’image) peut être dérobée et en ce cas la question se posera de manière toute
différente. S’il ne s’agit pas de don, alors de quoi s’agit-il? De l’imposition du regard de l’autre, de l’angle de
visée. C’est-à-dire "vois moi comme je veux être vu, vois-moi selon mes présupposés, pas les tiens".
Le portrait de Van Gogh présenté ici est le plus proche que j’ai pu trouver en ce sens. Cependant il est difficile d’y
mettre en évidence le même histrionisme que je repère chez les deux autres personnages, pas plus d’ailleurs que
dans le portrait de Wynton Marsalis, dans un registre pourtant voisin.
marsalis van gogh

On en tirera une conclusion au moins provisoire : Ne se met pas en scène qui veut. Il y faut une autre nécessité,
celle précisément qui fait que le rapport à la folie se pose au sujet, mais pour le spectateur, pour bien lui montrer
qu’en fait il s’agit "d’autre chose", autre chose qui ne serait pas absolument subi comme dans la psychose, et pas
non plus vraiment assumé comme dans l’acte délibéré, entre les deux alors, mis en scène avec un sujet pris dans
cette même scène. N’y aurait-il pas là au fond, la différence entre "m’as-tu vu" et "ça me regarde".
"M’as-tu vu", ça a toujours à voir avec "tu m’as bien regardé ?", quitte à en être l’inverse. D’un "m’as-tu-vu",
celui qui roule des mécaniques, qui a chaîne, gourmette en or et colifichets variés, mais aussi acteur médiocre et
vaniteux pour qui tout est dans l’appât-rance, on passe au "tu m’as bien regardé ?", c’est-à-dire : qu’est-ce qui te
fait croire que je vais agir comme tu le souhaites, que je suis celui que tu penses voir ? Entre ces deux
interrogations : m’as–tu vu ? et : tu m’as bien regardé?, il y aurait : "Ça me regarde", c’est à moi, c’est moi au plus
profond, là où je ne veux pas que tu aies accès. Et où éventuellement je n’ai pas vraiment accès non plus.
Comment as-tu fait pour saisir ce que j’essaye de te montrer de moi, puisque ce que tu perçois de ce que je te
montre sans vraiment le vouloir est cela précisément qu’en grande partie j’ignore de moi-même ? Arrête-toi à la
surface, ne perçois que ce que je veux bien te montrer, cette apparence que je te donne et qui me protège.Ces
portraits de "fous" peints à l’hôpital psychiatrique par Th. Géricault (La monomane de l'envie et Le monomane du
vol (1820-1824) montrent une qualité de regard toute différente, ou plutôt une absence de regard. Ce n’est pas à
dire que la personne peinte sur ces toiles très réalistes n’y voit pas mais plutôt qu’elle n’y voit pas clair alors
même que tout l’art du peintre indique l’acuité. Qu’elle est toute dans son œil mais pas derrière. Autrement dit,
quelle ne se voit pas voyant. Et naturellement c’est là que ça montrerait le plus…

gericault gericault

Allez, je m’arrête là. Le mois prochain sans doute, je reprendrai le cours de mes réflexions.
_______________________________________________________
(1) Gabriel García Márquez, Le noyé le plus beau du monde in L'incroyable et triste histoire de la candide
Erendira et de sa grand-mère

La Folie Thelonious - 4ème épisode


Entre folie et génie : l’abstracteur

Pendant les quelques années qui ont suivi la dissolution de son légendaire quartet avec Charlie Rouse au
saxophone ténor (1969), Monk se fait de plus en plus rare en concert, et finit par disparaître de la scène (1976),
puis du monde (1982). Peu à peu néanmoins, depuis sa disparition, le cercle des cognoscenti se développe, et s'y
effectue un travail souterrain de réévaluation de son œuvre, de son influence et de sa personne.

Monk le fou

Au fil du temps, parmi les amateurs de jazz versés en psychopathologie une question récurrente se posait : Monk
est-il fou? C'est à cette question que je voudrais apporter ma réponse aujourd'hui, après une longue hésitation qui
tenait à la nécessaire réserve du professionnel et aussi sans doute à l’absence d’une idée "autre". Si je m'y suis
résolu, c'est pour lutter contre l’irritation provoquée par ces diagnostics à l’emporte-pièce qui fleurissent un peu
partout. Cependant, il y avait une idée "autre". Je l’avais eue sans l’avoir (sans la voir?), au moment de la
rédaction du livre. Cette idée, vague d'abord, allait être étayée par une série de documents :

Actes de naissance de Marion, Thelonious, Thomas


- Le 18 janvier 1916 naît Marion Barbara.
- Le 10 octobre 1917 naît Thelonious Junior.
- Le 11 janvier 1920 naît Thomas William.

Jusque-là, rien de bien fracassant. Mais un examen attentif de ces documents montre autre chose, dans les lignes
concernant le nombre d'enfants nés de cette mère :
- pour Marion Barbara : 2, ce qui est déjà surprenant,
- pour Thelonious Junior : 2
- pour Thomas William : 4

et le nombre d'enfants vivants :


- pour Marion Barbara: 1
- pour Thelonious Junior : 2
- pour Thomas William : 3

À ce stade, je conclus que les parents de Marion et de ses deux frères ont eu un autre enfant, décédé avant la
naissance de Marion, et dont on n'a jamais parlé. Quand il naît, Thelonious devient automatiquement le premier
garçon vivant de cette famille, d'où son prénom, Thelonious Junior. De là à penser que l'enfant décédé en bas âge a
été un garçon –forcément nommé Thelonious- et que ses parents ont reporté sur le second Thelonious les espoirs,
les idéaux et les ambitions mis à mal par le décès du premier, il n'y a qu'un pas. Pour le moment il est impossible
de le franchir car la confirmation formelle fait encore défaut, mais je verserai au dossier ce fait que tous les
témoignages confirment, que Barbara, mère de Thelonious, était prête à tout pour qu'il mène sa vie à sa guise, et
s'était révélée dès l'origine son meilleur supporter. "Elle n'aurait pu songer un seul instant que je puisse devenir
autre chose qu'un musicien de jazz, elle était de mon côté. Si je voulais devenir musicien professionnel, elle était
tout à fait d'accord" confiera-t-il plus tard à Valerie Wilmer. (1) On remarquera également que le second frère,
Thomas, n’a pas eu le même destin, puisqu’il est devenu boxeur puis policeman. Ce fait d’un aîné mort avant sa
naissance et dont on porte le nom se retrouve chez plusieurs personnages célèbres. Supposant que cette hypothèse
se confirme, on pourra ici remarquer une possible analogie avec l'histoire de la naissance de deux peintres
célèbres, Van Gogh et Dalí. Le premier Vincent Van Gogh (2) naît le 30 mars 1852, un an après le mariage de ses
parents et meurt à l'âge de six semaines. Un an jour pour jour après (30 mars 1853), naît celui qui deviendra le
peintre Vincent Van Gogh. Tous les dimanches de son enfance, Van Gogh se rend au temple à Zundert, où son père
est prédicateur et traverse pour cela le petit cimetière où est enterré son aîné. Vers la fin de sa vie, il écrit à
Théo :"Pendant ma maladie, j'ai revu chaque chambre de la maison à Zundert, chaque sentier, chaque plante dans
le jardin, les voisins, le cimetière, l'église…" On peut soupçonner que si le cimetière importe tant à Van Gogh,
c'est parce qu'y reposent les cendres du premier Vincent, sous une pierre tombale qui porte donc son propre
prénom! Un second peintre célèbre vient apporter de l'eau au moulin de ces histoires familiales si particulières. Il
s'agit de Dalí (3) : Salvador est né deux fois. Salvador Dalí père avait vingt-neuf ans lorsque vint au monde son
premier fils, Salvador Dalí, le 21 octobre 1901. Ce premier Salvador mourut le 1er août 1903, à 21 mois. Le
second Salvador naquit neuf mois et dix jours après la mort de son frère. Malgré cette naissance, les parents ne se
remirent jamais de la tragédie et parlaient sans cesse du petit disparu. En donnant à leur second fils le même nom,
ils marquèrent pour toujours l'esprit de Dalí : sa vie durant, il devait porter le poids de la culpabilité, car il s’était
convaincu d'avoir "volé" la vie même de son frère aîné. "Lorsque mon père me regardait, dit Dalí, il s'adressait
autant à mon double qu'à moi-même. Je n'étais sous ses yeux que la moitié de ma personne, un être de trop. (...) Et
j'ai longtemps porté à mon flanc une blessure saignante que mon père, impassible, insensible, ignorant ma douleur,
ravivait sans cesse par l'amour impossible qu'il portait à un mort". Sa mère était aussi peu sensible à sa détresse
que son père; elle parlait souvent de son premier-né disparu comme d'un "génie" et emmenait le petit Salvador sur
la tombe de son frère; apercevant son prénom et son nom sur la tombe, il ne pouvait manquer d’en être
profondément troublé. La constante évocation de "l'autre" Salvador finit par engendrer chez Dalí un égocentrisme
extrême, du fait même qu'il lui fallait constamment prouver que le vrai Salvador, c'était lui. Ainsi, de très bonne
heure, dut-il se battre pour affirmer son droit propre à l'existence. Dalí a toujours su que ses problèmes, mais aussi
ses triomphes, procédaient de cette tragédie prénatale : "Toutes les excentricités que je commets, toutes mes
incohérences sont la constante tragique de ma vie. Je veux me prouver que je ne suis pas le frère mort, mais le
vivant. Comme dans le mythe de Castor et Pollux, en tuant mon frère, j'ai gagné pour moi l'immortalité". Soit dit
en passant, on trouve des énoncés similaires chez un écrivain célèbre : Mark Twain, qui perd son frère jumeau très
tôt, et dont l’antienne peut se résumer à ceci : lequel de nous deux est l’autre ? Naturellement, Mark Twain
s’avance masqué sous les dehors de l’humour, noir s’il le faut; peu importe, on sait bien quels sont les rapports de
l’humour avec la vérité du sujet, l’inconscient. Celui qui, vivant, survit au décès du premier-né de nom identique
porte en lui tout au long de sa propre vie deux affects dramatiques et opposés. D’un côté la vie de l'autre, une vie
putative, en somme une vie par procuration. Mais il porte en même temps la mort de l'autre, mort dont il ne peut
que se sentir coupable ad æternam. Que prouvent ces parallèles? Après tout, peut-être sont-ils tous fous, peut-être
le sommes-nous aussi, tous autant que nous sommes? Cependant, si ce mystère de la naissance ne rend pas compte
de la folie réelle ou supposée, il semble qu’il puisse rendre compte du génie.
Monk le génie

"Cela prend du temps pour être un génie. Vous devez passer tant de temps à ne rien faire, à ne vraiment rien faire."
(Gertrude Stein)

Voyons si l’on peut être d’accord avec cette affirmation pour Thelonious Monk ? On peut affirmer, en tout cas,
qu’il vivait pour (et très peu PAR) sa musique, du moins pendant toute la première partie de sa vie : en 1957 il a 40
ans et entame son séjour au Five Spot. C’est le début de la célébrité. Ne rien faire, ce pouvait être taper pendant
des heures sur un réverbère, en faire jaillir les résonances, exactement comme aujourd’hui il peut arriver que l’on
s’abîme dans un jeu de réussites sur ordinateur : vu de l’extérieur, on n’imagine rien de bon quant à l’activité de
pensée de celui ou celle qui s’y livre; mais au fond n’est-ce pas un procédé pour mettre la pensée consciente en
roue libre, pour lui faire lâcher prise? Ceci fait penser le fameux 1% de Thomas Edison : le génie, c’est 1%
d’inspiration et 99% de transpiration (pour Albert Einstein, la proportion devient 10% et 90%, pour d’autres,
heureusement restés anonymes, on a 5% et 100% !!!) Ce qui se "voit" chez Thelonious Monk, c’est quand il ne
fait rien, les fameux 1%. Mais ce qui ne se voit pas, c’est énormément de travail, et uniquement du travail,
pudiquement caché, ce qui suppose remplie une condition peut-être pas suffisante mais absolument essentielle : ne
pas céder sur son désir. Ne pas se laisser distraire par les impératifs de la vie quotidienne, n’accepter aucune
contingence, ce qui suppose évidemment que l’environnement familial s’occupe de tout ce qui suppose que l’autre
croie au génie de l’artiste ce qui suppose in fine que l’artiste lui-même croie en son génie, ou en tout cas, s’il ne le
formule pas ainsi, se comporte comme s’il n’avait rien d’autre à faire dans la vie que se consacrer à son art.

De ce fait, il est intimement persuadé de ne devoir qu’à lui-même les caractéristiques de son art.
- Dalí, qu’est-ce qui vous fait marcher ?
- Mon propre ressort bien sûr.
- Thelonious : quels sont les musiciens qui vous ont le plus influencé ?
- Mais, moi-même, évidemment.

Monk l’abstracteur
Tâchons maintenant d’examiner le style pianistique de Thelonious Monk, centré sur l’une de ses composantes, la
virtuosité.

Que Monk ne soit pas un concertiste, un virtuose tel que la musique classique et même le jazz en ont tant produit,
cela ne semble faire aucun doute.

Voire.

"Son jeu est simple, son style sobre et dépouillé; il utilise très peu les accords et concentre toute son attention sur
une main droite à style monodique. En dépit de sa hardiesse, Monk utilise des structures harmoniques absolument
logiques, des thèses relativement simples et le système par tons entiers, cher à Debussy, qu'il applique avec à-
propos. (...) L'utilisation systématique des harmoniques éloignées de la fondamentale amène des trouvailles
heureuses, souvent géniales, mais l'entraîne parfois dans des impasses mélodiques. Grâce à ses variations
rythmiques, il réussit à s'y maintenir, en attendant une porte de sortie qui n'est souvent qu'un retour opportun à un
style de piano plus traditionnel, comme c'est le cas dans sa composition : Thelonious". Ainsi s’expriment en avril
1949, les Suisses J.-J. Finsterwald et J.-F. Zbinden.

Le pianiste Herbie Nichols ne dit pas autre chose : "Ce type est l'auteur des mélodies les plus étranges sur le plan
rythmique que j'aie jamais entendues. Elles sont aussi très intéressantes. Son sens de ce qui sonne est incroyable.
Cependant, quand il prend un solo, il semble être sujet à certaines limitations harmoniques qui l'empêchent de
prendre place aux côtés d'Art [Tatum] et de Teddy [Wilson]. Il s'enferre dans un labyrinthe aussi loin qu'il le peut
sans jamais se montrer capable d'en sortir."

Contrairement aux pianistes qui ont appris à jouer du piano de façon traditionnelle, Thelonious n'a jamais attaqué
les touches d'ivoire avec les doigts en crochet, c'est-à-dire avec l'extrémité de la dernière phalange. Il a toujours
posé ses doigts "à plat", dans toute leur longueur, parallèlement au clavier.
Bill Evans déclare avoir commencé de la même manière : "Plus jeune, je jouais les doigts à plat… les doigts
repliés permettent une économie de moyens…".

Oscar Peterson livre ses sentiments mitigés sur Monk : "Je pense que c'est un compositeur merveilleux mais je ne
suis pas un de ses fans, pianistiquement parlant." Ce qui n'est pas pour surprendre, quand on compare son style à
celui de Monk.

Et Remy ajoute : "Il n'a évidemment pas une technique à la mesure de son talent. Il avoue lui-même qu'il est trop
paresseux pour travailler son instrument, et c'est peut-être mieux ainsi car, nanti d'une articulation classique, Monk
n'aurait sans doute pas eu cette manière indescriptible de frapper la note".

De l'avis de l'intéressé lui-même, il y a peut-être quand même un certain manque de ce côté : "…Bien souvent je
pense à des phrases musicales que je ne peux pas reproduire sur le piano. Si réellement la technique c'est cela,
alors je manque vraiment de technique. Disons plutôt que j'ai ma propre technique… Mais là encore j'évolue. Je
pense être meilleur aujourd'hui que lors de mes débuts, parce que je me suis assis dans mon style et que j'y ai mes
habitudes".

Le problème, et il en sera de même pour tous les bons ou très bons pianistes qui ont peu ou prou critiqué le style si
personnel de Thelonious et sa prétendue incapacité à jouer comme il faut, c'est que leur style, si parfait soit-il, ne
véhicule aucune émotion particulière et ne laisse quasiment pas de trace mnésique. Mais bien sûr, c’est une autre
histoire qui met en jeu des ressorts plus personnels.

Et cependant…

Monk paraît bien capable de traits virtuoses. Pour Mary Lou Williams qui l'entendit à Kansas City vers 1934,
Monk faisait alors montre de beaucoup plus de technique. Tous étaient en admiration devant lui.

Frank London Brown atteste, lui aussi, que Monk est capable de produire ces traits de pure virtuosité : "Je l'ai
entendu le faire récemment au Five Spot, et avec une telle habileté qu'il a fait taire toutes les conversations jusqu'à
la fin du set."

On en est donc là : Monk sait ou ne sait pas jouer du piano, et dans sa façon de composer la musique, il sait, ou ne
sait pas, ce qu’il fait, et pourquoi il le fait.

C’est ici que le témoignage de Johnny Griffin prend toute son importance : "Un jour, j'étais chez lui, il m'a regardé
et a dit : "Tu sais, je peux jouer comme Tatum". Je lui ai répondu : "Arrête, Thelonious, tu me fais marcher." Alors
il s'est assis au piano et a joué un trait rapide comme Art Tatum, je ne pouvais pas y croire. Puis il m'a dit : "C'est
pas moi, ça; regarde, je prends deux notes ici trois notes là…" Il a rejoué le même trait et, là, c'était du Monk."

Leonard de Vinci nous fournit une clé géniale pour résoudre ce problème avec ses définitions contradictoires de la
peinture et de la sculpture.

La peinture se fait "per via di porre" (par voie d’ajout)


La sculpture se fait "per via di levare" (en retranchant)

On voit donc ce qui spécifie le style de Monk par rapport à celui de tant de ses contemporains : là où tant en
rajoutent, il en ôte. Mieux, c’est en enlevant qu’il apparaît comme quelqu’un d’unique.

Incidemment, on notera que cela peut servir aussi à définir la différence entre psychothérapie et analyse. Là où la
thérapie vient ajouter les pensées du thérapeute à la configuration psychique du patient, l’analyse vient retirer, par
l’interprétation, et laisser apparaître la vérité du sujet.

Le dernier peintre de ce panthéon sera Robert Motherwell (4), qui répond à la question d’Yvonne Baby : Qu‘est-ce
que la peinture abstraite ? "L’abstraction c’est soustraire. Abstraire, c’est soustraire. Donc si vous regardez par la
fenêtre… Regardez, vous êtes un peintre abstrait, vous enlevez une partie du toit, et puis vous enlevez une
cheminée, puis vous enlevez un coin de la fenêtre, et puis encore un morceau de balcon et, tout d’un coup la vision
que vous avez est pour vous la vision juste. C’est ce que vous ressentez et c’est de la peinture abstraite".

Du coup, Monk apparaît comme un abstracteur musical, celui qui procède, dans son style comme dans ses
compositions, "per via di levare". En laissant glisser le signifiant, j’irai jusqu’à passer de l’"abstracteur" à
l’"attracteur". En mathématiques, l’attracteur est toujours "étrange". C’est un objet associé à un système dont
l'évolution est imprévisible! Que dire de mieux?

Eh bien ceci que Monk, abstracteur musical de premier ordre, s’est abstrait lui-même de la vie publique en
donnant son dernier concert en 1976, à l’âge de 59 ans. Tel l’arroseur arrosé, Monk devient l’abstracteur abstrait,
abstrait du monde. En se réfugiant chez la Baronne Nica de Kœnigswarter, où il meurt 6 ans plus tard, il crée un
manque ininterprétable et nous laisse seuls avec son œuvre.

On n’a certainement pas fini d’explorer toutes les implications d’un tel legs.

(1) Valerie Wilmer, Monk on Monk, Down Beat, June 3, 1965.


(2) Jean-Louis Bonnat, Van Gogh, Écriture de l'œuvre, PUF, Paris, 1994. Je remercie Valérie Noizet qui a attiré
mon attention sur cet ouvrage.
(3) Meredith Etherington-Smith, The Persistence of Memory : A Biography of Dali, Da Capo Press, September
1995.
(4) Vous pouvez voir une sélection de tableaux de Robert Motherwell à partir de la page :
http://www.artcyclopedia.com/artists/motherwell_robert.html

Monk In Paradise
© Jean Merlin - Correspondance avec Fred Canté

Extrait d'une lettre de Jean Merlin, magicien professionnel aimant vraiment beaucoup la musique de Monk, à Fred
Canté, écrivain néerlandais, auteur de la meilleure discographie de Thelonious Monk, parue chez "Golden Age
Records", Amsterdam
Beste Fred
Tu m'écris dans ta dernière lettre : "Dire qu'on ne s'est jamais rencontrés, et que l'on s'écrit depuis quatre ans déjà,
dire que tu m'invites en France, et que j'ai une invitation similaire au Canada, et que de la même façon j'ai été
hébergé au Japon, tout ça rien qu'à cause de Monk. Quand même, du haut du ciel, Monk, ça doit le faire marrer..."

T'as raison, Fred, ça doit le faire marrer. Seulement, si le ciel existe, Dieu existe aussi (soyons logique) et Dieu est
vraisemblablement magicien ET musicien (autrement rien n'a de sens) peut-être même est-il chorégraphe?

On a beaucoup écrit sur Monk, mais il y a une chose, Fred, dont personne n'a jamais parlé, c'est l'arrivée de Monk
au ciel. Je n'y étais pas, bien sûr, mais en tant que magicien, je devine comment les choses ont dû se passer. Alors,
si tu as cinq minutes, je vais tout te raconter...

Tout a commencé aux petites heures de l'aube, entre chien et loup, probablement 'round about 4 ou 5 heures, tu
sais, cette heure indéfinissable où les patrons de cabaret sont obligés de mettre à la porte les musiciens qui
trainaillent afin de pouvoir fermer. En sortant, Monk devait être un peu gris et cherchait un endroit encore ouvert,
afin d'y boire un dernier bourbon pour la route. Il tomba par hasard sur une grande porte en bois, d'un club dont il
n'avait jamais entendu parler. Alors, du poing, il frappa vigoureusement. Tout de suite, on lui ouvrit...

Saint Pierre qui, comme tous les portiers de cabaret, parle anglais parfaitement, lui cria :
- Come on, boy! Here, we're open 24 hours a day, seven days a week!
Surpris, Monk entra.

Saint Pierre, comme tous les cerbères de clubs privés, possède un grand livre avec le nom de chaque membre. Il
demanda à Monk de décliner son identité. Comme à son habitude, Monk répondit :
- Humph... mlkdfnvkjmonklkjdniousphere.
Et Pierre fut incapable de trouver son nom dans le bouquin. C'est curieux, pensa-t-il, je ferais peut-être mieux
d'appeler le patron... Dès que Dieu sut que Monk était arrivé, il descendit le grand escalier afin de l'accueillir. (Au
Paradis, on est toujours prévenu de l'arrivée de Dieu à cause d'un petit bruit : Sa crosse crisse...).

Et quand il se déplace pour venir accueillir en personne celui qui arrive, c'est souvent bon signe : on sait que le
nouvel arrivant fut un orfèvre en son métier, qu'il eut parfois raison seul contre tous, et qu'il a persévéré sans faille
et sans compromis dans la voie qu'il a choisie. En règle générale, c'est souvent les artistes que Dieu vient ainsi
accueillir. Allez savoir pourquoi ! Quant aux politiciens, je ne saurais vous dire, il n'y en a aucun en Paradis.

Mais Dieu n'est pas seulement tout ce que l'on suppose, il a aussi une très grande mémoire, au moins 200 Giga
octets à ce que prétendent les mieux informés. Comme beaucoup de directeurs de multinationales, il parle un
anglais approximatif par nécessité, avec un fort accent latin, mais, tout de suite, il se souvint :
- Tell me, son, didn't you begin playing gospels on the old harmoniums of black churches?
- Bye-Ya, maugréa Monk, but it was a long time ago, et il y a longtemps que je n'ai pas foutu les pieds dans une
église... La seule chose en laquelle j'aie jamais cru, c'est la musique.
- Mais, fils, Je Suis musique... et puis, tu t'appelles Monk, non? Sans le savoir, tu es de la famille.

Et, tandis que le choeur des anges entonnait le fameux "Il est des nôtres", Dieu pensa : Nom de moi-même, dire
qu'on a ici un orgue que plus personne n'utilise... je vais tout de suite le mettre au travail.
- Est-ce que vous joueriez pour nous?
- C'est hélas la seule chose que je sache vraiment faire, répondit Monk, mais avant je boirais bien un petit coup.
Vous n'auriez pas un peu de whisky qui traîne?
- Bien sûr, fils!

Et Dieu, qui est magicien, fit apparaître un verre plein de whisky.


- My God, you've poured Four in One! but we'll Worry Later, I'll drink it Straight, No Chaser...
Et c'est alors que Monk découvrit que le verre se remplissait de lui-même au fur et à mesure que l'on buvait
dedans... Il était aux anges et commençait à avoir une idée de ce que pouvait être le paradis offert à ceux qui, sans
toujours le savoir, ont contribué de façon importante au vrai bonheur du monde. Alors, profitant de sa surprise,
Dieu l'amena jusqu'à l'orgue.

C'était un orgue monumental, avec énormément de registres. Monk, qui n'avait d'expérience que celle des
quelques tirettes qui servent aux harmoniums, trouva qu'il y en avait trop, et rapidement se mélangea les pédales.
- Won't you have a regular grand piano for me? demanda-t-il.
- We See, répondit Dieu, tout en se demandant où il pourrait trouver un piano à queue au paradis, car Là-Haut la
notion de queue n'existe pas (c'est bon pour les damnés). Claquant ses doigts, Dieu fit alors apparaître un
magnifique piano et comme Il est perfection, le piano aussi était parfait : d'un profond noir de jais, et accordé au
La 440.

Monk commença à jouer et s'arrêta net.


- Dat's bullshit, déclara-t-il, je peux pas jouer là-dessus. Durant toutes ces années où j'ai dû gagner ma vie, on ne
m'a jamais fourni un piano comme ça. Non, vraiment, ça n'est pas possible...
- If you want Something Else, you better Ask Me Now, répondit Dieu.
- Give me a GENUINE piano, insista Monk.

Dieu, qui est perfection, et qui trouvait le piano parfait, ne comprit pas tout de suite ce que Monk voulait. Alors,
comme chaque fois qu'Il avait un problème de jazz, Il appela Rudy Van Gelder à la rescousse. Immédiatement,
celui-ci sut quoi faire. Il alla quérir un désaccordeur de pianos, et pas n'importe lequel : celui qui, pendant tant
d'années, avait présidé aux destinées des enregistrements de chez Riverside. Un pro... et en trois minutes, le piano
était prêt. Monk s'assit de nouveau devant le clavier et déclara :
- mlkjd vnlkjhf...
Puis il commença à jouer Something in Blue.

Et Dieu fut complètement scié!


Bien sûr, Dieu est Harmonie, mais de telles harmonies, si belles, si profondes, si justes dans leurs déchirements,
des accords qui n'existent qu'en fonction de ce qui les précède et de celui qui va les suivre, eh bien, Dieu lui-même
n'en avait jamais entendu! Malgré lui, il ne pouvait s'empêcher de faire un parallèle avec un autre type qu'il avait
également reçu et à qui il avait donné un coin de voûte céleste à repeindre : un certain Van Gogh... un hollandais
arrivé en assez mauvais état et auquel il avait dû greffer immédiatement un foie et une oreille, un peintre dont les
jaunes n'existaient qu'en fonction des bleus du ciel qui les jouxtaient. Même compréhension des choses, mais
transposée... Il faudra que je les présente, pensa Dieu.

Mais déjà, sans s'en rendre compte, Il s'était laissé envoûter par la musique. Il s'assit par terre et écouta de toute
son attention. Et plus Monk jouait et plus Dieu se disait :
- Ça, je le crois pas...
Eh bien, mon bon ami, quand c'est Dieu lui-même qui commence à ne plus croire, c'est la porte ouverte à tous les
ennuis... Très vite, Il demanda à Monk :
- Son, do you give lessons?
- Only to Bud Powell!
- Écoute, fils : jusqu'ici, j'ai été gentil, mais franchement, tu commences à me courir. Garde tes caprices pour la
Baronne, parce qu'en un clin d'oeil, je peux aussi faire disparaître le verre de whisky qui se remplit tout seul! Tu
verras, je serai bon élève, et tu seras même surpris de la vitesse avec laquelle j'apprends...

Alors, pour conserver son verre, et uniquement pour ça, Monk laissa Dieu s'asseoir à sa gauche sur le tabouret et,
uniquement par déférence, il Lui laissa faire la pompe, tout en êtant extrêmement surpris de l'acuité avec laquelle
Dieu observait sa main droite... Quinze jours après, Dieu était capable de jouer seul sous l'oeil amusé de Monk qui
Lui laissait tenir le piano de plus en plus souvent, et l'écoutait en sirotant son whisky. Il pensait en lui-même, sans
trop se l'avouer : "pas si mal, pour un amateur!"

Puis, pris par on ne sait quelle envie, Dieu se mit à composer afin de renouveler le répertoire du paradis qui
commençait à être passé de mode. Tous les vieux cantiques furent jetés aux orties et furent remplacés par les
nouvelles compositions de Dieu : Between God And The Deep Blue Sea, Blue God, God Is Black In Town, I
Surrender God, God's Monk, Monk's God, etc... Et c'est Orrin Goodnews qui est bien embêté! Lui, qui a la charge
de rédiger les textes qui ornent l'arrière des pochettes de disques, il n'ose plus dire ce qu'il pense! Plusieurs fois
déjà, il s'est surpris à couvrir de louanges des morceaux dont il avait l'intime conviction qu'ils étaient entièrement
"pompés" sur vous-savez-qui...

Mais Dieu est tellement content... Il ne quitte plus le piano... et c'est peut-être là que le bât blesse : Il n'a plus du
tout le temps de s'occuper du monde qu'il a créé, et le résultat est catastrophique : il n'y a qu'à ouvrir la télé pour
s'en rendre compte! Ici, en bas, nous sommes plusieurs à faire nôtre le vieil adage qui proclame "chacun son
métier et les hommes seront bien gardés". D'aucuns pensent qu'il serait peut-être temps que Dieu rende enfin son
piano à Monk, pour un monde meilleur, et se remette à faire son propre boulot. Charbonnier est maître chez soi,
mais, tout de même, c'est assez inquiétant.

Fred, je compte sur ta discrétion : je t'ai raconté tout cela parce que je te fais confiance. Très peu de personnes sont
au courant de ce qui se passe vraiment, et si la nouvelle venait à se répandre, on ne peut prévoir ce qui pourrait se
passer. Ici, nous ne pouvons qu'attendre et espérer que les choses s'arrangent.
Personnellement, je le souhaite de tout Monk'heur.

Chordially,
Jean.
____________
© Jean Merlin

Un inédit de Monk et ce qui s'ensuit


© Jacques Ponzio

J'ai depuis longtemps une attitude ambivalente face aux publications de concerts inédits, quelqu'en soit l'origine. Je
passerai sur les problèmes de droits des bootlegs les plus flagrants (ce n'est pas le cas ici) pour centrer ce texte
uniquement sur l'objet disque. La plupart du temps, les bootlegs ou publications de concerts inédits viennent
combler les trous d'un parcours musical et/ou discographique. Pour Monk, cela va de 1941 (au Minton's) à 1976
(Newport in New York). Naturellement, le fanatique amateur/admirateur du pianiste que je suis ne saurait que se
réjouir de la mise au jour de ces inédits.

Europe 1 a été en quelques années à l'origine de la publication de deux très beaux concerts donnés à Paris par le
quartet de Thelonious Monk. Concerts d'autant plus appréciables qu'ils correspondent à la période la plus
flamboyante de ce quartet parfaitement rôdé : l'ambiance des concerts est enthousiaste, la prise de son correcte, le
pressage de qualité...

Mais alors, pourquoi cette ambivalence annoncée?

C'est que la musique n'est pas tout, il y a aussi le contexte, on dira l'emballage. Car enfin, avoir enregistré,
conservé, édité, publié cette musique à laquelle je suis si attaché, et se trouver dans l'incapacité d'en fournir les
coordonnées exactes, et au moins un habillage à sa mesure relève pour moi de l'incompréhensible. Souvent,
ailleurs, les données factuelles sont erronées et les notes de pochette fragmentaires ou inexactes, mais ici on frise
le délire.

Prenons le concert du 6 mars 1965. Un superbe double album 710377/378 publié en 1992 sous la date du 23 mai
1965. Je sais, le tir a été rectifié depuis, mais quand même. Depuis, une autre édition mélange les dates du 6 et du
7 mars sans que les titres aient changé pour autant.

Prenons alors le concert du lendemain 7 mars 1965, récemment publié. La pochette fait état d'un personnel
totalement surréaliste : Jimmy Smith (orgue Hammond B3), Nathan Page (guitare), Donald Bailey (drums). Ce
n'est rien.

Il signale 8 titres dont seuls 7 sont sur le CD, marquant l'absence de Satin Doll (qui semble bien être -horresco
referens- celui d'Oscar Peterson dans la même série). Mais ce n'est rien encore, la musique est là.

Alors quoi? C'est le texte de François Postif qui mérite le détour : il faut s'y reporter pour en saisir tout le sel.
Voici que Postif y qualifie 'Round Midnight, l'un des plus admirables thèmes de toute l'histoire du jazz, à la si belle
mélodie, aux harmonies complexes, de "morceau... à la simplicité tellement biblique que tout amateur de jazz le
fredonne sans effort". On frémit. On a raison de frémir, mais on n'a pas tout vu.

On n'a certes pas, comme le prétend Postif, imposé Gerry Mulligan à Monk : ils avaient joué ensemble à Newport
dans le groupe constitué autour de Miles Davis (17 juillet 1955) et Monk avait un jour signalé à Orrin Keepnews
que "Mulligan et lui étaient voisins". Postif devrait pourtant le savoir puisque cette histoire est racontée dans Blue
Monk, le livre que nous avons co-signé (la fameuse "étude" dont il parle). Comment, par surcroît, imaginer un seul
instant qu'on aurait pu imposer à Monk un quelconque partenaire qu'il n'eût pas souhaité? La musique qui sortira
de cette session du 12 août 1957 est loin d'être négligeable et ne mérite certainement pas la condescendance
appuyée de Postif.
Mulligan meets Monk Monk - Gillespie
Il est faux de prétendre que Monk ne pouvait accompagner ni Parker ni Gillespie : on a les témoignages du
contraire, photos et enregistrements. Et si la collaboration de Monk avec Dizzy a cessé, ce n'est pas du tout pour
une quelconque raison d'incompatibilité musicale, mais pour de bien plus triviales raisons d'intendance et
d'horaires. C'est d'ailleurs la mort dans l'âme que Dizzy se résignera à remplacer Monk par John Lewis venu lui
faire ses offres de service : "moi, au moins, j'arriverai à l'heure...

Et puis décidément non, François Postif, la technique de Monk, si elle est bien "surprenante", n'est certainement
pas "élémentaire". Pourquoi pas rudimentaire tant qu'on y est?

J'ai gardé le meilleur pour la fin. J'aurais pu, par charité, glisser sur les explications psychologiques concernant les
rapports de Thelonious avec son fils Tootie. Difficile cependant de laisser passer un tel vice du raisonnement pour
les "néophytes" de l'univers monkophile. Essayons d'en dégager les grandes lignes : Monk aurait une réputation
"d'ours mal léché", totalement erronée selon Postif qui en témoigne auprès de Tootie, lequel n'en croit pas ses
oreilles et fait répéter Postif devant Don Sickler. Unbelievable... Et Postif d'expliquer doctement que l'attitude de
Monk (père) était calculée pour éloigner les importuns de tout poil. Doit-on en conclure alors, au mépris de tous
les témoignages, que Monk souhaitait tenir à distance son propre fils?

N'empêche, ces nouveautés déjà anciennes et toujours nécessaires qui sortent peu à peu des coffres suscitent chez
l'amateur un vif intérêt. Mais, de grâce, messieurs de chez Europe 1, Trema, Sony..., que n'utilisez-vous les
données que vous fournit Blue Monk (le livre)? On ne vous le reprochera pas...

A lire : les notes de pochettes de l'album Live à l'Olympia (7 mars 1965) signées François Postif

Le Pianiste Préparé
© Jacques Ponzio

Le rôle des accessoires vestimentaires chez Monk a toujours fait couler beaucoup d'encre. Cette fascination
s'observe aussi bien chez les musiciens que chez les non-musiciens. Inutile donc d'y chercher une quelconque
tentative de justification technique ou d'envie. Marc-Edouard Nabé a élaboré une théorie (1) : "Monk place alors
ses grosses mains; entre chaque accord, il se remet les bagues. Comment? Vous ne le saviez pas? Il a deux bagues
énormes qui le gênent là dans chaque main, et chaque fois qu'il fait trois accords, il se remet la bague; il la
retourne, s'interrompt pour ça, il fait ça tous les quatre accords qu'il plaque... D'ailleurs, un pianiste qui met des
bagues comme ça, c'est exprès pour se gêner; c'est la recherche obstinée de l'inconfort à tout prix; se mettre dans
les conditions de la paralysie, du maladif, du maladroit, créer une résistance! C'est comme un guitariste qui se
mettrait de grands bracelets comme ça; ça le gênerait forcément..." J'ai aimé, et repris à mon compte (2) cette idée
que Monk utilisait ses bagues et sa montre qu'il portait souvent au poignet droit comme une sorte de pare-
virtuosité, affirmation relayée depuis par d'autres auteurs avec succès.

A la réflexion cependant, rien n'est moins sûr! Allons-y voir de plus près.

Monk est indiscutablement capable de traits virtuoses. Pour Mary Lou Williams qui l'entendit à Kansas City vers
1934, Monk faisait alors montre de beaucoup plus de technique. Tous étaient en admiration devant lui (3). Frank
London Brown atteste lui-aussi que Monk est capable de produire ces traits de pure virtuosité : "Je l'ai entendu le
faire récemment au Five Spot, et avec une telle habileté qu'il a fait taire toutes les conversations jusqu'à la fin du
set." (4)

Malgré tout, (mais peut-être s'agit-il ici encore d'une de ses nombreuses provocations) il convient de nuancer ces
témoignages. Selon Remy en effet : "Monk n'a évidemment pas une technique à la mesure de son talent. Il avoue
lui-même qu'il est trop paresseux pour travailler son instrument, et c'est peut-être mieux ainsi car, nanti d'une
articulation classique, Monk n'aurait sans doute pas eu cette manière indescriptible de frapper la note." (5)

L'intéressé lui-même confesse un certain manque de ce côté : "...Bien souvent je pense à des phrases musicales
que je ne peux pas reproduire sur le piano. Si réellement la technique c'est cela, alors je manque vraiment de
technique. Disons plutôt que j'ai ma propre technique... Mais là encore j'évolue. Je pense être meilleur aujourd'hui
que lors de mes débuts, parce que je me suis assis dans mon style et que j'y ai mes habitudes." (6)

En réalité, -c'est du moins ma thèse- Monk n'a nul besoin d'accessoires pour changer ses routines stylistiques, il lui
suffit de sa pensée et du travail acharné qu'il met en oeuvre dans sa quête d'originalité : "...Lorsque je suis revenu à
New York, j'ai voulu ne faire que du jazz, et c'est là vraiment que tout a commencé. J'aurais pu, naturellement, me
faire engager dans un grand orchestre qui m'aurait apporté une certaine régularité dans mon travail et dans mon
salaire, mais ça ne m'aurait pas permis de réaliser ce que je désirais. J'avais envie de jouer mes propres accords, de
créer et d'inventer, et c'est seulement dans ces petits boulots minables que j'avais la possibilité de le faire." (7)
Autrement dit, son propos est de constituer et de mettre en oeuvre le vocabulaire propre qu'il porte en lui, fait
d'éléments distinctifs qui suffiront à le faire reconnaître entre tous. Dès lors, bagues et montre n'apparaissent
nullement nécessaires pour limiter ses capacités -qu'on les considère limitées d'emblée ou résultant d'un choix
d'appauvrissement stylistique- mais bien comme des contingences avec (et non pas malgré) lesquelles il lui faut
jouer.

S'il existe un point commun entre Monk et John Cage, c'est dans une certaine direction que l'on pourrait dire
minimaliste de leur approche du fait musical. Certes leurs moyens sont différents et leurs objectifs sans commune
mesure, mais parenté il y a, tout de même, dans cette tendance à faire plus avec moins. On connaît, ou du moins
on croit connaître, le piano préparé de John Cage, sa façon d'y introduire divers objets qui en modifient la sonorité,
qui en trafiquent le timbre et les résonances.

Si, comme on l'a montré, les accessoires dont s'entoure Monk n'ont pas leur place dans ses lignes mélodiques, ce
n'est pas dire pour autant qu'ils n'auraient aucun rôle. Bagues, montre, mouchoir, cigarette, verre de whisky même
paraissent au contraire avoir une fonction tout aussi précise que pour Cage, mais différente : ses accessoires, il ne
les dispose pas dans le piano mais autour du piano, et sur lui-même. Il s'agit en somme de résonateurs corporels
dont les effets entrent dans l'élaboration de son timbre de pianiste.

Parmi ses divers accessoires, le rôle du chapeau et des lunettes fumées est probablement différent des précédents
en ce que ces pièces d'habillement participent de sa tenue de scène avec le costume plutôt classique, parfois le zoot
suit, mais toujours tiré à quatre épingles. D'ailleurs, sur le tard, lorsque tout sera joué, disons au moment de la
tournée des Giants of Jazz (1971-72), Monk abandonnera ces marques désormais inutiles à le désigner dans son
originalité. Alors il n'apparaîtra plus comme le chef de file d'un mouvement novateur mais comme simple élément
d'un ensemble plus vaste qu'il était devenu impuissant à maîtriser ou à dynamiser.

(1) M.-E. Nabé, Monk my dear, Le Jazzophone, 15, 3e trimestre 1983


(2) J. Ponzio, Du (Die Zeitschrift der Kultur), n°3, mars 1994, Zurich
(3) N. Shapiro & N. Hentoff, Hear me talkin' to ya, Dover, 1955. Ecoutez-moi ça, trad. fr. R. Mallet, Correa, Paris.
(4) F. L. Brown, Down Beat, 30 octobre 1958
(5) N. Remy, Jazz Hot, 88, mai 1954
(6) F. Postif, Jazz Hot, 185, mars 1963
(7) N. Hentoff, Just call him Thelonious, Down Beat, 25 juillet 1956

LE PSEUDONYME DU JAZZ
© Gérald Arnaud

On ne s'appelle pas Thelonious, ça n'existe pas. On ne joue pas comme Monk, ça ne marche jamais. On ne l'écoute
pas : on escalade ou on dévisse. On est la chair, il est le roc, on prend ses risques. Les moines chinois ont sculpté
des marches au flanc de leurs plus mystérieuses montagnes. Le Moine de Rocky Mount n'a pas pris cette peine.
L'ascension du Monk Thelonious ne figure que dans les guides de l'extrême. On en paiera chaque note en bleus, en
éraflures, en vertiges, en suées glaciales, en questions lourdes d'un danger immédiat. On gravira péniblement les
milles degrés de l'enthousiasme, peu rassuré par cet éboulement imprévisible qui finira bien par tout emporter : le
rire de Thelonious Monk.

Mais qu'y a-t-il de si drôle dans la musique de Monk? Rien d'autre, sans doute, que la confusion banale entre
l'inouï et l'inaudible, le naïf et l'insondable, l'ellipse et la maladresse. Les dames en crinoline se tenaient les côtes
devant les toiles de Monet. Thelonious le Moine illuminé entendait la voix de l'ange du bizarre, et sous sa dictée
les mélodies les plus familières volent en éclats miroitants dans une lumière d'apocalypse. La même que dans la
toile de Chirico qui orne la pochette de "Misterioso", affiché par Aragon sur sa porte d'entrée. Monk aurait pu
aussi bien être peintre ou sculpteur, c'est un plasticien du génie, un démiurge de la matière.

Un piano, c'est une armée de petits marteaux mous qui n'ont aucune envie de cogner sur des cordes qui ne leur ont
rien fait. Il faut les y forcer, et Monk n'y va pas par quatre chemins : faut qu'ça saigne, que la mélodie en bave ;
rompre les os du rythme, que l'harmonie soit un martyre. Pas de répit, le tempo lui est compté. Monk marche sur
ses mains d'homme pressé. Il perd ses neurones comme d'autres leurs cheveux. Il tente en vain de les contenir sous
une théorie de chapeaux. Mais il est trop tard, le génie a fait son oeuvre de mort. Après dix ans d'exil intérieur,
Monk est mort seul au monde qu'il s'était inventé, ému et muet, heureux comme les pierres. Toute sa musique aura
fondu comme neige dans le silence de la perfection. Et de cette montagne désertée coulent des torrents qui
prendront des siècles pour rejoindre le fleuve.

Qu'y peuvent les peintres? Comment fixer l'insaisissable, calmer l'immatériel, projeter dans le plan cette sphère
impénétrable? Jacques Chesnel n'est pourtant pas le premier qui a pu voir Monk en peinture. Victor Brauner,
Buraglio, Basquiat, d'autres encore ont déjà pris leur sac-à-dos, mais leurs excursions n'ont pas prouvé l'existence
de cette créature légendaire dont seules les traces sont visibles sur le Monk Thelonious. Question de méthode :
Chesnel a choisi la plus simple, celle de l'acrostiche, telle que Villon, vieux Monk de notre langue, se l'était
appliquée. Recette de kabbaliste, donnant à chaque lettre du nom un symbolisme sacré.

Sous le nom de Thelonious Monk, le jazz est entré en dissidence, travailleur clandestin des mines profondes de
l'Art. Vrai-faux passeport pour une postérité sans suite, le nom de Monk n'est que le pseudonyme hermétique d'un
art à déchiffrer. Les toiles de Chesnel en colorent les lettres comme le sonnet de Rimbaud le fit pour le voyelles.
Elles jouent entre les signes et les tonalités, comme Monk le faisait entre les mots et les sons de ses titres
singuliers. Prise au pied de la lettre, la musique de Monk tourne ses pages enluminées comme un livre d'heures.
Alors le moine facétieux égrène son chapelet de ritournelles savantes, et il nous souffle une nouvelle acrostiche
qui s'achèvera, bien sûr, par un silence :

Trinkle tinkle
Humph
Evidence
Let's call this
Off minor
Nica's dream
In walked Bud
Oska T
Ugly Beauty
Straight no chaser
Misterioso
Off minor (take 2)
Nutty
K...

La Mélancolie de Monk
© Francis Hofstein - La Revue d'Esthétique 1991

Il n'y a pas d'avant du silence qui, en soi, n'existe pas. Il faut donc le faire, l'arracher à tout ce qui, obstinément,
en continu, fait du bruit. Dont se compose si bien notre quotidien qu'il n'est en général d'aucune gêne, même s'il
nous faut, par exemple pour dormir que son intensité baisse ou que ne demeure de lui que ce qui nous est familier.
Mais qu'un bruit, inattendu, insolite, tranche sur la rumeur ambiante et nous sursautons, inquiet, à la recherche
immédiate de son identité, imagination qu'il faut ramener au savoir, à la connaissance, au calme.
Il n'y a pas non plus d'avant du jazz, qui existait bien avant qu'on ne l'entende, dissonance qu'il devint soudain
impossible de confondre avec le brouhaha de la vie et des musiques qui en sourdent, et qui, obligeant l'oreille à la
distinction, à la différence, exigea ce silence qui en l'homme précède et préside à l'effort d'identification, attention
dont le jazz allait acquérir nom et statut.
Il était un nouveau bruit, renvoyé par le mépris muet, la taxinomie savante ou l'indifférence courante à tous les
autres, mais il était aussi un bruit nouveau, singulier, original, insistant, enflammant les passions, produisant
musique et musiciens dont il n'est plus question aujourd'hui de discuter l'irréductible.
On ne se fit pourtant pas faute, niant la rupture esthétique qu'il créait, cherchant sa définition dernière, adoptant
son étrangeté... d'en tenter, à cause de son origine noire, la réduction. Il résista bien sûr, comme avaient résisté ses
inventeurs, se frayant un chemin entre identité et différence, déni et reconnaissance, art et divertissement, musique
dont son créateur pouvait d'autant moins se séparer, c'est-à-dire se constituer comme sujet, qu'il n'avait le choix
qu'entre en être dépossédé ou masqué.
Entre Paul Whiteman, roi du jazz au nom prédestiné, et toutes les utilisations qui se firent de par le monde de
son nom de baptême, le jazz donc insista, se construisant entre silence et bruit mais n'existant, comme toutes les
musiques, que du musicien qui, suspendu entre vide et plein, cherche infiniment cet équilibre fugitif où les mots
forment nécessairement un poème, où les notes sont nécessairement une musique.
Sublimé de corps, elle n'en est pas moins un hors-soi, glissé dans la réalité par une faille de l'espace-temps et,
comme telle, impalpable et invisible, condamnée à disparaître sans trace dans le bruit qui l'emporte ou le silence
qui l'engloutit, si quelqu'un, touché par son étrange familiarité avec quelque chose de lui, ne l'accueillait, lui
donnant consistance et existence, premier relais entre son émetteur, le musicien, et sa temporalité, c'est-à-dire son
inscription dans la mémoire, dans l'histoire. Passant comme un témoin d'un univers à un autre, d'un monde
d'affects et de représentations à un autre, rencontres où sa mélancolie soigne et guérit, ne serait-ce que
passagèrement, celle que portent, contractée dans un autre exil, celui-ci ou celle-là qui le reçoivent, le jazz, comme
le fait une écriture dans la littérature, sortait du paysage. Donnant lieu comme on donne vie. Au collectif puis au
singulier, architecture signifiante où se transcende l'angoisse, sujet qui se façonne en objet, se constituait moins un
style ou une forme qu'une langue (1), de celles qui viennent sur le langage, sur la communication, trancher.

Monk à Baden
1er Mars 1963 © F. Hofstein

Parce qu'il se tint à cette autre langue, Thelonious Monk fut, plus que d'autres musiciens, un sculpteur de silence;
et il fut moins que d'autres, par son art de l'écart aux limites de la perception, réductible au bruit.
Tournant sans cesse autour des mêmes thèmes, pour l'essentiel de sa composition, les creusant, les
approfondissant, les élargissant avec obstination, à la frange douloureuse entre répétition et invention, il forgeait
ainsi un art unique, nouveau bruit nouveau, où le désordre tient lieu d'ordre, l'infini de fini, et le désespoir d'espoir.
Formidable rythmicien, au tempo d'une étonnante sûreté, il pouvait laisser place à tous les décalages, pulsation
dont l'immuable assure que ne se rompra pas le rapport entre mouvement et immobilité.
Et du musicien, quand la musique atteint cette intensité où l'équilibre sert d'appui à l'émotion, où s'abolissent les
distances, où s'arrête le temps, le corps s'oublie, tant le réel de sa musique impose soudain son éternité, profilant
derrière cette promesse tenue de vie éternelle, la mort dont cet art est bâti.
Mais la saisie de ce savoir demeure impossible, et à la certitude éprouvée de la réussite succède l'incertitude,
objet qui ne cesse de se dérober, alors qu'en même temps il faut et on ne peut y renoncer.
Lâcher prise : ce fut à quelque chose de cet ordre que se résolut peut-être Thelonlous Monk quand il décida, en
1976, de se retirer du monde.
Charlie Rouse, qui l'accompagnait depuis 1959, l'avait quitté, et dans le quartette défilaient dans le désordre
contrebassistes et batteurs. C.B.S., après avoir tenté, selon le saxophoniste Paul Jeffrey, alors avec le pianiste, de
lui faire enregistrer un album de compositions des Beatles, le laissait tomber, et apparaissait, malgré le succès des
deux tournées mondiales des Giants of Jazz et des quelques concerts organisés de 1973 à 1976 dans sa ville, New
York, la fragilité de ce que fut, quand même, dans les années soixante, une reconnaissance de sa musique.
À Monk cependant, les limites qu'il assigna volontairement à son répertoire, la recherche acharnée qui l'entraîna
incontestablement à trouver et surtout cet extraordinaire sens du temps qui l'amène, quels que soient l'espace entre
deux notes, la durée d'un silence ou la ligne mélodique ou harmonique suivie par le soliste (Milt Jackson par
exemple (2)), à toujours être en place dans une exactitude et une maîtrise rythmiques qui ont peu d'équivalents
dans le jazz, auraient pu permettre, comme il le faisait sur scène ou en disque, arrivant à point nommé pour
redonner présence, consistance et pertinence à la musique (3), de retomber juste dans sa vie aussi.
"L'homme agit ainsi, dit Hegel (4), de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère
farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu'il y retrouve une forme extérieure de sa propre
réalité", quand ne fait pas défaut précisément la congruence au moins relative entre dehors et dedans.
Le jazz, rappelons-le, est une tentative de donner sens à une existence qui n'en a pas. Tentative désespérée et
qu'il fallait recommencer sans cesse, parce que rien de définitif, c'est-à-dire de réellement réel, n'est possible à qui
ne s'appartient pas. Le jazz ne peut donc que rester dans l'indéfini, voué à une improvisation constante dont le
miracle est qu'elle parvint à entrer dans la répétition, c'est-à-dire dans ce qui installe l'objet, composition qui donne
une représentation de réalité au jazz.
Même ainsi, bluesman qui vend son poème musical pour quelques dollars avant de s'en retourner chez lui,
jazzman qui ne touchera jamais les droits d'auteur que lui vaudrait son invention, son statut demeure incertain,
fragile.
Cela tient à l'essence de la musique, par définition volatile, fugace, fugitive, présence dont la trace ne dépend
pas de l'avoir mais de l'être.
Et cela tient au musicien de jazz, noir et donc invisible (5), c'est-à-dire sans autre réalité, imaginaire, que celle
que projette sur lui une société pour laquelle il n'existe pas en tant qu'être.
Mais dans laquelle, surtout quand sa musique a l'intelligence, la cadence, la force, le swing de celle de Monk, il
peut légitimement penser pouvoir exister par elle, au lieu de lui-même. Car s'il n'y a pas d'identité entre musique et
musicien, même quand il est possible d'entendre clairement comment l'une joue l'absurdité d'être Noir de l'autre et
sinon que, du dehors, ne fasse guère problème la constitution comme objets et du musicien et de la musique, il y a,
de l'un à l'autre, identification : ma musique, dit son créateur. Qui, de la non-reconnaissance ou du rejet de cet
objet de lui-même, peut sentir vaciller son existence.
Pour inventer, il faut, soutenu par la pulsion de mort, risquer sa vie. Se mettre en jeu. Jouer en sachant que d'un
côté comme de l'autre, échec ou réussite, on est perdant.
Car si je réussis, et de mon invention, de mon art, fais un objet, ne vivra-t-il pas une vie autonome, création dont
l'existence, par exemple fixée dans les sillons d'une matrice, peut se passer du créateur et s écouter longtemps,
longtemps après sa mort, musique dont la réussite semble signer ma perte?
Je dois donc, à l'avance, renoncer aux objets mêmes que j'invente : mais puis-je le faire si, par ailleurs, je n'ai
pas de statut?
Le compositeur de jazz français, André Hodeir, par exemple, n'en existerait pas moins si son art manquait de
reconnaissance, quelles que soient la déception ou la peine que ce manque entraînerait. Parce qu'il n'a pas, comme
Monk, la nécessité de s'imposer aussi comme homme. Et qu'il peut donc, non sans la souffrance que cela implique
pour chacun, tenter le deuil de ce manque, vécu plus comme une injustice que comme un crime, deuil qui est pour
Monk impossible puisqu'est en jeu non seulement le statut de sa musique mais aussi son statut d'être humain.
Comme dit Freud (6), la perte de l'objet est transformée en perte du moi, et le sujet sombre dans la mélancolie.
Il ne s'agit pas ici de poser un diagnostic sur Monk, dont la retraite, somme toute, n'étonna guère le petit monde
du jazz, tant son excentricité scénique et musicale l'avait amené à penser que le pianiste, de toute façon, était un
peu cinglé. Et peu importaient alors les nombreux témoignages -et je peux y ajouter le mien- sur l'urbanité de
Monk, ses qualités d'accueil, sa défense constante et répétée de la musique et des musiciens. De même qu'est sans
importance, mais autrement, la réponse identique que me firent séparément Nica de Koenigswarter et Barry Harris
quand en décembre 1984 je les interrogeai sur Monk : "chemical disease", maladie somatique, dans un souci bien
compréhensible de protéger sa mémoire et, partant, sa musique.
Sa musique, mais aussi celle de Lester Young ou de Charlie Parker, de Jimmy Yancey ou de Billie Holiday, dont
la mélancolie, mais aussi la singularité, l'excentricité, l'étrangeté reflètent celles dont est tramé le jazz qui, pour
donner une logique à l'absurde, fit d'une souffrance infinie un art infini.
Et nous devrions parvenir à penser qu'un musicien puisse en avoir assez de lutter, de se battre non seulement
avec un art dont la réussite se définit en termes d'insaisissabilité, d'intemporalité, d'écart, mais encore contre une
société qui ne veut ni de l'un ni de l'autre. Puisse se dire non qu'il a tout dit, mais qu'il en a dit assez. Puisse se
laisser aller à la fatigue, à la lassitude, à l'abandon. Nous demandant implicitement de bien vouloir considérer non
tant ce qu'il va encore produire, ce prochain disque que frénétiquement, insatiablement notre société de
consommation réclame, mais ce qui existe, ces joyaux musicaux qui portent son empreinte, trace des moments où
communiquaient son monde et le monde, où résonnait de Monk le génie. Ainsi, écrit Arthur Schopenhauer en
revenant du Mont-Blanc, "ainsi l'homme de génie, habituellement porté à la mélancolie, montre par intervalles
cette sérénité particulière qui n'est possible qu'à lui, qui plane sur son front comme un reflet de lumière, et qui tient
à ce que son esprit sait oublier et se fondre dans le monde extérieur".
Quand la musique s'arrête, revient le silence où Monk, sacrifiant aussi au signifiant inscrit en son nom, trouva
une identité avec la place que, de naissance, sa négritude lui avait assignée, affirmant par une nouvelle redondance
de l'absence son incontestable présence. Et revient aussi le bruit, moins celui de la vie que celui que font les
artistes morts dont le monde alors s'empare, pour les chanter et les jouer, trop de réalité dont s'oublie que, pour
beaucoup, ils en manquèrent cruellement.
Thelonious Monk, avant que de ne plus exister, créa une place vide, anticipant sur ce mouvement que provoque
la disparition d'un artiste : l'après porte son nom et la musique ainsi identifiée peut entamer une existence propre.
Parce que Monk n'est plus, il est identique à sa musique et celle-ci, dans ce silence définitif de l'homme qui a
inscrit son nom dans la trame apparemment finie des sons, ouvrant à la répétition où se condensent le familier et
l'étranger, devient d'autant plus visible, lisible, que s'éloignent dans le temps les traces mêmes d'une vie, d'un être
dont, immortel, le réel s'appelle musique.

(1) Francis Hofstein, "Le mythe de la neutralité" Psychanalystes n° 30.


(2) Séance Blue Note du 2 juillet 1948.
(3) Les enregistrements Blue Note : 21 novembre 1947 et 30 mai 1952.
(4) Esthétique, Introduction, ch. Il, section 1,1, trad. Bernard, Aubier.
(5) Ralph Ellison, Homme invisible, Paris, Grasset, 1969.
(6) Sigmund Freud, Deuil et Mélancolie, in Métapsychologie, Paris, 1968
Gallimard

Voir Monk, et après?


Jacques Ponzio

Le comportement public de Thelonious Monk, dans les souvenirs de ceux qui l'ont vu ou bien ce qui en est montré
sur les films et bandes vidéo publiées recèle une part de mystère. Dès ses débuts, ce mystère se trouva associé à
son patronyme pour des raisons qui tenaient autant à son attitude globale face à l'existence qu'à sa musique. Le
tout premier article consacré à Monk donne déjà le ton qui sera imité par toute une frange de la littérature
jazzistique à sensation. Herbie Nichols publie en effet en 1944 une série d'opinions (1) à propos du "jazz milieu" :
"Thelonious Monk, du Downbeat Club, perdrait probablement l'esprit si, venant travailler un soir, il découvrait
tout-à-coup sur la scène un grand Baldwin de concert sans aucun barbouillage. Monk est une bizarrerie parmi les
pianistes."

En 1948, l'accroche publicitaire trouvée par Lorraine Lion dès les débuts de Monk chez Blue Note a aggravé cette
perception que le public et ses collègues musiciens pouvaient avoir de lui. Le Grand-Prêtre (High Priest) du be-
bop et d'autres qualificatifs qui lui furent attribués selon les époques : l'Ermite, le Moine fou (Mad Monk est
d'ailleurs le titre d'un morceau écrit par Billy Taylor en 1945), ont contribué à faire d'un individu très certainement
tourmenté, un être perçu comme totalement anormal. C'est ce qui surprend lorsqu'on le voit (2) boire, fumer,
sourire comme tout le monde!

Le décès de Monk en février 1982 a été l'occasion de la diffusion par la télévision, d'émissions qui ont contribué à
développer ou à ranimer l'intérêt du public jazzophile pour lui. La diffusion récente du film Straight No Chaser a
certainement amplifié le phénomène. Même au plus fort de son succès, Monk n'aura jamais été autant d'actualité
que dans la présente période, élargissant même son audience auprès d'un public non directement concerné par le
jazz.

Nous tenterons ici de lancer le lecteur sur quelques pistes qui lui permettront de se faire une autre idée de Monk,
toujours marqué par une incessante et exigeante musique interne mais déjà au delà du piano. Cet homme d'un
modèle un peu particulier devint petit à petit, sur un autre mode que Miles Davis mais d'une façon tout aussi
efficace, UNE POP-STAR.

LA STRATEGIE DES APPARENCES


1 - LE REGARD ET LE LOOK
Puisqu'il s'agit de donner à voir quelqu'un, nous envisagerons la stratégie des apparences en commençant par les
catégories du regard et du look, c'est-à-dire ce qui se spécifie le mieux dans l'ordre du visuel, à la fois le regard
porté par la personne dont il s'agit et celui porté sur celle-ci. C'est certainement le point le plus immédiatement
perceptible à qui voit Monk pour la première fois. Appelons ça le look. Tout commence au moment où le be-bop
submerge le Minton's. Un véritable mode de vie se crée, avec ses usages linguistiques codés qui modifient l'argot
des musiciens et signent l'appartenance à un autre monde, l'avant-garde. Et Monk participe à certains aspects de ce
mode de vie; il en met au point les particularités que tout le monde va bientôt adopter : coiffé d'un béret basque
noir d'abord orné d'un badge métallique représentant un piano, puis d'un insigne des Forces Françaises Libres, il
abrite ses yeux sous d'énormes lunettes noires à lourde monture d'écaille.

Sur ces bases, son comportement révèle aussi une certaine originalité : ainsi accoutré, il arrivait tous les jours au
Minton's en ayant déambulé dans les rues avoisinantes et criant aux passants apeurés, en français : "France Libre,
France Libre!".

Une description physique du personnage s'impose ici : "Rien en lui n'est fragile, physiquement ni mentalement, sa
réputation à savoir se soigner en témoigne. Comme de juste, il est bâti à chaux et à sable, un mètre quatre-vingt-
cinq et 80 kilos qu'il dispose exclusivement dans des complets croisés dont la veste est déboutonnée neuf fois sur
dix".(3)

Le regard de Thelonious Monk est très particulier, et fait pendant à cette certaine extravagance de l'apparence que
nous venons de décrire. D'abord, il louche! Ce strabisme divergent explique peut-être que sur presque aucune des
innombrables photographies prises de lui il ne soit possible de réellement saisir son regard. Les films n'en
montrent guère plus en général, sauf à Copenhague (4) : le phénomène des yeux de poupée s'ajoute à un regard,
certes pas vide, mais tourné vers l'intérieur. Souvent, un nuage de fumée vient par surcroît en sauvegarder
l'intimité, quand il n'est pas tout simplement caché derrière ses lunettes à l'épaisse monture. Ceci dit, il arrive qu'on
puisse le saisir, si soigneusement dissimulé qu'il soit; c'est alors qu'il est facile de se convaincre de son absolue
bénignité : nul défi, nulle agression ne sont ici possibles. Parfois, un sourire en coin semble en dire plus long…

2 - THE MAD HATTER


En 1959, comme presque tous les ans, Monk fit partie du paysage de Newport. Le critique américain Dan
Morgenstern assista à l'événement et consacra un très bel article à ce concert : "Monk arrive à l'heure et porte un
costume bleu très classique, une chemise blanche immaculée et une cravate unie. Sur sa tête, un chapeau en feutre
bleu à bords étroits, surmonté d'une énorme couronne -un chapeau comme seul Monk pouvait en inventer! Pas un
chapeau fantaisie, non, un chapeau-jazz, un chapeau-Monk. Au moment d'entrer en scène, George Wein un peu
inquiet, lui demande : "Tu vas pas entrer avec ça, Thelonious?" L'intéressé regarde Wein : "Si, j'ai froid". Ce 3
juillet il fait très chaud à Newport. Monk entre tranquillement en scène ainsi chapeauté (ce ne sera d'ailleurs que
l'un des maillons les plus marquants d'une série de chapeaux aussi surprenants les uns que les autres) et obtient, on
s'en doute, un énorme succès. C'est le concert le plus formidable que je l'aie jamais entendu donner".(5)

Que n'a-t-on dit sur Monk et ses chapeaux : un génie en chapeau de paille (6), Coup de chapeau (7), sans oublier la
longue tirade de Jon Hendricks (8). Le fait est bien là : Monk tête nue est chose si exceptionnelle qu'on ferait
n'importe quoi pour le voir. C'est sans doute un peu comme de toucher le pompon des marins, ça doit porter
bonheur… Mais le plus remarquable c'est que, nu-tête, Monk ne se ressemble pas à lui-même; sa transformation
en quidam est tellement nette qu'on finit par se dire : tant mieux, qu'il garde ses chapeaux tant qu'il le souhaitera.

3 - MOURIR, DORMIR, REVER PEUT-ETRE…

We are such stuff


As dreams are made on, and our little life
Is rounded with a sleep.
La Tempête, IV, I
Thelonious Monk fut, sa vie durant, un dormeur passionné. L'idéal, selon lui, serait de dormir tout en jouant du
piano mais, constate-t-il à peine surpris, c'est impossible… (9) Au Minton's, il se surpasse. Teddy Hill, patron du
Minton's, témoignait déjà en 1947 (10) : "Monk s'endormait tout le temps. Il restait là trois heures après la
fermeture ou il arrivait bien avant l'ouverture. Parfois, au milieu d'un set, il s'endormait sur son piano, et les autres
musiciens me demandaient de le réveiller. Tout-à-coup, il s'éveillait en sursaut et plaquait quelques accords
inattendus, très compliqués, ponctués par la batterie de Kenny Clarke."

Dizzy confirme : "Quand il lui arrivait de s'endormir, je lui pinçais le bout de l'index en le traitant de tous les
noms. Ça le réveillait instantanément, et il se remettait à jouer comme si rien ne s'était passé"(11). Monk aime
dormir, et le proclame bien haut : "Il n'y a pas d'heure pour dormir. On dort quand on est fatigué. Ce qui est
terrible, c'est de ne pas trouver le sommeil. Moi, je dors n'importe quand."
Paul Bacon conclut avec bon sens dans son article (12) de 1949 : "Dans le cas de Thelonious, le fait qu'il reste
debout 72 heures d'affilée et qu'il dorme ensuite pendant 48 heures peut être considéré comme anormal (s'il le
faisait tout le temps, ce qui n'est pas le cas, cela pourrait suffire à sa célébrité), comme beaucoup de ses autres
actions, sauf si on se rappelle qu'il est musicien, que sa vie est celle d'un musicien et non celle d'un employé de
banque."

Mourir, dormir, rien de plus; et penser qu'un sommeil peut finir…


Hamlet, III, I
L'attitude méditatrice de Monk n'est pas à souligner davantage : dès 1948, on savait (13) qu'il était capable de
passer de longues heures à fumer sur son lit en contemplant la photo de Billie Holiday au plafond. Comment ne
pas évoquer ici l'image de Monk dans son cercueil… Dirait-on pas qu'il dort? Entouré par tous ses amis et
admirateurs, malgré des applaudissements nourris et un tonnerre de musique à réveiller les morts, Monk ne s'est
pas réveillé…

4 - SO WHAT?
Les exemples de l'indifférence de Monk aux contraintes matérielles sont nombreux. "Monk tripota un peu le piano,
constata qu'il s'agissait là d'un instrument… vénérable (quand il s'assied devant un piano, peu importe que le piano
ait été neuf la seconde qui précède : il y a toujours une touche qui ne marche plus… il prend ça comme la rançon
du génie) et fit des grimaces en donnant le la à ses bonshommes. Un examen plus serré lui montra que le support
des pédales branlait dans le manche; il éprouva l'ensemble avec appréhension, puis haussa les épaules… Un peu
plus tard, je m'aperçus que Thelonious était en train de faire quelque chose de bizarre : ou bien il rattachait le lacet
de son soulier, ou bien il faisait signe à quelqu'un sous le piano. Comme je l'observais, fasciné, je vis qu'il tirait de
toutes ses forces sur le support des pédales; d'abord en continuant à frapper de la main droite, de temps à autre, un
accord, puis en s'y attaquant des deux mains, et il y mit même un coup d'épaule. Il y eut un léger craquement, puis
un bruit d'arrachement, et le tout lui resta dans la main. Il balança l'ensemble et se remit à jouer tranquillement. Il
n'accorda pas un coup d'œil de plus à l'objet, mais quand le pianiste de Macbeth revint, il resta suffoqué.
Visiblement, c'était pour lui une expérience nouvelle, quelque chose en dehors du domaine de compréhension d'un
homme ordinaire; pendant toute la fin de la soirée, il considéra Thelonious avec un respect nouveau."

"Eh bien! c'est à cause de ce genre de choses que les gens considèrent généralement Monk avec un nouveau
respect; il n'y a rien de plus attachant qu'un homme qui, manifestement, s'en contrefout, même si l'on se dit que
c'est de la comédie. Et cela, comment le prouver? Vraiment, on ne parierait pas dix sous là-dessus."

Cette indifférence est parfois feinte comme on le voit lorsqu'il se précipite au clavier pour reprendre à la fin du
chorus de Charlie Rouse.(14)

MUSIK, MÆSTRO, BITTE


1 - ENTERTAINING
Faire le spectacle, c'est ce que l'on attend habituellement d'un artiste, nous verrons ici la façon très particulière
dont Thelonious sacrifie à cette exigence.

Raymond Horricks assistait au concert donné à Pleyel le 5 juin 1954. Il va sans dire que nous lui laissons la
responsabilité de ses commentaires, mais il nous semble important de les citer car ils témoignent bien du fossé qui
pouvait exister entre Monk et le public à cette époque : "Arriva, souriant stupidement, à demi courbé, un grand
Nègre en complet bleu marine avachi. S'approchant au ralenti du micro dressé sur la scène, il dit, en un français
correct mais malaisé : "Bonsoir tout le monde… je joue Well You Needn't". S’étant enfin assis au piano, il médita
un long instant avant de reprendre pesamment le chemin du micro. Le public, d'habitude plutôt vif sombrait dans
une torpeur d'où émergeaient quelques murmures. C'est alors que Thelonious dit : "Off Minor" et attaqua le
morceau écrit dix ans plus tôt."

La scène se passe le 27 novembre 1958, au Town Hall. On joue trois compositions de Monk sous les
applaudissements frénétiques du public. Le disc-jockey Symphony Sid, qui présente le concert, annonce un
quatrième titre : Monk se lève du piano, lui arrache le micro des mains pour déclarer : "This number will be
played by Miles" et quitte la scène en toute tranquillité, suivi de ses musiciens. C'est encore ça, Monk!
Le tout premier festival de jazz d'Hollywood ouvre ses portes dans le cadre du très fameux Hollywood Bowl. Le 3
octobre 1959, c'est au tour du quartet de Monk. Pour nombre d'assistants au concert, le passage de Monk devait
être le clou de la soirée, et ils l'attendaient avec impatience. Ils ne furent pas déçus : Monk en effet se présenta en
chapeau, absolument indifférent au public. Après avoir tâtonné confusément tout au long d'un Misterioso, il le
ponctua brusquement d'un énorme cluster de tout l'avant-bras sur les touches. Les applaudissements nourris à la
fin du morceau se calmant peu à peu, Monk se dressa face au public, fit une embardée et chancela afin de
retrouver son équilibre. Il se rassit enfin sans avoir prononcé un seul mot. Aucun de ceux qui ont assisté à cette
prestation ne risque de l'oublier! (15)

2 - PROMENADE
Le Town Hall l'accueille pour la toute première fois le 16 février 1948 à l'initiative de la station de radio WNYC.
Le témoignage de Paul Bacon nous permet de bénéficier d'un portrait plutôt étonnant : "Il se déplace avec lenteur,
avec une grande lenteur en toutes circonstances. À son premier concert au Town Hall de New York, il avait à peu
près quinze mètres à faire pour aller des coulisses au piano après avoir été annoncé; il émergea de là posément,
lentement, mettant une éternité à parvenir au Steinway. Avant qu'il ait fini d'arranger son tabouret, d'essayer les
pédales et d'écarter le pan de sa veste, le public était en état de complète prostration. Ce n'était pas là une question
de présence sur scène, ou de manque de présence; seulement un parfait échantillon du comportement de
Thelonious Monk. Comme il le dit lui-même, “Il faut être soi-même… si on essaye d'être différent, on peut louper
tout”." (16)

Louisville, Kentucky, fut le théâtre d'un comportement qui ne fut certainement pas isolé dans la carrière de Monk.
Mais la qualité du récit qu'en fait Humphrey Lyttelton lui donne un caractère quasi exemplaire et justifie que nous
le citions de façon extensive : "Il fut soudain pris de bougeotte. Pendant le chorus de Rouse, il se leva
brusquement du piano et se dirigea tout droit vers son autre extrémité, regardant Rouse par dessous le couvercle
comme s'il jouait à cache-cache. Il se mit ensuite à parcourir la scène, tournant à angle droit à chaque coin comme
s'il était dirigé par radar. Il y eut un grand soupir de soulagement dans les coulisses lorsque ses pérégrinations le
ramenèrent dans les parages du piano." (17)

Il existe plusieurs sortes de gesticulations. L'une s'observe quand il est en concert et que la rythmique tourne rond,
que le soliste est normalement en forme. On voit alors un gros ours transpirant, empoté, victime de pseudo-chutes
syncopées et de trébuchements organisés correspondant à un moment du chorus où le swing est présent. C'est la
fameuse bear dance (18). "Lorsque Monk se mettait à esquisser ses petits pas de danse autour de nous, nous
savions que nous avions bien joué." Phil Woods et Charlie Rouse entre autres en ont témoigné.

La seconde ressemble beaucoup à la précédente mais survient à peu près n'importe quand : c'est celle qu'on voit
dans le film Straight, No Chaser. Monk se sait observé, filmé, vu et, nonobstant son indifférence au regard de
l'autre, il en rajoute, compose son personnage en complet déséquilibre, tourne sur lui-même comme font souvent
les enfants qui jouent au vertige, subissant les effets rythmiques de sa musique interne en une caricature de soi-
même, syncopée et syncopale.

3 - MONK A L'ŒUVRE
Faire des pieds et des mains n'est pas une figure de style s'agissant de Thelonious. On peut s'étonner que ses mains
ne soient pas à la mesure de son imposant gabarit, comme le note son manager, Harry Colomby : "Ses petites
mains dodues ne semblent pas à leur place, reliées qu'elles sont à ses bras de docker velu" (19). C'est pourtant un
fait attesté par quelqu'un qui pouvait bien en parler, Nellie Monk (20) :
"Il a des mains plus petites que la plupart des pianistes alors il a dû développer une façon de jouer particulière pour
s'exprimer pleinement."

L'attitude de Monk au piano a fait l'objet de nombreuses descriptions et commentaires. Par instants, elle fait de lui
le Quasimodo du piano, le clone du bossu de Notre-Dame (21). Humphrey Lyttelton (22), toujours à l'occasion du
concert de Louisville, fait une expérience qui le marquera durablement : "Il porta son chapeau de paille jusqu'à ce
que ses assauts répétés du coude sur le clavier le fassent tomber; alors, il le posa sur le piano. La plupart du temps,
il joue du piano comme s'il avait découvert l'instrument hier seulement et, même quand il est sérieux, il utilise
souvent son coude droit pour produire des clusters de notes. Mais, ce soir-là, il joua de son instrument comme je
n'ai jamais vu personne d'autre le faire, se reposant de tout l'avant-bras sur le clavier et l'abordant les doigts raides,
les mains se croisant de la façon la plus acrobatique" (23). Un spectateur de Chicago versa même dans le
commentaire sportif en s'exclamant : "Man, tu as vu le sacré crochet du gauche qu'il a mis à ses touches!" (24)
Métaphore empruntée au monde du ring auquel appartenait d'ailleurs son frère Thomas.

Indissociable de la gestuelle monkienne, l'utilisation des clusters (25) a ainsi beaucoup surpris ceux qui voyaient
Monk sur scène pour la première fois. Jamais ils n'auraient pu imaginer que ces ponctuations si parfaitement en
place, ces accords si complexes mais si beaux puissent être produits par un quintal de pianiste quasi allongé sur le
clavier, enfonçant rigoureusement toutes les notes comprises entre le coude et le bout des doigts. Et pourtant, ce
qui ailleurs serait qualifié de bruit qui casse les oreilles accède, par la vertu de quelque mystérieuse transmutation
alchimique, au statut de nappe de sons percussifs parfaitement intégrés au cours normal d'une interprétation!

Mais on n'en a jamais terminé avec les mains de Monk : il existe au moins deux films où il est loisible d'observer
un phénomène tout-à-fait particulier, lié à l'habitude qu'il a de croiser les mains sur le clavier, jouant la mélodie
dans l'aigu de la main gauche tandis qu'il produit l'accompagnement dans le médium de la main droite. Selon les
modes de prise de vue, de dos ou même de dessus, on a soudain la surprise de voir un bras surgir, qui ne peut pas
appartenir au pianiste et représente donc un membre surnuméraire! (26) Ailleurs, la main gauche plane assez haut
au-dessus du clavier, erre, saisit, telle une mouette, des ascendances liées à la mélodie, et tout-à-coup fond sur sa
proie, LA note qui fait rebondir le thème. On observe parfois l'étrange spectacle des deux mains concurrentes,
réunies sur un espace réduit de quelques touches, où une main semble défaire ce que fait l'autre, réalisant une
apraxie diagonistique caricaturale; ailleurs encore, c'est le spectacle de deux mains qui se poursuivent telles deux
petites souris qui courent sur le clavier (27). Enfin, comme si tout cela ne suffisait pas, il faut ajouter les divers
artifices qu'il utilise pour entraver la fluidité de son jeu: les deux énormes bagues qui tournent sur ses auriculaires
et la grosse montre au poignet droit… (28) On le voit, regarder attentivement les mains du pianiste conduit à de
bien étranges découvertes!

En 1959, il stupéfia le public du Chicago Civic Opera House par son jeu de jambes en dansant un véritable ballet
pendant qu'il jouait (29). Les divers films que nous avons pu voir montrent différents pas, selon le type de musique
en cours. Il y a d'abord le simple tempo marqué par l'appui alternatif de la pointe du pied et du talon. Très vite, les
choses se compliquent et on voit apparaître le pas du patineur : en Hollande (30), ça s'impose! Ailleurs (31), le pas
glissé du skieur de fond alterne avec des pas piqués de petit rat de l'Opéra qui marquent les syncopes. Cette façon
d'être au piano dévoile et souligne sans équivoque la polyrythmie (32) qui sous-tend nombre de ses
interprétations : c'est alors que l'on se rend compte que les quatre membres ont une vie quasiment indépendante,
qu'ils marquent chacun une ligne rythmique capitale pour le swing.

Il faut dire ici à quel point la sonorité monkienne est liée, non seulement à la technique pianistique proprement
dite, celle des mains sur le clavier, celle du jeu de jambes, mais aussi à une gestuelle qui s'empare de l'ensemble de
l'anatomie du pianiste. Ce sont des facteurs aussi imprécis que parfaitement visibles et qui évoquent par instants la
technique du boxeur (33) : mouvements d'épaule, appui des bras qui font se soulever de son siège le forçat du
clavier, torsions de tout le corps, comme si la tension musculaire pouvait se transmettre aux éléments mécaniques
du piano et aux cordes vibrantes, les contraignant, par une subtile modification de leur tension, à donner naissance
à ces blue notes tellement spécifiques du jazz. Ces efforts ne sont pas sans conséquences d'un autre ordre : à la fin
du morceau, à la fin du concert, Monk transpire (34), et se fige, exténué. Jamais, jamais, il n'aura l'idée de quitter
sa veste!

Monk ne dirige pas ses musiciens : il les engage, il vit et travaille avec eux jusqu'au jour où il les renvoie.
Cependant, il fait parfois signe (35) à Charlie Rouse de revenir pour la fin du thème ou dresse (36) un index
gauche singulièrement autoritaire.

ET MON TOUT EST UN HOMME…


Les faits que nous venons d'évoquer, dessinent le portrait d'un individu qui donne l'apparence d'une totale
indifférence à l'égard des règles admises. Ils contribuent à construire l'image d'un Thelonious Monk intraitable
dont les actions, les choix ont un sens absolu, définitif, non négociable. Certains souffrent d'une telle radicalité, tel
Steve Race qui se plaint amèrement (37) que Monk "n'ait même pas salué… Et pourtant, nous public qui payons
notre place, ne sommes nous pas un peu ses employeurs?" (Inutile d'épiloguer sur cette conception de l'artiste
comme employé de son public…)

On pouvait croire à un certain monolithisme dans sa musique, dans sa vie; en réalité, on s'aperçoit qu'il fait montre
d'une grande variété de comportements, au clavier, en concert, dans sa vie de tous les jours. Peu importe le degré
de liberté réel de Monk dans ses actes. Sont-ils le reflet de sa marginalité ou s'agit-il d'une provocation délibérée?
Qu'il nous suffise de constater qu'ils sont pour beaucoup dans la fascination qu'il exerce sur le public, gestes qui
mettent en jeu le plus souvent des contrastes extrêmement vifs : gestes au ralenti de la démarche et vivacité
stupéfiante du félin à l’affût d'une note sur son clavier. On découvre ainsi un homme capable -au piano comme
dans la vie quotidienne- du plus délicat et du plus percussif, du plus discret et du plus outrancier, du plus
mélodique et du plus rythmique, du plus figé comme du plus mobile.

On pouvait déjà le soupçonner capable de beaucoup de choses, on le découvre capable de tout et c'est là, à n'en pas
douter, l'origine de la fascination qu'il exerce sur ceux qui l'ont vu ou qui pourront le voir dans les films qui le
montrent. D'une certaine façon, on peut dire que le fait de voir ses gestes pianistiques et, plus généralement, son
allure globale, sa danse de plantigrade, sa parole, ses mimiques et ses tics à travers les documents filmés
apporterait un plus de connaissance de l'œuvre en même temps qu'un outil qui permet de lever un coin du voile de
mystère qui l'entoure. En réalité, il n'en est rien et son mystère reste entier.

(1) Music Dial, august 1944


(2) Paris, 1969
(3) P. Bacon, Jazz Hot, 36, septembre 1949
(4) Copenhague, 1966 (Epistrophy)
(5) D. Morgenstern, Newport '59, Jazz Journal, août 1959
(6) H. Lyttelton, Melody Maker, 10 octobre 1959
(7) J. Réda, Libération, 19 février 1982
(8) Music in Monk's time, 1983
(9) J.-L. Noames, Jazz Magazine, octobre 1965
(10) T. Hill, Metronome, april 1947
(11) J.-L. Noames, op. cit.
(12) P. Bacon, op. cit.
(13) I. Peck, PM, february 22, 1948
(14) Evidence, in American Composer, 1991
(15) Down Beat, 12 novembre 1959
(16) P. Bacon, op. cit.
(17) H. Lyttelton, Melody Maker, 17 octobre 1959
(18) Tokyo, 1963 (Bolivar Blues)
(19) F. L. Brown, Down Beat, 30 octobre 1958
(20) F. L. Brown, op. cit.
(21) Amiens, 1966 (Blue Monk)
(22) H. Lyttelton, op.cit.
(23) Berlin, 1969 (Caravan)
(24) Ebony, mai 1959
(25) Oslo, 1966 (Round Midnight)
(26) Amiens, 1966 (Blue Monk) & Oslo, 1966 (Lulu's Back In Town)
(27) Paris, 1969 (Crepuscule With Nellie)
(28) Paris, 1966 (Lulu's Back In Town)
(29) Ebony, op.cit.
(30) Bussum, 1961 (Nutty)
(31) New York, 1957 (Blue Monk)
(32) Berlin, 1969 (Solitude)
(33) Bussum, 1961 (I Mean You)
(34) Paris, 1969
(35) Oslo, 1966 (Round Midnight)
(36) Londres, 1969 (Oska T.)
(37) S. Race, Melody Maker, mars 1959
MONK COMPOSITEUR
© Philippe Baudoin - Jazzophone - 4ème trimestre 1982

Je voudrais remercier sincèrement les personnes suivantes qui m'ont donné une portion de leur temps et de leur
savoir pour m'aider dans mon travail : Jef Gilson et Jacques Schneck qui se sont prétés au supplice de la question
magnétophonisée, Henri Renaud pour sa patience au téléphone et Daniel Huck pour sa discothèque qui m'est
ouverte à toute heure du jour et de la nuit (ou presque).

M'ont aussi beaucoup stimulé les articles consacrés à Monk dans Jazz Hot n°393 de mars 1982, et surtout
l'excellent numéro spécial de "Keyboard Magazine" de Juillet 1982 dans lequel figure une analyse du style de
Monk pianiste, par Ran Blake.

La discographie de Monk par Michel Ruppli, parue dans Jazz Hot n°331 d'octobre 1976 a été la base de mes
recherches.

STRUCTURE DES THEMES


Avec seulement 62 compositions connues et enregistrées (voir plus loin la liste détaillée), Monk peut être
cependant considéré comme un des plus grands compositeurs du vingtième siècle, toutes musiques confondues et
certainement l'un des plus originaux.

L'originalité de Monk ne se situe pas sur le plan purement formel et structurel. En effet, sur 62 compositions dont
9 blues, une quarantaine empruntent la structure habituelle de 32 mesures et 26 le conventionnel 32 AABA. Par
contre, l'agencement mélodique, harmonique et rythmique usuel est dynamité de l'intérieur, créant ainsi, un faux
chaos/K.O. entièrement maîtrisé.

Pour essayer d'éclairer en transparence quelques pans du mystère Monk -une grande partie restant opaque et
magique, dieux merci!- nous allons diviser la sacro-sainte trinité : Mélodie, Harmonie, Rythme. Bien sûr ces trois
éléments, ainsi que le traitement personnel de ces éléments, s'interpénètrent profondément chez Monk. Mais pour
comprendre il nous faut essayer de les séparer arbitrairement.

L'ASPECT MELODIQUE
"Thelonious is melodious". La beauté mélodique chez Monk se retrouve avec plus d'évidence dans ses ballades.
Contrairement à la plupart des compositeurs be-bop, Monk est un grand inspiré du tempo lent. Il n'a composé que
huit slows mais ce sont tous des chefs-d'oeuvres : Ask me now, Crepuscule with Nellie, Light Blue, Monk's Mood,
Pannonica, Reflections, Ruby My Dear, Round Midnight.

Les mélodies de Monk, qui paraissent à juste titre inséparable de son interprétation harmonique et rythmique
pourraient cependant être dénaturées par des accords standardisés, des violons hollywoodiens sur lesquels se
grefferaient des paroles niaises sussurées par un crooner style Dean Martin, sans que ces mélodies perdent leur
force et leur charme. (Après avoir bu préalablement au moins trois bourbons, essayez d'imaginer ce traitement
infligé à Ask me now ou Reflections : ça pourrait faire deux "tubes" de plus dans les juke-box du Texas). Ne
poussez pas de hauts cris, Round Midnight a déjà subi maintes fois ce châtiment, et cette diabolique aberration de
l'esprit n'était destinée qu'à vous faire prendre conscience de la force mélodique chez Monk, mais vous en étiez
déjà convaincu.

Cette force mélodique qui se dégage des thèmes de Monk quand lui-même les interprète est toujours totalement
exempte des connotations mièvres ou emphatiques qui se rattachent si souvent au mot "mélodie" avec aussi
l'élégance et le bon goût. Le côté chantant évident des ballades de Monk est toujours à la fois perverti et dynamisé
par des dissonnances, des frottements grâce auxquels le gant de velours se fait gant de crin : par exemple, toutes
ces secondes mineures ou majeures "choquantes" et parfaitement calculées qui arasent sans cesse la mélodie et
qui, n'en déplaisent à certains, ne sont aucunement des erreurs, mais une sorte de produit "anti-rouille" distillé
goutte à goutte entre le chant et l'harmonie.

Dans la transcription de notre thème-référence : Crepuscule with Nellie, nous trouvons cinq fois aux mesures 1 et
3 ces fameuses secondes mineures intercalées sous la mélodie (petites notes barrées qui sont en fait un peu plus
longues dans le temps). Et comment par exemple exposer le thème de "Four in one" sans jouer à la mesure 2 ce
Réb d'une importance capitale (voir fig.1). Voir aussi, le côté envoutant crée par cette seconde majeure se répétant
deux fois par mesures pendant huit mesures dans "Locomotive" (fig.2).

Four in One Locomotive

L'élément mélodique/chantant se retrouve évidemment ailleurs que dans ses ballades, dans un thème comme
"Eronel" par exemple.

L'ASPECT HARMONIQUE
Citons Hall Overton, pianiste, compositeur, professeur et auteur des excellents arrangements de "Monk at Town
Hall" en 1959 : "Monk a une approche sélective du son. En un sens il s'abstrait de l'harmonisation complète. Ce
n'est pas qu'il ne la connait pas -il me l'a jouée- mais il sait parfaitement ce qu'il veut au point de vue du son, aussi
son harmonisation est-elle réduite à sa plus simple expression. Elle n'est pas primitive, elle est hautement
sophistiquée".

Si Monk réduit le plus souvent l'harmonisation à son plus simple dénominateur, nous pouvons ajouter qu'il ne fait
pas toujours les deux ou trois notes de base que l'on attend généralement.

Prenons un exemple fameux : le premier accord de main gauche dans "Straight no chaser", blues en sib, est à ce
sujet significatif : examinons tout d'abord les différentes possibilités conventionnelles d'harmoniser ce premier
accord en sib7 :

1) A la façon des pianistes des années 1930/40 : accord ouvert comprenant à partir du bas : Fondamentale, 5te,
7ème et 3ce passée à l'octave supérieure (10ème) (voir fig.3)

2) A la façon des pianistes "modernes" du début des années 1950 : la fondamentale sib est supprimée et laissée au
contrebassiste, ainsi que la quinte; s'offrent deux solutions :
a) jouer le triton (3ce et 7ème) plus une 9ème (voir fig.4)
b) jouer le triton renversé (7ème et 3ce) plus une 13ème (voir fig.5)

Fig.3 Fig.4 Fig.5

Evidemment, Monk choisit une troisième manière, entièrement originale et ambiguë, à la fois traditionnelle et
révolutionnaire (voir fig.6) :
- Traditionnelle : parce qu'il garde la fondamentale à la basse et la 7ème au dessus (en supprimant toutefois la 5te).

- Révolutionnaire : parce qu'il ne joue pas la 3ce majeure, ce qui est tout bonnement une hérésie suivant les règles
de l'harmonie classique ou les conventions du blues. Pour comble d'audace, il rajoute alors une 9ème mineure
jamais encore employée à ma connaissance en début de blues. Cette forte dissonance n'est évidemment pas
tempérée par la 3ce, qui est absente.

Voici les deux premières mesures de "Straight no chaser" telles que Monk les joue :

Fig.6

Cet accord, génial dans sa simplicité, n'est pas là pour "faire original" à tout prix, mais il est le plus beau que
Monk pouvait trouver, créant ainsi un état d'urgence et une tension quasi-insoutenable.
Nous reviendrons plus tard sur la ligne mélodique de ce blues.

Beaucoup d'accords de Monk sont ambigus et difficilement classables, d'où parfois impossibilité de les réduire
dans un chiffrage. Exemple "Off minor", mesure 6, 7 et 8:
Dans le meilleur recueil de transciptions de Monk actuellement disponible: Jazz Masters, Thelonious Monk, Wise
Publications, le chiffrage indique à la mesure 6 : Bb7(b5) et D0 aux mesures 7 et 8. Ces chiffrages sont employés
faute de mieux mais ne rendent pas compte des notes manquantes et en oublient d'autres. A la mesure 6, on
retrouve l'accord de "Straight no chaser" : Bb7 plus une 9ème min. sans 5te et sans 3ce, mais avec en plus cette
fois une 11ème augmentée. Il faudrait donc chiffrer cet accord Bb7(b9#11)omit 3, pour en avoir une idée à peu
près exacte!

A la mesure 7, nous sommes encore plus perplexe : faut-il considérer cette portion d'accord ré, lab, comme un ré 7
dim. (DO) dans lequel la première tierce fa serait absente? Jouons cette 3ce et la construction s'écroule pendant
que la magie sonore s'envole. Peut-on alors considéré enharmoniquement ces trois notes comme le 3ème
renversement de E7 (ré à la basse) dont la fondamentale serait absente? Jouons ce mi en dessous du lab (devenu
sol#) : c'est un peu mieux mais pas encore ça. Finalement, le plus logique est peut-être de penser cet accord
comme la continuation de la mesure précédente dans un autre renversement; c'est-à-dire un Bb7(b9) dans lequel
apparaît maintenant la 3ce ré à la basse et disparaît la fondamentale sib.

Subtilisations subtiles et constantes ambiguïtés que Monk fait alterner avec des procédés harmoniques
traditionnels du jazz, tels que le fameux II.V.I (en do : Dm7.G7.C). Par exemple les huits premières mesures de
"Ruby my dear" voient se succéder II.V.I dans trois tons différents : en mib, fa et lab.

Monk cependant se joue souvent de cette formule trop banale en la rehaussant (dans tous les sens du terme) par la
substitution de l'accord de tonique I par le même type d'accord monté d'un demi-ton : IIb7M; exemple en do:
Dm7.G7.Db7M. L'effet est euphorisant et l'accord est suspendu en l'air sans jamais être résolu. Plusieurs
compositions se terminent comme cela : Monk's mood, Pannonica et Bemsha swing dans laquelle la fin est
amenée différemment.
_________________________________________________
© Philippe Baudoin, Jazzophone n°13, 4ème trimestre 1982

LA MUSIQUE DE THELONIOUS
© Jacques Ponzio

"Le beau n'est que le


premier degré du terrible"

Au mois d'avril 1949, se produit en Suisse un événement passé jusqu'ici totalement inaperçu : la Jazz-Revue d'Ivan
Cantacuzène propose une étude sur Thelonious Monk, dûe à J.-J. Finsterwald et J.-F. Zbinden. Il s'agit du premier
témoignage sur Monk émanant d'une revue du Vieux-Continent, et les auteurs montrent bien dans leur article qu'ils
on écouté attentivement les disques publiés où Monk est au piano, celui avec Hawkins, les six faces du Minton's,
et les premiers pressages Blue Note. Outre le fait que cet article atteste pour la toute première fois du second
prénom que s'attribue Monk, sous la forme Sphers, il comporte une étude stylistique dont on reprendra ici, en les
complétant, les éléments.

"Son jeu est simple, son style sobre et dépouillé; il utilise très peu les accords et concentre toute son attention sur
une main droite à style monodique. En dépit de sa hardiesse, Monk utilise des structures harmoniques absolument
logiques, des thèses relativement simples et le système par tons entiers, cher à Debussy, qu'il applique avec à-
propos. (...) L'utilisation systématique des harmoniques éloignées de la fondamentale amène des trouvailles
heureuses, souvent géniales, mais l'entraîne parfois dans des impasses mélodiques. Grâce à ses variations
rythmiques, il réussit à s'y maintenir, en attendant une porte de sortie qui n'est souvent qu'un retour opportun à un
style de piano plus traditionnel, comme c'est le cas dans Thelonious."

I. FORMATION ET INFLUENCES
Avant de passer en revue les éléments -mélodie, harmonie, rythme- dont font état Finsterwald et Zbinden, tentons
de reconstituer ce que furent les années de formation de Monk et les éléments qui lui ont permis de créer son style
propre.

Vers 1924, l'usage voulait que les filles étudient le piano, et les garçons, le violon ou la trompette, instruments
considérés comme plus virils. Sa mère, Barbara, inscrit donc Thelonious chez un professeur de trompette, et ce
sont les premières leçons, assez rébarbatives. Dans la salle d'attente du professeur, il y a un piano d'étude.
Thelonious, attendant sa leçon, y tapote un petit air de sa composition. Intrigué, le professeur convoque Barbara, et
lui conseille d'orienter le petit Thelonious vers le piano. Celle-ci l'inscrit donc chez monsieur Wolf pour deux
leçons par semaine à soixante-quinze cents l'heure, et la musique devient la seule passion du jeune garçon. "En
fait, en ce qui me concerne, je n'ai jamais eu besoin d'apprendre à jouer : il me semble que j'ai toujours su lire les
notes et les traduire en sons. Ma soeur aînée, elle, a d'abord commencé par des leçons de solfège et moi, je lisais
par dessus son épaule. Lorsque j'ai pris des leçons à mon tour, j'en savais suffisament pour pouvoir me débrouiller
tout seul. Je n'ai jamais eu besoin d'apprendre à jouer, j'étais doué".(1)

C'est âgé d'à peine dix ans que Thelonious prend sérieusement la décision de devenir musicien, et rien d'autre. Ce
qui l'intéresse vraiment, c'est la beauté des sons, pas la technique et il veut jouer, tout de suite: en aucun cas il ne
tient à s'embarrasser d'autres considérations. À douze ans, le jeune garçon se sent capable de tenir, le dimanche, le
petit harmonium de la First Baptist Church, l'église de son quartier où il accompagne sa mère qui chante des
cantiques. Il y fait montre d'une étonnante facilité à créer d'instinct un contrechant (2). Il faut dire qu'il est à bonne
école avec ses camarades de classe, il écoute sur leurs phonographes les derniers disques 78 tours à la mode : du
jazz, surtout au piano, du ragtime, du stride. Les rois de cette époque ont nom Fats Waller, James P. Johnson, Duke
Ellington et Art Tatum.
Thelonious s'amuse à reproduire note pour note leurs solos, sur le petit piano familial, et y réussit fort bien, pour le
plus grand plaisir de Barbara. Pendant ce temps, monsieur Wolf s'obstine à lui inculquer les bases du classique.

Littéralement emballée par tout ce qu'il fait, et sachant qu'il veut devenir musicien, Barbara le pousse dans cette
voie. "Elle n'aurait pu songer un seul instant que je puisse devenir autre chose qu'un pianiste de jazz" confiera-t-il
plus tard à Valerie Wilmer (3). Monk grandit "sans père" —celui-ci est retourné dans le sud pour y soigner une
maladie grave alors que Thelonious n'avait pas six ans—, mais certainement pas sans mère. "Elle était de mon
côté. Si je voulais devenir musicien professionnel, elle était tout à fait d'accord".

Peu à peu, très naturellement, il se met à jouer à la perfection tous les airs à la mode, et compose avec beaucoup
d'aisance des thèmes qu'il improvise sans toutefois les confier au papier. "J'étais tellement fatigué des accords
entiers de la musique religieuse que j'avais besoin d'entendre autre chose. C'est pourquoi j'inventais de nouvelles
mélodies avec des accords inédits, sur des rythmes qui me venaient librement, sans y penser...".(4)

Eglise et classique, Thelonious ne sait pas si cela l'a aidé ou au contraire... C'est lui-même qui demandera à sa
mère de mettre fin à ces coûteuses et inutiles leçons. "J'ai appris, avec ce professeur, les accords et le doigté, et je
considère ces bases comme nécessaires, naturellement, mais suffisantes".(5)

Plus tard, entre 17 et 19 ans, ce qui est encore très jeune pour ce genre de travail, il fait partie d'une de ces troupes
de gospel itinérantes comme il y en avait tant à l'époque (6). En cette compagnie, il va sillonner de long en large
les Etats-Unis. Menée tambour battant par une étonnante prédicatrice-guérisseuse, la petite troupe porte la bonne
parole, et probablement aussi quelques potions miracle, partout où cela est possible, à travers le Texas, l'Arkansas
ou l'Oklahoma. "La musique que nous jouions se situait entre le Rock and Roll et le Rhythm and Blues.
L'évangéliste faisait des sermons, elle chantait, et nous, nous étions quatre à l'accompagner : un trompettiste, un
saxophoniste, un batteur et moi-même. Nous nous sommes produits partout, dans les grandes églises comme dans
les plus petites. Les fidèles reprenaient en choeur les paroles de la prédicatrice et, quant à nous, nous mettions
beaucoup d'ardeur à l'accompagner."

Il n'est évidemment pas question de répondre à la place de Thelonious pour savoir si ses "exercices spirituels",
d'abord à l'Église Baptiste de sa mère puis en tournée l'ont formé, aidé ou déformé et handicapé. Ce qui est certain,
c'est que de très nombreux musiciens de jazz parmi les plus grand font état de l'influence déterminante pour eux de
ces années de formation au sein des communautés religieuses : travail régulier et assidu de l'instrument,
apprentissage des thèmes, éducation de l'oreille, mise en place de l'accompagnement, improvisation au long cours
aux moments d'extase, habitude de se rattraper sans laisser apparaître les fautes inévitables, jonglage avec les
répons, développement d'un swing sans faille, maîtrise et dépassement progressif des procédés. Sur le plan du
style, cette éducation à l'église donne souvent naissance à des cellules rythmiques et harmoniques qui se retrouvent
dans le style funky. Tous ces éléments ne se laisseront pas oublier par Monk et on les retrouvera dans son jeu à
chaque étape de sa vie active, jusqu'à la fin.

En dépit de son bref passage à Juilliard, qui n'est d'ailleurs pas attesté, il semble que Thelonious Monk connaissait
assez peu la tradition européenne (à moins qu'il ne s'agisse encore ici de l'un de ses fameux masques). La "grande
musique" subit en effet avec Monk un sort funeste. Lorsque Pearl Gonzales lui demande, en 1971, si un
compositeur classique l'a particulièrement marqué, il répond, l'oeil lointain : "Je ne vois pas de quoi vous voulez
parler..." La journaliste insiste : " Mais si, vous savez bien, des musiciens comme Bach ou Beethoven, par
exemple..."
- Oui, maintenant je vois ce que vous voulez dire : Rachmaninoff, Stravinsky, des gars comme ça...
Puis, dans un grand éclat de rire :
- Ne mettez surtout pas ça dans votre article, j'ai cité ces noms au hasard, simplement parce que vous avez une
magnifique veste rouge!(7)
Il ajoute : "Mais les musiciens de jazz m'ont influencé. Tout le monde est influencé par n'importe qui mais on ne
fait sien que ce qu'on ressent. Je n'ai jamais copié personne, juste joué de la musique."

II. MELODIE
Thelonious is melodious. Cette phrase de Nellie Monk a été reprise par de nombreux commentateurs. Pour qu'il
soit plus aisé de s'y retrouver, divisons la thématique monkienne en ses diverses composantes.

Les blues en 12 mesures en forment le contingent le plus classique, très ancrés qu'ils sont dans la tradition, mais
avec une ligne mélodique toujours immédiatement reconnaissable. Bien sûr, tous ne sont pas aussi originaux que
Misterioso, Bolivar blues, Straight No Chaser ou Blue Monk mais, pour chacun, on ne dit pas : "C'est un blues",
on dit : "c'est un blues de Monk" ou encore : "un thème de Monk sur une grille de blues".

Les thèmes-riff sont une spécialité du grand Thelonious. Non pas qu'il ait inventé le procédé du riff, mais il l'utilise
d'emblée pour donner naissance à un thème vecteur d'une improvisation dont il est toujours surprenant de
constater la vivacité, la variété à partir de quelques notes répétées. Leur pouvoir émancipateur réside surtout dans
les formules rythmiques employées. Tel est le cas de Bye-Ya, Shuffle Boil, North Of The Sunset, Monk's Point,
Monk's Dream, Nutty, Oska T, Green Chimneys... Blue Hawk, quant à lui, réunit les deux caractéristiques du riff
et du blues.

Lorsque le riff dure plus d'une mesure, réalisant une ritournelle renouvelée ad infinitum, on parle de leitmotiv,
commedans Bemsha Swing, Friday The 13th, Little Rootie Tootie, Locomotive, Raise Four, Brake's Sake. Ce qui
domine alors et donne l'impulsion improvisatrice, c'est l'association rythme-harmonie, avec une légère
prépondérance de cette dernière.

À l'inverse, le thème peut être réduit à la seule répétition d'une seule note. C'est le cas avec le célèbre Thelonious
et on retrouve ce procédé dans une pièce plus tardive: Green Chimneys. Ne croyons surtout pas à la simplicité ou,
pire encore, à l'absence d'élaboration. Il s'agit en fait d'une mélodie de timbres ou mélodie harmonique. Dans ce
cas, la note répétée voit sa place -et donc sa fonction dans l'accord qui l'accompagne, l'enrobe, l'enserre-varier.

Les pièces descriptives ou d'atmosphère sont parmi les plus belles compositions de Monk et donc à juste titre les
plus connues. C'est le cas de chefs-d'oeuvre tels que 'Round Midnight, Crepuscule With Nellie, Ruby My Dear
(alias Manhattan Moods), Pannonica, Ask Me Now, Reflections, Monk's Mood (alias Feeling This Way Now),
Introspection... ballades aux harmonies riches, à la ligne mélodique à la fois évidente et puissante sans jamais de
complaisance envers le joli.

Les thèmes "abstraits" s'opposent aux précédents par leur tempo plus rapide (excepté Brilliant Corners pour
moitié), l'absence de toute velléité descriptive comme en témoigne le titre Humph par exemple. Humph et Skippy
rivalisent en virtuosité dans l'usage des tritons mais c'est Who Knows qui l'emporte par la complexité de sa
mélodie enchevêtrée et la perfection atteinte dans l'adéquation de cette mélodie avec les accords.

Ces pièces sont sans doute les plus proches de l'esthétique bop "classique" et, pour la plupart, sont fidèle au
schéma AABA classique de 32 mesures : Eronel, Criss-Cross qui est probablement le chef-d'oeuvre de Monk dans
cette catégorie, 52nd Street Theme, Four In One, Hackensack, Hornin' In, I Mean You, Let's Cool One, Trinkle
Tinkle, Rhythm-a-ning...

Quelques uns s'en éloignent peu ou prou : Boo Boo's Birthday (21 mesures), Brake's Sake (36 mesures), Coming
On The Hudson (19 mesures), Epistrophy (ABBACD) dont par ailleurs le titre initial, Iambic Pentameter indique
assez le caractère non standard, Played Twice (16 AA'BA" 2 fois). D'autres privilégient l'aspect rythmique, à telle
enseigne que l'amateur qui tente de les fredonner en même temps qu'il les écoute tombera immanquablement à
côté. Evidence est de ceux-là : la parcimonie de son écriture (une note par mesure) est amplement compensée par
la complexité de la mise en place, laquelle engendre une tension d'autant plus insupportable qu'elle ne se "résoud
pas en une ligne mélodique simple".(8)

Les standards ont servi de trame harmonique et de base mélodique à Thelonious Monk, tout comme à Charlie
Parker, Dizzy Gillespie et bien d'autres. C'est le cas de Suburban Eyes (All God's Chillun Got Rhythm), Bright
Mississippi (Sweet Georgia Brown), In Walked Bud (Blue Skies), Evidence (Just You, Just Me). Dans tous les cas,
la mélodie de Monk se distingue de l'originale par sa plus grande simplicité, moins de joliesse mais plus, beaucoup
plus d'efficacité.

On voit par là que les mélodies de Monk ne sont pas tirées du sac unique d'un seul procédé indéfiniment répété
mais qu'elles répondent à des nécessités compositionnelles, harmoniques, rythmiques variées et, pour tout dire, à
une constante recherche de renouvellement sans que jamais le compositeur ne renie rien de ce qui fait sa
spécificité.

III. HARMONIE
On peut envisager les questions harmoniques sur deux plans. D'une part, un plan statique ou vertical
(paradigmatique si l'on veut) que nous nommerons harmonisation, d'autre part un plan dynamique ou horizontal
(syntagmatique) qui sera le domaine des progressions harmoniques.

a) Harmonisation
Lorsque Monk abandonne la prédicatrice avec laquelle il avait vu du pays pendant deux ans, il rassemble quelques
copains et fonde sans complexe le Thelonious Monk Quartet. Avec une petite formation de ce genre -et ce n'aurait
pas été le cas s'il avait tenu le clavier d'un grand orchestre-, Monk pouvait enfin traiter le piano comme il
l'entendait. En fait, ce groupe réduit et peu exigeant lui a surtout permis d'expérimenter ses idées sans encourir des
critiques excessives autant que précocement stérilisantes : dispositions différentes des notes au sein des accords, ce
que l'on appelle les voicings : "Les orchestres ne me font jamais sortir de moi-même. Je voulais jouer mes propres
accords; je voulais inventer et innover dans de petits boulots" dit-il à George Simon.(9)

C'est l'harmonisation qui conditionne la forme propre des accords pris isolément. En elle, règnent ensemble
l'appauvrissement et l'enrichissement : Appauvrissement -très relatif- dans la mesure où Monk ne joue jamais
toutes les notes d'un accord, et en tout cas certainement pas dans sa forme basique : tonique, tierce, dominante
(premier, troisième et cinquième degré de la gamme). Il n'en a pas besoin, tant est grande sa science des voicings,
disposition et répartition des notes entre la main droite et la main gauche. C'est ainsi qu'il peut parvenir à donner
un sentiment mineur à un accord où manque la tierce mineure. John Coltrane en témoigne : "Un tas de gens nous
demandait comment on faisait pour retenir tout ce matériel, mais on n'en retenait pas tant que ça. Rien que les
harmonies de base et chacun tirait son épingle du jeu. Monk fait toujours des trucs derrière qui sonnent tellement
mystérieux, mais qui ne le sont pas quand vous savez ce qu'il fait. Rien que des vérités simples : il peut prendre un
accord mineur et en ôter la tierce ; pourtant quand il joue la chose, ce sera juste au bon endroit et harmonisé de
telle façon que l'on ressente l'accord mineur mais ce n'est plus un accord mineur".(10)

Enrichissement au contraire qui sera le fait de l'harmonie éclatée par utilisation des harmoniques lointaines
provenant de la résonance des cordes vibrantes. C'est alors que l'on verra apparaître des neuvièmes, onzièmes,
voire treizièmes majeures, mineures ou augmentées et coexister des degrés voisins d'un demi ton à intervalle d'une
ou plusieurs octaves, frottements qui servent probablement de meilleure approximation à la solution du problème
posé par les blue notes aux instruments tempérés.

Il faut remarquer une coïncidence fort opportune entre les progrès de l'harmonie moderne dans le piano-jazz et la
technique -d'aucuns diront l'absence de technique- pianistique de Monk : cette technique qui ne se refuse pas à la
production simultanée d'une tierce majeure et d'une tierce mineure à l'octave (intervalle de 10ème), d'intervalles de
seconde ou seconde mineure (accords de 9ème juste ou bémol), d'accords de septième majeure... Si l'on y ajoute la
quinte bémolisée, le style harmonique du piano bop est né! Dizzy Gillespie raconte (11) ce qu'il a appris de Monk :
"...par exemple l'accord de sixième mineur avec la sixte à la basse..." On voit ici qu'il y a mieux et plus que cette
simple trouvaille dans l'apport monkien.

Parfois, l'association des deux procédés d'appauvrissement et d'enrichissement aboutit à une sorte d'indécidabilité
concernant l'accord qu'il n'est plus possible de décrire selon le chiffrage harmonique traditionnel dans le jazz. Il
faut alors détailler chaque note de l'accord et déclarer positivement son origine monkienne.

Philippe Baudoin a bien analysé cette particularité (12) : "Exemple Off Minor, mesures 6. Dans le meilleur recueil
de transcriptions de Monk actuellement disponible (13), le chiffrage indique : Bb7b5. Ce chiffrage est employé
faute de mieux mais ne rend pas compte des notes manquantes et en oublie d'autres. On retrouve l'accord de
Straight No Chaser : Bb7 plus une neuvième mineure, sans quinte ni tierce, mais avec en plus une onzième
augmentée. Il faudrait donc chiffrer cet accord Bb7b9#11omit 3 pour en avoir une idée à peu près exacte..."
Baudoin se livre dans son article à une analyse précise et passionnante d'une grande subtilité qu'il serait oiseux de
reproduire ici mais qui demeure indispensable à qui s'intéresse à la musique de Monk.

b) Progression harmonique
Le plan dynamique oriente la séquence des accords successifs, régissant la progression harmonique. À l'analyse
des formules qui sous-tendent les compositions de Monk, on ne doit pas se laisser abuser par la fréquente
utilisation du procédé le plus traditionnel du jazz, le fameux II, V, I. Baudoin poursuit : "En do, cela donne Dm7,
G7, C. Par exemple, les huit premières mesures de Ruby My Dear voient se succéder II, V, I dans trois tons
différents : en mi bémol, fa et la bémol. Monk cependant se joue souvent de cette formule trop banale en la
rehaussant (dans tous les sens du terme) par la substitution de l'accord de tonique I par le même type d'accord
monté d'un demi-ton : IIb7M; exemple en do : Dm7, G7 Db7M. L'effet est euphorisant et l'accord est suspendu en
l'air sans jamais être résolu. Plusieurs compositions se terminent comme cela: Monk's Mood, Pannonica et Bemsha
Swing dans lequel la fin est amenée différemment."

De même que la structure des accords inventés par Monk conduit à se poser des questions sur la possibilité de les
chiffrer et de les faire entrer dans un cadre connu, certaines séquences d'accords ne peuvent plus être suivies et
repérées comme appartenant à un système tonal régi par des règles strictes. C'est le domaine où Monk frise
l'atonalité et parfois la franchit, comme dans Introspection, ou bien plonge en plein dedans comme avec
Epistrophy, ce qui n'empêche que l'on sente très bien la logique des suites d'accords dont le côté répétitif évite sans
doute que l'on se sente trop dépaysé.

IV. RYTHME
Poursuivons la lecture des textes initiatiques de la saga monkienne par les commentaires de N. Remy sur ces
thèmes qu'ils viennent compléter : "Les découvertes harmoniques et rythmiques que Monk fit il y aura bientôt
quinze ans ont été en partie assimilées et l'on peut dire même qu'aujourd'hui elles sont standardisées. Mais, sous
les doigts de Monk, elles restent neuves. Car Thelonious utilise des renversements originaux et rythmiquement
surtout il est nettement resté le musicien le plus audacieux. En effet ses phrases sont truffées des accentuations les
plus inusitées et les plus inattendues. C'est sans doute par cela que son jeu rayonne si intensément."

Il y a chez Monk une polyrythmie qui est parfaitement sensible dans de nombreux thèmes. Pourquoi ne pas
considérer en effet une pièce comme Evidence formée non d'un rythme exotique multipliant les chausse-trapes
mais plutôt de la superposition de plusieurs rythmes différents dont la somme ou la soustraction deviennent dès
lors parfaitement intelligibles?

Cette polyrythmie est surtout sensible quand on le voit au piano : c'est alors que l'on se rend compte que les quatre
membres ont une vie indépendante, le torse aussi qui se tord comme pour forcer la blue note, la tête dodelinante et
le regard tourné vers l'intérieur...

V. TECHNIQUE
Contrairement aux pianistes qui ont appris à jouer du piano de façon traditionnelle, Thelonious n'a jamais attaqué
les touches d'ivoire avec les doigts en crochet, c'est-à-dire avec l'extrémité de la dernière phalange. Il a toujours
posé ses doigts "à plat", dans toute leur longueur, parallèlement au clavier. Chose curieuse, Bill Evans déclare
avoir évolué exactement de la même manière : "Plus jeune, je jouais les doigts à plat... les doigts repliés
permettent une économie de moyens...".(14)

Herbie Nichols dit encore de Thelonious : "Ce type est l'auteur des mélodies les plus étranges sur le plan
rythmique que j'aie jamais entendues. Elles sont aussi très intéressantes. Mais je dois dire que c'est lui que je
choisirais parmi tous les pianistes pour jouer un boston (15). Son sens de ce qui sonne est incroyable. Cependant,
quand il prend un solo, il semble être sujet à certaines limitations harmoniques qui l'empêchent de prendre place
aux côtés d'Art [Tatum] et de Teddy [Wilson]. Il s'enferre dans un labyrinthe aussi loin qu'il le peut sans jamais se
montrer capable d'en sortir." Et Remy ajoute : "Il n'a évidemment pas une technique à la mesure de son talent. Il
avoue lui-même qu'il est trop paresseux pour travailler son instrument, et c'est peut-être mieux ainsi car, nanti
d'une articulation classique, Monk n'aurait sans doute pas eu cette manière indescriptible de frapper la note".(16)

Mais Johnny Griffin module cette appréciation trop rapide : "Un jour, j'étais chez lui, il m'a regardé et a dit : "Tu
sais, je peux jouer comme Tatum." Je lui ai répondu : "Arrête, Thelonious, tu me fais marcher." Alors il s'est assis
au piano et a joué un trait rapide comme Art Tatum, je ne pouvais pas y croire. Puis il m'a dit : "C'est pas moi, ça;
regarde, je prends deux notes ici trois notes là..." Il a rejoué le même trait et, là, c'était du Monk."

Oscar Peterson livre (17) ses sentiments pour le moins mitigés sur Monk: "Je pense que c'est un compositeur
merveilleux mais je ne suis pas un de ses fans, pianistiquement parlant." Ce qui n'est pas pour surprendre, quand
on compare son style à celui de Monk. Le problème, et il en sera de même pour tous les bons ou très bons
pianistes qui ont peu ou prou critiqué le style si personnel de Thelonious et sa prétendue incapacité à jouer comme
il faut, c'est qu'un style si parfait ne véhicule aucune émotion particulière et ne laisse quasiment pas de trace
mnésique.

De l'avis de l'intéressé lui-même, il y a peut-être quand même un certain manque de ce côté : "... Bien souvent je
pense à des phrases musicales que je ne peux pas reproduire sur le piano. Si réellement la technique c'est cela,
alors je manque vraiment de technique. Disons plutôt que j'ai ma propre technique... Mais là encore j'évolue. Je
pense être meilleur aujourd'hui que lors de mes débuts, parce que je me suis assis dans mon style et que j'y ai mes
habitudes".(18)

VI. SONORITE
Mélodie, harmonie, rythme, technique. N'oublions pas la sonorité, cette sonorité si particulière qui ne saurait être
indépendante des éléments précédents. N. Remy est le premier à en faire état en 1954, préparant par son article la
venue de Monk au Festival de Paris : "Teddy Wilson ne parle pas de la sonorité de Thelonious sur laquelle nous
devons insister tellement elle est belle. C'est assurément l'une des plus émouvantes, particulièrement à l'audition
directe, car la majorité des disques la rendent mal."

Il faut dire ici à quel point la sonorité monkienne est liée, non seulement à la technique pianistique proprement
dite, celle des mains sur le clavier, mais aussi à des éléments de la gestuelle qui saisit l'ensemble de l'anatomie du
pianiste : ce sont des facteurs aussi imprécis que des mouvements d'épaule, l'appui des bras qui font se soulever de
son siège le forçat du clavier, des torsions de tout le corps, comme si la tension musculaire pouvait se transmettre
aux éléments mécaniques du piano et aux cordes vibrantes, leur permettant, par une subtile modification de leur
tension, de donner naissance à ces blue notes tellement spécifiques du jazz.

Indissociable de la gestuelle monkienne, l'utilisation des clusters a beaucoup surpris ceux qui voyaient Monk sur
scène pour la première fois. Jamais ils n'auraient pu imaginer que ces ponctuations si parfaitement en place, ces
accords si complexes mais si beaux pussent être produits par un quintal de pianiste quasi allongé sur le clavier,
enfonçant rigoureusement toutes les notes comprises entre le coude et le bout des doigts. Et pourtant, ce qui
ailleurs serait qualifié de bruit qui casse les oreilles accède, par la vertu de quelque mystérieuse transmutation
alchimique, au statut de nappe de sons percussifs parfaitement intégrés au cours normal d'une interprétation!

Plus subtil est, dans l'ordre de la technique pianistique, le procédé de l'accacciature encore appelé distillation de
l'accord : Monk plaque son accord et le laisse résonner. Il soulève un par un ses doigts du clavier et ainsi l'accord
se trouve réduit à sa plus simple expression, une note unique, entourée de la résonnance des autres qui s'éteint. Ce
tour de force n'est, ne peut être, que le résultat d'un travail acharné sur le son, le sound, fascination de toujours de
Monk que l'on pouvait voir la nuit près de chez lui, essayer la résonance des réverbères...

VII. STYLE
Il est possible de relever chez de nombreux commentateurs de l'oeuvre monkien une assertion fréquente qui fait
appartenir Thelonious Monk au registre stylistique du bebop. Nous nous appuierons sur plusieurs textes pour
montrer le contresens alors opéré.

En avril 1948, Orrin Keepnews avait fait paraître une grande étude, sensible et documentée, sur Monk (19). Pour
lui, et c'est le titre de son article, la musique de Monk est le premier indice de la légitimité du be-bop (20), ce qui
ne veut d'ailleurs pas dire qu'il assimile purement et simplement le style de Monk au bebop.

"Un jeune pianiste new yorkais de 30 ans a gravé quelques faces qui contiennent une musique plus intéressante et
digne d'une écoute plus attentive que n'en mérite n'importe quelle autre musique produite par un moderniste.
Monk, qui est depuis longtemps une figure légendaire bien que peu connue dans les cercles be-bop, joue dans un
style qui a superficiellement un indiscutable air de famille avec le bop standard. Il semble évident cependant que
sa musique représente un considérable pas en avant dans la direction de la cohérence et de la discipline de cette
nouvelle forme de jazz... Un piano qui remplit sa fonction dans un orchestre est chose plutôt rare, mais le style
fortement rythmique de Monk, superbement intégré avec son bassiste Eugene Ramey et la pulsation régulière,
puissante et complexe d'Art Blakey, est du pur piano."

"Monk deviendra-t'il un grand, sa musique est-elle réellement aussi loin des sentiers battus du be-bop que je le
crois, ce sont des choses que seul le temps et la poursuite de sa carrière pourront montrer. Mais, pour l'instant, on
peut déjà affirmer que Monk est un musicien talentueux, à l'imagination fertile et au ferme sens rythmique."

Sur ce plan de l'analyse stylistique, Finsterwald et Zbinden constatent qu'il existe : "...une arythmie plus marquée
que chez n'importe quel autre pianiste... une recherche de l'inattendu chère au style bebop, poussée chez lui à
l'extrême... Monk paraît éprouver un plaisir raffiné à hésiter tant sur le rythme que sur l'harmonie, il se dégage de
ses solos une impression maladive."

L'intéressé lui-même déclare sans ambages à George Simon (21) en 1948 qu'il ne pense pas qu'il joue du bebop, au
moins pas de la façon dont on le joue. "Le mien est plus original," dit-il, "ils jouent surtout des trucs qui sont basés
sur des accords empruntés à d'autres pièces, comme le blues et I Got Rhythm. J'aime que le morceau tout entier,
mélodie et harmonie soit différent. Je fabrique moi-même mes propres accords et mes mélodies."

"Le caractère puissamment concret du jeu de Monk représente surtout peut-être une tentative unique en jazz pour
interrompre le mouvement d'amplification lyrique qui porte cette musique d'Armstrong à Coltrane et -avec les
moyens du jazz même- lui substituer une poétique dont les structures incluent l'immobilité et le silence" (22). Si
Jacques Réda s'exprime ainsi, c'est qu'il est porté par le texte d'André Hodeir écrit en 1959, qui décèle chez
l'improvisateur, "sur la base nouvelle de la discontinuité, une reconstitution de la trame polyphonique autrefois en
honneur dans le jazz". Il ajoute enfin le coup de grâce à ce problème du style chez Monk : "André Hodeir situait
dans sa vraie perspective une excentricité sans modèle et sans descendance qui déborde les cadres de la seule et
transitoire esthétique bebop".

VIII. SILENCE
Jacques Réda a encore à dire sur ce sujet : "Symbolisés, parfois avec excès, par la fameuse séance du 24 décembre
1954 avec Miles, ces silences monkiens ont malheureusement pris une extension imprévisible : malade depuis une
dizaine d'années, Monk n'a plus que très occasionnellement gravi les degrés d'ivoire et d'ébène de son intrigant
château d'harmonies" (23). Lucien Malson poursuit : "L'exploitation du silence comme agent d'expression chez
Parker et chez Monk évoque, vaguement, les démarches d'un Debussy ou d'un Webern".(24)

Si un silence de Mozart c'est encore du Mozart a-t-on pu écrire, combien plus encore un silence de Monk est-il du
Monk! Mais soyons clair : ce que l'on considère comme LE silence monkien n'existe pas. Pour nous, ce qui existe
et qui est perçu comme silence, c'est le contraste entre un jeu dépouillé qui n'éprouve nullement le besoin du
remplissage, du colmatage de tous les trous du continuum sonore et le jeu des virtuoses dont on pourrait presque
supposer que l'unique but est de placer le maximum de notes par unité de temps! Les étudiants ont l'habitude d'un
vieux paradoxe : le plein de vide ; voilà qu'il renaît. Monk n'est évidemment pas silencieux au piano ou alors, s'il
fait silence, c'est qu'il dort ou qu'il danse.

CODA
Monk a donc été marqué par les influences les plus variées à New York, la ville dont il respire la pulsation, aussi
sûrement que Louis Armstrong a été marqué par La Nouvelle-Orléans. La ville est présente dans tout ce qu'il a
écrit et joué : stridence et ambition, nostalgie et provocation, influence de l'église, des grands orchestres, des
mélodies de Tin Pan Alley, du stride de Harlem et du modernisme qu'il a contribué, plus que d'autres sans doute, à
créer.

Résumons-nous : D'un côté, Thelonious Monk et son esthétique du presque, du non-rempli, du discontinu, du
pensé, du non-automatique. Ce qui donne naissance aux qualificatifs de bizarre, déglingué, taré. De l'autre, eh
bien... beaucoup d'autres, presque tous les autres.

Aucun doute, Monk n'est pas un pianiste Bop. En tout cas, il n'est certainement pas seulement un pianiste Bop
comme ont pu l'être Bud Powell, Dodo Marmarosa, George Wallington, Clyde Hart, Al Haig... Certes, il est
l'inventeur, le grand découvreur des harmonies qui servent de fondation à leur jeu, certes il est l'auteur d'une
oeuvre importante de quelque 75 compositions et d'une multitude d'interprétations, d'influences proches ou
lointaines, certes... mais tout ceci ne serait encore pas grand chose à côté de la leçon qu'il donne d'une approche
fondamentalement décalée du piano, d'un mode de vie totalement original, d'une attitude face à l'existence sans
compromis, totalement ancrée dans la musique et bien au-delà d'elle.

(1) F.Postif. Jazz Hot mars 1963


(2) Ebony mai 1959
(3) V.Wilmer. Monk on Monk. Down Beat. 3 juin 1965
(4) N.Remy. Jazz Hot n° 88 mai 1954
(5) N.Remy (op.cit.)
(6) P.Gonzales. Monk talk. Down Beat n° 197 28 oct. 1971
(7) P.Gonzales (op.cit.)
(8) I.Carr. Monk in perspective. Jazz Journal février 1967
(9) G.Simon. Metronome avril 1948
(10) J.Goldberg. Jazz Masters Of The Fifties. DaCapo 1983
(11) D.Gillespie. To be or not to bop
(12) P.Baudoin. Le Jazzophone 4eTri. 1982 n°13
(13) Jazz Masters. Thelonious Monk. Wise Publications 1977
(14) F.Postif interview John Coltrane. Jazz Hot janvier 1962 n° 172
(15) mode particulier d'accompagnement alliant le stride à un tempo de valse lente
(16) N. Remy. Jazz Hot n°88 mai 1954
(17) Down Beat fin avril 1959
(18) F.Postif. Jazz Hot mars 1963
(19) O.Keepnews. Record Changer Avril 1948
(20) sic!
(21) G.Simon. Simon says Sights and Sounds of the Swing Era. Galahad books NYC. 1971
(22) J.Réda. Anthologie des musiciens de jazz. Stock-musique. 1981
(23) J.Réda. (op.cit.)
(24) L. Malson. Des musiques de jazz. Parenthèses. Marseille 1983
TENTATIVE DE RÉPONSE À MARIO BENSO
© Jean Merlin - janvier 1999

La comparaison entre Monk et Satie est très parlante, le début pose une question : pourquoi ces deux grands
artistes (et bien d'autres) n'ont-ils pas bossé jusqu'à leur mort... et la réponse apportée est : Monk était écoeuré du
milieu musical,voire même peut-être un peu aigri de n'avoir pas été reconnu plus pour tout ce qu'il avait apporté.
...La réponse est un peu courte...
Le processus de création artistique est compliqué. Jean Guitton disait dans un de ses ouvrages, "Apprendre à lire et
à penser" : "Chaque artiste durant toute sa vie ne dit au fond qu'une seule chose, et qu'on ne vienne pas me parler
de la diversité de Victor Hugo dont l'oeuvre peut se résumer ainsi : grandeur et misère du genre humain".

En art, il faut distinguer deux choses : le concepteur et l'interprète. Parfois, les deux se confondent : c'est souvent
le cas dans la peinture et la musique, plus rarement dans la danse, le théâtre et dans le cinéma... et même là, si l'on
voulait être un peu méchant on pourrait dire que Gabin, n'a jamais fait que du gabin, Ventura du ventura et Audiard
-dialoguiste de génie- a toujours écrit les mêmes dialogues... la preuve, c'est qu'on les reconnait au bout de trois
phrases... de même que l'on reconnait Monk au bout de 3 accords.

En fait, si l'on observe, on s'aperçoit que durant sa jeunesse celui qui "Fait l'artiste", le fait en réaction à un monde
auquel il n'arrive pas à s'adapter essayant par son art de répondre ou de pallier a des questions ou des évènements
qui lui échappent. Il va donc mettre en place un "système" qui constitue pour lui un bouclier. Il sera acteur ou
comédien : vous connaissez la différence.

Monk était acteur, il n'a jamais pu composer que du Monk et lors des concerts ou des séances d'enregistrement, il
n'a fait que pousser ses sidemen au bord du précipice pour les forcer à s'aggripper et... à rester éveillés (Cf. la
séance du 24.12 avec Miles Davis).

La travail de Monk a surtout été HARMONIQUE, contrairement à Bach qui était un Métriste. Bach a certes
inventé et codifié la fugue qui est UN SYSTEME de canon, rien d'autre, mais il s'en est servi sans état d'âme et
sans jamais plus remettre le dit système en question.
- Allez, Monsieur Jean-Sébastien, nous sommes mercredi, vous allez bien nous pisser une petite cantate pour
dimanche?
- Mais bien sûr Monsieur l'Archiduc...

La démarche Monkienne est tout autre : Elle procède d'une réflexion perpétuelle sur l'enchaînement des accords,
leur succession, en repoussant sans cesse les limites de l'acceptable phonique. On assiste à la création incessante
de contrastes ce qui est un procédé de spectacle : Monk était un "pianiste-visuel".

Mais quarante années d'une telle pratique lui ont permis de trouver ce qu'il avait décidé de chercher et à un
moment, il a dû se trouver "au point" et savoir qu'il était parvenu au but qu'il s'était fixé. Il avait atteint les limites
de sa recherche et a compris qu'il ne pouvait plus que se copier lui-même. C'est à CE POINT PRÉCIS QUE
L'ARTISTE HONNÊTE s'arrête. Monk n'avait que foutre de l'opinion des autres : il s'était tracé une voie royale
ET SAVAIT qu'il avait raison contre tous. Alors pourquoi s'aigrir? Parce qu'il n'était pas assez reconnu? Admettons
que son Ego en ait un peu souffert à un certain moment, mais , à partir de la couverture du Times, il lui devient
difficile de jouer les artistes maudits dont personne ne parle... Il fait partie intégrante du paysage jazzistique.
Ajoutez à celà que TOUS LES AUTRES GÉANTS SONT VENUS LE VOIR TRAVAILLER, pour piquer ce qu'il
y avait à piquer et les plus grands : Davis, Coltrane, Mulligan, Gillespie ont même tenu à jouer et à enregistrer
avec lui et c'est bien parce qu'ils sentaient confusément que Monk détenait des secrets qu'ils ne possédaient pas et
essayaient ainsi de les percer à jour.

Quand Brel a quitté la chanson, il était reconnu comme le plus grand chanteur de son temps : personne ne pouvait
passer derrière lui dans un spectacle, et pourtant RECONNU ET EN PLEINE GLOIRE, il a dit un jour "j'ai dit ce
que j'avais à dire et je m'en vais."
Je me plais à penser que c'est ce qui est arrivé à Monk : Il a arrêté quand il a eu résolu tous ses problèmes et qu'il
avait une solution pour chaque enchaînement. En quelque sorte, il ne pouvait plus progresser et donc le piano lui
était devenu inutile : Il le SAVAIT.
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© Jean Merlin

A lire : Monk à Arcueil © Mario Benso, Cuadernos de Jazz

MONK à ARCUEIL : Similitude des expériences musicales et humaines dans la vie de Erik Satie et
Thelonious Monk

En 1904, et pendant sept ans, le compositeur Erik Satie, fatigué, selon ses propres termes, de se voir reprocher une
ignorance qu'il croyait avoir, puisque les personnes compétentes la dénonçaient dans ses oeuvres, décide de se
retirer dans la solitude de son misérable appartement d'Arcueil, banlieue pauvre de Paris très éloignée du
Montmartre artistique à l'ambiance bohème du début du siècle. Pendant tout ce temps, il composa à peine quelques
pauvres oeuvres, se consacrant en revanche à l'animation des activités des jeunes du quartier, ou passant de
longues heures dans la solitude de sa chambre pour réfléchir et étudier.

Soixante-huit ans plus tard, Thelonious Monk, pour des raisons jamais vraiment éclaircies mais évidemment
dégoûté de la musique et de son milieu, abandonna volontairement le circuit professionnel, entrant dans une
retraite et un mutisme à peine rompus par quelques très rares apparitions publiques jusqu'à sa mort en 1982.
Pendant ces 10 années, il n'ouvrit même pas son piano. Enfermé dans sa maison, il recevait rarement quelques
amis et compagnons, avec lesquels souvent il ne parlait même pas, restant muet la plupart du temps.

On peut se demander ce qui a pu amener deux créateurs d'un tel génie à se comporter de façon aussi analogue, à
des époques et en des situations aussi différentes. Quel secret, quel occulte mystère hantait leur esprit? Quelle
force obscure les poussa à l'auto-exil, à la fuite en eux-mêmes? Il se pourrait que la clé des réponses à ces
questions se trouve dans une série d'expériences communes, de vécus partagés qui, d'une manière ou d'une autre,
en firent des artistes isolés, uniques et surtout incompris.

PRÉLUDE FLASQUE / EVIDENCE


Un des points communs entre Erik Satie et Thelonious Monk est leur importance dans la période musicale pendant
laquelle ils vécurent et créèrent. Satie, pris entre le génie admirable de Debussy et la tempête innovatrice qui
secoua la musique pendant les premières décennies du siècle (Groupe des Six, Ecole de Vienne) n'appartint de fait
à aucun de ces deux mondes. Les solutions de l'impressionnisme ne lui paraissaient pas pleinement satisfaisantes
malgré son amitié et son respect pour l'auteur de La mer; d'autre part, sa réaction contre le Wagnérisme se fonde
d'avantage sur l'ironie et l'humour (n'oublions pas son ascendance maternelle britannique) que sur les ruptures des
avant-gardes. Même ainsi, une telle réaction ne nous paraît pas aujourd'hui moins efficace et profonde que celle
des nombreux théoriciens révolutionnaires de l'époque. Perdu entre le flux et le reflux de vagues opposées, Satie
navigue, offrant au monde sa vision simple, déshumanisée et délirante des choses.

Monk, bien qu'appartenant par sa génération à l'école bop, apparaît souvent éloigné de celle-ci -et en réalité de
toute autre- dans ses moments les plus parfaits et les plus personnels. Il n'utilise jamais de rythmes extrêmes ni de
phrases vertigineuses ; son souci de la construction et des textures mélodiques se situe au dessus de ses trouvailles
harmoniques, souvent pures conséquences logiques de celles-ci. Son style est peut-être l'antithèse de celui de Bud
Powell, parangon du pianisme bop et de ses successeurs. Présent dans quelques uns des moments les plus
mémorables de cette école, sa voix en est cependant l'élément discordant, la donnée qui fait la différence. Monk,
c'est autre chose.

En réalité, tous les deux furent de la même façon inclassables, ce qui fut un des motifs évidents du manque de
reconnaissance dont ils furent victime une grande partie de leur existence. Maintenant, on se rend compte que
chaque époque donne naissance à un type de héros inclassable dans les catégories en vigueur : révolutionnaire,
impétueux, magnifique rénovateur, chef passionné ou tête de file d'une école... épithètes chargées d'une
sémantique spécialement collective, rarement individuelle ou hétérodoxe. Parlerions-nous de Picasso sans une
école Cubiste, de Beethoven sans le Classicisme, de Schönberg sans le Dodécaphonisme? Tout doit renvoyer à un
code établi, mais ni le Satie-isme ni le Monk-ianisme n'existent.

Leurs imitateurs ou successeurs ne peuvent même pas arriver à être considérés comme une école : leur musique
s'épuise en eux-mêmes, se crée et se détruit comme une horloge composée de pièces désarticulées.

EMBRYONS DÉSSÉCHÉS / SMOKE GETS IN YOUR EYES


C'est peut-être une conséquence de leur évidente hétérodoxie et de leur manque d'affiliation avec leurs
contemporains qui fait que Monk et Satie ne jouissent pas d'une excessive sympathie parmi les milieux bien-
pensants de leur époque. Satie, que seul l'enthousiasme de Maurice Ravel aida presqu'à la fin de sa vie à acquérir
une certaine popularité dans "l'establishment" et le public dut supporter maintes humiliations tout au long de sa
carrière, êtant souvent considéré comme un simple bouffon, un agitateur comique ou un clown. Au moment de sa
réclusion à Arcueil, il décida, tourmenté par les critiques, y compris celles de Claude Debussy, son ami admiré, de
s'inscrire aux cours de la Schola Cantorum, se trouvant contraint d'apprendre un art imprégné d'une philosophie
musicale qu'il avait jusqu'alors combattue dans ses premières oeuvres : Gymnopédies, Sarabandes...

Sauf de la part de Steve Lacy et de quelques autres obsédés, Monk n'obtint jamais pendant la majeure partie de sa
vie la reconnaissance que méritait sa musique ; on a peine à le croire aujourd'hui, devant les torrents d'hommages
et de révérences que sa personnalité suscite chez les jazzmen de toutes tendances, mais il en fut ainsi.

Durant sa vie, et encore aujourd'hui certains le maintiennent encore, Monk fut accusé de manquer de ressources
techniques, quand ce n'était pas de jouer des accords faux ou autres excentricités semblables, rythmiques ou
formelles. Sa musique était rarement interprétée (excepté le très célèbre 'Round Midnight) et même son conflit
avec le syndicat des musiciens qui l'empêcha de se produire en public dans les années 50 est bien connu. Travailler
avec lui n'était jamais facile car son énorme personnalité donnait un caractère distinctif particulier à tout ce qu'il
touchait. Pour preuve, il suffit d'interroger Miles Davis...

Les deux musiciens eurent des réactions semblables : Satie, caché derrière ses lunettes noires, son chapeau melon
et le rideau défensif de son humour et de sa distanciation vécut ses tourments en privé. Il répondit par une musique
pleine d'absurdités, de faux-semblants, d'ironie et d'effronterie, inondant ses partitions d'instructions délirantes du
style "sec comme un coucou".

Monk, lui aussi grand amateur de lunettes noires et de chapeaux extravagants, s'enfonça dans sa passion pour les
cryptogrammes musicaux complexes et provocateurs, innocents et maléfiques en même temps, comme une fleur
munie de griffes. Ses mélodies cachent des mystères et des aspérités qui nous obligent à nous arrêter et à réfléchir :
attention, territoire privé du "Grand Ours".

***
"Est-ce que je sais où va le jazz?
Peut-être qu'il va au diable.
Il se peut bien que les choses n'aillent nulle part.
Elles arrivent, rien de plus."
T. Monk
***
LES HEURES SÉCULAIRES ET INSTANTANÉES / I MEAN YOU
On a rarement considéré Monk et Satie en leur temps comme des prophètes, c'est certain: tous deux mirent dans
leur musique un pouvoir visionnaire du futur immédiat qui venait à travers eux, futur que chacun d'eux parvint de
plus à connaître de son vivant. Cependant ce ne fut pas une prophétie faite à grands cris ou depuis le piédestal
éloquent des visionnaires (bien qu'on les ait souvent considérés comme un peu fous), mais elle fut faite dans le
silence et l'inconscience de leur propre génie créateur.

On connaît bien les mots admiratifs et élogieux que John Cage et d'autres grands représentants de la musique de ce
siècle consacrèrent à Satie dont l'influence est évidente sur les artistes de toutes les époques et de tous les styles :
dadaïstes (groupe auquel appartenait le compositeur), surréalistes, musiciens aléatoires, minimalisme (Terry Riley
ou Steve Reich)... Satie les devança tous avec sa musique délibérément anti-romantique, qui démystifie le concept
bourgeois d'œuvres d'art et introduit le sourire, l'imitation, le jeu, le trivial, et le prosaïque dans le champ sacré de
la "grande musique". Et le plus remarquable, c'est qu'il ne l'a pas fait à partir d'une rupture totale avec le passé,
mais au travers d'une subversion (ou plus exactement d'une perversion) de l'existant, déformé par le filtre de son
génie iconoclaste. Il fut donc le Monk de la musique accidentelle de ce siècle.

***
"Ce qui me plaît dans le jazz,
c'est qu'il nous apporte sa douleur et
qu'il nous laisse sans défense"
E. Satie
***
Car dans Monk se retrouvent de nombreuses innovations qui, dans les années 60 et au travers de l'affirmation du
free, transformèrent le jazz en quelque chose de très différent. Ses ruptures temporelles, ses dissonnances, sa façon
très personnelle d'éviter le piège de la formule thème-improvisation-réexposition, pour la convertir en un subtil
exercice d'inventivité mélodique continue (en somme il la pervertit), sa récupération de la tradition afro-
américaine du piano, plus percutante, et bien d'autres éléments, sont considérés comme fondamentaux dans leurs
visées, y compris par les jeunes créateurs de l'actuelle avant-garde. Et cependant Monk n'adopta jamais les
esthétiques avant-gardistes des années 60, restant fidèle à son obsession constante de recréer sa propre musique et
quelques standards favoris. Plus d'une fois on l'a comparé aux vieux pianistes stride ou à Duke Ellington.

L'avant-gardisme de Monk, s'il existe, prend d'autres chemins : c'est son point de vue radicalement différent, sa
personnalité inimitable qui en font un être unique et en avance sur son temps.

DESCRIPTIONS AUTOMATIQUES / BRILLIANT CORNERS


J'ai délibérément laissé pour la fin les inévitables comparaisons strictement musicales entre Monk et Satie, terrain
toujours épineux (nous nous souvenons tous des mille et une folies qui ont, en plus d'une occasion, fait de Bach ou
Mozart d'authentiques jazzmen de leur époque). Celles-ci, selon moi, sont secondaires. J'ai toujours pensé que les
analogies suggestives entre les deux maîtres proviennent de leur capacité à transformer notre point de vue sur la
musique, sur ce qui est esthétiquement beau, différent, original. Comme peu d'autres grands génies (au hasard
Stravinski ou Ornette Coleman...), Satie et Monk agissent directement sur la compréhension ultime de l'auditeur
qui va ainsi être poussé à questionner la puissance de ses croyances et les limites de la créativité artistique et donc
forcé, à partir du pouvoir de sa version personnelle, à énoncer sa propre perception de la musique. C'est pour cela
que leur art, bien qu'il ne possède pas les éléments communément associés au rupturisme, cause en nous ces effets
si surprenants et subversifs. Loin de perdre sa force avec les années, la musique de Monk et Satie continue à défier
le conformisme et l'aboulie, elle nous enveloppe et nous stimule comme aucune autre.

Et cependant on retrouve chez Monk quelques unes des ressources techniques les plus typiquement "satiennes" :
réitérations (souvent presque hypnotiques), simultanéités mélodiques (celles-là même qui transforment Misterioso
en un petit labyrinthe pour les moins familiers des auditeurs), usage des silences comme élément fondamental du
discours créatif, dissonnances, effets chromatiques, fine ironie qui souvent nous agite dans notre fauteuil et nous
fait sourire... Mais attention, le fait que Satie ait travaillé à une certaine époque de sa vie comme pianiste de
bastringue et qu'il connaisse de première main le jazz et d'autres musiques populaires de son époque n'en fait pas
pour autant un improvisateur ou un candidat aux délires musicaux d'un Jacques Loussier quelconque (malgré les
tentatives de Bill Evans et Herbie Mann dans les Gymnopédies). Laissons chacun vivre dans son monde
particulier en distillant des bulles de créativité magique et inclassable.

Les exemples de Monk et Satie n'ont pas été et ne seront pas uniques dans l'histoire de la musique. Ils eurent un
expérience -commune- d'hétérodoxie, de talent unique et original, et surtout de fidélité à eux-mêmes malgré les
nombreuses grimaces de malheur que leur réserva le destin au cours de leur vie.
Monk In Paradise
© Jean Merlin - Correspondance avec Fred Canté

Extrait d'une lettre de Jean Merlin, magicien professionnel aimant vraiment beaucoup la musique de Monk, à Fred
Canté, écrivain néerlandais, auteur de la meilleure discographie de Thelonious Monk, parue chez "Golden Age
Records", Amsterdam
Beste Fred
Tu m'écris dans ta dernière lettre : "Dire qu'on ne s'est jamais rencontrés, et que l'on s'écrit depuis quatre ans déjà,
dire que tu m'invites en France, et que j'ai une invitation similaire au Canada, et que de la même façon j'ai été
hébergé au Japon, tout ça rien qu'à cause de Monk. Quand même, du haut du ciel, Monk, ça doit le faire marrer..."

T'as raison, Fred, ça doit le faire marrer. Seulement, si le ciel existe, Dieu existe aussi (soyons logique) et Dieu est
vraisemblablement magicien ET musicien (autrement rien n'a de sens) peut-être même est-il chorégraphe?

On a beaucoup écrit sur Monk, mais il y a une chose, Fred, dont personne n'a jamais parlé, c'est l'arrivée de Monk
au ciel. Je n'y étais pas, bien sûr, mais en tant que magicien, je devine comment les choses ont dû se passer. Alors,
si tu as cinq minutes, je vais tout te raconter...

Tout a commencé aux petites heures de l'aube, entre chien et loup, probablement 'round about 4 ou 5 heures, tu
sais, cette heure indéfinissable où les patrons de cabaret sont obligés de mettre à la porte les musiciens qui
trainaillent afin de pouvoir fermer. En sortant, Monk devait être un peu gris et cherchait un endroit encore ouvert,
afin d'y boire un dernier bourbon pour la route. Il tomba par hasard sur une grande porte en bois, d'un club dont il
n'avait jamais entendu parler. Alors, du poing, il frappa vigoureusement. Tout de suite, on lui ouvrit...

Saint Pierre qui, comme tous les portiers de cabaret, parle anglais parfaitement, lui cria :
- Come on, boy! Here, we're open 24 hours a day, seven days a week!
Surpris, Monk entra.

Saint Pierre, comme tous les cerbères de clubs privés, possède un grand livre avec le nom de chaque membre. Il
demanda à Monk de décliner son identité. Comme à son habitude, Monk répondit :
- Humph... mlkdfnvkjmonklkjdniousphere.
Et Pierre fut incapable de trouver son nom dans le bouquin. C'est curieux, pensa-t-il, je ferais peut-être mieux
d'appeler le patron... Dès que Dieu sut que Monk était arrivé, il descendit le grand escalier afin de l'accueillir. (Au
Paradis, on est toujours prévenu de l'arrivée de Dieu à cause d'un petit bruit : Sa crosse crisse...).

Et quand il se déplace pour venir accueillir en personne celui qui arrive, c'est souvent bon signe : on sait que le
nouvel arrivant fut un orfèvre en son métier, qu'il eut parfois raison seul contre tous, et qu'il a persévéré sans faille
et sans compromis dans la voie qu'il a choisie. En règle générale, c'est souvent les artistes que Dieu vient ainsi
accueillir. Allez savoir pourquoi ! Quant aux politiciens, je ne saurais vous dire, il n'y en a aucun en Paradis.

Mais Dieu n'est pas seulement tout ce que l'on suppose, il a aussi une très grande mémoire, au moins 200 Giga
octets à ce que prétendent les mieux informés. Comme beaucoup de directeurs de multinationales, il parle un
anglais approximatif par nécessité, avec un fort accent latin, mais, tout de suite, il se souvint :
- Tell me, son, didn't you begin playing gospels on the old harmoniums of black churches?
- Bye-Ya, maugréa Monk, but it was a long time ago, et il y a longtemps que je n'ai pas foutu les pieds dans une
église... La seule chose en laquelle j'aie jamais cru, c'est la musique.
- Mais, fils, Je Suis musique... et puis, tu t'appelles Monk, non? Sans le savoir, tu es de la famille.

Et, tandis que le choeur des anges entonnait le fameux "Il est des nôtres", Dieu pensa : Nom de moi-même, dire
qu'on a ici un orgue que plus personne n'utilise... je vais tout de suite le mettre au travail.
- Est-ce que vous joueriez pour nous?
- C'est hélas la seule chose que je sache vraiment faire, répondit Monk, mais avant je boirais bien un petit coup.
Vous n'auriez pas un peu de whisky qui traîne?
- Bien sûr, fils!
Et Dieu, qui est magicien, fit apparaître un verre plein de whisky.
- My God, you've poured Four in One! but we'll Worry Later, I'll drink it Straight, No Chaser...
Et c'est alors que Monk découvrit que le verre se remplissait de lui-même au fur et à mesure que l'on buvait
dedans... Il était aux anges et commençait à avoir une idée de ce que pouvait être le paradis offert à ceux qui, sans
toujours le savoir, ont contribué de façon importante au vrai bonheur du monde. Alors, profitant de sa surprise,
Dieu l'amena jusqu'à l'orgue.

C'était un orgue monumental, avec énormément de registres. Monk, qui n'avait d'expérience que celle des
quelques tirettes qui servent aux harmoniums, trouva qu'il y en avait trop, et rapidement se mélangea les pédales.
- Won't you have a regular grand piano for me? demanda-t-il.
- We See, répondit Dieu, tout en se demandant où il pourrait trouver un piano à queue au paradis, car Là-Haut la
notion de queue n'existe pas (c'est bon pour les damnés). Claquant ses doigts, Dieu fit alors apparaître un
magnifique piano et comme Il est perfection, le piano aussi était parfait : d'un profond noir de jais, et accordé au
La 440.

Monk commença à jouer et s'arrêta net.


- Dat's bullshit, déclara-t-il, je peux pas jouer là-dessus. Durant toutes ces années où j'ai dû gagner ma vie, on ne
m'a jamais fourni un piano comme ça. Non, vraiment, ça n'est pas possible...
- If you want Something Else, you better Ask Me Now, répondit Dieu.
- Give me a GENUINE piano, insista Monk.

Dieu, qui est perfection, et qui trouvait le piano parfait, ne comprit pas tout de suite ce que Monk voulait. Alors,
comme chaque fois qu'Il avait un problème de jazz, Il appela Rudy Van Gelder à la rescousse. Immédiatement,
celui-ci sut quoi faire. Il alla quérir un désaccordeur de pianos, et pas n'importe lequel : celui qui, pendant tant
d'années, avait présidé aux destinées des enregistrements de chez Riverside. Un pro... et en trois minutes, le piano
était prêt. Monk s'assit de nouveau devant le clavier et déclara :
- mlkjd vnlkjhf...
Puis il commença à jouer Something in Blue.

Et Dieu fut complètement scié!

Bien sûr, Dieu est Harmonie, mais de telles harmonies, si belles, si profondes, si justes dans leurs déchirements,
des accords qui n'existent qu'en fonction de ce qui les précède et de celui qui va les suivre, eh bien, Dieu lui-même
n'en avait jamais entendu! Malgré lui, il ne pouvait s'empêcher de faire un parallèle avec un autre type qu'il avait
également reçu et à qui il avait donné un coin de voûte céleste à repeindre : un certain Van Gogh... un hollandais
arrivé en assez mauvais état et auquel il avait dû greffer immédiatement un foie et une oreille, un peintre dont les
jaunes n'existaient qu'en fonction des bleus du ciel qui les jouxtaient. Même compréhension des choses, mais
transposée... Il faudra que je les présente, pensa Dieu.

Mais déjà, sans s'en rendre compte, Il s'était laissé envoûter par la musique. Il s'assit par terre et écouta de toute
son attention. Et plus Monk jouait et plus Dieu se disait :
- Ça, je le crois pas...
Eh bien, mon bon ami, quand c'est Dieu lui-même qui commence à ne plus croire, c'est la porte ouverte à tous les
ennuis... Très vite, Il demanda à Monk :
- Son, do you give lessons?
- Only to Bud Powell!
- Écoute, fils : jusqu'ici, j'ai été gentil, mais franchement, tu commences à me courir. Garde tes caprices pour la
Baronne, parce qu'en un clin d'oeil, je peux aussi faire disparaître le verre de whisky qui se remplit tout seul! Tu
verras, je serai bon élève, et tu seras même surpris de la vitesse avec laquelle j'apprends...

Alors, pour conserver son verre, et uniquement pour ça, Monk laissa Dieu s'asseoir à sa gauche sur le tabouret et,
uniquement par déférence, il Lui laissa faire la pompe, tout en êtant extrêmement surpris de l'acuité avec laquelle
Dieu observait sa main droite... Quinze jours après, Dieu était capable de jouer seul sous l'oeil amusé de Monk qui
Lui laissait tenir le piano de plus en plus souvent, et l'écoutait en sirotant son whisky. Il pensait en lui-même, sans
trop se l'avouer : "pas si mal, pour un amateur!"
Puis, pris par on ne sait quelle envie, Dieu se mit à composer afin de renouveler le répertoire du paradis qui
commençait à être passé de mode. Tous les vieux cantiques furent jetés aux orties et furent remplacés par les
nouvelles compositions de Dieu : Between God And The Deep Blue Sea, Blue God, God Is Black In Town, I
Surrender God, God's Monk, Monk's God, etc... Et c'est Orrin Goodnews qui est bien embêté! Lui, qui a la charge
de rédiger les textes qui ornent l'arrière des pochettes de disques, il n'ose plus dire ce qu'il pense! Plusieurs fois
déjà, il s'est surpris à couvrir de louanges des morceaux dont il avait l'intime conviction qu'ils étaient entièrement
"pompés" sur vous-savez-qui...

Mais Dieu est tellement content... Il ne quitte plus le piano... et c'est peut-être là que le bât blesse : Il n'a plus du
tout le temps de s'occuper du monde qu'il a créé, et le résultat est catastrophique : il n'y a qu'à ouvrir la télé pour
s'en rendre compte! Ici, en bas, nous sommes plusieurs à faire nôtre le vieil adage qui proclame "chacun son
métier et les hommes seront bien gardés". D'aucuns pensent qu'il serait peut-être temps que Dieu rende enfin son
piano à Monk, pour un monde meilleur, et se remette à faire son propre boulot. Charbonnier est maître chez soi,
mais, tout de même, c'est assez inquiétant.

Fred, je compte sur ta discrétion : je t'ai raconté tout cela parce que je te fais confiance. Très peu de personnes sont
au courant de ce qui se passe vraiment, et si la nouvelle venait à se répandre, on ne peut prévoir ce qui pourrait se
passer. Ici, nous ne pouvons qu'attendre et espérer que les choses s'arrangent.
Personnellement, je le souhaite de tout Monk'heur.

Chordially,
Jean.
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© Jean Merlin

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