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Spirale
Arts • Lettres • Sciences humaines

La leçon de la French Theory


French theory. Foucault, Derrida, Deleuze, et cie et les
mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, de François
Cusset, La découverte, 367 p.
Sylvano Santini

Numéro 195, mars–avril 2004

URI : https://id.erudit.org/iderudit/19465ac

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Éditeur(s)
Spirale magazine culturel inc.

ISSN
0225-9044 (imprimé)
1923-3213 (numérique)

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Citer cet article


Santini, S. (2004). La leçon de la French Theory / French theory. Foucault,
Derrida, Deleuze, et cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, de
François Cusset, La découverte, 367 p. Spirale, (195), 42–43.

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ESSAI

LA LEÇON DE LA FRENCH THEORY


FRENCH THEORY. FOUCAULT, DEBRIDA, DELEUZE ET CIE ET LES MUTATIONS
DE LA VIE INTELLECTUELLE AUX ETATS-UNIS de François Cusset
La Découverte, 367 p.

C
ERTAINS penseurs français irrationnels, œuvré et où a été inventé en partie le phéno- son impulsion (les cult'studs') ; les étudiants
transgressifs, libidinaux, obscurs, gé- mène. Que des intellectuels américains adaptent l'utilisaient pour affirmer haut et fort leur pas-
niaux, etc. ont fait fortune aux États- les thèses de penseurs français, ce n'est pas un sage à l'âge adulte. On récupérait, sans retour, ce
Unis avec leur spirale théorique. Qu'on précédent, on l'avait fait déjà avec le surréalisme que des stratégies éditoriales avaient fabriqué de
les ait repris ou rejetés, aimés ou détes- et l'existentialisme. Ce qui est toutefois nouveau toutes pièces en publiant côte à côte les vedettes
tés, tant à l'université que dans les milieux ar- ici, c'est qu'il ne s'agit pas d'une simple adapta- de l'heure : portrait d'une famille française née
tistiques underground, le fait est indéniable : une tion mais d'une véritable appropriation qui dé- à l'étranger que Ton a appelée, selon les milieux
frange de la pensée française a contaminé et as- bouche sur l'invention de perspectives théo- et les humeurs, poststructuraliste, postmoderne,
saini l'Amérique. Ce paradoxe évidemment vo- riques non négligeables : la French Theory. Si et plus récemment postmarxiste. Si les études
lontaire rejoue assez bien l'extrémisme étatsu- cette appropriation positive s'est déroulée sur les universitaires n'étaient pas en reste de récupéra-
nien quant aux affaires intellectuelles : campus universitaires, ce n'est pas exactement tions mimétiques et caricaturales qui se limi-
Baudrillard, Deleuze, Foucault, Derrida et con- par là que la théorie française s'est fait connaître taient trop souvent à une clique de campus qui
sorts sont des démons fascistes pour les uns, des aux États-Unis. Dans les seventies, années pro- défendait complaisamment son auteur fétiche
prophètes pour les autres. Y a-t-il un juste mi- fondément marquées par un désir libératoire qui — concurrence typiquement américaine entre
lieu? Interrogation hasardeuse, car justement, prenait la forme d'expériences individuelles de universités —, il y a des domaines où la lecture
aux États-Unis, c'est de lui qu'il n'est jamais désubjectivation (la Sainte Trinité : drogue, sexe, des auteurs français a été fine et de grand inté-
question. rock), certains universitaires, dont Sylvère rêt. La palme revient ici aux études postcolo-
Les Américains ont créé quelque chose ces Lotringer, ont introduit la théorie française dans niales et aux politiques identitaires qui, selon
dernières décennies, n'en déplaise à ceux qui les la contre-culture américaine. Moment festif et Cusset, ont réussi à sortir la théorie française du
perçoivent comme les conservateurs du musée joyeux, fait de rencontres inusitées entre intel- marasme textualiste en reconnaissant ses inci-
européen. Mais ne s'agit-il pas ici encore de l'Eu- lectuels et artistes (Deleuze et Guattari ont ren- dences politiques. Il n'invoque pas d'ailleurs les
rope? Il serait donc plus prudent de dire qu'ils contré Bob Dylan backstage'.), cet « entre-deux » moindres penseurs en parlant de Spivak, Saïd,
ont recréé quelque chose sous le nom original de est typique, selon Cusset, de la première vague Butler, etc. Tous et toutes, d'une manière ou
French Theory en accueillant, hors de la France, de French Theorists. La popularité non universi- d'une autre, ont reconnu l'apport considérable
la théorie française. Incontestable phénomène taire de la théorie française continue à persister de la théorie française quant aux vives réflexions
qui persiste depuis ses débuts bigarrés dans les au-delà des seventies dans les milieux artistiques, sur la question du statut des minorités qui
années soixante-dix jusqu'à son épuration uni- alternatifs, informatiques, etc. où Ton cite allè- avaient atteint un sommet avec le débat concer-
versitaire qui se poursuit encore aujourd'hui. grement des passages de Mille Plateaux ou de nant le « politically correct » dans les années
L'heure des bilans est arrivée au tournant du Tindécidable déconstruction de Derrida. Cusset quatre-vingt. Pour la première fois peut-être, les
millénaire : que s'est-il donc passé ces trente reconnaît tout de même l'intérêt de ces récupé- débats universitaires s'étendaient dans les grands
dernières années pour qu'on demande à Bau- rations qui tournent souvent à la caricature, car médias américains : les noms de Derrida, de
drillard de participer au scénario de la saga Ma- si certains artistes y ont trouvé une manière lé- Foucault, de Baudrillard, etc., étaient dorénavant
trix ou pour qu'un DJ techno cite Deleuze ? Les gitime de parler de leur art, la théorie, elle, y est connus du grand public.
Américains ont fait leur propre bilan en 2001 devenue vivante. Encore que la pensée des phi- Mais ce qui est à retenir de ces débats parfois
(French Theory in America, Routledge), les Fran- losophes français y ait été entièrement pervertie houleux, c'est que les penseurs des minorités ont
çais, en 2003 (French Theory. Foucault, Derrida, (les contre-sens avec Baudrillard sont élo- déplacé le paradigme marxiste et la théorie cri-
Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellec- quents), l'union entre la théorie et l'œuvre a re- tique inspirée de l'école de Francfort (deux pi-
tuelle aux États- Unis, La Découverte) et plus cu- présenté peut-être la meilleure réponse qu'on liers dans les études politiques universitaires
rieusement, un certain réseau canadien s'est in- leur a donnée. Mais tout le monde avait déjà américaines qui critiquaient Tapolitisme de la
terposé comme arbitre en 2002 (« The American compris que c'était par l'université que la théo- French Theory) en reconnaissant la validité de la
Production of French Theory », Substance, rie française devait passer pour rester. théorie française dans les luttes hors campus,
n" 97). Si les premiers s'évertuent à présenter les c'est-à-dire celles qui ont lieu dans la rue. Mais
thèses caractéristiques qu'a laissées la théorie cette validité, souligne Cusset, a également sa li-
française dans la pensée américaine, et les der- L'incidence politique de la théorie mite, car, quoiqu'elle ait servi à rendre compte
niers, un écho lointain de ce qui s'est véritable- Autre lieu, autre réception. Les départements de des différences, elle a surtout démontré qu'il
ment passé, le bilan mis au point par François français et plus largement ceux de littérature ont était difficile d'éviter l'illusion marxienne d'une
Cusset est de loin le plus satisfaisant et ce, autant ouvert les portes des campus universitaires à la prise directe de la théorie sur la pratique. Pour
pour ceux qui raillent le phénomène que pour théorie française, tout en se hissant au sommet justifier ainsi l'incapacité des penseurs de la mi-
ceux qui le respectent. des humanités en maniant des concepts nou- norité à unir la théorie française avec les luttes
veaux mais flous, flexibles et surtout tellement sociales concrètes, il souligne leur aveuglement
poreux que les autres disciplines y trouvaient et le silence qui en découle face aux phénomènes
La fête et la caricature de la théorie leur compte : en quelques années, les littéraires de récupération capitaliste des minorités qui a
française étaient devenus les dépositaires de T« éthos uni- eu lieu aux yeux de tous sous la bannière mar-
Cusset connaît bien les États-Unis et encore versitaire ». Des mégastars naissaient sur son cré- keting Benetton. Si la moitié du chemin semble
mieux le monde de l'édition dans lequel il a dit ; tout un domaine de recherches y trouvait parcouru en alliant la théorie française avec la

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LA LEÇON DE LA FRENCH THEORY

Guy Laramée, Biblios, 2 0 0 1 , livres, bois, electrification, 69 cm Guy Laramée, Biblios (

politique, il reste que son potentiel intellectuel tique ponctuelle, qui doit "être toujours en situa- autre chose que la bonne conscience rationnelle
n'a pas encore été entièrement déployé : il tion". » Mots ou concepts clés insérés dans une des nouveaux philosophes qui, au demeurant,
semble que les Américains aient mal politisé la phrase qui a la vertu de synthétiser toute la pen- accumulent aux yeux de tous les succès de li-
théorie française, ne retenant qu'une partie de la sée d'un auteur (ici de deux auteurs), telle est la brairie en utilisant la stratégie marketing qui sied
complexité des rapports interhumains et les mi- marque des readers fort populaires auprès des tant au capital. La « théorie-monde », celle peut-
crofascismes qui peuvent en découler dans undergraduates. Mais peut-on reprocher ce rac- être de Bruno Latour avec ses Sciences studies qui
Tordre du monde orienté non plus par la domi- courci à Cusset? La tâche qu'il s'est donnée était a le mérite, selon Cusset, de s'opposer à la fer-
nation mais par le contrôle. énorme en voulant tout couvrir, tout présenter. veur rationaliste des Français et à la textualisa-
En avouant la limite de son travail et en ouvrant tion outrancière des Américains, mais qu'il ré-
le chantier à la fin du livre, il semble régler ses duit à peu près au programme de Foucault :
La limite d'un travail de déblayage comptes avec le lecteur qui, l'ayant suivi jusque- analyser les effets de pouvoir dans les formations
Cusset a fait un travail assez remarquable en re- là, était peut-être déçu de ne pas avoir eu droit discursives et ceux du discours dans les pratiques.
pérant et en présentant tous les lieux qui ont à un véritable dialogue entre les textes français Si Cusset ne cache pas sa hargne, c'est qu'il
servi à introduire et à répandre la théorie fran- et américains : « De ces mécomptes providentiels, veut que la France retrouve l'enfant qu'elle a mis
çaise aux États-Unis : des fanzines aux publica- de ces trahisons créatrices, sinon performatives, au monde mais qui a grandi ailleurs. C'est peut-
tions prestigieuses, en passant par le scratching, l'histoire mouvementée, retracée parfois ici et là, être pour cette raison qu'il exagère l'importance
Tart new-yorkais et les débats universitaires, le reste encore à écrire. » Mais la raison en est aussi des nouveaux philosophes et qu'il passe à peu
terrain est pour ainsi dire déblayé. De plus, en ailleurs, puisque, avec son travail, il veut remuer près sous silence les héritiers discrets de la théo-
remontant chronologiquement l'histoire de cette la France. rie française en France. On pense par exemple à
réception, il montre les mutations du champ in- Jacques Rancière qui marche à différents mo-
tellectuel américain qui se jouent d'abord dans ments de son œuvre dans les pistes ouvertes par
les départements de littérature et ensuite dans les À l'heure de la « théorie-monde » elle. Mais aussi à ceux qui travaillent au Centre
études plus spécifiques sur les minorités. Sa pré- Cusset ne cache pas l'intention de son travail en Michel Foucault à Paris et qui ont organisé deux
sentation est claire et agréable à lire. Cusset ne l'énonçant dès l'introduction et en la rappelant colloques sur sa pensée ces dernières années en
cherche pas à renouveler le genre de l'histoire ici et là dans l'ouvrage. Et « Pendant ce temps- France et qui font suite aux Dits et Écrits; à ceux
d'un courant de pensées en s'alignant sur la ma- là en France », titre du dernier chapitre, en plus souterrainement qui ont ouvert le Chantier-
nière de faire de François Dosse avec le structu- donne un assez bon indice : les nouveaux phi- Deleuze à Nanterre, qui organisent des colloques
ralisme ou de Didier Eribon avec Foucault. Tout losophes français autoproclamés en 1977 (BHL, (Paris et Lyon à l'automne 2003), qui en discu-
comme eux du reste, il ne manque pas de saler Glucksmann et Clavel) et extrêmement critiques tent dans Les Cahiers de Nœsis (Nice) et qui
sa mise en récit d'anecdotes et de dérapages ri- à l'égard de la Pensée 68 ont bloqué le champ in- poursuivent parallèlement la pensée du philo-
dicules qui font sourire et qui donneront surtout tellectuel français en recentrant le débat sur les sophe dont on vient de publier tous les écrits
satisfaction aux professeurs qui cherchent à in- enjeux humanitaires et les droits de l'homme et quelques années après le succès de L'abécédaire.
valider la joyeuse pensée post-nietzschéenne en ayant recours au gros concept de l'État. Si Ton Tout cela est marginal évidemment, trop creux
française qui plaît tant à quelques étudiants. en croit Cusset, il s'agit pratiquement d'une ré- ou trop discret ! Certes, mais le réveil n'aura pas
Mais le travail de Cusset dévoile ses limites, qui gression qui semble avoir fait prendre du retard lieu tel que le désire Cusset. Les débats qu'il a
sont aussi celles du genre, lorsqu'il présente les à la pensée française en ce qu'elle a rejeté les plus peut-être voulu susciter n'ont pas eu lieu, et à lire
penseurs américains qui se sont le mieux ap- prolifiques penseurs des dernières décennies. les quelques comptes rendus parus dans les quo-
proprié, selon lui, la théorie française. On re- « Pendant ce temps-là en France », en effet, car tidiens et les revues en France, rien ne les laisse
marque assez vite qu'il n'a pas lu tous leurs ou- ailleurs, de New York à Sidney ou de Rome à présager. Ça ne sert strictement à rien de vou-
vrages, paraphrasant et citant les petits readers Buenos Aires, une nouvelle « classe d'intellectuels loir donner des leçons à quiconque en espérant
qu'il critique par ailleurs : « De même qu'à l'ins- transnationale » centrée sur la théorie française haut et fort une résurrection de la théorie fran-
tar de sa consœur Gayatri Spivak, il [E. Saïd[ se (et convergente sur certains points avec la théo- çaise en France. Les « trahisons créatrices restent
méfie des "méthodes" générales et des "systèmes" rie critique) se forge une « théorie-monde », selon à écrire », dit-il. On attend impatiemment son
explicatifs, qui en devenant "souverains" font l'expression de François Cusset. Si la démons- prochain ouvrage, sa trahison.
perdre à leurs praticiens "tout contact avec la ré- tration d'une telle théorie reste encore à faire,
sistance et l'hétérogénéité propres à la société ci- l'évidence de sa nécessité, elle, semble acquise.
vile", laquelle peut mettre à meilleur profit une cri- Car la complexité du monde actuel demande SylvANO SANTÎNi

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