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Siegfried Giedion est certainement le premier historien européen qui se soit attaché (à la
faveur du séjour qu'il fit à l’Université de Harvard, à la veille de la Première Guerre mondiale), à
rechercher les prémices de l’architecture moderne aux États-Unis. Avant la publication du livre
de Giedion 1, l’École de Chicago paraissait une hérésie surgie entre 1885 et 1893 dans un pays
jusqu'alors voué à l’imitation des styles européens. Ce qui semblait confirmer cette idée, c'est
qu'après ce bref éclair d'une dizaine d'années à peine l’Amérique retourna aux pastiches
européens et l’Europe reprit le flambeau de l’avant-garde architecturale.
Or Giedion soutient que les États-Unis exercèrent une influence sur l’Europe à partir de 1850,
qu'à l’Exposition universelle de Londres, en 1851, les produits américains exposés étaient les
seuls que l’on puisse qualifier de modernes que leur simplicité, leur précision, la rigueur de leurs
formes stupéfièrent les visiteurs européens. « Une nation industrielle qui s’est fait artiste », telle
fut alors, sur les États-Unis. réflexion du comte de Laborde. Cette avance des Etats-Unis dans le
domaine du design se continua dans les expositions universelles postérieures. En 1867,
l’Exposition universelle de Paris exposait des meubles américains bon marché préfabriqués en
série : « sièges perforés en contre-plaqué... canapés escamotables... chaises pliantes ». A
l’Exposition universelle de Paris, en 1878, Julius Lessing, premier directeur de l’Ecole des Arts
décoratifs de Berlin, exprima son admiration pour les outils américains exposés, disant que
ceux-ci lui avaient donné une émotion aussi intense que l’aurait fait la plus belle œuvre d'art.
La course folle de l’industrie et du commerce, qui avait pris son départ en Angleterre dès le
XVIIIe siècle, puis en France au début du XIXe, ne devait toucher les Etats-Unis beaucoup plus
tard, soit vers 1850. De 1850 à 1890, en même temps que les États-Unis colonisaient leurs
terres de l’Ouest, ils adoptaient dès les débuts de leur industrialisation un mécanisme très
poussé. Les vêtements se fabriquèrent très ne en série. Les travaux ménagers furent facilités
par des appareils comme l’éplucheur de pommes de terre qui date de 1868. Des abattoirs
géants, vers 1875, faisaient de la boucherie une industrie. La boulangerie était également
mécanisée. Et l’architecture elle-même s "industrialisait par la méthode de la charpente-ballon
(balloon frame). Avec la charpente-ballon, les maisons se montaient comme des caisses, les
montants de bois débités en usine étant assemblés par des clous au lieu de l’être par des
tenons et mortaises comme dans la charpenterie traditionnelle. D’artisanal, le métier de char-
pentier devenait industriel. Un simple manœuvre pouvait d'ailleurs parfaitement monter ces
maisons de bois industrialisées qui revenaient 40 % moins cher que les charpentes ordinaires.
En même temps que les Américains progressaient vers l’Ouest, l’industrie du bâtiment de bois
s'intensifiait. Sans cette dernière, jamais les villes n'auraient pu pousser aussi vite que nous
l’avons dit plus haut.
Le nom de charpente-ballon était un terme ironique en allusion à la fragilité de la construction.
George Washington Snow (1797-1870), marchand de bois de Chicago, en était l'inventeur.
Giedion cite P église Sainte-Marie de Chicago, en 1833, comme le premier bâtiment à
charpente-ballon.
Jusqu'aux environs de 1870, la charpente-ballon fut d'ailleurs nommée «Chicago construction».
Le mur nu, le plan libre et flexible, qui furent des caractéristiques de l’École de Chicago, de
Sullivan à F.L. Wright, Giedion en voit les prémices dans l’architecture populaire américaine.
« La surface plane, écrit-il, le mur lisse en bois, en brique ou en pierre, a toujours été un élément
essentiel de l’architecture américaine. Cette simplification était due en partie au manque
d'ouvriers qualifiés, mais elle prolongea aussi les tendances du XVIIIe siècle. »
1
Space, Time and Architecture, Harvard, 1941.
F. L. Wright put employer dès ses débuts un mur lisse de brique sans trop scandaliser parce
qu'un tel mur, impensable alors en Europe, était déjà courant dans les maisons polaires et les
manoirs de la Nouvelle-Angleterre. De même. Le mur de bois des maisons des colons était à la
fois simple et austère. Le mur de pierre lisse et massif que les Européens admirèrent dans
l'architecture du Marshall-Field de Chicago par Richardson, en 1885-1887, avait lui aussi ses
antécédent
dans l’architecture traditionnelle américaine des premiers immeubles commerciaux. Quant au
plan libre et flexible toute maison américaine était basée sur le principe de la possibilité de son
extension, voire de la mobilité, notions alors tout à fait inconnues en Europe.
L'École de Chicago
Le premier accès de fièvre de F architecture moderne aux États-Unis devait se produire dans la
ville où, bien sûr, l'industrialisation fut la plus rapide : Chicago.
Louis Sullivan
Celui qui devait symboliser avec le plus de force l’Ecole De Chicago, celui qui marque le pas
décisif de l'architecture américaine avant F. L. Wright, est Louis Sullivan (1856-1924). Comme
Richardson et Le Baron Jenney, Sullivan se rendit à Paris pour y étudier l’architecture à l’École
des beaux-arts, dans l’atelier de Vaudremer, architecte « fonctionnaliste » de la prison de la
Santé. Il avait auparavant fait de brillantes études au Massachusetts Institute of Technology, en
1870-1873, et accompli un stage chez Le Baron Jenney.
A son retour aux États-Unis, Sullivan entra dans l’atelier de Dankmar Adier (1844-1900) qui, lors
de la guerre de Sécession, avait, tout comme Le Baron Jenney, été ingénieur militaire. D'une
intelligence et d'un enthousiasme peu communs. Sullivan prit rapidement une place importante
dans le milieux d'avant-garde de Chicago. Nommé très vite chef de l’agence d'AdIer, il devint
son associé alors qu'il n'avait encore que vingt-cinq ans. Les carrières de Sullivan et d'AdIer
furent depuis lors si intimement mêlées qu'il est difficile de savoir la part qui revient à chacun.
Personnalités complémentaires, Adler avait des dons d'organisateur et Sullivan une imagination
de visionnaire. Adler tempérait certainement le romantique Sullivan. Leur première œuvre
marquante fut l’Auditorium Building de Chicago (1886-1889), gigantesque complexe
architectural comprenant un auditorium, des salles de réunions, des bureaux, un hôtel. En 1890-
1891, le Wainwright Building à Saint Louis représentait leur premier gratte-ciel structurel. Puis ce
furent le Schiller Building à Chicago (1892) avec un plan en U ; le Guarantee Trust Building
(1894-1895) au rez-de-chaussée entièrement vitré laissant apercevoir ce que l’on pourrait
appeler les premiers pilotis ; le Prudential Building de Buffalo (1895).
Lorsqu'une exposition universelle fut projetée pour 1893 à Chicago, l’enthousiasme fut grand
parmi les architectes d'avant-garde américains. Tout naturellement, Sullivan apparaissait comme
le leader dont les plans devaient être acceptés. Sullivan contrastait en effet avec les autres
architectes de l’École de Chicago par son ton messianique qui annonce celui de Wright. Il est
exactement l'équivalent d'un Walt Whitman (1819-1892), de beaucoup son aîné. Mais comme le
poète Whitman chantait la machine et la démocratie, Sullivan écrit que de la civilisation
industrielle doit naître une société réelle, profondément démocratique, dont l’architecture de
l'École de Chicago constitue l'une des premières expression» artistiques. Sullivan a ramassé
dans une formule frappa les théories françaises et anglaises du fonctionnalisme : « La forme suit
la fonction. »
A la stupéfaction générale, aux plans de Sullivan pour l’Exposition de Chicago furent préférés
ceux de Je W. Root (1850-1891) et de Daniel Burnham (1856-1915. Associés depuis 1873, ces
deux architectes avaient participé à l’œuvre créative collective de l'École de Chicago. Mais leurs
plans pour l'Exposition universelle marquaient un tournant inattendu. Root imaginait en effet
celle-ci dans un style romantique hérité de Richardson qui représentait une rétrogradation, non
seulement comparativement à Sullivan, mais aussi à Jenney. Après la mort de Root en 1891, le
recul est encore pire. Burnham orienta en effet peu à peu ses plans vers l'éclectisme
académique le plus consternant. Le grand succès architectural de l'Exposition universelle de
1893 « La ville blanche » construite dans le « style impérial romain par une agence qui devint
alors à la mode : Mc Kim, Mea et White. Le stuc et le bois y étaient employés à profusion. Alors
que depuis une dizaine d'années l'École de Chicago a démontré l'originalité et le dynamisme
des structures métalliques. L'Italie n'envoya pas de produits de l'industrie, mais une équipe de
gondoliers, et leurs gondoles. Les visiteurs furent enthousiasmés par les colonnes de marbre.
L'Exposition universelle de Chicago marquait une désaffection très nette de l'intérêt public pour
les réalisations industrielles devenues maintenant chose courante. Le public demandait à ces
grandes fêtes collectives que constituaient les expositions universelles de l'éblouir avec autre
chose que des machines. On fit naturellement appel, pour satisfaire à ce désir « aux artistes les
plus académiques et les plus médiocres" les plus éloignés aussi de cet « esprit de la machine »
qu’on allait abandonner aux ingénieurs. façades néogothiques. De même, à Paris, le Grand
Palais sers. Construit en métal, mais on masquera cette structure sous la pierre de taille. Ce
sera la fin de la grande époque des Expositions universelles. En 1900, Charles Garnier,
l’architecte de l’Opéra de Paris, triomphera tardivement. Sous la IIIe République, tout sera style
Charles Garnier 3, c'est-à-dire Napoléon III. L'Exposition universelle de 1900 s'était trompée de
Garnier : le grand, le nouveau, celui qui annonçait l’avenir c'était le Lyonnais Tony Garnier qui, la
même année, dessinait sa cité industrielle.
Pendant une quarantaine d'années, les maisons américaines allaient adopter le style
géorgien, les grands collèges le gothique, les banques le style florentin. Avant ce reniement
l'Amérique laissa encore à Sullivan la possibilité de construire deux œuvres importantes : le
Gage Building de Chicago (1898) et le magasin Carson, Pirie, Scott and C° à Chicago (1899-
1904). Mais sa gare des Transports, à l’Exposition de 1893 avait marqué le commencement de
son impopularité.
La crise suscitée dans les milieux de d’avant-garde architecturale par l’Exposition universelle
de 1893 amena deux ans plus tard la rupture entre Ader et Sullivan. Adler mourut peu après,
mais pour Sullivan allaient commencer de longues années de solitude et de misère.
Frank Lloyd Wright, qui entra en 1887 dans l’agence Adler et Sullivan et en devint rapidement
le chef d'atelier, a souvent décrit le rayonnement de celui qu'il ne nomma jamais autrement que
le «maître aimé». Pendant la période obscure de sa vieillesse, Sullivan publia deux livres qui
sont parmi les premiers grands écrits théoriques de l’architecture moderne :
Kindergarten Chats (1901) et Audiography of an Idea (1922).
En soulignant la verticalité de l’édifice en hauteur, Sullivan précisait ce qui sera l'une des
caractéristiques du style architectural au XXe siècle.
Fonctionnaliste, Sullivan l’était avec réserves. Demandant à fois de se plier aux rythmes de la
nature, il annonçait l’architecture «organique» de son disciple Frank Lloyd Wright.
«Ces processus, ces rythmes, écrivait-il, sont essentiels, organiques, cohérents, logiques au-
dessus de toute logique livresque. »
Lewis Mumford a écrit de Sullivan :
« II fut peut-être le premier esprit parmi l’architecture américaine à prendre pleine et entière
conscience des liens qui rattachent à son sol, son époque, sa civilisation, et à pouvoir assimiler
complètement les enseignements de son siècle. »
En 1923, lorsque Richard Neutra arriva aux États-Unis, il chercha à rencontrer le maître de
l’École de Chicago, qui vivait encore. Mais il lui fallut effectuer beaucoup de recherches, car
personne aux États-Unis ne connaissait plus le nom de Sullivan. Pourtant, Louis Sullivan n’avait
encore que soixante-sept ans. L'Amérique l’avait enterré vivant. Neutra trouva le grand
architecte dans une pension médiocre de la banlieue de Chicago. On l’avait exclu depuis
longtemps de toute activité architecturale et il ne vivait que de la charité de certains architectes
qui lui versaient chacun 5 dollars par mois. L’année suivante, derrière le convoi funèbre de
Sullivan, Neutra rencontra pour la première fois un architecte de cinquante-quatre ans, alors
pratiquement inconnu aux États-Unis, Frank Lloyd Wright.
Wright a raconté comment, peu après la fermeture de l’Exposition universelle de 1893, Daniel
Burnham vint le voir pour lui proposer de se charger de sa femme et de ses enfants s'il
consentait à aller étudier l’architecture pendant quatre ans à l’École des beaux-arts de Paris.
Tous ses frais seraient payés et Burnham lui offrait une place assurée dans son agence à son
retour. Wright refusa cette offre destinée à le détacher du progressisme de Sullivan.