Vous êtes sur la page 1sur 16

LES HUIT PIEGES D'ILLUSION

Par Henry Plée

1/ Le syndrome parole-pensée
Pour mieux comprendre ce qui suit, il serait bon de vous reporter aux numéros précédents de
la revue "Budo international "qui expliquent le sens profond du suffixe DO accolé à tous les
budo actuels. Un syndrome est constitué par l'ensemble des symptômes devenus
pathologiques.
Il s'agit, avec le "syndrome parole-pensée", d'un piège subtil, et nombreux sont ceux qui s'y
laissent prendre sans même s'en rendre compte. Ce piège ne signifie pas qu'il faut cesser de
parler ou de penser. Il met en garde sur le fait qu'une pensée peu claire provoque toujours un
certain désir de parler pour la conforter. Il y a un effet de retour sur la pensée, qui entraîne à
nouveau la parole etc., et c'est ainsi qu'un mensonge, une "identification", une "illusion"
peuvent devenir une réalité pour le chercheur de Vérité.

Comme on l'a vu dans les articles sur la signification du suffixe do en bu-do, un des buts est
d'atteindre le "silence intérieur", une maîtrise de l'esprit qui ouvre des possibilités immenses à
l'homme, non seulement en arts martiaux mais également dans la vie. Ceux qui aspirent à
l'Éveil, réfléchissent sur ce que peuvent bien signifier la libération, l'observation de soi, le
travail sur soi, l'épanouissement, la paix intérieure, etc. Il est naturel pour un Homo sapiens-
sapiens de réfléchir et de penser. Mais y penser, pour en parler, ne donnera malheureusement
pas plus de résultat que les discours sur l'amour ne donneront naissance à un enfant...
Le travail (avec un grand T) exige en fait que l'on mette fin à tout dialogue intérieur, au moins
quand on le désire. Le but est de faire des efforts pour être. Non pas de convaincre et de se
convaincre, en bavardant, que l'on "est". Mais, habitués comme nous le sommes à un
bavardage interne incessant nous ne nous sentons pas à l'aise face au silence. Or ce bavardage
interne est stérile. En effet, notre but est de ne trouver quelque chose de nouveau que dans la
mesure où l'on parvient à y puiser ce qui correspond à notre subjectivité déjà constituée...
pour en faire le centre de gravité de nos réflexions faussées. Voilà ce qui est stérile.

Le bavardage interne ne suffisant pas pour apaiser notre ego, il nous faut parler à quelqu'un
ayant le même monde intérieur faussé. Il nous faut "communiquer" et bavarder avec
enthousiasme sur certains enseignements, insignifiants, n'éclairant qu'un aspect particulier de
l'une des innombrables questions, dont l'ensemble seul peut mettre en évidence la Vérité.

De nombreuses "histoires de Sagesse", ou des allégories, tentent de transmettre ce message


essentiel, telles que "L'éléphant dans le noir" (où des aveugles tâtent divers parties d'un
éléphant, animal inconnu pour eux, et font des conclusions erronées sur ce qu'est en vérité un
éléphant), ou les célèbres allégories illustrées telles que "Le domptage de la vache" (japonais),
du "cheval" (chinois) ou de "l'éléphant" (indien et tibétain) ; un domptage effectué en dix
étapes, où l'animal qui tient place de symbole blanchit peu à peu jusqu'à la "libération".

L'étiquette du dojo interdit tous bavardages dans le dojo.

Recommandation qui devrait être inutile puisque dojo signifie "lieu (jo) de recherche élevée
(do)", et que l'on devrait s'y comporter non pas comme dans gymnase mais comme les
"fidèles" le font naturellement dans tout lieu spirituel, temple, église, synagogue, mosquée
etc. Pourtant, peu de pratiquants occidentaux respectent au dojo cette étiquette extrêmement
importante. Sur un plan purement pratique, le silence au dojo est important parce que parler
durant les enseignements est source de distraction et donc d'accidents, et de malentendus
(animosités) et, surtout, incite à ne s'intéresser qu'à l'aspect purement technique (efficacité
par la technique) ou à ce qui est "spectaculaire" (ce qui satisfait l'ego). Il est tout à fait naturel
qu'un jeune pratiquant soit intéressé, en priorité, par l'aspect technique et par l'efficacité. Il
est généralement venu aux arts martiaux uniquement dans ce but. Mais le silence au dojo peut
le mener à réaliser, peu à peu, dans un premier temps, qu'à technique égale, celui qui a le
mental le plus "fort" gagne, et dans un second temps, que ce mental est le secret de la réussite
dans la vie.

Mais la règle du silence durant les entraînements n'est que la partie émergée de l'iceberg. Il
faut également éviter de "penser". Parce que cette "pensée "entraîne le syndrome pensée-
parole-pensée, et qu'elle ne vient pas de notre vrai "penser" mais de nos réflexes
conditionnés. C'est parce que votre bavardage vient de votre "penser ordinaire" qu'il est plus
important de s'attacher à ne pas penser que de se contraindre au silence... et de gamberger
intérieurement. Aussi étonnant que cela paraisse, il est fréquent que l'on parle au dojo parce
que l'on est "agressif", que l'on sait que les autres le sont également... et que l'on souhaite
désamorcer leur agressivité tout en se donnant l'impression que l'on est supérieur. On fait
ainsi d'une pierre deux coups, deux mauvais coups. Il faut donc, conformément à l'étiquette du
dojo, ne jamais parler durant un entraînement, que ce soit pour rectifier une erreur, pour
mettre en garde ou pour demander moins de brutalité.

À propos de brutalité martiale, les occidentaux de passage au Japon sont toujours étonnés de
voir que tout entraînement avec un partenaire commence habituellement par la formule de
politesse "doucement s'il vous plaît"... et qu'immédiatement après leur partenaire japonais
leur rentre dedans sans ménagement. En fait, cette formule de politesse ne signifie pas "je vais
vous ménager... ménagez-moi", comme c'est le cas en Occident... sans que ce soit dit, mais
juste l'inverse "je vais faire de mon mieux... faites de même pour que je progresse". C'est ce
que signifie d'ailleurs le "ouss", japonais, d'origine militaire puis universitaire (plus exactement
"ouss" signifie quelque chose comme "je vais y mettre tout mon coeur, toute mon énergie,
même si je dois en mourir")…

Par ailleurs l'étiquette de dojo n'interdit pas de parler hors du dojo, mais elle le suggère à ceux
qui savent lire entre les lignes. Puisque ce que l'on demande de faire dans un "lieu" (jo) où l'on
étudie la "Voie" (do), la moindre des choses est de s'efforcer de faire de même dans la vie. Si
l'on bavarde technique ou do entre pratiquants imparfaits, on ne peut que se piéger
mutuellement ou s'égarer. Bien entendu, les pratiquants "parlent" malgré tout, et même
beaucoup.

Penser à un problème est humain. Mais le problème, en tant qu'être pensant est que nous
pensons au passé (avec nostalgie ou rancune) ou au futur (les désirs, les passions ou les rêves)
et rarement au présent. C'est le fameux "ici et maintenant" qui fait sourire les esprits étroits.
Éprouver le besoin de parler, généralement pour ne rien dire de valable, est un piège parce
que, si nous ne trouvons personne à qui parler, personne avec qui communiquer, c'est à nous
même que nous nous adressons... parfois à haute voix. Cette habitude qui consiste à parler de
"recherche de Vérité" (technique ou mentale) est encouragée par ceux qui, s'imaginant être
sur la Voie, ont tendance à conseiller ou à constituer des groupes. S'ils le font dans le but, non
avoué, de progresser eux-mêmes et d'avoir des élèves "miroir" (miroir de leurs propres
bêtises) ou cobayes, ce peut être valable. S'ils pensent être "arrivés" et veulent aider les
autres, il y a tout lieu d'être inquiet. En théorie ces groupes sont censés être utiles, permettre
des rencontres, des échanges d'observations, favoriser l'objectivité, la sincérité etc. Il est
pourtant rare qu'ils y parviennent car, d'une part, les participants ne souhaitent que parler
pour se sentir mieux dans leur peau, et d'autre part, parce que les animateurs, qui
généralement, en Occident, ont décidé eux-mêmes de devenir "animateurs", n'appartiennent
encore, en fait, selon leur "être subjectif", qu'au niveau exotérique. C'est à dire au niveau
technique ordinaire, populaire. Chacun enseigne en fait d'une manière unilatérale des bribes
glanées ça et là, auprès d'autres sensei dans le même état subjectif.

Il ne sort généralement rien de bon de ces groupes parce que la plupart de leurs "disciples "ou
"élèves" ne souhaite nullement être confrontée à leurs propres faiblesses. Au contraire, leur
voeu le plus cher est de renforcer leur carapace défensive (bloquant leur vrai Moi) et de
mettre un masque de "chercheur" (ou de budoka). Ils sont protégés contre l'éventualité de
cette confrontation par un système complexe de défenses, venant de leur monde intérieur
faussé. Défenses qu'ils n'ont absolument pas l'intention de sacrifier. C'est pourquoi, dans le
"groupe de Recherche" qu'est le dojo, au lieu de faire face à leurs propres faiblesses, la plupart
des pratiquants ne développent habituellement que leur "self-défense intérieure", celle de
leur ego. C'est également pour cette raison, qu'en pratiquant un art martial, on en reste
habituellement au stade de la technique sportive, ce qui explique les abandons, sous divers
prétextes (boulot, famille etc.), dès que la vitalité de la jeunesse diminuant, il devient évident
que seul le mental peut compenser l'âge. C'est à ce moment là qu'une remise en question
totale est devient indispensable. Si cette remise en question n'est pas faite, et elle est très
rarement faite, l'homme s'enfonce alors un peu plus dans ce que toutes les Traditions
nomment "le sommeil".

Il est fréquent que des pratiquants déplorent que leur sensei se cantonne dans l'enseignement
purement sportif et n'aborde pas les aspects mentaux des arts martiaux. C'est un moindre mal.
Transformer un "club de sport martial" en "groupe de Recherche" (vrai sens de dojo) serait
inutile si le dirigeant du groupe n'en est encore qu'au niveau exotérique. Entre l'ignorance du
dirigeant de groupe moyen et la crainte éprouvée par la majorité des membres du groupe à
l'idée d'affronter les monstres qui peuplent leur labyrinthe personnel, il n'est pas étonnant que
ces groupes s'avèrent inutiles. Ils sont d'ailleurs plus qu'inutiles. Ils sont nuisibles parce qu'ils
favorisent le syndrome parole-pensée.
Nous verrons dans le prochain numéro le deuxième piège d'illusion, à avoir "le syndrome du
disciple".

2/ Le syndrome du " disciple "


On peut aussi parler, pour ce second piège, de syndrome de l'admiration éperdue.
Il concerne l'admiration, le dévouement fanatique et la croyance aveugle suscitée par un
maître ou une doctrine.
Que ce soit un vrai maître ou un maître charlatan, une discipline martiale, un style, une
religion, une réalité ou une utopie, ce syndrome prive le disciple de tout discernement et
abolit toutes les capacités de raisonnement objectif dont il aurait pu être doté. Toutes ses
émotions sont centrées sur le maître (et sa doctrine) qui prend aux yeux de son disciple la
stature d'un Dieu.

Le maître ne peut faillir, ne peut mentir, ne peut mystifier. En art martial il devient " superman
", il peut affronter dix agresseurs sanguinaires, il est capable de pouvoirs supranormaux etc.
Les enseignements doivent être acceptés littéralement et totalement sous peine d'exclusion.
Ce ne sont habituellement pas les maîtres, vrais ou faux, qui excluent mais les disciples les plus
fanatiques. Les victimes du syndrome de l'admiration éperdue sont prêts à tous les excès
vengeurs, que le maître les réprouve ou non.

En lisant ces lignes, on pense immédiatement aux excès des intégristes ou fondamentalistes de
certaines religions monothéistes, aux schismes, aux guerres de religions, à l'inquisition etc. On
pense également aux partis politiques extrémistes et aux sectes (il en existe plus de 3000 dans
le monde... sans parler de certains styles martiaux devenus de véritables sectes). On y pense,
on le déplore, on ironise, on critique... mais jamais personne n'estime être tombé dans ce
piège. Ce sont toujours les autres qui sont dans l'erreur et qui, parfois, nous attaquent.
Pourquoi cet aveuglement ?

Parce qu'il existe des méthodes de conditionnement et de lavage de cerveau, parfaitement au


point depuis des siècles, pour fanatiser les disciples. Il est bon de connaître et de savoir
reconnaître ces méthodes. Elles consistent, en gros, à isoler mentalement ou physiquement les
disciples du reste du monde. À les priver de sommeil (tous les monastères du monde
n'accordent que quatre à cinq heures de sommeil, réparties en trois cycles de quatre-vingt-dix
minutes qui peuvent suffire mais affaiblissent le raisonnement objectif). À les nourrir avec des
aliments peu énergétiques en protéines (végétarien, macrobiotique etc.). À provoquer des
modifications d'état de conscience par des litanies, des prières rythmées, des chants
entraînant des vibrations dans le cerveau, ou des exercices physiques provoquant un transe.
Des éclairages par flamme directe (les bougies sont idéales), des parfums ou des fumées
(l'encens par exemple) ont également des effets hypnotiques. Parfois des sévices physiques "
salvateurs " complètent le tout (le froid, les coups de bâton, les flagellations, les postures
pénibles sur les genoux ou assis sur les talons) etc. Des textes " sacrés " psalmodiés et des
sermons chargés de charisme entretiennent aussi le conditionnement.

Des tenues vestimentaires " originales " peuvent également favoriser le sentiment d'être hors
du commun.
Comme il est dit au début de certains films, " si cette liste vous rappelle quelque chose... ce
n'est que pure coïncidence ".

Fort heureusement, dans la plupart des budo, ce type de conditionnement n'existe plus.
Encore que pour certains styles, au " rituel " précis et imposé, quasi mystique, on n'en soit pas
loin. Certains uchi-deshi (les disciples vivant chez le maître) peuvent également être abusés. En
karaté et kung-fu, la multitude de styles a fait que certains d'entre eux se sont transformés en
de véritables sectes. Isolées les unes des autres, ces styles-sectes ont leurs propres
championnats et refusent prudemment d'affronter les autres styles en compétition. Ce qui
peut être valable mais est plus souvent un signe de mystification. Leurs disciples présentent
souvent le syndrome du disciple fanatique ayant perdu toutes ses capacités de raisonnement
objectif.

En aiki, qu'il soit aïkido ou aiki-jutsu, on retrouve les mêmes syndromes. Ceux-ci s'aggravent au
décès du maître fondateur. Les successeurs désignés par le maître décédé ne sont jamais
acceptés par les disciples avancés (et âgés) prétendant détenir la Vérité. Le piège du syndrome
de l'admiration éperdue est un piège puissant et redoutable. Pour le disciple comme pour le
maître, surtout si ce dernier n'est pas parfaitement confirmé.

Un vrai maître est très attentif à ce syndrome. Car s'il accepte de devenir le " père spirituel " du
disciple, il sera inévitablement, un jour ou l'autre, confronté au complexe d'oedipe (où l'enfant
doit " tuer " le père pour devenir adulte) et jeté au bas du piédestal où le disciple l'avait placé.
Le syndrome de l'admiration éperdue est à l'origine d'un grand nombre de désastres que la
race humaine s'est infligée. L'être humain le plus dangereux n'est pas le voleur, le violeur ou
l'assassin ordinaire. L'être humain le plus dangereux est le fanatique émerveillé qui, au nom
d'une idéologie exterminera (ou exploitera) une population entière et sera parfaitement
convaincu du bien-fondé de ses actions. La capacité de destruction de ces fanatiques est
illimitée. Ils sont totalement aveuglés par leurs convictions. Ils sont devenus incapables de
pensée objective et ont aboli en eux toute trace de conscience.

À propos des délinquants " ordinaires ", cela m'étonna beaucoup lorsque l'on m'expliqua qu'un
délinquant est en fait " normal " sur le plan des pulsions animales (car l'homme est
fondamentalement, physiquement et mentalement un animal de la catégorie des mammifères
prédateurs). Comme le font les animaux dans la nature, les délinquants prennent sans
complexe " dans la nature " (en ce qui les concerne, la société) ce qui leur manque. D'où la
difficulté de réprimer ces comportements dits " anti-sociaux ". Ce sont les hommes " normaux
", socialement conditionnés, qui sont en réalité " anormaux " sur le plan de leur nature
animale. La preuve en est que si l'excuse est socialement valable (une guerre par exemple), ils
se comportent comme des asociaux, en pillant, en tuant... et sont décorés, deviennent des
héros respectés, tandis qu'ils seraient emprisonnés en temps " normal ". Un loup est en
chacun de nous. La question est de savoir si nous aurons la force de cohabiter avec lui ou si
nous nous laisserons aller à redevenir un animal sans conscience et avec seulement une vision
à très court terme.

C'est pourquoi l'emprisonnement des " anti-sociaux " ne fait qu'aggraver leurs
comportements, d'où leur haine quasi générale contre la société. La société qui n'a encore rien
trouvé de mieux que " la mise en cage " pour éviter l'anarchie. Tous les fanatiques tombés
dans le second piège d'illusion ont deux points faibles. Ils sont crédules et influençables.
Lorsque une troisième Guerre Mondiale éclatera, ce ne sera pas la faute de militaires
maladroits ou celle d'hommes politiques aux idées confuses, mais celle de fanatiques tous
prêts à faire sauter la planète au nom de la doctrine insensée à laquelle ils adhérent.
Et à cela, aucune utopie de paix mondiale éternelle n'y pourra rien.

Quelle que soit la discipline martiale que vous pratiquez, quel que soit le style adopté,
passionnez-vous honnêtement pour cette discipline et pour votre style, mais si vous voulez
réellement progresser, essayez (car ce n'est pas facile de tomber dans ce piège) de conserver
le plus de capacité de raisonnement objectif possible.

3/ Le syndrome du faux maître


Ce troisième piège d'illusion se situe à l'opposé du second piège, le syndrome de l'admiration
éperdue.

Il n'y a plus en Europe, techniquement parlant, de professeurs fantaisistes et dangereux. En


France, seul pays au monde où cette loi existe, l'enseignement professionnel n'est possible
qu'après l'obtention d'un Diplôme d'État, qui exige un bon niveau technique et des
connaissances avancées en pédagogie, en secourisme, et tout ce qui appartient au tronc
commun des arts martiaux, etc.

Où les choses sont sérieuses, c'est lorsque des maîtres (ou similaires), techniquement
excellents, pédagogiquement corrects, sont certains d'être capables de transmettre à d'autres
certaines Vérités essentielles au sujet de la vie spirituelle ou du do de l'art martial qu'ils
enseignent. Ils tombent alors dans le syndrome des " faux messies ".

Cette catégorie des " faux messies " ne comprend pas que ce que l'on pourrait appeler des
escrocs ou des charlatans. Ces derniers créent, tout à fait délibérément, dans leur propre
intérêt et en " volant " quelques idées qu'ils auraient été incapables d'avoir eux-mêmes, une
fausse religion ou une fausse interprétation d'un style martial, et en tirent souvent des
avantages considérables. À moins d'être débutants ou complètement bornés, vous en
connaissez tous. Il ne s'agit que de commerçants et de vendeurs de rêves. Leurs activités
s'assimilent plus à une branche de l'industrie du spectacle qu'à l'enseignement d'une Vérité.
Les naïfs qui se laissent prendre par eux méritent souvent ce qui leur arrive.

Les victimes de ce troisième piège, ceux qui sont certains d'être des maîtres, sont dangereux
parce qu'ils sont sincères. Ils croient à leur propre message et à leurs capacités de transmettre
à des disciples certaines vérités essentielles. Ils ont souvent vécu une expérience de pseudo-
Éveil ou ont rassemblé quelques idées valables, ça et là, qu'ils présentent sous forme de
système parce que ces idées ont provoqué en eux, dans le passé, des prises de conscience
intéressantes. Tous ceux qui tombent dans ce troisième piège ont en comme point commun
d'être engagés sur la " Voie de l'ego ". Ces " faux messies " piégés veulent des adeptes. Plus
leur nombre est grand, plus ils sont heureux et plus ils sont persuadés d'être des maîtres. Ils
confondent, comme beaucoup, quantité et qualité. Tout le monde sait que, obligatoirement
(c'est une loi de la nature), quantité est synonyme de qualité moyenne, voire médiocre.
Pourtant des adeptes sont toujours attirés par les maîtres à succès et se sentent mal à l'aise si
leur maître a très peu d'adeptes.

Cela vient de ce que l'homme " ordinaire " est attiré par les gagnants (c'est le processus
d'identification) et qu'un maître ayant peu de disciples, parce que peu de qualités
exceptionnelles, est a priori considéré comme un perdant (un looser). C'est un peu comme si
l'on estimait les " Maths Sup. " inférieures à l'arithmétique, parce qu'il y a trois millions de "
pratiquants " d'arithmétique en primaire, et moins de 2000 en cursus universitaires spécialisés.
Il y a aussi que l'homme " ordinaire " n'a pas appris à distinguer les vrais maîtres et les vraies
valeurs.
Les véritables maîtres ont peu de disciples parce qu'ils les limitent et ne tentent jamais d'en
attirer. Au contraire, ils s'efforcent de les décourager, les mettent à rude épreuve. Ils les
mettent en garde contre les difficultés du chemin à parcourir. Ils leur disent qu'il vaut mieux
rester confortablement " endormis " que de se réveiller à moitié. C'est en cela que l'on
distingue un vrai maître d'un " faux messie ". Une autre caractéristique des " faux messies ", du
fait qu'ils ne sont pas désintéressés, est qu'ils souhaitent garder à jamais leurs disciples en état
de dépendance. Ainsi, le faux maître fait de ses élèves des esclaves consentants, exige
l'obéissance totale, décourage toute pensée et toute action indépendante. Le vingtième
kyokun (précepte) des arts martiaux, qui dit " Toujours inventer ", est régulièrement mystifié
par ces faux messies par... " conserver l'esprit ouvert " ou similaire. Ce qui est du même ordre
mais évite que les élèves cessent de les admirer ou tentent de trouver leur propre Vérité. Car
chacun doit trouver sa propre Vérité, du fait qu'aucun homme ne cheminera de la même
façon, même si la finalité est la même pour tous... Les autres caractéristiques du faux maître
sont sa vanité, sa susceptibilité, son autoritarisme, son goût pour les distinctions et les titres
ronflants, les vêtements extravagants. Il ressent une profonde irritation si on ne l'appelle pas "
Maître " et si on ne lui témoigne pas le plus grand respect.

Le vrai maître agit très différemment et souvent choque ses disciples en se comportant d'une
façon qui semble incompatible avec l'état de maître. Il lui est indifférent qu'on veuille devenir
son disciple ou qu'on le quitte, qu'on l'admire ou non, car il est parvenu au stade où il est
désintéressé et ne peut être ni flatté ni insulté.

Ce qui précède ne doit pas vous inciter à juger votre sensei. Il est ce qu'il est et ce qu'il
enseigne techniquement en art martial est largement suffisant pour que vous progressiez. De
toutes façons, ce troisième piège ne concerne que les " maîtres " et les " faux messies "
sincères... qui ne réalisaient pas dans quel piège ils étaient tombés. Les maîtres charlatans,
eux, savent très bien ce qu'ils font et pourquoi ils le font. Ils n'ont que faire de connaître ce
troisième piège... sauf peut-être pour le récupérer et mieux conditionner leurs propres
disciples. En les mettant en garde contre les " faux messies " ? Dans le prochain numéro nous
verrons le quatrième piège d'illusion : le syndrome de groupe.

4/ Le syndrome du " groupe "


Il s'agit d'un piège très dangereux, dans lequel des groupes entiers (et des dojo ou des styles)
risquent de tomber.

Il joue un rôle important dans le do dont on pourrait même dire qu'il constitue la clef de voûte.
Le syndrome du groupe apparaît lorsqu'un véritable maître meurt. Comme on a pu le voir lors
du décès des fondateurs de certains budo, en judo (Maître Kano), en karaté (Maître Funakoshi
et d'autres pionniers), en aïkido (Maître Ueshiba), les élèves les plus anciens ou les plus
proches du maître décédé estimèrent alors qu'il était de leur devoir de poursuivre son oeuvre.

Ce fut peu sensible en judo que Maître Kano avait lancé comme un sport qui avait des
implications mentales mais secondaires. Néanmoins des anciens du judo, à Kyoto notamment,
estimèrent que le Kodokan de Tokyo ne représentait plus le vrai judo, sous la présidence de
Risei Kano (le fils adoptif de Jigoro Kano). En une décennie, ils finirent par mettre au second
plan le Kodokan, qui était depuis presque un siècle la " Mecque " du judo mondial.

En karaté, lorsque Maître Gichin Funakoshi décéda, l'éclatement fut presque immédiat. " On "
organisa, dans les mois qui suivirent, les championnats Shotokan du Japon, championnats
auxquels s'opposait le Maître. On ne tint aucun compte du fait que le successeur désigné était
le Maître Hironishi. Un maître absolument remarquable, qui était toujours aux côtés du
fondateur Shotokan, mais humble, discret, et totalement désintéressé. On ferma l'Association
des amis de Maître Funakoshi (" shotokai " en japonais, " shoto " étant le nom de plume du
Maître, et " kai " signifiant " association "). Cette association réunissait tous les anciens élèves,
hauts gradés, de Maître Funakoshi. Les raisons de cette dissolution sont contradictoires : " le
Shotokai tournait en secte religieuse ", " les membres du Shotokai voulaient que le karaté
reste un bujutsu et non pas un do " (le nom Karaté-jutsu fut abandonné vers les années 1935),
" le Shotokai refusait que le karaté s'adapte à l'évolution sportive ". Trois explications qui se
contredisent. Tous les maîtres s'étant retirés, le " Shotokai " désigna désormais le " style " de
Maître Egami, un second lieutenant du maître fondateur. Maître Egami, après une longue
maladie (une tuberculose) avait créé un style fluide, remarquable, à l'opposé du style carré de
Maître Gichin Funakoshi, de son fils Gigo, et de Hironishi.

En aïkido, lorsque le Maître Ueshiba décéda, son fils lui succéda selon la tradition martiale.
Mais les conflits internes furent si intenses que finalement celui-ci se retira pour des raisons de
santé. L'Aikikai est maintenant l'organisation officielle de l'Aikido Ueshiba.

Ces quelques exemples, connus, sont destinés à montrer que, lorsqu'un grand maître (O-
sensei) meurt, les problèmes commencent entre les disciples. Le maître avait une autorité
incontestable et incontestée. Il était le centre de la roue. Après sa disparition, les disciples ont
besoin de légitimité, ils forment alors un groupe, une association, une fédération, etc., dans
laquelle ils se constituent en hiérarchie. Le rang qu'ils y occupent ne dépend pas de leur niveau
de conscience personnelle (ni même de leur niveau technique réel s'il s'agit d'art martial) mais
du temps passé auprès de ce maître décédé, et de la place plus ou moins proche qu'ils
occupaient de son vivant.

Tout ce que le maître a enseigné devient sacré, même s'il s'agissait manifestement de bêtises
avancées pour mettre à l'épreuve la crédulité d'un élève (les vrais maîtres adoptent souvent
des comportements déroutants pour éviter que le disciple ne s'identifie). Toutes les méthodes
qu'utilisait le maître sont transmises telles qu'il les enseignait, alors que ce maître les utilisait "
au bon moment " selon l'état de lucidité de chaque élève, et qu'il aurait certainement fait
évoluer son enseignement s'il avait vécu quelques dizaines d'années encore. C'est pourquoi
ces hiérarchies ont tendance à se fossiliser avec le temps et à se figer dans une stricte
orthodoxie. Ces " garants de l'orthodoxie " ne tiennent aucun compte du fait que leur maître
avait un savoir-faire très personnel, variant selon l'évolution des individus, et qu'en imitant
leur maître, leur façon de faire risque d'être totalement inefficace. Elle l'est en règle générale...
et devient même parfois nuisible (entraînant des troubles psychosomatiques, des décès et
même des suicides). Par ailleurs ces " garants de l'orthodoxie ", qui sont en règle générale
sincères, ne comprennent absolument pas que l'ancienneté n'est pas synonyme de progrès
permettant de transmettre. Ce n'est pas parce que l'on a consacré trente ou quarante ans à
travailler avec un maître, qu'on l'a bien connu jadis ou que l'on a vécu à ses côtés, que l'on est
nécessairement avancé ou " libéré ". Ces " garants de l'orthodoxie " fonctionnent souvent de
façon machinale. Ils mystifient (involontairement) et se sentent investis d'une autorité parce
qu'ils sont capables, si l'on appuie sur le bouton correspondant, de citer tous les conseils ou
toutes les techniques " homologuées " du maître. Très souvent, cette volonté de transmission
abusive se traduit par une imitation de la façon de parler de ce dernier, du ton de sa voix, de
ses tics verbaux, voire de son accent s'il était étranger. Un exemple d'identification totale !

En fait ces anciens ou patriarches sont souvent parvenus dans une impasse et se préoccupent
surtout de l'organisation politique du groupe. La seule chose qu'ils souhaitent c'est la
survivance du groupe de leur maître, qu'il soit ou non vidé de toute substance. Aussi
consacrent-ils leur énergie aux petites (ou grandes) rivalités qui se manifestent toujours, de
façon inévitable, dans tous les groupes dont le maître est mort.

Le syndrome de groupe est aussi grave pour les disciples anciens que pour les disciples plus
jeunes. Il leur offre un moyen de se réfugier dans l'erreur... sans réaliser qu'ils sont tombés
dans ce piège d'illusion. Ce qui, entre parenthèses, est la norme : sauf Éveil particulier, il est en
effet très rare de réaliser que l'on est tombé dans un des huit pièges d'illusion. Parce qu'ils
sont membres du " club ", ils estiment avoir réussi quelque chose. Ils pensent être sur le do, le
" Chemin ". S'ils restent assez longtemps dans le groupe, ils s'élèveront dans la hiérarchie et
finiront par s'imaginer qu'ils sont devenus eux-mêmes des maîtres. Ce qui est bien entendu
possible, mais rarement le cas.

Il est donc extrêmement difficile d'échapper au piège du groupe, tant pour les membres de la
hiérarchie que pour les élèves. Et cela parce qu'ils aiment ce piège et sont heureux d'y
demeurer. Ils préfèrent l'illusion à la réalité. En fait, ils aiment qu'on leur dise ce qu'il faut faire
et ce qu'il faut penser, ce qui leur épargne de penser par eux-mêmes. Il arrive parfois
qu'apparaisse, au sein d'une organisation moribonde, un véritable maître, âgé ou jeune, doté
d'un pouvoir suffisant pour se libérer du piège et en affranchir, pour peu qu'ils le veulent bien,
ceux qui en sont prisonniers. On le voit de temps en temps, dans les sectes, ou en arts
martiaux, qui mettent à nu, sans pitié, les faux-semblants sur lesquels reposait cette forme
d'illusion. Dans le passé les maîtres qui s'affranchissaient d'organisations moribondes, parce
que le maître fondateur était décédé, étaient calomniés, assassinés ou exécutés. De nos jours
on utilise presque les mêmes moyens. Et il faut beaucoup de courage pour se libérer d'une
organisation et agir ainsi. Mais le courage est une des caractéristiques des véritables maîtres.
Ils ont un esprit libre, dont le seul but est d'aider ceux qui le désirent à accéder à la liberté.
Dans le prochain numéro nous verrons le cinquième piège d'illusion : le syndrome du salut
personnel.

5/ Le syndrome du salut personnel


Le cinquième piège d’illusion, celui du syndrome du “ salut personnel “, est un piège subtil et
dangereux dans le sens où ses conséquences peuvent avoir des effets très destructeurs sur le
psychisme humain. L’homme peut alors se comporter de façon bien plus stupide et cruelle que
n’importe quel autre mammifère terrestre. Le syndrome du “ salut personnel “ repose sur une
particularité humaine qui n’existe pas pour les autres espèces animales. Celle de se poser des
questions, en tant qu’Homo sapiens-sapiens (conscient de penser et sachant qu’il n’effectue
qu’un “ passage “ sur terre), sur ce qui lui arrivera après sa mort et de vivre en espérant une
autre vie après la mort. Soit dans un “ paradis “... paradisiaque, soit dans une réincarnation,
plus heureuse, soit en esprit pur, etc.
La plupart des hommes accepte de reconnaître que leur corps physique est une colonie de
cellules, chacune avec sa vie propre (et son patrimoine génétique), composées d’atomes,
semblables à tous les atomes de l’univers, et que ces atomes continueront à tournoyer lorsque
cette chose étonnante et mystérieuse qu’est “ le souffle de vie “ s’arrêtera, et que le corps
redeviendra poussière. C’est principalement cette peur latente de la mort et l’espoir,
raisonnable ou déraisonnable, que quelque chose d’eux survivra, qui a donné naissance,
depuis les temps immémoriaux, à des religions utilisées au passage par des sages pour
moraliser les ouailles... ou des charlatans pour manipuler les adeptes (dans les sectes et
autres). Et c’est ainsi que l’on en est arrivé à forger (avec ou sans “ inspiration “ divine) des
religions promettant une autre vie de délices à ceux qui respecteraient les dogmes ou
condamnant aux enfers ceux qui ne les respecteraient pas. On en est arrivé également à
inventer des rituels et commandements, souvent contradictoires, affirmant, par exemple, que
le ciel serait pour ceux se rasant le crâne (pour le bouddhisme), tandis que d’autres affirmaient
qu’il ne fallait couper aucun poil du corps, barbe ou cheveux, de la naissance à la mort (pour le
sikhisme). Ou encore que le jour de semaine sacré était le vendredi (pour l’Islam), le samedi
(pour le judaïsme), le dimanche (pour le christianisme) et bien d’autres coutumes qui seraient
très étranges pour un extra-terrestre qui viendrait nous rendre visite...

Quoi qu’il en soit cette peur de la mort entraîne une angoisse diffuse et une culpabilisation qui
perturbe le “ présent “. Et bien des religions provoquent souvent, chez l’individu simple,
l’inverse du but moralisateur recherché. Il est vrai qu’il n’y a rien de très agréable dans cette
seule certitude que notre destin est que nous allons mourir un jour. Demain peut-être, les
accidents n’étant pas toujours réservés aux autres. C’est un peu comme sentir que l’on se
trouve sur l’autoroute de la vie, dans notre voiture-corps sans freins, à 200 km à l’heure, en
plein brouillard, que jusqu’à présent on a pu éviter au mieux les véhicules-accidents-maladies,
qui roulent à contre-sens, et que l’on sait que quelque part, quoi que l’on fasse, à plus ou
moins de kilomètres de là, se trouve un camion en travers de notre autoroute, avec la mort et
sa faux, que nous allons nous y écraser et que les atomes de notre corps physique vont
s’envoler dans la nature... après avoir été dégustés par des successions de bactéries (grâce, si
l’on peut dire, à ces familles de bactéries, on peut d’ailleurs savoir avec exactitude depuis
combien de minutes, d’heures, de jours, de mois, est mort un individu). Et ceci seulement en
supposant que nous échappions préalablement à l’un de nos prédateurs (il n’y a pas que les
lions et les chacals... les “ asticots “ en sont également).
Puisque chacun sait que son corps physique, sa chair, redeviendra poussière, atomes, il est
presque normal que l’on se pose un jour la question (intéressante d’ailleurs, mais sans réponse
vérifiable) de savoir s’il restera quand même quelque chose d’immatériel (une aura, un esprit,
une âme, etc.) de ce que nous sommes, petite merveille parmi les autres merveilles sublimes
que sont ... les hommes. Cette angoisse latente est renforcée, même lorsqu’elle n’est pas
obsédante, par le fait que les trois quart d’entre nous ont parfaitement conscience qu’ils
seraient déjà morts vers sept ans, ou au mieux vers trente ans, si médecine et chirurgie en
étaient encore au stade d’il y a deux siècles seulement, ou si les antibiotiques et les
vaccinations n’existaient pas, comme c’était encore le cas il y a deux siècles.
Il n’entre pas dans notre propos de critiquer, de comparer ou d’ironiser sur l’athéisme pas plus
que sur les quelques 3000 religions et cultes spéculant sur “ l’après vie “, qui toutes
prétendent affirmer la vérité.
Puisque les budo, par le do d’inspiration bouddhiste, possède une connotation religieuse,
notre but est seulement de mettre en relief la grande confusion qui existe dans les esprits et
l’universalité de l’angoisse de la mort, qui est à l’origine de toutes les philosophies depuis
notre plus lointain passé, chaque religion ayant été d’abord une philosophie à son origine. Il
faut au moins, en tant que pratiquant, savoir ce que sont les principales religions, notamment
le bouddhisme... que le Pape vient d’ailleurs de condamner en tant “ qu’illusion “. Il est
impossible de faire une statistique valable pour faire coïncider population et religion.
Curieusement, officiellement chaque homme est censé appartenir à une religion alors qu’un
tiers, environ, de la population mondiale est agnostique et athée (est-ce à dire non angoissée
par la mort ?). On adhère plus souvent par naissance à la religion de sa famille que par
conviction. Les changements de religion sont extrêmement rares et sont toujours très mal
vécus par la famille. Il est probable que les fanatiques, fondamentalistes, et autres intégristes
(qui existent depuis toujours) l’auraient été avec la même violence et la même passion... si le
hasard des naissances les avaient fait naître dans une famille pratiquant une des religions qu’ils
combattent avec la totale conviction d’être dans la vraie religion. Du fait que l’appartenance à
une religion est plus une question de naissance, donc de conditionnement familial, que de
conviction, le syndrome du salut éternel est sérieux, car il peut empêcher toute évolution
consciente, que cette évolution se fasse ou non avec un support religieux (toutes les religions,
sans exception, visent l’épanouissement humain... avec un petit quelque chose de particulier
qui peut être le grain de sable dans le rouage). La caractéristique d’un pratiquant d’une
religion est habituellement de tout ignorer des autres religions ou d’en avoir une idée
totalement inexacte. Il n’entre pas dans nos possibilités de les décrire, mais on peut les classer
en deux grands groupes :
1/ Les religions monothéistes (un Dieu), représentant environ un tiers des croyants dans le
monde et le quart de la population (mais dix pour cent des croyants pratiquent régulièrement)
2/ Les religions non-monothéistes, soit panthéistes (tendance à diviniser la nature : tout ce qui
existe est Dieu), soit polythéistes (plusieurs dieux dont l’un fait souvent figure de Grand Dieu),
soit philosophiques.
Les religions monothéistes sont généralement issues d’une “ révélation “ (Dieu parlant à un
messager). On pense habituellement que ce n’est le cas que pour les religions issues
d’Abraham, c’est à dire les religions juive, chrétienne et musulmane. Or, il en est d’autres,
telles que le brahmanisme (Indouisme), le parsisme (Zarathoustra dont la doctrine aurait
fortement influencé Jésus) et d’autres, des sectes à messies par exemple. Les trois religions
issues d’Abraham sont donc le judaïsme (juif signifie “ venant du pays de Judée “, yehoudi en
hébreu), le christianisme (chrétien vient de Christ, apparu comme sobriquet ironique vers 40
après J.-C. ; le poisson était leur symbole, la croix n’apparut qu’après), l’islam (musulman
venant de mouslim qui signifie “ qui se soumet à Dieu “ ; avant le XXe siècle on disait en
français “ mahométans “). Ces trois religions nées au Proche-Orient ont donné naissance à de
nombreuses divisions. Peu en Islam, à part les Chiites, mot qui signifie “ le parti d’Ali “.
Beaucoup en ce qui concerne le christianisme : les catholiques (à Rome), les orthodoxes (ce
sont les Églises orientales refusant le Pape et l’Immaculée Conception de la Vierge, les messes
chantées sans musique d’accompagnement), les protestants (schismes au XVIe siècle). Pour ce
dernier culte et sous l’impulsion de réformateurs, il existe cinq grandes confessions :
luthérienne, calviniste, baptiste, méthodiste, pentecôtiste (les protestants refusent les décors
cultuels et les statues dans leurs temples, s’adressent à Dieu le Père de préférence au Fils ou
au Saint-Esprit ; ils insistent sur la responsabilité personnelle de chacun, sur l’autorité de la
Bible et ils croient en la nécessité d’une réforme permanente, d’où plus de six cent églises et
communautés religieuses).
Dans le domaine des religions monothéistes, pourtant si autoritaires dans quant à leurs
certitudes, rien n’est simple. Les adaptations sont fréquentes, notamment avec le
bouddhisme, le taoïsme, ou l’indouisme (mais en rejetant la réincarnation). C’est le cas pour le
mazdéisme (dont le fondateur est Zarathoustra, vers 650 avant J.-C. en Iran ; Mazdâh signifie le
Grand Créateur avec deux forces). C’est le cas également des Églises catholiques orientales
(Antioche, Syriaque occidental, Maronites, Syriaque oriental, Arménien, Pauliciens,
Éthiopiens), dans certaines Églises protestantes, et en Islam (Druzes, Imanites, Ismaéliens,
Nizaris, Nusaïris, Alaouites, Zaïdites, Baha’ie, etc.).
Les dogmes continuent à évoluer au cours des siècles et des “ conciles “. En christianisme, de
l’année 325 à ces dernières années, il y eut vingt-deux conciles œcuméniques. L’Église
orthodoxe ne reconnaît que les sept premiers, l’Église anglicane que les quatre premiers, et les
quelques trois cent sectes protestantes importantes ne reconnaissent que les quatre premiers
conciles sans leur accorder cependant une autorité propre. L’Islam, dernière religion
monothéiste inspirée (Mahomet reçu sa première révélation en 610, après le cinquième
Concile chrétien) espérait également réunifier les nombreuses branches du judaïsme et du
christianisme. Puis, comme pour toutes les autres religions monothéistes, après le décès du
Prophète, il y eut un mouvement, au départ politique, qui contesta la légalité de la succession
(“ sh’isme “ vient de l’arabe “ shi’at ‘Ali “ qui veut dire “ prendre le parti d’Ali “). On retrouve
d’ailleurs ici le quatrième piège d’illusion, le “ syndrome du groupe lorsque le maître décède “.
Les religions non-monothéistes sont intéressantes à décrire sommairement, à la fois pour
montrer le besoin latent d’une religion et pour comprendre que, très antérieures aux “
nouvelles “ religions monothéistes, elles peuvent être tout aussi respectables que ces
dernières. L’animisme, pratiqué depuis les temps immémoriaux, souvent de pair avec le
chamanisme (pratique sous extase avec des dons de guérisseurs) est le culte des ancêtres et
des forces de la nature. Les morts sont considérés comme vivants, bienfaisants ou hostiles,
chaque force de la nature a son “ esprit “ ou “ génie “ (kami en japonais), et l’on doit les
apaiser par des rites appropriés. En général, il y a la conscience d’un Etre suprême (Nyame,
Mawau, Maangal, Neele, Manitou, etc.) que l’on invoque mais sans culte direct. La spécificité
du culte animiste se retrouve dans d’autres cultes (en tant que culte des ancêtres) sous
diverses appellations : le shintoïsme (800 millions de dieux, vénération de l’Empereur et des
forces qui animent la nature), le confucianisme, le taoïsme, les formes d’origine africaine
comme le vaudou (aux Antilles) ou le macumba (au Brésil). Le paradis sur terre, ici et
maintenant, demandant un certain “ travail “ sur soi, comme l’abandon de masques fort
agréables et la maîtrise de “ passions “ animales primitives, on comprend le succès des
religions offrant le pardon sous certaines conditions.
Ce bref panorama des religions du monde n’a aucunement valeur de critique. Il n’a pour but
que de montrer l’extrême vulnérabilité du psychisme humain devant la mort.
Le syndrome du salut personnel apparaît également, un jour ou l’autre, dans des arts martiaux
où il est question de do compris en tant que religion. Or, ce syndrome repose sur un grand
malentendu. Qu’il soit monothéiste, panthéiste, polythéiste ou autre, les croyants s’imaginent
que leur Moi, c’est à dire leur ego, avec ses vices et ses vertus (connaissances et expériences
inclues), peut être “ sauvé “ et “ monter au ciel “ ou “ être libéré “. Les monothéistes sont
convaincus que s’ils vont au ciel c’est leur Moi, leur ego (avec leurs connaissances, avec leurs
cinq sens et même leurs parties sexuelles qui leurs donnent tant de plaisir) qui va vivre
l’éternité au milieu de délices permanents et entouré d’anges jouant de la harpe... Et, s’ils vont
en enfer (mais c’est toujours pour les autres) c’est encore leur Moi, leur ego, qui gémira et
hurlera entre les démons et les flammes éternelles... Il est normal qu’un croyant à l’esprit
simple et conditionné ait le désir, déplacé, d’accéder au salut individuel avec tout le bagage
contenu dans son cher ego. Or, et les texte sacrés le disent clairement pour les esprit “ moins
simples “, s’il monte au ciel, ce n’est pas le croyant avec son ego qui “ montera “ mais son
esprit pur. Et un esprit pur, malheureusement pour les jardins de délices, n’a que faire des
fontaines de vin et des jeunes filles éternellement vierges ou des beaux jeunes gens, toujours
prêts à vous faire monter au septième ciel... En fait, toutes les religions, au second niveau,
invitent l’homme à se libérer des limites étroites de son ego. Il s’agit plus de “ libération “ par
rapport à l’ego que de toute autre libération. Il est en fait question d’un état de liberté
intérieure. Dans tous les cas il est question de se libérer de l’emprise de l’ego, et c’est ce
cheminement qu’exprime le do accolé à nos budo.
Si l’on est croyant, comme le disait Jésus, on ne peut pas plus entrer dans le royaume des cieux
ou devenir esprit pur, avec notre ego, que le chameau de l’Évangile ne peut passer par le chas
d’une aiguille. En se préoccupant de savoir ce que “ Je “ (l’ego) doit faire pour être “ sauvé “
chacun de nous ne fait qu’aggraver une situation déjà bien compromise, car ce “ Je “ ne peut
rien faire ni être sauvé. Croire que notre ego, notre JE, doit être conservé intact parce qu’il
peut faire quelque chose pour nous, est une illusion du même ordre que de penser pouvoir
monter sur nos propres épaules pour nous diriger. C’est ce désir de garder intact notre ego qui
sera l’obstacle fondamental à toute évolution. Dans le prochain numéro nous reviendrons sur
terre et parlerons du sixième piège : le syndrome de l’effort suprême.

6/ Le syndrome de l’effort suprême


On pourrait également appeler ce piège, tout aussi subtil, syndrome de l’ascension de l’Everest

Il consiste à croire que le do, et même une progression dans un des arts martiaux, exige des
efforts démesurés, analogues à l’ascension, en solitaire, du sommet le plus haut du monde. Le
piège est d’autant plus subtil que l’idée sur laquelle il repose n’est pas éloignée de la vérité. Le
“ cheminement “, tout comme l’entraînement, nécessite bel et bien des efforts considérables,
mais ce sont des efforts d’un genre très particulier, qui exigent le maintien d’une conscience “
éveillée “. Ils s’assimilent d’avantage à l’adresse d’un jongleur qu’aux tentatives acharnées que
l’on fait en serrant les dents pour réaliser des performances héroïques. Le syndrome de l’effort
désespéré repose sur une incompréhension profonde de ce qu’est le do et de ce que sont les
arts martiaux. Pour les arts martiaux, il faut produire des efforts sérieux, persévérants et
souvent pénibles, c’est évident, du moins pour la plupart (il en faut peu pour le kyudo et le
Iaido). Mais aucun n’est basé sur l’emploi de la force pure. Un effort désespéré (en japonais on
dit “ en état de désespérance “) à la fin d’une action martiale est souvent le secret de la
réussite. Au moment précis où un homme “ ordinaire “ considérerait l’action comme ratée ou
la victoire perdue, un pratiquant expérimenté ne perdra pas son esprit martial et voudra “
gagner “ coûte que coûte. Mais ce sont des efforts désespérés exceptionnels. Le piège
concerne l’effort suprême que certains font à l’entraînement, frôlant alors le sur-
entraînement, pensant par ce sur-effort permanent progresser plus vite. C’est le cas en judo
pour les uchi-komi poursuivis jusqu’à l’épuisement, ou en karaté pour les postures immobiles
(en kiba-dachi ou ko-kutsu) maintenues une heure ou plus, au milieu de crampes et de sueur
de souffrance. Ces sur-efforts excessifs sont plein d’intérêt, on y comprend mieux l’importance
du mental, de certaines décontractions (on y reviendra). Mais il est facile de tomber dans le
piège dont nous allons parler plus loin. En ce qui concerne le do, le cheminement, c’est oublier
que l’éveil d’une conscience objective ne peut s’obtenir par des efforts désespérés, ni continus
ni exceptionnels. Le cheminement véritable consiste en réalité à lutter contre l’illusion et
l’identification.
L’identification est une faculté négative de l’homme. Celle qui fait plus son malheur que son
bonheur. Aucun animal ne s’identifie. C’est à dire qu’aucun ne gamberge sur le passé et le
futur, aucun ne s’identifie avec un autre, imaginant que ce dernier a des pensées désagréables
à son égard... alors qu’il n’en a pas, aucun chat ne se prend pour un tigre et imite ce dernier,
aucun ne se met à la place d’un autre en ressentant ce qu’éprouve l’autre. Un exemple
classique est de parler du chat “ torturant cruellement “ la souris qu’il vient d’attraper. Ce chat
n’éprouve aucun plaisir sadique à torturer la souris qu’il va tuer et n’imagine pas, ne ressent
pas, l’angoisse désespérée de la souris... avec laquelle il s’exerce comme il le ferait avec une
pelote de fil. Dans son cas, en torturant un autre homme jusqu’à la mort, un homme (“ au
sommet de la création... “) se projetterait dans l’autre homme et savourerait dans son propre
corps les souffrances qu’il fait subir. C’est un exemple extrême d’identification. L’homme peut,
de la même façon, infliger des tortures mentales à un autre homme, ou s’identifier à Bruce Lee
après un film en ayant le sentiment d’être capable de faire la même chose que son héros. Qui
d’entre nous n’est pas sorti du cinéma avec les yeux mouillés après avoir pleuré à chaudes
larmes, parce que l’on s’est identifié à la vedette du film, ou encore, amoureux de bons
western, n’est pas sorti du cinéma en roulant un peu les épaules, les jambes arquées, se
sentant parfaitement prêt à dégainer les colts qu’il n’a pas. Nombreuses sont les stars s’étant
tellement identifiées à leur rôle qu’elles restent Hamlet dans la vie, ou Dracula, ou Tarzan.
Trois exemples de vedettes bien connues parce qu’elles finirent leur vie misérablement ou
internées. Pour parler d’identification, et puisque l’on a évoqué Dracula, ce dernier exista.
C’était un seigneur de Roumanie, au bord de la Mer Noire, qui n’était pas ce que la légende en
fit, mais qui ne lésinait pas sur les moyens et ne manquait pas de connaissances
psychologiques. L’Empire Ottoman (les Turcs) se développait vers l’Europe centrale (ils
arrivèrent jusqu’en Autriche où, à Vienne, les boulangers pour leur plaire inventèrent des
pâtisseries feuilletées en forme de croissant car ils étaient musulmans, ce qui donna nos
croissants). Une première fois les Turcs avaient été repoussés et 3000 prisonniers avaient été
faits. Lorsque les vaisseaux turcs se présentèrent à nouveau, en grand nombre, le seigneur
Dracula fit empaler les 3000 prisonniers sur des pieux disposés sur les plages. S’identifiant avec
les tortures qui les attendaient s’ils échouaient dans leur tentative d’invasion... les Turcs firent
demi-tour. Voilà où mène l’identification humaine. Des animaux auraient fait front à la menace
ou, plus sûrement, seraient partis vers un autre “ espace vital “ comme disait Hitler.

Mais l’identification est beaucoup plus subtile. Elle comprend également un état dans lequel
on est entièrement absorbé par ce que l’on fait, tout en perdant toute conscience objective de
sa propre existence. Bien des gens sont dans cet état toute leur vie (le “ sommeil “) et notre
civilisation est conçue de façon à ce qu’il se développe et qu’il se perpétue. Nous sommes
incités, à tout moment, à nous identifier à un rêve (de réussite), un projet, une ambition, un
désir (les publicités), à une croyance (la religions, l’astrologie), un jeu de hasard (“ qui
rapportera gros “), une récompense (les dan, les titres de champions), etc. Lorsqu’un stade
entier, ou les spectateurs d’un combat de boxe, vibre lors d’un match sportif, ce n’est rien plus
ni moins que par identification. Ce phénomène d’identification est si habituel à l’homme que
nous avons peine à croire que l’on puisse vivre autrement.
Il y a bien sûr des identifications positives qui ont permis nos progrès scientifiques, mais il
arrive plus souvent que les individus s’identifient à ce qu’ils croient être. Au stade de troubles
psychiques nous sommes tous, plus ou moins, mégalomane (se surestimer), schizophrène (se
prendre de temps en temps pour un autre) et paranoïaque (se sentir menacé) par
identification. Certains hommes entreprennent alors d’être ce qu’ils croient être ou ce qu’ils
pensent pouvoir devenir, dans un état de gravité exceptionnelle et sinistre. Ils estiment devoir
faire non seulement des efforts mais des efforts désespérés et déraisonnables. En karaté
certains élèves s’infligent des tortures qui leur laisseront des séquelles en prenant de l’âge,
comme de “ durcir “ leurs tibias en les frappant avec des bouteilles (ce qui fragilise l’os en
lésant le périoste), ou d’avoir des cals sur leurs poings en frappant un makiwara, une planche
ou le mur (se préparant des douleurs terribles en prenant de l’âge), ou en se forçant au grand
écart (risquant de finir leur vie sur une chaise roulante ou avec des hanches artificielles), ou
autre (la liste des conneries par identification est longue en karaté et nin-jutsu).. Mais les
kendoka ne manquent pas de s’identifier à Musashi, les judokas à Sugata (s’il l’ont lu ou vu le
premier film de Kurosawa), ou aux samouraïs (s’ils ont vu les “ Sept Samuraïs “... que j’ai vu
plus de trente fois dans ma jeunesse, ainsi que Sugata Sanshiro, totalement identifié avec ces
héros).
Les “ identifiés “ ne réalisent pas qu’il faut “ travailler “ d’un cœur léger, avec acharnement
certes, mais dans un esprit de total détachement par rapport au but rêvé. On en est arrivé à se
demander si l’on pouvait arriver à quelque chose sans ce rêve, sans ego. Pour ma part je crois
que l’identification peut être un stimulant exceptionnel mais, malheureusement, on ne peut
absolument pas monter très haut, en ce qui concerne l’art martial du moins, sans
détachement. Si le “ travail “ se transforme en une sorte d’épreuve lugubre, il se traduit par
des impressions de tension, d’inconfort et de déceptions. Tout arrêt d’effort surhumain se
traduit par un sentiment de culpabilité, qui donne à son tour naissance aux pratiques
d’autopunition consciente ou inconsciente. C’est ce qui rend particulièrement odieux le
comportement de certains passionnés ou fanatiques. Ils prennent souvent l’habitude de “
punir “ ceux qui ne partagent pas leur point de vue. Excès, vieux comme le monde, qui
incitèrent un poète romain (dont j’ai oublié le nom) à s’exclamer en latin ce que l’on peut
traduire par “ tels sont les maux auxquels l’identification peut donner naissance “ (il était plus
question de religion que... d’arts martiaux).
Mais comme il faut néanmoins éprouver une sorte de récompense intérieure (rien ne peut
être poursuivi toute une vie sans joie), le Chercheur de Vérité est donc un véritable funambule,
en équilibre instable permanent entre l’identification et le détachement (s’il en sait
l’importance).
L’identification peut aussi avoir un autre effet plus subtil. On est tous tombés dans ce piège. Il
consiste à prendre l’habitude de réserver une période à l’effort sur-humain (à l’entraînement
ou hors entraînement pour les arts martiaux). Pendant cette période tout est fait pour “
écraser la bête “, pour se défoncer, pour une prise de conscience, autrement dit pour se
rendre la vie aussi difficile et désagréable que possible en vue d’un résultat rêvé. Parfois on en
arrive à l’identification extrême “ vaincre ou mourir “ (titre de la petite brochure que j’avais
d’ailleurs mise en vente à l’époque héroïque du karaté, vers les années 1950... à l’époque où
j’étais probablement en pleine identification, car on ne le réalise pas sur le moment). Si l’on
sait ce que l’on est en train de faire et pourquoi on le fait, on peut bénéficier de ces épreuves.
Malheureusement nombreux sont ceux qui s’auto-défient sans avoir la moindre idée de ce
dont il s’agit. L’épreuve sur-humaine (“ qu’aucune bête n’aurait faite “, comme a dit, à peu
près, un célèbre aviateur tombé dans la neige des Andes) sert alors d’excuse à la gratification
de l’ego. Une compétition s’instaure et c’est à qui souffrira le plus durement et le plus
longtemps. La réaction se produit. Le boomerang vous revient en plein... ego. L’énergie
acquise, au lieu d’être utilisée de façon constructive, est gaspillée... dans les abus auxquels on
avait renoncé durant la période de sur-efforts non conscients. Ceux qui ont souffert dans ces
efforts héroïques s’estiment le droit de se laisser aller à une petite (ou grande) récompense. Ils
estiment que plus que les autres ils sont autorisés à se détendre, à profiter de la vie, à être
intolérants ou agressifs envers les autres. “ À trop lutter contre le dragon on devient dragon
soi-même “ dit un dicton chinois, très juste, que ne contesteront pas les défunts Hitler, Staline
et autres dragons idéologues ou religieux, dont je ne dirai pas les noms pour ne pas me
retrouver avec le “ grand sourire “ (la gorge ouverte en demi-cercle d’un coup de couteau ou
de rasoir). Ainsi, ceux qui ont fait ces sur-efforts sans conscience gaspillent tout ce qu’ils ont
gagné en se livrant à des activités pénibles, qui deviennent inutiles, voire nuisibles. Le sur-
effort, qui peut apporter des bénéfices incroyables, n’exige aucune audace hors du commun.
Plutôt qu’un seul grand sur-effort sublime, le do appelle pour les débutants-Chercheurs une
suite de petits sur-efforts sans cesse répétés dans la joie et avec un brin d’autosatisfaction
(quand même, il ne faut pas pousser, on a le droit d’être satisfait de soi si ce n’est pas de la
vanité et s’il n’y a pas d’auto-glorification). Il faut une infinie patience et la volonté de
recommencer aussi souvent qu’il le faudra ces petits sur-efforts conscients. Le piège d’illusion
de l’identification se révèle si insidieusement que ceux qui se laissent prendre au piège, et
échouent, sont incapables de voir où et comment ils se sont fourvoyés. C’est là où une aide
extérieure, un vrai maître par exemple, peut être utile.

Nous verrons dans le prochain numéro le septième piège d’illusion, à savoir le “ syndrome de
l’office du dimanche “ (allusion aux “ pratiquants chrétiens “, pour qui le “ jour du Seigneur “
est le dimanche, alors qu’il est le samedi pour les juifs et le vendredi pour les musulmans. Moi
qui me sens très proche de ces trois religions, ainsi d’ailleurs que du bouddhisme, de
l’indouisme et sympathisant pour l’animisme, j’aurais beaucoup aimé, dans ma vie, pouvoir
honorer le Seigneur trois jour de suite par semaine, d’autant qu’il s’agit du même Seigneur-
Dieu...).
7/ Le syndrome de l’office du dimanche
Ce piège est l’un des plus courants et des plus évidents. Nous y sommes tous tombés ; mais
dans lequel des huit pièges d’illusion n’est-on pas tombé si l’on a une longue carrière martiale
et de Chercheur derrière soi ? Aucun. Tous ceux qui décident de pratiquer un art martial ou de
s’intéresser au do tomberont tôt ou tard dans l’un des huit pièges d’illusion énumérés dans
cette suite d’articles. Il en est d’autres, plus subtils encore, mais le moment n’est pas venu d’en
parler.
Tout “ voyageur “ réaliste qui marche sur le Chemin (c’est-à-dire le do), s’il sait quels pièges
l’attendent se préparera à les affronter. Il faut pour cela savoir ce qu’ils sont, savoir leurs
caractéristiques, savoir si l’on s’y est laissé prendre, et s’efforcer sincèrement d’en sortir. Le
septième piège d’illusion, auquel personne n’échappe, fait que ceux qui tombent dans cette
véritable chausse-trape perdent rapidement de vue leur véritable but. Au lieu de “ travailler “
sur eux-mêmes, ils se contentent d’assister régulièrement aux réunions de groupe ou aux
entraînements budo. Ils s’y rendent machinalement, mûs par la force de l’habitude. S’ils n’y
vont pas, ils se sentent mal à l’aise et ont même un sentiment de culpabilité. Étant assidus, ils
ont l’impression d’appartenir au groupe, au dojo, au style, et ont ainsi la certitude d’être
engagés sur le Chemin. La certitude d’arriver un jour au but (l’Éveil, la ceinture noire, au stade
de professeur-sensei etc.). Il font tous les gestes, ils imitent les techniques enseignées,
écoutent les enseignement (sans réellement les “ entendre “), ils émettent quelques
remarques, ils lisent des ouvrages sur la question ou leur style, et ainsi de suite.
Mais en fait, une fois la réunion ou l’entraînement terminé... ils s’oublient. Leur activité est
purement superficielle et factice. S’il y a un manque de résultat ce n’est pas leur faute mais
celle de l’enseignement. Comme si le maître ou le sensei pouvaient travailler pour eux. C’est
un comportement infantile. Du même ordre que si un bambin ne marchant pas encore voulait
que ce soit ses parents qui marchent pour lui. Ou encore, comme si ayant griffonné quelques
dessins, comme tous les enfants le font, un homme s’imaginant avoir du talent, rentrait dans
l’atelier de Léonard de Vinci et traite ce grand maître de faux maître parce qu’il est toujours
incapable de peindre un portrait ressemblant... bien qu’ayant fréquenté assidûment l’atelier
durant plusieurs années. Cela peut vous paraître excessif, mais je vous affirme que le cas est
fréquent, tant dans les groupes de Recherche (le do) que dans les dojo. Il se peut qu’en tant
que débutants le travail sur soi, l’entraînement, ait eu un sens jadis. Souvent les débutants
sont plus sincères parce que déterminés à évoluer, plus honnêtes parce que plus humbles, plus
logiques parce que encore conscients, plus capables d’adaptation que ceux qui sont déjà “
avancés “, parce que moins conditionnés que ces derniers engoncés dans leurs certitudes et
leurs illusions. Mais, c’est la norme, il y a longtemps qu’ils ont perdu tout contact avec la
réalité. Il ne leur viendrait pas à l’idée qu’il puisse exister des mystifications dans ce que l’on
leur a enseigné comme “ absolument exact “ et dans ce qui était dit être des “ erreurs “.
Pourtant, sans qu’il y ait eu véritable “ mystification “, ce que les japonais et les chinois
appellent “ l’Art de l’Avantage “ (traditionnel pour les Arts de Guerre), il est évident que ce que
l’on enseigne à un débutant ce sont les fondations (le niveau exotérique, où la force physique
est importante) et que ces fondations une fois acquises, il faut pratiquement tout remettre en
question pour bâtir leur maison (le niveau mésotérique, où la vitesse et la décontraction sont
importantes) et qu’ensuite il faudra à nouveau tout remettre en question si l’on a le talent de
pouvoir raser cette maison pour bâtir leur “ building “ (le niveau ésotérique... où le mental est
important et où l’on fait techniquement non seulement ce que l’on faisait aux niveaux
exotérique et mésotérique, mais aussi... l’inverse : toutes les soi-disantes “ erreurs “ n’étaient
en fait que des qualités supérieures qu’il aurait été prématuré, nuisible même, de faire avant
ce niveau). C’est d’ailleurs le grand problème des sensei et le piège du faux messie (le
troisième piège d’illusion). Contraints d’enseigner sans cesse les bases, d’être un modèle de
perfection dans ces bases, physiquement fatigué par l’enseignement, il lui est difficile de
passer au niveau mésotérique sans que ses élèves soient déroutés et cherchent à l’imiter
(l’identification, le sixième piège d’illusion). Quand à passer au niveau ésotérique, non
seulement il faut être doué pour pouvoir l’aborder (et beaucoup de sensei sont doués), mais il
faut également du temps et il faut trouver le maître qui enseignera ce niveau ésotérique,
bourré de “ secrets “ (les hi-gi, techniques cachées) qu’il est pratiquement impossible de
redécouvrir seul. Il faudrait pour cela avoir le génie des centaines de maîtres du passé, aux
illuminations géniales, qui se trouvèrent dans un contexte martial très différent de notre
période relativement paisible. Pour les pratiquants et les Chercheurs de do, venir
machinalement au dojo entraîne un travail qui repose sur l’illusion pure et simple. Il est le
produit du mécanisme qui fonctionne sans relâche dans le cerveau de l’homme “ ordinaire “
pour créer l’illusion.
Nous verrons dans le prochain numéro le huitième et dernier piège d’illusion, le “ syndrome de
la chasse au vrai maître ou au guide “ (gourou en Inde).

8/ Le syndrome de la chasse au vrai maître


Il s’agit d’un piège grossier. Lorsque l’on a compris qu’une aide extérieure, un “ guide “ (ou un
gourou en Inde) peut faciliter votre “ libération “, on rêve, c’est bien normal, de trouver le
maître des maîtres qui vous “ illuminera “... et qui ne facilitera pas mais plutôt “ fera “ le travail
pour nous. Ceux qui sont tombés dans le piège de la “ chasse au vrai maître “ passent leur vie
durant de “ maître “ en “ maître “, demandant à chacun de leur révéler les secrets de la
connaissance. Ils ne peuvent, ou ne veulent pas, comprendre qu’il n’existe pas de secret à
révéler (dans le sens où ils l’entendent, un genre de pastille de LSD ou de champignon
hallucinogène... qui soudainement leur ferait voir la Vérité). Il est ainsi des hommes (au sens “
humains “) qui vont de maître en maître, d’école en école, de groupe en groupe, de stage en
stage, de séminaire en séminaire et qui finissent très perturbés psychiquement... quand ils ne
le sont pas également physiquement. Les psychiatres et psychologues voient ainsi venir
régulièrement à eux de ces perturbés, qui demandent leur aide (pour l’Éveil ?)... et ces psy
professionnels sont totalement déroutés sur ce qu’ils doivent faire pour leurs patients. Ils ne
sont ni fous ni détraqués psychologiquement, ils sont, simplement mais gravement, enfermés
dans le piège de la chasse au gourou. En fait ils n’ont aucune intention de travailler
intensément et constamment. Ils attendent que tout leur soit servi sur un plat et qu’un maître
marche pour eux sur le chemin. Tout ce qu’ils veulent, c’est monter dans la voiture du maître
et que ce dernier tire la voiture tandis qu’eux, ces “ dormeurs “, attendront que l’on arrive au
terminus. Si le travail ne leur est pas présenté de cette façon, ils en déduisent que le maître
n’est pas un vrai maître, qu’il est un imposteur, un charlatan, et ils s’en vont à la recherche
d’un autre. Il peut en être de même en ce qui concerne les ouvrages qui abondent, et ils
naviguent d’ouvrage en ouvrage, déclarant que l’auteur n’a rien compris. Et leur quête ne se
termine jamais, si ce n’est par la mort, pour la simple raison qu’ils ne veulent pas que leur
quête aboutisse. Pour eux cette quête est devenue une sorte de jeu en soi. Il y a bien
longtemps qu’ils ont oublié ce qu’ils cherchaient. Ce qui les intéresse, ou plus justement ce qui
les amuse, c’est de chercher pas de trouver.
Le travail pour se “ libérer “ recèle des secrets, c’est vrai. Le travail se protège. Mais ces secrets
ne peuvent être découverts parce qu’on les révèle. Si l’on n’est pas prêt, ils seraient sans effet.
Ils seraient même nuisibles. La découverte de ces secrets ne peut se faire que par la pratique,
une pratique qui doit atteindre un certain niveau d’intensité et de continuité avant que le
secret soit découvert ou qu’il puisse être révélé. C’est pourquoi les vrais maîtres sèment une
multitude d’embûches pour décourager les Chercheurs qui n’ont pas une réelle détermination
à se libérer. Comme un maître remarquable l’a dit, la première chose que fait un vrai maître
est d’” écraser énergiquement le cor au pied le plus sensible “ du candidat disciple.
Habituellement en écrasant la vanité, la surestimation de soi, ou en exigeant des mois (voire
des années) de travaux physiques, pénibles ou stupides. Tels que couper du bois (très
traditionnel), faire le ménage ou la cuisine (traditionnel en arts martiaux et en soufisme),
porter de l’eau, suivre le maître sans un mot (les grands bretteurs “ samouraï “ et nos
chevaliers avaient ainsi souvent un “ valet “), ou comme dans le premier film “ Karaté Kid “,
peindre ou polir sans qu’il y ait de relation évidente avec la Recherche ou l’art martial. Puisque
l’argent est ce qui touche le plus ceux qui ne sont pas des “ gagneurs “ et ceux qui aiment être
assistés, il est traditionnel également de demander un gros sacrifice financier au candidat
disciple. Le tout est de savoir si le maître qui demande ce sacrifice “ suprême “ conserve
l’argent pour lui-même ou s’il le donne à ceux qui en ont besoin. Bien entendu, un chercheur “
ordinaire “ sera tenté de penser qu’il est honteux de donner de la connaissance (qui n’a pas de
prix) contre de l’argent, et ne manquera pas de critiquer. Je connais de nombreux maîtres qui
furent accusés ainsi de cupidité alors qu’ils étaient pratiquement démunis de tout. Je ne
donnerai pas de noms, bien entendu, mais on peut parler d’un cas bien connu, celui de
Raspoutine, Maître-Mage de la cour de Russie des années 1914. On sait maintenant qu’il était
un vrai maître aux pouvoirs psychiques hors du commun. Il demandait des sommes énormes
aux nobles qui venaient demander conseils et aide. Mais on sait aussi, maintenant, par
correspondances croisées, qu’il donnait l’intégralité de cet argent aux démunis et qu’il n’avait
pas la vie dissolue qu’on lui prêtait. On fit courir ces bruits parce qu’il conseillait au Tsar de ne
pas faire entrer la Russie dans la Première Guerre mondiale, prévoyant la montée du
communisme. Il fut empoisonné rocambolesquement, comme on le sait, et on connaît la suite.
Ceci dit, un vrai Chercheur ne doit pas s’arrêter aux comportements déroutants que peut avoir
un maître. C’est souvent un bon signe. Mais, bien évidemment, les maîtres charlatans, pas plus
idiots que les bons commerçants, ne manquent pas d’imiter les mêmes comportements. Ceci
dit, il est une chose qui doit être bien comprise. N’est pas candidat disciple qui veut. Il ne suffit
pas de se surestimer pour l’être. Un disciple doit avoir atteint, seul ou avec de “ petits-maîtres
“, un certain niveau d’évolution qui en fait un vrai maître en puissance. En quelque sorte, il est
déjà un maître mais pas encore un vrai maître libéré. On pourrait dire qu’il faut un certain “
talent “ si ce talent pouvait être aussi facilement distingué que pour un talent artistique, le
dessin par exemple. Que le candidat disciple ait atteint un certain niveau est souvent perdu de
vue par les “ Chercheurs de maîtres “, pourtant on peut facilement comprendre qu’un homme
possédant en arithmétique un niveau élémentaire, même s’il l’avait ardemment souhaité,
n’aurait pu bénéficier des enseignements d’un Einstein... en supposant que ce dernier l’ait
accepté auprès de lui. Seul un vrai maître est capable de distinguer si le candidat disciple a le
“don “ ou pas pour se libérer. Il le fait au travers des épreuves dont j’ai donné quelques
exemples, mais aussi au travers d’épreuves psychologiques éprouvantes. Par exemple, car je
me doute que vous aimeriez des exemples, de chouchouter un disciple... sans dons, en
négligeant ostensiblement (ou en humiliant) un disciple doué et avancé en connaissances, ceci
dans le but de voir si ce dernier résistera, en toute humilité, à l’épreuve. Aucun disciple “ tiède
“ et vaniteux, surtout s’il est “ savant “ en Recherche, ne résistera à cette épreuve, et on peut
facilement le comprendre, “ dignité “ oblige. Il existe de nombreuses autres épreuves de ce
genre. Autrement dit, en supposant qu’on le trouve et que l’on soit accepté, vivre avec un
maître... n’est pas la période de joie que l’on imagine. La béatitude heureuse des disciples
entourant un “ Père “ ou une “ Mère “, silencieux et souriants, dans un ashram indien, est d’un
autre ordre.
Par ailleurs, il faut également comprendre, qu’un vrai maître est avant tout intéressé par son
propre achèvement... Ce dernier étant en cours s’il “ enseigne “ et achevé s’il n’enseigne plus.
Comme la libération totale n’est probablement pas de ce monde, tout maître visible travaille
encore sur lui-même. Bouddha (nom qui signifie “ l’Éveillé “ et non pas “ le Libéré “ ni “
l’Achevé “) pratiquait encore au moment de sa mort. Ce qui explique, peut-être, qu’aucun vrai
maître ne souhaite avoir un grand nombre de disciple. “ Une main “ ou “ deux mains “ (cinq à
dix disciples) est la norme. Plus souvent il n’a qu’un ou deux disciples (comme ce fut le cas
pour Bodhidharma en indien, Tamo en chinois, Daruma en japonais, fondateur du célèbre
zen/chan). Ce qui entraîne une perte irréparable si ces disciples meurent avant le maître (ce
qui fut le cas pour les deux disciples de Miyamoto Musashi : son art du combat à deux sabres
fut perdu à jamais).
En conclusion, pour revenir aux arts martiaux, ce qui précède doit vous faire comprendre que
c’est à vous, et à vous seul, de travailler et ceci avec n’importe quel sensei. La recherche
frénétique du sensei miracle ou du maître suprême vous fera oublier ce que vous cherchez, et
vous empêchera d’évoluer, car vous avez autant de chances de gagner.

Vous aimerez peut-être aussi