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Terence Tarpin

GUM
The First Enquête
L’homme qu’est une femme

Traduit de l’anglais par


Tristan d’Echart
En collaboration avec l’auteur
Il est des terres si brunes que le lion qui rugit n’est pas sauterelle
et, pourtant, l’arbre pousse, plus loin encore.
Mais, jamais à la vapeur.

H. G. Finderley

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- Aïe ! Vous me faites mal !
La tronçonneuse se tut.
Silence.
Debbie Doodle fixa son pied droit. Il n’était plus maintenu que
par un tendon et se balançait mollement. L’homme la fixait à
travers son masque. Un regard glaçant malgré un léger strabisme
convergent de l’oeil qu’est pas à gauche.
Il était presque 20 heures lorsqu’il se jeta sur elle à la sortie de la
Frisbee Scilly School. Elle plongea une main au fond de son sac
pour en tirer sa bombe lacrymogène. Mais avant même qu’elle ait
pu déchirer l’emballage et consulter le mode d’emploi, il lui avait
déjà écrasé sur le visage un chiffon imbibé et elle s’était évanouie.
- Mais pourquoi vous me découpez ? C’est pas du gentil !
L’homme resta silencieux. Il se débarrassa de la tronçonneuse,
s’essuya les mains. Il aurait pu sortir une cigarette mais il ne
fumait pas alors à quoi bon…
- Mais regardez mon pied ! Pour moi, le frisbee, c’est fini !
- Mais cessez de vous plaindre, nigaude ! Vous ne mesurez
pas la chance que vous avez ! Belinda sur scène, rien que
pour vous !

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- Belinda ? Mais qui c’est, cette Belinda ?
- Patience petite bigorne, patience !
Il abandonna l’éradeuse captive au pied suspendu et sortit en
refermant la trappe vermoulue, derrière lui.
En découvrant la mare de sang qui grandissait sous sa chaise,
Debbie faillit se trouver mal et hoqueta. Elle n’avait plus la force
de crier et se mit à pleurer. Qui se cachait derrière ce masque ?
Pourquoi pas que? Qu’avait-elle fait pour mériter cela ? Quelle
était la constante du boson de Higgs ? Comme elle aurait aimé, à
cet instant, se blottir contre sa mère, son père…Elliot et Pitchy !
Dans un dernier sursaut, elle pensa s’enfuir par une fenêtre. Mais
les chaines qui l’entravaient, jamais ne cédassent. Et puis
comment s’enfuir par une fenêtre lorsqu’il n’y en pas ? Elle laissa
la question en suspens, incapable qu’elle était d’approfondir sa
réflexion.
Autour d’elle, s’étalaient des mannequins, des sequins, des
cintres et des mètres de tissus. Le tout couvert d’une poussière
blanchâtre. Un grenier rempli d’histoires anciennes.
Une poupée de chiffon décapitée lui rappela les beaux jours de
son enfance. Ces temps d’insouciance faits de courses folles et
de petits secrets. Dans moins d’une semaine, elle devait souffler
les bougies de l’innocence…18 ans…Plus de 50 invités, un menu
de rêve, DJ Best Music à la sono, des dizaines d’assiettes en
carton, des serviettes en papier serties d’or et tant de
gobelets…Quel gâchis ! Impossible qu’elle reste à croupir ici !
Impossible !

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- Au secours ! Si vous m’entendez, je vous en prie, aidez-
moi !
Elle hurla de plus en plus fort, le visage rougi, les veines gonflées
mais, seule la charpente sembla l’entendre et se fendre de
quelques craquements sinistres : criiik creek creleeuroch
cruypouypuch.
Epuisée, elle ferma un œil. Puis l’autre, quelques minutes plus
tard. La trappe s’ouvrit alors. Elle sursauta. Il était de retour. Elle
resta, bouche bée, en voyant apparaître la silhouette gracile d’une
femme enveloppée dans une longue robe de taffetas. Cette
dernière referma la trappe en percutant le parquet de ses hauts
talons.
- Oh madame, vous tombez bien ! J’ai été kidnappé par un
fou ! Il m’a tranché un pied ! Aidez-moi, madame, je vous en
supplie !
- Madame ?...Appelez-moi Belinda.
Bien que plus haute perchée, elle reconnut sa voix. La femme
aux mille reflets, c’était lui. Son bourreau métamorphosé se
tenait face à elle ! Il attrapa une batte de baseball qui reposait
contre une poutre mitée, et lui assena un violent coup au visage.
Sa chaise bascula. Elle se retrouva étalée sur le parquet grinçant.
- Ça, c’est pour le fou ! J’ai horreur qu’on m’insulte, petite
geignarde !
Il caressa le vernis entamé de la batte. Un cadeau de son père. Le
seul.

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Debbie recrachait les quelques dents qui n’avaient pas résisté à la
violence du choc. La vision trouble, elle distingua son
tortionnaire occupé à prendre la pose sous la lumière d’un
projecteur rougeoyant.
- Pour la première fois, sur les îles Scilly, Belinda Uptoyou !
Un rythme cubain s’éleva dans la poussière. Des éclairages
effleuraient de couleurs les mouvements lascifs de la danseuse.
Le grenier, comme par enchantement, se mut en piste aux
étoiles. Le visage tuméfié, Debbie recracha une dernière dent.

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Ce matin-là, une douce odeur de printemps baignait les îles
Scilly. Une vive lumière qu’est très joulie s’élevait par-delà les
étangs de Daveport et d’Uxel Graw. Sur Sainte Mary, principal
îlot de l’archipel cornique, les quelques centaines d’habitants
émergeaient d’une longue nuit paisible et nocturne.
Dans la cuisine du 4 Jackson Hill, la bouilloire se mit à siffler.
- Chérie, l’eau est chaude !
- Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ?!
Darryl Gum remplit son mug, dans un nuage de vapeur, et se
mit à table. Dans son assiette, un dôme d’œufs brouillés
patientait au côté d’une longue tranche de bacon grillé. A travers
le fin rideau, il adressa un sourire à la bergeronnette qui, sur le
pommier du jardin, offrait les éclats de son plumage à la rosée du
matin. « Une bien belle journée », pensa Gum, en attrapant sa
fourchette et non, sa fourkette.
- T’as encore pissé sur la cuvette ?!
- Ah non, ma chérie, bredouilla Gum, la bouche pleine.
- Si ce n’est pas toi, c’est qui ? T’as même pas été capable de
me faire un fils ! Ni une fille d’ailleurs…T’es bon qu’à
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saloper les chiottes ! Et mon petit déjeuner, il va se faire
tout seul ?
- Tout est prêt, ma chérie ? Tu le prends ici ? Ou pas ici ? Ou
ailleurs ? Ou quelque part qu’est pas là ?
- Je n’ai pas envie de voir ta face. Tu me le déposes au salon.
Lorsqu’elle se tourna, Gum constata que le bas de son long tee-
shirt portait de longues auréoles. Il était, pourtant, sûr d’avoir
visé juste. Il finit, rapidement, son assiette, débarrassa et versa du
café dans un bol. Bol, qu’il posa, ensuite, sur un plateau entre
deux toasts débordants de confiture d’orange amère, et un pot
de muesli. Il souleva le plateau et le reposa, aussitôt. Une idée lui
était venue. Avec le printemps, les massifs qui reposaient, sur le
bord de la fenêtre, étaient constellés de fleurs. Il en cueillit
quelques-unes et les disposa dans un vase de Galway. Une belle
touche printanière sur le plateau de sa Maggie.
Il la trouva, allongée sur le sofa, le regard et l’esprit déjà plongés
dans sa série du matin : Grosse bite à Santa Fe. A pas feutré, il posa
le plateau sur la table basse, sans dire un mot. Il pensait qu’elle
ne l’avait pas remarqué. Pourtant, elle lâcha :
- Tu as repassé mon jean beige ?
- Oui, j’ai fait ça, jeudi dernier. Il est dans la bibliothèque, sur
un cintre, sous la buanderie.
Elle attrapa son bol et replongea, tête la première, dans l’écran.
Gum se glissa jusqu’au vestibule et chaussa ses bottines aux
talons biseautés par l’usure. Face au miroir, il réajusta le col de sa

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chemise sur son débardeur, puis enfila son trois quarts élimé aux
épaules.
- Bon j’y vais chérie, bonne journée !
- Chut ! Bordel !
Gum fit pivoter la porte du garage. Son vélo patientait au côté de
la SUV de Maggie. Il le débrancha et le stationna sur l’allée du
jardinet. Les volets de sa charmante voisine étaient encore
fermés. Il devrait se passer de son sourire. Il grimpa sur sa selle
et s’engagea sur Jackson HiIl, assisté par le moteur direct drive
conçu par les ateliers Bosch.

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- Ecoutez Miss Doodle, asseyez-vous, le commissaire Gum
ne va pas tarder !
Il était 8h34 lorsque Miss Doodle avait poussé la porte du
commissariat. Sa fille avait disparu. Le sergent Ben Hakrim avait
consigné les éléments fournis par cette pauvre mère tourmentée
des genoux, et attendait, avec impatience, l’arrivée de son chef.
Jamais, il n’avait été confronté à une affaire aussi sensible et se
trouvait désemparé. « Oh qu’est dur ! » se répétait-il, en yiddish, à
mi-voix.
Miss Doodle, animée d’une angoisse incontrôlable, déambulait,
sans répit, au travers des 12 mètres carrés du commissariat. Une
âcre odeur de transpiration s’échappait de ses dessous de bras
graisseux. Pour conjurer son extrême excitation, le sergent lui
proposa une partie de fléchettes.
- Non, non ! Tant que vous n’aurez pas retrouvé ma fille, je
ne jouerai plus aux fléchettes !
Ben Hakrim se gratta une couille et invita la pauvre femme à
s’asseoir. Il fallut associer deux chaises pour permettre à son
espace cul de prendre place.

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C’est alors que, du dehors, retentit, d’abord, un concert de
graviers, puis un cri suraigu. Le sergent se jeta sur le perron et
trouva, face à lui, plaqué au sol, le commissaire Gum, son vélo
entre les jambes.
- Commissaire ! s’exclama Mouloud dans un trémolo
tragique.
- Ce foutu gravier ! s’exclama, à son tour, Gum, affairé à se
relever.
- Rien de cassé, j’espère ? Toute cette poussière !
Prévenant, le sergent Ben Hakrim dépoussiérait, d’une main
aérienne, le trois quart de son mentor.
- J’ai envoyé trois notes, au service de la voirie, pour qu’ils
changent le revêtement ! Je crois qu’il faudra que je me
casse le buste pour qu’ils réagissent !
- Oh oui ! C’est pas bien ! ajouta le sergent, fort à propos.
- Ecoutez Mouloud, si ça ne vous gêne pas, je vais vous
laisser attacher mon vélo. Il faut que je me débarbouille, je
dois ressembler à un bidet boudu !
- N’est pas bidet boudu qui veut ! Faites, faites, commissaire,
je m’occupe de tout.
- Merci, mon bon Mouloud.
Gum laissa son collègue, derrière lui, et gravit, une à une, les
trois marches qui menaient à l’entrée principale. A peine eut-il
poussé la porte, qu’une ombre difforme se jeta sur lui. Il fit un
écart et se réfugia, in extremis, derrière le comptoir, prêt à jeter
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une poignée de trombones au visage de son agresseur. C’est alors
qu’il reconnut Miss Doodle, gérante de l’unique pressing de Ste
Mary. Unique pressing de l’archipel, d’ailleurs.
- Oh commissaire ! Commissaire !
- Je vous en prie Miss Doodle, calmez-vous !
- Commissaire, Debbie a disparu, elle a disparu !
Gum se souvint alors de la jeune fille qui l’avait parfois servi, en
l’absence de ses parents. Une jeune fille très agréable et qui
n’aurait pas manqué d’être très gâtée si l’on avait institué une fête
des moches.
- Disparue ? Expliquez-moi ça, calmement, avec de le calme,
évidemment.
Professionnel aguerri, Gum attrapa un bloc, pour mettre, noir
sur blanc, les détails de la disparition.
- Comme tous les lundis, elle est allée, hier soir, à son
entraînement de frisbee chez Miss Packwett. Depuis, plus
de nouvelle ! Son lit, ce matin, n’était pas défait, son tapis
était toujours sous le guéridon, sa douche dans la salle de
bain…
- Et vous êtes sure qu’elle ne s’est pas arrêtée chez une amie
ou un ami et qu’elle dort encore à l’heure qu’il est ou qu’elle
prépare une tourte aux poireaux ?
- Non, j’ai appelé tous ses amis et même les autres. Ils n’ont
pas vu Debbie, ni sa tourte.
- Et une fugue ?
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- Une fugue ? Non, Debbie n’aurait jamais fugué, elle est
claustrophobe ! Je vous dis qu’elle a disparu, on a enlevé ma
fille, commissaire ! Une mère sent ces choses-là !
Gum sentait, quant à lui, les relents putrides qui s’échappaient
des aisselles de son imposante interlocutrice.
- Ecoutez Miss Doodle, n’envisagez pas le pire. Ce n’est pas
parce que vous êtes sans nouvelle de votre fille, depuis à
peine quelques heures, qu’elle a été violée par une équipe de
rugby sous Viagra et jetée dans un bain d’acide. Le mieux
est de rentrer chez vous et je vous promets de faire le
nécessaire pour la retrouver.
- Peut-être qu’elle est déjà morte ?
- Qui donc ?
- Debbie, ma fille qui a disparu ! ajouta-t-elle sans parvenir à
refreiner ses sanglots.
- Mais non ! Les jeunes, c’est comme les sardines, ça finit
toujours dans l’huile !
Gum lui serra une main avec compassion. Cette fugace étreinte
suffit à apaiser la détresse de la volumineuse plaignante.
- Nous devions fêter ses 18 ans, samedi.
- Mais vous les fêterez ses 18 ans ! Faites-moi confiance, avec
ou sans elle ! Et votre mari, comment se porte-t-il ? Cela
fait bien longtemps que je ne l’ai pas croisé.
- On lui a amputé la mâchoire inférieure pour éviter que son
cancer ne se développe.
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- Vous voyez, tout finit par s’arranger. Allez, rentrez chez
vous, maintenant, et rincez-vous les aisselles. En cas de
disparition, les premières heures sont cruciales, pour ne pas
dire cursives ! Il faut nous laisser travailler, Miss Doodle.
- Surtout prévenez-moi si vous avez un nouveau !
- Evidemment ! dit-il, en la raccompagnant sur le perron.
Sous son poids, les trois marches grincèrent. Gum craint qu’elles
ne cédassent mais il n‘en fut rien et la putride barrique s’éloigna
lentement.
Le sergent Ben Hakrim s’agitait, au pied du tilleul qui déployait
ses longues branches par-dessus les bordures de roses trémières.
- Que faites-vous, Mouloud ?
- Je tergiverse, chef, je tergiverse !
- Mais, pourquoi tergiversons-vous ?
- Je ne sais jamais si on doit attacher le vélo au tronc ou le
tronc au vélo.
Gum ne s’était jamais posé la question et s’autorisa un temps de
réflexion avant de lui lancer :
- Commencez par attacher le vélo au tronc, pour le reste, on
avisera.
- Vous avez raison, chef. On ne peut pas être dans la chaine
et au moulin !
- C’est si vrai.

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Suivant les conseils avisés de son supérieur, le sergent parvint à
cadenasser le vélo.
Il rejoint, ensuite, le commissaire, à l’intérieur. Il le trouva figé,
fixant d’un œil torve, le capuchon d’un stylo.
- Mouloud, nous avons la jeune Debbie Doodle à retrouver.
- Mais sa mère ne vous l’a pas dit ? Elle a disparu.
- Justement, c’est parce qu’elle a disparu, que nous devons la
retrouver.
- Ah oui. Pas bête, commissaire.
- Cette enquête est prioritaire. Le vol de transat dont est venu
se plaindre Monsieur Grant, le mois dernier, attendra. Nous
allons commencer par rendre visite à Miss Packwett, la
gérante de la Frisbee Scilly School. Elle est la dernière à
l’avoir vue, apparemment.
- Et notre petite collation du matin ? J’ai pris deux Donuts à
la framboise. Si on ne les mange pas, ils vont durcir.
- Rassurez-vous Mouloud. Hors de question que nous
quittions le poste, le ventre à moitié vide. Je prépare le thé.
- Et moi, j’installe les tasses sur la terrasse !
Chaque matin, les deux super flics partageaient quelques
douceurs accompagnées d’une à deux tasses de thé vert. Selon
un protocole bien établi, le sergent se chargeait d’acheter les
pâtisseries alors que le commissaire fournissait les boissons
chaudes et froides (jus de goyave, de mangue… fraîchement

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pressés). « Une petite collation, rien de tel pour souder une
équipe » aimait à répéter Gum avec ou sans doigt dans le cul.

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Miss Packwett s’était définitivement installée, sur Sainte Mary, en
2013. Une année avant 2014 d’après le Métropolitan Irish
Institute.
Mordue à la main droite par une girafe albinos, lors d’un safari
au Botswana, elle avait dû interrompre une carrière prometteuse
qui l’avait menée sur tous les podiums de la IFL, la Ligue
Internationale de Frisbee.
Grâce aux revenus du sponsoring, elle avait amassé un certain
pécule. Pécule qui lui permit de faire divers investissements et
d’acquérir la villa d’été de feu Herr Hedzel, concepteur du four
crématoire à chaleur tournante. Elle avait, aujourd’hui, troqué le
disque de plastique contre des métaux en tout genre qu’elle
fondait et soudait pour réaliser de monumentales sculptures.
Continuant, en parallèle, à partager sa passion pour le frisbee
avec de jeunes iliens au sein de la WPS (Frisbee Scilly School)
qu’elle avait créée en 2016.
En quittant le commissariat, les deux compères avaient longé
l’océan, le plus court chemin pour se rendre chez Miss Packwett,
d’après Rideway, l’appli du commissaire. Le sergent Ben Hakrim
ne fut pas mécontent de découvrir, sur un panneau,
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l’inscription : Little Porth. En effet, le porte-bagage du
commissaire, passé quelques kilomètres, lui torturait le fessier.
Le quartier consistait en un alignement de belles villas, datant du
siècle dernier. Certaines étaient masquées par des haies
centenaires que le vent n’était pas parvenu à faire plier.
- C’est bien au 8, Mouloud ?
- Oui, c’est bien ça, commissaire, comme les huit doigts du
main.
Gum ralentit et laissa glisser son vélo sur le bas-côté, à proximité
d’un panneau dont le pied constituerait un formidable rempart
contre le vol. Mouloud s’empressa de se lever et décongestionna
ses fesses élanguies en faisant quelques pas. Il en profita pour
vérifier le nom qui figurait sur la boite aux lettres. Bien qu’en
partie effacé par le temps, le nom de l’ex-championne s’étalait
sous ses yeux.
Le portillon, en acier torsadé, disparaissait, sous un amas de
glycines dont les branches entremêlées formaient un rempart
informe. Gum pressa le bouton de l’interphone. Une longue
sonnerie retentit. Mais, pas une voix ne se fit entendre.
Les deux compères patientèrent, un instant. Gum pressa, à
nouveau. La sonnerie, cette fois-ci, fut rapidement interrompue.
- C’est pour la livraison ? demanda une voix lointaine.
- Non, pas du tout…Commissaire Gum. J’aimerais
m’entretenir avec Miss Packwett.
- Je vous écoute.

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- Si vous le voulez bien, je préfèrerais échanger, de vive voix,
avec vous.
- Comme vous voulez mais, avec mon chien, c’est à vos
risques et périls.
Sur ce, la serrure se mit à vibrer et le portillon s’entrouvrit.
- Ecoutez, Mouloud, passez devant. Si le chien nous attaque,
vous ferez diversion.
- Ah patron, toujours de bonnes idées ! ajouta le sergent, les
yeux perclus d’admiration.
Il ouvrit donc la marche. Les deux hommes, l’un derrière l’autre,
suivirent, d’un pas prudent, l’allée qui menait à l’immense villa
coincée entre deux cyprès. Ils n’étaient, qu’à quelques mètres du
perron, lorsque, bondissant d’une futaie, un molosse, crocs
déployés, s’élança vers eux.
- A vous de jouer Mouloud ! s’écria Gum en se pressant de
rejoindre l’imposant escalier.
De son côté, Mouloud imita la grue cendrée, pour attirer
l’attention du canidé. Il se dirigea vers un boulot, en espérant
pouvoir s’y réfugier. Mais, le chien fut le plus rapide et s’écrasa
sur le dos du pauvre agent qui chuta sur un parterre de myosotis.
Sans même attendre qu’on lui ouvre, Gum poussa et referma la
porte d’entrée, derrière lui. Sain et sauf. Le souffle court.
- Commissaire Goune, je suppose.
- Gum…Commissaire Gum, comme un chewing-gum.

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En se retournant, il découvrit une femme couverte d’une
combinaison de travail, et d’un casque à souder, relevé sur le
front.
- Désolée pour la tenue mais je travaillais.
Elle jeta son casque, sur un sofa, et baissa la longue fermeture
éclair de sa combinaison qu’elle laissa tomber, sur le parquet.
Simplement couverte d’un petit slip en éponge orange, elle invita
Gum à la suivre.
Le commissaire resta bouche bée un instant, puis, finit par suivre
son hôtesse en feignant d’ignorer son inconvenante nudité. Ils
traversèrent, en silence, un long couloir dont les murs
témoignaient de la gloire passée de l’ex-championne : des coupes
, des médailles entreposées sur des étagères en bois de Cologne,
des dizaines de photos dont le célébrissime cliché paru à la une
de Frisbee Newsweek où elle posait en compagnie de Harold
Feathedel, un apiculteur de Birmingham.
- Je vous en prie, asseyez-vous, commissaire. fit-elle en
désignant un fauteuil.
Gum jeta un rapide coup d’œil au salon. Il y régnait un certain
désordre. Il dut d’ailleurs écarter un tas de linge pour pouvoir
s’asseoir. De son côté, elle s’allongea sur un divan, face à lui,
glissant sa main atrophiée entre ses cuisses moites.
- Je suppose que c’est encore mon foutu voisin qui s’est
plaint !
- Ah non, rien à voir avec votre voisin ! Ma visite concerne la
disparition de la jeune Debbie Doodle.

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- Debbie a disparu ?
- Elle n’est jamais rentrée de son entraînement, lâcha Gum,
incapable d’éviter, du regard, la généreuse poitrine de son
interlocutrice.
- Elle a été enlevée ?
- Pour le moment, impossible de savoir. J’aimerais,
justement, vous poser quelques questions pour
comprendre. Il est possible que vous soyez la dernière
personne à l’avoir aperçue.
- Mais j’y pense, je ne vous ai même pas proposé une part de
flan.
Elle souleva le couvercle d’un plat à tarte dans lequel subsistaient
quelques parts d’un flan aux teintes peu engageantes, à la
consistance déplivante.
- Non, c’est gentil, merci. Je suis luthérien, hérédité oblige.
- Oh désolé…fit-elle en recouvrant le plat.
- Ne le soyez pas, vous ne pouviez pas savoir. Donc, Debbie
est bien venue s’entraîner, hier soir ?
- Oui, comme tous les lundis, sauf le mercredi, bien entendu.
- Et vous a-t-elle paru troublée ou différente des autres
jours ?
- Non, toujours aussi appliquée à bien faire malgré des
capacités, soyons claires, plus que limitées. Pour tout vous
dire, elle est complètement nulle, une vraie ratée. Mais
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enfin, comme on dit à Las Vegas, il faut de tout pour faire
un zoo.
- C’est bien vrai. Et lorsqu’elle est partie, vous…
Gum s’interrompit. Le cliquetis assourdissant d’une serrure
résonna, derrière lui. Sur le visage de Miss Packwett, se dessina
un large sourire.
- Ah, enfin réveillé, Darling ! s’exclama-t-elle. Je te présente le
commissaire Goume.
- Gum comme un chewing-….
Gum découvrit alors, sur sa droite, le corps totalement nu d’un
grand asiatique musculeux. Prévoyant, le commissaire recula un
peu la tête, pour éviter de frotter son nez au gland du bellâtre.
- Enchanté commissaire, dit l’homme en lui tendant sa main.
- Enchanté, bredouilla Gum en la lui serrant (la main).
- Je vous présente Tao, un vieil ami.
Le vieil ami, d’à peine trente ans, se dirigea vers Miss Packwett et
s’allongea sur elle. Gum tenta d’ignorer cette inopportune
entreprise et baissa les yeux, faisant mine de resserrer les lacets
de ses bottines. Les deux amants s’enlacèrent, sans vergogne,
échangeant de profonds baisers sonores. La tête de l’asiatique
glissa entre les cuisses de sa partenaire. Elle gémit et
murmura : « Oh oui, bouffe-la…bouffe-la! ». Jamais, Gum
n’avait été témoin d’un bouffage de motte. Ses doigts se
crispèrent sur ses lacets.
- Stop ! s’exclama alors Miss Packwett.
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Obéissant, Tao retira les deux doigts qu’il lui avait déjà enfoncés
dans l’anus et les essuya avec nonchalance.
- Allez, va donc nous préparer du café ! Je finis avec le
commissaire et je te rejoins.
Très discipliné, le Ninja se releva et sans un mot, s’éloigna, le
sexe à 90° voire 108°, par instant.
- Alors commissaire, où en étions-nous ?
Gum, encore troublée par la soudaine et bestiale étreinte, lâcha
ses lacets et esquissa un sourire figé.
- Est-elle partie seule ?
- Complètement seule…Ah, j’oubliais ! Avant de partir, elle
m’a laissé ça.
Miss Packwett montra un carton, adossé à un vase, dans lequel
flétrissait une rose orangée. Il s’agissait d’un carton d’invitation.
Gum le scruta, avec attention. Il s’agissait d’une carte à deux
volets. Sur le premier, un énorme « FIESTA ! » se détachait sur
un fond pailleté. A l’intérieur, un second volet, mentionnait les
détails pratiques (lieu, horaires…) ainsi qu’un petit mot, dans une
police scripte : « Debbie est super heureuse de te convier à son
anniversaire (18 ans ! Wahou Banjo!)… ».
- Debbie vous a invité à son anniversaire, vous entreteniez
une relation privilégiée avec elle ?
- Non, une élève, comme une autre. Pas plus intéressante
qu’un presse-agrume, à vrai dire.

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- Si ça ne vous dérange pas, je vais le conserver, comme pièce
à conviction.
- Pas de soucis…De toute façon, je ne comptais pas m’y
rendre.
Il glissa le carton, au fond de sa poche, sans être totalement
convaincu de l’intérêt de la chose. Il suivait, ainsi, les
enseignements du Capitaine Birgan, directeur de l’école de police
de Norfolk qui aimait répéter aux futurs agents : « Ici, c’est moi
le boss ! Pas Elvis Presley !». Un saint homme.
- Et vous, où étiez-vous entre 19h et 20h22 ?
- J’étais sous Tao jusqu’à 22h01. Si vous voulez vérifier, nous
nous sommes filmés pour Pornexcess. Je peux vous
transmettre le lien, si nécessaire.
- Non, je vous fais de la confiance.
- A votre place, je chercherais du côté du 44.
- Le 44 ?
- Je ne sais pas si cela a de l’importance mais j’ai aperçu
Debbie, il y a deux ou trois jours, au comptoir du club.
- Elle était seule ?
Miss Packwett se mit à rire, en serrant un coussin entre ses
cuisses.
- Seule ? pas vraiment…Elle était comme prise en sandwich
entre deux hommes, des marins de passage, je suppose.
- A quoi ressemblaient-ils ?
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- Deux types en hypotouffe.
- En hypotouffe ? Pouvez-vous préciser Miss Packwett ?
- Ils ne se frottaient pas à elle pour connaître les horaires des
marées ! Ils voulaient la…
A nouveau, la porte, derrière le fauteuil de Gum, se mit à grincer.
A nouveau, le visage de Miss Packwett s’illumina d’un sourire
franc. Ne portant qu’un foulard enroulé autour du cou, Miguel
Ibanez ignora Gum et s’installa, sur le tabouret, face au piano et
entama le Nocturne n°2, en si bémol, pour piano et mandoline
de Karl Andever.
- Miguel, tu pourrais saluer le commissaire !
Imperturbable, l’homme continua à enchainer les triolets de la
cinquième mesure.
- Vous aimez le piano, commissaire ?
- Oui beaucoup, enfant je jouais de l’harmonica. Pourriez-
vous me décrire ces deux hommes ?
- Le plus petit avait un tatouage, sur le cou, et le crâne
chauve…L’autre portait une casquette UPS et un tee-shirt
trop court pour sa grosse panse. Certainement, des gars de
passage, je ne les avais jamais vus. Mais allez interroger
Kaki, il pourra, peut-être, vous en dire plus.
- Et où puis-je trouver ce Kaki ?
- C’est le patron du 44. Bon commissaire, j’ai très envie d’une
double pénétration anale alors si on pouvait conclure, ce
serait formidable.
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Le pianiste ibérique frappait maintenant ses touches, avec force,
et il devenait difficile de s’entendre. Gum haussa la voix.
- Ecoutez, de mon côté, j’en ai fini…Si nécessaire, je vous
contacterai. fit-Gum en refermant son petit carnet Polly
Pocket gagné à la kermesse de Saint Pill, l’été suivant.
Miss Packwett précéda le commissaire et le raccompagna
jusqu’au vestibule. Au moment d’ouvrir la porte, elle se figea et
s’écria :
- Oh non ! Mes myosotis !
Plus bas, dans le jardin, le sergent Ben Hakrim tentait toujours
de se débarrasser du molosse qui le plaquait avec force, écrasant,
ce faisant, le parterre de fleurs.
Du perron, Miss Packwett interpella son Cerbère :
- Bambi ! au pied ! Au pied, Bambi !
Aussitôt, le chien relâcha le bras du pauvre agent et accourut
vers elle, emportant avec lui une manche de parka. Il prit la pose
aux pieds de sa maîtresse.
- Vilain, je t’ai déjà dit de ne pas jouer dans les fleurs ! Et
c’est quoi ça ? fit-elle, en tirant de la gueule de l’animal le
lambeau de parka.
- Ce doit être la manche de mon adjoint. Je lui rendrai si vous
voulez et désolé pour vos plates-bandes. A bientôt
mademoiselle, et mes amitiés à vos…amis.
- Ne vous inquiétez pas pour eux, je vais les gâter.

26
Elle referma, derrière elle. Gum se réjouit de retrouver une
atmosphère moins viciée et écarta, à deux ou trois reprises, sa
mâchoire supérieure. Il descendit les marches du perron et
rejoint l’agent Ben Hakrim qui, couvert de boue et en haillons, se
remettait de sa longue étreinte.
- Allez Mouloud, ne trainez pas ! Nous avons une piste : le
44.
- Le 44 ?
- Vous connaissez ?
- Si je connais ! Mon frère Yazid, le transgenre, il faisait le
ménage au 44 pour payer ses stages de majorette. Un repère
d’alcooliques et de tokchicomanes qu’il disait. Il trouvait
des seringues usagées dans les toilettes et des restes de
gigot.
- Des restes de gigot, très intéressant…Figurez-vous que la
jeune Doodle y passait ses soirées. Tenez, votre manche,
ajouta Gum en lui lançant le morceau de tissu.
Sans attendre son collaborateur, Gum s’élança sur l’allée
gravillonnée. Fixant l’horizon, il se remémora ces merveilleux
moments passés naguère à peler les coings, au côté de Tante
Isabeau. Célibataire endurcie, la vieille femme conservait la
douceur des printemps bien que parée d’automne.
Lorsqu’ensemble, ils enfournaient la tarte, ils pouvaient rester
des heures à regarder brunir les fruits avant d’aller pêcher les
tavillons dans une mare.

27
Le temps de déverrouiller son cadenas que, déjà, le sergent l’avait
rejoint au pas de course. Les deux hommes grimpèrent sur le
vélo et, bientôt, filèrent à près de 8 km/h sur Little Porth. Le
sergent Ben Hakrim, cramponné à la selle, grattait la terre qui
restait accrochée aux lambeaux de son pantalon.
Contre toute attente, Gum pila. La roue arrière dérapa quelque
peu. Sans dire un mot, il se dirigea vers le bas-côté et commença
à fouiller dans les hautes herbes qui colonisaient les bords de la
route, sous l’œil droit intrigué de son adjoint.
- Vous avez perdu quelque chose, chef ?
- Non, Mouloud, j’ai trouvé quelque chose.
Il tenait un portable nacré de rose.
- Et devinez quelles initiales sont gravées, au dos, en lettres
d’or ?
- Je ne sais pas, chef, je ne suis pas ingénieur des initiales.
- DD…DD comme Debbie Doodle.
- Le téléphone de Debbie Doodle ?!
- Exactement !
- Le téléphone de Debbie Doodle ?!
- Exactement !
- Le téléphone de Debbie Doodle ?!
- Exactement !
- Le téléphone de Debbie Doodle ?!
28
- Nous nous sommes suffisamment exclamés, mon cher
Mouloud. Toute la vie privée de la disparue se trouve entre
nos mains. Notre enquête vient de faire un pas de géant
pour ne pas dire un saut de derviche !
- Chef, regardez !
C’était maintenant, le sergent Ben Hakrim, qui se trouvait au
milieu des hautes herbes. Judicieuse initiative, il avait décidé de
ratisser la zone de la découverte et avait surpris, sous les
branches d’un genêt, un slip en lin.
- Mais laissez ce vieux chiffon, Mouloud !
- Mais ce n’est pas un vieux chiffon, commissaire ! C’est un
bokcher de taille S et sauf erreur de la part de Jocelyne, il a
été imbibé de chloroforme. Peut-être le slip du ravisseur !
- Il aurait endormie sa victime pour la rendre plus
coopérante. pensa l’ingénieux commissaire, à haute voix.
Mouloud, veuillez étiqueter ce slip, pièce à conviction n°2.
Peut-être, pourrons-nous y relever des empreintes bitales.
En attendant, faisons parler ce téléphone.
Gum pressa le bouton latéral de l’appareil, l’écran s’illumina mais
réclama un code pour poursuivre.
- Mouloud ! Le code ?
- Essayez 0000, la plupart des gens l’utilise.
Gum pianota les quatre chiffres. Code rejeté.
- Ce n’est pas ça, Mouloud ! Il ne nous reste que deux essais.

29
- Essayez 1992.
- Pourquoi 1992 ?
- C’est mon année de naissance. Les gens utilisent,
fréquemment, leur année de naissance ; elle est facile à
retenir.
- Mais pourquoi Debbie aurait utilisé votre année de
naissance ?
- Pourquoi pas ?
- Mais enfin Mouloud ! Elle n’avait aucune raison d’utiliser
votre année de naissance ! Je ne sais même pas si vous
l’avez seulement croisée, une seule fois, dans votre vie.
Mais, je sais ! Je sais ! s’exclama-t-il avant de poursuivre.
Nous sommes en 2022 et elle fêtera ses 18 ans
prochainement, elle est donc née en 2004.
- Je ne vous suis pas, commissaire… lâcha Ben Hakrim, le
regard envahi de perplexité.
- Peu importe. Moi, je me suis. 2004, c’est notre code ! J’en
suis sûr !
Gum pianota les quatre chiffres, avec fébrilité. Il ferma les yeux
au moment de presser « enter ». Après un court instant qui leur
parut une éternité, le téléphone se mit à vibrer puis à sonner : le
mot de passe était trouvé ! Les deux hommes trépignèrent et
esquissèrent les premiers accords d’ « In between days » en
claquant des doigts. Mais l’enthousiasme fut de courte durée.
L’écran s’assombrit aussitôt. La batterie venait de pousser un
dernier soupir.
30
- Mouloud, inutile de pleurer ! Nous allons rentrer au poste
et le recharger. Cela ne prendra que quelques minutes et
nous en profiterons pour goûter au civet de pintade que j’ai
cuisiné.
- Mon ventre commençait à crier famine, bonne idée.
Tous deux remontèrent, sur le vélo, sous l’œil perplexe d’un
hérisson, tapi sous une fougère. Il les regarda s’éloigner, bien
heureux de retrouver la quiétude de son talus.

31
Debbie Doodle était, maintenant, en 8 morceaux. 8 morceaux,
savamment ordonnés, à l’intérieur d’une vieille malle.
Avant de la refermer définitivement, il attrapa un bras et tâta le
pouls pour s’assurer que la jeune fille était bien morte.
Vérification faite, il reposa le membre raidi et rabattit le
couvercle. Il ne lui restait plus qu’à attendre la nuit pour
transporter la malle sur Devon Rock, une décharge à ciel ouvert
s’y étendait entre terre et mer. Sépulture idéale pour l’ingrate en
kit.
Elle l’avait profondément déçu. Il avait enchaîné trois ballets,
trois ballets exceptionnnels. Pas un applaudissement, pas un
encouragement. Rien. Elle était restée à le regarder sans réagir,
impassible. Lorsqu’à l’entrée du dernier tableau, il apparut,
couvert de sa combinaison illuminée de led multicolores, il avait
imaginé provoquer l’hystérie de sa spectatrice. Déception. Ses
yeux de bovin étaient restés inertes et, seule, une moue grotesque
avait déformé son faciès. Il ne prit même pas la peine d’exécuter
le final. De colère, il saisit la tronçonneuse et la découpa sur les
derniers accords en sol mineur.

32
Son coup d’essai se soldait par un terrible échec. Il devrait, à
l’avenir, être plus exigeant au moment de sélectionner son
public. Cette grosse quiche était totalement dénuée de sensibilité,
hermétique à la grâce. Il aurait dû s’en douter. Il avait agi par
compassion. Lorsqu’elle avait déposé ses trois costumes sur le
comptoir du pressing, il avait lu, dans son regard, une détresse
incommensurable. Il voulait lui offrir un instant d’extase,
l’extraire de son quotidien moribond, de ce carcan de graisse qui
l’étouffait. Un élan d’altruisme et d’empathie. Il se promit de ne
plus jamais laisser place à ces infects sentiments.
Il lui fallait maintenant décrocher les bâches qu’il avait tendues
pour protéger murs et parquet. Il quitta ses hauts talons et
grimpa sur une chaise. Il entendit, alors, tambouriner au rez-de-
chaussée. Il s’immobilisa. Une goutte de sueur perla sur son
front et s’écrasa sur le sol. Par chance, sans un bruit. Pour éviter
d’être dérangé, il avait pourtant mis un panneau sur la devanture
de la boutique : « Fermeture exceptionnelle pour cause
d’inventaire ».
A nouveau, un fracas sourd remonta à l’étage. « Maman ! » ne
put-il s’empêcher de s’exclamer, avec retenue. Il venait de se
souvenir qu’ils avaient convenu qu’elle passerait, mardi, pour lui
montrer les nouvelles housses de sa Renault GT. Il se maudit
d’avoir oublié ce rendez-vous ! Il connaissait trop bien sa mère.
Elle n’était pas de celles qui se laisseraient arrêter par une porte
close. Il fit glisser, dans son dos, la fermeture éclair de sa robe
qui glissa sur ses bas et s’étala parterre. Il tira sa perruque,
décrocha ses prothèses mammaires et s’élança vers la trappe.

33
- Alors ce civet de pintade, mon cher Mouloud ?
- Echquis, fit l’agent, incapable de prononcer correctement
les « x » depuis l’ablation de son lobe droit.
Les deux bureaux étaient impeccablement dressés : une jolie
nappe de Vichy rose et ses serviettes assorties, des couverts en
argent dont Gum avait hérités de sa chère tante Isabeau, des
assiettes en porcelaine de Greddle dénichées dans un vide-
grenier et, entre les deux hommes, un bougeoir, en étain, des
ateliers de Wistle représentant un bouquet de tulipes sur fond
d’ermiettes.
Gum souffla la bougie.
- Bon Mouloud, passons au briefing.
- Et le dessert, chef ? Je nous avais préparé un petit pudding.
- Désolé, mais nous devrons nous priver de pudding,
Mouloud. Je vous rappelle que la vie d’une jeune fille est
entre nos mains. Nous le mangerons avec le thé, à mon
retour.
34
- A votre retour ?
Le commissaire s’était déjà levé et positionné près du tableau
blanc. De son côté, le sergent sortit, de sa poche un carnet pour
consigner les principales informations.
Au feutre effaçable, Gum synthétisa, par un schéma mûrement
réfléchi, les éléments recueillis lors de leur escale chez Miss
Packwett.
- Voilà où nous en sommes à l’heure où nous parlons,
Mouloud, trois pistes : le 44, un slip et le portable (qui se
rechargeait sur le comptoir). Je vais donc filer au 44 et
pendant ce temps, vous allez faire parler le téléphone :
photos, mails, sms…Comme dit le proverbe, celui qui tient
la poignée, referme la porte.
- Vous allez vous rendre, seul, au 44 ? Pas très prudent,
commissaire.
- Non, Mouloud, je n’irai pas seul.
Ménageant un effet de suspens insoutenable, Gum tira,
lentement, le second tiroir de son bureau et en sortit un rutilant
HK 45.
- Avec lui, je ne risque rien.
Depuis sa nomination à la tête du commissariat de Ste Mary,
Gum n’avait utilisé qu’une fois son arme de service, ceci pour
débloquer le robinet de la chasse d’eau, à défaut de marteau. Il le
glissa dans la poche intérieure de son trois quart sous le regard
admiratif de son adjoint. John contemplait la boussole.

35
- Mouloud, je vous laisse débarrasser. Laissez la vaisselle dans
l’évier, je m’en occuperai en rentrant. fit-il en prenant une
voix plus grave.
- Ecoutez, c’est un jour spécial, je prendrai votre de tour de
vaisselle, commissaire.
- C’est dans l’adversité que l’on reconnait l’homme. Je
remercie, chaque jour, le Seigneur d’avoir mis, sur mon
chemin, un adjoint tel que vous, Mouloud.
- Je sais bien que si demain, j’avais toujours, vous le premier.
Long silence.
- Je ne suis pas bien sûr de vous avoir compris Mouloud,
mais peu importe, vos paroles resteront gravées sur ma
cuisse. Et n’oubliez pas, à mon retour, je veux voir, sur
mon bureau, votre rapport en double exemplaire. Ce
téléphone ne doit plus avoir le moindre secret pour nous.
- Comptez-sur moi commissaire !
Gum agrafa deux feuilles. Il reposa, ensuite, l’agrafeuse près du
dévidoir de ruban adhésif. Il ouvrit un tiroir et le referma. De
son côté, le sergent consulta sa boite mail, en respirant pour
passer le temps.
- Commissaire…Mauvaise nouvelle ! La scientifique a
analysé la crypto photo du slip que je leur ai envoyée.
L’empreinte bitale n’est pas dans nos fichiers.
- Nous avons à faire à un débutant. Ce sont les pires.

36
Alors qu’il effectuait son premier stage au service des stupéfiants
de Brighton, le jeune inspecteur Gum avait participé à
l’arrestation du parrain de l’Opium gate : Federico Picceli.
Ensuite, il était rentré dans l’appartement qu’il louait sur
Bourbon street, impatient de retirer ses chaussures.
- Commissaire !
Gum, qui s’apprêtait à sortir pivota, sur lui-même, et comprima
ses coudes.
- Surtout, en cas de problème, vous m’appelez.
- Je n’y manquerai pas.
Ses pas résonnèrent alors sur la terrasse. Les pas d’un homme
marchant vers son vélo.

37
Le Soleil illuminait l’océan de mille reflets. Gum chantonnait en
suivant Old Town Road. La circulation était dense à cette heure.
Il avait croisé près de 11 véhicules depuis son départ. Info route
avait, en effet, prévu un trafic soutenu en raison de quelque
chose.
A l’approche de l’énorme ferme des Gary’s, il vira, à gauche. La
très longue Trench line se déroulait face à lui. Il avait, bien
souvent, emprunté cette voie mais jamais n’avait remarqué le 44.
Pourtant, d’après son application, le Night-club se situait à
quelques mètres du Sanson. Le Sanson !…Tous les dimanches,
Gum s’installait au 8ème rang, dans l’unique salle du cinéma, à la
séance de 16h. Une manière, pour lui, de tenir éveillé le rêve qui
avait bercé sa jeunesse : devenir acteur.
Lorsqu’il avait évoqué cette éventualité, au beau milieu d’un
dîner familial, le jour de ses 12 ans, son père s’était mis à rire et
sa mère de lui dire en s’esclaffant : « Tu as toutes tes chances,
s’ils tournent la planète des gros cons ! ». Cette scène n’émoussa
point son ambition et, quelques années plus tard, il écrivit une
longue lettre à Tom Cruise, espérant recevoir le soutien du
Dernier des Samouraï. Mais sa lettre resta sans réponse peut-être
parce qu’il avait omis de l’envoyer.

38
Il stoppa son vélo, devant l’entrée du cinéma, et imagina, un
instant, son nom en lettres d’or étalé sur l’une des affiches qui
couvraient la devanture vintage.
- Ah mais oui ! C’est bien toi, Darryl !
Gum faillit perdre équilibre en sursautant. Une Porsche 911
décapotable venait de s’arrêter à sa hauteur.
- Tu n’me remets pas ? Conrad Sussex !
Comment aurait-il pu oublier Conrad Sussex ? Toute son
adolescence, il n’avait fait que le fuir et quand la fuite n’était pas
possible, il devait souffrir ses brimades et ses humiliations.
- T’as fait installer des pneus renforcés sur ton vélo ?
Gum ne sut que répondre.
- Le prends pas mal, je plaisante.
Gum força un rire discret.
- Ne me dis pas que tu habites toujours ici ?
- Si.
- Moi, ça fait deux jours que je suis là, pour le troisième
mariage de ma sœur, et j’étouffe déjà !
Sixtine Sussex ! Elle, non plus, Gum ne l’avait pas oubliée. Il
n’avait jamais réussi à lui parler alors qu’elle nourrissait tous ses
désirs. Au paysage de sa mémoire, rien n’était plus beau que
Sixtine Sussex.
- Attends, je me gare et on boit un verre.

39
- Non, désolé Conrad, je suis attendu.
- Tant pis pour toi ! Ecoute, je suis là, jusqu’à la fin de la
semaine…Appelle-moi et on se fait une petite soirée. Vas-y,
note mon numéro.
Gum attrapa son téléphone en croisant du bout des doigts la
crosse de son HK 45. Comme il aurait aimé le saisir et venger, en
pressant la gâchette, toutes ces années d’humiliation. A défaut, il
attrapa son téléphone et feignit d’enregistrer le numéro.
- Bon allez Willy, bonne journée sur cette île de merde !
Il enfonça son accélérateur et déboita, en coupant la route à un
camion de livraison qui klaxonna en le voyant disparaître.
Willy ! Cela faisait bien longtemps qu’on ne l’avait pas appelé
ainsi. Une trouvaille de Conrad en référence à l’orque du même
nom. Il aimait, après l’avoir balancé contre un buisson d’ortie ou
jeté à l’eau en plein hiver, s’écrier : il faut sauver Willy ! Sûr, Gum
ne le rappellerait pas. Si seulement, il pouvait ne plus jamais le
trouver sur sa route.
Puisqu’il n’était qu’à quelques enjambées du 44, Gum profita du
parc à vélo installé au pied de la haute façade du Sanson. Si son
application ne faisait pas d’erreur, il lui restait 58 mètres à
parcourir et, pourtant, rien n’indiquait le 44. Lorsque la voix de
son guide lui annonça « Vous êtes arrivé », il n’avait face à lui
qu’une petite villa des plus banales. Il était convaincu de faire
fausse route et vérifia l’adresse qu’il avait enregistrée. Aucune
erreur, l’adresse indiquée était bien celle du 44. C’est alors qu’il
aperçut un vieil homme occupé à bêcher un coin du jardinet.

40
- Pardon Monsieur ?
Le vieux s’interrompit et s’approcha, pour rendre plus opérant
son sonotone.
- Désolé de vous déranger mais je recherche un club privé, le
44.
L’apparente bonhommie du vieil homme s’évanouit, aussitôt.
- Un club privé, tu parles ! Un repère de tordus ! Si j’avais
une bombe, je le ferais exploser votre 44 ! Regardez, mon
rosier, c’est encore l’autre tordu qui l’a coupé !
Gum remarqua alors une discrète impasse dont l’entrée était
masquée par les branches atrophiées d’un rosier.
- Il dit que ça gène ses clients ! Et moi, le boucan qu’ils font
toute la nuit, ça ne me gêne pas peut-être ? De toute façon,
ça finira mal cette histoire ! Un jour, je vais sortir mon fusil
et je vais leur foutre du plomb dans les fesses à ses clients !
- Il ne faut pas en arriver là, mon cher monsieur, rien ne vous
empêche de contacter la police pour tapage nocturne.
- La police ? Que des incapables sur Ste Mary ! Il paraît
même qu’ils ont embauché un Arabe, un arabe policier et
pourquoi pas un gnou ?!
Le sergent Ben Hakrim était de père tunisien et de mère
suédoise, mais Gum ne trouva pas utile d’apporter ces précisions
à son interlocuteur. Lequel continua à marmonner en regagnant
son lopin de terre, sans même saluer Gum.

41
- Bonne journée monsieur, lui lança, malgré tout, le
commissaire en se dirigeant vers l’impasse.
Longue de près d’une vingtaine de mètres, elle débouchait sur
une petite cour. Au-dessus d’une porte blindée, un néon éteint
dessinait un 44. Il y était enfin !
Une simple sonnette se détachait de l’épais encadrement, en acier
trempé. Gum la pressa longuement, après avoir réajusté le col de
sa chemise et son fémur. Sans réponse, et n’entendant pas le
moindre bruit, il la pressa à nouveau. Toujours ce silence
pénétrant. Une visite nocturne aurait été, sans doute, plus
appropriée. C’est alors que le moteur d’une grosse cylindrée se
mit à résonner, au bout de l’impasse. Gum se retourna et vit
apparaître une puissante Honda surmontée par un grand type
moulé dans une combinaison de cuir noir et rouge. Le motard
coupa le moteur et retira son casque, découvrant une longue
chevelure blond platine.
- On ouvre à 22 heures, lança-t-il.
- Commissaire Gum…fit-il en montrant son insigne. J’aurais
souhaité m’entretenir avec un certain Kaki.
- Qu’est-ce que vous lui voulez ? rétorqua l’autre, une ombre
dans la voix.
- Juste lui poser quelques questions.
- Je n’ai pas beaucoup de temps.
Gum comprit alors que l’homme aux narines percées d’anneaux
était Kaki, le bien nommé.

42
- Mais, ce sera rapide
L’homme posa son pouce sur un capteur, sous la sonnette. Ainsi,
il déclencha le système de déverrouillage automatique de la porte.
- Suivez-moi, mademoiselle
Gum pensa avoir mal compris et le suivit. Au même moment,
sur les rives du Gange, une tortue luth gorgée de plastique
étouffait, une dernière fois.

43
- Tu sais, ma chérie, c’est la première fois que je porte un
smoking.
- Alors, quel effet ça fait ?
- Je ne sais pas, c’est bizarre.
Percy Rack qui, accroupi, épinglait l’ourlet du pantalon de Lens
Bilmore ajouta :
- Si je puis permettre, vous le portez très bien.
- Vous ne trouvez pas la veste un peu trop large à la taille ?
demanda Sixtine Sussex qui assistait à la séance d’essayage
confortablement installée dans un fauteuil club, une tasse
de thé à la main.
- Tu veux rire ! Trop large ! Tu veux que j’étouffe ou quoi ?
s’exclama Lens sans une pensée pour la tortue luth qui
venait de s’éteindre.
- C’est la coupe traditionnelle du smoking Capri. Si je sers
davantage, j’ai peur que l’ensemble manque d’harmonie,
précisa le tailleur qui s’était relevé et ajustait maintenant le
jabot de son modèle.
- L’écoutez pas, c’est très bien comme ça…C’est bientôt
fini ?
44
- Il ne reste qu’à choisir le nœud papillon.
Mr Rak tira alors un tiroir dans lequel s’étalaient de multiples
modèles, dans un écrin de velours pourpre.
- Avec ce modèle, je vous conseillerai plutôt une soie noire
avec des bouts en battoirs comme ceux-ci.
Sixtine qui s’était approchée, détaillait les nœuds.
- Pourquoi pas blanc ?
- En général, on associe le nœud blanc à la queue de pie mais
rien ne vous empêche d’opter pour le blanc.
- Oui, soyons fou ! Essayez celui-ci. fit-elle, avec autorité, en
retournant s’asseoir avant de constater qu’elle était déjà
assise.
M. Rak décrocha donc le nœud blanc et le fixa délicatement
autour du cou de Lens.
- Alors tu en penses quoi, du blanc ?
- Parfait ! s’exclama Lens qui avait hâte d’en finir.
- Pour les boutons de manchette ? fit le tailleur.
- On prendra ceux de papa, une tradition familiale.
- Bon, je peux retirer mon déguisement ?
- Bien sûr, mais faites attention à ne pas retirer les épingles,
au bas du pantalon, s’empressa d’ajouter le besogneux Percy
Rak.

45
Lens, sans l’entendre, se précipita dans la cabine, impatient de se
libérer de son armure trois pièces.
- Monsieur Rak, mon frère est passé essayer son costume ?
- Non, pas encore Miss Sussex.
- Il m’avait dit qu’il passerait ce matin.
- Il a dû oublier.
Heureusement que la vie les avait éloignés. Elle n’avait jamais
goûté à la désinvolture de son ainé. Jamais, il n’avait travaillé et
ne faisait que dilapider son capital, en organisant des soirées
courues par toute la jet-set de la côte Est.
- Chérie ! Quel genre de slip faut-il porter avec un smoking ?
plaisanta Lens derrière les rideaux de la cabine.
- Un slip en soie avec des dentelles, lui répondit Sixtine, en
rédigeant un SMS à Conrad pour le rappeler à ses
obligations.
M. Rank fit mine de goûter à l’humour de ses clients en forçant
un sourire rectal.
- Vous voulez une autre tasse de thé, Miss Sussex ?
- Non, merci. Bon Lenny, tu te dépêches, il faut qu’on passe
chez la fleuriste et maman nous attend à 17h.
- Je vous livrerai le costume demain, dans la matinée.
- Parfait et si mon frère n’est pas passé avant la fermeture, ce
serait bien de m’envoyer un petit message.
- Pas de souci. Vous avez beaucoup d’invités, je suppose.
46
- Non, une petite centaine maximum. On organise une autre
réception à Brisbane. Là, c’est la version Cornouailles, la vieille
branche traditionnaliste….
Depuis plus de 15 ans, Sixtine Sussex dirigeait un cabinet de
conseils en investissement dans le CBD de Brisbane. Elle avait
suivi son second mari, un avocat d’affaires qui sombra dans
l’alcool suite à quelque chose de pas bien. Elle avait rencontré
Lens au World Gym Ipswich. Il remplaçait exceptionnellement
Margy Rich, sa coach attitrée qui l’avait initiée à l’utilisation du
gode-ceinture et à la position du ciseau. Lens lui apporta,
d’abord, un certain réconfort, une écoute bienveillante alors
qu’elle subissait dans sa chaire et son âme, la violence d’un
époux continuellement aviné. Ils partagèrent des instants
délicieux, des diners divins dans les restaurants les plus courus de
Brisbane. Lens parvint à lui rendre le sourire qu’elle avait perdu.
Il finit par lui défoncer l’anus, sous les douches du club. Elle
décida, ce jour-là, de ne plus le quitter malgré les 15 années qui
les séparaient.
Lens sortit de la cabine. Métamorphosé : un jean délavé, une
paire de basket aux semelles élimées, et un sweat à capuches à
l’effigie des Devil Soccer de Cleveland. Sixtine, dans son tailleur
prune agrémenté d’un long châle en cachemire vert olive,
dépareillait d’avec ce jeune homme qu’elle embrassa, pourtant
goulument, sous le regard dégrainé du tailleur.
- Mais je t’ai dit d’y aller doucement avec ta langue, mon
implant est bancal ! fit-elle en interrompant la valse des
langues.

47
M. Rak les accompagna jusqu’à la porte et leur adressa, une
nouvelle fois, ses plus sincères félicitations. Les deux amants ne
l’écoutaient déjà plus et s’engouffrèrent, dans leur Jaguar, qui
patientait devant la boutique. Derrière sa porte vitrée, le
couturier resta quelques instants à observer la future mariée. Elle
était la distinction personnifiée, un modèle de grâce et de
volupté. La Jaguar s’éloigna. Le tailleur s’écarta, pour laisser
entrer Mr Vown, un habitué.
- Alors, mon pantalon, est-il prêt ? Mr Rak.
- Bien entendu, Mr Vown.
- Quelle bonne nouvelle, Mr Rak !
- En effet, Mr Vown.
- Et ma chemise, Mr Rack ?
- Prête aussi, Mr Vown.
- C’est formidable, M. Rack.
- N’est-ce pas, Mr Vown.

48
- Une bière commissaire ?
- Non merci, jamais d’alcool.
Kaki décapsula sa bouteille, d’un coup de dent, et l’avala d’une
traite.
- Ah ! lâcha-t-il, dans une longue expiration éructive.
Amateur d’ukiyo-e ?
- Comment ? bredouilla Gum.
- L’art de l’estampe.
Les murs du minuscule bureau, au sous-sol du 44, étaient
couverts de reproductions de maîtres nippons : paysages,
geishas, coïts, shunga, kabuki…
- Ma préférée, Ase o fuku onna. Vous parlez japonais ?
- Non, juste deux ou trois mots : hot-dog, chihuahua…Rien
de plus.

49
- Ase o fuku onna, la femme essuyant la sueur de son visage.
Rien de plus beau non ?
- C’est joli, c’est vrai.
- Joli ? Vous ne pouviez rien dire de pire! Un dessin
d’Utamaro n’est jamais joli, commissaire, il est beau !
Manet, Turner, Utrillo, Poussin, c’est joli. Mais Utamuro,
c’est beau ! Regardez la douceur de ces traits !
- Oui c’est vrai, maintenant que vous le dites, c’est beau, très
beau…bredouilla Gum.
- Très beau ? Mais, non commissaire ! C’est beau, pas très
beau. Le beau n’a pas de superlatif, c’est un état suprême. Je
ne peux pas m’empêcher de pleurer, en regardant le visage
de cette femme.
En effet, une larme glissait, lentement, sur la cicatrice qui
lézardait sa joue gauche.
- Vous ne pleurez pas commissaire ?
- Non, pas vraiment.
- Vous êtes comme les autres, aveugle.
- J’ai une petite myopie, comme maman, mais globalement,
ça va.
Gum s’interrompit en voyant Kaki, de son vrai nom, Hanz
Birembaum, se paralyser devant l’œuvre du maitre de l’art Edo.
Il se pinça le nez et souleva sa jambe comme l’aurait fait un
flamand rose, un soir de pleine lune sur Marienbad.

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- Euh…Tout va bien ?…Monsieur…Monsieur Kaki ?
Birembaum entama une longue torsion du cou qu’il acheva, en
ondulant frénétiquement du torse.
- Excusez-moi commissaire, mais je devais absolument
retrouver mon état d’équilibre et chasser l’arami-tama.
- Ecoutez, ne vous excusez pas, comme on dit : ce n’est pas
le beurre qui fait la motte.
- Vous êtes un homme bon, un kagemusha. Dites-moi, en
quoi puis-je vous aider ?
- Une jeune fille a disparu et il semblerait qu’elle fréquentait
votre club.
- Il y a de nombreuses jeunes filles qui fréquentent mon club.
- Celle-ci s’appelle Debbie Doodle.
- Debbie Doodle ? Jamais entendu, un nom pareil. Vous
n’avez pas une photo ou une statuette ?
- Non, que je suis bête ! J’aurais dû y penser. Je peux vous la
décrire, à la rigueur.
- Non, ne la décrivez pas ! Je crois que je ne pourrais pas le
supporter, pas après tout ça. Il était comme un fils, pour
moi.
- Je comprends…
En réalité, Gum n’y comprenait absolument rien mais il ne
souhaitait pas contrarier son intriguant interlocuteur.

51
- Attendez, on m’a aussi parlé de deux hommes : un plutôt
petit avec un tatouage et un autre beaucoup plus grand,
limite obèse.
- Vous voulez toucher mes biceps, commissaire ?
Kaki planta son coude sur le bureau, exposant ses muscles
saillants au regard spectral du policier.
- Non, c’est gentil. En parlant de ça, vous avez peut-être des
bandes vidéo, des caméras de surveillance ?
Kaki reposa son tournevis et se mit à rire.
- Des caméras de surveillance ? Vous voulez ma faillite ! Je ne
dirige pas un monastère commissaire ! Ici, on pratique le
bondage, le cock and ball, l’edge play. Mes clients veulent
rester anonymes. Certains sont très en vue. Hier soir, un
ministre était dans nos murs.
Gum qui tentait de prendre quelques notes l’interrompit :
- Excusez-moi, j’ai du mal à vous suivre, après bondage, vous
avez parlé de cock and ball, c’est bien ça ?
- Cock and ball, oui.
- C’est un cocktail ? Une danse folklorique ?
- Une danse folklorique ? Et pourquoi pas une recette de
gratin ! Le 44 est le temple du BDSM de Cornouaille,
commissaire. Ici, l’amour fait mal, très mal ! Si ça vous dit,
on organise une petite soirée « Piss and love », ce soir, vous
êtes mon invité.

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- Ah non, ce soir, je suis…
- Tenez, jetez un œil à notre plaquette, vous allez mieux
comprendre.
Gum attrapa le dépliant et commença à le feuilleter. Il le reposa
subitement, le visage empourpré.
- A vous voir, je devine que vous ne connaissiez pas notre
secteur d’activité.
- Euh…Non…
- Tenez, j’ai édité un petit manuel d’initiation, je vous l’offre.
Vous y trouverez plein de petites idées pratiques et
accessibles à tous. Un kit du débutant. Le BDSM pour les
Nuls.
- Non, c’est gentil Monsieur Kaki…Mais…
- Faites-ça pour votre femme, je suis sûr qu’elle y trouvera du
plaisir.
- Bon…puisque vous insistons.
Gum s’empressa de glisser le fascicule, au fond de sa poche, se
jurant de s’en délester à la première poubelle venue. .
- Le petit tatoué, ce doit être Shawn Bridge. Il vit sur un
rafiot dans la baie de Tresco. Il s’est pointé, une ou deux
fois, avec un type plus gros que vous. Mais, lui, je ne le
connais pas. Méfiez-vous, Shawn, ce n’est pas un tendre.
De profil, vous me faîtes penser à Céline Dion,
commissaire.

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- Ah oui ?
- C’est saisissant.
- Bon, écoutez, je vous remercie pour toutes ces
informations.
Gum s’était déjà levé. Il se sentait oppressé tant par l’exiguïté des
lieux que par les regards trop insistants de Birenbaum.
- Je peux vous appeler Céline ?
- Ecoutez, pourquoi pas ? Il faut vraiment que je vous laisse,
j’ai des endives sur le feu.
Gum gravit les marches, à reculons, pour garder un œil sur son
interlocuteur qui le suivait de trop près. Il slaloma, ensuite, entre
les tables et les tabourets ceints autours de la piste de danse où
pendaient chaines et crochets. Derrière lui, Kaki gémissait, dans
un murmure lascif, « oh Céline…ma Céline… ». Acculé, Gum se
retrouva bloqué contre le sas blindé.
- On dirait que tu as peur, ma Céline…Laisse-moi te rassurer.
Il glissa une main sous le débardeur du commissaire. Lorsque
Gum sentit son sein gauche comprimé sous les doigts musculeux
de Kaki, il n’hésita pas une seconde à dégainer son HK 45 et à le
pointer vers son agresseur.
- Oh mais tu sors tes griffes, ma Céline !
- Je vous en prie, ne m’obligez pas…C’est un pistolet qui tire
des balles très dangereuses voire méchantes !

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Birenbaum éclata d’un rire sonore. Gum en profita pour mettre
son arme, à l’endroit.
- Oh commissaire ! Si vous aviez vu votre tête, on aurait dit
une petite vierge effarouchée ! Vous avez cru une seconde
que j’allais vous violer ?
Le corps suintant et le cœur cinglant, le commissaire comprit
qu’il avait été le jouet d’une mauvaise plaisanterie. Hanz riait de
plus belle. Bien que peu sensible à son humour, Gum força un
sourire, trop heureux, malgré tout, d’échapper à une agression
sexuelle.
- Vous n’êtes pas du tout mon genre, commissaire, les
édredons, ça me déprime.
Toujours sur ses gardes, Gum s’écarta, pour le laisser
déverrouiller la lourde porte blindée. La lumière du jour
s’immisça entre les deux hommes. Presqu’aveuglé, Gum s’élança
vers l’extérieur, impatient de fuir ce sinistre cloaque.
- Repassez quand vous voulez, Commissaire, vous serez mon
invité !
- C’est gentil…Merci
Arrivé au bout de l’impasse, Gum s’arrêta et prit une profonde
inspiration. Il attrapa le guide du parfait SM et le balança.
Comment des hommes et des femmes pouvaient se prêter à de
telles perversions ? Jamais, il n’aurait imaginé qu’un lieu pareil
puisse exister sur Ste Mary. Il lui semblait avoir rencontré Satan,
en personne, et son haleine orgiaque se répandait encore, autour
de lui. Comment une jeune fille à peine sortie de l’enfance,

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pouvait-elle fréquenter un tel bouge ? Il en était convaincu ; cette
enquête les mènerait sur des terres marécageuses et infectées.
Debbie Doodle avait emprunté un chemin périlleux et sa
disparition n’était que le premier accord d’un lancinant
cauchemar. Oh la la ! Qu’est tragique !

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- Oh mais qu’est-ce qui vous arrive, chef ? Vous êtes tout
pâle ! Vous avez chié un butternut ?
- Non, tout juste un salsifis ! Si vous saviez ce qui se passe au
44 ! lâcha Gum en claquant la porte derrière lui.
- Asseyez-vous chef ! Je vais vous servir un petit thé.
Gum retira son trois quarts et se laissa tomber sur son fauteuil,
face au bureau. Derrière lui, Mouloud continuait à parler.
- Je vous avais prévenu, chef, un vrai repère de dégénérés ce
44 ! Thé noir ou thé vert ?
- Noir ! Mais, comment une jeune fille amatrice de frisbee
peut se retrouver dans un lieu pareil, Mouloud ?
Comment ? C’est insensé !
- Vous savez, chef, ce n’est pas la neige qui fait le jambon.
- Je sais bien mais j’aimerais tellement vivre dans un monde
débarrassé de toute cette fange..Enfin, je ne rentre pas
bredouille, nous avons deux suspects dont un certain
Shawn Bridge.
- Shawn Bridge ?

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- L’un des deux hommes qui accompagnaient Debbie au 44.
Un type pas très commode, apparemment.
- Du pudding avec votre thé ?
- Oui, avec plaisir.
Gum remarqua alors le portable de la disparue, négligemment
posé sur un napperon en fil de croupe musquée.
- Alors ce téléphone, il vous a appris quelque chose ?
- J’étais justement, sur le point, de rédiger mon rapport.
Regardez dans la chemise turquoise, j’ai imprimé quelques
photos.
Entassés dans une pochette cartonnée, une pile de clichés
attendait Gum. Il découvrit, d’abord, plusieurs portraits d’un
teckel à poils durs. Le chien de Debbie conclut l’enquêteur à
l’esprit affuté. L’animal débordait de vitalité : on le voyait creuser
sous un troène, ramper sous une couette, bondir d’une table, se
blottir dans le cou de sa maîtresse, secouer une nappe et, pour
finir, dévorer un chausson. Gum ajouta ce dernier cliché à
l’organigramme crimnique qu’il avait tracé, quelques heures plus
tôt, sur le tableau blanc ou presque.
- Apparemment, Debbie avait un chien…conclut-il avec
doctitude.
- Ou une chienne, ajouta Mouloud.
- Vous avez raison, chien ou chienne ? Voici, une piste à
éclaircir.

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Les autres clichés représentaient des scènes familiales :
barbecues, bains de mer, pique-nique en forêt, première
amputation maxillaire du père. Les derniers selfies attirèrent,
particulièrement, l’attention de Gum. Debbie s’y frottait, sans
vergogne (oh la salope !), contre un jeune homme affublé d’un
terrible herpès pelvien à la commissure des lèvres.
- Vous avez identifié ce garçon, Mouloud ?
- Ce doit être un certain Elliot. J’ai trouvé de nombreux
messages à son adresse et quelques clichés sur Insta que la
morale ne m’a permis d’imprimer. Son petit ami, je
suppose. Enfin, son ex- petit ami, car il lui a envoyé ce mail,
la veille de sa disparition.
Mouloud tira, alors, d’un autre dossier, un imprimé qu’il se mit à
lire : « Deb’, tu n’ai k’une pute ! J’spr te voir krever ! ».
- Intéressant, bon boulot Mouloud, fit le commissaire en
ajoutant sur le tableau le nom de ce troisième suspect.
Allez, habillez-vous, nous filons chez les Doodle. Il faut,
absolument, en savoir plus sur cet extravagant Elliot !
Gum ne prit pas le temps de boire le thé qui fumait à ses pieds et
se leva, convaincu, tel le fin limier de Cartwight, d’avoir reniflé
une piste giboyeuse. Tac Tac, fit le toucan.
- Chef, il est presque 17 heures, j’avais promis à Bintou
d’emmener les enfants ramasser des palourdes. On peut,
peut-être, attendre demain.
- Mouloud, la vie exige des sacrifices. Rappelez-vous ce qu’a
déclaré le président Lincoln, sur le champ de bataille de

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Gettysburg, « lorsque le vent souffle, l’homme comme le
granit ne plie pas, il lève la tête et ondule des coudes. »
Le sergent, emporté par ces paroles prophétiques, dénoua son
tablier et enfila sa parka dont il avait recousu la manche. Gum
venait de sauver quelques livres de palourdes d’une mort
certaine. Ceci provoqua un mouvement de liesse sur l’estran
d’après quelques témoins avisés.
Les deux hommes, chevauchant le même vélo, disparurent dans
le brouillard qui glissait, lentement, ses tentacules sur les reliefs
accidentés de Ste Mary.

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- Alors docteur, comment va-t-elle ?
- Je lui ai donné un tranquillisant, elle devrait s’endormir.
- Vous pensez que je peux m’entretenir avec elle, un petit
moment ?
- Non, commissaire, elle a besoin de repos.
Lorsque Gum et son adjoint s’étaient présentés au domicile des
Doodle, le docteur Bredan les précédait de peu. Il avait été alerté
par la sœur ainée de Debbie, March Jonkins. Mariée, depuis deux
ans, avec le pasteur de l’église méthodiste de Ste Mary, March
avait découvert sa mère, derrière le comptoir du pressing,
enroulée dans un film plastique, suspendue à la plastifieuse. Elle
la sauva, de justesse, d’une asphyxie programmée, en perçant un
trou dans la chrysalide embuée. La pauvre femme, anéantie par
la disparition de sa fille, avait tenté de fuir son désespoir, en
mettant fin à ses jours par plastification.

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- Docteur, je me permets d’insister, son témoignage est
crucial.
- Non et non ! Bordel, vous commencez à me faire chier !
Vous n’allez pas m’apprendre mon métier, à la fin ! Si je
vous dis que cette pauvre femme a besoin de repos, c’est
qu’elle en a besoin ! Elle vient d’échapper à la mort, je vous
rappelle ! Alors votre témoignage, vous pouvez vous le
carrer bien profond où je pense ! Vivement la retraite ! Je
n’en peux plus de cette obsession de l’instantané. Les gens
ne savent plus attendre, il leur faut tout et tout de suite !
De colère, il saisit un vase et le projeta, avec force, contre le mur
qui lui faisait face. Le sergent Ben Hakrim s’écarta, de justesse,
pour l’éviter.
- Autrefois, jamais un policier n’aurait discuté un avis
médical. Jamais, vous m’entendez! Autrefois, on plaçait le
bien-être de l’homme et des hamsters au-dessus de toutes
considérations. Lorsque mon père rentrait dans une
maison, on buvait ses paroles avec religiosité. Il était
l’homme qui savait, il était l’homme qui pansait, il était
l’homme qui soulageait. Et à ce titre, personne n’aurait osé
le contredire, personne !
Il saisit un second vase et le projeta. Celui-ci, Mouloud ne put à
l’éviter. Il percuta son front, dans un bruit sourd. L’agent
chancela puis s’effondra.
- Docteur ! fit Gum tentant de modérer la rage de son
interlocuteur.

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- Non, non, non ! Ne m’appelez pas docteur, puisque pour
vous, je ne suis qu’un vulgaire apothicaire dont la parole n’a
pas plus de sens que l’arbre n’a de feuilles sous les aisselles !
Vous êtes comme les autres, commissaire, un persifleur, un
tas de fiente perclus d’égoïsme, une engelure crasseuse
vouée à l’abime, une chiure individualiste !
A la lumière d’un lampadaire, Mr Doodle, sous perfusion,
hochait du menton, pourtant amputé, comme pour encourager
le courroux du médecin.
- Ecoutez, à la rigueur, je peux, peut-être, répondre à vos
questions, commissaire ?
La soudaine apparition de March soulagea la pesante
atmosphère. Elle s’était absentée quelques minutes pour baisser
le rideau de fer du pressing et avait surpris, à son retour,
l’échange musclé entre les deux hommes.
- Mais oui, c’est ça, répondez à ses questions ! Peu importe la
détresse d’une mère du moment que l’on accède aux
caprices des forces de l’ordre ! Que peut la sagesse face à la
folie des hommes ?
Sur cette dernière question, le docteur Bredan attrapa sa trousse
et s’élança dans l’escalier, bousculant, sur son passage, l’ainée des
Doodle. On entendit une porte claquer puis rien qu’un long
silence.
- Il faut l’excuser commissaire, depuis la mort d’Annie Cordy,
il n’est plus le même homme. dit la jeune femme en
enjambant le corps du sergent Ben Hakrim gisant toujours
au sol. Alors des nouvelles de ma sœur ?
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- L’enquête progresse. fit Gum, en sortant de sa poche, le
portable de la bien aimée disparue.
En l’apercevant, March fut d’abord prise d’un violent hoquet.
Elle avala un plein verre d’eau, sans respirer. Ce fut, ensuite, un
violent spasme qui la saisit à l’abdomen. Elle se plia de douleurs,
se contorsionna. Son visage congestionné était parcouru de
veines hypertrophiées. De sa narine droite s’écoula un filet de
sang vermeil. Elle ressentit comme une tension au niveau de
l’occiput et un début d’irritation de l’anneau rectal. Gum
assistait, impuissant, à cet emballement tragique. Il se tourna vers
la bibliothèque et piocha, au hasard, un ouvrage mûrement
choisi. Il lut quelques pages alors que la pauvre March, le corps
assailli par d’insoutenables crampes, geignait dans un souffle
retenu. Elle se laissa tomber sur une chaise, le front humide. Elle
prit de profondes inspirations. Peu à peu, son pouls s’apaisa et
son teint s’érosa. Gum reposa son livre. March parvint, enfin, à
articuler quelques mots :
- C’est le téléphone de Debbie ! Où l’avez-vous trouvé ?
- Dans un fourré, à proximité de la villa de Miss Packwett !
- Ça ne m’étonne pas ! Elle n’a jamais pris soin de ses
affaires. Maman l’a trop gâtée ! Résultat, elle n’a pas
conscience de la valeur des choses et elle ne prend soin de
rien. Regardez, son pauvre chien ! Elle disparait sans se
soucier du pauvre animal. Il frôle la dépression et je suis
sure qu’elle ne s’en soucie même pas. Ça me révolte !
Quelle poufiasse !

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Le dit Teckel, pourtant si vivace sur les photos, n’avait pas bougé
une oreille depuis leur arrivée. Il se tenait, enroulé, les yeux à
demi clos, songeant, certainement, à l’ordre des planètes dans le
système solaire.
- Ecoutez, mademoiselle…
- Madame !
- Pardon, madame. Connaissez-vous ce jeune homme ?
demanda Gum en plaquant sous les yeux de son
interlocutrice une photo d’Elliot, l’intrigant fiancé.
- Si, je le connais ! Elliot Packerton. J’ai tout fait pour que
Debbie ne fréquente pas cet émissaire du diable mais,
comme d’habitude, elle n’en a fait qu’à sa tête.
- « Emissaire du diable », vous dites-vous ?
- Le collectionneur de poupées, ça ne vous dit rien ?
L’affaire qui fit trembler les îles Scilly, au début des années 90,
ressurgit de la mémoire de Gum. Sept fillettes avaient disparu.
On les retrouva, empaillées, dans la grange d’un aviculteur de St
Agnès. Aviculteur que la presse internationale surnomma « le
collectionneur de poupées ».
- Mais quel rapport entre cet Elliot et le collectionneur ?
- Aucun. Enfin, à ma connaissance. Je voulais juste rendre un
vibrant hommage à ces fillettes.
- Quel drame, en effet ! Bon, si nous en revenions, à ce qui
nous préoccupe et nous amène ici.

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- Elliot Packerton. C’est lui qui a poussé Debbie à se droguer
et à prendre de la drogue.
- Votre sœur se droguait et prenait de la drogue?
- Maman vous dira le contraire, elle a toujours voulu se voiler
la face. Mais si seulement vous aviez connu Debbie avant
qu’elle ne rencontre ce satané Elliot.
Gum l’écoutait, attentivement, en prenant quelques notes. Elle
lui conta la métamorphose de sa sœur, devenue arrogante,
agressive. Comment elle troqua ses jolies robes fleuries contre
des jupes provocantes qui peinaient à maintenir ses bourrelets
informes. Pour l’enquêteur averti, le lien entre la disparition de
Debbie Doodle et ce jeune dealer ne faisait plus aucun doute.
- Et savez-vous où habite ce jeune homme ?
- Chez sa mère, je crois.
- Ah ? Et savez-vous où habites sa mère ?
- A Pelistry. Elle vient tous les dimanches à l’église. Une
drôle de bonne femme.
Gum referma son carnet.
- Nous allons lui rendre une petite visite. Et rassurez-vous, je
suis sûr que nous la retrouverons.
- Qui donc ?
- Votre sœur. Désolé encore pour le dérangement et j’espère
que votre mère se rétablira très vite.

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Gum se tourna, alors, vers Doodle père, réduit au néant par la
maladie.
- Bonne fin de journée, Monsieur Doodle ! Nous vous
ramènerons votre fille, soyez sans crainte.
Malgré sa pelvi-glosso mandibulectomie, on aurait presque pu
imaginer voire sourire le pauvre homme dont l’œil encore
pétillant masquait l’obséquieux destin.
- Commissaire, vous oubliez quelque chose, non ? lança
March en glissant un entonnoir dans sa poche.
Toujours évanoui, le sergent gisait toujours sur le parquet.
- Mouloud ! Voyons, debout !
Il secoua son adjoint, du bout du pied. Celui-ci finit par émerger
de son repos forcé. Sans bien comprendre ce qui lui était arrivé,
il se releva et suivit son patron , sans dire un mot, dans un flot de
paroles ininterrompues. Mais pourquoi une boussole ?
s’interrogea John.

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- Chérie, c’est moi ! s’exclama Gum en accrochant son trois-
quarts.
- Tant pis ! rétorqua Maggie Gum qui suivait le 345ème
épisode de « T’es Tip ou t’es Top ? » au salon.
En quittant le foyer des Doodle, Gum avait déposé son adjoint,
à deux pas de son immeuble, et s’était empressé de rentrer. La
journée avait été très éprouvante pour les deux hommes. Ils
s’étaient, donc, accordés, l’un et l’autre, sur la nécessité de se
ménager quelques heures de détente. Entendu qu’un policier
exténué, c’est vraiment pas bien ! Du reste, Debbie Doodle ne
pouvait pas disparaître davantage. Jamais, dans les annales de la
police, on n’avait relaté la disparition d’un disparu. A quoi bon,
dans ces circonstances, se mettre la rate en orbite ou la moule au
Roquefort ? Sans compter que Gum devait absolument profiter
du soleil, encore généreux en cette fin d’après-midi, pour biner,
avant de planter ses pieds de tomate.

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D’ailleurs, à peine rentré, il troqua ses bottines contre des sabots
en caoutchouc et enfila une surchemise aux motifs qui sont
beaux. Ainsi paré, il s’élança vers son jardin, baigné d’ombres et
de lumières. Avec le printemps, une palette de couleurs
débordait du tapis verdoulant. Une haie de buis délimitait le
potager, masqué par quelques lianes d’érépanthe. Bien souvent,
ses récoltes agrémentaient les assiettes de la maisonnée. En
récupérant des tasseaux, abandonnés sur un chantier, il s’était
improvisé un abri dans lequel ses multiples outils, semences et
engrais étaient rangés, par ordre alphabétique. Il saisit la binette
(pour biner) et un arrosoir (pour arroser). Il constata que ses
plants de tomates commençaient à jaunir. Il était urgent de les
mettre en terre.
Alors qu’il débitait une énorme motte gorgée de périchor, il
aperçut la cheville de sa voisine, à travers un bouquet de laurier
sauvage. Sans faire un bruit, il s’approcha du grillage. La belle
veuve était étendue, sur un transat. Assoupie, le roman qu’elle
lisait pendait, au bout de sa main. La chair de poule tapissait ses
mollets de dessins enfantins. Miss Doloway vivait, seule, depuis
le décès de son mari. Quatre ans plus tôt, tous les deux avaient
fui Liverpool, pour vivre une retraite apaisée, sur les îles Scilly,
dédiée à la douce torpeur des instants consacrés. Gum leur
rendit de menus services lors de leur installation et une relation
de bon voisinage s’installa, peu à peu. Mais à peine trois mois
plus tard, Mortimer Doloway ressentit une violente douleur à la
poitrine et ne ressentait plus rien lorsque les secours finirent par
arriver.
Dès lors, Miss Doloway se mura dans le silence et errait, sur les
chemins de la vie, avec mélancolie et ses tibias. Gum tenta, à
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plusieurs reprises, de distraire sa morosité. En vain. Miss
Doloway vécut son premier hiver, dans la plus grande solitude,
laissant ses cheveux se couvrir de reflets gris, ses rides déformer
l’ovale de son visage, la douleur alourdir ses pas. Puis, avec le
retour du printemps, elle entrouvrit, à nouveau, sa porte à la
lumière. Sa coiffe se couvrit de mèches blondes, sa maison de
musique, ses yeux de sourires. Lorsque Gum vit apparaître la
belle ressuscitée, il eut la trouble sensation de retrouver sa bien-
aimée tante Isabeau. Depuis qu’elle avait été écrasée par un
porte-conteneur en baie de Somme, pas un jour ne passait sans
qu’il ne ressente une tension dans le coude droit. Il en était
convaincu, Miss Doloway serait sa nouvelle tante Isabeau, une
mère, une amie, une confidente. Le cœur de ses douze ans se
remit à battre ! Quelques semaines plus tôt, le destin lui offrit
une belle occasion de nouer une solide relation avec Miss
Doloway. Il rentrait d’une longue ballade dans les Beedlands et
la trouva toute affairée à tailler un rosier grimpant, au bas de sa
palissade. Elle tenait le sécateur avec sa main comme le faisait
tante Isabeau dans le soleil couchant. Elle lui sourit. Il rougit et
fut incapable de lui adresser une parole intelligible. Il
marmonna : « chuleu nu chineu chinui chokeu». Miss Doloway
ne sut que répondre et disparut. Comme il s’en voulait d’avoir
gâché cet instant partagé. D’un naturel optimiste, il était
convaincu qu’une autre occasion se présenterait. Ils étaient liés
l’un et l’autre. Elle était le Yin, il était le Yang. Les deux faces de
la daurade. La sœur que jamais, il n’avait eue. Le « u » de
turlututu. Cette tante Isabeau trop soudainement perdue.

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A cet instant, elle était étendue, face à lui. Une simple grille les
séparait. Il n’était qu’à trois pas de son âme sœur et, pourtant,
elle lui semblait si lointaine.
- Bon, qu’est-ce qu’on bouffe ?
Maggie avait passé la tête, par la porte-fenêtre du salon, et, sans
le savoir, venait d’interrompre cet instant de grâce.
- Je termine ça et je m’occupe du repas ma chérie ! Un bon
velouté de carottes et des côtes d’agneaux.
- Pour moi pas de velouté, tu me feras des pates !
Elle avait déjà refermé la porte. Gum qui s’était éloigné de la haie
pour ne pas importuner sa voisine, jeta un œil vers le transat.
Elle s’était levée et déjà envolée. Il bina pour tante Isabeau, pour
sa résurrection, pour Miss Doloway en se remémorant ses
heures passées à la bibliothèque municipale.

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- Mais qu’est-ce que tu fais dans cette tenue ?
- Je vais courir.
- Courir ? Mais pour quoi faire ?
Miss Sussex mère entamait une réussite au salon lorsque sa fille
lui était apparue, dans sa panoplie de sportive aguerrie. Parée
d’un collant rose fluo et de baskets griffées, elle détonait dans le
décor lambrissé conçu par la comtesse de Barington, une aïeule
de Sir Sussex.
- Mais oui, maman ! Sixtine épouse un gamin, je te rappelle. Il
faut qu’elle assure ! lança alors Conrad, en vidant son
troisième bourbon, face à la cheminée.
- Toi, ferme-la ! Encore célibataire à 49 ans, c’est un peu
louche !
- Du calme, mes enfants ! Mais enfin Sixtine, tu ne vas pas
aller courir maintenant. Il va faire nuit et nous allons servir
le diner. Tu connais ton père : à 7h15 on s’assied, à 7h18,
on plonge la cuillère, dans le potage. C’est ainsi, depuis la
bataille de Kay Hasting !

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- T’inquiète maman, je serai de retour pour le diner. Je ne
vais pas courir un marathon, juste un petit tour. Il faut que
je décompresse, c’est tout.
- Fais comme moi, prends un jeu de cartes, c’est très efficace
dit la vieille femme en plaçant le valet de cœur sur sa dame.
- Non, merci, les cartes, ça me stresse et je suis assez stressée
comme ça…Conrad ! Tu n’es pas allé essayer ton costume ?
- Pas le temps, j’ai eu une journée de dingue ! Tu sais que j’ai
croisé Willy.
- Willy ?
- La grosse baleine. Il tirait la langue, à chaque fois, qu’il te
voyait au lycée. Darryl Gum ! Ne me dis pas que tu l’as
oublié ?
- Ça me dit vaguement quelque chose. Demain, tu
n’oublieras pas d’aller chez Rak.
- Mais oui, ne t’inquiète pas, je serai plus beau le jour de tes
troisièmes noces ! Quand je pense que je pourrai être le
père du marié !
Sixtine préféra le silence à l’invective.
- Et ton…Lens…Il ne court pas lui ? demanda Miss Sussex,
en écrasant le valet de pique sur sa dame.
- Non, il préfère nager. D’ailleurs Conrad, j’ai dit à Lucy de
lui prêter un des tes maillots de bain, il n’avait pas prévu.
- Pas de souci, il est de la famille.
73
- Pas encore, marmonna la vieille femme en grinçant des
omoplates.
Sixtine, qui en avait fini de lacer ses baskets, se releva et ajusta
ses écouteurs.
- Bon, j’y vais !
Déjà connectée à sa playlist, elle n’entendit pas les
encouragements moqueurs de son frère qui se servit, dans la
foulée, un quatrième verre.
Elle traversa l’allée centrale du parc bordé de statues, savamment
éclairées. Suivant ses instructions, on avait déjà dressé les
barnums, au bord de l’étang. Le parquet de danse était, en partie,
installé. Elle espérait qu’un Soleil radieux s’inviterait à ses noces.
Elle dépassa le portail et vira, vers le sud, en direction de la
pointe de Woodpack. Dans son enfance, elle avait souvent
arpenté les fortifications de granit en compagnie de son père. Il
ne se lassait pas de lui raconter les exploits de l’artillerie
britannique sur fond de canons et de meurtrières entalées.
Vestiges d’un passé héroïque. La promenade qui longeait la baie
était déserte et à mesure qu’elle allongeait ses foulées, l’obscurité
dressait sa robe sombre sur le paysage.
Lorsqu’il sortit du virage, elle lui apparut, dans la lumière de ses
phares. Malgré son infâme accoutrement, il la reconnut, au
premier coup d’œil. Sixtine Sussex. Lorsqu’il la dépassa, il la
dévisagea. Concentrée, évadée dans ses toniques pensées, elle
l’ignora. Une voix lui intima de s’arrêter. Elle était la spectatrice
idéale. Une évidence. Une femme de goût qui saurait apprécier
sa virtuosité. Il freina. Derrière lui, le chauffeur d’un utilitaire
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écrasa son klaxon et lui adressa une brochette d’insultes. Il
l’ignora et profita d’une discrète contre allée, pour immobiliser
son véhicule, dans la pénombre.

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- Bon c’est quoi ce bordel ??? s’exclama Maggie Gum, en
donnant un violent coup de talon à son mari.
Gum sursauta. A peine échappé de son doux rêve, il devait
affronter l’ire de son épousée.
- Il y a ton téléphone qui sonne depuis dix minutes, fais
quelque chose ou je descends le bouffer !
Une sonnerie retentissait, au rez-de-chaussée. Il reconnut la
mélodie : une version remasterisée de « Sweet revenge »
d’Amanda Lear, l’astreinte du commissariat. D’habitude, pour
être sûr de ne pas être dérangé, il laissait le combiné, sur son
socle, au poste. Il avait dû le glisser, dans sa poche, par
inadvertance.
- Non, bouge pas ma chérie, je descends.
- T’as intérêt ! Et oublie de remonter, ce serait top !
- D’accord, ma chérie…Allez, rendors-toi !
Gum enfila ses mules et se glissa vers l’escalier. Rendu au
vestibule, il fouilla les poches de son trois-quarts et finit par
trouver le fauteur de trouble. Il s’était tu et indiquait plusieurs
appels en absence. Numéro inconnu. Il s’empressa de le mettre
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en veille. Mais, il sonna à nouveau. Il se précipita avec, dans la
cuisine, et referma la porte derrière lui.
- Allô…fit-il dans un murmure.
- Enfin !!! C’est bien la police de Ste Mary ?
- Oui.
- Mais ça fait une heure que j’essaie de vous joindre !
Gum jeta un œil sur l’horloge du four. Il était 23h53.
- Mildred Sussex à l’appareil…Ma fille a disparu !
- Sixtine ? ne put-il s’empêcher de répondre.
- Parfaitement, Sixtine.
Une image oubliée de la belle disparue lui apparut. Des tribunes
du gymnase du lycée, il aimait la regarder, en toute discrétion,
effectuer ses virevoltes aux barres asymétriques. Sixtine Sussex
était une gymnaste accomplie qui forçait l’admiration. Comme il
aurait aimé qu’elle atterrisse dans ses bras lorsqu’au signal de
Monsieur Gand, son entraîneur, elle lâchait prise et s’envolait
telle une aigrette prognathe suspendue aux nuées.
- Mobilisez tous vos hommes, il faut la retrouver ! s’exclama
la vieille femme.
Pour une autre, Gum aurait proposé de lancer les recherches
après le petit-déjeuner mais, pour Sixtine, il était prêt à tous les
sacrifices.
- Ecoutez, Miss Sussex, nous serons, chez vous, dans
quelques minutes !
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- J’y compte bien !
La vieille putasse raccrocha. Un étrange pressentiment étreint
Gum de cheval. Et si cette disparition avait un lien avec la
disparition de Debbie Doodle ? Jamais, il n’avait été préparé à
cette éventualité. Peut-être, était-il sur la piste d’un tueur en série
ou d’une série de tueurs ? Dans les deux cas, il comprit que plus
jamais, le soleil ne se lèverait sur Ste Mary, ni sur les coteaux du
Layon. Il lui fallait au plus vite réveiller son adjoint.
- Désolé de vous déranger à une heure pareille…
- Oh mais ne soyez pas désolé chef, je nous préparais un
petit crumble pour demain.
- Laissez tomber le crumble et attendez-moi, au bas de votre
immeuble, dans 8 minutes.
- Mais ?
- Ne discutez pas Mouloud. On vient de m’informer d’une
nouvelle disparition.
- Debbie Doodle a encore disparu ! s’exclama le judicieux
sergent Ben Hakrim.
- Non, pas elle. Sixtine Sussex.
- Sichtine Sussech !
- Oui, à peu près. Il n’y a pas une minute à perdre !
- Laissez-moi 11 minutes chef, 11 minutes et la pâte sera bien
cuite.
- Très bien, 11 minutes mais pas une minute de plus !
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- Vous me connaissez, chef. Quand je dis 11, c’est 11. Sinon,
j’aurais dit 12 ou 37.
Là-dessus, les deux hommes raccrochèrent. Gum déroula une
feuille de papier aluminium, l’écrasa entre ses mains et la jeta.
Puis, sans faire un bruit, il enfila son manteau sur son pyjama et
ses bottines, en lieu et place, de ses mules. Dehors, pas un bruit
ne venait écorcher les rumeurs de la nuit.

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Sixtine Sussex souleva lentement ses paupières. Aveuglée par un
projecteur, elle tenta de détourner son regard. Mais, elle ne put
esquisser le moindre mouvement. Elle était scellée à un banc, le
corps enroulé dans un corset d’adhésif. Seuls ses doigts
pouvaient encore se mouvoir. Elle en profita pour étirer six fois
ses index comme lui avait conseillé le Docteur Sharp, un célèbre
ostéopathe.
Autour d’elle, de longues bâches de plastique tombaient du
plafond. Une violente douleur à la base du crâne lui rappela le
choc qu’elle avait ressenti sur le chemin du retour. Son ultime
souvenir.
Prenant peu à peu conscience de sa situation, une terrible
angoisse la submergea. Elle essaya, à nouveau, de se défaire de
l’étau qui l’étreignait. En vain. Il ne lui restait qu’une option :
crier, hurler !
- Au secours ! Au secours !!
De la musique se mêla à ses cris. Une vive lumière baigna la
pièce de reflets bleutés. Sortie de l’ombre, elle vit apparaitre une
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silhouette drapée de satin vieux rose, les bras couverts de longs
gants de soie blanche et le visage couvert d’un loup. Cette
apparition inattendue plongea Sixtine dans la stupeur et
l’extnectative. Elle tenta d’interpeller la danseuse qui enchainait
les postures lascives et d’hésitants pas de danse. Mais la musique
couvrait ses cris. Sur la dernière note, la danseuse prit la pose et
disparut derrière un rideau de fortune.
- Qu’est-ce que vous me voulez ? s’écria Sixtine.
- Vous n’applaudissez pas ? lui répondit une étrange voix de
tête.
- Détachez-moi et je vous applaudirai !
Les reflets bleus disparurent et un néon s’illumina. Sixtine
découvrit alors un grenier poussiéreux où s’entassaient des tas
d’objets et de meubles anciens. La danseuse réapparut, une
grande paire de ciseaux à la main.
- Vous n’imaginez pas le temps passé à répéter pour réussir
ce ballet ! Et vous qui refusez d’applaudir, sale ingrate !
- Mais comment voulez-vous que j’applaudisse ? J’ai les
mains scotchées !
- Mais, je ne vous ai pas scotché les oreilles !
- Applaudir des oreilles ? Désolé, je ne sais pas faire.
- Peu importe ! Je suis très déçu, je vais être obligée de sévir !
Il planta les ciseaux dans la cuisse de Sixtine qui se mit à rugir de
douleur.

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- Inutile de crier comme ça ! Est-ce que je crie, moi ?
La douleur laissa place à la colère et Sixtine se mit à vociférer.
- Espèce de tarée ! Je suis Sixtine Sussex…Sussex, ça doit
vous dire quelque chose ?! Toutes les polices doivent être à
ma recherche et je peux vous dire que quand ils vont me
retrouver…
Un second coup de ciseaux perfora son mollet droit et la réduit
au silence.
- Regardez-moi ça, à cause de vous, j’ai tâché mon gant,
vilaine !
En effet, une virgule rouge souillait la soie blanche.
- Un bain de bicarbonate, il n’y a plus que ça pour le ravoir…
Sixtine regarda la danseuse s’éloigner. A la vue du bras déganté,
elle comprit que, derrière le loup, se cachait le visage d’un
homme. Elle était séquestrée par un transgenre psychopathe,
comme sa meilleure amie, Gwineth Dehall, avant elle. La pauvre
Gwineth avait été la dernière victime du « charcutier de
Tasmanie ». Retrouvée suspendue à un crochet, dans une
chambre froide d’Edmond Isle, il ne restait de cette courtière à
l’avenir prometteur, que quelques lambeaux de chair sur un
squelette meurtri. Une légère fracture du manubrium, remontant
à son enfance dans le Vermont, permit à sa famille de l’identifier.
Son tortionnaire l’avait dépecée, à vif, après l’avoir violée et
piquée à deux reprises avec une punaise. A cette pensée, Sixtine
fut transie d’effroi.

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- Bon, je vous laisse, inutile de crier comme une jarretière, la
pièce est totalement insonorisée. Je ne veux pas avoir de
souci avec le voisinage. Et, je ne suis pas rancunier, Belinda
vous prépare un nouveau ballet pour ce soir : la princesse
de Bora Bora. Bonne journée !
- S’il vous plait !
Il referma la trappe, ignorant la plainte de sa victime. Sixtine ne
put s’empêcher de pleurer. Elle prononça plusieurs fois le nom
de Lens dans un murmure désespéré. Cette voix, cette
démarche…Cette manière si singulière de plier sa jambe droite.
Tout ceci lui paraissait familier. Elle connaissait cet homme. Elle
était convaincue de l’avoir déjà croisé, peut-être même sucé
pendant un concert des Gypsy King. Elle remarqua, alors, la
paire de ciseaux ensanglantée, abandonnée sur le parquet. Elle
n’avait qu’une solution pour l’atteindre : faire basculer le banc.
En se contorsionnant, elle parvint à détendre le ruban qui
l’immobilisait. Elle initia un mouvement de va et vient qui finit
par entraîner la bascule du banc. Sa tête percuta, avec fracas, le
parquet, à seulement quelques centimètres des ciseaux. Elle
s’évanouit. J’en profitai pour me servir un café.

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Le manoir des Sussex s’élevait à flanc de colline. Malgré
l’assistance électrique de son vélo, Gum dut fournir des efforts
soutenus pour affronter la pente à 10 % et supporter la charge
de son co-pilote. C’est donc passablement essoufflé et le cœur
haletant, qu’il posa pied à terre.
Une seule fois, il avait passé le portail de la prestigieuse demeure.
Conrad avait organisé un bal de fin d’année et convié la plupart
des élèves de fin de cycle. Gum avait, d’abord, ignoré l’invitation.
Mais ne pouvant manquer une occasion de côtoyer la belle
Sixtine, il finit par l’honorer. Lorsqu’il arriva, une foule de
lycéens se trémoussait déjà, autour de la piscine, dans les jardins
intravés. A peine, avait-il profité du buffet pantagruélique que le
pernicieux Conrad, debout sur une table, fit taire l’assistance.
- Ohé, les amis ! Ce soir, vous allez assister à un spectacle
unique ! Pour vous, j’ai traversé les mers et pêché le seul et
unique Willy ! Il est parmi nous, ce soir, et pour vous,
l’illustre baleine va effectuer le plus beau des plongeons !

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Ses complices saisirent Gum et le trainèrent, jusqu’au bord de la
piscine. La foule répétait, avec force, « Willy ! Pourri ! Willy !
Pourri ! », accompagnée par les rythmes lancinants du DJ. Gum
tenta bien de se débattre mais, il ne put empêcher ses
tortionnaires de le balancer à l’eau, sous des applaudissements
nourris.
- Belle maison ! fit observer Mouloud, en contemplant
l’immense façade soigneusement éclairée.
- Oui…fit Gum, encore affecté par ce lointain souvenir.
Tous deux gravirent l’imposant escalier de granit qui menait à
l’entrée. La porte s’ouvrit, avant même qu’ils eurent frappé.
Mildred Sussex dévisagea les deux hommes, avec sévérité.
- Commissaire Gum et mon adjoint…
- Quel temps vous avez mis !
- Nous avons fait de notre mieux.
- Allez, entrez, assez perdu de temps ! Lucy, veuillez
débarrasser ces messieurs !
Happé par la magnificence des lieux, Mouloud, bouche bée,
laissa la domestique le débarrasser de sa parka. En déboutonnant
son trois-quarts, Gum constata, avec effroi, que, dans la
précipitation, il avait omis de se rhabiller et portait encore son
pyjama rayé de blanc écru et de bleu pastel. Il voulut remettre
son manteau mais, la domestique lui retira des mains.
- Si vous voulez bien passer au salon, leur suggéra-t-elle.
Elle leur indiqua une porte, sur la gauche.
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- Très beau votre pyjama, chef…C’est de la flanelle ?
- Peu importe ! Restez bien devant moi, Mouloud, fit le
commissaire, souhaitant ainsi soustraire son inconvenante
tenue à ses hôtes de marque.
Le regard, suspendu à une fenêtre, Miss Sussex les apostropha
dès leur entrée :
- Mon mari, mon fils et mon futur gendre sont partis à sa
recherche ! L’attente est insupportable ! Et cette nuit qui
n’en finit pas !
Sur ces derniers mots, elle déglutit, se retourna et découvrit les
deux policiers immobiles, à l’entrée du salon. Il lui sembla
contempler une allégorie de la misère, une ode à la décrépitude,
un avant-goût d’holocauste.
- Mais enfin, ne restez pas comme ça ! Réagissez ! Ma fille a
disparu à la fin !
Gum se glissa rapidement, derrière un fauteuil dont le dossier lui
permit de masquer son piètre accoutrement.
- Avant toute chose, il nous faudrait quelques précisions :
l’heure de la disparition, les circonstances…bredouilla-t-il,
intimidé par le ton martial de la maîtresse de lieux.
- Non, il faut la chercher ! Pas besoin de bavarder ! Sortez
vos hélicoptères, vos radars, vos sous-marins, retrouvez ma
fille ! s’exclama la vieille femme en se laissant tomber sur le
long canapé face à la cheminée dont l’âtre fumait
mollement.

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- Madame, je comprends votre détresse mais nous devons
procéder par ordre. Il nous faut des faits.
- Des faits ? Je vais vous en donner des faits ! Il était près de
19 heures et nous allions passer à table. Je ne sais pas ce qui
est passé par la tête de Sixtine mais elle est allée courir.
Courir ?! Pour épater son jeune bellâtre, j’en suis sure. Elle
n’est jamais revenue.
- Il est minuit 34, elle a une sacrée endurance, votre fille !
s’exclama le sergent. Moi, passé 45 minutes, le souffle me
manque et j’ai les mollets qui me tirent comme si j’avais
pétri une pâte feuilletée avec les coudes. Croyez-moi, votre
fille a un sacré potentiel.
- Un sacré potentiel ? Mais qu’est-ce que vous racontez ? fit
Miss Sussex
- Mais oui, qu’est-ce que vous racontez Mouloud ? Sixtine
n’est pas en train de courir, on vous dit qu’elle a disparu !
On ne court pas à minuit 34.
- Ma belle-sœur, Marwa, qui prépare le marathon de New
York, peut courir pendant des heures, de jour comme de
nuit, hiver comme été et même, le lendemain !
- Mais enfin ma fille ne prépare pas un marathon, sombre
idiot ! Et jamais, elle ne se serait permise d’arriver en retard
pour le souper, elle connait son père !
Gum trouva préférable d’écarter le sergent de l’instruction en
cours. Il craignait que ses remarques ne décuplassent l’irritation
palpable de Mildred.
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- Mouloud, allez donc inspecter les abords du manoir et
interrogez le voisinage.
- Mais nous n’avons pas de voisin ! s’exclama, Mildred
Sussex, excédée.
- S’il n’y a pas de voisins, chef, je ne suis pas sûr qu’une
enquête de voisinage soit très utile.
- On ne sait jamais Mouloud, n’est pas voisin qui veut.
insista Gum. Il ne faut rien négliger. Allez, mon cher
Mouloud et surtout ouvrez l’œil !
- Bien chef.
- Vous trouverez dans la sacoche de mon vélo, une lampe
torche, elle pourrait vous être d’un grand secours par cette
nuit qu’est obscure.
- Quelle ingéniosité, chef ! Sans vous, on serait un de moins !
Le sergent s’éloignait déjà. Gum lui fit une ultime
recommandation.
- Mouloud, la torche, pensez à l’allumer, elle vous sera plus
utile.
- Merci du conseil, chef. Merci d’avoir été et d’être pour qu’à
mon tour, je sois comme le jonc est à la gueuse.
Sur ces belles paroles, le sergent disparut. Gum se tourna alors
vers Miss Sussex, une larme perchée à l’œil droit.
- Madame, est-ce que votre fille fréquentait un certain Elliot
Packerton ?

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- Elliot Packerton ? Jamais entendu parler d’un Elliot
Packerton ! Et puis, ne restez pas dans mon dos, comme
ça. J’ai l’impression d’être chez mon psy !
Gum ne pouvait, il est vrai, rester indéfiniment scotché au
dossier du fauteuil. Il devait jouer carte sur table, pyjama sur
couette et affronter la raillerie. Il s’installa, donc, sur le canapé,
face à Miss Sussex, exhibant sa désolante parure.
En le découvrant, la vieille femme ne put s’empêcher de roter.
Un rôt fluet ponctué d’une longue moue désapprobatrice.
- Votre nouvel uniforme ? s’enquit-elle avec un soupçon
d’ironie et une once de betterave.
- Non. A vrai dire, je trouvais malvenu de perdre un temps
précieux à m’habiller alors que votre fille était certainement
en danger. Il y a des priorités. Jésus, lui-même, a-t-il pris le
temps de passer un kilt avant de se faire clouer ? Non et
c’est en slip qu’il a affronté la justice des hommes.
Mildred sembla désarmée par cette démonstration qui confinait à
l’hypostase et resta muette, bousculée dans ses plus intimes
convictions.
- Donc vous n’avez jamais entendu parler d’Elliot
Packerton ?
- Non, qui est-ce ? Qui est-il ? Qui c’est ? Qui donc est-ce ?
Qui c’est qu’il est ? Qui qu’est qui ?
- Un jeune dealer.

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- Un dealer ? Mais attendez, vous laissez supposer que ma
fille fréquenterait des dealers de drogue pour les bras ?
- Mais non !
- Mais si !
- Mais non…non de non !
- Mais si et encore si !
- Ecoutez, non, non, non…
- Si, si, si !
- Mais enfin !
- Enfin quoi ?
- Enfin, tout de même !
- C’est celui qui dit, qui fait.
- Mais c’est qui qu’a dit ?
La porte du salon s’ouvrit avec fracas. Conrad apparut, le visage
rougit par l’effort. Il beugla, vers le vestibule, à l’attention de
Lucy : « Lucy, un grand verre de coke, bien frais ! ». Mildred
Sussex s’était levée et le fixait, l’iris plein d’espérance.
- Alors ?
- Alors rien ! J’ai parcouru la côte, l’étang de Wistle, les allées
de Forwhite, rien de rien ! Il s’arrêta net en découvrant
Gum face à lui. Bah Willy, qu’est-ce que tu fais là ?

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A cet instant, Gum aurait aimé se fondre au décor, disparaître
pour ne pas avoir à supporter l’œil moqueur de Conrad.
- Tu connais le commissaire ? lança Mildred, la mâchoire
désappointée.
- Willy, commissaire ? Pas possible !
Malgré les tragiques circonstances, il ne put s’empêcher de
s’esclaffer, bruyamment, en dévisageant celui qu’il avait tant
raillé, par le passé.
- Tu oses rire alors que ta sœur a certainement été
kidnappée !
La voix de rogomme de Sir Sussex percuta de plein fouet
l’immensité du salon. Le rire de Conrad se tut. Le vieil homme
dont les longues mains étaient parcourues de veines abondées
déversa, sur son passage, un souffle glacial.
- Kidnappée ? laissa échapper Miss Sussex, accablée par cette
terrible hypothèse qu’elle préférait ignorer.
Dans son complet sombre, Sir Alosyus Sussex, le visage grave et
la nuque contrainte s’assit, face à l’échiquier, dont l’ivoire brillait
de mille feux et saisit la dame noire.
- Quel est ce clown qui se dresse face à moi ? lâcha-t-il, en
toisant Gum.
- Ce clown comme vous dites, est de la police, rétorqua
Mildred.

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- La police, ça ? Hors de question que je mette la vie de ma
fille entre les mains d’un saltimbanque. Je vais appeler Sir
Henry au ministère, il nous enverra ses meilleurs hommes.
Lucy venait d’entrer et s’approcha de Conrad, lui présentant un
verre pétillant de fraîcheur, sur un plateau en bois d’arbre.
Alosyus l’interpella :
- Lucy, vous demanderez à Gerald d’aller vérifier la Buick.
J’ai l’impression d’avoir percuté quelque chose, en me
garant. Un satané renard certainement.
- Bien, monsieur.
La domestique se retira. Gum se gonfla de courage et s’adressa
au maître des lieux.
- Monsieur, sachez que mes états de service sont plus
qu'honorables. J’ai même été pressenti pour le National
Investigation Prize. Certes, je n’ai pas l’apparence de Sean
Connery ou de Barbra Streisand mais vous semblez oublier
que tous les chemins mènent à la peau de l’ours.
- Ce n’est pas faux, enchaîna Mildred. Et puis a-t-on
vraiment le choix, Alosyus ? Même si Sir Henry accepte de
dépêcher une équipe d’experts, cela prendra un temps fou
et notre fille endure peut-être les pires sévices ! Il faut agir
maintenant. Maintenant !
Rarement, Miss Sussex se permettait de contredire son époux, en
public. L’homme s’en trouva d’abord offusqué, puis revenant à
des sentiments plus appropriés, il lança, comme un fin couperet :

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- Il ne reste qu’une chose à faire : attendre que ses ravisseurs
nous contactent.
A cet instant précis, la sonnerie d’un téléphone retentit et pétrifia
l’atmosphère du cossu salon teuton. Tous se tournèrent vers le
vieux fixe qui s’ankylosait sur un guéridon à l’ombre d’un ficus.
Sir Sussex se leva, oubliant l’arthrose qui gâtait ses genoux. Gum
le stoppa d’un geste ferme.
- Laissez-moi répondre, Sir Sussex. Si c’est notre ravisseur, je
connais les mots qui le feront plier. J’ai suivi un stage de
négociateur, l’année dernière, dans le Puy de Dôme.
- Dans le Puy de Dôme ? renchérit Alosyus Sussex, l’œil
frétillant d’admiration.
De toute sa hauteur, le vieil homme le toisa et après une longue
hésitation, s’écarta. Comment douter d’un homme formé dans le
Puy de Dôme ? Gum, le front perlé de sueur, s’approcha de
l’appareil qui continuait à ponctuer le silence de ses alarmes
dissonantes. Le commissaire posa une main tremblante, sur le
combiné, et décrocha, sans dire un mot, comme on lui avait
enseigné. Règle n°1 du parfait négociateur : d’abord se taire pour
semer le doute et l’anthrophie. Autour de lui, la famille Sussex
forma un rempart d’angoisse.
- Non, désolé, je ne suis pas votre Minou ! Mais sachez que
l’enlèvement d’une femme de sexe féminin est un crime
abject ! C’est du pas bien ! Une plaisanterie ? Je ne suis pas
homme à plaisanter, on ne plaisante pas avec le crime !
Sachez une chose, si vous la libérez maintenant, la justice

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sera clémente, je vous le promets…Je vous le répète, pas de
Minou entre nous ! A qui ? Un instant, je vous prie.
Gum se tourna vers le trio Sussex.
- Il veut te parler, Conrad.
Très embarrassé, Sussex junior fut pris, en chasse, par les regards
croisés de ses parents. La surprise confinait à l’hébétude.
- Tu connais le ravisseur de ta sœur ? articula lentement
Alosyus.
- Non…
Conrad se jeta, sur le combiné, l’arrachant des mains du
commissaire.
- Conrad, j’écoute…C’est pas le moment…N’insiste pas ! Je
te rappelle…Promis…Moi aussi…
Il raccrocha et resta figé, face à la baie vitrée. Dans l’ombre
d’une futaie, une biche glanait quelques feuilles, en attendant le
bus.
- Mais enfin, Conrad ! Vas-tu parler, à la fin ?!
- Ce n’est pas le ravisseur…C’est un ami de San Francisco,
rien à voir avec Sixtine.
- Un ami qui t’appelle Minou ? lâcha Sir Sussex, armé d’un
regard ténébreux.
- Minou ? Mais, non…Willy a dû mal comprendre…
Gum allait répondre lorsque le sergent Ben Hakrim, projeté de
l’entrée, atterrit sur le tapis d’Orient en poils de choune. Tous
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sursautèrent. Gérald, le Majordome des Sussex, figé sur le seuil
de la porte, s’écria alors :
- C’était pas un renard sous votre voiture Sir Sussex ! Un
sale rôdeur plutôt ! Sans papiers, j’en suis sûr ! Il essayait de
voler vos appuie-têtes !
Gum reconnut alors son fidèle adjoint, ficelé sur le sol.
- Il y a méprise ! C’est mon bras droit, le sergent Ben
Hakrim. Il était à la recherche d’indices…
- Sous mon pare-chocs ? s’exclama l’incrédule Alosyus.
- Sir Sussex, croyez-moi, une bonne enquête commence
toujours par une rigoureuse analyse de la scène de crime.
- Mais ma fille n’a pas été enlevée sous ma Buick !
- N’écartons aucune piste, Sir Sussex, aucune. On n’imagine
pas tout ce qui peut se passer sous une Buick. J’ai un oncle
dans le Massachussetts qui a trouvé dans le coffre de sa
Buick le corps d’une femme. Elle était perdue. Il a été
contraint de lui indiquer son chemin.
- C’est affreux…marmonna Mildred.
C’est alors que la voix le Lens Bilmore jaillit, derrière le rugueux
Gérald.
- Vous avez retrouvé Sixtine ? fit-il avec un fort accent
australoïde.
- Non et vous ? rétorqua Miss Sussex.
- Non, regretta le futur marié. Je n’ai trouvé que ça.
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Il montra alors, à l’assemblée, un IPhone, dernière génération.
- Son portable ! s’exclama l’assemblée.
Pour Gum, plus aucun doute possible : Debbie Doodle, Sixtine
Sussex, même combat ! Même signature !

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- Qu’est-ce qu’on va faire chef ?
- Prendre notre petit déjeuner ! Le jour se lève, mon ventre
est aux abois.
L’irruption soudaine du portable avait semé la panique chez les
Sussex. Il entérinait la thèse d’un enlèvement. Comme le
coquillage balloté par les flots, la vérité venait lacérer les espoirs
encore vivaces, surtout dans le bas du dos. Gum préféra ne pas
évoquer la disparition de Debbie Doodle, secret de l’instruction
oblige. Il sut se montrer persuasif et finit par gagner la confiance
du clan. Même Conrad, le gratifia d’une franche empoignade, sur
le perron du manoir. Il avait réussi à les convaincre de s’en
remettre au professionnalisme de ses équipes et de profiter des
quelques heures, encore dédiées à la nuit, pour se reposer.
Evidemment, il avait réquisitionné le portable de la disparue et
avait hâte d’en découvrir le contenu. Une pièce à conviction
majeure. Il se rappela les paroles du Maréchal Foch : « Les
avions sont des jouets intéressants mais n'ont aucune utilité
militaire. ». Mais pourquoi abandonner le téléphone de ses
victimes ? Pourquoi en priver ces pauvres femmes malmenées ?
La question taraudait le commissaire alors qu’il abordait à pleine
vitesse la longue descente vers Greenway Beach. Il s’en
remettrait à Dorothée Jenkins, psychologue à la retraite, qu’il
avait rencontré lors d’une réunion Tupperware, en Mars 1997.
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Elle avait, longtemps, travaillé au centre pénitencier de
Fearhandle et personne ne décryptait, mieux qu’elle, le profil des
crimeurs. Cela faisait des années qu’ils ne s’étaient vus et Gum
s’enthousiasma, à l’avance, de ces prochaines retrouvailles.
Sur Lane Road, il ralentit et s’arrêta devant la boulangerie « Hey
Baker » dont le néon venait de s’illuminer. Elle proposait les
meilleurs scones de l’île voire du Royaume, selon certains. En
particulier, Edwige Dawson, éleveuse de pintades près de Devon
Abbey. John fit pivoter la boussole.
- Votre scone, nature ou sirop d’érable, Mouloud ?
- Nature et un Donut à l’orange amer ou plus loin.
Gum laissa son adjoint sur le porte bagage et poussa la porte de
la boulangerie. Tout affairé à faire disparaitre une tâche de foutre
au bas de son tablier, Galish Beltran, élu meilleur pâtissier en
1998, sursauta, en entendant retentir la cloche fixée au portant
de la porte.
- Ah commissaire, on est très matinal, ce matin !
- Le monde appartient à ceux qui se lèvent le matin.
- Surtout sous les bras ! Qu’est-ce que je vous sers ?
- Deux scones nature et un Donut à l’orange.
- Désolé, pas encore de Donut. Par contre, j’ai des puddings
tout chauds.
- Alors deux puddings et mettez deux puddings, ils ont l’air
délicieux.

98
Les parfums de cannelle mêlés aux saveurs suintant des pâtes
encore tièdes, ne pouvaient qu’aiguiser la gourmandise du
commissaire.
- C’est vrai ce qu’on raconte, la fille Doodle a disparu ?
s’enquit le boulanger.
Sur ce morceau de rocher perdu en mer, les nouvelles allaient
bon train. La disparition de Sixtine Sussex n’avait pas encore
transpiré apparemment.
- Disparu, on ne sait pas encore mais ce qui est sûr c’est
qu’on la cherche, répondit Gum, souhaitant rester évasif,
malgré l’érosion du Mont Irkout.
- Je ne suis pas vraiment surpris, elle avait de drôles de
fréquentation, la gamine.
Même s’il était happé par l’armée d’Apple Pie qui patientait, en
rang serré, derrière la vitrine, Gum leva la tête.
- Drôles de fréquentation, vous dîtes vous ?
- Oh bah un peu, ma queue ! Le Packerton, c’est pas un ange
et le grand qui traine toujours avec lui, non plus…Moi, si
j’avais eu une fille, jamais, je l’aurais laissée trainer avec ces
raclures !
- Vous connaissez son nom au grand ?
- Ah non ! Un jour, il a essayé de me voler un crumble, je
peux vous dire qu’il n’a jamais réessayé ! Moi, je leur
couperai la tête à ces terroristes !

99
- Ça ne les empêcherait pas de nuire, malheureusement. Vous
pouvez m’en dire un peu plus sur ce Packerton ?
- Un voyou, toujours dans les mauvais coups...Vous savez
l’abri bus sur Ethan Road, je suis sûr que c’est lui qui l’a
défoncé. A votre place, je le jetterais en prison ce vaurien !
Je vous mets des serviettes ?
- Oui, s’il vous plait.
- Deux ou trois ?
Gum se laissa le temps de la réflexion.
- Deux, ça devrait suffire.
Galish déposa la commande, sur le comptoir, soigneusement
emballée dans un sachet déjà taché par la sueur des puddings.
Gum paya et salua le boulanger.
- Désolé Mouloud, pas de Donut, je vous ai pris un pudding.
- Il n’y avait plus de Donuts ?
- Non.
Gum glissa le sachet dans la sacoche fixée à son guidon et reprit
les rênes de son deux-roues.
- Ce matin, nous filerons à Pelistry. Il faut absolument
interroger cet Elliot Packerton. J’ai la sensation qu’il a
beaucoup à nous apprendre.
- Pas de souci. Par contre, quand nous arriverons au poste,
est-ce que vous pourriez m’enlever cette corde ? Impossible
de me gratter le nez.
100
Dans la précipitation du départ, nul n’avait pensé à libérer le
sergent et la corde, que lui avait solidement nouée le majordome
des Sussex autour du torse, entravait toujours ses mouvements.
Les deux hommes suivirent les étroites rues qui longeaient
Desmond Park et bientôt, apparut, sous une belle lumière rosée,
la façade enteraxée du commissariat. Une femme était assise sur
le perron. A priori, elle avait deux genoux.

101
- Commissaire Gum, je suppose ?
La jolie jeune femme n’avait pas laissé le temps à Gum de
dénouer son adjoint et s’était, vivement, élancée vers lui.
- Tout à fait et voici mon adjoint, le sergent Ben Hakrim.
- A votre service, mademoiselle.
Bien qu’elle s’étonnât de voir le sergent noué de la sorte, elle
resta concentrée sur ses pénages.
- Mae Tawer du Herald Ste Mary tribute. J’aimerais vous
poser quelques questions à propos de la vague de
disparitions qui déferle sur Scilly.
« La vague de disparitions ! ». Voilà bien une expression de
journaliste, pensa Gum, le sens de l’hyperbole, de la parataxe et
de l’hypoglose. Il imaginait déjà ce titre à la Une du journal. Il
s’était toujours méfié des scribouilleurs et savait les maintenir à
l’écart.
- Ecoutez, mademoiselle, je m’exprimerai en conférence de
presse à 10h15 voire 10h16. Aucun commentaire, ni avant,
ni pendant, ni après. lâcha-t-il, avec solennité.
102
- Pouvez-vous au moins me dire si les ravisseurs ont fait une
demande de rançon ?
- Je vous le répète, pas de commentaire ! Et comme vous le
voyez, je dois détacher mon adjoint afin qu’il se gratte le
nez. Revenez à 10h15, je répondrai à toutes vos questions,
sauf les autres.
Gum se montra si persuasif que la journaliste recula et se rassit
sur le perron, en maugréant. Enfin débarrassé de la pression
médiatique, Gum défit le nœud et la corde tomba au pied de
Mouloud. Libéré, ce dernier s’étira longuement, se gratta une
narine et enchaîna quelques roues sur la pelouse.
- Allez Mouloud, nous avons mieux à faire !
A l’intérieur, le sol était encore humide et une bonne odeur de
lavande parfumait l’air ambiant. L’empreinte de Rosemond, la
femme de ménage, affectée à l’entretien du poste.
- Mouloud, vous préparez notre petit déjeuner, pendant ce
temps, je…
Avant qu’il n’ait pu finir sa phrase, le fixe se mit à sonner. Gum
accrocha son trois-quarts à la patère qui portait son nom et
décrocha.
- Commissaire Gum, j’écoute.
Il faillit s’étouffer. Il avait reconnu la voix de Sir Mac Purple,
gouverneur de l’archipel. Ici, beaucoup le comparait à Churchill :
un petit homme, l’haleine toujours chargée de Scotch, qui ne
reculait devant aucun obstacle. Sa forte voix résonnait à l’oreille
de Gum qui n’eut pas l’occasion de placer un mot. Lorsqu’enfin,
103
il se tut et raccrocha, le commissaire se laissa tomber sur son
fauteuil.
Occupé à préparer le thé dans la pièce voisine, le sergent
l’interpella :
- C’était qui ?
- Le gouverneur, en personne, murmura Gum, la voix encore
troublée.
- Sir Mac Purple ? répondit en écho Mouloud en passant la
tête par la porte.
Il découvrit son patron, terrassé, le regard hagard.
- Il a été clair : si on ne retrouve pas Sixtine Sussex, saine et
sauve, on sera mutés aux espaces verts.
- On s’installe sur la terrasse, chef ?
- Mais enfin Mouloud, vous avez entendu ? On peut se
retrouver cantonnier à la fin du mois ! Maggie ne le
supportera pas !
- Mais chef, vous êtes le plus grand enquêteur du Royaume.
On la retrouvera, j’en suis sûr ! Et si on ne la retrouve pas,
ça ne sera pas faute de l’avoir cherchée. Faut pas demander
le moignon, tout de même ! Allez, venez donc savourer ces
bons puddings et vous me direz des nouvelles de ce thé à la
vanille pourpre.
Il passa derrière le comptoir, un plateau au bout des bras. Gum
avait toujours été admiratif de l’extrême désinvolture de son
adjoint. Jamais, il ne laissait l’angoisse l’assaillir et restait animé
104
d’un irascible optimisme. Le commissaire se ressaisit et finit par
rejoindre son collègue, sur la terrasse. Un courant d’air gorgea
ses narines du doux parfum des tilleuls. Toujours assise sur les
marches, la reporter du Herald exposait son profil au soleil.
- Mouloud, si on veut continuer à partager ces moments de
grâce, nous devons absolument retrouver Sixtine Sussex et
ceci sans tarder.
Le sergent qui avait déjà la bouche pleine s’essuya le bord des
lèvres.
- Nous avons son téléphone, elle finira bien par venir le
réclamer.
- A condition que son ravisseur l’y autorise ce qui est loin
d’être sûr. En attendant, voilà comment nous allons opérer.
Il parla plus bas pour ne pas livrer à la presse qui bronzait à
proximité, des informations estampillées : Secret défense.
- Je vais me rendre, seul, chez Packerton. De votre côté, vous
allez enquêter sur un certain…
Avant de poursuivre, il se munit du carnet qui patientait au fond
de la poche de son velours côtelé.
- Un certain, Shawn Bridge, un marin ancré sur
Tresco…D’après le patron du 44, il était très intime avec
Debbie.
- Tresco parfait ! Je pourrai faire un petit coucou à la sœur de
Bintou, elle tient un salon de coiffure Afro, sur le port.

105
D’ailleurs, si vous voulez vous faire un défrisage ou poser
des tresses, je pense qu’elle vous ferait un prix.
- Non, c’est gentil Mouloud, je tiens à mon crâne clairsemé,
un signe d’intelligence disait mon père.
- En parlant de ça, il faudrait peut-être penser à vous
préparer pour votre conférence de presse. Le pyjama n’est
pas très règlementaire.
Gum reposa sa cuillère et le morceau de pudding qu’elle
contenait. « Hé doucement » s’écria le morceau de pudding sans
se faire entendre du commissaire absorbé qu’il était par les
rayures de son pyjama. S’il se présentait devant la presse, ainsi
fagoté, il serait, à coup sûr, la risée de la CIA et du Mossad.
- J’ai une idée chef ! Passez votre uniforme, une belle
occasion de l’essayer.
Lors de sa nomination, Gum avait reçu une tenue d’apparat afin
d’assister aux manifestations officielles. Manifestations
auxquelles il ne fut jamais convié. L’uniforme était donc resté,
dans sa housse, suspendu à son cintre.
- Très bonne idée, mon cher Mouloud. Je vous revaudrai ça.
Gum se précipita, à l’intérieur, sans prendre le temps de finir son
thé. Il coulissa la porte d’une armoire et en sortit le rutilant
costume de drap noir brodé d’or. Il s’enferma dans la kitchenette
pour l’enfiler. Si la veste lui allait parfaitement, il ne parvint à
boutonner le pantalon. Grâce aux pants de la veste, il masqua les
débordements de sa bedaine et coinça la braguette à mi-hauteur.
Lorsque son reflet apparut, dans le miroir, il ressentit un

106
tombereau de fierté l’anéantir, l’intense jubilation que confère
l’honneur et la continence. Ainsi paré, il n’était plus un homme,
il était l’Homme. Il était la Loi, la Justice, la Nation, la Couronne.
Comme il aurait aimé offrir au vieil Honk, son grand-père,
l’image de sa majesté ! Et c’est avec la nuque tendue et la
démarche assurée qu’il sortit. Le sergent, qui venait juste
d’entrer, ne put retenir ses larmes à la vue de cette livrée.
- Mouloud, ressaisissez-vous et allez annoncer le début de la
conférence à la presse.
Le sergent sécha ses larmes d’un coup de manche et sortit.
Lorsque le commissaire Gum apparut, sur le perron. L’or de ses
broderies scintilla sous les assauts du soleil. Face à lui, la presse
s’impatientait. Mae Tawer du Herald avait été rejointe par un
jeune pigiste du Broderie Scilly Hebdo. Tous deux maintenaient
leur téléphone vers la tribune.
- Mesdames, Messieurs les journalistes, notre cher archipel se
réveille, ce matin, entaché par le crime ! Deux de nos
compatriotes ont disparu dans des circonstances, au moment où
je vous parle, inexpliquées. Si vous le voulez bien, commençons
cette conférence en respectant une minute de silence à la
mémoire des deux victimes, en adressant nos plus sincères
condoléances à leur famille.
- Elles sont mortes ? s’écria alors la journaliste, avide de
sensationnel.
- Non, absolument pas.
- Alors pourquoi adresser nos condoléances ?

107
- Si on ne le fait pas, qui le fera ? Qui ? Je vous le demande.
- Si elles sont en vie, ce n’est pas vraiment nécessaire,
rétorqua la journaliste.
- Vous savez, mademoiselle, tante Isabeau, paix à son âme,
me répétait, sans cesse, que Paris ne s’est pas fait deux jours
alors remballez vos godiches et laissez-moi poursuivre !
Il lança pour conclure un regard assassin à la jeune reporter et
retira, du bout de la langue, un morceau de quenelle coincé entre
deux prémolaires.
- Je disais donc que nous avons à déplorer deux disparitions :
Debbie Doodle et Sixtine Sussex. Je pense vous avoir tout
dit, même un peu plus. J’attends maintenant vos questions.
- Pensez-vous que ces disparitions ont un lien avec le projet
de centrale marémotrice ?
- A ce stade, rien ne le laisse envisager mais c’est une piste
que nous ne négligerons pas.
- Gary Elfman pour le Brodery Scilly Hebdo, pensez-vous
que ces évènements pourraient mettre en péril la tenue du
festival du jersey ?
- Non, je crois pouvoir dire que ce merveilleux Festival ne
sera pas impacté. Le crime ne doit pas avoir raison de notre
artisanat local.
- D’après vos investigations, nous avons à faire un homme
isolé ou des complicités sont évoquées ?

108
- Nous privilégions la piste d’un homme isolé, avec ou sans
complice, l’enquête le déterminera.
- Nous allons proposer à nombreux abonnées de broder sur
leur mouchoir : « Plus jamais ça » …Est-ce que vous pensez
que cela peut avoir un impact sur l’affaire ?
- Certainement. Nous soutiendrons toutes les initiatives qui
permettront de sauver ces deux pauvres femmes.
Les questions fusèrent ainsi pendant de longues minutes. Gum
enfila, peu à peu, les habits du parfait communicant. Le sergent
Ben Hakrim fit quelques selfies pour immortaliser l’évènement.
Au fond des océans, une pieuvre se couvrait d’ormeaux sans
songer un instant à la destinée des deux disparues.

109
La route de Pelistry serpentait dans la lande alanguie. Les
crécelles à dos zébré virevoltaient, entre les genets. Les buses
cendrées toisaient les étendues d’angiospermatites, du haut des
rochers. Parfois, un mulot trémard furetait entre les
hélianthèmes, effrayant les abeilles carnoliennes gorgées du fin
nectar des liserons. Pour profiter de ce spectacle enchanteur,
Gum avait opté pour une assistance minimale et, autour de lui, le
paysage se déroulait lentement, accompagné par les stridulations
des grillons à damiers.
Les yeux constellés de splendeurs, il vit apparaître, à la sortie
d’un virage, la charmante bourgade. Son clocher immaculé
pointait l’immensité des cieux. Il devait, selon les indications de
Rideway, emprunter la rue principale et virer à droite, après 950
mètres, pour rejoindre l’antre des Packerton. Il doubla un enculé
qui s’apprêtait à profiter d’une place, le long du trottoir. Il
aperçut, dans la vitrine d’un traiteur, d’alléchants pieds de porc à
la Romaine. Il se promit d’en prendre une livre, sur le chemin du
retour.
La modeste fermette des Packerton était assez éloignée du
centre-ville. C’est un spectacle de désolation qu’il découvrit au

110
bout du sentier menant à la cour. Ce qui aurait pu être un jardin
propret était couvert d’ordures et de carcasses métalliques. Un
repère de ferrailleurs. Un garçonnet, juste couvert d’un tee-shirt
élimé, jouait dans les décombres. Gum posa un pied à terre.
- Bonjour mon petit, est-ce que ta maman est là ?
- Elle est morte, ma maman.
- Ah ? C’est pas de chance…Et ton papa ?
- Il est mort aussi, répondit le petit en faisant rouler un
tambour de machine à laver.
- Ah oui ? Décidément…Et ta… ? ta tante Gisèle ?
- J’ai pas de tante Gisèle.
- Au moins, elle n’est pas morte. C’est déjà ça.
Venant de la fermette, une voix gorgée de tabac se mit à rugir.
- Hé gros dégueulasse ! Qu’est-ce que tu lui veux, à mon
Pedro ?
Campée sur le seuil de sa porte, et engoncé dans une robe de
chambre aux couleurs indéfinissables (Etait-ce d’ailleurs encore
des couleurs… ?), Miss Packerton fusillait, du regard, le
commissaire. Il se fendit d’un sourire et glissa, toujours à vélo,
jusqu’à elle. Sous de longs cheveux raides et jaunis, des années de
malheur et d’abus avaient laissé de profondes traces, sur son
visage.
- Miss Packerton ?
- Ça dépend pour qui ?
111
- Commissaire Gum.
- Désolée, j’ai à faire.
Elle rentra, laissant Gum figé sur le pas de la porte, son insigne à
la main. Comme elle n’avait pas refermé, derrière elle, il se
permit d’entrer, à son tour.
Il n’aurait pu dire s’il pénétrait dans une cuisine ou une
bibliothèque. Des piles de livres poussaient de toutes parts. Gum
remarqua, même, un exemplaire de la Métamorphose, au fond de
l’évier, entre une assiette ébréchée et une passoire pleine de pâtes
séchées. Dans le fond de la pièce, à proximité d’un poêle, Miss
Packerton avait déjà repris sa lecture.
- Refermez derrière vous, bordel ! Les courants d’air !
Gum claqua la porte, en écrasant la couverture de la Critique de la
raison pure qui trainait sur le carrelage.
- Je suppose que vous venez pour Elliot ?
- En effet, j’aimerais lui poser quelques questions.
- Sa chambre est au bout du couloir. Il fait jour ; il doit
dormir.
Elle se replongea dans la lecture des Essais, ignorant Gum qui,
bien qu’embarrassé par l’accueil refroidi de la lectrice, se dirigea
vers le couloir sombre dont les murs étaient, eux aussi, tapissés
d’innombrables reliures.
Il s’arrêta, devant la dernière porte. Il frappa à plusieurs reprises.
Sans effet. Il finit par tourner la poignée. Une terrible odeur le
saisit à la gorge et au milieu d’un fouillis indescriptible, il trouva
112
Elliot, endormi. Le jeune homme s’étira et ouvrit doucement les
yeux.
- Désolé de vous déranger, Commissaire Gum.
Elliot repoussa la couette et se précipita vers la fenêtre grande
ouverte. Mais sa tête buta contre les volets, solidement attachés.
Il perdit connaissance. Gum se jeta sur lui. Le corps frêle du
fuyard roula sous le poids du commissaire, et s’immobilisa, au
pied du lit.
- Un peu moins de bruit bordel ! Un peu de respect pour
Montaigne ! lança alors Miss Packerton de la biblio-cuisine.
- Désolé… s’excusa Gum, encore essoufflé par l’haletante
poursuite.
Elliot ouvrit les yeux et tenta de se défaire de sa charge. Gum
dut le pincer au mollet pour le contenir.
- Aïe ! Mais p’tain, qu’est-ce que vous m’voulez ?
- Juste vous poser quelques questions.
- Mais p’tain, j’étouffe…Lâchez-moi bordel !
- Si je te lâche qui me dit que tu ne vas encore tenter de
t’enfuir ? Gredin !
- Moi, je vous le dis, susurra une voix rauque, derrière eux.
Gum leva la tête et aperçut dans l’encadrement de la porte, un
homme barbu digne de confiance qui passait par là. Il salua
Gum, de la main, et continua son chemin.
- Dans ce cas…fit Gum.
113
Prenant appui sur les montants du lit, Gum se releva. Elliot prit
une longue inspiration et se hissa péniblement sur son matelas.
- J’suis trop sûr qu’vous m’avez scratché une côte !
- La prochaine fois, vous y réfléchirez, à deux fois, avant de
tenter de vous soustraire à la force d’impact de la police !
Est-ce que vous connaissez cette jeune fille ?
Gum plaqua, sous les yeux d’Elliot, l’écran de son portable.
- Jamais vue…fit-il en tirant de sous ses oreillers un linge
tâché pour éponger le sang qui coulait de son arcade.
- Attention, le mensonge peut vous coûter cher !
- Mais, j’mens pas bordel ! J’connais pas ce blase, c’est tout !
- Ah oui ? Alors, pouvez-vous m’expliquer ce que fait sa
culotte dans votre main droite ?
Elliot fixa le bout de tissu, déjà couvert de sang, qu’il tenait
entre ses doigts.
- D’après sa mère, elle portait, comme chaque lundi, un tanga
rose pâle avec de la dentelle bordeaux à l’entrejambe de
taille 3XL. Exactement comme celui-ci. Je suis sûr qu’il y a
encore l’empreinte de ses muqueuses.
Confondu, le jeune dealer laissa tomber la culotte usagée et prit
sa tête, entre ses mains.
- Ok, je l’ai kène une ou deux fois, c’est quoi l’ blème ?
- Qu’entendez-vous par kène ?

114
- Je l’ai bouillave quoi !
- Bouillave ? Ecoutez, on va poursuivre cette discussion au
poste ! Vos messages codés m’exaspèrent très beaucoup !
Cette simple évocation suffit à faire bondir le jeune homme.
Gum eut juste le temps de lui saisir l’index gauche et de le lui
tordre pour stopper sa nouvelle tentative d’évasion.
- Aïe ! s’écria le fuyard, paralysé par la douleur.
- Vous feriez mieux de me suivre, jeune homme.
Gum augmenta la pression sur l’index, au bord de la rupture.
- Ok, ok…Vous m’laissez m’saper ?
Gum lâcha prise et Elliot enfila quelques vêtements qui
trainaient à même le sol. En le regardant faire, Gum songea au
Capitaine Reynolds. Un homme extraordinaire, capable de
jongler avec huit balles, tout en surveillant la cuisson des
saucisses sur le barbecue. Reynolds lui avait tout appris : les
techniques d’interpellation, de neutralisation. Pour Gum, il y eut
un avant et un après Reynolds comme il y eut un avant et un
après, Petula Clark.
- Bon, on y go. Ça serait super cool de rien dire, à ma mère.
- Pas un mot, je vous promets.
Gum entraîna le jeune Packerton, contraint à la servitude, vers la
biblio-cuisine. Montaigne reposait près du poêle. Miss Packerton
s’était endormie, bercée par l’esthétique de Schopenhauer. John
saisit la boussole, d’une main ferme.

115
Dehors, une légère bruine rafraichissait le vent qui se levait.
Elliot grimpa sur le porte-bagage. Par sécurité, Gum lui menotta
une main à la selle du vélo. Le petit Pedro, debout sur le capot
rouillé d’une Chevrolet, regarda passer les deux hommes et
disparaître au bout de l’allée.

116
Elle se réveilla, en sursaut.
Etendue sur le parquet bâché, son visage n’était qu’à quelques
centimètres de la paire de ciseaux, engluée dans une mare de
sang coagulé. En s’écrasant au sol, sa tête avait violemment
heurté les lattes de chênes vernies et sa lèvre inférieure droite
s’était fendue. Le dos toujours plaqué au banc, elle tenta à
nouveau de se défaire des épaisseurs de scotch qui l’entravaient.
Il lui fallait absolument libérer une main. Son salut en dépendait.
Elle engagea toutes les forces qui lui restaient pour se défaire de
son étau. Dans un ultime effort, elle hurla :.
Yahhhhhhhhhhhhhhh !
Vidée, exténuée, elle abdiqua. Elle maudit, en son for intérieur,
les fabricants de scotch. Ils mettaient, sur le marché, une
marchandise de plus en plus performante sans se soucier des
victimes de leurs adhésifs, croupissant au fond de leur geôle
partout dans le monde et à côté. Si elle sortait vivante de ce
cauchemar, elle organiserait une marche blanche contre le
scotch.
Elle constata alors qu’une auréole entachait son collant. Jamais,
elle n’avait été réduite à pareille extrémité. Le corps maculé
117
d’urine ! Une profonde colère la submergea et elle se mit à
cracher toute sa haine :
- Espèce d’ordure ! Je te jure que si je sors d’ici, je te crèverai,
fumier de basse couche ! Gros porc de merde, niqueur de
mouches ! Va chier dans ta caisse, fils de pute ! Je te pisse à
la raie peau de couille ! Retourne aux asperges te faire
beurrer l’anus sous-merde ! Vide-couilles, viens là que je te
ruine ton garage à bites !
Interminable, le chapelet d’injures résonna dans le grenier
silencieux. Subitement, elle se tut, des larmes aux yeux.. Elle se
souvint des mains de Lens glissant sur elle, de ses lèvres et la
mort, insidieuse, venant glisser son ombre sur ces jours de
caresse. Comme tout le monde, elle l’avait craint ce rendez-vous
pris dès la naissance. Mais jamais, elle n’avait envisagé une mort
gorgée de sang, d’urine, de souffrances…Tout cela était si
pitoyable. Non ! Elle ne pouvait mourir comme ça ! Jamais, une
Sussex n’avait accepté une telle destinée. Certes, on lui avait
raconté que Trich Adelaïde Sussex, pendant le siège de
Harvington, avait croisé la route du terrible Gorgeous, le
sataniste. Il l’avait torturée, sans relâche, avant de la jeter nue et
sans ses lunettes par-dessus les renforts d’Eridge Port. Elle ne
serait pas la nouvelle tante Rosemond ! Jamais elle ne serait le
jouet d’un désaxé ! Jamais ! Elle contracta ses muscles et se mit à
gesticuler, en tous sens, dans un excès de vigueur retrouvée.
Dans son dos, elle perçut le son libérateur d’une infime
déchirure. Le scotch, sur ses poignées, venait de rompre.

118
Lorsque Gum poussa la porte du commissariat, accompagné de
son jeune prisonnier, le sergent Ben Hakrim, de retour de
Tresco, consultait la mémoire du portable de Sixtine.
- Mouloud, conduisez, Monsieur Packerton, en cellule ! Je
vais me faire un petit chocolat chaud, avant de l’interroger.
- Bien, chef.
- Nouvelle coiffure, sergent ?
- Comme je vous disais, ma belle-sœur tient un salon à
Tresco. J’ai profité de ma petite virée pour me faire faire un
petit décollement de racines. Ça vous plait ?
- Ça vous rajeunit…Elle vous a fait quelques mèches, non ?
- Pas du tout. Mais comme mes cheveux ont pris du volume,
il doit y avoir quelques reflets plus clairs. Vous devriez
passer la voir, elle a d’excellents masques capillaires pour
pulper le cuir chevelu.
Elliot trépignait d’impatience.
- J’ai pas envie de moisir ici, moi ! Votre trip coiffure, on s’en
balance un peu !

119
- Sachez, jeune ignare, que la coiffure est le ciment de
l’humanité ! Jamais, Nicolas II n’aurait envahi la Silésie s’il
avait eu un peigne !
- Moi, j’ai une préférence pour les brosses. ajouta le sergent.
- Nous n’avons pas la même nature de cheveux, mon cher
Mourhad. Allez, conduisez cet impertinent en cellule.
Las, Gum se traina vers la kitchenette. Il pensait profiter d’un
doux répit. Mais, derrière lui, la voix du sergent résonna encore.
- Chef, de quelle cellule parlez-vous ?
Il est vrai que, depuis leur prise de fonction, jamais, il n’avait eu à
emprisonner un quelconque prévenu.
- Voyons, mon cher Mouloud, nous sommes dans un
commissariat, il y a bien une cellule quelque part.
- Oui, c’est vrai. Dans tous les commissariats, il y a des
cellules. Ce qui ne veut pas dire, pour autant, qu’il y a un
commissariat dans toutes les cellules.
- En effet, Mouloud, là-dessus, je vous rejoins.
- Mais sans cellule, je ne vois pas comment conduire,
Monsieur, dans sa cellule.
- Mouloud, vous m’avez habitué à davantage d’à-propos. En
cherchant bien, vous devriez en trouver une. Un peu de
bonne volonté ! Et puis, le plus important, c’est que vous le
conduisiez quelque part. La cellule, c’est un plus, une
option comme l’allume-cigare dans une Pontiac.

120
- Très bien, je le conduis quelque part mais pour l’allume-
cigare, je ne promets rien.
- Peu importe, je ne fume pas, sergent. J’y pense ! Faites un
tour au sous-sol. S’il y a des cellules dans cette bâtisse, c’est
au sous-sol qu’elles se trouvent.
- Quelle perspicacité, commissaire ! J’en ai les jambes qui
frétillent.
Ben Hakrim saisit le bras du ténébreux captif et l’entraina vers
l’escalier de service. Gum soupira longuement et s’assit. Il
profita, de cette courte pause, pour songer à la métamorphose
du bombyx mori. Quel spectacle que celui de ces holométaboles !
Au terme de sa dernière mue, la chenille entame le processus de
nymphose qui aboutira à l’émergence d’un imago lequel
déploiera ses ailes et s’envolera. Cette douce pensée apaisa Gum.
Il se fit chauffer une tasse de lait, toujours tenaillé par une
irrépressible envie de chocolat chaud. Lorsqu’il avait à peine 8
ans, Tante Isabeau lui avait taillé un magnifique pipeau en roseau
de Grund. Il aimait s’installer au pied du vieil orme pour jouer
quelques mélodies alors que, sur le chenal, des échassiers
fouillaient la vase.
- Vous aviez raison chef, il y a deux cellules en-dessous,
toutes neuves. Il y a même la clim. J’ai laissé la lumière, le
gamin a peur dans le noir.
- Vous avez bien fait.
- Alors, c’est notre kidnappeur ?

121
- Impossible de l’affirmer. Mais si c’est lui, je peux vous
assurer qu’il finira par avouer, lâcha le commissaire avant
d’avaler une gorgée de son onctueux nectar. Alors,
Mouloud, et ce Shawn Bridge vous avez réussi à le faire
parler ?
- Non, il est muet.
- Très embêtant…
- Rassurez-vous, chef, j’ai trouvé un subnerfuge…Je lui ai
fait dessiner ses réponses. Et je peux vous dire qu’il a de
sacrés alibis, regardez par vous-même.
Gum déplia les trois dessins que Mouloud venait de lui jeter à la
gueule. Sur le premier, on devinait une route avec, garé sur le
bas-côté, un semi-remorque, en panne. Sur le second, une
montgolfière, entrainant dans les airs un groupe de Néo-
zélandais. Le dernier dessin représentait la coupe fractale d’un
atome d’argon. Gum posa le triptyque face à lui et conclut :
- On peut abandonner cette piste, l’homme est réglo.
- Et très sympathique sous ses airs de ruffian. Regardez, il
m’a offert un bracelet en coquillages. C’est lui qui les
fabrique.
Ben Hakim agita son poignet, avec fierté.
- Très joli…Regardez, moi aussi, je ne suis pas revenu, les
mains vides
Gum posa un cabas sur son bureau. Il en sortit un paquet qu’il
ouvrit méticuleusement.

122
- Des pieds de porc à la Romaine !
- A la romaine ? s’extasia le sergent.
- Maggie en raffole…Avec du riz Thaï, c’est fameux.
- Moi, je les préfère avec une petite fondue de poireaux. En
parlant de poireaux, j’ai commencé à fouiller le téléphone
de Sixtine Sussex et j’ai trouvé quelque chose qui devrait
vous intéressera.
Intrigué, Gum courba la langue.
- La caméra du téléphone s’est déclenchée lorsqu’elle a été
agressée.
La langue du commissaire se courba de plus belle. Obtenir une
vidéo de l’agression était inespérée.
- Les images ne sont pas très nettes mais je vous laisse
regarder.
Transférée sur l’écran de l’ordinateur, la vidéo consistait,
d’abord, en un amas d’images tremblantes et indistinctes de
teintes sombres. On percevait la voix de Sixtine, des hurlements,
des claquements de portière et enfin le silence. Un terrible
silence. Le téléphone, tombé dans l’herbe, continua à filmer le
ciel étoilé. Au bout de 11 minutes de voûte céleste, l’image se
coupa. Malheureusement, pas une image du criminel. Mais la
preuve que la pauvre femme n’avait ni fugué, ni glissé sur une
tranche de saumon. Elle avait été victime d’un odieux rapt, la
preuve en était faite. Gum remballa ses pieds de porc.

123
- Mouloud, vous allez tenter de retranscrire les paroles de la
victime grâce à l’audioscope à filtres ioniques. Peut-être y
découvrirons-nous un précieux indice.
- Excusez-moi, où sont les toilettes ?
Les deux policiers sursautèrent de concert. Derrière eux, se
tenait Elliot Packerton. Mouloud fut le premier à répondre.
- Par ici, la porte rouge.
Le jeune homme ne s’attarda point et s’enferma à double tour.
Gum se gratta le calcanéum et fixa son adjoint près de huit
secondes.
- Une question Mouloud ?
- J’écoute, chef.
- Vous m’aviez dit l’avoir mis sous les verrous.
- En cellule, oui.
- Et rien ne vous surprend ?
- A la rigueur, votre question me surprend un peu.
- Je vois…
Avant de poursuivre, Gum déglutit et posa ses mains à plat, face
à lui.
- Comment un homme que vous dites avoir enfermé se
retrouver dans nos toilettes à l’instant T ? Etrange, non ?
- Absolument pas. Vous ne m’aviez pas dit si je devais
l’enfermer ou pas. Dans le doute, j’ai préféré laisser
124
entrouvert, un juste milieu. On ne sait jamais. Imaginez
qu’il y ait un incendie ou une éruption de l’Etna, il faut bien
qu’il puisse sortir.
- Je reconnais là votre humanisme exacrebé, mon cher
Mouloud. Mais une cellule n’a pas vraiment raison d’être si
elle reste ouverte.
- Entrouverte, commissaire.
- Oui, entrouverte. Une cellule permet de mettre en captivité
un être considéré comme potentiellement dangereux pour
la société et ceci, malgré les risque d’incendie ou d’éruption
de l’Etna voire du Macu Picchu.
- Ah oui ?
- Mais, rassurez-vous, Mouloud, je ne vous en tiens pas
rigueur. « L’erreur est le plus court chemin vers la
connaissance » aimait à me répéter Tante Isabeau. Je vais
m’occuper de mettre notre suspect sous les verrous. De
votre côté, faites-moi parler cette vidéo, je compte sur
vous.
- Bien chef.
Derrière eux, la chasse d’eau se mit à couler bruyamment. Gum
s’avança vers les toilettes pour réceptionner Packerton. Quelques
minutes plus tard, la chasse d’eau s’écoula à nouveau. Gum n’y
prêta guère attention. Il lui arrivait, à lui aussi, d’actionner, à
deux reprises, la chasse pour évacuer des morceaux d’étron
insubmersibles. Mais lorsque la chasse retentit une troisième fois,
il commença à s’interroger. Et si le grondement de la chasse

125
d’eau n’était fait que pour couvrir la fuite du suspect n°1 ? Si
c’était le cas, qui l’actionnait ? Un complice ? Peu probable.
Packerton avait-il conçu un système d’enclenchement à distance
de la chasse d’’eau ? Une cinquième fois, la chasse retentit. Il
fallait agir ! Réagir ! Gum prit un maximum d’élan et s’élança
vers la porte. Son front la percuta de plein fouet sans même la
faire trembler. Il s’élança à nouveau. Le sergent Ben Hakrim, un
casque sur les oreilles, regardait, du coin de l’œil, son patron
s’écraser contre la porte des WC. Il se félicita de travailler sous
les ordres d’un tel homme.
Alors que Gum s’apprêtait à se fracasser, une nouvelle fois,
contre la porte, elle s’ouvrit lentement. Packerton sortit fixant,
avec perplexité, le commissaire exténué.
- C’est bon, je vous laisse la place…Vous avez une gastro ou
quoi ?
- Absolument pas…Je…Je voulais juste vérifier la résistance
de la porte…Contrôle de routine…Bon, nous avons assez
perdu de temps comme ça ! Asseyez-vous là. fit-il, le souffle
court, en indiquant un tabouret.
Packerton obtempéra. Gum réajusta le col de sa chemise et
s’installa face à lui. Il le dévisagea longuement, le regard aiguisé
de malice. Suivant la procédure H7B8, il posa un dictaphone, sur
son sous-main, afin d’enregistrer l’interrogatoire.
- D’abord, je dois vous dire que tout ce que vous direz,
pourra être retenu contre vous et les autres. Et ne tentez
pas de fuir, comme vous le voyez, vous êtes cerné.

126
Le jeune homme jeta un regard vers le sergent Ben Hakrim,
concentré sur son exercice de transcription.
- Ecoutez, Elliot, vous pouvez encore espérer la clémence du
jury si vous me dites où elles sont ?
- Quoi la clémence ? J’ai pas d’clémence ! Je sais pas de quoi
vous parlez ?
- Debbie Doodle et Sixtine Sussex ont disparu, enlevées
certainement par le même homme et cet homme, c’est
vous ou un autre que cela vous plaise ou non ! conclut-il en
frappant du poing.
- Quoi ? Mais j’ai enlevé personne. L’autre, non plus ! C’est
quoi ce délire ?
- « Tu n’es qu’une salope, j’espère te voir crever » …Vous
avez adressé ce message à Debbie Doodle, la veille de sa
disparition, accablant non ?
- Elle était trop zarbi la meuf, elle voulait que je l’insulte,
même que je la frappe…Une vraie tarée !
Instantanément, Gum songea au 44 et à son démoniaque
propriétaire. Si la jeune Debbie fréquentait un tel bouge, il n’était
pas surprenant qu’elle manifeste de tels penchants.. Il y avait un
soupçon de vérité dans la déclaration de Packertown. La jeune
Doodle était certainement une « vraie tarée ». Lui-même,
comment aurait-il réagi si sa tendre Maggie lui avait demandé de
la menotter ? De lui verser du Tabasco sur la touffe ? De lui
arracher les ongles ? De lui enfoncer une bûche glacée dans
l’anus?...Jamais, il n’aurait pu supporter cela ! De telles déviances

127
n’avaient pas place à l’autel de sa vertu. Pris de nausées, il préféra
orienter l’interrogatoire vers de plus sains auspices.
- Où étiez-vous lundi entre 18h et 22h53 ?
- Je sais pas moi, je suis pas un agenda ! Lundi, vous dites ?
- Lundi, je dis. Et vous, vous dites ?
- Lundi, moi aussi. J’étais à Coverack, sur le continent.
Coverack ! Pour Gum, cela évoquait ses premières vacances avec
Maggie. Ils avaient loué une caravane, à la sortie du port, dans un
camping à la ferme. Des moments inoubliables ! De la peinture
sur galets, du jet de cailloux, des sardines au barbecue…
- Et que faisiez-vous à Coverack ?
La question perturba Packerton. Sa jambe droite se mit à
frétiller.
- Un pote m’avait demandé de récupérer un truc.
- Quel pote ?
La jambe gauche se mit à tressauter frénétiquement. Le Fox Trot
de l’angoisse.
- Je connais juste son surnom, Kaki
- Le patron du 44 ? s’exclama Gum dont les pensées
s’ornèrent, à nouveau, d’estampes et de luxures.
- Ouai, c’est ça. Vous pouvez lui demander, il m’a même
emmené au bateau et il m’a fait coucou, du quai, avec un
mouchoir.

128
Lui demander ? Impossible. Plus jamais, Gum n’approcherait cet
homme ! D’ailleurs, était-ce encore un homme ? Non, une bête
abreuvée de perversité et d’amours barbares ! Des pratiques
abjectes qui s’éloignaient tant de l’éducation stalino-chrétienne
qu’il avait reçue par la poste, un soir de tempête sur Capri.
- Au bateau, vous dites ?
- Au bateau, je dis.
- Qui dit bateau, dit gouvernail.
- Ouai.
- Qui dit gouvernail, dit « tiens bon la barre Anatole ».
- Ouai.
- Qui dit tiens bon la barre, jette les amarres.
- Ouai
- Et qui jette les amarres, hisse les voiles.
- Ouai et alors ?
- Alors, je viens de vous démontrer que si vous avez
effectivement effectué une traversée, rien ne sert d’aller
interroger ce satané Kaki. Il vous suffit de me montrer
votre titre d’embarquement.
Justement, Packerton froissait, entre ses doigts, ledit billet,
enfoui dans les poches de son sweat à capuche acheté, masqué,
chez Sportwear and Co. lors du Black Friday de novembre 2020.
Il le brandit. Gum l’inspecta. Un billet aller-retour St Mary
/Port-Penzance édité par Isles of Scilly Travel comprenant : un
129
aller, le lundi 11 mars à 17h12, et un retour, le mardi 12 mars à
9h53, au nom de Elliot Packerton. Gum s’effondra sur son siège,
au point qu’il en glissa et atterrit sous son bureau. Le jeune
Packerton l’aida à se relever. Ce simple morceau de papier
anéantissait des heures d’enquête. Le suspect n°1 était en mer au
moment où Debbie Doodle était kidnappée. Une piste qui
menait à Katmandou non loin du néant. Il songea alors aux
menaces du gouverneur et fut parcouru d’un souffle d’angoisse.
- Chef ! Je crois que j’ai quelque chose !
Gum, sans prendre la peine de reboucher son stylo, se faufila, à
la hâte, derrière son adjoint.
- Ecoutez ça. dit Mouloud en lui tendant son casque.
Gum le cala sur ses oreilles et se concentra sur la bande
décryptée et filtrée par les ondes ioniques. Le sergent posa une
main sur son bureau. Le jeune Packerton croisa une jambe. La
chaudière se mit en veille. La porte grinça. Une mouche se posa.
L’écoute terminée, Gum se débarrassa du casque et, après un
temps de mure réflexion, lâcha :
- Une belette ?
- Ah non, là, je suis formel, chef. C’est un blaireau.
- Mais oui, un blaireau ! Vous avez raison, Mouloud. Il y avait
donc un blaireau, sur la scène du crime. On avance, mon
cher Mouloud, on avance ! Et qui avance, ne recule pas !
exulta Gum.

130
Les deux compères se congratulèrent longuement. Leurs efforts
étaient enfin récompensés. Soudain, le sergent Ben Hakrim
s’exclama :
- Déjà 17h58 ! Il faut que je récupère la petite à la garderie.
Je lui ai promis de l’emmener voir l’ekchpo de cafetières, à
la mairie.
- Faites, mon cher Mouloud. Rien ne doit passer, avant vos
enfants ! Et puis, de toute façon, je ne vois pas ce qu’on
pourrait faire de plus, éreinté comme nous le sommes. Je
suis sûr que le gouverneur comprendra. Pour ma part, je
vais rendre visite à une amie psychologue, avant de rentrer
faire mon repassage. C’était une profileuse de renom, elle
nous sera peut-être utile.
Le sergent avait déjà éteint l’audioscope. La garderie de la
Primary School fermait à 18h30, il ne devait pas perdre une
minute. De son côté, Gum enfila son trois-quarts et se gratta le
fion tout en songeant au blaireau détecté par les faisceaux
ioniques. C’était une pièce du Kapla. Il fallait maintenant lui
trouver une place dans l’édifice du mystère.
- Et moi ? fit alors Packerton, debout, entre les deux
hommes.
- Et lui ? demanda, à son tour, le sergent.
Gum hésita, un instant, et lâcha :
- Conduisez-le en cellule Mouloud. J’ai encore quelques
questions à lui poser. fit-il sans savoir lesquelles.
Vivement, Packerton se leva et protesta :
131
- Mais vous n’avez pas le droit ! J’ai rien fait !
Gum lui tira les cheveux et lui assena ces doctes paroles :
- Nous sommes tous coupables, tous ! N’oubliez jamais cela.
Il faut être coupable pour se dire innocent car se dire
innocent, c’est se dire coupable. Seul, le coupable est
innocent, à moins d’être coupable.
Ces derniers mots laissèrent Packerton, sans voix, et il se laissa
conduire au sous-sol, sans sourciller.
- Mouloud, cette fois-ci, n’oubliez pas de fermer la cellule, à
double-tour !
- Et vous, n’oubliez pas vos pieds de porc !
A la lumière d’un réverbère, Gum détacha son vélo et s’élança
vers Hudson Road. Cela faisait presque dix ans qu’il n’avait pas
rendu visite à sa vieille amie, Miss Jenkins. Jeune retraitée, elle
avait longtemps dirigé le PPH, un département du CDP qui
avait, depuis, fusionné avec le KLP. Experte en criminologie
psycho-affective, sa renommée dépassait, et de loin, les
frontières du Royaume. Entre deux enquêtes, elle organisait, à
son domicile, de réjouissantes réunions Tupperware et devint
une hôtesse plébiscitée par la firme américaine. C’est en
participant à l’une de ces réunions que Gum fit sa connaissance.
Il conservait l’image d’une femme délicieusement aimable et
accéléra pour hâter leur retrouvaille.

132
Archibald Glossom était, autrefois, une des plus grosses fortunes
de Cornouailles. Suite à d’hasardeux placements, il s’était
retrouvé, du jour au lendemain, à la rue, endetté pour des siècles.
Evidemment, sa femme l’avait quitté emportant avec elle leurs
deux enfants et son sèche-cheveux. Son chien s’était pendu.
Seul et désœuvré, il avait d’abord erré de banc en banc à l’affût
des meilleurs spots de mendicité. Puis, fatigué par cette vie
d’errance, il finit par s’improviser une cabane, mélange de
planches, de toiles et de tôles solidement harnaché, entre un
rocher et le tronc d’un épithélium, sur les hauteurs de Devon
Rock.
Chaque jour, il arpentait la décharge, en contrebas, en quête de
métaux qu’il revendait à un négociant sri-lankais. En accumulant
quelques grammes de rhodium, de tantale, de palladium,
d’yttrium et autres déchets électroniques, il parvenait à se
constituer une rente suffisante pour subvenir à ses besoins et,
peu à peu, il prit goût à cette vie spartiate en marge de cette société
de merde comme il aimait à répéter. Comme il appréciait
aujourd’hui la compagnie du vent, du houblon et des poissons.
133
Il démontait une imprimante lorsqu’il aperçut au sommet d’un
amas d’immondices, une malle dont le vernis acajou brillait
encore. Intrigué, il s’en approcha écrasant, sous ses pieds, un
tapis d’ordures. La malle était en parfait état, pas une rayure, pas
un éclat. Il pourrait, à coup sûr, en tirer un bon prix. Il débloqua
la serrure et souleva le couvercle. Il se figea. Une intense chaleur
lui remonta des entrailles et il se recroquevilla pour vomir. Il
venait d’ouvrir la porte des Enfers !

134
Miss Jenkins avait acheté un bon kilo de cornichons au marché
de Kittle. Elle s’apprêtait à les plonger dans le vinaigre lorsque la
sonnerie de l’entrée retentit. Pourtant, elle n’attendait personne.
Elle s’essuya les mains contre un torchon suspendu et, sans un
bruit, se glissa jusqu’à la fenêtre du vestibule. A travers le
treillage du rideau, elle devina, sur son perron, la silhouette d’un
homme. Très vite, elle identifia son visiteur. Darryl Gum ! Une
pincée d’adrénaline la parcourut. Son clitoris sursauta en
mugissant. Sur son perron, piétinait l’homme qui avait peuplé ses
désirs inassouvis, les steppes mandchous et ses rêves humides.
Elle retira vivement son tablier. Avant d’ouvrir, elle inspecta sa
mise en plis dans un miroir et replaça une mèche qui tombait sur
ses mollets.
- Monsieur Gum, quelle surprise !
- Oui, j’espère que je ne vous dérange pas.
- Absolument pas, entrez !
A peine avait-il posé un pied dans le salon que Gum se
remémora sa dernière réunion Tupperware. Il lui sembla que rien
n’avait changé. Il fixa le fauteuil cabriolet tapissé de velours
135
moutarde. C’est, sur ce même fauteuil, que quelques années plus
tôt, il dévorait des yeux son hôtesse, toute occupée à démontrer
les mille et une vertus du vinaigrier de la marque créée par Earl
Tupper, en 1946. C’est, sur ce fauteuil, que Dorothée Jenkins
l’invita à s’asseoir.
- Je vous sers quelque chose ? A cette heure-là, on peut se
permettre de boire un petit apéritif ?
Bien qu’adepte d’une sobriété responsable, Gum fut incapable
de refuser la proposition ; ne souhaitant pas altérer
l’enthousiasme de sa charmante hôtesse.
- Juste une goutte, je conduis.
- Alors une grosse goutte ! Je vous abandonne un instant.
Alors qu’elle se dirigeait vers la cuisine, elle lui lança :
- Vous ne retirez pas votre manteau ?
- Je ne veux pas vous déranger trop longtemps, je ne fais que
passer.
- Mais vous ne me dérangez pas ! Et comment va Maggie ?
Toujours pas divorcés ?
- Non, on s’aime, comme au premier jour.
- Et comment trouvez-vous le nouveau ponton sur
l’embarcadère ?
- Une belle réussite.
- Et la loi contre l’usage des pesticides, vous en pensez quoi ?

136
- Rien de plus.
- Vous pensez que l’on parviendra à juguler la disparition de
la roussette des plaines ?
- Oui, il faut être optimiste.
Gum promenait son regard autours de lui : une collection de
succulentes, quelques livres, un puzzle étalé sur une planche et,
placardé, au côté d’un confiturier, une reproduction du portrait
de Freud signé Dali. Autrefois, il avait effectué des recherches
pour identifier cette toile, au retour d’une réunion.
Miss Jenkins finit par apparaître un plateau, au bout des bras.
Gum nota qu’elle en avait profité pour mettre un peu de rouge,
sur ses lèvres et à côté.
- C’est incroyable Darryl, vous n’avez pas changé. Les années
n’ont pas prise sur vous.
Lui retourner le compliment eut été galéjade, Gum se contenta
de sourire et d’aborder un autre sujet :
- Combien de pièces ce puzzle ?
- 5000. Je ne sais pas s’il me restera assez de temps pour le
terminer…De la glace ?
- Oui.
Elle laissa tomber dans le bourbon deux blocs de glace qui
craquèrent en plongeant.

137
- C’est incroyable, je parlais de vous récemment avec Miss
Learch. Elle me disait vous avoir aperçu à plusieurs
reprises, grimpé sur un vélo.
Miss Learch était une autre adepte des fameux ustensiles conçus
par Earl Tupper (maintenant disponibles uniquement sur
catalogue via le site www.tupperwear.com). C’est elle qui avait
soufflé, à Gum, la recette des œufs durs. John fixa l’aiguille de la
boussole.
- Tenez, servez-vous…
Elle lui tendit un saladier rempli d’une farandole de chips.
- Si vous m’aviez prévenu, je vous aurais préparé des soufflés
au fromage, je sais que vous les appréciiez.
Gum comprenait enfin pourquoi, en rentrant, il avait eu l’étrange
sensation d’avaler un morceau de cheddar. Son cerveau associait
inconsciemment l’intérieur cosy de Miss Jenkins, au plaisir
intense que ses divins soufflés lui procuraient naguère.
- Alors Darryl, la vieille psychologue que je suis, me dit que
vous êtes soucieux, un brin anxieux.
- J’ai besoin de vos éclairages, Miss Jenkins.
- J’ai un vieux lampadaire à la cave, si vous voulez…lâcha-t-
elle avant de s’esclaffer en se resservant un plein verre de
bourbon.
Gum pouffa, à trois reprises, avant de poursuivre.
- Voilà…Bien entendu, tout ce que je vais vous dire est
strictement confidentiel.
138
- Certes, je suis à la retraite mais une psychologue reste une
psychologue : un mur impénétrable…enfin…
Elle rougit et regrettait cette allusion salace. Gum reprit trois
chips et enchaîna sans un brin d’érection :
- Deux femmes ont disparu, enlevées, certainement, par le
même homme et je me suis dit que vous auriez pu m’aider à
dresser le profil du ravisseur.
- Vous connaissez son nom ? son âge ? son adresse ?...
- Non, pas encore. Mais, il semble laisser une signature.
- Un homme en quête d’identité, de reconnaissance, sevré
trop jeune certainement…Quelle est cette signature ?
- Le portable de ses victimes. Nous les avons retrouvés, à
chaque fois, sur les lieux de l’agression.
- Très intéressant. Il emporte la femme mais délaisse le
portable, une contradiction névrotique. Il ne se sent pas
amarré à bon port. Une angoisse utérine. Lorsque vous
avez trouvé les portables, je suppose qu’ils étaient à
l’envers, l’écran tourné vers le sol.
- Il me semble, en effet.
- Votre homme a une piètre image de lui-même, il fuit les
reflets, les écrans. Il se fuit. C’est un homme discret,
invisible, à l’égo castré. Il souhaiterait retourner au port
mais son inconscient lui interdit alors il se déporte et
s’emporte. A moins qu’il n’ouvre une porte. Mais a-t-il la
clé ?
139
Gum avait, déjà, sorti son carnet et prenait, scrupuleusement, en
note, les conclusions de Miss Jenkins. Quelle bonne idée, il avait
eu de se tourner vers elle ! Elle savait décrypter, comme nul
autre, l’âme de ses semblables.
- Les victimes, ont-elles un animal de compagnie ?
- Oui, l’une d’elle, a un chien, un teckel.
- Un teckel…Tek, un bois dur, imputrescible…Tek-elle,
l’inaccessible Elle…Take-elle, prenez-la…Les deux femmes
sont de sexes féminins, je suppose ?
- Oui, il me semble.
- Je crains le pire pour elles, Darryl. Votre homme est un
pervers narcissique à tendance apotemnophilique. Il a soif
de vengeance et veut tuer la mère. Cherchez la mère, vous
trouverez le fils. Vous ne buvez pas ?
Gum n’avait pas touché son verre. De son côté, Miss Jenkins
s’en versa un troisième.
- Allez, Darryl, trinquons à nos retrouvailles !
Les verres tintèrent. Miss Jenkins le vida d’une traite alors que
Gum grimaçait en essayant d’avaler une gorgée.
- Oh non, déjà vide ! s’exclama Dorothy en scrutant le cul de
la bouteille. Je dois en avoir une autre, ajouta-t-elle, en se
soulevant, par à coup, de son fauteuil.
- Oh ne vous embêtez pas Dorothy, je ne vais pas tarder

140
La remarque de Gum resta, sans réponse. La psychologue tituba
jusqu’à la cuisine et revint, quelques secondes plus tard, avec une
autre bouteille, pleine celle –ci.
- Plus de bourbon…Vous aimez la Vodka, Darryl ?
- Je n’ai pas fini mon verre.
- Vers qui ?
Gum resta muet.
- Tout le problème est là ! Les hommes ne finissent jamais
d’aller vers, sans savoir où ils vont.
Elle reposa bruyamment la bouteille, sur la table basse, après
l’avoir largement entamée.
- Vous disiez que je devais chercher la mère pour trouver le
fils…Mais comment la trouver ?
- En Russie.
- En Russie ?
- Comme cette Vodka. Trans-parente. Elle est la mère d’un
trans. Votre homme est une femme.
Gum cessa d’écrire.
- Oui, une femme…Il prend l’apparence d’un
homme…pour…masquer la mère qui…le dévore de
l’intérieur.

141
L’articulation de Miss Jenkins se faisait de plus en plus hésitante.
Ses lèvres molles peinaient à se soulever et de longs silences
ponctuaient ses mots.
- J’ai connu…à la prison de Fear…handle…un
cert..Esteb..Bishop…il…vait..été…damnée à la…son à
perpetéluité pour avoir..décapitété plieur psonnes…fin, des
zomes blancs ou bleubleu vec des chineu…des chiveux..des
chuzzes pas bleu,blou, bloublou..on..pourwa ? lor zé dit
ooo faut le pas…ounounou..bah, si allala..
La tâche devenait ardue. Pour autant, Gum continuait à prendre
des notes, cramponnée à son calepin. Soudain, la voix se tût.
Miss Jenkins s’était endormie. Il toussa, à plusieurs reprises, pour
tenter de la réinitialiser. En vain. La femme s’étala, sur
l’accoudoir de son fauteuil, en laissant échapper, de sa bouche,
un long filet de bave. Gum referma son carnet, se leva et glissa
un coussin, sous la tête de l’endormie, avant de sortir.
Une fois dehors, il s’étira et, campé sur le seuil de la maison, il
contempla la voûte céleste déjà noircie. Il avait vu juste ; sa visite
chez Miss Jenkins avait été pleine d’enseignement. Il recherchait
un homme qu’est une femme.

142
Sixtine s’était trainée jusqu’à la trappe, sans bruit. Elle avait
laissé, derrière elle, une longue trainée de sang mêlée d’urine tel
un gastéropode entropique, un soir de ramadan.
Elle avait dû longuement batailler pour se libérer de ses entraves
et comme il lui fut pénible de constater, au terme de douloureux
efforts, que la trappe était solidement verrouillée ! Elle était
coincée à jamais ! Ses espoirs de fuite s’évanouirent comme
flamiche à Molsheim. Sous la faible clarté d’un néon
poussiéreux, elle s’endormit, grisée de fatigue et de désespoir.
Elle se réveilla, tenaillée par la soif. Il y a quelques heures encore,
elle songeait à Lens, à Tonio, aux accidents d’oiseaux mais, à
cette seconde, la bouche pâteuse, il ne lui manquait qu’une
chose : de l’eau ! Jamais, elle n’avait connu la soif, jamais ! A
cette seconde, elle aurait tout donné contre un simple verre
d’eau. Les poètes ont tant écrit sur : l’Amour, la vie, les peines ou
les heureux. Mais si peu pour l’eau. Alors que cet élixir inonde
tous nos vers lorsqu’il vient à manquer.
Elle entendit une porte claquer sous ses pieds. Il était de retour !
Une soudaine montée d’angoisse la submergea. Elle se releva
péniblement et aperçut, contre une poutre, une batte de baseball
143
au vernis rougi. Même le lecteur le plus inepte sera capable
d’imaginer ce qu’elle échafaudât alors. Elle s’en saisit et se glissa,
derrière une armoire.
Deux cliquetis résonnèrent et la trappe commença à se soulever.
Lentement, trop lentement, pour celle dont les doigts humides se
crispaient sur le manche de son arme. Coiffé d’une perruque aux
longs cheveux peroxydés, il apparut enfin et s’immobilisa, en
constatant la disparition de sa chose. Elle surgit alors, batte en
avant, gorgée d’une rage bestiale. Mais, cette conne trébucha
contre le pied d’un lampadaire et s’étala, comme une grosse
merde, sur le parquet. Elle ressentit une décharge électrique dans
son bras droit. Son poignet venait de se fracturer. Lui ne fit
qu’un pas et écrasa son haut talon effilé, à travers la joue de
Sixtine.
- Burgonde ! C’est pas le moment de jouer aux osselets !
Belinda va vous présenter sa dernière création : le papillon
des Abysses !
Son talon finit de percer la joue de la pauvre femme et buta
contre sa mâchoire inférieure. Elle hurla de douleur et
s’évanouit.
Lorsqu’elle reprit connaissance, elle était totalement enrubannée
et suspendue à une poutre. Une chrysalide d’adhésif. Une douce
mélodie se mit à résonner. Dans un halo de lumière bleutée,
moulée dans une longue robe de velours, rehaussée d’ailes de
bombyx en crinoline, une danseuse esquissa les premiers pas
d’un ballet abyssal.

144
A peine le commissaire avait-il posé une fesse sur sa selle, en
quittant Miss Jenkins, que son téléphone se mit à vibrer. Le
sergent Ben Hakrim l’informa que le corps d’une jeune femme
avait été retrouvé au milieu des ordures, sur la décharge de
Devon Rock. Il proposa au commissaire de le retrouver sur
place. Gum démarra en trombe.
Arrivé sur place, il aperçut, sur le tapis d’ordures, un homme à
l’allure peu engageante agenouillé près d’une malle. En
s’approchant, il découvrit son fidèle acolyte allongé dans les
déchets. L’homme lui tapotait les joues comme pour le réanimer.
- Vous savez ce que ça coûte d’agresser un sergent de police ?
s’exclama le commissaire en fléchissant la jambe droite.
- Mais, je n’ai agressé personne ! J’ai ouvert la malle et il a
commencé à tituber et puis il s’est évanoui.
Le sergent Ben Hakrim ne supportait pas la vue du sang. Il était
claustrophobe. Il avait, dans son enfance, assisté au sacrifice d’un
phacochère ambidextre et cette image le hantait. Il avait évoqué
ce traumatisme avec le commissaire lors de la communion de
Brett Bower. Gum lui avait conseillé de consulter un hypno-

145
thérapeute. Mais avec les fortes tempêtes de l’hiver dernier, le
sergent n’avait pu suivre ce conseil avisé.
- Ah oui ? Mon collègue est un grand sensible. Il s’en
remettra…Dites-moi, il m’a parlé d’un cadavre qui
trainerait par là, ça vous dit quelque chose ?
- Oui, c’est moi qui l’ai trouvé et je vous ai appelé.
- Et où ce cadavre ? Plus précisément, où est-il ?
- Juste là, à l’intérieur de la malle.
Gum se tourna vers l’imposante malle dont le cuir lustré reflétait
les derniers rayons du jour. Il effleura le vernis puis souleva
lentement le couvercle. Les membres déjà en putréfaction
dégageaient une âcre odeur. Gum recula quelque peu sans
quitter des yeux le macabre contenu. Il se rappela les corps
mutilés, disloqués par les mines qu’il avait croisés lors de ses
missions dans le sud Yémen.
- Vous n’avez pas vu, par hasard, la personne qui l’a déposée
ici ?
- Non…Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’hier, elle
n’était pas là.
- On l’a donc déposé entre hier et aujourd’hui, conclut le
judicieux commissaire.
- Certainement.
- Et vous vous faites quoi au milieu de cette décharge
habillée comme un loqueteux ?

146
- J’habite un peu plus haut…La décharge, c’est mon gagne-
pain. Je récupère un peu de ferraille que je revends.
- Pas très légal tout ça. Mais bon, ça ira pour
aujourd’hui…Vous n’avez rien touché, j’espère.
- Ah non ! Quand j’ai vu ça, ça m’a fait un choc…J’ai refermé
puis je vous ai appelé.
- Parfait…Sergent ! s’exclama Gum en distribuant de petits
coups de talon dans les cuisses de son adjoint.
Ben Hakrim leva la tête dans un soubresaut comme enfui d’un
cauchemar.
- Sergent, vous allez appeler le légiste et la scientifique, on a
du travail pour eux.
- Chef, désolé mais je ne m’attendais pas à voir ça…rétorqua
Ben Hakrim en détournant son regard de la malle.
- Ne vous excusez pas sergent, nous ne sommes pas tous bâti
dans le granit.
- Vous pensez que ce puzzle humain, c’est Debbie
Reynolds ?
- On peut le penser, en effet.
- Bon j’appelle Dyre, la nuit va tomber.
Le docteur Dyre aurait dû prendre sa retraite depuis plus de 20
ans. Mais faute de remplaçant, il continuait à offrir ses services à
la police locale. Dans une région si peu criminogène, la médecine
légale suscitait peu de vocation.

147
- Excusez-moi commissaire, vous avez encore besoin de
moi ? fit Archibald en regardant s’éloigner le sergent, son
portable soudé à l’oreille.
- Vous laisserez vos coordonnées à mon adjoint quand il aura
raccroché et vous pourrez partir…une dernière question,
vous n’êtes pas de la famille Glossom, par hasard ?
- Si, Archibald Glossom.
- C’est bien ce qui me semblait...Vous êtes le fils de Trevor, je
suppose.
- Oui.
- Nos pères jouaient dans la fanfare de Ste Mary. Je crois que
le vôtre jouait du tuba. C’est incroyable, vous avez les
mêmes coudes.
- On me l’a souvent dit. Tel père, tel coude.
- Je ne savais pas qu’il avait eu des enfants. Tout le monde
disait que c’était une grosse tarlouze, à l’époque. On disait
même qu’il avait une histoire avec le vicaire de Daveport.
- Ah non, le vicaire, c’était avec moi…Papa se faisait
emmancher par le garde forestier, un certain Buddy.
- Je me souviens très bien de Buddy. Il entretenait le jardin
de Tante Isabeau. Un jour, il a cueilli une pomme.
- Ça ne m’étonne pas de lui…
De retour, le sergent interrompit les deux hommes.
- Dyre arrive, chef, avec les gars de la scientifique.
148
- Vous vous rendez compte, sergent, j’ai connu le père de
monsieur. C’est incroyable non ?
- Ce n’est pas pour rien qu’on dit…
Ben Hakrim s’interrompit ; Archibald et Gum suspendus à ses
lèvres.
- Ce n’est pas pour rien qu’on dit quoi, sergent ?
- Je ne sais pas.
- Dans ce cas, inutile de dire : Ce n’est pas pour rien qu’on
dit.
- Vous avez raison, commissaire, je ne sais pas ce qui m’a
pris.
Le trio échangea, ensuite, quelques banalités sur la
thermorégulation des plumes de toucan et Archibald reprit le
chemin de sa cabane, déjà ballotée par le vent. En attendant
l’arrivée de la Scientifique, Gum et Ben Hakrim établirent un
périmètre de sécurité autour de la malle.
Dès leur arrivée, les experts du GDS firent différents relevés. De
son côté, le Docteur Dyre examina les morceaux du cadavre et
constata la mort sans hésitation, en grand professionnel qu’il
était. Lorsqu’il extrait la tête, Gum reconnut le visage poupon de
Debbie Reynolds. Jamais, il n’aurait imaginé la revoir si
diminuée. Il se la remémora radieuse, derrière le comptoir du
pressing familial, et ne put s’empêcher d’arracher le poil qui
dépassait de sa narine droite.

149
Alec Bitworm, le responsable de la GDS, s’était approché et lui
dit en mâchant un chewing-gum :
- La nuit tombe commissaire, on vous propose de rapatrier le
paquet au labo et je vous envoie nos conclusions, demain
matin.
- Parfait…Vous avez trouvé quelque chose ?
- Rien pour le moment. La malle ne raconte pas grand-chose
si ce n’est qu’elle a été conçue en 1939 dans un atelier de
Liverpool.
- En 1939 ? Intéressant. Vous avez fait du bon boulot
Bitworm, vous pouvez tout remballer. J’attends votre
rapport de bon matin.
- Bien commissaire.
- Vous l’avez vu ?
- Qui donc ? se demanda Bitworm
- Justement, je ne sais pas. Allez, bonne soirée.
Bitworm salua Gum et rejoint son équipe, regroupée autour de la
malle. Il croisa le Docteur Dyre qui, à son tour, interpella le
commissaire.
- La petite a été découpée à la tronçonneuse. Au plus tard, il
y a 24 heures. Il l’a découpée à vif. Je peux vous dire qu’elle
a dû souffrir la pauvre gamine. Je vais essayer de la
rafistoler un petit peu avant l’identification.
- Il ne manque rien ? demanda Gum.

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- Non, apparemment, le corps est au complet.
- Tant mieux. C’est toujours rageant quand il manque une
pièce du puzzle.
- C’est ce qu’on dit…Bon, je vais faire l’autopsie en rentrant,
comme ça, vous aurez les résultats dès demain.
Un cri retentit dans la pénombre. Gum déclencha la torche de
son IPhone. Grimpé sur les restes d’une gazinière, le sergent
s’agitait à quelques mètres.
- Chef, des rats ! des rats !
- Mais voyons sergent ! Nous sommes dans une décharge,
vous pensiez croiser des lamas ? Allez, descendez de là, on
y va.
- Je peux pas chef ! Je suis sûr qu’ils vont me mordre les
genoux !
Occupée à déménager la malle, les hommes de la DGS
commentaient la scène en riant. Dépité, le légiste les rejoint.
Bientôt, il ne resta au milieu des ordures que les deux agents et
une horde de rats prenant ses quartiers de nuit aux premières
lueurs de la lune.
- Bon, Mouloud, on ne va pas passer la nuit ici…Croyez-moi,
vous ne risquez rien.
- Mon oncle, Youssef, a été attaqué par des rats. Je peux vous
dire qu’il n’était pas beau à voir. On a été obligé de lui
greffer un morceau de mollet à la place du nez ! Et c’est pas
simple de se moucher le mollet !

151
Ecrasant des déchets en tout genre, Gum rejoint de son adjoint.
- Allez, Mouloud, sautez dans mes bras!
Sans attendre, le sergent agrippa le cou du commissaire et se jeta
sur lui. Emporté par la charge, Gum tituba. Il parvint à se
stabiliser de justesse et arpenta les monceaux d’ordures avec le
sergent solidement cramponné contre lui.
- Chef, vous êtes un père pour moi…murmura Ben Hakrim,
une larme au coin des lèvres.
- Oh non ! Juste un homme pressé de retrouver ses pénates.
De sa terrasse à flanc de rocher, Archibald observait les deux
compères. Il aimait, à la nuit tombée, se nicher face à la mer et
laisser le temps s’envoler au vent de ses pensées. Grimpé sur leur
vélo, les duettistes s’enfonçaient dans l’obscurité. A nouveau, il
avait l’immensité, pour lui-seul.

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Enguerrand de Lestac entassait des palettes, au fond d’un vieil
hangar, dans les verts pâturages de St Gonesse en Brie. Il s’était
réveillé bien tôt, ce matin-là, et avait déjà bu trois cafés. Il posa la
dernière palette, en essayant d’évacuer l’envie de se pendre, qui le
tenaillait, depuis le départ de Léa. Il alluma sa dernière cigarette.
Passer au tabac, une bonne raison de vivre.
« Chez Jacky », le bar tabac de St Gonesse, n’était qu’à 5
kilomètres. Enguerrand trouva une place, sur le parking de la
Mairie. La voix des enfants résonnait dans la cour de l’école
communale. Au comptoir, le père Dayrol terminait un blanc sec.
Jacky, de son vrai nom Jacques-Antoine, posait deux bières sur la
table des Bériot, père et fils.
- Ah m’ssieur de Lestac, ça faisait longtemps !
- Un Marlboro et un café.
Le père Dayrol venait de terminer son verre et se dirigeait vers
les toilettes, logées dans une petite cour, à l’arrière du bar.

153
- Samedi, soirée cochon de lait…Je vous réserve deux places
m’ssieur de Lestac ?
Il glissa le paquet dans la poche de sa veste, vida son expresso
d’une traite et sortit. Il avait rendez-vous avec une société de
drainage sur ses terres de Mont Gui. Mais, il reprit la route du
Manoir, sans prendre la peine d’annuler.
En arrivant, il laissa un nouveau message sur le téléphone de
Léa. Derrière lui, le troupeau de laitières continuait à paître,
imperturbable. Jamais, la haute bâtisse ne lui avait paru aussi
silencieuse. A nouveau, le nœud coulissant de la corde étrangla
ses pensées.
Débarrassé de sa veste, il alluma la radio et s’installa sur son
fauteuil, face à la cheminée éteinte. Il attrapa ses deux aiguilles et
tricota de longues heures. Il s’endormit sur son ouvrage.
C’est Désiré qui le réveilla en frappant à la porte.
- Monsieur de Lestac, désolé de vous déranger mais il
faudrait commander du foin, il en reste plus beaucoup.
- Commandez Désiré, commandez.
- Tenez, ma femme, vous a préparé d’l’anguille.
- Merci.
Il prit la boite et referma. Il pensa d’abord poser le plat dans la
cuisine et l’oublier. Mais, il le mit finalement au micro-onde.
Depuis, combien de jours n’avait-il pas mangé ? Et, pourtant, il
n’avait pas faim. Le parfum des herbes et du bouillon finit par lui

154
ouvrir l’appétit. L’anguille était parfaitement cuisinée et il n’en
laissa pas une miette. Il jeta la boite vide, dans l’évier.
Confortablement installé au salon, il reposa la télécommande sur
le canapé. Il venait d’opter pour un documentaire sur les grands
bâtisseurs de l’Histoire. Les paupières lourdes, il finit par
s’endormir.

155
Un pesant silence régnait au salon. Seul, le cliquetis régulier de la
comtoise Louis-Philippe semblait survivre à la morosité du jour.
Constitué en cellule de crise, tout le clan Sussex s’était réuni,
après d’infructueuses recherches. Ils avaient parcouru l’archipel
en tous sens et maintenant, Conrad, au côté de Lens, se tenait
muet, enfoncés dans le cuir du sofa, face à la cheminée. Depuis
le lever du jour, Mildred ne s’était pas éloignée du téléphone, les
paupières à demi closes. Sir Sussex contemplait en contrebas la
balançoire abandonnée à la rouille qui lui chuchotait tant de
joyeux souvenirs. Le diner s’était résumé à quelques toasts dont
la plupart était encore disposé, sur un long plateau d’argent.
Lucy apparut alors.
- C’est encore cette journaliste, Miss Tawer, qui demande à
vous voir.
Le visage poudré de gravité, Miss Sussex laissa son époux
répondre à la domestique.

156
- Faites-la entrer, Lucy.
Mildred sursauta sur sa chaise. Conrad et Lens partagèrent leur
étonnement, dans un regard appuyé.
- Les journalistes ne sont que des vautours qui se repaissent
du malheur des gens…Pourquoi la laisses-tu entrer ?
s’indigna Mildred Sussex.
- On va lancer un avis de recherche, un appel à témoin. On a
besoin d’elle…trancha le patriarche de sa voix rauque.
Lucy, tout en remettant un pli de son tablier, annonça la jeune
journaliste et l’abandonna aux regards assassins du clan Sussex.
- Bonsoir messieurs, dames…Je vous remercie de me
recevoir et vous assure que je suis très affectée par ce qui
vous arrive.
- Si c’était vrai ! fit Miss Sussex, en détournant son regard,
avec mépris.
Alosyus Sussex qui se tenait debout, une main posée sur un
buffet fraîchement ciré, invita la jeune femme à s’asseoir. Elle
traversa le long salon et s’’installa sur un fauteuil face à Conrad
et Lens. Ce dernier lui sourit ce qui constitua, pour la
journaliste, un souffle moite dans cette atmosphère glacée.
- Mademoiselle, si je vous ai laissée entrer, ce n’est pas pour
combler votre féroce appétit de détails sordides et intimes.
Nous avons pour tradition, dans cette maison, et, ceci
depuis des siècles, de ne pas nous étendre, tant sur nos
bonheurs que sur nos malheurs. La dignité reste le maître
mot de nos conduites.
157
- C’est tout à votre honneur, balbutia Mae Tawer.
- Vous éviterez de m’interrompre Mademoiselle, lâcha
sèchement Alosyus. Sachez que nous ne répondrons à
aucune de vos questions. Nous vous demandons juste de
faire paraître, au plus tôt, un avis de recherche, un appel à
témoins. Nous saurons nous montrer généreux avec tous
ceux qui nous permettront de retrouver notre fille.
- Justement, je voulais vous le proposer…C’est pour ça que
je me suis permise d’insister, Sir Sussex.
Elle croisa le regard de Lens, plongé dans son généreux corsage.
Elle se réjouit d’avoir si rapidement ferré un potentiel
informateur.
- Il me faudra quelques renseignements pour…
- Rien de croustillants, je peux vous l’assurer ! trancha
Mildred, en avalant une cacahuète.
- Mildred, restez courtoise, je vous prie. N’ajoutez pas la
grossièreté à l’arrogance !
Les yeux de Mildred d’un bleu transparent s’assombrirent pour
fusiller l’assistance. Elle manqua de s’étrangler et dût tousser,
plusieurs fois, pour libérer l’asphyxiante arachide. La jeune
journaliste profita de cet intermède pour décroiser ses jambes et
les écarter légèrement. Elle voulait ainsi attirer l’attention du bel
australien assis face à elle. Une fois appâté, il pourrait se montrer
très bavard et devenir, à son insu, une taupe de choix dans cette
famille corsetée. D’ailleurs, il mordit à l’hameçon sans attendre.

158
Le futur marié se figea en découvrant que la jeune journaliste ne
portait pas de culotte et que sa touffe était soigneusement épilée.
- Mademoiselle, veuillez excuser mon épouse, elle est fort
contrariée par les évènements, vous le comprendrez.
- Bien sûr, je…
- Il me semble vous avoir déjà dit de ne pas me couper la
parole, c’est très inconvenant.
Conrad posa son verre et se leva.
- Moi, je vais vous laisser…J’ai besoin de me décontracter. Je
vais me faire un petit sauna. Lens, ça te tente ?
Figé, la mâchoire tombante, ce dernier n’entendit pas la
proposition de son futur beau-frère. Mae Tawer croisa les
jambes pour le rendre plus attentif.
- Lens ?
- Oui…
- Je vais me faire un sauna, tu m’accompagnes ?
- Non…Je ne m’en sens pas la force. Elle me manque
tellement !
Impossible de savoir s’il faisait référence à sa future épouse ou à
la belle fente dont on venait de le priver.
- Sixtine est faite d’acier comme tous les Sussex ! On la
retrouvera ! s’exclama Alosyus.

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- Ta sœur court un grand péril et toi, tu ne trouves rien
d’autre à faire que d’aller suer comme un bas de linge !
s’insurgea Mildred.
- Mère, que je sue ou que je ne sue pas, qu’est-ce que ça
change ?
- Faire front devant l’adversité est la devise de notre maison
mais tu l’as sans doute oublié chez tes Américains !
renchérit Mildred sur le ton acerbe d’une rouelle de porc.
- Allez-vous cesser tous les deux ! Se donner en spectacle
devant une étrangère, journaliste de surcroit ! Vous me
faites honte !
Sir Sussex se retint de mettre, de colère, une main dans sa poche.
Il était le fruit d’une éducation qui proscrivait les épanchements
de l’âme.
- Va donc au sauna, Conrad et vous, Mildred, reprenez vos
esprits, je vous en conjure ! Quant à vous mademoiselle,
pressez-vous de nous faire connaître les informations dont
vous avez besoin.
- Je peux parler ? fit-elle en décroisant ses jambes.
- Oui, j’en ai terminé.
- Il me faudrait le lieu exact de sa disparition, quelques détails
vestimentaires...L'idéal serait une photo. Nous en avons
quelques-unes à la rédaction mais elles datent un peu,
Sixtine avait une dizaine d’années, elle a dû changer
depuis...Enfin, j’imagine.

160
- En effet, 40 ans ont passé. Monsieur Bilmore, disposez-
vous d’une photo récente ?
Hypnotisé par la vision foufounale, Lens Bilmore laissa Sir
Sussex sans réponse.
- Voyons, jeune homme, inutile de vous laisser aller à la
mélancolie ! C’est une mauvaise amie ! L’homme doit
porter l’étendard quelque soient les assauts de l’ennemi !
s’exclama le noble patriarche.
- Les australiens sont de grands sensibles, ajouta Mildred
avec narquoisité.
- Ce doit être tellement dur, renchérit la jeune journaliste. Ils
devaient se marier Samedi, n’est-ce pas ? Je suppose que
vous avez tout annulé ?
- Je ne vois pas en quoi cela vous regarde ! rétorqua Mildred.
- Mildred ! Reprenez-vous ma chère, reprenez-vous ou je
ferme les rideaux ! Evidemment, les festivités sont
annulées ! Impossible de maintenir un tel évènement dans
ces circonstances ! Lens, je vous le demande à nouveau,
avez-vous une photo récente de Sixtine ?
- Une photo récente ? Oui, sur mon téléphone, je dois avoir
ça.
Sir Sussex renseigna alors la journaliste. Il lui indiqua le lieu
présumé de la disparition et Mildred, à contrecœur, donna
quelques détails sur la tenue de sa fille. Lens resta silencieux,
contenant comme il pouvait une érection musclée.

161
- Bon, je pense que j’ai tous les éléments nécessaires. Je file
au bureau pour ne pas rater l’édition du matin.
- Merci, mademoiselle. Si, grâce à votre article, nous
retrouvions notre fille saine et sauve, nous saurions nous
souvenir de vous.
- Je peux parler ?
- Oui.
- Croyez que je compatis et que nous ferons tout, à la
rédaction, pour sauver votre fille.
- Très bien. Lens, raccompagnez cette jeune femme, une
bonne occasion de prendre l’air. Cela vous fera le plus
grand bien.
Lens se tenait déjà debout.
Une certaine fraîcheur les accueillit, tous deux, sur le perron.
Mae rattacha les boutons de sa veste. Sa Dacia l’attendait, au
pied de l’escalier. Sur l’aile droite du domaine, les quelques
chapiteaux dressés à l’occasion du mariage annoncé, étaient déjà
en partie démontés.
- Je suis sûre que ça aurait été un magnifique mariage.
- Oui, magnifique. fit Lens en glissant sa main sous la jupe de
la journaliste.
- Bon, je vais devoir y aller. Merci encore pour la photo de
Sixtine. J’ai une belle collection de tire-bouchons. Si vous
voulez passer la voir, cette nuit, n’hésitez pas. Je viens de

162
vous envoyer mon adresse. fit-elle en retirant l’index de
Lens, déjà incrusté en elle.
Elle enclencha la première et fit grincer ses pneus sur le gravier.
Elle jeta un œil à son rétroviseur. Il était toujours sur le perron.
Sa stratégie était payante. Elle avait maintenant un allié dans la
place. La nuit allait être pleine d’enseignements et elle ne
manquerait pas d’attirer l’attention des plus importantes
rédactions du pays.

163
Il était près de 21 heures lorsque Gum s’élança, enfin, sur
Jackson Hill. Il avait fait un détour par le domicile des Reynolds.
En apprenant que sa fille avait été retrouvée sur la décharge de
Devon Rock, le corps mutilé, Miss Reynolds réagit à peine,
droguée qu’elle était par une dose musclée d’anxiolytique.
March, l’ainée des Reynolds, proposa une tranche de museau
vinaigrette au commissaire comme pour conjurer le sort. Bien
que grand amateur de charcuterie, Gum préféra s’en passer,
pressé qu’il était de retrouver son ondoyeux foyer.
Avant de partir, il précisa à ses hôtes qu’il ne pourrait leur éviter
la vision d’une enfant saucissonnée et qu’ils seraient convoqués
pour l’identification du corps. Il laissa, derrière lui, un père rongé
par le cancer et le scorbut, une mère obèse et anéantie et une
jeune femme ne sachant que faire de son assiette de museau.
Harassé par cette trop longue journée, Gum n’avait qu’une hâte :
arroser ses plants de tomates de Crimée et se plonger dans la
lecture d’un coin de verdure, ultime roman de son auteure favorite :
Barbara Pym. Mais, auparavant, il partagerait, avec Maggie, les
pieds de porc qui ballotaient au fond d’un sac accroché au
guidon.

164
En approchant du 4, il distingua une silhouette qui gesticulait sur
le trottoir. A la lumière de son phare, il put l’identifier. Miss
Doloway peinait, à soulever, un imposant carton. Gum ressentit
comme un engourdissement au niveau de la rate. John glissa un
doigt sous la boussole.
- Vous voulez de…l’aiche…pardon de l’aide ? balbutia-t-il,
perdant ses mots à l’approche de la Dame.
- Ce n’est pas de refus, Monsieur Gum. Les livreurs ont
refusé d’aller plus loin. Soi-disant que je n’avais pas coché
l’option clé en main ! Depuis 11 heures ce matin, j’essaie de
la soulever mais, je suis tout juste parvenue à me faire un
tour de rein.
Près du carton, un diable attendait qu’on le charge. Gum laissa
son vélo. Fait rarissime : en omettant de couper sa batterie,
presque vide. Il empoigna le colis et, surpris par le poids, ne
parvint qu’à le faire pivoter quelque peu. Que penserait de lui sa
trop charmante voisine, s’il était incapable de le charger ?
- C’est lourd, n’est-ce pas ? Pour moi seule, une machine 5 kg
de linge aurait suffi. Mais je vois toujours les choses en
grand, et j’ai choisi une 18 kg. Maintenant, je regrette.
- Ecoutez, si vous accouchez de quatre ou cinq triplés, vous
serez bien content d’avoir une machine pareille…fit Gum.
- A mon âge, la seule chose dont on peut accoucher, c’est
d’une bonne crise d’ostéoporose ou d’arthrose.
- N’oubliez pas Miss Doloway que c’est dans les plus vieilles
terrines que l’on fait les meilleurs pâtés en croûte.

165
- C’est gentil…sourit son interlocutrice.
Galvanisé par cet élan poétique, Gum agrippa le bas du carton
et, au fruit d’un long effort, parvint à le glisser, sur le portant du
diable. Les tempes rougies, il bascula l’engin.
- Alors, où faut-il la mettre ?
- Au sous-sol. Ne vous sentez pas obligé, surtout.
- Entre voisins, on peut se rendre service. Nous ne sommes
pas des cailloux !
- C’est vrai, admit Miss Doloway.
Gum se demandait déjà comment il allait parvenir à transporter
sa charge, au sous-sol. Il songea à Ulysse qui délivra Hélène, des
mains de Paris, affrontant les sirènes, Polyphème et Circé.
Jamais, le roi d’Ithaque ne faillit. Jamais, il ne recula. Comme lui,
Gum devait mener son Odyssée, avec succès, et il y
parviendrait !
Les trois marches, qui menaient à l’entrée, furent la première
épreuve qu’il eut à relever. Sans l’aide des dieux de l’Olympe, il
réussit à hisser le carton. Il se sentait, comme habité par une
force étrangère, nourrie des ailes du désir. Il hésita à poser un
pied victorieux, sur le carton, trônant, maintenant, dans le
couloir de l’entrée. Miss Doloway se faufila jusqu’à la porte qui
menait au sous-sol. Gum poussa la lourde charge et découvrit un
long escalier de bois, en pente raide.
- Ecoutez, cela me parait risqué pour un seul homme…Je
peux …

166
- Je ne sais plus qui a dit lorsque le blé dore au soleil, il n’est
plus temps de couper les rameaux.
- Qui a bien pu dire ça ?
Tous deux réfléchirent, un long moment. En vain. La citation
resta anonyme. Le temps était venu pour Gum d’entreprendre la
périlleuse descente. Il fit pivoter le carton et le tira jusqu’à la
première marche. Il reposait, maintenant, en équilibre au bout de
ses bras. La deuxième marche craqua sous le poids de la
machine mais ne rompit pas. Il restait 14 marches. Gum prit le
temps de les compter, en reprenant son souffle.
- Vous voulez peut-être un verre d’eau ou un friand aux
crevettes ?
- Non, c’est gentil. Le réconfort après l’effort.
Le carton venait de buter contre la troisième marche. Gum
ressentit alors une irritation malvenue, à la base du nez. Ne
soutenant plus son fardeau que d’une main, il se gratta les
narines de l’autre. C’est alors que son pied gauche ripa. Le
monstre au cœur de fonte fonça, sur lui, et l’emporta. Miss
Doloway se couvrit les yeux, préférant esquiver ce douloureux
spectacle. Un concert de cris et de chocs résonna, sous ses pieds.
Puis le silence.
- Monsieur Gum, tout va bien ?
Plusieurs fois, elle répéta la question. Jamais, son voisin n’eut la
courtoisie de répondre. Estimant avoir suffisamment patienté,
elle referma la porte et se dirigea, vers la cuisine où mijotait une
daube. Elle s’en servit une pleine assiette, affamée par les

167
émotions. Elle s’installa, comme chaque soir, sur un coin de
table et zappa, à la recherche d’un programme distrayant. Elle
opta pour un documentaire sur l’élevage des visons, en Ukraine.
Jamais, elle n’avait porté la moindre fourrure ce qui aurait
représenté, à ses yeux, une complicité de crime contre l’animalité.
Mortimer lui avait bien offert à l’occasion de leur 20ème
anniversaire de mariage une étole en renard argenté mais jamais,
elle ne la porta. Elle en fit don à la Fondation Bewel Disch pour
soutenir les victimes de l’ouragan Philips qui avait dévasté les
plages et un bar-tabac de Prinkhet au sud de la Thaïlande.
Elle s’apprêtait à se resservir lorsque la voix de Gum retentit,
enfin, derrière elle :
- Voilà, la machine est installée.
- Oh j’étais tellement inquiète…La machine n’est pas cassée
au moins ?
- Non, elle était bien emballée…heureusement…
Miss Doloway retourna à ses visons. Elle réagissait, parfois, aux
commentaires du journaliste, dans un gazouillis indistinct, entre
deux bouchées. Gum n’osa interrompre son diner et resta,
derrière elle, appuyé contre la porte.
Son assiette terminée, Miss Doloway prit un fromage blanc à la
cannelle dans le réfrigérateur et le dévora, toujours indignée par
les terribles conditions d’élevage des juteux mustélidés. Quelques
vingt minutes plus tard, le reportage prit fin. Gum se pressa
d’interpeller son hôtesse.
- Et vous aimez le chorizo ?

168
- Oh, vous êtes encore là, Monsieur Gum ?
- Oui, j’ai l’impression.
- Le chorizo ? Trop piquant pour moi. Je digère mal le
piment et puis avec mon ulcère, ce n’est pas conseillé. Mais
j’y pense, votre femme ne va pas s’inquiéter de ne pas vous
voir rentrer ?
Elle l’ignorait mais Gum, en remontant du sous-sol, avait pris la
précaution d’envoyer un sms à sa Maggie: « Embouteillages,
j’aurai un peu de retard ». Elle lui avait répondu
presqu’instantanément : « Un peu ?…dommage. »
- Ecoutez, pour vous remercier, venez donc tous les deux,
demain soir, prendre l’apéritif. Depuis la mort de Mortimer,
je n’ai plus l’habitude de recevoir, mais je devrais m’en
sortir.
Gum ne put empêcher sa lèvre supérieure de se soulever, laissant
apparaître son imparfaite dentition. Miss Doloway se troubla à la
vue de cette inattendue grimace.
- Un problème, monsieur Gum ?
- Non…Ma lèvre a tendance à se crisper, une vieille allergie
à la menthe poivrée mal soignée.
La vieille femme ne mesurait pas la portée entropique de sa
subite invitation. Pour le commissaire, elle constituait un aller
sans retour vers une amitié retrouvée, un premier pas vers une
relation réincarnée, le début d’un renouveau, la fin d’une
solitude. Il se rappela que, le jeudi soir, Maggie avait son cours
de dominos à l’amicale de Gondrey. Elle serait donc empêchée.
169
Ils partageraient donc un verre, en tête à tête, avec sa nouvelle
tante Isabeau, son jardin secret.
- Je viendrai certainement seul, demain soir. Maggie a un
programme chargé, le jeudi soir.
- Dans ce cas, remettons au samedi ou un soir de votre
choix ?
- Oh non ! Surtout pas ! Je ne suis jamais libre les soirs de
mon choix, s’empressa de préciser Gum avant de
poursuivre, et puis Maggie n’est plus la même depuis les
inondations de 2013, elle fuit la société des hommes, par
peur de la contagion.
- Je comprends. Dans ce cas, je vous attends pour 19 heures
58, ça ira ?
- Parfait, fit-il, soulagé.
Tous deux se tenaient, maintenant sur le seuil de l’entrée, dans
un léger courant d’air. La lune, ce soir-là, brillait mollement. Mais
une lointaine galaxie dessinait dans l’infini des rognons de veau.
- Bon et bien, bonne fin de soirée Monsieur Gum et encore
merci pour tout. Sans vous, je ne sais pas comment j’aurais
fait.
- Ce fut un plaisir, lâcha-t-il en caressant ses tibias.
- Rentrez bien.
Elle allait refermer la porte lorsque Gum se retourna et ajouta :

170
- Surtout fermez à double tour, un méchant crimier rôde sur
Ste Mary. Une femme seule, comme vous, est une proie
toute indiquée.
- Ne vous inquiétez pas, Monsieur Gum ! On ne fait danser
la gigue à une Camerounaise. Mais, merci du conseil, je vais
même m’enfermer à triple tours.
Gum entendit, derrière lui, le mécanisme de la serrure grincer
longuement dans la nuit. Il accéléra le pas, se souvenant alors
qu’il avait laissé son vélo sur le trottoir, sans le moindre antivol.
Instant d’angoisse. Soulagement. Il était toujours là, reposant
avec nonchalance sur sa béquille.
Miss Doloway éteignit le couloir et commença à gravir l’escalier
en colimaçon qui menait à sa chambre. Comme à l’habitude, elle
avait laissé la porte du jardin entrouverte. Voici comment
ménager un effet de suspense insoutenable pour le lecteur. Miss
Doloway, sera-t-elle la prochaine victime de celui que Gum
surnommait déjà le Boucher de Ste Mary ?

171
Lorsqu’il entra dans la maison qu’est à lui, Gum trouva Maggie
sur la terrasse en compagnie de Mark Sanders, président et co-
animateur du club de dominos. A la lueur d’une bougie, ils
devisaient, sourires aux lèvres, autour d’une bouteille de rosé
largement entamée. Gum préféra ne pas les interrompre et se
glissa discrètement jusqu’à la buanderie. Jeudi : soir de
repassage ! Le panier de linge était presque vide, peu de coups de
fer en perspective.
Lorsque le voyant vert de la centrale vapeur clignota, le
commissaire disposa un chemisier de Maggie sur la table et saisit
le fer d’une main ferme. Il ressentit, aussitôt, une vive douleur à
l’épaule. Il s’était certainement entrové le muscle itilyaque en
chutant dans l’escalier de sa voisine. Il tenta donc d’utiliser sa
main gauche. Tentative avortée : il était incapable de presser le
bouton vapeur de l’index gauche. Il dut se résigner à poursuivre
sa tâche de la main droite malgré les crispations et les doulances.

172
Contraints par la fraîcheur de la nuit, Maggie et son ami s’étaient
installés au salon et avaient débouché une seconde bouteille.
Leurs joyeuses discussions résonnaient dans la charmante
maisonnée.
Son repassage terminé, Gum se hâta de rejoindre la cuisine où
ses pieds de porc patientaient depuis trop longtemps. Il les
disposa dans un long plat en porcelaine de Wistle et les
agrémenta de quelques feuilles de coriandre et d’une pincée de
muscade. Il songea alors aux haricots blancs qu’il avait achetés la
semaine précédente au marché de Southdary. A n’en pas douter,
ils constitueraient un accompagnement de premier choix.
- C’est quoi ça ? lâcha Maggie en tirant du frigo une nouvelle
bouteille de rosée.
- Des pieds de porc à la romaine, tu vas adorer ma chérie.
- Je suis sûr que Mark n’a jamais gouté à un truc pareil.
Elle saisit le plat et se dirigea vers le salon et claqua la porte
derrière elle. Gum n’était pas convié au festin. Il dut se
contenter des haricots réchauffés au micro-onde et d’un reste de
hareng.
A peine glissé sous sa couette qu’est très douillette, Gum se
blottit contre son oreiller, très impatient de noyer sa fatigue dans
la moiteur de ses rêves. Il entendit un long gloussement
provenant du vestibule. Maggie riait. Elle riait ! Qu’il était doux
de l’entendre rire ! Gum se remémora ce lointain dimanche
d’octobre, humide et pluvieux. Ce dimanche où, pour la
première fois, Mark Sanders s’était présenté à leur domicile.
Incapable de stopper une fuite sous l’évier de la salle de bain,
173
Gum avait été contraint d’appeler un plombier. Le destin voulut
que ce fût le bien nommé Sanders. C’est, à cette occasion, qu’il
proposa, à Maggie, d’adhérer au club de dominos dont il était le
président. Une proposition providentielle. Après son
licenciement et la perte de son travail, Maggie avait sombré dans
une terrible dépression et l’entendre rire, à présent, annonçait la
fin d’un trop long calvaire. Gum en serait éternellement
reconnaissant à Mark. Les dominos avaient ramené sa Maggie à
la vie.
- Mark m’emmène voir la nouvelle boite aux lettres qu’ils ont
installée sur Barker street ! s’exclama Maggie, du bas de
l’escalier.
Gum balaya ses pensées d’un battement de paupières.
- Bonne idée, ma chérie. Bonne soirée Mark !
- Bonne soirée Darryl ! Et merci pour les pieds de porc,
fameux !
La porte d’entrée se referma, étouffant le rire de Maggie.
Avec effroi, Gum constata qu’il avait oublié de disposer un verre
d’eau, sur sa table de chevet.
- Oh non, j’ai oublié mon verre d’eau !!! hurla-t-il
Il pensa d’abord se relever mais, écrasé de fatigue, il décida de
s’en passer. Depuis 21 ans, jamais, il ne s’était endormi sans
avoir, au préalable, déposé un verre d’eau à la gauche de sa
lampe entre son pilulier et le portrait de Mao Zedong. Le terrible
spectacle d’une jeune fille démembrée perturbait ses plus saines
habitudes. Comment rester insensible à un tel carnage ? Après
174
avoir croisé l’horreur, bien des hommes, comme lui, auraient
oublié leur verre d’eau. Demain, oublierait-il de refermer la porte
du garage, d’ajouter du basilic à la sauce tomate ou de plier sa
serviette ? Il devait réagir, ne pas se laisser anéantir ! Le visage de
Sixtine Sussex lui revint alors. Et si, elle aussi, finissait en
morceaux ? Il frémit à cette nébuleuse pensée. Elle avait
disparute depuis plus de 24 heures. Selon les chiffres du District
Publish Bull, 71 % des personnes disparues. Comme un mantra,
Gum se répéta cet accablant pourcentage, 71 % ! Il ne lui restait
qu’une maigre piste à suivre : chercher un homme qu’est une
femme. Autant chercher un tampon usagé dans une botte de
chattes ! Si seulement, ce foutu Packerton n’avait pas eu un alibi
en béton armé qu’est solide très beaucoup ! Le temps lui était
compté. Impossible d’envisager la mort de Sixtine. Il s’en
voudrait au moins pendant deux semaines. Sans compter les
menaces de Sir Mac Purple ! « Churchill » était un homme
impitoyable qui régnait, sans partage, sur l’archipel. Gum fut
parcouru d’un frisson glaçant en s’imaginant relégué à l’entretien
des espaces verts. Lui, le Stentor de l’ordre, le Goliath de la
justice, le Mac Mahon du crime organisé !
Ce soir, il ne lirait pas. Il ne terminerait pas sa grille de Sudoku. Il
devait s’endormir, au plus vite, pour se lancer au lever du jour,
avec panache, sur la piste du Boucher de Ste Mary.

175
Lorsqu’au petit matin, Gum arriva au poste, une fourgonnette
des Telecom était, négligemment, stationnée sur le trottoir. Il
relevait le numéro de la plaque pour verbaliser le conducteur,
lorsque la voix de Mouloud tinta derrière lui.
- Chef ! Nous avons un témoin !
- Un témoin ? s’étonna Gum, un stylo à la main.
- Oui parfaitement un témoin ! Venez !
Il finit de noter les chiffres qui s’étalaient sur la plaque, et rejoint
son adjoint dont l’enthousiasme nimbait d’airelles le parfum
musqué des oliviers.
En entrant, Gum découvrit, accoudé au comptoir, un homme
d’1m78, 81 kg, pouls à 12,7, affublé d’une combinaison vert
pomme estampillée WTC (World Telecom Corporation).
- Chef, je vous présente Monsieur Horntowntown.
- Non, Horntowntownhor.
- Oui pardon, Horntowntownhor, se reprit Mouloud.
176
- Horntowntownhor ? Vous avez un lien de parenté avec
Firmin Lambert ? demanda alors Gum.
- Non.
- C’est bien ce qui me semblait. Alors Monsieur
Horntowntowntowntown et ainsi de suite, qu’est-ce qui
vous amène de si bon matin ?
- Voilà, j’ai trouvé cette annonce, dans le Herald Tribute, à
propos de l’enlèvement d’une Sussex.
Gum jeta un œil, à l’avis de recherche que le journal local avait
fait paraître, dans l’édition du matin. Il promettait une belle
récompense à toutes personnes permettant de retrouver la belle
victime. Ceci expliquait l’empressement du bonhomme tout vert.
- Ecoutez, asseyez-vous, je vous en prie…Mouloud, vous
avez proposé un thé ou un café à monsieur ?
- Oui…Mais il n’a rien voulu.
Perplexe, Gum se tourna alors vers Monsieur
Horntowntownhor.
- Vous ne buvez pas de boisson chaude, le matin ?
- J’ai déjà pris un thé à la maison. Faut pas que j’en abuse
après je passe mon temps, au petit coin.
- Je vois. Petit coin, petit quinquin. Vous disiez que vous
avez donc évité de justesse un pylône électrique ?
- Non, je ne disais pas ça.

177
- Alors que disiez-vous ? Notre temps est compté, Monsieur
Horntowntown et compagnie, soyez précis et factuel.
- Voilà, mardi soir, je rentrais à l’entrepôt…
- Quel entrepôt ?
- L’entrepôt de la WTC sur Greenhorse line. Le type qui
roulait, devant moi…
- Devant moi ? Devant qui ? Je vous le répète, soyez précis,
notre temps est compté !
- Devant moi, c’est clair, moi, c’est moi.
- Et bien dites-le ! Donc il roulait devant vous.
- Oui et il a ralenti d’un coup pour mater une nana qui faisait
son jogging sur la berge, et puis, il a pilé.
- Qu’est-ce que vous entendez par piler ? Je n’y comprends
rien.
- Il a freiné, quoi…d’un coup sec.
- S’il a freiné d’un coup sec, pourquoi dites-vous qu’il a pilé ?
Je vous le répète, nous sommes pressés alors évitez les
approximations verbales ! Continuez !
- Et là, il a coupé la route pour se garer, au bord de la forêt.
- Quelle forêt ? Il y en a des milliers des forêts !
- Je sais pas…La forêt qui borde Greenhorse line au niveau
des remparts.

178
- C’est un bois, pas une forêt. Le bois de Relish plus
exactement.
- Enfin, je peux vous assurer que si je n’avais pas été pressé
de rentrer, je me serais arrêté, pour lui toucher deux mots, à
ce taré.
- Et qu’est-ce qui vous fait croire que cet incident a un
quelconque rapport avec l’enquête qui nous préoccupe tant
beaucoup ?
- Dans l’article, ils disent que la fille portait du rose fluo et je
peux vous dire que la nana sur la berge, elle était sacrément
rose.
Pensif, Gum se leva, ramassa un tube de colle qui trainait au
pied de son fauteuil, et, ne sachant où le ranger, le remit par
terre. Une bonne odeur de toast grillé s’échappait de la
kitchenette. Mouloud était à l’œuvre.
- Avez-vous vu le visage du chauffard ?
- Pas vraiment…
- Et cet homme, c’était une femme ?
- Non, un homme qui était un homme…Un homme quoi.
- Et j’imagine que con comme vous êtes, vous n’avez pas
pensé à noter le numéro de la plaque d’immatriculation ?
- Bah non, je conduisais et …
- Sachez une chose Monsieur TownTown. Moi, j’ai pris le
temps de noter le numéro de votre plaque et vous
179
n’échapperez pas à une amende pour stationnement
criminel ! lâcha, dans un souffle hostile, le commissaire.
Face au regard accusateur de son interlocuteur, le spécialiste de
la téléphonie tenta de se défendre.
- J’ai cru qu’il y avait urgence alors j’ai…
- Ici, c’est moi qui pose les questions.
- Mais je n’ai pas posé de questions !
- Menteur !
- Mais non, je vous assure, je n’ai pas posé de questions !
- Si vous continuez, je le dis ! s’exclama Gum.
Un long silence parcourut l’étroit commissariat. Gum s’était juré,
en se réveillant, de résoudre cette affaire avant la tombée de la
nuit. Il s’était drapé de l’humeur froide et du ton sardonique qui
caractérisaient les plus grands détectives de le monde.
- Marmelade d’orange amère ou confiture de coing, ce matin
chef ?
- Du coing, Mouloud, du coing.
- Par contre, j’ai bien vu la voiture. Une Kia Sorento blanche.
Je ne peux pas me tromper, ma femme a la même, 100 %
électrique.
- Et votre femme est un homme ?
- Non, c’est une femme.

180
- Mouloud dès que vous aurez une minute, vous me
rechercherez toutes les Kia Sorento blanche immatriculées
sur l’île ! Bon Monsieur TownTownTown, je vous aurais
bien proposé une petite séance de Taï Chi mais pas de
temps à perdre ! Nous vous contacterons si nécessaire. En
attendant, interdiction formelle de quitter l’île.
- Et pour la récompense, vous savez comment ça se passe
commissaire ?
- Ça se passe bien, en général. Allez, je ne vous raccompagne
pas. Vous recevrez votre amende par la poste, dans deux
jours, trois, tout au plus.
- Très bien, merci et bonne journée.
Dans sa combinaison toujours aussi verte, Monsieur
Horntowntownhor traina ses lourdes chaussures de sécurité
jusqu’à la porte et sortit.
- Chef, je vous propose que l’on s’installe à mon bureau, il
fait un peu frais pour se mettre dehors.
- J’allais vous le proposer Mouloud, ce n’est pas le moment
d’attraper une angine ou de tomber malade.
Les deux hommes s’installèrent, autour du plateau, chargé de
fumantes promesses. Secouée par le vent, une pensée perdit un
pétale.

181
- J’ai essayé de te joindre hier, mon bébé ! Au moins trois
fois ! Ce n’est pas très gentil de ne pas répondre à sa
maman ! J’ai mal dormi, à cause de toi !
- Je me suis couché très tôt, hier soir. J’étais fatigué.
- Tu devrais aller consulter le Docteur Greddy. Ce n’est pas
normal d’être fatigué, comme ça, à ton âge. Je vais te
prendre rendez-vous.
- Mais non, maman, ce n’est pas la peine ! Juste un coup de
fatigue, rien de plus.
- Rien de plus ! C’est toi qui le dis. Je vais te prendre rendez-
vous un point c’est tout. J’irai avec toi, parce que je te
connais, tu vas dire à Greddy que tout va bien.
- Mais, maman, j’ai 38 ans. Je peux aller, seul, chez le
médecin !
- La maladie n’a pas d’âge, alors pouet pouet ! Devine qui est
passé me voir, ce matin, aux toilettes ?
- Je ne sais pas.

182
- Le pape François
Percy comprit que le cerveau de sa mère venait de passer en
phase délirante. Cela devenait de plus en plus fréquent. Quelques
mois plus tôt, elle l’avait réveillé, en pleine nuit, pour lui dire
qu’un rat farci dormait, au pied de son lit. Elle était parvenue à le
convaincre d’accourir. Lorsqu’il arriva dans sa petite maison
d’Hamont village, il la trouva endormie, devant son écran de
télévision, encore allumée. Point de rat, ni de farce. Il éteint
l’écran et s’en retourna sans que jamais elle ne reparle du funeste
visiteur.
- J’aurais préféré Jean Paul II mais bon…Un pape est un
pape ! Le temps de m’essuyer, je lui ai demandé de sortir. Il
a dû se vexer car il a disparu.
Après la reine, le pape…Toute la haute société semblait se
presser à la porte de ses toilettes. Jamais, il n’avait évoqué, avec
elle, ces moments d’égarement. Il se contentait d’écouter, en
attendant que la bouffée délirante ne s’estompe.
- Tu viens toujours manger ce soir ?
Ce soir ? On était déjà jeudi ! Le rituel du jeudi : le dîner chez
maman, la tourte des Cornouailles. Toute la matinée, il avait
répété un nouvel enchaînement et prévu de le présenter en
avant-première à sa nouvelle admiratrice en lever de rideau. Il
avait omis le diner traditionnel du jeudi. Terrible dilemme ! Alors
que sa mère devisait sur la piètre qualité des semelles anti-
transpirantes qu’elle avait achetées, le matin même, à Shopcenter,
il se lança dans un rapide calcul. En général, le dîner prenait fin
vers 21h30, au pire à 21h33. Ensuite, tous deux buvaient une

183
infusion à la bergamote devant un épisode de Miss Marple. Il
quitterait donc Hamont Village à 23h, embrassades comprises.
Le temps de rentrer et de se préparer. Exceptionnellement, son
show ne démarrerait qu’à 23h30. Après tout, pourquoi pas ? se
répéta-t-il. Il avait le public le plus docile et le plus patient du
monde et une étoile ne devait-elle pas se faire attendre ? Face à
lui, sa mère continuait à deviser à propos de ses nouvelles
semelles.
- Tu vois ce qui manque, c’est la mousse de latex. Je le sens,
j’ai l’impression que ça tape dans ma colonne à chaque pas.
C’est vrai que les semelles Derby sont un peu plus chères
mais, au moins, elles amortissent les chocs…Par contre,
celles-ci sont antibactériennes. Enfin c’est ce qu’ils disent.
- Maman, je suis désolé mais je vais devoir y aller…Je dois
absolument livrer, ce smoking, avant d’ouvrir la boutique.
- Quelle heure est-il ?
- Presque 15h.
- Déjà ? J’avais dit à Miss Greysson que je passerais vers 14h
pour récupérer deux ou trois tresses d’ail. La pauvre, elle
doit se demander ce que je fais…Très beau ce smoking,
c’est pour qui ?
- Le mari de Miss Sussex.
- Mais tu n’es pas au courant ?
- Au courant de quoi ? lâcha-t-il avec un accent de naïveté.
- Elle a disparu, comme la fille Doodle.
184
Percy feignit la surprise et cessa d’astiquer le clavier de sa caisse
enregistreuse.
- A mon avis, tu as taillé ce smoking, pour rien. Bon la petite
Doodle, ça m’embête un peu ; j’étais à l’école avec sa mère.
Mais la Sussex, je ne l’ai jamais aimée. Tu sais que si elle a
été élue Miss Ste Mary, en 98, elle ne le doit qu’à son père.
La fille Aderney était beaucoup plus jolie. D’ailleurs, cette
année-là, j’ai refusé de tenir le stand de gaufres, à la
kermesse. L’injustice, ça me révolte ! Tu devrais les appeler
avant de livrer, j’ai peur que tu perdes ton temps.
Il maintiendrait la livraison quoi qu’en pense sa mère. Une
manière de détourner les soupçons et il se réjouissait, par avance,
d’assister au désœuvrement des Sussex.
- Maman, tu connais l’engagement de la maison : service dû,
service rendu. Je devais livrer ce smoking, je le livrerai.
- Après tout, tu as raison et, comme ça, tu te feras payer. Ce
n’est pas de ta faute si la mariée a disparu, après tout.
Trois étages au-dessus, la chrysalide enrubannée flottait toujours
au plafond. Son cœur battait encore mollement. Un râle sourd
s’échappait, parfois, de ses lèvres blessées par la soif.
- Bon, je te laisse sinon Miss Greysson va croire que, moi
aussi, j’ai disparu ! lâcha-t-elle en riant.
- Toi, tu ne risques rien…murmura son fils.
Ou bien pire…pensa l’auteur, seul maître du jeu.

185
Tous les enfants étaient endormis exceptée Gundrun, l’ainée, qui
terminait un devoir de chimie, au salon. Le sergent Ben Hakrim
resta de longues minutes à l’observer, un coton-tige coincé dans
l’oreille droite. Elle était sa fierté, sa palourde sacrée. Une jeune
fille brillante, encensée par tous ses professeurs qui lui
promettaient un avenir radieux. Ils envisageaient, pour elle, les
plus illustres universités du pays.
- Tu veux que je t’aide, ma chérie ?
- Non, merci, papa, surtout pas…Et puis, j’ai presque fini…
- Moi, je veux bien un peu d’aide ! lança alors Bintou de la
cuisine.
Le sergent trouva sa femme, grimpée sur un tabouret.
- Donne-moi une ampoule, mon kiki.
186
- Une ampoule ?
- Il y en a dans le deuxième tiroir.
- Qu’est-ce que tu veux faire d’une ampoule à cette heure-là ?
- Celle-ci est grillée, il faut bien la changer…Allez, discute
pas !
- Je ne discute pas ma rainette mais je trouve qu’il est un peu
tard pour se lancer dans des travaux.
- Changer une ampoule, on ne peut pas appeler ça des
travaux.
- Bah t’appelles ça comment ? Des travouches ? des
traviches ?
- Parfois, t’es franchement fatiguant, mon kiki.
Résignée, Bintou descendit du tabouret, déporta avec douceur
son mari vers la gauche et tira un tiroir. Elle en sortit un
emballage contenant deux ampoules.
- Tu sais bien qu’on n’a pas le droit de faire des travaux la
nuit ! Les voisins vont encore se plaindre qu’on les
empêche de dormir !
- Mais enfin, mon kiki, changer une ampoule, ça ne fait pas
de bruit.
- Pas de bruit, pas de bruit ! Faut le dire noute ! Une ampoule
qui implose, je peux t’assurer que ça fait un sacré tapage. Et
puis, imagine que tu perces un tuyau, on sera bon pour une
belle inondation…
187
Bintou ne l’écoutait plus. Elle était remontée sur le tabouret et
vissait déjà le culot de l’ampoule.
- Tiens, allume s’il te plait.
Il n’eut qu’à tendre le bras pour presser l’interrupteur. Le
plafonnier dessina, sur la table, un halo aveuglant.
- Voilà et tu vois, je n’ai pas fait de bruit.
- Tu aurais pu en faire.
- Il est grognon, mon kiki, ce soir ! Tu as passé une mauvaise
journée ?
Une mauvaise journée ?
Elle aurait pu être bien pire pensa le jeune sergent. Dès son
arrivée au poste, au petit matin, il avait trouvé le rapport de la
SDG sur sa messagerie pro. Les empreintes sur la malle étaient
inexploitables en raison du phénomène d’hémophtisie, si
fréquent au printemps. ADN illisible, ARN brouillé, DHM
partiel. Le moulage des empreintes trouvées aux abords laissait
apparaître qu’il s’agissait de semelles de crêpe pointure 41.
Caractéristiques partagées par près de 23 456 paires de
chaussures vendues, en Cornouailles, ces trois dernières années
d’après le fichier de Chaussland Incorporated. 23 456 suspects !
- Autant chercher une aiguille dans une boite d’aiguilles !
s’exclama Gum, profondément déçu.
57 minutes plus tard, ce fut au tour du légiste de livrer ses
conclusions. Dyre confirmait la mort par hémostase. Il avait
dénombré 8 morceaux, grossièrement découpés à la

188
tronçonneuse électrique. D’après la température des membres, le
décès remontait à 10 ou 15 heures, 17 heures pour la cuisse
droite. La préméditation ne faisait aucun doute. Gum remercia le
vieux docteur et retourna sur la terrasse pour terminer sa
collation en compagnie du sergent. Les deux hommes, mis à
rude épreuve par la chevauchée macabre du Boucher,
s’assoupirent à l’ombre d’un laurier palme.
Il était près de midi lorsque Gum, dérangé par une mouche,
ouvrit un œil. Ils avaient dormi plus d’une heure. Les restes du
petit déjeuner encore sur la table, ils devaient déjà préparer leur
déjeuner. Une matinée de perdue ! Ils avaient prévu de rendre
une visite aux propriétaires de Kia mais le commissaire préféra la
reporter au lendemain. L’après-midi ne suffirait pas à accomplir
un si long périple. Sans compter les menaçants nuages qui
assombrissaient le ciel et auguraient d’humides chaussées.
Ils profitèrent de cet imprévu répit pour ré-agencer leurs locaux.
Ils rapprochèrent les bureaux de la fenêtre pour profiter d’une
vue panoramique sur la rue. Ensuite, ils modifièrent la
disposition de la salle d’attente pour la rendre plus accueillante et
plus spacieuse. Gum vida totalement son armoire et réorganisa
avec méthode, l’ensemble des dossiers archivés. De son côté, le
sergent astiqua le petit réfrigérateur, encastré sous l’évier de la
kitchenette. Aucun ne ménagea ses efforts pour rendre le
commissariat plus fonctionnel et lui donner un nouvel éclat. Une
journée fort paisible contrairement à ce que pouvait en penser la
femme du sergent.
- Ce sont ces disparitions qui te minent, n’est-ce pas mon
kiki ?

189
- C’est sûr qu’on s’en serait bien passées…
A la demande de Gum, il n’avait pas informé Bintou du destin
tragique de Debbie Reynolds. Le commissaire voulait maintenir,
tant que possible, l’information confidentielle pour éviter un
mouvement de foule.
- Va m’attendre sous la couette…Je sais comment vous
détendre Mr Ben Hakrim. En plus, c’est le bon moment
pour notre sixième.
Elle finit sa phrase en lui déposant un baiser sur les lèvres. Il
freina ses ardeurs lui rappelant à grands renforts de grimaces que
Gundrun étudiait à côté. Bintou lui sourit et attrapa un torchon
pour essuyer les quelques assiettes étalées près de l’évier. John
fixa, à nouveau le cadran de la boussole. En retournant au salon,
le sergent jeta un œil à sa collection d’hyménoptères naturalisés.
Il avait déjà près de trois spécimens dont deux abeilles noires de
Sicile.
- Papa, tu sais que tu as un coton-tige coincé dans l’oreille ?
lui lança Gundrun, dans son dos.
Elle disait vrai. Il était donc là.
- En sortant de la douche, je l’ai cherché partout…fit-il en
glissant le bâtonnet dans la poche de son bermuda. Alors
ton devoir, ça avance, ma chérie ?
- J’ai presque fini, il me reste juste à établir un diagramme
d’énergie par combinaisons orbitales sur une molécule
diamagnétique.

190
- Ah oui ? Je t’aurais bien aidé mais je suis vanné…Allez
bonne nuit…
Il déposa un tendre baiser sur le front de sa fille et s’engouffra
dans le sombre couloir qui menait à sa chambre. Bintou
chantonnait un vieil air de Berthe Silva en terminant d’essuyer la
vaisselle avec un torchon, t’es chon ou t’es chun toi ?
Après avoir entre ouvert la fenêtre de la chambre, le sergent
baissa le store et s’allongea, les yeux rivés au plafond. Chaque
soir, il remerciait le bon Dieu qui lui avait offert un si chaleureux
foyer et un si prestigieux destin au côté du commissaire Gum. Il
ne cessait de se répéter que s’il avait été unijambiste, il n’aurait eu
qu’une jambe. Engourdi par le sommeil, il se détendit peu à peu,
l’esprit chargé d’aimables pensées. Il pressa l’interrupteur et
plongea dans l’obscurité.
Il n’entendit pas Bintou lorsqu’elle referma la porte, derrière elle.
A peine s’était-elle débarrassée de sa nuisette qu’elle rejoint son
mari sous la couette. Elle se frotta longuement contre lui, en
miaulant. Il entre ouvrit les yeux et la sentit se mettre en selle.
- Comment on va l’appeler ? lui susurra-t-elle
- Gérard.
- Et si c’est un garçon ?
- Gérard, c’est mixte.

191
- Tu ne manges pas ?
- Maman, je n’ai plus faim.
Depuis ses débuts sur scène, Percy s’était imposé un régime
strict. La tourte et son épaisse croûte feuilletée avaient constitué
un écart subséquent. Lorsque sa mère posa sur la table, les
beignets, grassement enveloppés, fourrés à la crème de marron
sous vide, il avait soufflé discrètement et s’était contenté d’y
plonger, mollement, sa cuillère.
- Tu as déjà laissé la moitié de ta tourte et maintenant, tu
touches, à peine, à ton beignet. Tu couves quelque chose,
mon bébé…Le manque d’appétit est un signe qui ne
trompe pas ! Il faut absolument que je te prenne rendez-
vous chez le Docteur Salmon.
- Mais maman, je vais très bien. C’est juste que je fais
attention.
- Tu as peur de grossir, peut-être ? Tu t’es vu ? Je ne sais
même pas si tu pèses 50 kg ! C’est sûr que tu ne tiens pas de
ton père !
- Maman ! s’exclama-t-il, en repoussant son assiette et en
claquant du nez.
192
Si elle parvenait, en général, à éviter le sujet, il n’était pas facile
pour une femme d’1 m 63 d’oublier l’homme avec lequel elle
avait passé sa jeunesse et une grande partie de sa vie de femme.
Elle ne conservait qu’une photo d’Harold, à l’abri d’un
médaillon, au fond du tiroir de sa table de chevet. Les autres
avaient été livrées aux flammes par Percy, le soir même des
obsèques. Le lendemain, il enterra toutes les affaires de son père
et les passa, ensuite, à la broyeuse. Ce père devait disparaître à
tout jamais sans laisser une trace. Elle tenta bien de raisonner
son fils, lui proposa une cure d’aromathérapie, des raviolis au
tofu. Tant d’efforts consentis, consommés et dévoyés en pure
perte. Certes, Harold était très souvent alcoolisé et ivre le reste
du temps. Il pouvait être violent, arrogant et rantanplan. Jamais,
il ne se lavait. Jamais, il ne changeait ses ongles. Il avait le gland
putride. Il était bègue, édenté, légèrement bossu et boitait en
raison d’une excroissance du gros orteil. Mais il avait été son
premier et dernier amour. Jamais, elle ne pourrait l’oublier.
L’Amour est une tâche indélébile sur une étole de soie blanche.
Du bout des doigts, elle referma son pilulier et se leva pour
débarrasser.
- Tu vas m’attendre au salon, je t’apporte ta tisane.
Sans dire un mot, il posa sa nappe sur la serviette et s’installa sur
son fauteuil, face à l’écran 32 pouces. Miss Marple commençait
dans moins de huit minutes, il s’empressa donc de mettre
Channel 4.
- Tu as livré le smoking, finalement ? lui lança sa mère de la
cuisine.

193
- Oui…
- Elle devait faire une salle tête, la vieille Sussex ?
- Je ne l’ai pas vue. J’ai laissé le costume à une employée.
- Mais j’y pense, je ne t’ai pas dit…Devine qui j’ai croisé en
sortant de la douche ?
Une nouvelle phase délirante. Percy s’apprêtait à prêter une
oreille bienveillante à l’édifiant récit qui allait suivre.
- Kennedy…En personne… Je le croyais mort mais non, il a
survécu, le bougre ! Et je peux t’assurer qu’il est dans une
sacrée forme ! Je ne sais pas quel âge ça lui fait maintenant ?
Je n’ai pas osé lui demander.
- Et il faisait quoi dans ta salle de bain, maman ?
- Il se brossait les dents. C’est un gentleman parce qu’il a
tourné la tête, le temps que j’attrape mon peignoir. Je peux
t’assurer qu’il y a bien des hommes qui en auraient profité
pour jeter un œil à…Pas lui…
- Un saint homme…
- Tout à fait, un saint homme…Après, il m’a proposé d’aller
faire un petit tour en kayak. Mais tu me connais, je ne suis
pas très vaillante quand il s’agit de barboter et puis, je ne
voulais pas froisser Jackie. Tiens, ton infusion, mon bébé.
Fin du délire. Oublié Kennedy, balayé ! Elle s’enfonça dans son
fauteuil déformé par les années et glissa, sur ses jambes, un plaid
élimé. De son côté, il posa sa tasse fumante sur son accoudoir. A
l’écran, Miss Marple taillait ses rosiers devant son cottage, sans
194
entendre le facteur qui se dirigeait vers elle. Elle sursauta
lorsqu’il lui lança : « Très belles ces roses, Miss Marple ! ». Percy
fixait l’écran mais son esprit était ailleurs, transporté de musiques
et de danses. Incapable de se concentrer, il se mit à gigoter sur
son fauteuil, impatient de fouler la piste aux étoiles. Alors que
Miss Marple venait d’achever la lettre de son très vieil ami, le
révérend Mills, Percy rompit son vœu de silence.
- Maman, je vais y aller.
- Déjà ?
- Oui, demain, j’ai un essayage à 8h…Je préfère ne pas trop
tarder…
Jamais, il n’avait interrompu le cérémonial du jeudi soir. Il était
comme possédé, happé par un devoir intrescible. Abasourdie,
Miss Rak tenta de comprendre l’inhabituelle conduite de son fils.
Quelle folie pouvait le pousser à saborder le dénouement d’un
épisode de Miss Marple ? La rancune, certainement.
- Tu m’en veux d’avoir parlé de ton père, c’est ça ?
- Mais non, je t’assure, cela n’a rien à voir. Non, non, ne
bouge pas ! lui lança-t-il alors qu’elle se levait pour le
raccompagner.
Il lui posa un baiser sur le front et disparut très vite, sans même
répondre aux habituelles recommandations de sa mère : « Tu ne
roules pas trop vite…N’oublie pas d’attacher ta
ceinture… N’oublie pas de tourner dans les virages…Méfie-toi
des biches…Pas de sèche-cheveux au volant… ».

195
Il avait trop hâte de se jeter sur scène. Trop hâte de goûter aux
pointes et aux déliés. Impatiente d’être enfin !

196
Le docteur Dyre avait fixé l’identification du puzzle humain à
9h35 précises. Le père de Debbie étant dans l’incapacité de
quitter son domicile, c’est donc March qui accompagna sa mère,
totalement abattue. Elle la traîna par les longs couloirs qui
menaient à la minuscule morgue du service médico-légale de
l’hôpital de Ste Mary. Elle ne contenait que trois tiroirs
mortuaires, rarement utilisés.
A peine les portes battantes s’étaient refermées derrière elles, que
Dyre les apostropha sans ménagement.
- J’avais dit 9h35, il est presque 42. La ponctualité n’a jamais
tué personne !
- Excusez-nous mais maman a été pris de nausées en sortant
de l’ascenseur, on a dû s’arrêter deux minutes. dit March en
aidant sa mère à s’asseoir.
- Deux minutes, ça n’explique pas un retard de près de 7
minutes.
- On s’est un peu perdus dans les couloirs…On aurait
certainement dû prendre un peu plus d’avance, je suis
vraiment désolée.

197
- Désolée ? Ça ne changera rien, le service est désorganisé
pour la journée par votre faute ! Il faudra bien les rattraper
ces 7 minutes ! s’exclama-t-il en faisant coulisser le second
tiroir.
Le corps réfrigéré de Debbie apparut, couvert d’un linceul vert
pistache. Miss Reynolds se leva et poussa un cri d’effroi. March
la serra dans ses bras. Dyre soupira, exaspéré par ces effusions
disproportionnées. La porte à double battants s’écarta à
nouveau. Gum apparut refermant, d’une main, la braguette de
son velours côtelé.
- Pas très propres vos toilettes, docteur ! lâcha-t-il.
- La prochaine fois, vous irez chier dehors…lui répondit
Dyre sans détours.
- Vous savez, dans le désert de Nubie lors de nos bivouacs
avec la 2ème RI, chacun creusait son trou…
Gum s’interrompit net. Il venait de croiser le regard transi de
March et ne souhaita pas s’étendre davantage sur l’histoire de ses
étrons post-coloniaux.
- Ah vous êtes arrivées, mesdames ? Formidable…Il
s’approcha de Miss Reynolds et lui saisit le menton avant de
poursuivre. Je suis conscient que tout cela représente une
épreuve insoutenable pour une mère mais nous n’avons pas
le choix, c’est la loi.
- Bon, je crois qu’on a assez perdu de temps ! On s’approche,
s’il vous plait ! ordonna Dyre.

198
March passa son bras sur l’épaule de sa mère et l’accompagna
lentement jusqu’au tiroir d’acier. Le légiste empoigna le drap et le
glissa d’un coup, sous le plexus du cadavre. Miss Reynolds hurla
« Ma Debbie ! » et, mains en avant, s’élança vers le visage
tuméfié de sa fille pour le serrer une dernière fois. Dyre la stoppa
net.
- Doucement ! Je me suis embêté à recoller les morceaux,
vous n’allez pas tout me saccager, pétasse!
Il est vrai que le corps était parfaitement recomposé. Les
différents morceaux avaient été rassemblés à l’aide d’une résine
transdermique qui nécessitait 24 heures de séchage à température
ambiante.
- Beau travail docteur ! C’est saisissant, on pourrait presque
oublier que la pauvre a été découpée comme un chapon farci !
s’exclama Gum. Alors, je suis obligé de vous poser la question
madame : reconnaissez-vous le corps de Debbie Reynolds née le
13 mars 2004 à Ste Mary ?
La mère fut incapable de prononcer un mot, elle était maintenant
comme pétrifiée devant le corps inerte de sa benjamine.
- Oui, c’est bien elle, fit March…Mais juste une petite chose,
j’ai l’impression que ses mains ont été inversées.
- Comment ça inversées ?! pesta le légiste.
Gum compara les deux avant-bras et remarqua, en effet, que les
pouces de la victime étaient orientés vers l’extérieur.
- Elle a raison docteur, vous avez inversé l’avant-bras droit et
l’avant-bras gauche. Et je peux vous assurer que battre des
199
œufs en neige de la main droite avec une main gauche, ce
n’est pas simple.
- Parce que vous croyez qu’elle va se mettre à battre des
œufs ?! Dans son état, je ne pense pas qu’elle envisage de
préparer un Tiramisu ! fit le légiste en remontant le drap sur
le visage de Debbie. Il faudra faire avec ! Moi, je ne touche
plus à rien !
Il conclut sa phrase en poussant, du pied, le tiroir. Il se referma
avec fracas. Dyre attrapa ensuite le pèse-organe qu’il jeta au sol
et piétina, en répétant,: « Droite, gauche, droite, gauche !!!...Ils
m’emmerdent, ces cons !... »
Face à lui, Gum resta comme interdit. Il savait le légiste enclin à
de terribles sautes d’humeur mais jamais il ne l’avait vu dans une
telle fureur. Derrière lui, les deux femmes s’étaient prostrées, dos
au mur.
Epuisé, le vieux légiste se laissa tomber sur un fauteuil et se versa
un plein verre de Laphroaig. Le silence se fit mordant. Le
commissaire se tourna vers les Reynolds, mère et fille, et d’un
mouvement de tête, les invita à le suivre. Il attendit que les
battants de la porte se soient immobilisés pour leur murmurer :
- Excusez-le. Dyre est un perfectionniste, il ne supporte pas
que l’on remette en cause son travail.
- Je ne voulais pas le contrarier mais c’est si difficile de voir
sa sœur construite à l’envers.
- Je comprends mais quelque part, il a raison. Elle ne
montera plus de blancs d’œufs en neige alors qu’importe.

200
D’abord paralysée par la scène à laquelle elle venait d’assister,
Miss Reynolds se remit à larmoyer tout en répétant à mi-voix le
nom de sa fille. Elle semblait étrangère à ce qui l’entourait
comme happée par une obsession spiralée.
- Je pense qu’il est temps de raccompagner votre mère et de
la coucher. Elle a été suffisamment secouée pour
aujourd’hui. Et croyez-moi, on retrouvera celui qui a mis
votre sœur dans cet état. Même si pour ça, il faut sauter un
ou deux repas.
- Je vous remercie, commissaire…
- Vous avez informé son chien ?
- Non pas encore…Je vais faire ça en rentrant, il doit savoir.
J’ai peur qu’il se laisse mourir.
- Je suis sûr que vous trouverez les mots !

201
Il était encore secoué et affreusement déçu. Sa nouvelle
spectatrice n’avait affiché que mépris et désinvoltation. Il avait,
pourtant, exécuté son plus beau ballet et enchainé les pas avec
grâce. C’est tout juste si elle avait daigné soulever ses paupières !
Une insulte pour l’art, la grâce et la volupté ! Elle ne le méritait
pas, elle non plus ! Une ingrate comme l’autre grosse fiente !
Lorsqu’au petit matin, il grimpa, au grenier, décidé à la châtier,
après une nuit d’insomnie bercée de colère, il la trouva inerte,
dans son étau d’adhésif. Les dieux de la danse l’avaient précédé
et condamné la pècheresse à mort. A bas l’ingrate !
Réjoui, il tenait sa vengeance.
Il décrocha la chrysalide, pressée de s’en débarrasser. Il la glissa,
négligemment, deux étages plus bas et la jeta dans le coffre de sa
Kia. Il la couvrit d’une couverture en laine de Guernyss et lâcha
un virulent « Vilaine ! » avant de claquer le coffre. Il allait la
balancer à la mer ! Elle finirait dans l’estomac d’un ban de
maquereaux à l’escabèche !
Il s’élança vers sa chambre et attrapa un complet veston
anthracite. Il hésita entre une chemise lilas et une autre, cintrée

202
aux reflets gris-bleu. Il opta finalement pour une chemise
saumon de Bilitch, malgré un léger faux-pli à la pointe du col.
Délesté de son peignoir de soie, il constata qu’il n’avait pas retiré
ses porte-jarretelles avant de se coucher. Il s’en débarrassa
aussitôt. La douche apaisa sa colère et c’est un homme embaumé
de jasmin qui prit place à l’avant de la Kya. Il déclencha
l’ouverture automatique de la porte du garage et tourna, vers la
droite, en direction de Penninis Head, convaincu qu’à cette
heure, les environs du phare seraient déserts.
Il regrettait de s’en être remis à une future mariée. Il est évident
que l’évènement captait ses pensées et la rendait hermétique à
toute aventure artistique. Elle n’avait d’yeux que pour son jeune
bellâtre. A l’avenir, il devait absolument choisir une femme
perdue dans la monotonie de la vie et avide de découvertes
exceptionnelles. Debbie Doodle était trop jeune et engluée dans
ses dérèglements hormonaux. Sans compter que sa surcharge
pondérale n’avait pas facilité les opérations de transit.
Le portrait de sa spectatrice idéale se dessinait peu à peu. Une
femme ménopausée, sans perspective et sans excès, d’un âge
intermédiaire, aux rondeurs minimales.
A la sortie du dernier virage, sur Victory Line, le phare apparut,
surplombant les rochers battus par les vagues. Il avait vu juste :
pas un véhicule, pas un regard indiscret. A cet instant, le récif
était sien.
Au bout de la jetée, il fit demi-tour et orienta son coffre vers le
large. Il laissa son moteur tourné et se dirigea vers l’arrière du
véhicule. Il inspecta, une dernière fois, les environs et déclencha
l’ouverture automatique. Il commença à tirer le poids mort qui
203
patientait à l’arrière. Mais, son pied ripa et il dut se rattraper à la
portière. Le corps de Sixtine Sussex lui échappa des mains et
dégringola, avant de se coincer, entre deux rochers, quelques
mètres plus bas. Il jura et s’apprêtait à rejoindre le colis pour le
livrer à l’écume, lorsque les phares d’un camion apparurent, au
loin. Il devait fuir, tant pis pour la couverture ! Il s’élança derrière
son volant et accéléra. Au moment de croiser le chauffeur du
camion-citerne, il fit mine de chercher un presse-agrume dans sa
boite à gants et détourna son visage.
Derrière lui, suspendue au-dessus de la houle, Sixtine Sussex
souleva une paupière. Oh la la ! Elle n’est pas morte ! Quel
rebondissement inattendu !

204
- Chef, il n’y a que trois Kia Sorento immatriculées sur l’île.
Enfin, quatre, en comptant celle de la femme du gars des
télécom. Mais, celle-là, je ne la compte pas.
Gum reposa son boomerang et se tourna, vivement, vers son
adjoint.
- Et pourquoi cela, mon bon Mouloud ?
- Il ne va pas venir dénoncer sa propre femme !
- Oh, vous êtes bien naïf, mon cher Mouloud. Tout ceci est
peut-être un stratamège ou, à la rigueur, un stratagème.
- Vous oubliez que sa femme n’est pas un homme.
- Et s’il avait menti, le…
Gum s’interrompit, sa mâchoire supérieure se contracta.
- Mouloud, nous avons de la visite !
Une Rolls Royce Phantom, aux vitres teintées, venait de se
glisser le long du trottoir. Le haut chauffeur, taillé dans un

205
costume anthracite, se déplia et se dirigea vers eux d’un pas
assuré.
- Voyons, Mouloud ne restez pas comme ça ! Débarrassez !
Gum se jeta derrière le comptoir. Il attrapa une boite de punaises
et se mit à les trier par couleur pour témoigner de son
professionnalisme. Le sombre visiteur poussa la porte et glissa sa
casquette, sous son bras.
- Bonjour messieurs, je cherche le commissaire Gum.
Gum souleva la tête en feignant la surprise.
- C’est moi-même.
- Sir Mac Purple souhaiterait s’entretenir, un instant, avec
vous. Si vous voulez bien me suivre.
- C’est que j’ai des punaises à trier…
- Sir Mac Purple n’est pas très patient.
- Je vois…A la rigueur, mon adjoint est disponible…
- C’est vous qu’il veut voir.
- Très bien, vous me laissez un instant. Le temps de me
recoiffer, de…
- Non, maintenant.
Le chauffeur posa une main, délicatement ferme, sur l’épaule de
Gum et le contraint à le suivre. A mesure qu’ils s’approchaient
de la Limousine, Gum sentait monter des vagues d’angoisse. Il

206
faillit chanceler lorsque son compagnon ouvrit la porte arrière de
la Rolls. Un nuage de fumée cubaine s’échappa.
Gum s’installa sur la banquette, en cuir écru, et aussitôt, la
portière se referma derrière lui.
Le Gouverneur tira longuement sur son cigare avant de
recracher une nouvelle volute. Incommodé, Gum toussa et dut
prendre une profonde inspiration pour ne pas défaillir.
- Je vous écoute, lâcha alors l’avatar de Churchill, sans
prendre la peine de regarder son interlocuteur.
- Ecoutez, Monsieur le Gouverneur, l’enquête avance à grand
pas…Je pense que…
- Teu, Teu, Teu…Je vous avais laissé 24 heures.
- Je vous promets que ce soir, Sixtine Sussex sera libre.
- J’ai appris que la petite Doodle avait été retrouvée en
morceaux sur une décharge.
On ne pouvait rien dissimuler à Mac Purple. Après onze années
passées à la tête du renseignement de sa Majesté, il avait tissé un
réseau d’informateurs redoutable.
- Je confirme, Monsieur le gouverneur. La pauvre enfant a
été découpée en huit morceaux. La famille l’a identifiée, ce
matin même.
- Sachez que si Sixtine connait le même sort, je serai
impitoyable. Ce soir, à 20 heures précises, si Alosyus ne
récupère pas sa fille saine et sauve, je vous envoie recenser

207
les phoques dans le détroit de Béring. Me suis-je bien fait
comprendre ?
- Parfaitement…
- Bonne journée, commissaire.
Sur ce, il fit tinter l’énorme chevalière de son index contre la
vitre. L’imposant chauffeur ouvrit la portière et invita Gum à
sortir du fumoir. John remarqua une discrète rayure au dos de la
boussole.
Gum regarda, pantois, la Rolls disparaitre au bout de la rue. C’est
alors que Mae Tawer, du Herald Tribute, bondit d’un bosquet,
micro en avant.
- C’était la voiture du gouverneur ?
- Je ne répondrai à aucune question Mademoiselle !
Il fit un grand geste circulaire pour écarter la presse. Il était peu
disposé à faire preuve de diligence après ce fâcheux intermède. Il
s’empressa de rejoindre le poste, laissant, derrière lui, la
journaliste qui continuait à l’arroser de questions :
- Quel rapport entre le gouverneur et la disparition de
Sixtine Sussex ? Y-a-t-un lien avec les soupçons de pots de
vin versés à la IBtrust ? Debbie Doodle a-t-elle croisé Sir
Mac Purple au 44 ? Alosyus Sussex a-t-il eu une liaison avec
le Gouverneur dans sa jeunesse ?
Gum, excédé, referma la porte, sans répondre.
- Mouloud !

208
- Je termine la vaisselle chef !
- Laissez ça, nous n’avons plus une minute à perdre !
Le sergent apparut et découvrit son supérieur, affalé sur son
fauteuil, le teint pâle et les genoux cagneux.
- Ça s’est mal passé ? dit-il en dénouant son tablier.
- Pire que ça ! Maintenant, il veut nous envoyer recenser les
phoques sur la banquise qu’est très froide si on ne retrouve
pas Sixtine Sussex.
- Recenser les phoques ? Quand je vais dire ça à Bintou !
- Mouloud, donnez-moi les adresses des propriétaires de
Sorento ?
- Devant vous, chef.
En effet, Mouloud avait déjà imprimé le document transmis par
le NIS (le National Immatriculation Service) siégeant à
Liverpool. Il avait barré l’identité de l’épouse de l’homme vert. Il
restait donc trois suspects potentiels : M. Agelwood, M. Rak et
M. N’Guyen.
- Un de ces trois hommes est notre femme. En route,
Mouloud !
- Je n’ai pas fini la vaisselle, chef.
- Gandhi n’avait pas fini son nan fromage lorsqu’il entreprit
la marche du sel.
- Je pensais qu’il ne mangeait que des nan à l’ail.

209
- Encore une fausse rumeur, une fake loose comme disent les
jeunes. Gandhi mangeait toutes sortes de nan.
Tout en s’habillant, les deux hommes saluèrent la mémoire du
Mahatma. Puis, sans prendre la peine de claquer des doigts, ils
s’élancèrent, sur deux roues, vers Sunset Bridge. Au même
moment, Miss Overgate décida de nettoyer les vitres de son
salon.

210
Le premier suspect résidait à moins d’un kilomètre du poste, sur
Old Cross Road, non loin de Sunset Bridge. Une aubaine pour le
derrière de Mouloud qui n’eut pas le temps de s’endolorir.
La villa de Roger Agelwood s’élevait sur les hauteurs d’un parc,
savamment arboré, où fleurissaient, dans la fraîcheur délicate de
cette fin de matinée, des bouquets d’aérium echeveria et
d’aedonis azzura.
Le portail était entrouvert. Gum mit son vélo en position piéton
et, avec son adjoint, ils s’autorisèrent à pénétrer chez les
Agelwood sans y être invités. Les convenances n’avaient plus
court lorsque l’urgence se faisait loi. La longue allée, qui menait
au garage, était jalonnée de projecteurs dont la courbure rappelait
les esquisses de Marlowe.
- Une maison idéale pour maintenir deux pauvres femmes en
captivité : pas de voisin à proximité, un sous-sol spacieux,
chauffage par géothermie. Je sens que nous sommes sur
une bonne piste, Mouloud.
211
- Oui mais regardez, il y a un terrain de tennis.
- Et alors ? L’étrangleur de Westpoint avait une table de
ping-pong sur sa terrasse, ça ne l’a pas empêché de trucider
six pauvres femmes.
- Mais reconnaissez, chef, que ce n’est pas facile de jouer au
ping-pong sur un terrain de tennis.
- Je vous le concède Mouloud. Même s‘il est plus aisé de
jouer au tennis, sur une table de ping-pong, que de jouer
aux échecs en apnée. Enfin, nous reprendrons cette
discussion, plus tard, si vous le voulez bien.
- Je veux bien.
- Parfait. Vous allez passer, par derrière, au cas où ce Roger
Agelwood essaierait de filer en douce. Contournez
discrètement le garage.
Le sergent Ben Hakrim leva son pouce en signe d’approbation et
adressa un clin d’œil, à son supérieur, pour accentuer cet instant
de cohésion.
Gum gravit, seul, les hautes marches qui serpentaient jusqu’au
porche. Il saisit le heurtoir et le cogna à deux reprises contre
l’épaisse porte. Il plaqua sa mèche soulevée par le vent sur son
crâne. Une femme, à l’épaisse chevelure rousse, finit par ouvrir.
En la découvrant, dessinée dans un tailleur jaune d’or dentelé de
noir profond, Gum eut la surprenante impression de voir
apparaitre Rita Hayworth dans « Retour à Blossom day », un film
qu’il avait vu des dizaines de fois. Miss Agelwood finit par
interrompre, cette charmante illusion.

212
- C’est pour quoi ?
- Roger Agelwood ?
- Non, je suis sa femme.
- Il est bien le propriétaire d’une Kia Sorento ?
- Oui…enfin maintenant…
- Commissaire Gum. Je souhaiterais m’entretenir, avec lui, si
vous n’y voyez pas d’inchments.
- Bien sûr. Il doit être dans la bibliothèque, je vais le
chercher. Mais, je vous en prie, entrez. Laissez votre vélo
ici, il ne risque rien.
A contre cœur, Gum laissa son véhicule, sur le seuil, et suivit son
hôtesse hollywoodienne. La décoration intérieure proposait une
syncrétique alliance entre des volumes art déco et l’outrance du
Pop Art. Miss Agelwood invita le commissaire à patienter, sur
une méridienne, et disparut. Peut-être que, sous cette grâce
parfaitement cintrée à la taille, se cachait la terrible complice d’un
odieux criminel. Grand amateur des films noirs des années 50,
Gum avait appris à se méfier de ces femmes qui portaient lame
acérée sous le fard. Il inspecta discrètement le salon, en quête
d’un indice troublant. A travers une porte fenêtre, il aperçut
Mouloud qui lui adressa, à nouveau, un long clin d’œil. D’un
geste de la main, Gum lui intima de se cacher. L’obéissant
adjoint se lova derrière un arbuste.
- Ma femme me dit que vous souhaitez de me parler.

213
Surpris, Gum se leva d’un bond. Miss Agelwood poussa le
fauteuil de son mari, près de la cheminée, et, une fois les
manœuvres terminées, elle fixa Gum.
- Moi, je vous laisse. Nous avons des invités qui arrivent
bientôt, j’ai à faire.
- Pas de souci…mais ne vous éloignez pas trop…ajouta
Gum dans un voile acerbe.
- La cuisine n’est qu’à quelques mètres, commissaire.
Elle referma la porte du salon derrière elle, laissant les deux
hommes face à face.
- Alors que me voulez-vous ?
Gum hésita quelque peu, ne sachant comment initier un si
crucial interrogatoire.
- Vous êtes bien le propriétaire d’une Kia Sorento ?
- Oui et d’une Mercedes classe A. Si vous voulez les voir,
elles sont au garage.
- Il est possible que la Scientifique y jette un œil.
- La scientifique ? Mais qu’est-ce que vous cherchez ?
- Vous le savez parfaitement.
- Non, mon cher monsieur, je ne sais pas.
- Et que faisiez-vous dans la nuit de mardi à mercredi aux
abords de la forêt de Woodpack ?

214
- Aux abords de la forêt de Woodpack ?! Vous faites erreur.
La nuit du mardi au mercredi, j’étais, comme chaque soir,
cloué à mon fauteuil ou dans mon lit.
- Quelqu’un peut en témoigner ?
- Mais certainement, Rose, mon infirmière. Elle passe, toutes
ses soirées, à mon chevet pour soulager Brenda qui doit
déjà m’assumer toute la journée.
- Vous entretenez une double liaison ?
M. Agelwood ne put contenir un fou rire qui fit frétiller son
fauteuil roulant.
- Une double liaison ? Si vous pensez que laver les fesses
d’un homme est un acte d’amour, je suis un homme comblé.
A mesure que la discussion avançait, Gum voyait apparaître de
terribles zones d’ombre chez son interlocuteur dont les mœurs
semblaient plus que douteuses. Jamais, il n’avait demandé à une
tierce personne de lui laver les fesses et ne pouvait concevoir que
cela ne procure un quelconque plaisir. Encore, à n’en pas douter,
un habitué du 44 !
- Et dans la nuit de lundi à mardi, je suppose que vous n’étiez
pas planqué derrière un buisson sur Little Porth ?
- Je pense commissaire que, sans vouloir vous manquer de
respect, votre sens de l’observation vous fait quelque peu
défaut.

215
- Mes états de service prouvent le contraire, Monsieur ou
devrais-je dire madame…lança Gum gonflé par un soupçon
de susceptibilité aux griffes tranchantes.
- Madame ? Je dois reconnaître que je ne suis équipé pour
atteindre le 7ème ciel, malgré tout, je pense pouvoir encore
me considérer comme un homme, commissaire.
- Un homme qu’est une femme !
- Non, un homme qu’est un homme.
- N’empêche que vous n’avez toujours pas répondu à ma
question : étiez-vous, lundi soir, tapi derrière un bosquet
sur Little Porth ?
- Si vous preniez un instant pour m’observer, commissaire,
vous constateriez que je suis paralysé des épaules jusqu’aux
petits orteils. La sclérose en plaques me laisse opiner du
chef mais rien de plus. Si on m’enlève ces sangles, je tombe.
Alors me cacher derrière un buisson, j’en rêverais mais cela
tiendrait du miracle.
Gum ne put que soulever sa mâchoire supérieure. L’esprit
absorbé par son enquête, il n’avait pas pris le temps d’observer
son suspect. Il avait, face à lui, un homme assis dans un fauteuil
roulant, le corps corseté. Un homme, à ce point diminué, ne
pouvait être sa cible. Kidnapper, sans bras et sans jambe, était un
exercice, par avance, voué à l’échec. Mais, pour autant, il se
refusa de perdre la face. John fit pivoter la boussole.
- Vous savez, les criminels sont prêts à tout pour éviter les
filets de la justice. Ils ne sont pas à une paralysie près !
216
- Voilà maintenant onze ans que je suis paralysé,
commissaire. Onze années que mes muscles et mon
cerveau font chambre à part. Impossible de les réconcilier.
Je me demande si finalement je ne préfèrerais pas être votre
criminel plutôt que de moisir, sur ce fauteuil.
Le discours d’Agelwood émut le commissaire et finit de le
convaincre de son erreur. Un cri suraigu fit bondir les deux
hommes (enfin surtout l’un des deux, l’autre se contenta de
soulever le menton.). La porte du salon s’ouvrit avec fracas. Le
sergent maintenait, fermement, Miss Agelwood qui répétait en se
débattant : « Mais lâchez-moi ! ».
- Mais enfin, lâchez ma femme ! s’insurgea Roger Agelwood
qui ne pouvait en faire guère plus pour elle.
- Commissaire, votre plan a marché ! La fuyarde n’a pas fait
10 mètres ! s’écria Mouloud, dans un élan de fierté, tout en
resserrant la clé de bras qu’il faisait subir à sa prisonnière.
Elle se mit à hurler de plus belle.
N’y tenant plus, son mari s’élança sur son fauteuil, espérant
écraser les pieds du tortionnaire.
- Mouloud, lâchez-là ! ordonna Gum.
- Hein ?
- Je vous dis de la lâcher, il y a méprise ! Ces gens sont
d’honnêtes citoyens !
Le sergent desserra son étreinte. Miss Agelwood se laissa tomber
sur la méridienne, le souffle coupé.

217
- Mouloud, veuillez patienter dehors. Je vous rejoins, dans un
instant.
- Je peux vous dire que si j’avais encore mes bras, vous auriez
regretté d’avoir touché à ma femme, gredin !
- Attention Mr Agelwood, surveillez votre langage…Ne
m’obligez pas à vous arrêter pour insubordination à
l’encontre d’un agent assermenté ! Mouloud, je vous le
répète, allez m’attendre sur le perron, ces gens n’ont aucun
savoir-vivre, inutile de beurrer la tarte quand les pommes
sont cuites.
- Bien chef, je vais en profiter pour appeler Bintou, j’ai oublié
de lui dire d’acheter du concentré de tomate, il ne nous
reste qu’une boite.
- Ça va faire juste, c’est sûr.
Le sergent s’éloigna avec, pointé sur son dos, le regard hainique
des époux Agelwood.
- Croyez que je suis désolé. Mon collègue se montre, parfois,
trop impulsif. C’est un sanguin, un forcené des coups de bite.
Mais reconnaissez, madame, que vous n’avez pas été raisonnable.
Tenter de s’enfuir en présence de la police !
- Mais je n’ai pas voulu m’enfuir ! Je sortais cueillir de la
menthe pour ma sauce.
- Comment voulez-vous, Miss Agelwood, qu’un agent en
faction fasse la différence entre une dangereuse criminelle
en fuite et une honnête ménagère en quête de plante

218
aromatique ? Comment ? Je vous le demande ! Encore une
chance qu’il ne vous ait pas mis une balle dans la tête.
- Je suis désolée, commissaire, je ne pensais pas mal faire.
- Vous êtes toute excusée, comme disait ma tante, ce n’est
pas à la cuillère qu’on apprend le solfège ! Je ne vais pas
vous retarder davantage. Vu votre état, M. Agelwood, je
crois pouvoir dire, sans me tromper, que vous êtes hors de
cause, un innocent de plus. Bonne journée à vous…
- Laissez-moi vous raccompagner.
- Non, ne bougez pas Miss Agelwood, nous vous avons assez
dérangé comme ça et comme on dit : Atchikachikachi !
- Aïe Aïe Aïe ! reprit en chœur le couple Agelwood.

219
Et*

*Voici le plus court chapitre de l’Histoire de la Littérature. Le plus sûr


moyen, pour son auteur, d’y laisser une empreinte.

220
Gum avait rejoint le sergent Ben Hakrim et tous deux se
dirigeaient vers le portail des Agelwood sans dire un mot.
- Je ne comprends pas, chef ! On n’a même pas fouillé la
maison !
- Roger Agelwood est paralysé des pieds à la tête, au
minimum ! Il n’est pas en mesure de rapter, c’est évident!
Comment voulez-vous neutraliser une femme avec un
menton ou une oreille ?
- Paralysé, vous dites-vous ? Oh, c’est terrible ! Mais alors, il
ne peut pas sauter à la corde ?
- Non, cet homme ne sautera plus jamais à la corde,
Mouloud. A la rigueur, il roulera dessus. Il peut rouler sur
une corde, rien de plus. Et je peux vous dire que le sort
d’un homme réduit à rouler sur une corde n’est guère
enviable. Rappelez-moi l’adresse de notre second suspect.
- Percy Rak, au 2 Eden Road.
Gum rentra l’adresse sur Rideway pour obtenir l’itinéraire le plus
adapté.
- 11 km avec un dénivelé de 300 mètres, une sacrée étape
nous attend !

221
Au-dessus des deux hommes, le ciel se teintait de gris, masquant
les timides rayons de Soleil. Miss Agelwood qui assistait au
départ des deux policiers, à travers les fins rideaux du salon,
lança à son mari :
- Tu as prévenu Kaki ?
- Mais oui, il attend que ces deux demeurés soient partis.
- Je savais que ce n’était pas une bonne idée de cacher la
marchandise, ici.
- La maison d’un pauvre tétraplégique, il n’y a rien de mieux.
Ne t’inquiète pas, dans deux jours, elle sera très loin et tu
pourras enfin te payer une tondeuse auto-motrice.
Cette perspective adoucit le visage de Miss Agelwood qui vint
déposer, sur le front de son époux, un long baiser. Baiser qui lui
provoqua, instantanément, une érection de la glotte.
Au premier coup de pédale, la pluie commença à tomber. Gum,
prévoyant, avait enfilé son poncho imperméable mais, sur le
porte-bagage, le sergent était condamné à voyager humide.
Kaki, sous son casque, à l’abri d’un noyer, les regarda s’éloigner,
avant de faire rugir le moteur de sa Honda qu’est une moto.

222
Le sergent était trempé lorsqu’il désincrusta ses fesses du porte-
bagage. Il avait plu tout le long du trajet comme si un funeste
nuage s’était évertué à les suivre.
Galvin square, sur Eden Road, était un quartier excentré de Ste
Mary et, ce matin-là, aucun passant ne se risquait sur les trottoirs
humides, si ce n’est un minuscule yorkshire qui promenait sa
vieille maîtresse, au bout d’une laisse.
Toujours à l’abri de son poncho, Gum s’immobilisa devant le 2
Eden Road, l’adresse de « Rak and Style », tailleur pour hommes.
- Je sais maintenant pourquoi cette adresse me rappelait
quelque chose. A l’occasion du baptême de mon neveu, je
suis venu, ici même, pour me faire tailler un costume en
tweed. Mais lorsqu’on m’a présenté la note, je me suis
contenté d’un trois pièces de chez CornouSold.
- Je vous comprends. On fait de bonnes affaires chez
CornouSold ! Bintou m’a acheté 5 paires de chaussettes
pour une livre ! A ce prix-là, j’ai regretté de ne pas avoir
trois pieds.
- Je vous comprends !

223
Le sergent éternua. Transi de froid, il s’empressa de pousser la
porte du tailleur pour profiter d’une accalmie. Mais, il trouva
porte close. Pourtant, les horaires, joliment peints sur la porte
vitrée, indiquaient que la boutique ouvrait à 10h, le jeudi. Il était
près de 10h12 voire 10h13. Gum s’approcha de la vitrine
espérant surprendre, entre les mannequins, un signe de vie. Mais
rien ne semblait se mouvoir entre les portants, les miroirs et les
étalages de bois sombre.
- Tout ceci est suspect…Attention, Mouloud !
Le Yorkshire s’apprêtait à étancher sa vessie contre la jambe
droite du sergent. Il s’écarta vivement.
- Madame, votre chien manque de savoir vivre, lança Gum à
la vieille femme, toujours au bout de la laisse.
- Et toi, tu n’en manques pas de savoir-vivre, gros con ?! Si
seulement, il avait pu te pisser à la gueule ! Allez viens
Adolf, laisse donc ces deux pédés !
Hébété, la mâchoire relevée, Gum resta pantois, en regardant
s’éloigner la vieille et son chien.
- Le quartier n’a pas l’air très sûr, chef, vous voulez que
j’appelle des renforts ?
- Non, Mouloud, ce ne sera pas nécessaire. Quand on a
connu l’enfer du Vietnam, on peut tout affronter.
- Vous avez fait la guerre du Vietnam, chef ? demanda alors
l’agent Ben Hakrim, les yeux pétris d’admiration.
- Non, pas moi mais l’ami d’un ami…Enfin… sa sœur.

224
- Ah oui, d’accord.
- Mouloud, à quel renfort faisiez-vous allusion ?
- A vrai dire, je ne sais pas trop. Mais j’ai préféré vous le
proposer, c’est toujours plus sûr.
Une voix résonna alors derrière eux.
- Pardon, messieurs, je n’avais pas vu l’heure.
La vitrine de « Rack and style » était maintenant illuminée et
Percy Rack se tenait, tout sourire, sur le seuil de sa boutique.
- Je vous en prie, entrez.
Laissant la pluie, derrière eux, les deux policiers s’empressèrent
de répondre à l’invitation. Le tailleur regarda les deux hommes
coulés à grosses gouttes sur son impeccable moquette piquée de
motifs dorés. Gum détailla les vêtements qui pendaient autour
de lui. Le sergent aurait tant aimé se suspendre à un cintre pour
sécher en paix.
- Alors messieurs, que puis-je faire pour vous ?
- Commissaire Gum.
Un voile d’angoisse parcourut le visage de Percy Rak. Voile qu’il
estompa en forçant un sourire de façade, du coin du nez.
- Et voici mon adjoint, le sergent Ben Hakrim.
- C’est moi, fit le bien nommé, en levant une main.
- Voyons, Mouloud, Monsieur avait dû comprendre que je
parlais de vous.

225
- Bah, je ne sais pas moi, vaut mieux deux moignons qu’un.
- Je vous l’accorde mais comme nous ne sommes que deux, il
est évident que…
- Ah commissaire, désolé de vous contredirer, mais nous
sommes trois.
- Mais enfin, Mouloud, ce monsieur sait parfaitement qu’il
n’est pas le sergent Ben Hakrim…n’est-ce pas Monsieur ?
- Oui, je le confirme, je ne suis pas Monsieur Ben Hakrim.
- Vous voyez Mouloud…Il n’y a qu’une personne, ici, qui
puisse s’appeler Ben Hakrim, c’est vous. Voilà, fermons la
parenthèse. Nous cherchons Monsieur Rack, Percy Rak ?
- C’est moi.
- Vous voyez lui aussi, il dit : c’est moi ! renchérit le sergent.
- Mais c’est normal Mouloud, Monsieur aurait très pu être un
employé ou un frère siamois de Monsieur Rak et s’appeler
autrement.
- Donc il aurait pu s’appeler Ben Hakrim.
- Mais non, Ben Hakrim c’est vous ! Gum commençait à
perdre son flegme légendaire et préféra écarter son adjoint.
Sergent, allez donc contrôler le stationnement dans le
quartier. J’ai cru voir une voiture, mal garée, sur la droite.
La perspective de retourner, sous l’averse, n’enthousiasma guère
l’agent Ben Hakrim. Bienveillant, Percy Rak lui proposa un joli
parapluie fuchsia bordé d’une fine dentelle argentée.
226
- Merci bien Monsieur…Bon si vous me cherchez
commissaire, je suis dehors.
- Je m’en doutais plus ou moins, sergent.
La porte tinta, en se refermant derrière l’agent, qui disparut sous
l’énorme parapluie. Gum posa ses deux mains sur le comptoir
vitré, fit pivoter sa cheville gauche sur 45° et fléchit ses coudes.
- Monsieur Rak, êtes-vous le propriétaire d’une Kia Sorento ?
- Euh…Oui…balbutia-t-il dans un soupçon d’inquiétude.
- Et où étiez-vous mardi en fin de soirée et un peu plus la
fin ?
- Mardi ? Je ne sais plus trop.
- Il y a des témoins qui peuvent le confirmer.
- Non, j’étais seul. J’ai fermé la boutique vers 19 heures, la
rue était déserte. Le temps de tout ranger et je suis rentré.
- Rentré ? Mais rentré où ?
- Chez moi. Juste au-dessus. fit-il en jetant un regard vers le
plafond.
- Vous avez utilisé votre voiture ?
- Non, ce n’est pas nécessaire. Juste l’escalier à monter alors
je m’en passe, en général.
- Un beau geste pour l’environnement.
- Oui…

227
Gum remarqua alors un résidu de vernis à ongles carmin, sur
l’index droit de son interlocuteur.
- Vous mettez du vernis à ongle ?
- Oui, enfin non, se reprit-il aussitôt. Il glissa sa main sous le
comptoir et poursuivit. J’ai repeint une vieille commode de
maman, un reste de peinture certainement.
- Certainement, reprit Gum en fixant l’homme
manifestement de plus en plus nerveux…Pourrais-je jeter
un œil à vos appartements ?
- C’est que, je suis tout seul et je ne peux pas laisser la
boutique…
- Ne vous inquiétez pas, je resterai pour surveiller.
- Mais comment allez-vous jeter un œil à mes appartements
si vous restez ici ?
- Effectivement, la tâche me parait ardue, maintenant que
vous le disez. Ecoutez, mon adjoint patrouille, dans les
environs, votre boutique ne risque rien, croyez-moi.
- Bon si vous le dites. Mais, j’espère que ça ne sera pas trop
long.
- Rassurez-vous, ça ne prendra que quelques minutes…au
pire, un peu moins.
Percy Rak poussa une porte, derrière lui, et invita le commissaire
à le suivre. La blancheur drainante du vestibule éclata de mille
feux. De magnifiques motifs floraux ornaient la laque
immaculée. Percy écarta le rideau pailleté qui masquait une
228
longue salle à manger agrémentée d’une cuisine américaine,
parfaitement équipée. Les murs étaient couverts d’une peinture
lilas, rehaussés de moulures ocre. Gum fut surpris de voir, dans
l’âtre de la cheminée, un tas de boas multicolores.
- Drôle de bûches !
- Je ne fais jamais de feu. Le conduit est bouché. C’est juste
une petite idée déco.
- Très joli.
Gum se dirigea, alors, vers une pièce attenante. Un rutilant
parquet se reflétait dans de hauts miroirs qui couvraient les murs.
- Ma salle de danse.
- Vous dansez ?
- Oui, c’est une passion…Enfin, je ne suis qu’un amateur.
Maintenant figé au centre du parquet, Gum découvrit un long
portant où pendaient mille et une tenues de scène parsemées de
strass, de plumes et de corsages emperlés.
- Vos costumes ?
- Non…J’ai tellement de robes, en boutique, que je suis
obligé d’empiéter sur mon chez-moi.
- Je vois…Vous n’êtes pas tailleur pour hommes ?
- Parfaitement…Mais il m’arrive d’accepter quelques travaux
pour dames. Ça me change un peu.
- Je vois…Et au-dessus ?

229
- Ma chambre. Tout ce qu’il y a de plus banal : un lit, une
table de chevet, des babioles…
- J’ai un petit faible pour le banal et les babioles. Allons voir.
- Par contre, je vous préviens, elle est en désordre, je n’ai pas
eu le temps…
- Ne vous inquiétez pas, je sais ce que c’est qu’un slip crouté.
Ils traversèrent, à nouveau, le salon passant d’un tapis à un autre.
Plus étroit, l’escalier qui menait au second était d’un noir
profond. Sur les murs, des tentures lamées évoquaient la toison
zébrée d’un tigre.
- Un danseur, amateur de félins.
- Oui. Attention, le plafond est un peu bas ici.
Gum acheva son ascension, quelque peu courbé. Sur le palier,
deux portes closes.
- Par-là, ce sont les toilettes et, ici, ma chambre.
- Et là ?
Le commissaire venait de remarquer une trappe découpée dans
le plafond. Percy Rank fut parcouru d’une subite vague de
chaleur, lui laissant la nuque et les paumes ensudées.
- Un grenier. Rien que de vieilles bricoles qui prennent la
poussière…
Un grenier ? Un endroit rêvé pour cacher de pauvres femmes et
de vieux annuaires téléphoniques, songea Gum.

230
- Nous irons y jeter un œil.
- Ce n’est pas une bonne idée commissaire…L’échelle est
mitée et j’ai bien peur qu’elle cède
sous…sous…votre…léger surpoids.
- Comme on dit on ne fait pas une omelette sans kinette et
rassurez-vous, j’ai certes un bel embonpoint mais j’ai le
cœur léger, ça compense.
A cet instant, la voix du sergent Ben Hakrim tonna, sous leurs
pieds.
- Chef ! Chef !
- Mais que se passe-t-il mon cher Mouloud ? lança Gum du
haut de l’escalier.
- Un type a retrouvé Miss Sussex !
Sans attendre, Gum s’élança et dévala les marches. Percy Rak le
suivit en remerciant le destin d’avoir placé, sur son chemin, ce
providentiel messager.
- Je vous écoute Mouloud, fit Gum, en s’asseyant pour
reprendre son souffle.
- J’ai eu un appel sur l’astreinte. Un gars de chez Progaz a
découvert un corps, sur Peninnis Head et, d’après la
description, ça doit être Sikchtine Sussex.
- Elle est en vie ou en morceaux ?
- Ça, je ne sais pas. Je ne suis pas entomologiste.

231
- Bon, pas une minute à perdre, on y va ! Monsieur Rak,
désolé mais votre grenier, ce sera pour une prochaine fois.
- Je comprends, ne vous en faites pas….
Gum réajusta son poncho et sans attendre son adjoint, se jeta sur
le trottoir.
- Et encore merci pour le parapluie, Monsieur Rak.
- Je vous en prie.
A son tour, le sergent Hakrim sortit de la boutique et se pressa
de rejoindre Gum qui se tenait déjà sur sa selle, prêt à dévaler la
pente vers les récifs de Peninnis, à l’extrême sud de l’île. Percy
Rak ferma sa boutique à double tour et s’élança vers le grenier.
Un grand nettoyage s’imposait.

232
- Pendant que la bonbonne du phare se remplissait, je me
suis écarté pour en griller une…Et c’est là que j’ai vu le
paquet, dans les rochers.
Gum écoutait d’une oreille distraite le récit du gazier. A ses
pieds, le Docteur Shepard, que tous appelaient le docteur
Shepard, auscultait la pauvre femme, étendue sur le varech
détrempé. On avait découpé la carapace de scotch qui
l’emprisonnait et, pour Gum, le spectacle du corps meurtri de
Sixtine Sussex, autrefois si radieuse, constitua une épreuve
insoutenable. Il vomit sur Mouloud, sans que celui-ci ne s’en
aperçoive, tout occupé qu’il était à prendre des photos du corps
mortifié.
- Je sens un pouls, très léger…Il faut d’urgence la conduire
au Ste Mary Hospital !
Elle était en vie ! Le cadavre de Sixtine Sussex respirait ! Ils
n’iraient pas recenser les phoques ! La beauté avait remporté sa
bataille contre le Mal ! La poésie continuerait de bercer les maux
et les stances ! La pluie abreuverait, à jamais, les racines
plaintives des palétuviers aux abois ! On danserait comme une
vive clameur sur les pavés acérés de Born to be alive !
233
- Commissaire ! Il faudrait d’urgence appeler une ambulance !
s’impatienta le docteur Monroe.
- Vous avez entendu Mouloud ? Une ambulance ! s’exclama
Gum.
- Pourquoi on ne l’emmène pas à vélo ? Ce serait, sans doute,
plus rapide proposa le pragmatique sergent.
- Elle ne supportera pas un trajet à vélo. Elle a besoin
d’urgence d’oxygène, d’adrénaline…J’ai fait tout ce que je
pouvais.
- Vous avez entendu le docteur, Mouloud, il nous faut une
ambulance et tout de suite !
- Très bien, j’appelle mais ne venez pas me dire après, que
quel que soit le chalutier, la pêche est bonne !
- J’en prends la responsabilité, Mouloud !
L’employé de Progaz, qui avait une tournée à finir, s’avança
alors.
- Pardon commissaire, je peux y aller ?
- Mais oui dégagez ! Dégagez bordel ! fulmina Gum avant de
se radoucir…Une dernière question ? Vous n’avez vu
personne dans les parages ?
- Non…Enfin si, quand je suis arrivé, j’ai croisé une voiture
qui repartait vers le centre.
- Une voiture ou Oune voiture ?

234
- Difficile à dire…Plutôt une voiture. Même qu’elle roulait un
peu vite.
- Une Kia Sorento ?
- Ah là, je ne sais pas.
- Comment ça vous ne savez pas ? Vous êtes témoin ou pas ?
- Avec toutes ces nouvelles marques, je m’y perds un peu !
C’était un break, style 4x4 mais Kia ou Kia pas, moi, je sais
pas.
- Et le conducteur, où était-il ?
- Au volant de la Kia ou de la Kia pas.
- Il vous a dit quelque chose ou autre chose ?
- Non.
- Il ne vous pas montré sa carte d’adhérent au cercle
philatélique de Ste Mary ?
- Non, je ne crois pas.
- Bon, écoutez, on va s’arrêter là. Vous êtes un témoin sans
intérêt, un pisse-froid, le chancre des fistules ! Nous avons
vos coordonnées. Nous vous contacterons si besoin. Allez
disparaissez et mes amitiés à madame.
- A Monsieur…Nous nous sommes mariés avec Patrick, la
semaine dernière.
- Dans ce cas, mes amitiés à monsieur.

235
Au loin, apparut le gyrophare d’une ambulance, lancée à vive
allure. Elle fit quelques zigzags et une magnifique tête à queue
avant de s’immobiliser, à quelques centimètres du corps de la
victime. Le Docteur Byron donna quelques instructions aux
ambulanciers qui embarquèrent la mourante sur une civière.
Puis, ils prirent la direction du Ste Mary Hospital, en laissant leur
sirène couvrir la rumeur du ressac.
- Vu son état, peu de chance qu’ils parviennent à la sauver,
murmura le docteur Hanzel…Bon, commissaire, je vais y
aller, je vous transmettrai mes premières constatations.
C’est alors que parmi les rochers, s’éleva la voix du sergent Ben
Hakrim.
- Regardez, chef, ce que j’ai trouvé !
A cette distance, Gum ne sut dire s’il s’agissait d’une couverture
ou des restes d’un tipi rejeté par les vagues. Mais en observant de
plus près le morceau de tissu, la première hypothèse se confirma.
Longtemps abonné à Couverture hebdo, Gum reconnut, sans
mal, le tressage serré des laines, si caractéristique des produits
Guernyss. Perpétrant les procédés de tissage, hérités des clans
des Highlands, la marque était devenue un acteur incontournable
sur le marché de la couverture de luxe.
- Mouloud, mettez-la sous vide. Peut-être que la scientifique
y découvrira un brin d’ADN. Docteur, laissez-moi vous
raccompagner.
- Vous n’êtes pas obligé.
- Mais si j’insiste.

236
- Mais non, je vous assure…
- Docteur, vous êtes accourus, sans sourciller. Je ne peux pas
vous congédier comme ça, comme un vulgaire adepte de la
micro-biotique.
Les deux hommes parcoururent, ensemble, les 80 centimètres
qui les menèrent à la citadine hybride du médecin. Lequel
s’installa, au sec, derrière son volant. Gum referma sa portière et
le salua du bout des doigts. Il attrapa aussitôt son téléphone et
composa le numéro des Sussex. Mildred Sussex sembla bondir
sur le combiné.
- J’écoute !
- Miss Sussex, une bonne nouvelle ! Notre stratégie a
fonctionné. Votre fille est vivante, une ambulance la
conduit actuellement au Ste Mary Hospital.
Elle raccrocha aussitôt. Gum ne se formalisa pas. Il pouvait
parfaitement comprendre l’empressement d’une mère à rejoindre
son enfant meurtrie.
- Chef, j’ai un petit souci, la couverture ne rentre pas dans le
sachet.
Derrière lui, Gum trouva son adjoint occupé à glisser la
couverture dans un sachet, par trop étroit.
- Dans ce cas, mettez le sachet dans la couverture, ça devrait
être plus simple.
En effet, le sergent introduisit, sans difficulté, l’étui plastifié à
l’intérieur de la couverture.

237
- Chef ! Vous finirez commissaire divisionnaire voire ministre
de l’agriculture !
- Pour l’instant, il nous faut manger Mouloud…En route !

238
Depuis 26 minutes , le clan Sussex patientait, en salle d’attente.
Dès leur arrivée, on les avait conduits dans les services du
professeur Day, célèbre oncologue, récompensé par le Finch
Medical Prize pour sa contribution au séquençage du génome
phydiastisique. Un interne leur avait indiqué que Sixtine avait été
transférée, d’urgence, en salle d’opération pour contenir un
hématome cérébral et une dystoplaxie maculaire. Le jeune
médecin resta évasif lorsqu’il s’agit de formuler un pronostic
vital mais il concéda que l’état général de la patiente était très
préoccupant. Sur ces paroles peu engageantes, la tribu Sussex ne
pouvait plus que s’en remettre à l’excellence des chirurgiens et
aux puissances divines.
Mildred Sussex pliait et dépliait un mouchoir de soie entre ses
doigts noueux, tout en murmurant l’épître de St Jean. Conrad
entamait son troisième café, en surfant sur un site spécialisé dans
la vente de godemichets bio. Lens, lui, luttait contre le sommeil.
Il n’avait pu résister à l’invitation de l’attirante journaliste et avait
déserté, passé minuit, le domaine des Sussex, en toute discrétion.
Il lui fut impossible de s’endormir entre les cuisses de l’intrigante
Mae ; il y avait tant à faire. Un vrai parc de loisirs ! Une

239
inscription, au dos de la boussole, attira l’attention de John. Seul,
Sir Sussex se tenait debout, appuyé sur sa canne au pommeau
d’ivoire. Il n’avait pas dit un mot, depuis leur arrivée, et
affrontait cette trop longue attente, bien qu’insupportable, avec
la dignité d’un Lord temporal.
- Maman, tu es sûre que tu ne veux pas un thé ? fit Conrad.
- Non, je n’ai jamais bu et ne boirai jamais un thé sorti d’une
machine ! Et puis de toute façon, j’ai la gorge, trop serrée,
pour boire quoi que ce soit. Monsieur Bilmore, un peu de
tenue, je vous prie !
Elle venait de surprendre le corps exagérément penché de son
futur gendre. Il secoua la tête et se massa la nuque pour conjurer
le sommeil qui l’oppressait.
- Vous ne semblez pas très affecté par la situation, jeune
homme ! Je vous rappelle que c’est votre future épouse qui
balance entre la vie et la mort ! lâcha-t-elle, les lèvres
pincées.
- Oui, désolé, je…
Conrad qui venait de confirmer la commande d’un vibromasseur
autolubrifiant sans huile de palme, se tourna vers sa mère.
- Ne sois pas trop dure maman, Lens a eu une nuit très
agitée.
Se sentant soudain démasqué, Lens se crispa du fion. En
rentrant au domaine au petit matin, il avait aperçu de la lumière,
dans les appartements de son beau-frère, mais il avait été très
prudent et pensait ne pas avoir été repéré. Pire qu’un tribunal de
240
l’Inquisition, le sourcil droit, haut perché, de Miss Sussex lui
lança une accusation définitive.
- Une nuit très agitée ? fit-elle, en soulevant le sourcil gauche.
- Je ne vois pas ce que tu veux dire, Conrad ? balbutia Lens.
- Oh je ne dis rien. Juste que je t’ai vu rentrer vers 5 heures
du matin, rien de plus.
Mildred froissa ses lèvres en écrasant son mouchoir, au creux de
sa main.
- 5 heures du matin ? Oh non, tu dois te tromper ! fit Lens.
- Absolument pas, je venais juste de rentrer du 44, je
n’arrivais pas à dormir. Je peux même te dire que tu as pris
une douche, en rentrant. Tu ne devais pas te sentir très
propre.
Conrad lâcha ces derniers mots avec une jubilation à peine
feinte. Lens tel le cerf acculé par les rabatteurs trouva, in
extremis, une cinglante échappatoire.
- Ah oui, j’avais oublié…Je suis allé pêcher, cette nuit.
- Pêcher ? hoqueta la vieille femme.
- Oui parfaitement, pêcher. Sixtine vous ne l’a peut-être pas
dit, mais je suis un indécrottable pêcheur d’anguilles. Et
comme j’avais repéré une petite rivière en arrivant, je me
suis dit que la pêche me permettrait peut-être de m’apaiser.
- Et la pêche a été bonne ? lança, comme un couperet,
Alosyus Sussex en balançant sa canne.

241
- Euh…Oui…Enfin non ! Pas du tout ! Avec l’obscurité,
impossible de retrouver la rivière et puis, il faisait trop frais,
le poisson n’a pas mordu. Par le plus grand des hasards, j’ai
trouvé un petit filon d’argile alors je me suis mis à faire de
la poterie. Un pot, puis un autre…C’est fou comme le
temps passe vite quand on pote !
- Alors vous avez passé la nuit à poter ? lança Mildred
comme un sarcasme.
- Oui, voilà j’ai poté, toute la nuit.
Un accent écossais vint, sans le savoir, secourir le jeune
Australien, empêtré dans son édifiant récit.
- Mesdames, Messieurs, le docteur Barrymore souhaiterait
vous entretenir, au sujet de…Mince, je ne sais plus…
- De notre fille, je suppose.
- Oui, ça doit être ça, conclut la distraite en blouse blanche,
tout sourire.
Au fond d’un long couloir sinistre, le docteur O’connor les invita
à s’asseoir, dans son étroit bureau, et referma la porte, derrière
eux. Tous attendaient le verdict. Il tomba.
- Pour commencer, je veux vous rassurer : votre fille vivra.
Un soulagement parcourut la pièce. Très mesuré chez Conrad. Il
venait de perdre la moitié de son héritage.
- Mais je vous dois la vérité. Son corps a subi de multiples
traumatismes et on ne peut écarter d’éventuelles séquelles,
irréparables.
242
IRREPARABLES ! Tels les canons de Navarone, le mot résonna
jusqu’aux frontières de la Lybie.

243
Dans un premier temps, il s’était rué, vers le grenier, pour effacer
toutes traces de son macabre ballet. Armé de puissants
détergents, d’éponges et d’ébrasures…Il se mit à frotter, récurer,
éprogner la gourguinette. La concentration des agents chimiques,
Javel et autres, rendait l’air irrespirable. Il débrancha et entassa
tout le matériel technique, sous une dravine. Sa salle de spectacle
n’était plus.
Epuisé et nauséeux, il se laissa tomber sur un vieux Chesterfield
aux cuirs tannées. Comment cet affreux commissaire, si
disgracieux, avait pu si rapidement se lancer sur sa piste ? Il avait
commis une erreur, mais laquelle ? Lui revint, alors, l’image de
cet excité qui l’avait klaxonné lorsqu’il avait brutalement freiné,
pour se glisser en bordure du bois de Woodpack. Il avait été
négligeant et se griffa profondément le mollet, par contrition. Il
maudit sa désinvolture, son manque de rigueur. Ses années de
couture lui avaient, pourtant, enseigné l’art de la précision et de
la surjection.
Il ne pouvait se résoudre à abandonner une carrière si
prometteuse et se répéta en écho : The show must go on ! The
show must go on ! My horse, my horse, my kingdom for my
horse !

244
Le plus grand danseur de l’archipel, ignoré des scènes si
longtemps, ne pouvait disparaître de la sorte. Il devait trouver
une nouvelle scène, un nouveau lieu d’expression et ravir un
nouveau public. Il devait s’élancer, tournoyer, virevolter,
tourbillonner, bondir, cabrioler, s’élever, sautiller, jaillir, voler,
caracoler, serpenter, flotter et ondoyer…Il devait offrir son
corps, temple de grâce, à la morosité des jours ! Il était en
mission pour délivrer un message de beauté à la laideur ! Il fut
transporté, par ces glorieuses pensées, et se félicita de cette
fougue retrouvée.
C’est alors qu’il remarqua la vieille Singer à pédale de Ma Grant.
Longtemps, elle avait orné l’atelier de son arrière-grand-mère,
première couturière d’une longue lignée. Enfant, il prenait plaisir
à actionner la bielle de la machine et observer le mouvement
vertical de l’aiguille. Il se souvint des chansons que Ma, presque
centenaire, fredonnait de sa voix rocailleuse en piquant un ourlet.
- Le chalet de Westdrake! s’écria-t-il en se levant.
Malgré elle, l’antique machine à coudre venait de lui suggérer un
possible renouveau. Un come-back ! Ma possédait un chalet, sur
la pointe de Westdrake, que son premier mari, disparu en mer,
avait bâti pierre après pierre. Sa mère avait songé s’y installer.
Elle avait même entrepris quelques travaux pour en améliorer le
confort. Mais, les vents et l’isolement avaient eu raison de son
projet. Aujourd’hui, la bâtisse, abandonnée aux embruns de
l’oubli, croupissait, seule, face à l’océan. Un lieu idéal pour
fonder une nouvelle académie de danse ! Il n’avait qu’à subtiliser,
discrètement, les clés que sa mère gardait au fond de sa soupière
en porcelaine.

245
Soudainement revigoré, il chargea tout son matériel, à l’arrière de
la Kia. Il choisit, ensuite, quelques tenues de scène qu’il étala,
avec soin, sur le siège arrière.
A cet instant, plus rien ne lui importait que cet espoir de poser, à
nouveau, la pointe des pieds sur un parquet lambrissé. Un ballet
triomphal. Percy n’était plus ! Le tailleur n’était plus ! Balayée
cette triste vie ! Il était Belinda à jamais. A la veille, de son ultime
show sur Ste Mary. Ensuite, il irait enchanter les parquets de Las
Vegas, Bilbao, St Petersbourg ! A nouveau, La vie dansait en
elle !

246
- Après une escale à l’hôpital, nous retournerons chez le
tailleur. Ce Percy Rack nous cache quelque chose. Il suait, à
grosse gouttes, pendant la visite de ses appartements.
Encastré dans le minuscule coin cuisine du commissariat, Gum
finissait d’essuyer la vaisselle. Ils avaient été informés par une
infirmière du Ste Mary Hospital que Sixtine allait survivre à ses
blessures. Le déjeuner s’était donc achevé dans une certaine
allégresse. Le sergent avait même entonné « God save the King »
accompagné à la vielle à roue par Loïck Valdor. Ils n’iraient pas
recenser les phoques ! Ils ne termineraient par leur vie sous les
assauts d’une tribu Inuit !
- Il n’y a presque plus de liquide vaisselle, j’irai en acheter
demain.
- Ne vous embêtez pas chef ! Bintou le fabrique maintenant,
pour sauver les orangs outangs. Je vais lui dire de nous en
faire. Elle fait la lessive aussi. Votre dame, elle ne fait pas
ça ?
- Oh non ! Maggie est une poète. Elle ne se préoccupe pas de
ces petites choses du quotidien. Elle n’a pas un neurone
disponible pour ça.

247
Enfermé dans les toilettes, Gum s’apprêtait, maintenant, à
délester ses entrailles. Un petit pet fugace répondit à sa première
poussée. Il comprit que l’étron allait se faire désirer. Prévenant, il
attrapa un magazine de jeux dans la pile posée à ses pieds. Il
retrouva la grille de Sudoku entamée la veille et continua à placer
avec ingéniosité les chiffres de 1 à 9, tout en contractant, par
instant, son capricieux sphincter.
De son côté, le sergent, installé à son bureau, mesurait le
périmètre de son écran. La porte d’entrée grinça, derrière lui. Il
vit apparaître une femme vermoulue, accompagné d’un jeune
garçon. Malgré l’allure peu engageante de la grognasse, il risqua
un trait d’humour.
- Si c’est l’école que vous cherchez, c’est au bout de la rue.
Miss Packerton le fixa longuement. Pas un sourire. Le visage figé
comme pétrifié. Elle demanda au gamin crasseux d’aller s’asseoir,
près du distributeur de boissons, avant de s’installer, à son tour,
face au sergent.
- Je viens vous déclarer une disparition.
Mouloud balaya la bonne humeur qui trainait, encore, sur son
visage.
- Une disparition ? répéta-t-il, hébété.
- Oui, une disparition.
- Ecoutez, le commissaire est en train de chier. Je vais vous
demander de patienter, quelques instants.
- Je n’ai pas le temps de patienter.

248
- Dans ce cas…Je vais voir ce que je peux faire…
Il se tourna vers son écran, ouvrit une nouvelle fenêtre et
pianota sur son clavier. Il sentait du coin de sa narine gauche, le
regard de l’hideuse inconnue qui le scrutait, sans sourciller.
- Bon si vous souhaitez déclarer une disparition, c’est
certainement que quelqu’un a disparu ?
- En effet.
- Très bien. Vous avez bien cherché partout…Sous les
lits…derrière le frigo ?
- Mon fils n’a pas pour habitude de se cacher derrière le
frigo. D’ailleurs, nous n’en avons pas.
- Vous n’avez pas de frigo ?
- Si…Mais il est en panne.
- Intéressant. J’en prends note. Nom et prénom de votre fils,
s’il vous plait ?
- Elliot Packerton.
- Elliot avec deux ll comme colibri.
- Si vous écrivez colibri avec deux ll, on peut dire ça.
Un long pet sonore retentit des toilettes.
- Dites donc commissaire, c’est la grosse artillerie
aujourd’hui ! s’écria le sergent entre deux rires.
- La bataille de Wellington ! répondit en écho le
percussionniste.
249
Pendant cet intermède, Miss Packerton demeura imperturbable.
Elle effleura, juste, une mèche jaunie qui la dérangeait et un poil
de cul qui l’irritait. Le sergent se ressaisit et reprit l’interrogatoire.
- Bon, donc si ma mémoire est bonne, vous venez déclarer
une disparition, c’est bien ça ?
- Oui, mon fils n’est toujours pas réapparu.
- Mince…Vous avez une photo de lui ?
- Non. Je n’aime pas les photos.
- Si vous pouviez en prendre une, ça nous aiderait à le
retrouver. Il y a beaucoup de disparitions, en ce moment,
alors on s’y perd un peu.
- Comment voulez-vous que je prenne mon fils en photo
puisqu’il a disparu ?
- Ah mais oui. Il aurait fallu y penser avant.
- Sauf que je ne savais pas qu’il allait disparaître, il ne m’avait
pas prévenu. C’est un garçon plutôt secret.
La chasse d’eau ponctua sa phrase.
- Ah le commissaire ne va pas tarder. Vous pouvez, peut-
être, me le décrire : ses vêtements…
- Taille moyenne, les cheveux bruns, plutôt fin. Je suppose
qu’il portait un jogging, une capuche sur la tête.
Le sergent consignait rigoureusement la description du jeune
homme sur son ordinateur. Sa vitesse de frappe était
exceptionnelle. Il avait, d’ailleurs, été nommé major de sa
250
promotion, lors des épreuves finales du brevet d’aptitude aux
métiers du secrétariat. Une fierté pour son père, qui lui avait
offert un véritable baromètre en semoule de Tunis. Baromètre
que le sergent conservait précieusement sur son bureau.
- Miss Packerton ! s’exclama Gum, en s’essuyant les mains.
- Commissaire, la pauvre femme a perdu son fils. Il a disparu,
lui aussi. J’ai déjà réuni quelques informations.
Gum se souvint alors qu’ils avaient écroué Elliot deux jours plus
tôt. Deux jours qu’il croupissait au sous-sol sans eau, sans
nourriture, sans internet. Les bruits étranges qu’ils entendaient,
parfois, n’étaient pas le fait de la plomberie vieillissante ! Le
jeune homme tentait vainement de les alerter du fond de sa
cellule ! Le commissaire devait absolument cacher cette honteuse
méprise qui pouvait le conduire devant les tribunaux d’Amnesty
International.
- Mais voyons, sergent, Elliot Packerton n’a pas disparu !
Nous le maintenons, en garde à vue.
- Ah mais oui ! Elliot Packerton, je savais bien que ce nom
me disait quelque chose. C’est comme le fromage, ça ne
s’oublie pas.
- Je vous rassure, Miss Packerton, il va très bien ! Je dirai
même qu’il a meilleure mine qu’à son arrivée. N’est-ce pas
sergent ?
- Disons que…

251
- Disons qu’il se porte comme un charme ! On peut
difficilement dire autre chose. Il m’a même demandé de
prolonger sa garde à vue !
- Ah oui ? s’étonna le sergent.
- Parfaitement !
Miss Packerton ne les écoutait plus. Elle se leva et réajusta le
châle miteux qu’elle portait sur ses épaules.
- Messieurs, si mon fils n’a pas disparu, je n’ai plus rien à
faire ici. Je vous laisse. Pedro, on y va !
- Rassurez-vous Miss Packerton, on devrait le libérer dans la
journée.
- Mais je ne suis pas inquiète. Toute vie est une prison alors
qu’elle soit au sous-sol ou ailleurs, peu importe.
Les deux policiers, figés et muets, regardèrent leurs deux
visiteurs s’éloigner. A peine, avait-il passé le pas de la porte que
le commissaire interpella son adjoint.
- Mouloud, apportez ce muffin et un grand verre d’eau à
Packerton, de toute urgence !

252
Gum traversa, seul, le hall du Ste Mary Hospital. Le sergent Ben
Hakrim était resté sur le parking pour surveiller le « deux roues »
de son chef. C’est sur ce même parking que, deux ans plus tôt,
on avait volé le premier vélo électrique du commissaire. Une
disparition qui l’avait terriblement affecté.
Il s’accouda, au comptoir de l’accueil, en attendant qu’une
charmante hôtesse, en blouse blanche, s’intéresse à lui. Vingt-
cinq minutes plus tard, il finit part interpeller l’une d’entre elles.
- Pardon mademoiselle, commissaire Gum, pourriez-vous
m’indiquer la chambre de Sixtine Sussex ?
- Vous ne voyez pas que je suis en pause ?
- Non.
- C’est donc une pause qui ne se voit pas. Voyez avec ma
collègue.
Elle lui indiqua, au bout du comptoir, une jeune femme dont la
peau d’un noir ébène éclatait dans la blancheur ambiante. Devant
elle, une longue file d’attente s’était déjà constituée. Gum dut
patienter encore 20 minutes avant de pouvoir, enfin, formuler sa
demande.

253
- Sixtine Sussex, vous dites ? Un instant…fit la sculpturale
hôtesse dont le Samsung se mit à vibrer. Allô ! Salut Helmut !
Mais non, tu ne me déranges pas. Une béchamel ? Mais c’est tout
simple…Ah non pas d’huile ! Tu fais fondre un beau morceau de
beurre…Du beurre standard, du beurre quoi…Tout dépend de
la quantité de béchamel dont tu as besoin, c’est pour quoi faire ?
Pour des lasagnes ! Je ne sais pas moi, 50 g. De toute façon, la
lasagne, ce n’est pas un plat de régime et en plus, tu m’as dit que
Sally, elle aimait les gros bides ! Enfin, quand le beurre est fondu,
tu mets une cuillère à soupe de farine, tamisée si possible…Avec
un tamis…Tu ne tamises pas, c’est pas grave…
Une ombre se glissa, derrière le commissaire.
- Vous cherchez la chambre de Sixtine ?
L’esprit englué de béchamel, Gum pivota lentement la tête et
découvrit le décolleté de Mae Tawer. La jeune journaliste le
dévorait des yeux, un sourire accroché à ses lèvres écarlates.
- 3ème étage, chambre 23.
Comme prévu, la relation pénétrante qu’elle entretenait avec
Lens Bilmore, depuis la veille, lui permettait d’avoir un accès
privilégié aux petits secrets du clan Sussex.
- Cette petite info vaut bien un scoop, commissaire ?
- Un scoop ?
- Un de mes indics m’a dit qu’il avait repéré du mouvement
sur la décharge de Devon Rock…Il vous aurait même aperçu. Je
suppose que vous n’étiez pas là, par hasard ?

254
- Détrompez-vous, mademoiselle, rien de tel qu’une petite
balade sur une décharge pour redonner un sens perdu à la vie
des ignames.
- J’ai appris aussi que vous vous étiez rendu chez « Rak and
style »…Vous soupçonnez le patron ?
- Absolument pas. Désolé, mademoiselle, mais je n’ai pas
pour habitude de dévoiler les contours d’une enquête, encore
moins d’une enquête qu’est en cours. Je ferai quelques annonces,
en fin de soirée. J’improviserai une courte conférence de presse,
vers 18 heures. Il faudra patienter jusque-là.
Mae enveloppa, d’une main discrète, les testicules du
commissaire. Mais la tentative de corruption resta vaine. Comme
le roc, l’intégrité de Gum ne s’érodait pas aisément. Il était le
ciment qui fait les nations, la clé de voûte des démocraties, le
socle impénétrable de l’humanité ! Il écarta la main de la
journaliste et se dirigea vers les ascenseurs sans entendre le « sale
con » que cracha derrière lui la jeune femme. John ne savait que
faire de cette boussole estampillée WS.
Gum regrettait déjà de s’être glissé dans l’ascenseur. Il n’avait
jamais supporté ces minuscules cabines sans issue et l’ascension,
pourtant courte, fut une épreuve. Son rythme cardiaque
s’accéléra subitement, sa respiration se fit difficile et ses chevilles
se mirent à gonfler. Il tenta de maîtriser son angoisse, en
inspirant puis en expirant longuement comme le lui avait
enseigné Maître Tai-Chichuo, sophrologue bouddhiste, plus
connu pour ses positions radicales concernant la péridurale chez
les lémuridés.

255
Le troisième étage était déjà en approche et, pourtant, Gum ne
pouvait s’empêcher de redouter une panne. Il ressentit un
profond soulagement lorsqu’il fut enfin libéré de la cage
métallique. Il bondit, dans le couloir, et inspira profondément.
Sur son brancard, un vieil homme, sous perfusion, l’observait du
coin de son seul œil. Gum lui adressa un sourire compatissant.
Le vieil homme souleva le majeur de sa main droite pour lui
signifier d’aller se faire enculer. Gum n’en fit rien et se pressa de
rejoindre la chambre de Sixtine.
Lorsqu’il poussa la porte, il lui sembla assister à la veillée d’un
corps. Sixtine reposait sur son lit, branchée de toute part, le
visage couvert de bandages. Ses proches, figés, l’entouraient de
silence.
- Bonjour à tous…Tout va bien ?
Sa question resta sans réponse. Alosyus s’approcha de lui et, tout
en lui serrant la main, déclara :
- Commissaire, les Sussex vous seront à jamais reconnaissant.
Grâce à vous, notre fille est vivante. C’est un père, à jamais
dévoué, qui vous parle.
- Je n’ai fait que mon travail Sir Sussex, rien de plus. Vous
savez, ce n’est pas la roue qui fait le vélo.
- C’est vrai, admit le docte Lord.
- Comment va-t-elle ?
- Le médecin nous a dit que ses jours n’étaient plus en
danger. Elle a été plongée dans le coma pour juguler un

256
traumatisme cérébral. Il faut s’attendre à des séquelles peut être
irréversibles.
Miss Sussex parlait bas, les mains solidement serrées sur ses
mollets. Ses paroles plongèrent la famille, dans un profond
désarroi. Sir Sussex se détourna et préféra s’en remettre à
l’horizon verdoyante qui s’étalait par-delà la longue baie vitrée.
Gum tenta de raviver la lumière de l’espoir, dans le cœur de cette
famille accablée.
- Je suis convaincu qu’elle va vite s’en remettre ! Et puis,
vous savez, j’ai une cousine très handicapée, ça ne l’empêche pas
de faire de très jolis colliers de perles. Elle m’en a envoyé un,
pour mon anniversaire, très original avec de petits crabes en
nacre. Et une fois par semaine, elle participe à un atelier fleurs en
crépon…
- Commissaire ! s’exclama Sir Sussex, chancelant sur sa canne.
Est-ce que vous pouvez me promettre quelque chose ?
- Dans la mesure qu’est possible, bien sûr.
- Merci.
Le patriarche retourna à la contemplation des aulnes, des boulots
et autres massifs qui colonisaient le vaste parc de l’hôpital.
Conrad glissa son téléphone, dans sa poche intérieure, et
interpella Gum :
- Et le salaud qui a fait ça ? Vous l’avez identifié ?
- Nous avons une piste, mais rien de sûr. D’ailleurs, je suis
désolé mais je vais être obligé de vous demander de sortir.
J’aimerais interroger Sixtine, c’est un témoin crucial.
257
- Interroger Sixtine ? s’étonna Miss Sussex, en rebouchant
son dentifrice.
- Bien sûr ! Elle a peut-être vu son ravisseur, on ne peut se
passer de son témoignage.
- Mais elle est dans le coma, Commissaire ! Peut-être qu’elle
ne parlera plus jamais…
- Mince, ça tombe mal ! conclut Gum, désappointé.
Il s’approcha alors du lit. Entre les pansements, les contusions
multiples, Sixtine était méconnaissable. Il se remémora le visage
angevin qu’il avait, autrefois, tant léché de désirs. Tout ce temps
passé à se masturber sous la douche, en songeant à cette bouche,
aujourd’hui tuméfiée. S’il y avait bien un Dieu, comment
pouvait-il autoriser de telles infamies ? S’il avait peint l’homme à
son image, quel était son visage ? Celui d’un Cerbère, d’une
Gorgone, d’un Jakalope ? Gum se promit d’aller interroger le
révérend Mills. La vision de cette pauvre femme ébranlait ses
plus solides convictions, le terreau même de ses illusions
envasées. Et si l’on avait assassiné Dieu ?
- Je vous promets que nous retrouverons le monstre qui a
fait ça ! Avec ou sans témoignage. Si elle se réveille, surtout,
prévenez-moi ou dites-lui de passer au commissariat.
« Hollow » de Shahmen couvrit, alors, le ronronnement du
respirateur. Tous les regards convergèrent vers Lens Bilmore,
responsable de cet intermède musical. Il fit taire son inconvenant
Smartphone et sortit pour répondre. Mae Tawer avait
certainement besoin d’informations pour boucler son article.

258
- Moi aussi, je vous laisse. J’ai le ventre qui commence à
gargouiller, il attend son goûter. Soyez confiants, votre fille
est entre de bonnes mains, c’est, de loin, le meilleur hôpital
de Ste Mary.
- Rien d’étonnant, c’est le seul, marmonna Miss Sussex, entre
ses fines lèvres.
- Allez, à bientôt…et ziga ziga zi !
- Boum, boum, boum ! reprit, en écho, le trio Sussex.

259
Il laissa tomber la pioche. Après les cris, le craquement des os et
le déchirement plaintif des tissus, le silence. Le sang se répandait
lentement sur le tapis. Un nuage sombre sous un corps inerte. Sa
mère n’était plus. Du moins, il n’en restait qu’un amas de chair
désarticulé parcouru de plaies béantes. Inutile de gâcher de
l’électricité, pensa-t-il. Il éteint de la main gauche le téléviseur et
la box, de la main droite.
Il n’avait pas eu le choix. Il ne pouvait laisser, derrière lui, un
témoin si peu fiable. Elle, seule, connaissait l’existence du chalet
érigé par ses ancêtres sur la pointe de Westdrake. La police
l’aurait interrogée, elle aurait parlé. Elle n’avait jamais su se taire.
Rien, ni personne, ne devait compromettre ses adieux à la scène
britannique. Et puis, elle n’était plus sa mère. Belinda n’avait ni
père, ni mère. Elle était le fruit de la grâce et du geste, une
orpheline enfantée par la danse.
Une heure plus tôt, Lindsay Rak fut surprise de voir arriver son
fils, en ce début d’après-midi. A cette heure, il aurait dû tenir
boutique. Il prétexta un impérieux besoin d’aneth pour préparer
un torator, entremet bulgare à base de concombres. Elle le laissa
se servir dans le jardin aromatique et retourna sur son fauteuil,
face à son écran. Les clés du chalet étaient, comme prévu, au
fond de la soupière. Percy les glissa, dans la poche de sa veste.
260
- Bon maman, j’y vais !
- Déjà ? lança-t-elle de son fauteuil.
- Oui, il faut que je retourne au magasin.
- N’oublie pas de m’appeler, ce soir.
- Vers 19h30, sans faute.
Il sortit et saisit la pioche qui reposait, depuis des années,
contre le tronc du prounier. Il rentra à nouveau, cette fois, sans
un bruit. Au salon, il trouva sa mère toujours suspendue aux
lèvres de Jerry Dermott, l’animateur de « Motus Tonus ». Il fallut
trois coups de pioche pour qu’elle se taise à jamais. Il pointa,
d’abord, la base de la boite crânienne. Elle se mit à beugler et à
s’agiter. Il assena un second coup, plus tranchant, sous
l’omoplate. Elle s’écroula. Le coup de grâce lui transperça le lobe
frontal. D’ailleurs, la lame de la pioche ressortit couverte de
matière blanche gainée de myéline.
Avant de se glisser au volant de sa Kya, dont les suspensions
pliaient sous le poids du coffre encombré, il jeta un dernier
regard sur la ferme de son enfance. L’enfance de Percy Rak, cet
étranger. Il accéléra, trop pressé d’aménager le théâtre de sa
consécration.

261
- Très bon ce scone, juste ce qu’il faut de cannelle. Et votre
carrot cake chef ?
- Très bon…Peut-être un peu trop de vanille.
- Oh la la, que trop de vanille quoi qu’est !
Au sortir de l’hôpital, Gum et son fidèle acolyte s’était élancés
sur Friddle line. Le destin les avait conduits, sur la route d’un
salon de thé qui venait d’ouvrir ses portes, au croisement de
Bourbon street et de Davy’s road : « The succulent ». C’était un
charmant établissement décoré dans la pure tradition
victorienne.
La patronne, une femme distinguée à l’hygiène vaginale
irréprochable, les avait installés, sous la véranda, afin, selon ses
dires : « de profiter, au mieux, des derniers rayons de soleil ».
Pour accompagner leurs pâtisseries, le sergent Ben Hakrim avait
commandé un thé vert Sancha et Gum, un thé Oolong du
Vietnam.
- Si seulement vous aviez vu cette pauvre Sixtine, sur son lit.
- Je ne l’ai pas vue, commissaire.

262
- Oui, justement, c’est pour ça que je dis : si vous aviez vu,
mon cher Mouloud.
- J’ai bien compris mais comme je ne l’ai pas vue, c’est
difficile de se faire un avis.
- Je ne vous demande pas de vous faire un avis, sergent et
puis de toute façon, je suis sûr que vous ne l’auriez pas
supporté, un vrai massacre.
- Parce que vous, vous l’avez vue ?
- Evidemment sinon je ne vous en parlerais pas…Brûlant ce
thé, je vais patienter un peu…
Gum reposa sa tasse, moulée dans une fine porcelaine de Wasle
aux motifs floraux.
- J’ai pensé à quelque chose, chef.
- Vous n’êtes pas obligé, lâcha Gum qui craignait le pire.
- Je me suis demandé pourquoi il avait découpé la Reynolds
et laissé la Sussekch en un morceau. En général, dans les
films, les tueurs en série ont un seul mode opératoire, pas
douze.
- Oui mais nous ne sommes pas dans un film, Mouloud,
nous sommes dans un roman. Et dans les romans, on ne
découpe pas à tous les coups. Et puis soyons très clairs,
sergent, Debbie n’est qu’une fille de commerçante, une
moins que rien, une nécrose sociale. Elle se découpe
beaucoup plus facilement que l’héritière d’une des plus
grosses fortunes d’Angleterre et de Navarre. Relisez Marx
263
et Hegel, mon cher Mouloud ! On découpe les pauvres
depuis des siècles !
- Et vous pensez que le petit tailleur, il serait capable de faire
ça ?
- Pas si petit que ça. Il doit bien mesurer 1 m 73.
- Sans ses talonnettes, pas plus d’1 m 70.
- Vous abusez, sergent, ses talonnettes n’ont pas 3 cm
d’épaisseur, 2 au maximum.
Alors que les deux hommes discouraient et que leurs thés
refroidissaient, Miss Target, la maîtresse des lieux, les
apostropha :
- Alors ? Tout va bien, messieurs ?
- Parfait.
- Je dirais même mieux, très bon…ajouta le sergent.
- Ecoutez, vous êtes mes premiers clients homosexuels alors
je vous offre le thé.
- Ah mais…
Gum ne put finir sa phrase et rétablir un semblant de vérité.
- Ne soyez pas gênés messieurs, c’est un honneur, pour moi,
de recevoir un couple de tarlouzes. Vous savez, mon fils
vient d’épouser un architecte français alors pas de « Ah
mais… » entre nous…Excusez-moi…

264
Un jeune couple venait de pousser la porte de l’établissement et
Miss Target s’empressa de les accueillir avec égards.
- Très gentille cette dame, elle nous offre le thé.
- Enfin c’est gênant, elle pense que nous sommes…Reculez
un peu Mouloud, peut-être que nous sommes un peu trop
proches et puis terminez, on ne va pas tarder.
Gum vida sa tasse. Miss Target installa les deux jeunes gens, à
une table voisine. Au vu de leur accent très prononcé, il s’agissait
certainement de deux touristes.
- On passe par le commissariat chef ?
- Non, on file chez le tailleur. J’ai un rendez-vous, ce soir, je
ne voudrais pas finir trop tard.
En prévision de son apéritif chez Miss Doloway, il avait repassé,
au petit matin, son costume de tweed bordeaux ainsi qu’une
chemise vert amande. Il avait pesté, en constatant qu’il y avait
une petite auréole de graisse près du col. Il ne quitterait pas sa
veste pour éviter qu’elle n’apparaisse aux yeux de son hôtesse.
- Un rendez-vous ? demanda le sergent, la curiosité en éveil.
- Oui…avec une dame.
- Avec une dame ? Je peux vous dire que si j’avais rendez-
vous avec une dame, Bintou, elle me jetterait par la fenêtre !
- Mais Maggie n’en saura rien. Je vais lui dire que…que j’ai de
la laine à acheter, pour une écharpe et puis, n’allez pas
imaginer que…C’est un rendez-vous en toute amitié.

265
En 15 ans de mariage, jamais le commissaire Gum n’avait
commis la moindre infidélité. Jamais, son amour pour Maggie ne
s’était infléchi. Il était l’oméga, elle était l’Angola. Pourtant, Miss
Doloway s’était glissée entre eux. Comme Bette Davies qu’il
avait idolâtrée, le regard désarmant de sa charmante voisine avait
planté, à jamais, dans son cœur si pur, un soupçon d’aventure. Il
était le Sean Connery des steppes, le Harisson Ford des
mangroves. Comme un amour de jeunesse, trop longtemps
ignoré. Un ascenseur pour monter ou descendre.
Comme elle l’avait annoncé, Miss Target fit cadeau des deux
thés. Gum assuma seul les 56 shillings qu’il restait à payer. Elle
rendit sa carte au commissaire et les deux hommes s’éloignèrent.
Elle s’exclama avant qu’ils ne sortent :
- Et n’oubliez pas la vaseline ! Comme on dit : anus irrité,
doigt souillé.
Gum sourit à peine. Les deux touristes, un peu plus.
Le commissaire se promit de ne plus mettre ni les pieds, ni une
oreille, au « Succulent ».

266
Une nouvelle fois, les deux policiers se trouvaient face à la porte
close de « Rak and style ». Une nouvelle fois, les horaires affichés
sur la porte n’étaient pas respectés. Mais à cet instant, le soleil
baignait Eden road. La météo avait annoncé un léger redoux, en
fin de journée. Gum tentait d’apercevoir un mouvement, à
l’intérieur de la boutique. La pénombre restait désespérément
inerte.
- Commissaire, regardez !
La vieille femme, qui les avait vertement agressés le matin même,
était en approche, toujours tenue en laisse par son Yorkshire.
- Qu’est-ce qu’on fait chef ?
- Rien…Faites comme si de rien n’était et surtout ne la
provoquez pas ! Non, Mouloud ne la regardez pas ! Et
vigilance…
La menace fit une halte pour laisser son compagnon déposer un
étron au pied d’un lampadaire. Masquée de verres teintés, elle
reconnut les deux hommes qui piétinaient devant la vitrine du
tailleur. Elle regrettait le temps béni où Miss Rack tenait
boutique. Avec une aiguille, elle faisait des prouesses et le plus
indigent tissu retrouvait splendeur, entre ses doigts. Dans son
arrière-boutique, en toute discrétion, elle maniait aussi les tarots
et prédisait, souvent, avec justesse l’avenir de ses clientes. Depuis
267
que, contrainte par une arythmie cardiaque, Miss Rack avait pris
sa retraite, et avait cédé l’enseigne à son fils, Miss Grantness
confiait ses travaux de couture à Miss Herton, sa voisine. Jamais,
elle n’aurait laissé un homme glisser, entre ses doigts, les voiles
de son intimité. Même si l’homme en question ne manifestait
qu’une virilité plus que relative. Jamais, on ne l’avait vu au bras
d’une jeune femme et il avait quand il déambulait, dans le
quartier, les manières d’une duchesse d’York.
De son côté, Adolf, le cabot, venait de libérer son ultime crotte
et se tenait prêt à poursuivre sa promenade. Miss Grantness
n’était plus qu’à quelques mètres des deux hommes. Indisposée
par une goutte au nez, elle plongea une main, dans la poche de
son trench en quête de mouchoir. Le sergent Ben Hakrim qui
l’observait du coin de l’œil s’écria :
- Attention chef, elle est armée !
Il poussa Gum et se jeta, sur la vieille femme, pour l’immobiliser.
Il lui fit une clé de bras et la plaqua contre la vitrine. La mâchoire
de l’octongénaire cogna, bruyamment, la vitre. Elle lâcha la laisse
d’Adolf qui se réfugia, sous les essieux d’un véhicule, garée à
proximité.
- Chef, passez-moi les menottes !
Gum, surpris par la soudaineté de l’assaut, bégaya :
- Mais Mouloud ! Lâchez cette pauvre femme !
- Chef, elle allait sortir une arme !
Sur le trottoir d’en face, quelques badauds s’étaient regroupés.
Certains filmaient la scène. Gum palpa la vieille femme.
268
- Cette femme n’est pas armée Mouloud…Je vous ordonne
de la lâcher !
Rarement, Gum se montrait si autoritaire à l’adresse de son
adjoint. Le sergent obéît et Miss Grantness, le souffle coupé,
s’écrasa sur le trottoir.
- Voyons Mouloud, mais qu’est-ce qui vous a pris ?
- Elle était dans votre dos et je l’ai vu mettre la main dans la
poche alors j’ai cru…
- Je vous l’ai répété 100 fois. Un bon policier ne croit pas, il
enquête et prouve !
- Ah oui, c’est vrai, enquêter et prouver ! Ce n’est pas faute
de l’avoir répété et répété !
De l’autre côté du trottoir, la foule des badauds s’était déjà
dispersée.
- Rassurez-vous, il faut du temps pour devenir un grand
policier…Le boulanger ne fait pas son meilleur pain, à sa
première fournée.
- C’est un peu comme le thon.
Gum s’autorisa un temps de réflexion avant de répondre.
- Oui…On peut dire ça…ou autre chose. C’est vrai que le
thon, sans une bonne mayonnaise, c’est assez insipide.
- Moi, le thon, je le préfère avec du citron.
- C’est vrai, c’est pas mauvais. Tout dépend le citron.

269
- Il y a citron et citron, il faut l’admettre.
Gum enjamba Miss Grantness et jeta, à nouveau, un regard à
travers la vitrine.
- Etrange, cette porte qui reste close…Cet homme nous
cache quelque chose !
- On pourrait la forcer.
- Sans mandat du juge, impossible.
- Et avec un mandat ?
- On pourrait mais, nous n’en avons pas.
- Ah oui, d’accord.
- Nous repasserons demain, à la première heure et cette fois-
ci, avec un mandat, tamponné et certifié !
Dans la précipitation, Gum trébucha contre le tibia de Miss
Grantness. Le sergent le rattrapa, de justesse. Ils prirent la
direction du lavoir près duquel le commissaire avait enchainé son
vélo. Dans leur dos, la voix hésitante de Miss Grantness se fit
entendre. Gum se retourna. La vieille femme, dont le chien
léchait le sang qui lui dégoulinait des lèvres, tenta difficilement
de se soulever.
- Vous avez dit quelque chose madame ? lui lança Gum en
s’approchant.
- Oui…J’ai cru comprendre que…vous cherchiez le fils
Rack…Il est souvent fourré chez sa mère.
- Très intéressant…Pourriez-vous me donner son adresse ?
270
- Elle a une fermette sur Covent place.
- Covent place…C’est noté.
Covent Place se trouvait à l’Est de l’île entre lande et forêt. A
l’époque médiévale, le fameux couvent de Derlish Hire
surplombait la vallée. Défait lors des invasions burgondes, il ne
restait que quelques pierres taillées de l’édifice, pierres qui
disparaissaient sous le lichen et les édilis asperga. Gum avait
passé son enfance, à proximité. Ses parents avaient hérité d’un
cottage sur les pentes du Mont Caldem. Il abritait les vacances
d’été de la famille à trois kilomètres seulement du domicile. Des
vacances dépaysantes, malgré tout, puisque Covent place offrait
aux touristes des paysages contrastés où serpentaient de
multiples chemins de randonnée, pour les randonneurs, en
particulier.
- Merci pour ces informations madame et excusez, encore
mon jeune collègue, il manque un peu de sang-froid parfois.
Ne restez pas là, vous allez finir par attraper un méchant
rhume. Bonne fin de journée !
Gum rejoint son collègue. Derrière lui, Miss Grantness,
soutenue par son Yorkshire, essayait de se relever, grimaçant de
douleurs.
- Ah chef, je vous cherchais partout !
- J’étais derrière vous, Mouloud.
- Je n’ai pas pensé à me retourner.
- On ne peut pas penser à tout ! La vieille conne m’a fourni
une information capitale.
271
- Oh la la ! s’exclama le sergent.
- Le tailleur est souvent chez sa mère sur Covent place.
Comme dit le proverbe, quand la montagne ne vient pas à
vous, allez à la montagne, Moonboots ou pas.
- La montagne, pourquoi pas ? Mais j’ai promis à Bintou de
l’emmener à Bricocenter pour acheter de l’enduit.
- Rassurez-vous Mouloud, cette petite escapade attendra
demain ! Je vous ai dit que j’avais un emploi du temps
chargé, ce soir.
D’ailleurs, il s’empressa de déverrouiller son cadenas. Le soleil se
couchait déjà et il ne pouvait se présenter, en retard, chez une
Dame. Dans son empressement, il ne laissa pas le temps à son
adjoint de se caler sur le porte-bagage. Lors du démarrage, le
pauvre sergent parvint, de justesse, à se maintenir sur le vélo
mais il fut éjecté, sur le bas-côté, dès le premier virage. Virage
que Gum avait entrepris à grande vitesse. Le commissaire était
déjà bien trop loin et, bien trop préoccupé, pour entendre les
appels du sergent, couvert d’une boue verdâtre. Ben Hakrim dût
se résigner à poursuivre la route, à pieds, en espérant ne pas
arriver après la fermeture de Bricocenter.

272
C’est en s’arrêtant au feu rouge, au croisement de Dawson line et
Harvest street, que Gum constata l’absence du sergent à l’arrière
du vélo. Il conclut que ce dernier avait certainement dessellé, aux
environs de Downtown park, pour rejoindre son appartement
par la Queen avenue. Gum condamna son manque de savoir
vivre. « Il aurait pu me saluer tout de même ! » pensa-t-il en se
promettant de lui en faire le reproche au plus tôt.
Il était, maintenant, sous la douche, le corps recouvert d’une
épaisse mousse parfumée à l’essence de vanille. Il n’utilisait ce
savon liquide qu’en de rares occasions. Il lui avait été offert par
une cousine, aujourd’hui décédée, de retour d’une croisière dans
les atolls du pacifique. Un produit cuisiné dans la plus pure
tradition des savonneries kiribatiennes, à partir d’une orchidée
sauvage, la trevorea edulis. La cabine de douche transpirait de ce
parfum gourmand, prisonnier des bourrelets de Gum.
Le corps séché, il se planta devant le miroir. Peigne en main, il
expérimenta diverses coiffures et opta pour un léger mouvement
ondulatoire de la seule mèche qui couvrait son crâne. Il
remarqua alors le tube de fond de teint Terre d’ombre que Maggie
avait laissé sur la tablette du lavabo. Tom Cruise n’avait-il pas
toujours ce teint hâlé, promesse de torrides attractions ? Il
déposa une épaisse noix, sur le bout de son index et l’étala
273
méticuleusement sur son visage. L’effet fut spectaculaire. Lui, qui
ne faisait que rougir au soleil comme tous ses compatriotes,
avait, soudainement, pris les traits d’un muchacho, d’un hidalgo
des plaines de San José. Le bleu de ses yeux globuleux exaltait le
reflet du miroir.
Il ne lui restait qu’à s’habiller.
Il était 19h53 lorsqu’il descendit l’escalier. Au salon, Maggie
devisait avec un nouveau membre de son club de dominos, un
certain Finnley. Ils s’étaient faits livrer des Chicken wings.
L’atmosphère baignait dans la friture. Gum s’empressa d’enfiler
son trois quarts pour ne pas être découvert.
- Chérie, j’ai une réunion au poste…Je rentrerai tard…lança-
t-il du vestibule.
- Bonne nouvelle ! Je rentrerai tard voire pas du tout…Après
le cours de dominos, Finnley veut me montrer son nouveau
four à micro-ondes.
- C’est gentil de sa part…Bonne soirée à vous deux !
Gum referma la porte, derrière lui, heureux de savoir sa femme
entourée de si bienveillants amis. Il ne mit que deux minutes et
37 secondes pour traverser son jardin et celui de sa voisine.
Avant de sonner, il inspecta rapidement sa tenue et se débarrassa
d’une petite motte de terre accrochée à ses semelles. Il inspira
profondément et sonna.
Elle apparut presqu’aussitôt.
- Entrez ! Entrez ! Je vous laisse vous installer au salon, mes
accras sont en train de brûler !
274
Dans sa longue tunique rouge orangé, elle s’élança vers la cuisine
d’où s’échappait une fumée épaisse. Gum referma la porte et
s’autorisa à suspendre son trois-quarts au porte-manteau. Il se
glissa, ensuite, au salon. Sur une moquette moutarde mouchetée
de vert cajun, un long canapé en simili-cuir turquoise s’étalait
devant une bibliothèque. Dans un coin de la pièce, sous le halo
blanchâtre d’un lampadaire, brillait une table basse sertie de
galets orange entre deux fauteuils Banhaus. Ici ou là, des photos,
bibelots racontaient des instants d’autrefois. Gum, qui n’osa
s’asseoir, s’approcha d’une reproduction du preneur des rats
d’Allan Österlindt, suspendue au-dessus d’une commode en bois
laqué.
- Mais je vous en prie, asseyez-vous Monsieur Gum.
- Je me suis toujours demandé ce que pouvait raconter le
joueur de cornemuse à cette jeune fille, fit Gum, les yeux
toujours rivés au tableau.
- Je n’ai jamais aimé cette toile. Mortimer était fasciné par les
rats et s’intéressait à tout ce qui s’en approchait de près ou
de loin, un vrai kabbaliste…Avec toute cette fumée, on y
voit pas à 10 centimètres, ça ne vous gêne pas trop ?
- Mon grand oncle était gardien d’écluse alors ce n’est pas un
peu de fumée qui va me faire peur.
- N’empêche que je vais aérer un petit peu…
- Non, laissez, je m’en occupe.

275
Il tira les rideaux. Sans doute un peu trop fort puisque la tringle
se déboita et les deux épais rideaux en velours s’écrasèrent sur le
sol. Confus, Gum se précipita pour les ramasser.
- Laissez…De toute façon, je voulais les changer…J’avais
prévu d’appeler le petit couturier d’Eden road.
- Eden road ?
- Oui, je crois que c’est ça…
- Vous voulez parler de « Rak and Style » ?
- C’est ça, « Rak and Style »…Un jeune homme vraiment
sympathique…C’est lui qui avait installé les rideaux que
vous venez de défoncer…Oh, je vous en prie, ouvrez cette
fenêtre, on va s’asphyxier…lâcha-t-elle en toussant et
raclant sa gorge pour y déloger un glaire.
Gum ouvrit en grands les deux battants.
- Mais, commissaire, vous êtes venus les mains vides ?
Le commissaire se pétrifia. Il était, en effet, venu les mains
vides ! Il avait pourtant prévu de s’arrêter Chez Denise, la fleuriste
de Galvin Square mais dans la précipitation, il avait oublié. Il
devait absolument trouvé une parade.
- Oh je suis désolé, j’avais prévu un magnifique bouquet mais
je l’ai laissé sur mon bureau au commissariat...Comme je
m’en veux !
- Vous pouvez…Je ne supporte pas le manque de savoir-
vivre…Il faut vraiment être un gros con pour se présenter
les mains vides chez un hôte.
276
Gum grinça du larynx. Il n’avait plus qu’à se confondre en plates
excuses, lui, le gros con.
- Vraiment, je suis confus…A la rigueur, je peux faire un
rapide aller-retour au commissariat…Je devrais être revenu
dans 45 minutes au maximum…
- Non, vous me l’apporterez plus tard…Les petits fours vont
refroidir.
Miss Doloway disposait, en effet, sur la table basse, une assiette
de bouchées gourmandes et passablement carbonisées.
- Ça a l’air fameux…
- Vous trouvez…
Miss Doloway s’installa lentement sur le canapé. D’un geste
autoritaire, elle invita Gum à s’asseoir à ses côtés.
- J’ai prévu Brandy ou Porto. Si vous voulez quelque chose
d’un peu plus fort, je dois avoir un reste de Sherry quelque
part.
- Un verre de Brandy, ce sera parfait.
Elle se pencha pour remplir les verres. Gum se pencha, à son
tour, et choisit un beignet de fleur de courgette à l’aspect
charbonneux. Il s’effrita entre ses doigts.
- Désolé, j’ai oublié de les sortir du four…
- Ecoutez, on le remarque à peine…Et puis pour un arrière-
petit-fils de mineur, manger du charbon, c’est dans l’ordre
des choses…

277
Gum croqua le reste de son beignet exhalant le parfum des
poêles d’antan. Les dents noircies, il but une gorgée de son
Brandy.
- Alors votre machine fonctionne bien ?
- Je ne l’ai pas encore essayée…Dommage que votre femme
n’ait pu venir, j’aurais tellement aimé faire sa connaissance.
- Maggie, il faut le reconnaître, est une femme formidable. Je
ne sais pas ce que je serais devenu sans elle : une motte de
terre, un monceau de tourbe, une pelle à tarte.
- Croyez-moi, profitez de chaque jour passé à ses côtés. Il
faut malheureusement qu’un être cher disparaisse pour que
l’on mesure à quel point on l’aimait. Pas un jour ne passe,
sans que je ne pense à Mortimer, il aurait eu 88 ans, hier.
- C’est un peu son anniversaire que nous fêtons.
- Surtout pas ! Il avait horreur de ça. Il n’arrivait pas à
comprendre que l’on puisse fêter l’inexorable marche vers
la mort. Mais attendez, vous ne seriez pas en train de faire
une réaction allergique ?
- Non, je ne pense pas, lâcha Gum, désappointé par la
question.
- Regardez-vous dans le miroir, vous êtes couvert de plaques,
c’est écœurant, à la limite dégueulasse.
Gum bondit de son fauteuil et se planta face au miroir. Une
grimace parcourut son visage. Terre d’ombre avait foncé par
endroit et sa peau était parsemée de traces brunâtres. On était

278
loin de l’effet escompté. Gum contracta ses canines inférieures et
bredouilla une explication.
- Je ne vous ai pas dit, je suis allergique aux poils de chat, ça
va passer.
- Il n’y a pas de chat, ici.
- Ah oui ?
- J’ai horreur des chats. Mortimer en voulait un, je n’ai jamais
cédé.
- Moi, c’est un chien que je voulais. Mais Maggie, non plus,
n’a jamais cédé.
- Ce n’est pas contagieux, au moins ?
- Quoi donc ?
- Votre mycose.
- Oh non rassurez-vous, ça va disparaître, j’ai l’habitude. Très
beau ce ficus, c’est une plante ? demanda Gum pour
entrainer la discussion vers de plus savoureux auspices.
- Oui, c’est une plante, en effet.
- Vous avez de la main verte, elle est splendide.
- J’ai peu de mérite, c’est une plante artificielle.
- Vous êtes trop modeste Miss Doloway. Entretenir une
plante est un acte presque religieux, c’est un don à la vie.
- Ce n’est que du plastique, rien de très vivant. En parlant de
ça, inspecteur…
279
- Commissaire, Miss Doloway, commissaire. Je dirige tous les
services de la police locale, fit-il en affichant la fierté des
hommes du Grand Ouest.
- C’est donc vous qui avez retrouvé cette pauvre femme, ruée
de coups ?
Une image fugace du corps de Sixtine Sussex étalé sur les récifs
de Penninis Head se glissa entre eux.
- Oui, elle me doit d’être encore de ce monde, au moment où
nous parlons.
- Et vous avez mis le crimeur derrière les barreaux ?
- Pas encore, mais ça ne serait tarder. Nous avons une piste.
L’enlèvement a eu lieu sur la zone de chasse d’un blaireau
et nous avons identifié un véhicule suspect ainsi que son
chauffeur.
- Et la petite grosse du pressing, toujours pas de nouvelle ?
Que lui dire ? La vérité ? Non, Gum ne put s’y résoudre. Il
devait taire la macabre découverte, épargner son hôtesse.
- Aucune, mais nous la retrouverons, j’en suis sûr. En
espérant, qu’elle ne sera pas amputée du buste ou du
moignon.
- Je crois que je préférais mourir que de vivre sans buste ou
sans moignon.
- Il ne faut pas dire ça, Miss Doloway ! Avec ou sans, la vie
reste la plus belle des choses qui puisse nous arriver. Elle
mérite toujours qu’on la chérisse.
280
Jamais, John ne s’était retrouvé, seul, avec une boussole.
- Oh non ! s’exclama alors la vieille femme.
Gum sursauta et laissa échapper son verre qui se vida sur le
tapis.
- Il est déjà 20h32 ! Je vais devoir vous mettre dehors sinon
je vais rater le nouvel épisode de « Péniche en danger ».
J’adore cette série !
Elle s’était déjà levée et s’agitait, sous le regard perplexe de Gum,
qui ne s’attendait pas à être congédié si rapidement.
- Si vous voulez, je mets les petits fours dans une boite, vous
les terminerez chez vous. Moi, je ne les mangerai pas, ils
sont infâmes.
- C’est pas de refus…fit Gum, hébété.
Son hôtesse fila vers la cuisine. Gum s’était imaginé une longue
soirée au clair de lune suspendu aux lèvres de sa nouvelle tante
Isabeau. Il aurait tant aimé deviser jusqu’au petit matin, partatger
ses passions, ses meilleures blagues, sa recette de la terrine de
cerf aux airelles…Jamais, il n’aurait imaginé un tel dénouement.
Il était abasourdi.
- Voilà, poncez-les avant de les manger, ce sera meilleur, lui
dit-elle en lui tendant une lunch box.
Elle s’élança vers la porte d’entrée qu’elle ouvrit, sans attendre.
- Ecoutez, ce fut un plaisir de passer 10 minutes avec vous.
- Le plaisir fut pour moi…

281
Gum n’eut pas le temps de boutonner son trois quarts que déjà,
elle le poussait vers l‘extérieur.
- Bonne fin de soirée et encore merci pour la machine !
- Je vous en prie…Miss Doloway !
La porte se referma sur lui. Elle ne l’écoutait plus. Avec le
Boucher de Ste Mary qui rôdait sur l’île, il aurait voulu la mettre
en garde et lui rappeler de bien tourner, à double-tour, toutes les
serrures de son cottage. Mais, Miss Doloway était déjà rivée à
son écran, bercée par le générique électro-loundge de « Péniche
en danger ». La porte, côté jardin, était restée entrouverte,
comme chaque soir.
Gum, avant de pousser son portail, se tourna vers le ciel. Pas une
étoile suspendue à la voûte céleste. Rien qu’un amas sombre, le
visage des ténèbres.

282
- Miss Rank ! C’est la police…Ouvrez !
- Peut-être qu’elle est sortie, chef.
- Mais voyons Mouloud, sa voiture est là et les rideaux sont
ouverts. De plus, regardez les gouttières ! Elle ne serait pas
sortie en laissant ses gouttières ouvertes…Faites le tour,
sergent, il y a certainement une entrée à l’arrière. Pendant ce
temps, je vais étirer mon cou.
- Quelle ingéniosité, chef ! fit le sergent avant de s’élancer
dans les hautes herbes qui bordaient le cottage.
La fermette de Miss Rak se trouvait au sortir de Covent place,
juchée sur un coteau. Effleurée par un soleil radieux, la chaux
étalée sur les murs nimbait le jardin verdoyant d’un halo
aveuglant. Gum frappa, à nouveau, à la porte puis contempla un
jeune escargot, qui se traînait sur le bec d’un arrosoir. Il se
remémora ces joyeuses heures passées, au temps de son enfance,
à collecter ces goûtus gastéropodes en compagnie de son grand-
père, le fantasque Barrymore. Ils pouvaient parfois, après une
belle ondée, récolter plus de deux cents spécimens que Miss
Gum, mère, s’empressait de laisser dégorger avant de les
283
agrémenter d’une persillade ou de curry. Lui, souvent puni, ne
participait pas aux agapes mais se gargarisait des arômes qui
envahissaient la joyeuse maisonnée. L’escargot s’entortilla, sur le
bout de l’arrosoir, en quête d’humidité.
- La porte à l’arrière était fermée mais une fenêtre
entrouverte !
Le sergent Ben Hakrim venait de déverrouiller la porte de
l’intérieur.
- Après vous, commissaire…
Il s’écarta, en singeant une maladroite révérence. Gum adressa
un dernier sourire au mollusque, avant de répondre à l’invitation
de son adjoint. Du vestibule, il héla, à plusieurs reprises, la
propriétaire des lieux. Sans réponse.
- Peut-être qu’elle dort, chef.
- D’un sommeil très lourd, alors. Je pressens un malheur.
Fouillez le premier étage, je m’occupe du rez-de-chaussée.
Restez sur vos gardes, on ne sait jamais.
- Juste une question chef. Qui cherche-t-on exactement ?
- Lindsay Rak.
- Vous n’avez pas une photo, par hasard ?
- Non, je n’ai pas de photo. Ce doit être une femme d’âge
mûr, comme les autres : un peu voûtée, les articulations
raidies, les traits du visage tombants, dégageant, par endroit,
des relents d’urine…En un mot, une femme défraichie.

284
- Des femmes comme ça, il y en a beaucoup sur Ste Mary,
chef.
- J’en conviens. Mais, je suppose, qu’elles ne se sont pas
toutes données rendez-vous chez Miss Rak. ! De toute
façon, peu importe ! Qui que vous croisiez, vous
l’interpellez.
- Ok chef et à paki paki !
- Paka, paka !
Les deux hommes se séparèrent. Mouloud grimpa l’escalier à
colimaçon qui s’entortillait dans un coin du vestibule. De son
côté, Gum commença par inspecter la cuisine. Un âpre fumet de
brassicacée s’échappait d’un fait-tout, resté sur la plaque à
pyrolyse. La pièce était savamment ordonnée et d’une propreté
irréprochable, si ce n’est une larme de lait fermenté, sur le rebord
de l’évier. Il se dirigea, ensuite, vers une porte dérobée,
agrémentée d’un épais rideau de velours mordoré. Elle menait au
salon, qui profitait d’une exposition plus soutenue en raison
d’une longue baie vitrée orientée plein sud. C’est le pied droit de
Lindsay Rank que Gum aperçut, en premier. Il lui suffit de
contourner l’imposant fauteuil, acheté à crédit par
correspondance, pour découvrir le corps ravagé de la pauvre
femme. Une pioche reposait près d’elle. Il ne fallut que, peu de
temps, au commissaire pour faire le lien entre l’outil et les
profondes plaies qui parcouraient la victime. En prenant soin de
ne pas polluer la scène de piochage, Gum s’approcha du corps et
découvrit un visage disloqué dont il ne restait que lambeaux. Il
remit, debout, une statuette en onyx de Ceylan que Miss Rank

285
avait certainement emporté dans sa chute. Par chance, elle ne
s’était pas brisée, pensa-t-il.
- Sergent ! Sergent !
Mouloud laissa, derrière lui, la chambre et accourut. Ratant une
marche, il trébucha et s’étala au bas de l’escalier. Le dos bloqué,
incapable de se relever, il parvint, sur quatre pattes, à rejoindre
Gum qu’il trouva figé, au milieu du salon.
- Vous m’avez appelé, chef ?
- Non. Mais vous tombez bien. Je viens de trouver le corps
de Miss Rak, sans vie.
- De mon côté, je n’ai rien trouvé. Aucune trace au premier.
- Oui, il fallait s’en douter. Elle peut difficilement être au
premier si elle est étendue et morte, au rez-de-chaussée.
- Je ne suis pas sûr d’avoir compris, chef. Vous êtes très
énigmatique aujourd’hui.
- Peu importe…
Toujours à quatre pattes, le sergent s’approcha du corps, sous le
regard perplexe de son supérieur.
- Oh quelle horreur ! s’exclama-t-il, réfrénant une profonde
nausée.
- On voit que vous n’avez pas combattu aux côté du Général
Mac Killighan lors de la campagne de Mossoul ! A côté, ce
spectacle n’est qu’une vulgaire boucherinette !
- Un suicide chef ?
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- Je ne crois pas. Elle aurait écrit un mot ou deux…Nous
avons à faire à un homicide, Mouloud et je parie que, sur le
manche de cette pioche, nous trouverons les empreintes de
son fils.
- Oh non, un fils ne peut pas faire ça, à sa mère !
- J’ai vu des fils faire bien pire pour ne pas dire bien pourre !
Assez perdu de temps, Mouloud, appelez une ambulance et
la scientifique, je vais, de mon côté, tenter de dénicher
quelques indices.
Pendant que le sergent tâtait ses poches, en quête d’un
téléphone, Gum examina, d’un œil aguerri, le corps et ses
alentours. La rigidité cadavérique indiquait que la victime était en
vie lorsqu’elle avait reçu le premier coup de pioche. Elle ne
s’était pas défendue. Sous ses ongles, pas le moindre résidu de
peau ou de kératine. Vu l’état de ses orteils, elle avait
certainement consulté récemment une pédicure. Il faudrait, au
plus vite, contacter tous les cabinets du secteur. Gum s’attarda
sur la main droite, solidement refermée. En s’y reprenant à
plusieurs fois, il parvint à l’entrouvrir. Entre ses doigts, la victime
tenait un Bretzel, réduit à l’état de poussière. Il mit ce qu’il en
restait sous scellée.
- Commissaire, l’ambulance arrive. Par contre, la scientifique
ne pourra passer que demain, ils fêtent le départ à la retraite
du Dr Forbes.
- Déjà à la retraite ? Il ne lui reste plus qu’à mourir, quelle
chance il a ! Je lui ferai livrer des chocolats, je sais qu’il en
raffole.
287
- Pas autant que Bintou ! Je suis obligé de lui retirer les boites
des mains et de les cacher, elle est complètement accro.
- Comme dit le proverbe : « tant qu’il y a du chocolat, il y a
du cacao. »
- Ça dépend. L’autre fois, en sortant de quelque part, j’ai
acheté du chocolat aux noisettes.
- L’exception confirme la règle, mon cher Mouloud, et on ne
fait pas un sauté de veau avec du bœuf. Que fait le canard ?
- Coin-coin, chef.
Dehors, la sirène de l’ambulance retentissait déjà. Sur le pas de la
porte, Gum interpella les deux brancardiers et le Docteur Dyre
qui les accompagnait.
- C’est par là !
Ils enjambèrent le sergent Ben Hakrim, toujours à quatre pattes
au côté du commissaire, et se ruèrent vers le cadavre. Dyre
constata le décès pendant que ses collègues préparaient la housse
mortuaire.
- Bon, nous, on vous laisse ! fit Gum. Laissez quelques
morceaux de la victime, la scientifique passe demain. Il ne
faudrait pas qu’ils se déplacent pour rien !
- La scientifique, on l’emmerde, ronchonna le vieux légiste.
Gum respira, profondément, en retrouvant l’air pur du jardinet.
L’escargot avait disparu. Il s’en était allé, chargé de son oblongue
coquille. Plus jamais, leurs routes ne se croiseraient. Ils n’avaient
été, l’un pour l’autre, qu’une furtive rencontre.
288
- Sergent, si vous restez à quatre pattes, je ne pourrais pas
vous prendre sur mon porte-bagage.
- Je vais essayer de me relever mais…
Il s’agrippa à un piquet de la barrière pour tenter de se déplier. Il
y parvint non sans d’insoutenables souffrances. Gum venait de
s’installer sur sa selle lorsque surgie d’un fourrée, Mae Tawer
s’élança vers lui.
- Commissaire, y-a-t-il un lien entre Miss Rak et celui qu’on
appelle déjà le boucher de Ste Mary ?
- A l’heure où je vous parle, c’est-à-dire 11h13, on ne peut
l’affirmer.
- Et à 11h18 ?
- La criminologie n’est pas une science divinatoire,
Mademoiselle, mais, à 11h18, je pense que l’on pourra.
- Pourquoi une ambulance ? Miss Rak est souffrante ou est-
ce une nouvelle victime ?
- Je ne peux vous en dire plus. Comme d’habitude, je ferai un
point presse à 18h.
- Un point presse ! Hier, j’ai poireauté pendant deux heures,
pour rien !
Obnubilé par son rendez-vous galant, Gum avait, en effet,
manqué à ses obligations médiatiques. Il contracta sa lèvre
supérieure et prit une expression léporidaire à la mémoire des
déportés de Leningrad.

289
- Ecoutez, mademoiselle, désolé pour hier soir, je suis
confus… Pour me racheter, j’improviserai une conférence
de presse sous ce pommier dans 7 minutes. Merci de
prévenir vos collègues.
- Mais…
- J’ai dit dans 7 minutes, mademoiselle. C’est le temps qu’il
me faut pour régler mes freins arrière. Je ne vais pas risquer
une chute dans la descente de Norfolk pour votre torchon !
Gum s’écarta alors avec autorité, le sergent à sa suite. Sans
attendre, la jeune reporter s’installa au pied du pommier. Elle ne
prit pas la peine de prévenir ses confrères. Hors de question de
saborder l’opportunité d’un scoop.
Il ne fallut pas 7 mais 8 minutes au commissaire pour régler ses
patins. Le sergent se posta à la droite du tronc alors que Gum,
après avoir essuyé ses mains, s’immobilisa sous la plus haute
branche du pommier.
- J’espère que vos collègues ne vont pas trop tarder, je n’ai
que quelques minutes à vous consacrer.
- Inutile de les attendre, commissaire. Ils sont tous très
affairés et m’ont demandé de prendre des notes pour eux.
- Très bien…Sachez pour commencer, que notre enquête a
fait un grand pas ces dernières 24 heures. En effet, nous
avons retrouvé le corps démembré de Debbie Reynolds sur
la décharge de Devon Rock.
Interloquée par cette première information, Mae Tawer
interrompit le commissaire.
290
- Debbie Reynolds est morte ?
- Parfaitement, sa famille l’a identifiée et, au moment où nous
parlons, elle est entre les mains du service médico-légal du
Ste Mary Hospital.
- Vous avez dit « démembré », qu’entendez-vous par là ?
- Son ravisseur l’a découpée en huit morceaux.
- Huit morceaux ?! Vous n’avez pas une photo, par hasard ?
- Non et je compte, sur vous, pour ne pas ébruiter ces détails
sordides.
- Evidemment, fit la journaliste, sans conviction.
- A l’instant, nous venons de découvrir le corps sauvagement
pioché de Lindsay Rak.
- Lindsay Rak ?
- La mère de Percy Rak, tailleur de son métier. D’ailleurs,
vous voudrez bien mettre à la une de votre journal, son
portrait-robot. Nous lançons un avis de recherche.
Gum ramassa un carnet à croquis et un bâtonnet de fusain qui
trainaient à ses pieds. Il griffonna rapidement un portrait du
suspect n°1. Il en profita pour dessiner, en arrière-plan, un
champ de lavande conférant ainsi un parfum méditerranéen à
son œuvre. Après l’avoir signé, il la tendit à la journaliste.
- Ce serait donc lui, le…

291
- Le boucher de Ste Mary. Vous mentionnerez que toute
personne qui croisera cet individu entre 8h30 et 18h devra
joindre nos services.
- Et après 18h ?
- Après 18h, il faudra éviter de le croiser ou éviter de nous
appeler, au choix.
- Chef, vous oubliez notre pause déjeuner entre 12h et
13h30, souffla le sergent à l’oreille du commissaire.
- En effet…Mademoiselle, vous ajouterez qu’entre 12h et
13h30, nous ne décrocherons pas, il faudra laisser un
message. Voilà, je crois, vous avoir tout dit. Si vous n’avez
plus de questions, nous n’y répondrons pas.
- Commissaire ! Une dernière question. Vous a-t-on signalé
une nouvelle disparition ?
- Non mais comme on dit en Lozère, il n’y a qu’au fond des
bonnes soupes qu’on fait des chaude-pisses. Sur ce, je vous
salue et je compte sur votre soutien dans cette épreuve.
Mae Tawer ne l’écoutait plus. Elle avait déjà coupé le micro de
son téléphone et était impatiente de rejoindre sa rédaction. Son
article ne manquerait pas d’être relayé par tous les médias du
pays. Peut-être, recevrait-elle, cette année, le prix Pulitzer ou une
amie de sa mère.

292
L’édition du soir du Herald Ste Mary Tribute avait laissée tout
l’archipel dans un état de stupeur et d’effroi. Le visage de Percy
Rack s’étalait, en première page du quotidien, accompagné d’un
titre sans équivoque : « Le boucher, démasqué ! ». L’article sur la
future installation d’un banc, à l’angle de Galish Street, avait été
relégué en cinquième page !
Dans les rues du centre-ville, en cette fin de journée, régnait une
atmosphère pesante : on scrutait les visages, on se méfiait des
ombres, on rasait les murs. Biens des volets étaient déjà fermés
et les portes closes. Même au temps du coxyna virus, Ste Mary
n’avait concentrée un tel degré d’angoisse. Pourtant, l’archipel
avait payé un large tribut à la pandémie : 108 morts, presque 109.
Le monument, en forme de lotion hydro-alcoolique, qui s’élevait
sur Diamant place était, chaque jour, fleuri par d’affectés
anonymes. Le virus qui prenait, aujourd’hui, les traits d’un
tailleur sans histoire suscitait une crainte palpable. Pas un
masque, pas un couvre-feu, ni même un confinement ne
pourraient le stopper. D’ailleurs, bien des femmes, des mères et
leurs filles, avaient annulé leur rendez-vous chez le coiffeur, chez
l’esthéticienne…Les statistiques étaient sans appel. On observait
une subite chute du taux d’épilations pelviennes. Au point qu’un
293
commentateur craignait une recrudescence de touffes garnies,
pourtant passées de mode.
Toute cette agitation n’avait pas empêché Miss Doloway de se
rendre chez Spar Market. Elle avait même apprécié le peu
d’affluence dans les allées du magasin. Elle avait prévu de se
préparer, le soir même, une daube de cailles à la Catalane. Tous
les ingrédients étaient, méthodiquement, ordonnés sur le plan de
travail. Elle finissait de ranger le reste de ses achats dans le
réfrigérateur ou dans un placard selon le mode de conversation
approprié. Concernant la moutarde, elle hésitait toujours : frigo
ou placard ? Elle opta pour le placard, les étagères du frigo étant
déjà surchargées. Elle finit par plier son sac réutilisable et le
glissa, sous l’évier. C’est à cet endroit qu’elle stockait les sacs et
les pochons. Pourquoi donc les ranger ailleurs ?
Un bruit sourd résonna au premier. Un courant d’air avait,
certainement, fait vaciller le masque Bakweri rapporté d’un
séjour au Cameroun avec Mortimer. Elle s’était promis de
renforcer l’attache qui le maintenait au mur, sans jamais s’y
atteler. Elle but un verre d’eau, en contemplant son jardin, qui,
peu à peu, se cachait, derrière le voile de la nuit. Elle profiterait
de ce week-end pour rempoter ses géraniums et tailler ses
belladones.
Elle reposa le verre, dans l’évier, enfila ses chaussons et grimpa,
à l’étage, pour ramasser le masque, craignant qu’il ne se soit,
cette fois, brisé. Mais, elle fut surprise, en arrivant au sommet de
l’escalier, de le trouver à sa place, entre le portrait de Mortimer,
réalisé par une aquarelliste de Pittsburgh, et un miroir, en acajou,
de chez Dolly’s. Des courants d’air s’engouffraient par la fenêtre

294
de sa chambre qu’elle referma, d’une main ferme. Elle ne trouva
rien, au sol, qui aurait pu expliquer le bruit sourd, entendu au
début de ce chapitre. Certes, un coton-tige trainait sur le
carrelage de la salle de bain. Mais, on ne pouvait imaginer, qu’en
tombant, il ait pu provoquer un tel vacarme. Elle conclut qu’il
devait s’agir d’un craquement naturel de la charpente et retourna
à la cuisine, pressée de faire brunir ses cailles dans les oignons
émincés.
En attrapant sa planche à découper, elle constata que la porte,
donnant sur le jardin, était restée entrouverte. Appréciant les
parfums du printemps, elle avait pris l’habitude de la laisser ainsi,
nuit et jour et même la nuit, certains jours. Pourtant,
inconsciemment guidée par la menace qui rôdait sur l’île, elle
décida, ce soir-là, de la fermer à double tour.
Elle choisit alors deux beaux oignons qu’elle se mit à éplucher.
L’un après l’autre. Jamais, elle n’était parvenue à éplucher deux
oignons à la fois. Il ne lui restait qu’à les verser dans l’huile
frémissante. Elle sentit, alors, une forte pression à la base de son
cou. Avant même qu’elle ait pu se retourner, un chiffon humide
s’écrasa sur son visage. Les pelures d’oignons, étalées sur le plan
de travail, virevoltèrent, soulevées par le soudain déplacement
d’air.

295
En passant le portail de son cottage, Gum s’étonna de ne voir
aucune lumière chez sa charmante voisine. Un soupçon
d’inquiétude l’envahit, malgré lui. Il était à peine 20h43, elle ne
pouvait pas être déjà couchée. Le plafonnier de son salon restait,
en général, allumées jusque tard dans la nuit. Gul souleva la
porte du garage. Le 4x4 de Maggie n’était pas là. Elle, aussi, était
sortie.
Il glissa son vélo, contre le mur, après avoir retiré la batterie. Le
détecteur de mouvements déclencha l’éclairage extérieur et,
avant de glisser la clé dans la serrure, il jeta un dernier regard,
plein d’espoir, vers la chambre de Miss Doloway. Aucune
lumière. Peut-être avait-elle adhéré à une association sportive ou
culturelle ? La commune proposait de merveilleuses activités à
ses administrés : macramé, bridge, yoga, peinture sur soie,
poterie, fléchettes...Une offre diversifiée qui avait certainement
séduit l’octogénaire. Gum tentait de se rassurer.

296
Sur la table de la cuisine, Maggie avait laissé un mot : « Je
rentrerai tard, j’aide un ami à poser son carrelage. Surtout ne
m’attends pas ! ». Gum sourit. Il retrouvait la Maggie d’antan,
toujours prompte à rendre service, à semer le bien et l’enduit
autour d’elle.
Ce soir, il se contenterait d’un reste de curry d’épinards, de
quelques brochettes de gambas, d’un soufflé au bacon, d’un
morceau de gigot au miel et d’une bonne part de quiche à la
marmelade de coings. Il n’avait pas faim. Il était épuisé.
Après avoir découvert le corps de Miss Rack, ils avaient, avec
son fidèle adjoint, passé, au peigne fin, la boutique et les
appartements de Rack fils. Ils avaient découvert, au grenier, dans
une atmosphère étouffante de détergent, des preuves
irréfutables : le bracelet de Debbie Doodle sous une armoire, un
morceau de rate entre deux chambranles, un dé à coudre à
l’envers, un couteau à huîtres…La culpabilité de Percy Rack ne
faisait plus aucun doute. Mais, il restait introuvable. Il s’était
comme évaporé. Un hélicoptère, dépêché par la police de Looe,
avait survolé tout l’archipel. En vain. Un porte-avion de la
Forpronu sillonna les côtes, sans plus de résultat.
A 17h43, Gum ordonna la fin de la chasse à l’homme. Son
voyant de batterie indiquait une baisse de charge préoccupante et
il ne voulait pas prendre le risque de rentrer sans assistance
électrique. Il annonça aux différentes équipes missionnées sur
place que les recherches ne reprendraient qu’à la fin du week-
end, en ajoutant fort à propos, « Pas d’arbre, pas de branches. ».
Avalant sa dernière bouchée de quiche, Gum s’attarda sur le
distributeur d’essuie-tout. Il l’avait acheté à la foire-expo de
297
Darnell, trois ans plus tôt. Il avait eu du mal à se décider. Mais
aujourd’hui, il ne regrettait pas son achat. L’essuie-tout se
déroulait sans difficulté et le système de réapprovisionnement
était parfaitement conçu, bien plus pratique que celui du
précédent dérouleur.
Tombant de fatigue, il se traina jusqu’au premier, sans prendre la
peine de glisser ses couverts dans le lave-vaisselle. Il enfila son
pyjama du vendredi, vérifia que le terreau de son bégonia n’était
pas trop sec et s’allongea, enfin, sous sa couette. A nouveau, il
oublia son verre d’eau. A peine, avait-il fermé ses paupières que
le visage de Miss Doloway lui apparut. Il essaya de lutter contre
cette obsédante compagnie mais il ne put se rendre maître de
l’angoisse qui le croutait. Jamais, il ne trouverait le sommeil. Il
n’avait qu’une chose à faire, se lever, enfiler son peignoir et aller
frapper à la porte de sa voisine.
Arrivé sur le perron, il hésita. S’il la réveillait, comment allait-elle
réagir ? A son âge, elle pouvait très bien ressentir une subite
baisse de forme et s’aliter plus tôt qu’à l’habitude. Son inquiétude
était certainement infondée. Si elle ne l’était pas…Frapper ou ne
pas frapper ? Sonner ou ne pas sonner ? Si seulement Tante
Isabeau était encore là pour le conseiller…Il resta de longues
minutes à s’interroger et laissa, finalement, son instinct primaire
prendre la décision. Il ne frapperait pas, il ne sonnerait pas. Il ne
pouvait pas risquer d’importuner Miss Doloway alors que leur
relation était encore balbutiante.
Il s’éloigna et retrouva la chaleur de son foyer. Il se glissa, à
nouveau, sous sa couette. Mais, il ne parvint à trouver le
sommeil. Si sa voisine était sortie, elle finirait bien par rentrer. Il

298
se releva, plaça une chaise contre le portant de la fenêtre et
s’assit. Dehors, Jackson Hill était déserte, les lampadaires
éclairaient les trottoirs humides. Gum, de sa vigie improvisée,
guetta le retour de son amie, dans l’indifférence générale.

299
Les vagues s’écrasaient contre le granit séculaire, éclaboussant la
lande qui lardait la côte en d’ourdantes ginvrées. Le paysage
mouvant disparaissait sous les premiers assauts de la nuit. Il prit
soin de glisser sa Kia, à l’abri des regards, sous l’appentis rongé
par les embruns. Des plaintes étouffées s’échappaient du coffre.
Déjà ! pesta-t-il. Il avait certainement sous-dosé le chloroforme
et devait absolument prolonger la torpeur de sa spectatrice. Il
avait tant à faire avant son entrée en scène !
Il tira un chiffon enroulé dans sa portière, l’imbiba d’une forte
dose de sédatif et, poussé par le vent, il se dirigea vers l’arrière du
véhicule. Il souleva la portière et la vit remuer sous la couverture.
Il lui saisit les cheveux, et lui écrasa le chiffon sur le visage. Elle
se débattit mollement puis sombra, à nouveau, dans un profond
sommeil.
Il secoua ses mains, parsemées de longs cheveux blond vénitien.
Sa captive avait une coloration plus claire lorsqu’elle s’était
présentée, deux mois plus tôt, à la porte de sa boutique. Elle
voulait de nouveaux double-rideaux pour son salon. Spécialisé
dans l’habillement, il avait d’abord refusé la commande. Mais
charmé par l’aimable discussion de Miss Doloway, il avait fini
par accepter. Tailler un veston ou un rideau, quelle différence
après tout ? Elle lui raconta qu’elle était veuve, livrée à la solitude
300
du crépuscule. Il se proposa d’assurer la pose des rideaux. La
tâche lui sembla trop ardue, trop périlleuse pour une femme
esseulée. C’est ainsi qu’il avait découvert son douillet living et ses
douces attentions. Lorsqu’il se mit en quête de sa nouvelle
victime, son visage s’imposa à lui. Une veuve aux manières
délicates, à la silhouette gracile, jouant des nuances avec goût. Il
en était convaincu : elle saurait apprécier sa grâce, mesurer
l’étendue de son talent. Il s’était souvenu de cette phrase qu’elle
lui avait martelée : « Si je ne réponds pas, passez par derrière, je
ne ferme jamais. ». Elle n’avait pas menti.
Prévoyant, il avait, dans l’après-midi, mis l’ancestrale brouette de
ses aïeux, sous l’appentis. Il transporta le corps dans la salle de
spectacle improvisée au rez-de-chaussée. Il la scotcha, sans
ménagement, au fauteuil installé face à la scène. Il grimpa,
ensuite, à l’échelle pour rejoindre sa loge de fortune, aménagée
sous les combles. Il gratta une allumette et enflamma la mèche
d’une lampe à pétrole. Dans un halo de miège, apparut la petite
table de chêne sur laquelle il avait disposé son maquillage et sa
perruque lamée. Il se déshabilla et, contraint par la fraicheur
ambiante, se pressa de passer son peignoir. Il s’assit alors, face au
miroir, souriant au plus beau soir de sa vie.

301
Gum se réveilla, la joue droite plaquée contre la vitre, refroidie
par la nuit. Recroquevillé sur sa chaise, il avait fini par
s’endormir, sans assister au retour de sa voisine. En se levant, il
ressentit d’intenses courbatures aux cervicales ainsi qu’au bas du
dos et à côté.
Il s’étira et constata que le lit n’avait pas été défait. Maggie n’était
pas encore rentrée. Son chantier s’était certainement prolongé.
Au moins, elle ne l’aura pas surpris, endormi sur sa chaise.
Un soleil généreux s’élevait au-dessus du Mont Down et Gum
décida, pour la première fois de l’année, de prendre son petit-
déjeuner sur la terrasse.
Après avoir posé son plateau sur la petite table ronde en fer
forgé, il retourna, à l’intérieur, chercher un gilet. Le Soleil était
trompeur. Le thermomètre, suspendu à la treille, indiquait à
peine 15°. Deux moussetiers des dunes batifolaient dans le
laurier sauvage, des gondrelles à bec jaune tournoyaient à la cime
des cyprès. Avec le printemps, la nature entamait son processus
d’exogénose et Gum se réjouit d’assister, dans la vapeur de son
thé, au grand bal des semences.

302
Il jeta un regard distrait vers le jardin de Miss Doloway. Pas un
mouvement, pas un bruit et pas une rumeur. Elle devait encore
dormir. Si elle ne dormait pas…Si…Cette seule interrogation le
submergea. Sa lèvre supérieure se courba et sa cuillère lui
échappa.
- Bon, je vais me coucher, je suis crevée !
Gum n’avait pas entendu rentrer Maggie et sursauta.
- Alors, pas trop dur ce chantier, ma chérie ?
- Qu’est-ce que ça peut te foutre ? beugla-t-elle de l’escalier.
La fatigue la rendait irritable. Gum en avait fait, à maintes
reprises, l’expérience et ne s’en formalisa pas. Il avait, lui-même,
carrelé la salle de bain du premier, l’été dernier, et mesurait
l’épreuve que cela pouvait représenter, en particulier pour les
genoux des jambes. Il allait préparer une daube aux airelles, pour
le déjeuner. Cela ne manquerait pas de mettre Maggie dans de
meilleures dispositions. Son regard s’attarda, alors, sur le massif
d’iris qui s’élevait, en contrebas. Il était déjà paré de magnifiques
fleurs aux verticilles rubiconds. Il imagina alors un stratagème
implacable ! Il allait constituer un magnifique bouquet et le
porter à sa Dame comme il s’y était engagé. Ainsi, il se ferait
pardonner de s’être présenté les mains vides deux jours plus tôt.
De plus, il pourrait, au détour de quelques banalités échangées,
en savoir davantage sur la mystérieuse soirée de sa voisine et tarir
le flot de ses anxiogènes pensées.
Il ne prit pas la peine de terminer son déjeuner. Il s’empressa de
récupérer son sécateur et constitua, dans la hâte, un bouquet aux
accents violines. Il le laissa, sur la table, et sans un bruit, monta
303
au premier. Maggie ronflait déjà. Ses vêtements étaient éparpillés
au pied du lit. Il les plia puis les déplia. Ensuite, il s’enferma dans
la salle de bain. Il fit une brève toilette, récura son gland et enfila
le jogging qui pendait derrière la porte. Il plaqua sa mèche sur
son front, se frictionna d’eau de Cologne et redescendit à pas de
gnou. Il enfila sa paire de tennis et fin prêt, il sortit.
Sur le trottoir, Miss Davidson devisait avec Miss Anderson. Elles
étaient les mémoires vivantes du quartier. Rien ne leur échappait
et elles avaient un avis sur tout. En refermant son portail, Gum
comprit qu’elles commentaient la récente décision du conseil
municipal : la modification des horaires de collecte des ordures
ménagères. En effet, les résidents avaient été informés, qu’en
raison d’une renégociation du contrat avec BCnet, ladite collecte
n’aurait plus lieu à 7h21 mais à 7h35 suite à une modification de
l’itinéraire des camions. La nouvelle avait quelque peu surpris,
voire secoué, les résidents.
- Bonjour mesdames ! Vous allez bien ? lança Gum en
passant près d’elles.
- Comment pourrait-on aller bien ? fit Miss Anderson, la
bouche pincée. Maintenant, il faudra attendre 7h35 pour
que nos poubelles soient vidées, pourquoi pas 7h45 ?!
- Et encore, si la benne est à l’heure, ajouta Miss Davidson,
en trépignant.
- Ne m’en parlez pas ! Hier, elle est passée à 7h23.Je n’avais
toujours pas rentré mes poubelles à 7h28, mes pancakes ont
failli brûler.

304
Gum fit mine de compatir et regrettait déjà d’avoir engagé la
discussion avec ces deux vieilles salopes.
- Mme Anderson envisageait de faire circuler une
pétition…Vous seriez prêt à signer monsieur Gum ?
- Ma fonction me contraint à une certaine neutralité…
- Vous voyez ce que je vous disais ma chère Marigold, les
gens, aujourd’hui, n’osent plus revendiquer. Quand les
bennes passeront à 8 heures, il sera trop tard pour se
plaindre !
- Exactement, ils n’auront que ce qu’ils méritent !
Pour apaiser la hargne des deux femmes, Gum lança un message
de prévention.
- Désolé mesdames, je change de sujet mais vous devriez
éviter de rester dehors, ce n’est pas très prudent. Vous
savez qu’un dangereux crimier rôde.
- Qu’est-ce qu’il ferait de deux vieilles femmes comme nous ?
Je vous le demande ! Et puis, qu’il essaie de me toucher ce
dégénéré ! Je sais me défendre !
- Moi, je suis sûr que c’est encore une affaire montée de toute
pièce par les services secrets américains, pour nous vendre
du ketchup ! Les gens confinés en consomment plus, j’ai lu
ça dans le nouveau numéro de « Vanity », spécial dessous
de plat.
- Personnellement, je suis contre les dessous de plat. Au
risque de brûler ma nappe, je préfère m’en passer.

305
Gum qui n’avait pas d’avis tranché à propos des dessous de plat
profita d’un court silence pour congédier ses deux
interlocutrices.
- Mesdames, je vais devoir vous laisser, j’ai à faire…Bonne
journée et à bientôt.
Elles le saluèrent d’un sourire forcé et ne manquèrent pas de
s’interroger, en le voyant traverser le jardin de Miss Doloway.
Gum, sans se soucier des commérages qu’il ne manquerait pas
d’alimenter, pressa longuement le bouton de la sonnette. La
maison resta sans réponse. Il frappa, pour varier les plaisirs. La
porte resta sans voix. La situation devenait préoccupante.
Jamais, Miss Doloway ne s’absentait de si bon matin, le samedi.
En ces jours de printemps, elle passait, une à deux heures, à
soigner ses fleurs avant de se rendre, en fin de matinée, au
marché de Devon Lake. Dépitée, le pauvre Gum fit demi-tour
chassant du regard les deux pies. Elles avaient changé de trottoir,
pour profiter d’un meilleur angle de vue. C’est alors qu’il
remarqua, au pied du cèdre, une tâche blanchâtre, dans la
pelouse. En s’approchant, il constata qu’il s’agissait d’un vulgaire
chiffon. Il avait dû échapper à la vigilance de la maîtresse des
lieux qui entretenait, avec soin, son jardinet. Gum le ramassa et
alors qu’il cherchait une poubelle pour s’en débarrasser, une âpre
odeur lui piqua les narines. L’épithélium du commissaire
transmit, sans attendre, ces informations olfactives aux
glomérules de son bulbe qui identifièrent presqu’instantanément
l’étrange parfum : du chloroforme ! Le même agent sédatif
détecté sur le slip collecté sur les lieux de la disparition de
Debbie Doodle. Transi d’effroi, Gum comprit alors que sa

306
voisine avait croisé la route de Percy Rak. Elle était sa nouvelle
victime !
- Alors commissaire, une nouvelle piste ?
Perchée sur une branche du cèdre, Mae Tawer surplombait
Gum. Il glissa discrètement le chiffon, dans la poche de son
pantalon, ne voulant pas offrir au parasite l’exclusivité de sa
découverte.
- Absolument pas, je voulais juste offrir, à ma voisine, un
bouquet d’iris.
- Ah ouais et il est où ce bouquet ? dit la reporter en quittant
son nid.
Gum avait, en effet, laissé le bouquet sur sa terrasse. Il
bredouilla une convaincante explication.
- Je voulais d’abord m’assurer qu’elle était bien là…Le
bouquet est assez lourd et, avec mon lumbago chronique
du samedi, je dois éviter les charges inutiles, autant que
possible qu’est possible…Bon, je vais devoir vous laisser,
j’ai une compote sur le feu.
- Commissaire !
Profitant de sa tenue sportive, et bien décidé à se débarrasser de
l’intruse, Gum s’élança, aux pas de course, vers son portail. Il
essaya de l’escalader mais, n’y parvenant pas, il l’ouvrit et
contourna son cottage pour égarer la journaliste. Derrière lui, elle
continuait à l’assommer de questions. Maîtrisant parfaitement la
topographie des lieux, il enjamba le parterre de crocus et disparut
derrière la haie de mûriers grimpants. Il se réfugia, derrière le
307
tronc d’un prounier, pour reprendre son souffle. Il vit alors Mae
Tawer qui, convaincue d’avoir perdu sa trace, abandonnait la
traque. Il patienta quelques minutes avant de s’afficher, à
découvert. La journaliste s’en était allée. Il devait, sans attendre,
contacter le sergent Ben Hakrim. Ensemble, ils allaient sacrifier
ce jour de repos. Ils étaient l’ordre. Ils étaient la loi. Ils étaient le
rempart du bien contre le mal. Ils étaient les stentors de la
résurrection, les capitaines de la justice ovine. Tout leur temps,
leur sang, leur sueur, n’auraient qu’un adage : sauver Miss
Doloway !

308
- Nous allons passer par la porte de derrière, elle reste
souvent ouverte.
Le sergent Ben Hakrim participait, avec ses enfants, au bal
costumé annuel organisé par Stop Gluglu lorsqu’il avait reçu
l’appel de son supérieur. Fondée en 2017, l’association Stopgluglu
militait pour la généralisation des produits sans gluten,
dénonçant les ravages provoqués par la gluténine : la maladie
cœliaque, l’ataxie, les dermatites aigües. Le sergent n’était pas un
membre actif mais il soutenait leur action en mémoire des
fusillés rwandais. C’est donc sous les traits de Pocahontas qu’il se
présenta au 6 Jackson Hill, «au plus vite ! » comme lui avait
ordonné le commissaire, avant de raccrocher.
Patientant sur le trottoir, Gum avait d’abord été surpris de voir
surgir, du bout de la rue, une comanche échappée d’un Western
de John Ford. Mais il reconnut très vite la démarche, si
particulière, de son adjoint.
- Quand vous avez appelé, ils commençaient juste la
tombola…J’ai dit à Bintou de m’appeler si on avait gagné
quelque chose !

309
- Ce n’est pas vraiment le moment de parler de tombola,
Mouloud. Une femme court peut-être un grave danger !
- Oh la la ! Ça, ce n’est pas bien.
La porte de derrière était restée entrouverte. Gum la poussa
doucement et interpella Miss Doloway, à plusieurs reprises.
Comme il le redoutait, ses appels restèrent sans écho. Ce qu’il
découvrit dans la cuisine confirma ses craintes : un couteau
trainait sur le carrelage, des pelures d’oignon reposaient sur le
plan de travail, un doux fumet chatouillait encore
l’atmosphère…Cette cuisine avait été le théâtre d’une terrible
lutte, d’un pugilat, d’un combat perdu d’avance entre une sainte
femme et un monstre.
- Mouloud, inspectez le salon et la cave, je vais jeter un œil à
la chambre.
- Si elle a été kidnappée, ça m’étonnerait qu’elle soit encore
au lit.
- Il faut en avoir le cœur net, Mouloud. On ne peut pas baser
une enquête sur des supputations.
- Surtout le samedi !
- Le samedi, pas plus que le jeudi ou le mardi. A la rigueur, le
mercredi mais cela reste exceptionnel.
- Oui mais on n’est pas mercredi.
- Justement.
Satisfait d’avoir eu le dernier mot, Gum arpenta l’escalier. Il se
glissait pas à pas dans l’intimité de sa nouvelle Isabeau Il inspira,
310
profondément, avant de pousser la porte de ce qu’il avait deviné
être sa chambre. Baignant dans un écrin de tapisserie vieux rose,
la couche était couverte d’une épaisse couette enveloppée de
satin vert amande. Une coiffeuse, en bois grainé, musardait dans
un coin, baignée de soleil. Il s’échappait des voilages et des
tentures, une douce mélodie kentrophylle dont les harmonies
siliceuses glissaient sur le parquet brêché.
- Chef ! Personne en bas ! Et de votre côté ?
- Personne !
Il referma la porte, comme on referme un tiroir, un soir de
pleine lune, et rejoint son acolyte.
- Plus de place au doute, sergent. Miss Doloway est la
nouvelle victime de Percy Rak.
Une alerte sur le Smartphone du sergent mit fin au silence pesant
qui s’était installé entre les deux hommes.
- Oh chef ! Un message de Bintou ! On a gagné le gaufrier !
- Je suis content pour vous, Mouloud, mais, désolé, vous n’en
profiterez pas ce soir. Je réquisitionne tout le service. Tant
que nous n’aurons pas retrouvé Miss Doloway, pas une
minute de répit…En route !
- Si ça ne vous dérange pas, je passerais bien me changer à la
maison, je me sens un peu étriqué dans ma jupe.
- Ne vous inquiétez pas, je vais vous prêter un short.
Ils traversaient déjà le jardin de la disparue. Le visage fermé,
Gum avançait tel Ulysse d’Homère chargé d’une divine mission.
311
Derrière lui, le sergent Ben Hakrim ramassait les plumes qui
tombaient de sa coiffe.
- Mais chef, j’y pense…Vous avez une idée d’où ce qu’elle
peut être ?
- Non mais je la retrouverai, même si pour ça, je dois user
toute la gomme de mes pneus !
Une larme discrète s’écoula dans le regard du sergent. Peu
d’hommes sacrifieraient leurs pneus pour une femme.

312
Elle hoqueta et se réveilla, en sursaut. Un sursaut contenu par les
épaisseurs de scotch qui l’entravaient. Face à elle, une étrange
installation : quelques projecteurs, une toile pailletée suspendue
au mur, des câbles, des rideaux…Une forte odeur de renfermée
mêlée d’iode et, partout autour d’elle, un amas d’antiquité. Elle
tenta de se défaire de l’étau qui la maintenait soudée au fauteuil.
Mais, elle ne parvint qu’à faire grincer les ressorts de l’assise. Elle
surprit, alors, des bruits de pas, au-dessus de sa tête. Elle tenta
d’interpeller mais un morceau de scotch lui interdisait toutes
paroles. John ne savait que faire de cette boussole. Elle avait déjà
compris que, sur ce plancher rongé par le temps, marchait le
boucher de Ste Mary. Jamais à l’aube de ses 82 ans, elle n’aurait
imaginé finir entre les mains d’un psychopathe. A cet âge, on
pense que plus rien ne viendra rompre la monotonie du
quotidien, si ce n’est la maladie et les fuites d’eau. Et pourtant,
pour la première fois de sa longue vie, elle se retrouvait
prisonnière, scotchée à un fauteuil et, certainement, condamnée
à une mort atroce.
- Désolé, j’ai un peu de retard. J’ai déchiré mon collant.
Quelle sotte, je fais ! En attendant, je vous ai posé une tasse
de thé, il doit être encore chaud, lança Percy du grenier.
313
Du coin de l’œil, Harriet devina une échelle fixée à une large
ouverture dans le plafond et, à portée de main, une tasse sur une
caisse. Impossible de l’atteindre, entravée qu’elle était. Et puis,
ce n’est pas de thé dont elle avait besoin. Elle manquait d’air. Le
scotch lui comprimait le thorax et elle peinait à respirer. Elle
ferma les yeux et s’adressa à son Mortimer : « Je vais bientôt te
rejoindre mon amour…Je ne pensais pas que ça allait se passer
comme ça mais c’est le résultat qui compte, on va enfin se
retrouver…J’espère que tu vas me reconnaître, j’ai un peu
vieilli… »
Elle était résignée. Prête à quitter ce bas monde. D’ailleurs, avait-
elle vécu depuis le départ de Mortimer ? Non, elle s’était
contentée d’exister. Comment voler quand le ciel a disparu ?
Comment naviguer quand l’océan s’est tari ? Comment prendre
son pied sans un bon coup de bite ?
- Voilà…Plus que quelques minutes avant le lever de rideau !
Jamais Harriet n’aurait imaginé voir surgir de ce grenier, une
femme enveloppée dans un juste-corps rose, coiffée d’une
crinière argentée. Pour cet ultime spectacle, Percy se passerait du
masque et s’était fardé d’un épais fond de teint doré. Il arracha,
sans ménagement le scotch étiré en travers de la bouche de sa
captive et à l’aide d’un ciseau, libéra ses bras.
- Je veux que mon public puisse m’encourager et
m’applaudir !
Harriet inspira profondément. Malgré sa légère myopie, elle
comprit que la danseuse qui se dandinait, face à elle, était un

314
homme. Le renflement à l’entrejambe et la pilosité du menton ne
pouvaient prêter à doutation.
- Mais vous n’avez pas bu votre thé, vilaine !
Il arracha un clou rouillé qui subsistait, sur le couvercle d’une
caisse, et le planta dans la cuisse de la vieille femme. Elle hurla
lorsque la pointe lui frôla le fémur. Il lui assena alors une
violente claque pour la faire taire.
- Inutile de crier, ici personne ne vous entendra ! Mesurez
votre chance Miss Doloway : vous allez assister au plus
inouï des ballets, un testament à la beauté ! Et tout ça, rien
que pour vous ! La grande Belinda Uptooyou, en chair et en
os !
Sur ces derniers mots, il prit la pose. Le bras ainsi levé, Miss
Doloway reconnut le personnage. Elle se souvint de ce couturier,
les bras tendus au-dessus de sa fenêtre, affairé à fixer ses double-
rideaux. Comment imaginer qu’un être d’une telle douceur
puisse se muer en bête sauvage ?
- Ecoutez, Monsieur, si je dois mourir autant ne pas trop
tarder ! Je suis à votre disposition. On m’attend là-haut.
- Comment ça mourir ? Mais vous croyez que j’ai conçu le
show du siècle pour le présenter à un cadavre ? Hors de
question que vous mourriez ! Je vous interdis de mourir !
Il envoya la pointe de son escarpin contre le tibia de Miss
Doloway qui ne put contenir des larmes de douleur.
- Et ne parlez plus de mort, c’est compris. Ici, on ne parle
que de grâce, de virtuosité et de rythme. Je ne vous ai pas
315
choisi par hasard. Vous n’êtes pas comme ces deux connes,
incapables d’apprécier le talent d’une danseuse étoile ! Ne
me décevez pas Miss Doloway ! Laissez vos yeux se
délecter et fermez-la !
Il disparut, derrière un rideau, et plongea la salle dans une quasi
obscurité. Du dehors, le ressac, qui s’écrasait contre le récif,
transperçait les murs pourtant épais. Un air de flûte se glissa, à
travers le rideau. Une poursuite déposa un rond de lumière
bleutée, sur la scène, au centre duquel Belinda Uptooyou,
allongée face au sol, se mit à onduler, dans un brouillard de
fumée lourde. Harriet assista aux premières secondes du show en
tentant de déloger le clou qui lui meurtrissait la cuisse.

316
Le vent soufflait fort sur les hauteurs de Porthloo line. Il
s’engouffrait, par rafales, sous le short XXL que le commissaire
avait prêté au sergent Ben Hakrim. Les deux hommes avaient
déjà parcouru près de 20 kilomètres, en quête d’une Kia Sorento,
le seul indice qui pouvait les mener à la cache du boucher.
Torche en main, ils inspectaient chaque ferme, chaque cottage
qu’ils pouvaient croiser, dans cette partie dépeuplée de l’île. La
coiffe du sergent n’avait plus une plume et ses jambes nues
étaient paralysées, par la fraîcheur de la nuit et la valse des
embruns. Gum remarqua les contours d’une construction isolée,
dans la lande. Il ralentit et finit par s’arrêter sur le bas-côté. Il
pointa son phare vers la bâtisse. Il s’agissait d’un poste de
transformation du réseau électrique. Un panneau, sur la porte,
indiquait : danger de mort. Gum éclaira les alentours : aucun
véhicule.
- Sergent, allez jeter un œil.
- Commissaire, ça m’étonnerait qu’ils soient là.
- On ne peut pas se permettre d’écarter une piste, sergent !
- Mais il n’y a pas de voiture !

317
- Il a très bien pu la cacher derrière ou la camoufler sous un
tas d’endives.
Le sergent déplia ses membres raidis et, à la lumière de sa torche,
s’approcha du local technique constitué d’un bloc de béton troué
d’une porte métallique. Les murs étaient surchargés
d’inscriptions en tout genre. Il en fit rapidement le tour.
- Pas de voiture commissaire, l’endroit est désert.
- Je voulais en avoir le cœur net, sergent…N’oubliez pas que
l’éventreur de San Diego opérait dans un bassin de
décantation, il ne faut pas jeter toutes ses billes dans la
margelle ! Allez en selle !
A peine avait-il démarré que Gum freina, brutalement. Le
sergent glissa sur le porte-bagage et se coinça un testicule, entre
deux montants métalliques fixés au cadre. Sans tenir compte du
cri étouffé de son adjoint, Gum orienta sa torche vers la roue
arrière. La crevaison ne faisait aucun doute. Les débris de verre
qui trainait aux abords du transformateur avaient eu raison de la
chambre à air.
- Nous avons crevé, Mouloud…Il faut que je répare ça !
Descendez !
- Je ne peux pas commissaire.
- Comment vous ne pouvez pas ?
Le sergent essaya de débloquer sa bourse mais l’entreprise lui
sembla périlleuse.

318
- Quand vous avez pilé, j’ai glissé et une de mes…petites
boules s’est coincée…
- Votre petite boule s’est coincée ? Mais qu’est-ce que vous
racontez Mouloud ?
- Avec un pantalon, ça ne serait pas arrivé mais le short est
tellement large.
Gum pointa sa torche vers l’entrejambe de son adjoint et
comprit enfin la nature de l’incident.
- C’est bien la première fois que je vois ça ! Ecoutez, ne
bougez pas, c’est trop risqué. Vous allez vous coucher avec
le vélo, le temps que je change la chambre à air et ensuite,
nous trouverons bien une solution.
Le sergent Ben Hakrim se pencha, avec le vélo, en évitant de
provoquer toutes tensions, sur sa couille piégée. Gum fouilla
dans sa sacoche arrière et en sortit le matériel nécessaire à la
réparation du pneu.
Venant du Nord de l’île, les pleins phares d’une voiture
inondèrent la route d’une lumière vive. Bien qu’ébloui, Gum
adressa de grands signes au chauffeur qui ralentit et s’arrêta à
leur niveau.
- Un problème, les filles ?
- Commissaire Gum du commissariat de Ste Mary et voici
mon adjoint, le sergent Ben Hakrim. Nous avons crevé. Si
vous pouviez m’éclairer pendant que je répare, ce serait
formidable.

319
- Pas de souci
Après avoir manœuvré son véhicule pour apporter au
commissaire un maximum de lumière, il descendit du véhicule et
rejoint les deux policiers.
- Vous êtes courageuses, les filles, de rouler à une heure
pareille !
- Le crime n’a pas d’heure, lança Gum, en dévissant un
boulon.
- Et votre collègue, pourquoi il reste sur le porte-bagage ? Si
vous retourniez le vélo, ce serait plus facile.
- Je ne peux pas, indiqua timidement Mouloud.
- Le pauvre est scellé au porte-bagage par une couille. Si vous
pouviez le dégager, ce serait formidable.
L’automobiliste se pencha vers la selle et examina de près
l’organe prisonnier.
- Oh merde ! Il suffit d’écarter un peu cette barre…Je dois
avoir une bonne pince dans mon coffre…
Il revint armé d’une imposante tenaille. La simple vue de l’outil
effraya le sergent. Si l’opération tournait mal, il deviendrait
monoboule ce que Bintou ne supporterait pas. Pendant que le
commissaire introduisait la nouvelle chambre à air, dans le pneu,
l’homme força sur la pince, pour écarter l’étau d’acier. Il dut s’y
reprendre à deux fois avant d’y parvenir. Libéré, le sergent se
releva aussitôt, soulagé et plein de reconnaissances pour son
libérateur. Il lui sauta au cou et l’étreint.

320
- Oh c’est rien…fit le modeste libérateur.
- Vous avez sauvé ma burne, monsieur ! Je vous serai, à
jamais, reconnaissant !
- J’ai juste donné un bon coup de pince ! Rien de plus !
- Rien de plus ! Mais vous êtes tout pour moi ! Qui sauve une
boule, sauve l’humanité ! Si j’avais un bloc de marbre,
j’érigerais une statue à votre effigie !
La discussion, entre les deux hommes, dévia rapidement sur les
méfaits de la lumière bleue. Mouloud indiqua qu’il interdisait à
ses deux filles de passer plus de 6 heures, par jour, devant un
écran. Par contre, pour les écrans éteints, il ne fixait aucune
limite. Aucune étude ne démontrait leur nocivité.
- Voilà, on va pouvoir y aller…
Gum rangeait, déjà, ses outils au fond de sa sacoche. Tous ces
incidents, les avaient retardés et ils devaient, au plus vite,
reprendre leur chasse à l’homme. Le sergent étreint à nouveau
son sauveur et lui couvrit le front de baisers. L’homme repoussa
Ben Hakrim et traversa avant de s’installer au volant de sa Ford.
Alors que les deux policiers s’apprêtaient à démarrer en sens
inverse, il les interpella :
- Je pense à un truc, les filles…Je suis gardien, sur le phare de
Finrock, et, à mon avis, il y a des jeunes qui squattent la
petite maison abandonnée, sur la pointe de Westdrake.
Avec mes jumelles, j’ai vu pas mal de lumière, ça doit faire
la fête, là-dedans…Si vous avez l’occasion de passer…

321
- Est-ce que par hasard, vous avez aperçu un 4x4 avec une
octogénaire dans le coffre ?
- Ah ça commissaire ? J’ai bien cru voir une voiture mais, une
vieille dans le coffre, là, je ne sais pas…
- Merci du renseignement et bonne soirée.
L’homme accéléra, sans se soucier de la limitation de vitesse. Ses
dernières paroles résonnaient encore dans l’esprit de Gum.
- Vous avez entendu sergent ! Une maison abandonnée, des
lumières, une voiture. Je crois que nous tenons notre
homme qu’est une femme !
Gum recherchait l’itinéraire pour se rendre, au plus vite, sur
Westdrake. Il connaissait cette maison perdue dans la lande, tant
de fois reproduite sur des cartes postales en quête de touristes.
- 11 km Mouloud…Nous ne sommes qu’à 11 km de Miss
Doloway !
Il enclencha l’assistance maximale de son moteur électrique et les
deux hommes s’enfoncèrent, dans le brouillard, qui rampait sur
la côte. A Guantanamo, on libéra Emilio Garcia Jimenez.

322
Percy Rak s’agitait sur scène. Miss Doloway notait les
imperfections qui s’égrenaient. Dans sa jeunesse, elle avait
intégré le Royal Ballet et l’on disait d’elle qu’elle serait la nouvelle
Irina Paliouchka. Mais le destin en décida autrement. Elle
rencontra Mortimer et le suivit à Liverpool où il fonda la TTD
(Tool Technical Advancing), une société spécialisée dans la
conception d’outils pour les plateformes pétrolières. Par amour,
elle avait abandonné ses tutus et ses chaussons. Jamais, elle ne le
regretta, excepté le mardi 13 octobre.
C’est avec un œil critique, résultat d’une formation exigeante,
qu’elle assistait à la médiocre exhibition que lui proposait son
ravisseur. Les arabesques manquaient de cambrure, les brisés
d’amplitude, les flic flac de rythme, les ronds de jambe
d’équilibre…La liste des imperfections était longue et ne faisait
que s’amplifier, à mesure que les solos s’enchainaient. Et
pourtant, au moment où Belinda Uptooyou s’immobilisa, le
souffle court, après un long déboulé, Harriet applaudit,
vivement, animée d’une bienveillante pitié. La danseuse,
maintenant drapée dans un juste-corps orangé parcouru de
plumes, salua et baissa, enfin, le rideau. Harriet apprécia le

323
silence qui suivit. De courte durée. Percy surgit des coulisses
improvisées et s’écria :
- Et le rappel ?
Il souleva une chaise et la balança contre son unique spectatrice,
coupable de ne pas avoir réclamé le retour de la danseuse. Le
coin de la chaise heurta l’arcade d’Harriet, qui explosa, tout net.
- J’ai tout donné et même pas un rappel !
- Je vous ai cru fatigué…Vous…
- Fatigué ? Je ne sais pas ce qui me retient de vous arracher
les tibias ! Vous allez applaudir à tout rompre, vous allez
scander le nom de Belinda ! Je veux une salle conquise
comme envoûtée ! C’est clair ?!
Il venait de lui empoigner une épaisse mèche de cheveux qu’il
tira frénétiquement. Entre ses lèvres ensanglantées, la pauvre
femme bredouilla :
- Oui…Très clair…
- Je vous écoute.
Elle se mit à applaudir et à répéter sans conviction : « Belinda !
Belinda ! … »
- Plus fort…C’est une diva que vous interpellez !
Harriet obtempéra et se mit à clamer le nom de la danseuse.
- Voilà…
Enfin satisfait, Percy regagna les coulisses. Bientôt le rideau
s’écarta. Belinda reposait, au creux d’une énorme coquille de
324
palourde recouverte de strass. Elle souleva lentement un bras sur
la longue note d’un violoncelle. Dans sa main, elle tenait une
écumoire dont le manche clignotait. Harriet reconnut le premier
mouvement pour cordes et orchestre de Moussorgski. Ballet
qu’elle avait interprété, autrefois. Autrefois, maintenant,
toujours, à jamais…et après ?

325
Le sentier n’était pas goudronné et ils avaient dû mettre pieds à
terre, pour éviter une nouvelle crevaison. A mesure qu’ils
avançaient, le cri des vagues se faisaient plus perçants.
- Comment va votre couille Mouloud ?
- Je ne sens plus rien…Par contre, les tongs, ce n’est pas
l’idéal pour marcher dans cette rocaille.
- Ah ça c’est sûr ! Je ne suis même pas sûr que Pocahontas
portait des tongs.
- Non, elle portait des sandales en daim de castor mais, je
n’avais pas ça à la maison.
- Moi, les tongs, je n’aime pas ça. Ça me blesse le creux de
l’orteil.
- Question d’habitude…
La voix de Lorna les interrompit : « Vous arriverez à destination
dans 200 mètres…destination 200 mètres »
- Regardez, Mouloud, le gardien de phare avait vu juste !
326
Perçant la nuit épaisse, des faisceaux lumineux s’échappaient de
la petite bâtisse qui se découpait à l’horizon. Gum se glissa
derrière les branches d’un genêt et éteignit le phare de son vélo.
- Votre torche, sergent !
- Moi, je ne suis pas très rassuré dans la noire alors si…
- Eteignez-moi ça ! Il pourrait nous repérer…Si vous avez
peur, donnez-moi la main.
- Ce n’est pas de refus.
Lorsqu’il avait 6 ans, le sergent Ben Hakrim avait assisté à un
match de water-polo. Traumatisé, il n’avait plus jamais trouvé le
sommeil sans une veilleuse à ses côtés.
- Vous entendez ?
- Non et vous ?
- Oui, moi, j’entends. Sinon, je ne vous aurais pas demandé si
vous entendiez.
- Vous auriez pu me demander si j’entendais car vous
n’entendiez pas.
- Pourquoi j’irai vous demander si vous entendez, s’il n’y rien
à entendre.
- Si vous n’entendez pas, vous ne pouvez pas savoir qu’il n’y
a rien à entendre.
- Mais puisque je vous dis que j’entends !
- Et vous entendez quoi ?

327
- De la musique…un orchestre…
- Un orchestre ici ?
- Un enregistrement, Mouloud !
Gum enfonça son vélo dans les fourrées et l’arrima, à double
tour, au tronc d’un buis.
- Vous pensez qu’il y a des voleurs dans le secteur ?
- Ne dit-on pas que chaque porte a sa poignée.
- Si, on le dit.
- A mon signal, nous allons courir jusqu’à ce petit muret.
Ensuite, nous aviserons.
Gum contrôla la zone puis s’écria : Go ! Les deux hommes, sans
se lâcher les mains, s’élancèrent sur le sentier. Ils bondirent, par-
dessus les ajoncs, tels deux antilopes bravant les dangers de la
savane africaine vue d’avion. Mouloud s’arrêta net, faisant
basculer le commissaire sur un tapis de bruyère.
- Attendez chef, j’ai perdu ma tong !
Gum se releva, en se frottant le genou droit qui avait buté contre
un rocher. Mouloud soulevait les branches, une à une, en
espérant retrouver sa chaussure.
- Sergent, tant pis pour votre tong ! Il faut parfois de grand
sacrifice pour contempler la lumière de la victoire.
- C’était un cadeau de Bintou.

328
La voix du sergent s’étrangla. Terrassé par le chagrin, il songea à
la déception de son épouse s’il rentrait sans sa tong. Elle les avait
achetées sur un marché de Bamako et les avait joliment
emballées, à l’occasion du Valentine Day. Gum lui posa une
main sur l’épaule.
- Je vous promets qu’on la retrouvera Mouloud…Même s’il
faut stopper le cours du Nil pour ça !
Derrière eux, une porte claqua. Ils se turent et se tapirent dans la
broussaille. Une silhouette apparut dans la pénombre. Une
femme, dont la perruque étincelait, observa les étoiles puis se mit
à pisser, contre un mur.
- Vous avez vu commissaire, elle fait ça debout.
- Il fait ça debout…je vous rappelle que l’homme que nous
cherchons est une femme, cette femme est donc un
homme. Le sexe est commutatif, sergent.
8 minutes plus tard, le jet de Percy Rak finit par se tarir. Il
réajusta son collant et se dirigea, sur ses hauts talons, vers
l’appentis qui résistait au vent. Les clignotants de la Sorento
accompagnèrent l’ouverture automatique des portes. Du coffre,
il sortit un lourd objet que Gum ne parvint pas à identifier, au
premier abord. Mais lorsque la bouchère de Ste Mary regagna
l’entrée de la bâtisse, il distingua, avec effroi, la lame dentée
d’une scie circulaire.
- Il va la découper ! s’alarma Gum.
- Découper quoi, commissaire ?
- Découper Miss Doloway…Qui voulez-vous qu’il découpe ?
329
- Il pourrait très bien avoir quelques lattes de parquet à
débiter.
- Mais enfin Mouloud ! Nous ne serions pas tapis dans la
lande humide par cette nuit de pleine lune si notre homme
s’apprêtait à rénover son parquet ! Bricoler n’a jamais
constitué un crime, pas plus qu’un délit ! Vous pensez que
j’aurais organisé une opération digne de l’antigang pour un
simple coupage de lattes !
- J’essayais juste…
- N’essayez pas ! N’essayez plus ! D’ailleurs, à partir de cet
instant, à chaque fois que vous souhaiterez parler, vous
vous tairez ! Il me faut, pour mettre au point un plan
infaillible, la plus grande concentration.
- Et moi, je fais quoi, en attendant, chef ?
- Réfléchissez de votre côté, peut-être qu’une idée lumineuse
vous viendra.
- Très bien, je réfléchis de mon côté.
Il se tourna vers le récif. Dos à dos, les deux hommes
s’habillèrent de silence. Gum observa longuement la bâtisse, en
particulier, les accès et autre chose. De son côté, le sergent
dessina un plan des lieux, sur le sable. Il s’y reprit à plusieurs fois
avant d’établir la représentation la plus conforme, à l’échelle la
plus adaptée.
- Chef, j’ai une idée !
- Je vous écoute, sergent.
330
- On pourrait creuser un tunnel en partant de ce point qui
rejoindrait le bord de la falaise.
- Et quel est l’intérêt de creuser un tunnel jusqu’à la falaise ?
- C’est juste une idée, chef, rien de plus.
- Si ça ne vous dérange pas, on va la mettre de côté, pour
l’instant, et continuer à réfléchir.
- Très bien, chef.
Gum prit une longue inspiration et ferma les yeux. Autrefois, il
s’était adonné à la méditation. Il espérait qu’en atteignant l’état
de pleine conscience, il pourrait apprécier, à toute objectivité, la
situation et échafauder un plan d’action des plus opérants.
Concentré sur sa respiration, il laissa ses sens se connecter à
l’instant présent. Il perçut assez nettement le chuintement des
feuilles d’aspergia ballotées par le vent et crut même reconnaître
la reptation d’une tarente sur le flanc d’un rocher.
- Chef ! J’ai une autre idée !
Gum dut interrompre, à regret, sa quête intérieure.
- Je vous écoute, Mouloud.
- Je me mets à crier « Au secours ! » en faisant mine d’être
prisonnier des sables mouvants. Le type ou la type sort
pour me secourir et là, vous lui tirez dessus.
- Je lui tire dessus, avec quoi ? fit le désœuvré Gum.
- Avec votre revolver !
- Je n’ai pas mon revolver, Mouloud.
331
- Vous n’avez pas votre revolver ?
- Non, justement. Dans la précipitation, j’ai oublié de le
prendre…J’ai bien mon couteau tire-bouchon mais, ça fait
un bout de temps que je ne l’ai pas aiguisé.
- Oh qu’est tombe mal ! se désola le sergent.
C’est alors qu’il remarqua l’arc fixé au travers de son buste. Pièce
maîtresse de son costume d’indienne post-pubère.
- Regardez chef ! On est sauvés, j’ai un arc ! Je l’ai emprunté
à Oswald, mon petit dernier.
Gum observa l’arme factice au plastron de son adjoint, en
travers de sa tunique comanche. Un signe du destin.
- Très réaliste cet arc, observa-t-il. Il n’y verra que du feu, j’en
suis sûr ! Oubliez les sables mouvants ; pas très crédible.
Vous allez tout simplement frapper à la porte en lui faisant
croire que vous êtes perdu. Dès qu’il aura ouvert, vous le
mettez en joug. Moi, pendant ce temps, j’aurai fait le tour
de la maison et serai rentré par une fenêtre, à la dérobée. Je
me faufilerai, ni vu, ni connu, derrière lui, et je n’aurai plus
qu’à l’assommer avec cette pierre.
Gum venait de ramasser un morceau de granit qui trainait à ses
pieds et l’exposa fièrement aux yeux de son adjoint.
- Chef, je ne sais pas comment vous faites ! Vous devez avoir
une cousine d’Einstein coincée dans le cerveau !
- N’exagérons rien, mon cher Mouloud…à la rigueur une
nièce par alliance.

332
- Mais, il y a un problème, chef.
L’exaltation fit place à l’inquiétude sur le visage de Gum. Sa lèvre
inférieure se mut en bec d’étourneau.
- Je n’ai pas les flèches. Oswald les a toutes perdues.
D’abord, Gum se crispa maudissant le destin si prompt à les
contrarier. Puis, il se ravisa.
- On n’est pas obligés de lui dire.
- Ah bah oui…Motus et bouche moute moute !
- Parfaitement, bouche moute moute ! Plus une minute à
perdre. Vous savez ce qu’il vous reste à faire ?
- Oui, chef.
- Si ça tourne mal, Mouloud, sachez que j’irai, chaque jour,
fleurir votre tombe.
- J’irai avec vous, chef. Rien ne pourra nous séparer.
Les deux hommes échangèrent un ultime regard, laissant défiler
tous les moments d’insouciance qu’ils avaient partagés. Ils se
frottèrent mutuellement le menton pour sceller leur éternelle
amitié. Un cri strident retentit à l’intérieur. Gum reconnut le
timbre diaphane de Miss Doloway.

333
Il réenclencha, plusieurs fois, le bouton de la scie mais rien à
faire ! La lame restait désespérément inerte, coincée dans
l’humérus d’Harriet à demi-sectionné. C’était pourtant du
matériel allemand, de première qualité. La vieille femme s’était
évanouie et reposait, courbée, sur son fauteuil. Excédé, il finit
par décoincer la lame d’un coup sec et jeta l’outil qui se fracassa
contre un mur. Percy s’écarta pour éviter les projections de sang.
Une belle gerbe éclaboussa le parquet. La tête d’Harriet dodelina
et ses yeux s’entrouvrirent mollement.
- Vous pouvez être fière de vous ! J’ai cassé ma scie ! Une
scie toute neuve que j’avais achetée spécialement pour
vous !
Miss Doloway tenta d’articuler quelques mots mais elle ne
produit qu’un long râle inintelligible. Il pesta et tira si fortement
l’oreille de la vieille femme que le cartilage se fendit.
La scie en panne venait entacher une soirée qui s’était pourtant
terminée, en apothéose. Jamais, Belinda n’avait atteint un tel
niveau de performance et les applaudissements nourris du public
avaient résonné, comme une juste récompense. Elle pouvait
maintenant s’envoler, entamer sa carrière internationale !
334
D’ailleurs, il avait réservé une place sur le premier Ferry et devait
embarquer à 5h08. Il n’avait pas une minute à perdre. Sa carrière
en dépendait. Pour autant, il ne pouvait laisser cette vieille
conasse, derrière lui, sans la découper. Ne l’avait-on pas
surnommé : le boucher de Ste Mary ? Offrir son corps à la danse
et être considéré comme un vulgaire tripier ! Non, il ne la
découperait pas, il ne voulait pas leur donner raison. Mieux que
la scie, les flammes ! Il n’était pas le boucher de Ste Mary mais
l’Héphaïstos des Cornouailles ! Il s’écria : « Mais oui, le feu ! Le
feu ! Que toute cette vie soit jetée au feu ! ». Elle laisserait,
derrière lui, ce funeste Percy Rack, tailleur sans envergure à la
triste mine. Elle allait tout brûler, ne rien laisser derrière elle, pas
même un souvenir. Pourquoi perdre de précieuses minutes à
découper Miss Doloway alors que les flammes la consumeraient
sans partage. Elle posa un regard froid sur son admiratrice. Le
sang continuait à s’écouler de sa plaie béante. Elle avait un bidon
d’essence, dans son coffre. Juste assez pour renaître de ses
cendres. Tel le P_ _ _ _ _ x (à vous de jouer !).
On frappa à la porte. Belinda s’effaça, Percy se figea.
- Y’a quelqu’un ? Je crois que je suis perdu…Si vous pouviez
m’indiquer la route de Pelistry ?
Un homme se tenait derrière la porte. Le sergent Ben Hakrim,
par souci de vraisemblance, avait pris un accent belge. Il était
fréquent que des touristes s’égarent dans la lande. Percy scotcha
la bouche de Miss Doloway dont la pâleur se parait déjà de
reflets bleutés. Il n’ouvrirait pas.

335
- Ecoutez…Soyez sympa…J’ai mon fils avec moi, un bébé
de 6 mois. Avec ce froid, il va finir par s’enrhumer, il est
déjà presque mort.
Un bébé de 6 mois ? Sans le savoir, le sergent venait, par son
fieffé mensonge, de réveiller l’instinct maternel qui se tapissait,
depuis toujours, dans les limbes de Percy Rak. A huit ans déjà, il
aimait se glisser un coussin sur le ventre et, allongé sur son lit,
simulé un accouchement aux forceps. Il n’avait jamais pardonné
à son père d’avoir brûlé son petit bureau transformé en
couveuse. Il ne regrettait pas de l’avoir aidé, deux ans plus tard, à
basculer du sommet des falaises de Bearwitch. Une vive colère le
submergea. Comment traîner un bébé, en pleine nuit, sur ce
piton venteux ? Comment un compatriote du Manneken Pis
pouvait-t-il manquer, à ce point, de discernement ?
- Oh la la, je viens de me rendre compte que j’avais aussi son
frère jumeau avec moi…Je vous en prie, ouvrez !
Juché derrière une fenêtre, à l’arrière du chalet, Gum trouva
l’argument quelque peu grossier et espérait que son adjoint ne
foulât pas davantage les limites de l’invraisemblable. De son
côté, baignant dans sa folie, Percy Rak ne vit pas la malice du
sergent et sa colère redoubla. Ce n’était pas un bébé qui se
languissait dans les embruns, mais deux ! Il oublia sa carrière
internationale et mût, par une bouffée de compassion envers ces
deux petites vies malmenées, il décida d’ouvrir. Méfiant, il coinça
un tournevis dans l’élastique de son juste au corps. Puis, il
décrocha un pan des rideaux qu’il glissa sur le corps inerte de
Miss Doloway.

336
Après avoir déverrouillé la grinçante serrure, il ne fit que passer
la tête dans l’entrebâillement de la porte. Il fut comme stoppé en
découvrant, dans la pénombre, une indienne en short. Le temps
de la surprise fut bref. Puisque le sergent, suivant les instructions
du commissaire, donna un coup de pied dans la porte et le mit
en joug avec son arc.
- Plus un geste ! A genoux, les mains sur la tête, les pouces
relevés ou je tire !
N’ayant pas remarqué qu’aucune flèche n’était encochée au fil
tendu, Percy, le corps tremblant d’effroi, s’apprêtait à
s’agenouiller lorsque l’arc se rompit. Le sergent se retrouva avec
au bout des mains deux morceaux de plastique ballotant au bout
d’une ficelle. Percy empoigna alors le tournevis, plaqué contre sa
cuisse, et le pointa vers son agresseur.
- Alors, on fait moins le malin maintenant, Sitting Bull !
- Non, je vous en prie, ne tirez pas ! J’ai cinq enfants, sans
compter les autres…bredouilla le sergent Ben Hakrim !
- Vous avez assez profité de ma bienveillance…Les deux
jumeaux, rien qu’un leurre !
- Mais non, je vous assure…Je ne sais pas où ils sont
passés…A cet âge, faut toujours que ça bouge ! Venez les
enfants !
Par-dessus l’épaule de Percy, le sergent, les mains levées,
observait, tout en parlant, le commissaire qui peinait à s’extraire
de la fenêtre. Le boucher de Ste Mary ne se doutait pas qu’une
lourde menace le guettait dans son dos.

337
- Entrez ! Vous allez brûler comme tout le reste !
- Brûler ? Oh non…Vous perdez votre temps, je suis
ignifugé, c’est de famille.
- Fermez-la ! Entrez et fermez cette porte !
A quelques mètres, Gum tentait toujours de se défaire de
l’encadrement de la fenêtre, le ventre pris en étaux. Sous la
menace du tournevis, le sergent avança lentement, le front
perlant de sueur, et referma la porte. A peine, le cliquetis de la
serrure s’était-il enclenché, que Percy leva son arme, prêt à
l’enfoncer dans l’œil droit du sergent.
- Plus un geste ! Vous êtes cerné Monsieur Rak !
Percy se retourna alors et reconnut le demi-corps de
l’encombrant commissaire, suspendu à la fenêtre. Le sergent
assena, alors, un violent coup de pied dans les reins du crimeur.
Il bascula et s’étala, avec fracas, sur le parquet. Immobile.
- Joli coup ! s’exclama Gum.
- 5 ans de curling, faut bien que ça serve ! lâcha le sergent.
Toujours en fâcheuse posture, incapable de se décoincer, Gum
reconnut les sandales rouges et or, au pied du fauteuil, baignant
dans une mare de sang. Miss Doloway reposait sous l’épais
rideau. Peut-être son linceul.
- Mouloud, passez-lui les menottes et libérez Miss Doloway !
- Je n’ai pas de menottes, commissaire.
- Passez-lui autre chose mais faites vite !

338
Le sergent glissa une plume de sa coiffe dans la main inanimée
de Percy et s’élança vers le fauteuil. Il tira le morceau de tissu et
rota, en découvrant le corps ensanglanté de la vieille femme.
- Oh non ! fit Gum d’une voix étranglée.
Miss Doloway fut pris d’un violent spasme et releva la tête. Il
n’était point venu, pour elle, le moment de rejoindre Mortimer.
- Elle n’est pas morte, Mouloud, elle n’est pas morte !
J’appelle les urgences…Comprimez sa blessure !
Le commissaire fit marche-arrière et, de l’extérieur, contacta le
Ste Mary Hospital. Alors qu’il comprimait le bras, le tibia et
l‘oreille de Miss Doloway, le sergent remarqua une mare de sang
qui s’étendait sous le corps étalé de Percy Rak.
- Commissaire, lui aussi, il saigne ! Je ne peux pas comprimer
les deux ! Je n’ai pas quatre bras ! Moi non plus, d’ailleurs.
Gum qui venait de raccrocher passa, à nouveau, la tête par la
fenêtre.
- Mouloud, aidez-moi à rentrer. Je coince du ventre. fit-il en
tendant son bras.
- Commissaire, j’ai une idée. Et si vous faisiez le tour et
passiez par la porte ?
- Riche idée, mon cher Mouloud, riche idée !
Il avait déjà disparu et contourna la vieille bâtisse. La pleine Lune
tapissait l’immensité d’un halo poudreux. Gum se souvint de
cette belle nuit de l’été 2008 où, sous l’odorant tilleul, il avait
décapsulé une canette. Il poussa la porte.
339
- Mouloud, une ambulance arrive…Comment va-t-elle ?
- Pas en super forme, j’ai l’impression.
Gum découvrit la rougeoyante mare qui s’étendait sous Percy
Rak.
- Vous ne l’avez pas raté !
- C’est toujours mieux que demain !
Gum s’agenouilla et fit basculer le corps du malfrat, sur le dos.
En tombant, il s’était enfoncé le tournevis dans l’aine. Seul, le
manche dépassait encore.
- Monsieur Rak, vous m’entendez ?
L’ex-tailleur souleva péniblement sa tête, un mélange de salive et
de sang au coin des lèvres.
- Nous vous arrêtons pour enlèvement, tentative
d’homicide, trouble à l’ordre public, agression sur
personnes détentrices de l’autorité, jet de Smartphone,
etcetera, etcetera ! Vous pouvez garder le silence et tout ce
que vous direz sera retenu contre vous et tous les autres !
Vous m’entendez Monsieur Rak ?!
- Non…Pas Monsieur Rak…Belinda, Belinda Uptoo….
Son visage se crispa, puis tout son corps. Il fixa le plafond et sa
tête retomba, comme soulagée.
- Le boucher de Ste Mary vient de pousser un dernier soupir,
on ne le regrettera pas.

340
- Chef ! Chef ! La dame, elle tremble de partout ! On dirait
un Sex Toy !
Gum s’élança vers le fauteuil. Le corps de Miss Doloway était
agité de convulsions. Le commissaire pressa ses épaules, pour
contenir les violents spasmes.
- Miss Doloway ! Je vous en prie, soyez forte ! Les secours
arrivent ! Luttez ! Pour vous ! Pour moi ! Pour les
belladones qui fleurissent au printemps ! Pour vos cerisiers,
promesses de parfums sucrés ! Pour la patrie de vos
ancêtres ! Pour les étoiles accrochées à nos rêves ! Pour les
soirs d’été et les matins fiévreux !
- Et pour moi, chef ?
- Mais oui, pour le sergent Ben Hakrim !
Comme par enchantement, sur cette dernière incantation, les
tremblements cessèrent. Le corps chahuté parut, soudainement,
enveloppé d’une languide paix intérieure. Un sourire se dessina
sur les lèvres de la vieille femme.
Elle posa alors ses doigts noueux sur la main rebondie du
commissaire. Un geste pour l’éternité. John saisit la boussole et
le glissa dans sa poche.
Occupés à secourir la vieille femme, les deux policiers ne
prêtèrent attention à la main droite de Percy Rak qui glissait
lentement vers le tournevis planté dans son abdomen. Lui aussi,
s’accrochait à la vie. Il saisit le manche et le tira doucement. Les
yeux mi-clos, il observait les deux agents débordants
d’attentions, autour du fauteuil. Il se mit à ramper vers la porte,

341
toujours animé par son désir de scène, de virevoltes et de
rappels.
- Commissaire ! Il y a le boucher qui se fait la malle !
s’exclama le sergent Ben Hakrim tout en ventilant Miss
Doloway.
- Qu’est-ce que vous racontez, Mouloud ? Il est mort !
rétorqua Gum sans prendre la peine de se retourner.
- Il est très remuant pour un mort !
Percy se vidait de son sang mais continuait à glisser lentement
sur le parquet fixant la porte qui se rapprochait.
- Mouloud, soulevez les jambes de Miss Doloway, ça l’aidera
à s’oxygéner…Miss Doloway, vous m’entendez ? Si vous
m’entendez, dites : Francis Lalanne !
Tout en maintenant les jambes de l’infortunée à la verticale, le
sergent remarqua la scie circulaire abandonnée au pied d’une
caisse de Pétrus. Sans un mot, il abandonna sa mission
jambesque et, après l’avoir branché et effectué les réparations
nécessaires, il fit rugir la lame de la scie. Il se rua alors vers le
rampant et le scia dans sur toute sa longueur. Les deux moitiés
pivotèrent mollement sur le sol sous le regard hébété du
commissaire.
- Voilà, il aura du mal à s’enfuir maintenant ! lança le sergent
couvert de sang.
- Vous avez vu l’état de votre tunique, sergent ? Même à 90°,
vous ne parviendrez jamais à la ravoir.

342
- Vous ne connaissez pas les astuces de Bintou ? Avec le
bicarbonate, on fait des merveilles !
Derrière eux, la porte d’entrée claqua, avec grand fracas.
L’équipe des urgences se déploya, autours des deux corps
meurtris. Gum accompagna la civière de Miss Doloway jusqu’à
l’ambulance dont le gyrophare nimbait, de bleu, le souffle de la
nuit. Il la regarda s’éloigner, à vive allure, sur la piste bordée de
genêts et d’éliopantes. La lune pointait, toujours, son étincelant
regard par-dessus les nuées.
Quelques minutes plus tard, il ne resta rien de l’agitation qui
avait secoué ce coin de landes, d’ordinaire si paisible. Infirmiers,
médecins s’en étaient allés. Il ne restait que deux hommes. Deux
hommes, côte à côté, insensibles à l’érosion des récifs battus par
le ressac. Deux hommes, debout, face à l’immensité.
- Bon, chef, il ne nous reste plus qu’à retrouver ma tong.
- Oui, Mouloud…Allons-y

343
- Ce soir, mes amis, je suis fier d’être votre gouverneur ! Fier
de compter dans mon district, deux héros ! Car oui, ce sont
bien deux héros que nous célébrons, ce soir, sous l’étendard
de notre Duché. J’ai bataillé, au sein du conseil cornique,
pour maintenir, sur cette île, une police d’excellence et
jamais bataille ne fut plus noble ! Car, sans cette police que
le monde entier et la Bolivie nous envient, deux femmes ne
seraient pas parmi nous, ce soir. Deux familles porteraient
le deuil, dont l’une de nos plus illustres ! Et tous ici, nous
serions tenaillés par l’angoisse de croiser le chemin de la
bête, ce boucher de Ste Mary ! Maudit soit la Bête !
Des huées nourries retentirent, en écho, sous les hauts plafonds
de la Chambre du Conseil. Pour l’occasion, le hall s’était paré de
tentures bleu et or. De chaque côté de l’assistance, on avait
suspendu les portraits du Commissaire Gum et du sergent Ben
Hakrim. Il ne restait pas une chaise de libre face au podium. A
l’extérieur, entassée sur le parvis, une foule immense (c’est-à-dire
les pauvres) assistait, sous un parapluie, à la cérémonie
retransmise sur un écran géant.

344
Derrière son pupitre, Sir Mac Purple crachait ses mots en
essuyant, parfois, son front rougi. Derrière lui, confortablement
installés sur des fauteuils en velours, les deux héros de la soirée,
impassibles, savouraient, chaque instant, de ce qui resterait l’un
des plus beaux jours de leur vie.
- Bien sûr, je ne peux aller plus loin, sans m’associer au
chagrin des Doodle. Je me tourne vers vous, Nancy
Doodle, je me tourne vers les vôtres. Debbie était une
jeune fille formidable. Elle était l’innocence, la jeunesse, la
félicité. Elle était des nôtres mais elle n’est plus !
Installée au premier rang de l’assemblée, Nancy Doodle était
méconnaissable, les chairs rongées par le désespoir. Soutenue par
March, sa fille ainée, elle posait un regard vague sur les mots du
gouverneur. A leurs pieds, Pitchy, le teckel de Debbie, paré d’un
collier noir en signe de deuil, se léchait l’anus.
- Si la mort de Debbie nous a tous atteint, permettez-moi, ce
soir, de célébrer la vie !
Sir Mac Purple se tourna, alors, vers son vieil ami et mentor, Sir
Alosyus Sussex. Le vieil homme serrait la main de sa fille,
rescapée, assise à ses côtés. Elle portait une magnifique robe,
dessinée par Jerry Dugown, pour la maison Dior. Afin de lui
épargner une dégradante exposition, Lucy, femme de chambre
des Sussex, avait glissé, dans sa culotte, une double protection
urinaire. Il n’était pas rare qu’elle souille ses dessous. Selon les
psychiatres, elle souffrait d’une régression temporelle liée au
choc traumatique de la détention. Une enfant de 5 ans dans le
corps d’une quinquagénaire défigurée. Ne pouvant s’imaginer au
bras d’une demeurée, Lens Bilmore renonça au mariage et rejoint
345
son Australie natale. Conrad, lui, s’était envolé pour San
Francisco, trop impatient de tester son nouveau God. Miss
Sussex mère essuya le filet de bave qui coulait des lèvres de sa
fille, avant d’étaler les larmes suspendues à son regard.
- Sans ces deux héros, Sixtine ne goûterait plus aux plaisirs de
la vie, Sixtine ne serait qu’un souvenir qui hanterait, à
jamais, la vie des siens.
On applaudit généreusement.
- Une autre femme leur doit la vie. Cette autre femme, à plus
de 80 ans, et a su résister aux pires supplices. Si elle avait
été un sushi, il est certain qu’elle aurait défendu les
Ouïghours.
Face à lui, cramponnée à son fauteuil roulant, Harriet sourit à
l’assemblée qui se dressa pour l’acclamer. Gum, aussi, se leva
trop heureux de savoir sa Dame, saine et sauve. Il lui adressa un
geste tendre de la main qu’elle ne remarqua point. Le
gouverneur, pressé d’en finir, fit taire l’assemblée d’un geste
d’autorité.
- Mesdames, Messieurs, je pense qu’il est grand temps
maintenant de remettre à nos deux héros la croix de St
Argon pour saluer leur bravoure, leur dévouement et tout
ce que vous voulez. Pour cela, je vous demande d’acclamer
celui qui a endossé le costume de tant de héros, j’ai nommé
Monsieur Tom Cruise !
Gum exulta. Jamais il n’aurait imaginé que son idole
accrocherait au revers de son débardeur la plus haute distinction
de l’archipel. Lorsque la star apparut, sur un puissant scherzo de
346
l’orchestre, il tressaillit et dut se cramponner à son fauteuil, pour
ne pas faillir. Une stand ovation accueillit l’icône américaine.
Après lui avoir donné l’accolade, le gouverneur lui céda sa place,
à la tribune, et la parole.
- Merci mes amis, merci ! Ce soir, ce n’est pas moi qui crève
l’écran, ce n’est pas moi qui offre son corps sculpté à
l’éternité. Ce n’est pas moi, c’est eux. Eux, les guys ! Eux les
bad boys ! Eux les warriors ! Les Bim Bam Boum ! Si la vie
m’a appris une chose, une seule, c’est que c’est pas bien !
Mais alors quoi qu’est bien ? Quoi ? Mais tout qu’est bien !
Tout ! Alors, je vous demande de faire un maximum de
bruit pour le commissaire Darryl Gum et le sergent,
Mouloud Ben Hakrim !
Le bruit retentit jusqu’au deuxième étage du Conseil où, dans un
bureau à peine éclairée, Angela Mills vidait une corbeille gavée
d’imprimés froissés. Après une longue période d’inactivité, elle
avait obtenu ce poste, à temps partiel, grâce à l’intervention de
son beau-frère, chauffeur du gouverneur. Elle n’avait jamais été
très attirée par le ménage. Son minuscule appartement, sur Flow
road, n’était que désordre et pestilence. Et pourtant, si elle
pouvait aujourd’hui regarder l’avenir avec un demi-sourire, elle le
devait à cet aspirateur et à ce chariot. Elle reposa la corbeille,
maintenant vide, et vaporisa un activeur de brillance sur le
bureau en acajou. On lui avait précisé que Monsieur Devish,
administrateur général du Duché, attaché à la voirie, était
particulièrement maniaque. C’est donc, avec une attention
redoublée, que la jeune femme essuya le plateau et son sous-
main intégré. Elle ne voulait pas risquer d’essuyer les critiques de
Merryl, sa cheffe de service. Il ne lui restait plus qu’à aspirer le
347
parquet stratifié. Elle poussa son chariot jusqu’au couloir,
brancha l’aspirateur et déclencha l’aspiration. Muni d’un filtre
Hepa, comme l’exigeait les normes sanitaires à la suite de
l’épidémie de Coxyna virus, le puissant aspirateur emprisonnait
les poussières et dispersait un air purifié.
Plus bas, la cérémonie se poursuivait. Bintou, la femme du
sergent, accompagnée de ses cinq enfants, avait déjà pris plus de
200 clichés de l’évènement. En raison d’impératifs impératifs,
Tom Cruise avait déjà rejoint son jet, après avoir décoré les deux
policiers comme le prévoyait les termes de son contrat signé avec
l’administration Purple.
Les yeux encore pétillants, Gum s’approcha du pupitre car il lui
revenait, maintenant, d’adresser quelques mots à l’assemblée.
- Mes premiers mots seront pour ma femme, Maggie. Ne la
cherchez pas, elle devait aider un ami à remplacer la bonde
de son évier, elle n’est donc pas à nos côtés, ce soir. Mais, je
sais qu’elle pense à nous, à vous…Merci Maggie ! Vous
savez, on raconte que nul n’est revenu des iles Féroé sans
une dent de narval. Eh bien moi, ce soir, c’est avec le
menton fourbu que je m’adresse à vous ! Non, le crime ne
triomphera pas, avec ou sans dent de narval !
Le sergent Ben Hakrim tapota l’épaule du commissaire alors que
le parterre, enthousiaste, l’acclamait en scandant : une dent de
narval ! Une dent de narval !
Debout, adossée à un pilier du hall, Mae Tawer consignait sur
One Note, chaque seconde, de la cérémonie. Le Herald Ste Mary
tribute avait obtenu l’exclusivité mondiale sur l’évènement et la

348
journaliste devait remettre, à son rédacteur en chef, un article
saisissant pour l’édition du matin.
- En épinglant cette broche sur ma poitrine, sachez que c’est
toute une famille que vous honorez. Ma mère, Mary, mon
père, Gill, ma cousine, Debra, son fils, Gaylord, ma tante,
Isadora, mon autre tante, Sue-Daphnée, mon cousin
germain, Wilson, ma sœur, Dolly, le cousine par alliance de
Debra, ma belle-mère, Virginia, sans oublier, Ethan, mon
demi-frère, Eleonora, ma nièce adorée, Mustapha, mon
grand-oncle de Baltimore, Jane, ma tendre cousine …
22 minutes plus tard, Gum acheva sa longue liste. Dans
l’assemblée, nombreux étaient ceux qui s’étaient assoupis. Sir
Mac Purple, n’y tenant plus, donna l’ordre d’ouvrir le buffet,
installé dans une salle voisine. L’information circula rapidement,
parmi les spectateurs, et, progressivement, l’auditoire se
clairsema. Imperturbable, Gum poursuivit. John s’en voulait et
reposa la boussole.
- Mais un commissaire n’est rien sans son second et si Percy
Rak n’est plus, c’est aussi grâce à mon fidèle adjoint : le
sergent Ben Hakrim !
Les quelques personnes encore présentes applaudirent
mollement. Le sergent sauta, au cou de son supérieur, et l’étreint,
fortement. Au premier rang, il ne restait que Bintou et ses
enfants, pour acclamer les deux héros soudés par l’émotion. Une
hôtesse, découpée dans un tailleur aux couleurs de la cité,
traversa le podium et invita les deux hommes à rejoindre la salle
du buffet.

349
- Attendez, je vais dire quelques mots tout de même, ce n’est
pas tous les jours une semaine !
Le sergent avait passé des heures à rédiger son discours et il ne
comptait pas le laisser plier au fond de sa poche. Il s’approcha du
micro alors que l’hôtesse entraînait déjà Gum sur le chemin des
agapes.
- Mesdames, Messieurs et tous les autres…
Face à lui, les équipes d’entretien empilaient les chaises alignées
pour la circonstance dans le hall. Seul, un vieil homme endormi
reposait encore au troisième rang. Le sergent ne parlait plus
qu’aux siens, impatients, eux aussi, de le voir conclure.
Angela Mills attaquait le troisième étage. Elle arrêta son charriot
devant la porte des toilettes pour dames. Elle versa une bonne
dose de désinfectant dans un seau et s’attaqua à la céramique des
sanitaires. Il lui sembla entendre des bruits de pas, dans son dos.

350
Il était plus de minuit, lorsque que Gum referma, derrière lui, la
porte de son cottage. Il avait dû répondre à un cortège de
sollicitations et n’avait pas pu profiter de l’alléchant buffet. A
chaque fois, qu’il parvenait à s’en approcher, une main se posait
sur son épaule, pour le féliciter ou lui réclamer un selfie. Il ferait,
donc, une courte halte, en cuisine, avant d’aller se coucher. Sur le
chemin, il s’était souvenu qu’un reste de haddock aux myrtilles
patientait au frigo. Sainte perspective.
Débarrassé de son trois-quarts, de ses rutilantes bottines, cirées
pour l’occasion, il se dirigea vers son sésame. Il ne se contenta
pas de l’assiette de haddock. Il prit aussi un morceau de cheddar
et se découpa une part de Chicken pie.
Il expira profondément, en s’asseyant. La soirée avait été
éprouvante. Tant d’émotions l’avaient traversé. Le long
panégyrique du gouverneur, le sourire d’Harriet, les acclamations
nourries et, l’apothéose ! L’apparition de Tom Cruise !
Il glissa une main dans la poche de son pantalon. Gage de son
éternel reconnaissance, Sixtine Sussex lui avait offert son yoyo. Il
resta de longues minutes à l’observer. Lui vint alors l’envie de d’y
jouer, comme il le faisait parfois, au temps de son enfance. Mais,
il ne parvint à introduire son index fourbu dans la boucle formée
par la ficelle et dût renoncer. Jamais, il ne s’en séparerait et

351
regrettait de ne pas avoir un fils ou une fille à qui le léguer, au
moment du grand départ.
On gloussa. Il sursauta. Il pensait Maggie absente ou endormie.
Elle gloussait au salon. Elle regardait certainement la 9ème saison
de « Genocid Quest » avec l’hilarant, Denzel Dove. Impatient de
lui faire le récit de la soirée, il reposa sa fourchette et traversa le
couloir, sans prendre la peine de l’éclairer. Lorsqu’il ouvrit la
porte, il trouva Maggie, toute gloussante, les pieds nus,
prisonniers des mains de Finch Hataway, un nouvel adhérent du
club de dominos.
- Oh désolé…fit Gum, regrettant déjà son inconvenante
intrusion.
- Déjà rentré ? rétorqua Maggie, ne gloussant plus du tout et
prenant une attitude verticale.
- Il est plus de minuit, ma chérie, et demain, je travaille.
- Comme tu n’étais pas là, j’ai demandé à Finch de passer. J’ai
dû m’enfoncer un clou dans le pied, impossible de le
déloger.
- Oh mince ! Il fallait m’appeler ma chérie. C’est gentil à
vous, Finch, d’être venu comme ça, en pleine nuit.
- C’est normal.
- Bon, bah si tu ne sais pas quoi faire, va te coucher !
enchaîna Maggie.
- Tu ne veux pas que je jette un œil à ton pied, ma chérie ?

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- Non, Finch a une grande tante podologue, il a ça dans les
gènes.
- Et un oncle philatéliste, ajouta, non sans fierté, le jeune
homme.
- Formidable ! On peut dire que tu es entre de bonnes mains,
ma chérie !
Gum ondula alors du buste espérant, ainsi, attirer l’œil sur la
croix de St Argon qui brillait sur sa poitrine.
- T’as envie de chier ou quoi ? lâcha, excédée, son épouse.
- Non ! Bon, je vais vous laisser…Ah regarde, ce que m’a
donné Sixtine Sussex. Son yoyo. fit Gum en exposant
l’objet.
- Oh super ! Tu as vu ça, Finch ? La Sussex lui a donné son
yoyo !
- Son yoyo ! Ah franchement, il faut le croire pour le croire !
Gonflé d’orgueil, Gum referma la porte. Avant d’éteindre la
lumière de la cuisine, il jeta un regard vers la maison de Miss
Doloway. L’ombre des deux étages se découpait, dans la nuit
étoilée, pleine d’étoiles. Comme il était impatient que sa
charmante voisine, en convalescence à Belish House, regagne
son propret jardinet.
Après avoir essuyé la lunette, il tira la chasse d’eau et se glissa
sous la couette. Il songea à ses chaussons et s’endormit très vite.
John ignora la boussole quelques instants.

353
Tout le week-end, les citoyens avaient afflué, de tout l’archipel,
pour déposer au pied du commissariat : des gerbes de fleurs, des
dessins, des bougies…On trouva même des confitures et du
hachis Parmentier. Témoignages de reconnaissance et de
sympathie. Messages galvanisants que Gum ne se lassa pas de
relire, en amarrant son vélo. Un dessin d’enfant avait été
placardé à la traverse. Il représentait Gum et son adjoint, en
tenue de super héros, affrontant ce qui semblait être un radis
géant. Au bas, une inscription aux feutres : « Plus fort que les
méchants ! ». Le commissaire essuya une larme, du bout de la
langue. John glissa, finalement, la boussole, au fond du tiroir.
Sujet aux allergies, en particulier au pollen des lys, le sergent Ben
Hakrim, bien qu’honoré par ce dédale d’attentions, était
impatient de voir se tarir ce flot d’admiration. Démangeaisons,
rhinites, conjonctivites agrémentaient son quotidien au poste,
transformé en serre tropicale. C’est d’ailleurs, en éternuant, qu’il
accueillit Gum.
- On s’enrhume, mon pauvre Mouloud ?
- Ah non, c’est le pollen, je ne supporte pas…Maintenant,
j’ai des plaques sur les cuisses.

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- Il n’y a qu’un remède contre l’allergie, une bonne tasse de
thé noir…Je vous prépare ça.
Gum jeta sa veste sur le dossier de son fauteuil et contourna le
comptoir alors que le sergent se mouchait bruyamment.
- Je pensais à une chose, Chef…On pourrait mettre tous ces
bouquets au sous-sol.
- Voyons, Mouloud, il leur faut de la lumière à ces fleurs. On
ne met pas une allumette dans un abri bus.
- Ça c’est sûr…
L’eau commençait déjà à frémir dans la bouilloire. Gum disposa,
sur une assiette, les deux muffins aux trois chocolats qu’il avait
achetés, en chemin. Qu’on lui avait offerts, plutôt !. Au moment
de payer, Galvin Everton, boulanger de père en fils depuis la
Marche du Sel, lui avait déclaré : « Pour vous, c’est cadeau,
commissaire. On ne fait pas payer les hommes qui ont des
burnes, ici. »
- Alors, Mouloud, vous vous êtes remis de cette belle
cérémonie ?
- On a passé notre dimanche, avec Bintou, à classer les
photos et à les envoyer à la famille. Le téléphone n’a pas
arrêté de sonner. Je ne pensais pas qu’il était si petit,
M’sieur Cruise.
- Petit ? Vous y allez un peu fort Mouloud. Il n’est pas grand
mais de là à dire qu’il est petit. Et puis, vous savez, il
arrivait de Los Angeles, le décalage horaire, ça secoue un
homme.
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- C’est vrai que j’avais pas pensé au décalage horaire.
Gum terminait de verser l’eau, dans les tasses. Le sergent, lui,
versait quelques gouttes de collyre, dans son œil droit gonflé. Un
étrange sifflement retentit comme un cri étouffé. Le commissaire
s’immobilisa, au sortir de la kitchenette.
- Vous avez entendu ça, Mouloud ?
- Oui, j’ai entendu et ce n’est pas la première fois. Il
commence à trouver le temps long.
- Il commence…?
Gum se figea. Le plateau faillit lui échapper des mains.
- Mouloud, ne me dites pas qu’Eliot Packerton est encore
sous les verrous ?
- Moi, je vous le dis, chef, il est bien là ! Même que vendredi,
je lui ai apporté une gamelle d’eau et notre reste de cake aux
pruneaux. C’est à peine s’il m’a remercié. Les criminels,
c’est plus ce que c’était !
- Mais, il faut le libérer immédiatement !
- Le libérer ? C’est un dangereux suspect, je vous rappelle.
- Mais, Mouloud, nous avons neutralisé le méchant crimier !
Il repose au cimetière de Blessbridge ! Packerton n’est pas
le boucher Ste Mary !
- Comme on dit chez moi, la bave du crapaud n’atteint pas la
blanche colombe !
- Oui mais le cure dent pique le cul du boudin blanc !
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Encore une fois, le commissaire aurait le dernier mot. A cours
d’arguments, Le sergent fixa son accoudoir et se leva. Gum le
trouva beaucoup plus grand debout qu’assis, certainement une
illusion d’obnique. Tout en marmonnant des vers de Byron, le
sergent se dirigea vers l’escalier du sous-sol.
Gum posa le plateau sur le comptoir, tout en cherchant les mots
justes à mettre sur cet injuste et trop longue incarcération. Il se
sentait honteux, sali par les reproches consubstants. Comment le
policier de la décennie, comme l’avait surnommé la une du
Times, avait-il pu laisser un innocent croupir dans sa geôle ? Si
l’information arrivait à aux oreilles de Mae Tawer, elle ne
manquerait pas de défaire une réputation si fraîchement acquise.
De dépit, il chiffonna un Post It.
Le sergent apparut, soutenant le corps décharné d’Elliot
Packerton. Le visage émacié du jeune homme finit d’accabler
Gum.
- Tenez, Mouloud, asseyez-le là !
Prévenant, Gum déposa un tabouret, au pied des jambes frêles
du jeune homme.
- Alors, comment ça va mon cher Elliot ? Un petit Muffin ?
Packerton repoussa l’assiette que Gum lui présenta.
- C’est quand que vous me libérez ?
- Justement, j’ai une bonne nouvelle pour vous. On vient de
recevoir un rapport du KGB, aucune charge n’est retenue,
vous êtes libre ! On a préféré attendre quelques jours, pour

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vous le dire, c’est toujours ça de pris ! Mangez un petit
Muffin, ça va vous rebooster !
Affamé, Elliot prit les deux et n’en fit qu’une bouchée.
- Mouloud, allez chercher un verre d’eau, notre ami doit
avoir très soif…
- Avec un filet de grenadine dans l’eau ? demanda le sergent.
- Rien que de l’eau, de l’eau ! Ça fait trois jours que je n’ai pas
bu bordel ! J’ai failli boire ma pisse !
- Il parait que c’est pas mauvais, ajouta Gum…Bon,
maintenant que vous êtes libre, vous allez pouvoir jouer au
Scrabble, c’est formidable !
- Au Scrabble ? Pourquoi je jouerais au Scrabble ?
- Je ne sais pas…bredouilla Gum…Moi si j’étais libre, je
peux vous dire que je me presserais d’y jouer !
- Vous êtes libre, commissaire, lança le sergent en se grattant
la cuisse gauche.
- Libre ? Mais quel homme peut se dire libre, mon cher
Mouloud ?
- Moi, je suis libre ! Si j’ai envie de…de m’asseoir, personne
ne m’en empêchera !
- Mais justement, c’est parce que vous pouvez vous asseoir
que vous n’êtes pas libre. Vous êtes incapable de vous
opposer à vos envies, à vos désirs. Elle est là votre prison,
sous votre lobe préfrontal.

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- Ah non commissaire. Désolé de vous contredire, mais vous
remarquerez que je ne me suis pas assis.
- Ça reste à prouver.
- Je le prouve, je suis debout !
N’y tenant plus, Elliot s’écria :
- P’tain, j’ai soif !
Il arracha, des mains du sergent, le broc tant espéré et le porta à
sa bouche. Sans reprendre son souffle, il le vida d’une seule traite
et le posa sèchement, sur le comptoir.
- Bon maintenant, je peux y aller ? fit-il, en s’essuyant un tibia
droit.
- Mais bien sûr ! Allez-y ! répondit Gum.
En se levant, le jeune homme ressentit un léger étourdissement.
Il se cramponna à l’arête du comptoir puis se dirigea vers la
porte que Gum tenait grande ouverte.
- Au plaisir, repassez quand vous voulez.
- C’est ça…
Ivre de lumière, de liberté, Elliot Packerton balbutia sur les trois
marches du perron et disparut, derrière la haie des Grounds, vers
Barbet Square. Totalement déshydraté, il venait de s’écrouler,
victime d’un malaise.
- Apparemment, il l’a pas trop mal pris…se félicita Gum, en
rentrant.

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De son bureau, le sergent lui intima le silence d’un geste
autoritaire. Il était en communication et l’examen de son faciès
ne présageait rien de bon.
- Très bien, j’en informe immédiatement le commissaire.
Ben Hakrim raccrocha et se laissa tomber, sur son fauteuil.
Ayant mal appréhendé la distance qui le séparait du siège, il
atterrit sur l’accoudoir et se froissa la raie, en poussant un cri
suraigu.
- Attention sergent, on n’a qu’une raie !
Maintenant, parfaitement calé sur l’assise du fauteuil, le sergent
prit une mine grave. Rarement, Gum n’avait vu son fidèle adjoint
glisser sur son visage le masque sépulcral du désespoir. Ses yeux
gorgés de noirceur vagabondaient sur les récifs de Pont-Aven.
John oublia la boussole, à tout jamais.
- Que se passe-t-il, mon cher Mouloud ?
- Une femme a disparu.
Gum frétilla des genoux et faillit se déboiter l’épaule.
- Une femme a disparu ?
- Oui, chef…Regardez, j’ai tout noté là-dessus. Une certaine
Angela Mills, agent d’entretien à la Chambre du
conseil…On a retrouvé son chariot dans les toilettes pour
homme…et son portable.
- Son portable ?! fit Gum en croisant ses dents.
- Le boucher de Ste Mary a encore frappé.

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- Mais voyons Mouloud, il est mort, sous nos yeux. C’est
même vous qui l’avez coupé en deux.
- Peut-être qu’il a un frère siamois !
- Mais non, Percy Rak était stérile. Le Docteur Biggle est
formel !
Gum se planta devant la fenêtre, tout à ses pensées. Comment
appréhender ce coup du sort ? A peine, la cité Sorlinge, avait-elle
retrouvé quiétude et béatitude, que le crime venait à nouveau
l’entacher de son angoissante empreinte ! Une femme disparue,
un portable…Percy Rak avait donc un disciple ! Tel un
missionnaire en Angola au temps des colonies, le sinistre tailleur
avait converti un indigène, à son triste culte. Un nouveau
raptophile rôdait sur l’île. Un nouveau défi pour la Justice. Un
nouveau défi pour la vie. Un nouveau défi pour le commissaire
Gum.
- Chef, l’eau est presque tiède…Si on veut boire un thé, il ne
faudrait plus tarder.
- Vous avez raison, Mouloud, ne tardons pas.
Sur une branche, une mésange observa les deux hommes
s’installer sur la terrasse. Puis, elle s’envola, emportant avec elle,
ce doux souvenir.

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