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ASSOCIATION FRANCOPHONE

D E COPTOLOGIE
L I L L E - PARIS '
C A H I E R S D E L A BIBLIOTHÈQUE COPTE zyxwvutsrqponmlkjihgfe
CENTRE DE RECHERCHES D'HISTOIRE DES RELIGIONS
DE L'UNIVERSITÉ DES SCIENCES HUMAINES DE STRASBOURG
13

GROUPE D E RECHERCHE «BIBLIOTHÈQUE COPTE»

D É J À P A R U S D A N SzyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJIHGFEDCBA
L A MÊME C O L L E C T I O N :
ÉTUDES COPTES V I I I
1. — ÉCRITURES E T T R A D I T I O N S D A N S L A LITTÉRATURE C O P T E (Journée
d'Études Coptes — Strasbourg 28 mai 1982),^ouvain, 1983 (vi-i70 pages)
[ÉTUDES COPTES I]
DIXIÈME JOURNÉE D'ÉTUDES
2. — M.O. STRASBACH - B . BARC, D I C T I O N N A I R E INVERSÉ D U COPTE, Louvain Lille 14-16 juin 2001
1984 (VI-192 pages)
3. — DEUXIÈME JOURNÉE D ' É T U D E S C O P T E S (Strasbourg 25 mai 1984), Lou-
vain, 1984 (VI-192 pages)
4. — ÉTUDES C O P T E S I I I (Troisième Journée d'Études — Musée du Louvre 23 éditées sous la direction de
mai 1986), Louvain-Paris, 1989 (vi-154 pages) Christian C A N N U Y E R
5. — H . D E VIS, HOMÉLIES C O P T E S D E L A V A T I C A N E I (réédition), Louvain-
Paris, 1990 (viii-220 pages)
avec le soutien de la
6. — H . DE VIS, HOMÉLIES C O P T E S D E L A V A T I C A N E I I (réédition), Louvain-
FACULTÉ DE THÉOLOGIE CATHOLIQUE DE L I L L E
Paris, 1990 (vii-315 pages)
7. — L ' E G Y P T E E N PÉRIGORD — DANS L E S PAS D E J E A N CLÉDAT (Catalogue
raisonné de l'exposition — Musée de Périgord), Louvain-Paris, 1991 (vi-121
pages)
8. — ÉTUDES C O P T E S I V (Quatrième Journée d'Études — Strasbourg 26-27 mai
1988), Louvain-Paris, 1994(vi-122 pages)
9. — CHRISTIANISME D ' E G Y P T E — HOMMAGES À RENÉ-GEORGES COQUIN,
Louvain-Paris, 1995 (vi-169 pages)
10. — ÉTUDES C O P T E S V (Sixième Journée d'Études — Limoges 18-20 juin 1993
& Septième Journée d'Études — Neuchâtel 18-20 mai 1995), Louvain-Paris,
1998 (x-200 pages)
11. — ÉTUDES C O P T E S V I (Huitième Journée d'Études — Colmar 29-31 mai 1997),
Louvain-Paris, 2000 (164 pages)
12. — É T U D E S C O P T E S V I I (Neuvième Journée d'Études — Montpellier 3-4 juin
1999), Louvain-Paris, 2000 (xiv-358 pages)

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Peeters-France, 52 Bd St-Michel, F-75006 Paris
ASSOCIATION FRANCOPHONE D E COPTOLOGIE
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L I L L E - PARIS

2003
DES SARABAÏTES À L'ECCLÉSIOLOGIE COPTE.
QUELQUES RÉFLEXIONS SUR L E « PHARAONISME PATRIARCAL »
DE L'ÉGLISE D ' E G Y P T E

par

Christian CANNUYER

Lors de la Neuvième Journée d'Études coptes de l'AFC, à Montpellier en


juin 1999, j'ai tenté de démontrer que sous l'énigmatique termezyxwvutsrqponml
sarabaitae,
« sarabaïtes », désignant dans le chapitre X V I I I des Conlationes de Jean
Cassien une race dégénérée de moines errants et douteux, il fallait reconnaître
une cacographie du copte cA.pAKa)Te, « errant(s), gyrovague(s) »'. L'errance
et la vie non soumise à ime règle sont effectivement les caractères méprisables
des pseudo-sarabaïtes que dénonce Jean Cassien. L a déformation de
CA.pA.KUJTe en sarabaitae a dû passer très tôt, peut-être dès l'origine, dans la
tradition manuscrite des Conlationes. Il s'agit d'une erreur « visuelle » qui
s'explique bien du point de vue de la paléographie, le groupezyxwvutsrqponmlkjih
KU) pouvant être
facilement confondu avec B A I , notamment dans l'écriture des ostraca, où le K
trop fermé ressemble à un B , tandis que le w peut être pris pour un groupe x\
dont les lettres seraient trop rapprochées-. Les sarabaitae, alias saracôtes, de
Cassien, comme les remnuoth de VEpistula X X I I de saint Jérôme, perpétu-
aient le mode de vie érémitique le plus primitif, attesté en Egypte dès le IIP
siècle^ ; c'était des gyrovagues, des anachorètes errants, vivant au désert ou

' Cette communication intitulée «Encore la question des 'sarabaïtes' chez Jean Cassien » n'a
pu être publiée dans les Actes de ladite Journée : Études Coptes VU, sous la dir. de N. B O S S O N
{CBC, 12), Paris, Louvain, 2000. Dans l'avant-propos de ces Actes, p. V I I , Nathalie Bosson,
sur la foi d'une information que je lui avais donnée, annonçait la publication de mon étude sur
les sarabaïtes dans le numéro jubilaire de l'an 2000 du Bulletin de la Société d'Archéologie
Copte. E n réalité, elle a finalement paru, sous le titre L'identité des sarabaïtes, ces moines
d'Egypte que méprisait Jean Cassien, dans les Mélanges de Science Religieuse, 58/2 (2001),
pp. 7-19. Peu connus des coptologues, les Mélanges de Science Religieuse sont édités par
l'Université catholique de Lille ; pour toute commande ou information, contacter Martine Golon :
martine.golon@fupl.asso.fi-
- Mon excellent collègue et compatriote Alain D E L A T T R E , dans une lettre du 20 juillet 2001,
me fait d'ailleurs remarquer que dans la minuscule grecque du I X ' siècle, il y a aussi une grande
similitude entre KU) et B A . I , pouvant prêter à confusion, K U J s'écrit U . oo et B A I U - O J . C f V.
G A R D T H A U S E N , Griechische Palàographie. II Die Schrift, Unterschriften und Chronologie im
Altertum und im byzantinischen Mittelalter, 2' éd., Leipzig, 1919, p. 207, fig. 60 (voir aussi les
planches à la fin de l'ouvrage).
' Je renvoie ici à un essai de synthèse auquel je me suis employé : C. C A N N U Y E R , Le
monachisme copte (III'-VIL s.), données nouvelles des sources écrites et de l'archéologie, dans
Le Monachisme Syriaque aux premiers siècles de l'Église, colloque « Patrimoine Syriaque »,
Actes du Colloque V, 1.1, Beyrouth, 1998, pp. 85-86.
60 Christian C A N N U Y E R

dans les bourgs sans fixité et pratiquant un métier pour subvenir à leurs
besoins^ Avec le temps, le développement du monachisme régulier, que ce fût
le semi-anachorétisme antonien ou le cénobitisme pachômien, avait jeté le
discrédit sur cette forme de vie érémitique très ancienne mais non normée'.
Mon hypothèse d'une identification deszyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYX
sarabaitae aux cA.pxKUJTe aurait
pu jusque récemment être déforcée par le fait que ce terme copte n'est pas,
dans la documentation, attesté pour désigner des moines chrétiens ; son
emploi le plus connu se rencontre dans les textes manichéens, où il désigne
des missionnaires itinérants ou l'errance spirituelle de toute âme exilée dans
la matière^ Toutefois, l'usage de cA.pA.KU)Te pour évoquer aussi une catégorie
de moines chrétiens aux mœurs contestables est indirectement illustré par un
texte arabe qu'a récemment édité Ugo ZANETTI, La Vie de saint Jean,
higoumène de Scété au VIL siècle \s un premier temps, le P. Zanetti fut

' Sur ce point, une des meilleures spécialistes de la terminologie monastique primitive,
Françoise M O R A R D (cf. son travail fondamental, Monachos, Moine. Histoire du terme grec
jusqu 'au IV' siècle, dans Freiburger Zeitschrift fur Philosophie und Théologie, 20, 1973), ainsi
que Vincent D E S P R E Z , moine de Ligugé et auteur d'une synthèse remarquable sur Le monachisme
primitif des origines jusqu'au concile d'Éphèse (Spiritualité Orientale, 72), Abbaye de
Bellefontaine, 1998, m'ont affirmé par écrit avoir été convaincus par ma conclusion. L a seule
réserve qu'ils émettent concerne le tableau de la p. 13 et l'identification des catégories de moines
évoquées par Égérie. Pour F. Morard (lettre du 6 février 2002), « les apotactites d'Égérie pour-
raient être considérés comme des survivances de ces encratites qui, en Syrie-Mésopotamie, for-
maient, au début, l'élite de la communauté chrétienne, vivant dans cette communauté, à proxi-
mité des églises et dont Aphraate nous donne une idée dans sa septième Démonstration ». Pour
V. Desprez, mon équation entre les monazontes d'Égérie et les cénobites est sujette à discussion.
Chez Athanase, il semble à V. Desprez que les monazontes représentent des ascètes à l'ancienne
mode (c.-à-d. des sarabaïtes/saracôtes), tandis que les monachoi sont des ermites post-antoniens,
mais on est là en grec, non en latin. V. Desprez rapprocherait volontiers les ascites d'Égérie avec
les « ascètes supérieurs » de VEpistula Magna (CPG 2415/2) du Pseudo-Macaire, alias Macaire-
Syméon (cf. W. J A E G E R ,zyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJIHGFEDCBA
TWO Rediscovered Works of Ancient Christian Literature : Gregory of
Nyssa and Macarius, Leyde, 1954, pp. 258-259) et de VHomélie II, 53, attribuée au même auteur,
§ 8-12 (voyez l'éd. de G . L . M A R R I O T T , Macarii Anecdota. Seven Unpublished Homilies of
Macarius, Harvard Theological Studies, 5, Cambridge Ma, 1918). Mais le contexte est-il le
même ? Je suis bien conscient que la terminologie employée par Égérie pose des problèmes déli-
cats d'interprétation et je n'y avais eu recours qu'incidemment. L'essentiel de mon argumenta-
tion reposait sur la comparaison entre les terminologies respectives de S. Jérôme, Jean Cassien et
S. Benoît, entre lequelles mon tableau des correspondances, art. cit. p. 13, me paraît difficilement
contestable.

• Les conclusions de mon étude rejoignent une intuition de C R U M (Coptic Dictionary, 354b),
rejetée selon moi à tort comme invraisemblable par J. H O R N , « Tria sunt gênera monachorum ».
Die dgyptischen Bezeichnungen fiir die 'dritte Art'des Mônchtums bel Hieronymus undJoannes
Cassianus, dans H. B E H L M E R (éd.), Quaerentes scientiam. Festgabe fîir W. Westendorf zu .seinem
70. Geburtstag, Gôttingen, 1994, pp. 63-82 ; je ne m'accorde absolument pas à l'hypothèse de
Horn, qui à la suite d'A. Alcock, fait dériver sarabaitae de *cA.-pA.YM, « homme de voisinage »,
terme non attesté par ailleurs et dont l'éventuel lien étymologique avec sarabaitae soulève de
sérieuses objections d'ordre morphologique et sémantique (voir pour le détail de mon argumen-
tation, mon art. cit., pp. 14 suiv.).
" P. N A G E L , Die Psalmoi Sarakoton des manichdischen Psalmbuches, dans OLZ, 62 (1967),
pp. 123-130 ; A. V I L L E Y , Psaumes des errants, écrits manichéens du Fayyûm, Paris, 1994.
' Dans Analecta Bollandiana, 114 (1996), pp. 273-405.
DES SARABAÏTES À L'ECCLÉSIOLOGIE COPTE 61

^5^3^!zyxwvutsrqponmlkjihgfed
intrigué par le sens et la vocalisation du terme arabezyxwvutsrqponmlkjihgfedc
, qui apparaît
à deux reprises dans ce récit hagiographique ( §§ 58 et 66, pp. 306-309) et
signale des chrétiens à la conduite scandaleuse. Sur une suggestion de Hans
Q U E C K E , Zanetti a finalement reconnu que ce mot,zyxwvutsrqponmlkjihgfedcba
sarâkûdâ, ne pouvait
représenter que la transcription du copte cxpARture*. Il est ainsi prouvé
qu'encore après la conquête musulmane, on affublait du sobriquet de
cA.pA.K(UTe des chrétiens qu'on jugeait peu fréquentables, sans doute des
moines gyrovagues et non réguliers. L'emploi de ce terme dans cette accep-
tion doit évidemment remonter à une époque antérieure. S'il fut d'abord
surtout utilisé par les cercles manichéens dans le sens de «ascète errant », il a
pu, peut-être par dérision, être ensuite attribué à des ermites chrétiens
vagabonds qui passaient pour dégénérés. Cela nous reporte immanquable-
ment à l'époque où les chrétiens égyptiens étaient en contact avec les
manichéens", notamment dans la seconde moitié du IV' siècle'", à l'époque de
Jean Cassien".
Or, i l se trouve qu'U. Zanetti incline à penser que les « saracôtes » de la
Vie de saint Jean de Scété pourraient bien être des moines mélitiens, dont
quelques communautés résiduelles, surtout composées de moines peu instru-
its issus de la paysannerie copte, aux coutumes archaïques et méprisées, sub-
sistèrent jusqu'en plein VHP siècle'-. C'est bien possible : je note que dans
les Canons d'Athanase, CA.pA.KU)T6 correspond à l'arabe J l ^ l , «les igno-

* U. Z A N E T T I , Arabe serâkûdâ = copte sarakote = « gyrovagues » dans la vie de S. Jean de


Scété, dans Analecta Bollandiana, 115 ( 1 9 9 7 ) , p. 2 8 0 .
' L a question n'est donc pas sans affinité avec celle des liens entretenus par le monachisme
chrétien primitif et l'ascèse manichéenne, liens à propos desquels les fouilles du site manichéen
de Kellis (Ismant al-Kharab), dans l'oasis de Dakhla, apportent sans doute de nouveaux
éclairages. Voir p. ex. I . G A R D N E R , The Manichaean Community at Kellis, A Progress Report,
dans Manichaean Studies Newsletter, 1 1 ( 1 9 9 3 ) , pp. 18-26 ; I D . , A Manichaean Liturgical Codex
found at Kellis, dans Orientalia, 6 2 ( 1 9 9 3 ) , pp. 30-59.
Le manichéisme s'implanta en Egypte certainement dans le dernier quart du IIL siècle,
quelle(s) qu'en ai(en)t été la ou les voies de pénétration dans le pays; c f sur cette question
débattue : M . T A R D I E U , Les manichéens en Egypte, dans BSFE, 94, juin 1982, pp. 5 - 1 9 ; L .
K O E N E N , Manichàische Mission und Klôster in Àgypten, dans Dus Rômisch-Byzantinische
Àgypten (Aegyptiaca Treverensia, 2 ) , Mayence, 1983, pp. 9 3 - 1 0 8 ; J. V E R G O T E , Het manichéisme
in Egypte, dans Jaarbericht van het Vooraziatisch-Egyptisch Gezelschap « Ex Oriente Lux », 9
( 1 9 4 4 ) , pp. 7 7 - 8 3 ; IzyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJIHGFE
D., L'expansion du manichéisme en Egypte, dans A/ter Chalcedon. Studies in
Theology and Church Histoiy [= Mél. A. Van Roey] (Orientalia Lovaniensia Analecta, 18),
Louvain, 1985, pp. 4 7 1 - 4 7 8 . Les textes coptes manichéens de Médinet-Mâdi, auxquels appar-
tiennent les Psaumes des Saracôtes, sont généralement datés du IV' siècle (J. R I E S , Manichéennes
(Écritures), dans Dictionnaire des Religions, t. I I , 2' éd., Paris, 1993, pp. 1227-1231).
" Cassien écrivit ses Conlationes vers 4 2 6 - 4 2 8 , soit environ 3 5 ans après son séjour en
Egypte (E. B o R D O N A L l , dans Dictionnaire Encyclopédique du Christianisme ancien, I , Paris,
1990, pp. 4 2 9 - 4 3 0 ) . C'est donc peut-être déjà lui — et non la tradition manuscrite postérieure de
son œuvre — le coupable de la transformation de.v saracôtes en sarabaïtes. N'aurait-il pas mal
relu un terme égyptien transcrit hâtivement dans ses notes de voyage ?
'- C f P. M A R A V A L , Alexandrie et l'Egypte, dans C. et L . P I E T R I (dir.). Naissance d'une chré-
tienté (250-430) [ = J.-M. M A Y E U R et al. dir.. Histoire du christianisme des origines Jusqu 'à nos
jours, II], Paris, 1995, p. 8 9 1 .
62 Christian C A N N U Y E R

rants, les stupides », pour évoquer les œuvres de Mélitios (Mélèce) de


Lycopolis, auteur du schisme qui porte sonzyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXW
nom\
*

Il n'est pas vraiment surprenant que les connotations « anarchistes »


induites par le vocable cA.pA.K(BTe, « errants, gyrovagues », c.-à-d. « non
réguliers », aient été associées au schisme mélitien. Longtemps, on a tenu ce
dernier pour une forme de rigorisme, né d'une attitude intégriste face aux
problèmes soulevés, au IV" siècle, par leszyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVU
lapsi, ces chrétiens qui, au plus fort
des persécutions, avaient faibli face aux Romains et, de l'une ou l'autre
manière, avaient été infidèles aux promesses de leur baptême. Comme les
donatistes en Afrique du Nord à peu près à la même époque et les novatia-
nistes en Italie au IIL siècle, les mélitiens auraient prôné une attitude intran-
sigeante envers les apostats qui souhaitaient leur réintégration dans l'Église.
Si l'on en croit le Panarion d'Épiphane de Salamine (GC5 37, pp. 140-143),
Mélitios (Mélèce), évêque de Lycopolis (Assiout), se serait opposé à l'évêque
Pierre d'Alexandrie (pont. 300-311) sur cette question'^
En réalité, le témoignage d'Épiphane est isolé et sujet à caution. On con-
vient plutôt aujourd'hui que le schisme mélitien fut un mouvement de con-
testation de l'hégémonie croissante qu'exerçait le siège d'Alexandrie sur les
autres évêchés'^ Lorsque cette affaire mélitienne sera portée devant le
Concile de Nicée par l'évêque Alexandre d'Alexandrie (pont. 313-328), la let-
tre que la Sainte Assemblée destinera sur ce sujet aux chrétiens d'Égypte'^
sans identifier explicitement les motifs du schisme, laissera entendre qu'il
s'agissait d'un conflit entre une partie importante des évêques de Haute
Egypte et celui d'Alexandrie, auquel on reprochait un excessif autoritarisme.
Nicée donna raison à l'évêque de la métropole ; le 6° canon du Concile, se
référant à r « ancieime coutume », coula même en forme de loi le principe du
pouvoir quasi absolu (exousia) de l'évêque d'Alexandrie sur tous les évêques

" W . E . C R U M et W . R I E D E L , The Canons of Athanasius of Alexandria (Texts and Translations,


9), Londres, 1904, lA ; signalé par C R U M , Coptic Dictionary, 355a.
" C'est encore la vision proposée par M. S I M O N E T T I , Mélèce de Lycopolis, dans Dictionnaire
Encyclopédique du Christianisme ancien, II, Paris, 1990, pp. 1610-1611, ou par moi-même dans
mon ouvrage Les Coptes (coll. Fils d'Abraham), Tumhout - Maredsous, 1990, p. 21.
Le renouvellement de notre compréhension des origines du schisme mélitien est en grande
partie dû à H . H A U B E N , On the Melitians in P. London VI (P. Jews) 1914 : the problem of Papas
Heraiscus, dans R . B A G N A L L , Proceedings of the XVIth Int. Congr of Papyrology, New York, 24-
31 July 1980 (American Studies in Papyrology, 23), Chico, 1981, pp. 454-455 et l a . Le cata-
logue mélitien réexaminé, dans Sacris Erudiri, 31 (1989/90), pp. 155-167, ainsi qu'à A. M A R T I N ,
Athanase d'Alexandrie et l'Église d'Egypte au 4' siècle (328-373), Paris, 1993, pp. 309-377 ; cf.
P. M A R A V A L , op. cit., pp. 886-887. Deux travaux universitaires relativement récents et inédits ont
également été consacrés au schisme mélitien : P. V A N A S S C H E , Epiphanius van Salamis over het
Melitiaanse schisma : historische commentaar. Mémoire de licence en Philo, et Lettres, Kath.
Univ. Leuven, 1984 ; S.T. C A R R O L L , The Melitian schism : Coptic christianity and the Egypilan
Church, Ph. D. Miami University, 1990.
Epistula Nicaeni Concilii ad Aegyptios.
D E S SARABAÏTES À L'ECCLÉSIOLOGIE C O P T E 63

d'Egypte, de Libye et de Pentapole'^ un pouvoir analogue à celui exercé par


Rome en Occident. Alors que, par exemple, un autre siège métropolitain
comme Antioche ne détenait qu'une primauté d'honneur sur les sièges cir-
convoisins de Syrie.
Ainsi se mettait en place une structuration hyper-monarchique de l'Église
d'Egypte, l'autorité dans tous les domaines"* étant concentrée entre les mains
de l'évêque d'Alexandrie. Lors de la 4' session de concile de Chalcédoine
(451), les évêques égyptiens défendant la cause de leur patriarche''' Dioscore
réaffirmeront, en se fondant explicitement sur Nicée, que tout le diocèse
d'Egypte doit suivre l'archevêque de la métropole d'Alexandrie et qu'aucun
des évêques sous son obédience ne peut rien faire sans lui'". Comment
s'étonner dès lors que la grande majorité des clercs, des moines et du peuple
égyptiens aient suivi leur chef dans son refias des définitions christologiques
diophysites de Chalcédoine ? Comment s'étonner que les Alexandrins aient
en 457 cruellement assassiné le patriarche chalcédonien Proterius mis en
place par l'empereur et l'aient remplacé par l'antichalcédonien Timothée
Aelure''?
Les prémices de l'évolution de l'Église d'Egypte vers le centralisme
monocratique consacré par Nicée sont à vrai dire déjà perceptibles au début
du IIL siècle". La dissidence mélitienne représente, à n'en pas douter, une vel-
léité de réaction contre cette montée en puissance continue de l'évêque
d'Alexandrie. S'y mêlent vraisemblablement aussi des paramètres culturels et
socio-économiques, le courant mélitien étant le porte-parole des revendica-
tions des communautés autochtones (coptes) et rurales du Saïd, lesquelles
comptaient pour peu au regard de l'Église vtrbaine et helléniste d'Alexandrie.

* *

" P. M A R A V A L , zyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJIHGFEDCBA
op. cit., pp. 888.

'* Y compris le domaine économique. Au fil du temps, la puissance financière de l'Église


s'accrut considérablement et devint un instrument majeur du pouvoir du patriarche (cf. p. ex.
C. H A A S , Alexandria in Late Antiquity. Topography and Social Conflict, Baltimore - Londres,
1997, pp. 224-225 et 249-258 ; R . B A G N A L L , Egypt in Late Antiquity, Princeton, 1993, pp. 290-
293).
" Notons ici d'emblée, pour ne plus y revenir mais pour nous excuser de l'employer par com-
modité, que le titre de « patriarche » appliqué à l'évêque d'Alexandrie n'apparaît en fait pas avant
le V I " siècle et celui d ' « archevêque » pas avant la seconde moitié du V , selon R . B A G N A L L , op. zyxw
cit., p. 285, qui note toutefois : « the Alexandrian bishop already had most of the power associ-
ated with those titles when the church first émerges into visibility, in the early fourth century ».
-° Acta Conciliorum Oecumenicorum (éd. E . S C H W A R T Z , Berlin), I I , 1, 2, pp. 3-42.
-' A. G R I L L M E I E R , Le Christ dans la tradition chrétienne. L'Église d'Alexandrie, la Nubie et
l'Ethiopie après 451 (Cogitatio Fidei, 192), Paris, 1996, pp. 31 et suiv.
-- À partir d'Héraclas (pont. 230-246), qui aurait porté de deux à vingt le nombre d'évêques
relevant de son siège, la multiplication des évêchés, qui atteignent le chiffre de 71 (dont 13 en
Libye) sous Pierre (pont. 300-311), témoigne de la puissance grandissante de l'évêque de la ca-
pitale, car c'est lui qui les installe dans l'ensemble du pays et c'est de lui qu'ils dépendent étroite-
ment (cf A. M A R T I N , AUX origines de l'Église copte : l'implantation et le développement du
christianisme en Egypte, dans Revue des Études Augustiniennes, ne 88 (1981), pp. 35-56).
'64 Christian C A N N U Y E R

Même si le schisme mélitien fut important et sans doute plus durable


qu'on ne l'a souvent dit, il fut finalement résorbé et c'est le modèle d'Église
« pyramidale », très hiérarchisée et centralisée, qui a prévalu chez les Coptes.
Dans le concert des Églises orientales, l'Église d'Egypte présente en cette
matière une figure atypique. L a grande majorité des Églises d'Orient pro-
fessent une ecclésiologie de type « Église-communion », dont le paradigme
théologique est lazyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLK
koinônia trinitaire : selon ce modèle, l'Unité parfaite de
l'Église se manifeste dans la communion des Églises locales qui sont chacune
pleinement et entièrement l'Église-'. Chaque évêque détient sur son Église la
plénitude de Vexousia apostolique et la communion des évêques entre eux
s'exprime notamment par la synodalité. C'est d'ailleurs la pierre d'achoppe-
ment majeure entre l'Église catholique romaine et les Églises « orthodoxes » :
celles-ci ne peuvent accepter le modèle monarchique universel que Rome n'a
cessé de développer au cours des siècles et qui s'est renforcé à la faveur de la
réforme grégorienne au X L siècle-^ et des conciles de Trente (1545-63) et de
Vafican I , lequel proclama en 1870 le dogme de l'infaillibilité pontificale-'.
Au contraire des autres Églises orientales, chalcédoniennes ou non-*",
l'Église copte s'est, à l'instar de sa sœur romaine, constituée sur un mode
quasi monarchique, et ce très tôt, comme nous venons de le voir. Le canon 6

C'est ce qu'exprime, selon le métropolite J E A N D E P E R G A M E (alias J . Z I Z I O U L A S ) ,


L'Eucharistie, l'Evêque et l'Église durant les trois premiers siècles, Paris, 1994, la notion de
« catholicité », qui correspond davantage à l'idée de « plénitude indivisible » (catholique vient
de kat 'holou, « selon le tout ») qu'à celle d ' « universalité » privilégiée par l'Église catholique
romaine. Selon cette conception, l'Église est catholique parce que chaque Église locale, rassem-
blée autour de son évêque célébrant l'eucharistie (qui est l'unique Corps du Christ), est toute
l'Église, pleinement l'Église. Il y a là une dialectique de l'Unité indivisible et de la Pluralité sans
confusion qui est analogique au mystère de la Trinité, Un seul Dieu en Trois personnes.
Réforme du pape Grégoire V I I , dont le programme est défini par les fameux Dictatus
Papae de 1075, qui font du pape un « super-évêque » duquel dépendent tous les autres et auquel
sont soumis tous les rois. L a papauté devient dans ce système l'expression ultime de l'Unité et
de l'universalité de l'Église. L a réforme grégorienne est en fait déjà en gestation avec les ponti-
ficats de Nicolas I " (le premier pape à avoir conçu sa fonction comme une monarchie pastorale
universelle) et Léon IX, dont les interventions autoritaires vis-à-vis de Constantinople susciteront
le « schisme de Photius » (867-869) et le « schisme d'Orient » de 1054. Sur tout ceci, consulter :
E D v o R N i K , Le schisme de Photius, Paris, 1950 ; I D . , Byzance et la primauté romaine, Paris,
1964 ; S. R U N C I M A N , The Eastern Schism, Oxford, 1955 ; G. D A G R O N , Le christianisme byzantin
du VIL au milieu du XL siècle, dans Évêques, moines et empereurs (610-1054) [ = J . - M . M A Y E U R
et al. dir.. Histoire du christianisme, I V ] , Paris, 1993, 348, spéc. pp. 169-197 et 338-348.
C f A. P E C K S T A D T , L'autorité dans l'Église : une approche orthodoxe, dans Irénikon, 75/1
(2002), pp. 35-52.
Il faudrait peut-être aussi faire une place à part à l'Église dite « nestorienne » (syro-orien-
tale), aujourd'hui plus adéquatement dénommée « Église apostolique de l'Orient », où était con-
sidérable l'autorité du catholicos de Séleucie-Ctésiphon, considéré comme « Pierre, chef des
Apôtres, auquel tous doivent obéissance et qui ne peut être jugé que par le tribunal du Christ » ;
dans les faits, toutefois, sa puissance était plus limitée par le synode que ne l'était celle du patri-
arche d'Alexandrie. C f R. L E C O Z , Histoire de l'Église d'Orient, Paris, 1995, pp. 69 et suiv.
J'envisage d'organiser prochainement à Lille un colloque consacré à l'ecclésiologie des an-
ciennes Églises orientales.
D E S SARABAÏTES À L'ECCLÉSIOLOGIE COPTE 65

de Nicée jette en effet les bases d'une Église dont l'évêque d'Alexandrie est
le seul chef incontesté. Pour cette raison, l'institution métropolitaine ne s'est
jamais développée en Egypte". Quand, après Chalcédoine (451) et plus
encore après la conquête musulmane, l'Église copte s'est trouvée isolée et
complètement séparée de l'Église impériale, son caractère monocéphale s'est
encore accentué : le patriarche d'Alexandrie a réuni toute l'autorité entre ses
mains-". Bien que ce soit pour des raisons historiques différentes, l'Église
copte, de nos jours encore, n'est pas très éloignée du modèle « pétrinien » de
l'Église romaine, dont elle surpasse peut-être même la nature monarchique. Il
est d'ailleurs significatif de constater que son chef est le seul, avec celui de
l'Église romaine, qui porte constamment le titre de « pape »-', « Père »^°.

À l'exception de la Cyrénaïque. Cf. E . W I P S Z Y C K A ,zyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUT


La Chiesa nell'Egitto del IVsecolo :
le strutture ecclesiastiche, dans Les transformations dans la société chrétienne au IV' siècle.
Miscellanea Historiae Ecclesiasticae, V I . Congrès de Varsovie, 25 Juin-1"Juillet 1978, Section I ,
Louvain-la-Neuve, 1983, pp. 182-201 (repris dans Études sur le christianisme dans VÉgypte de
l'Antiquité tardive [Studia Ephemeridis Agustinianum, 5 2 ] , Rome, 1996, pp. 139-156, spéc. pp.
1 8 6 - 1 8 8 ) ; B A G N A L L , op. cit., p. 2 8 6 . Ce qui signifie que le patriarche jouit d'une autorité directe
et sans intermédiaire sur l'ensemble des évêques de la Vallée du Nil. C'est encore vrai aujour-
d'hui. Le titre de métropolite existe dans l'Église copte, mais ce n'est qu'une promotion honori-
fique accordée par le patriarche aux évêques qu'il veut distinguer.
Sur l'évolution de l'autorité patriarcale en Egypte entre Chalcédoine et la conquête arabe,
voir C. H A A S , op. cit., pp. 3 1 7 et suiv.
En fait, ce titre est également porté par les patriarche grec orthodoxe (chalcédonien)
d'Alexandrie, « Sa Divine Béatitude Petros V I I , pape et patriarche d'Alexandrie et de toute
l'Afrique ». Le patriarche copte Shenouda III a droit, pour sa part, à l'appel « Sa Sainteté ». C f
Orthodoxia 2002, Ostkirchliches Institut, Regensburg, 2 0 0 2 , pp. 2 et 34. Je crois assez succulent
et peut-être non inutile d'évoquer ici, tel que le rapporte G. Z A N A N I R I , Entre mer et désert,
mémoires, Paris, 1996, p. 135, un incident qui eut lieu à l'occasion des célébrations interconfes-
sionnelles du 16° centenaire de Saint Pachôme en avril 1948 au Caire : « Le programme des mani-
festations portait en tête le nom des quatre patriarches [d'Alexandrie présents lors de la céré-
monie : le copte orthodoxe Youssab I I , le grec orthodoxe Christophoros I I , le copte catholique
Marc I I Khouzam et le grec catholique Maximos IV] ; or, un différend intervint entre le secré-
taire latin, le franciscain Basetti-Sani, et le secrétaire orthodoxe, Moschonas : il s'agissait de
déterminer le titre exact à doimer aux deux patriarches séparés de Rome qui, tous deux, ont depuis
des siècles porté le titre de 'pape et patriarche'. Le latin voulait supprimer le titre de pape, l'ortho-
doxe voulait le maintenir. Celui-ci eut le dernier mot et le titre de 'pape et patriarche' fut accolé
aux noms de Youssab et de Christophoros. Lorsque le programme fut envoyé à Pie X I I , celui-ci
fit remarquer : 'Je croyais que j'étais le seul pape'. Comme séquelle, le pauvre Basetti-Sani fut
envoyé en exil pour six mois dans un petit port perdu de la mer Rouge. On ne saurait oublier que
Jean X X I I I et Paul V I n'hésitèrent pas, quelques années plus tard, lors du Concile, à reconnaître
le titre de pape, non seulement au patriarche œcuménique Athénagoras, mais aussi aux deux patri-
arches orthodoxes (copte et grec) d'Alexandrie ». On comprendra mieux la réaction de Pie X I I si
l'on se souvient que la 1 L proposition des Dictatus papae de Grégoire V I I ( 1 0 7 5 ) stipulait : « Le
nom du pape est unique dans le monde » (cf P. C H R I S T O P H E , 2000 ans d'Histoire de l'Église,
Paris, 2 0 0 0 , p. 3 2 9 ) .
'" Dans une lettre attribuée à Pierre d'Alexandrie (f 311), on voit que celui-ci est déjà désigné
par le titre de ho papas, tandis que les autres évêques d'Egypte n'ont droit qu'à l'appellation de
ho patèr ( C f C. S C H M I D T , dans Texte und Untersuchungen, VIA, 1 9 0 1 , p. 4 2 ) . L a distinction
actuelle entre les titres bâbâ, (« pape ») et 'ambâ, (« père-évêque ») est donc déjà d'usage. Sur
l'évolution du mot grec papas, en latin papa, « pape, père », voir : B. L A B A N C A , Del nome papa
66 Christian C A N N U Y E R

Extrêmement révélatrice est aiissi la manière dont l'Église d'Alexandrie a


géré sa relation avec l'Église d'Ethiopie, sa « fille spirituelle », après que vers
346/7" Athanase eut consacré comme évêque Frumence, évangélisateur du
royaume d'Axoum. Jusqu'à une époque récente, l'Ethiopie fiit constamment
considérée par Alexandrie comme un seul diocèse sous la dépendance du
patriarche copte, qui lui envoyait un seul" évêque (1'zyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXW
'abuna) égyptien, lequel
portait le titre purement honorifique de métropolite mais dont ne dépendait en
fait aucun autre évêque autochtone. On en était arrivé au début du XX' siècle
à une situation aberrante, comme le souligne Kirsten Stoffregen-Pedersen :
«lorsqu'en 1902, 'Abuna Mattewos fiit envoyé en mission diplomatique à
Saint-Pétersbourg par [l'empereur éthiopien] Mênilek II, l'Église éthiopienne,
numériquement bien plus importante que celle d'Egypte... n'avait qu'un seul
évêque, le métropolite nommé par le patriarche copte »". Rome ne traitait pas
différemment les Églises coloniales ! Il fallut attendre 1929 povu" qu'à la
demande du régent Ras Tafari (futur empereur Hailé Sélassié), cinq premiers
évêques éthiopiens fussent consacrés par le pape copte Jean XIX, mais tou-
jours sous l'autorité d'un 'abuna égyptien, Qerlos (Cyrille) IV; conformément
à un accord obtenu en 1948 au terme d'âpres négociations, ce dernier métro-
polite égyptien d'Ethiopie, fut, à sa mort en 1951, enfin remplacé par un
autochtone, 1' 'ecagê (chef des moines) Gabra Giorgis, qui devint 'abuna
sous le nom de Baselewos, tandis que fiarent consacrés quinze évêques
indigènes. Mais ce n'est que le 28 juin 1959 que l'Église abyssine se trouva
totalement autocéphale lorsque ce même Baselewos fut intronisé premier
patriarche d'Éthiopie^^

nelle chiese cristiane di Oriente e Occidente, dans Actes du XII' Congrès des Orientalsites, III/2,
1904, pp. 4 7 - 1 0 0 ; R D E L A B R I O L L E , Une esquisse de l'histoire du mot « papa », dans Bulletin
d'ancienne littérature et d'archéologie chrétienne, 1 ( 1 9 1 1 ) , pp. 2 1 5 - 2 2 0 ; H. L E C L E R C Q , Papa
dans DACL, I , Paris, 1911, pp. 2 1 5 - 2 2 0 .
" H. B R A K M A N N , Die Einwurzelung der Kirche im spatantiken Reich von Aksum, Bonn, 1994,
pp. 5 8 - 6 0 ; C . C A N N U Y E R , AUX origines de l'Église éthiopienne, dans Revue d'Histoire
Ecclésiastique, 9 1 / 3 - 4 ( 1 9 9 6 ) , p. 8 6 6 .
Il n'y eut que deux exceptions : sous le règne de Zar'a Yâ'eqob ( 1 4 3 4 - 1 4 6 8 ) , qui reçut un
second hiérarque, et sous Yohannes I V ( 1 8 7 2 - 1 8 8 9 ) , qui obtint non sans mal un véritable métro-
polite et trois évêques.
" K . S T O F F R E G E N - P E D E R S E N , Les Éthiopiens (Fils d'Abraham), Tumhout - Maredsous, 1990,
p. 155.
" Pendant l'occupation de l'Ethiopie par l'Italie mussolinieime ( 1 9 3 6 - 4 1 ) , les Italiens avaient
déjà, motu proprio, érigé l'Église locale en patriarcat autocéphale (1937), à la tête duquel ils
avaient placé comme patriarche l'un des évêques autochtones nommés en 1929, 'Abuna
' Abrehâm, aussitôt excommunié par Alexandrie. Rétabli sur son trône, Haïlé Sélassié n'avait pas
voulu entériner le fait accompli, par fidélité envers le Siège alexandrin, mais il ne cessa plus de
négocier avec ce dernier pour obtenir l'autocéphalie complète et légitime de l'Église d'Ethiopie.
Sur tout cela, voyez K . S T O F F R E G E N - P E D E R S E N . op. cit., pp. 156-157; O . F.A. M E I N A R D U S ,
Christian Egypt. Faith and Life, Le Caire, 1970, pp. 3 6 9 - 3 9 8 ; S. M U N R O - H A Y , Ethiopia and
Alexandria: The Metropolitan Episcopacy of Ethiopia, Wiesbaden - Varsovie, 1997; M. B O U T R O S
G H A L I , Ethiopian Church Autocephaly, dans CE, pp. 9 8 0 - 9 8 4 . Lorsqu'en 1998, le patriarche
Shenouda III a avalisé la sécession de l'Église d'Erythrée de celle d'Ethiopie et consacré le pre-
mier patriarche érythréen Philippos I", il a de nouveau manifesté Vexousia plénière revendiquée
par le Siège d'Alexandrie sur l'Église d'Abyssinie.
D E S SARABAÏTES À L'ECCLÉSIOLOGIE COPTE 67

Sans doute au Moyen Âge, l'autorité du patriarche copte fiit-elle parfois


battue en brèche, en raison notamment des humiliations que le pouvoir
musulman infligeait à l'institution patriarcale, prisonnière de luttes d'influ-
ence, de la simonie, des ingérences des nouveaux convertis à l'islam. Sans
doute à la faveur de ces périodes d'affaiblissement, les évêques eurent-ils
l'occasion de retrouver davantage d'autonomie et l'institution synodale put-
elle reprendre vigueur". Ce ne fut que temporaire. Et d'ailleurs, un document
aussi important povir l'Église copte médiévale que lezyxwvutsrqponmlkjihgfedcba
Kitâb Majmû' 'Usûl al-
Dîn rédigé vers 1260 par al-Mu'taman Ibn al-'Assâl (XIIP siècle)'^ traite en
son chapitre 53" de l'autorité du patriarche en des termes qui ne sont pas sans
faire penser aux Dictatus papae de Grégoire VIP*.
Aujourd'hui, et malgré le mouvement contestataire laïque auquel le patri-
arcat copte dut faire face dans les premières décennies du X X ' siècle", le pape
Shenouda III exerce une autorité absolue sur son Église. Il le fait d'ailleurs
avec la même combativité que son homologue de Rome. C'est lui qui, dans la
pratique, nomme les évêques et les contrôle. C'est lui qui définit les lignes
directrices de la vie de l'Église, sa relation à la société civile, ses orien-tations
théologiques et éthiques. Bien qu'elle soit parfois critiquée, cette autorité ne
semble pas souffrir le compromis. Les évêques sont davantage les « minis-
tres » ou les « relais » de l'autorité patriarcale que les chefs des Églises
locales. Le synode est plus une chambre d'entérinement réunie autour du Chef
qu'une instance où s'exprime la communion d'évêques pairs dans l'épisco-
pat^". Le parallélisme avec la situation dans l'Église catholique romaine est
frappant.

" De 1216 à 1235 et de 1243 à 1250, le siège patriarcal resta ainsi vacant, au point qu'il ne
subsista plus, à un moment donné, que deux malheureux évêques pour toute l'Egypte, ce qui
montre bien que seul le patriarche pouvait en consacrer. Le pontificat de Cyrille III ibn Laqlaq
(1235-1240) fut, quant à lui, très troublé ; ce patriarche dut avaliser les décisions d'un synode
réuni contre lui (cf l'article de Subhi L A B I B , dans CE, III, p. 677 ; O.H.E. B U R M E S T E R , The
Canons of Cyril III ibn Laqlaq. 7S" Patriarch of Alexandria, dans BSAC,\2{\, pp. 85-
111 ; I D . et A. K H A T E R , History of the Patriarchs ofthe Egyptian Church, IV/1 -2, Le Caire, 1974:
A. S i D A R U S , Essai sur l'âge d'or de la littérature copte arabe (13'-I4'' siècles), dans Proceedings
ofthe Vth International Congress of Coptic Studies (Washington, 1992), 1993, pp. 443-462.
" C f A. W A D I , Studio su al-Mut'taman Ibn al-'Assâl (Studia Orientalia Christiana -
Monographiae, 5), Le Caire - Jérusalem, 1997.
" Édition en cours du texte arabe dans les Studia Orientalia Christiana - Monographiae, 7b, et
de la traduction italienne accompagnée de notes par Bartolomeo P I R O N E , dans la même collection,
vol. 9.
Dans la même veine : J E A N I B N S A B À ' (début X I V siècle), La perle précieuse (ch. I-LVI),
éd. J . P É R i E R (Patrologia Orientalis, XVI/4), Paris, 1922, chapitre 51 : « Le patriarche, par son
ordre, est le Père des Pères, le chef des chefs. Il bénit et ne reçoit pas de bénédictions... Aucun
évêque ou métropolitain n'est autorisé à faire visite au roi, sans la permission et la licence du
patriarche ».
C f B. L . C A R T E R , The Copts in Egyptian Politics 1918-1952, Le Caire, 1986, pp. 26-43 ;
C. C A N N U Y E R , Les Coptes, pp. 47-48.
* Sur la manière dont l'actuel pape Shenouda III gouverne son Église et les communautés
coptes de la diaspora, mais aussi sur les critiques que suscite son autoritarisme, voir : P. M A R T I N ,
68 Christian C A N N U Y E R

*
* *
Si l'on se retourne à nouveau vers le passé, trois figures emblématiques de
l'autoritarisme avec lequel les évêques d'Alexandrie ont tôt conçu leur rôle à
la tête de l'Église égyptienne, sont certainement Athanase, Théophile et son
neveu Cyrille. Une quasi-autocratie^' dont le pontife alexandrin entendait
d'ailleurs faire sentir les effets jusqu'au-dehors de l'Egypte"-. Athanase (pont.
328-373) est tout auréolé d'avoir été le défenseur opiniâtre de la foi de Nicée,
mais ses premiers démêlés avec ses fi-ères dans l'épiscopat fiirent sans doute
suscités par ses méthodes autoritaires : ce n'est pas sans raison qu'il fut
déposé au concile de Tyr (335) et exilé par l'empereur Constantin pour avoir
usé de violences contre des prêtres et des évêques autrefois mélitiens ; on l'ac-
cusait même d'avoir été l'instigateur du meurtre de l'évêque Arsénios.
Accusation vraisembablement fausse mais, pour sûr, Athanase entendait
diriger son Église d'une main dezyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQ
fef\e Théophile (pont. 386-412)"^ on
retient surtout la rage avec laquelle il incita en 391 à la persécution du paga-
nisme après l'Édit de Théodose interdisant les sacrifices sanglants"', mais

C. V A N N I S P E N , F . S I D A R O U S , Les nouveaux courants dans la communauté copte orthodoxe, dans


Proche-Orient Chrétien, 40 (1990), pp. 245-257 ; J . W A T S O N , Signposts to Biography - Pope
Shenouda III, dans N. V A N D O O R N - H A R D E R et K . V O G T (éd.), Between Désert and City : the
Coptic Orthodox Church Today, Oslo, 1997, pp. 244-254 (l'ensemble du volume est éclairant sur
les réalités de l'Église copte aujourd'hui) ; P. D E W I T , Internet : a religious sheepfold. The Coptic
Orthodox Religious Régimes in the Diaspora, dans The Journal of Eastern Christian Studies
(= olim Het Christelijk Oosten), 54/1-2 (2002), pp. 91-108; J . M A S S O N , Les trente ans de règne
de Shenouda III, pape d'Alexandrie et de toute l'Afrique, dans Proche-Orient Chrétien, 51 (2001 ),
pp. 317-332. Néanmoins, en 1995, le Saint-Synode s'est doté d'un règlement le définissant
comme «le pouvoir sacerdotal suprême dans l'Église copte»; dans les faits, le patriarche assume
encore toute l'autorité, mais ces dernières années, il a dû parfois tenir compte de l'opposition
d'une majorité d'évêques, notamment en matière œcuménique
" Le mot est d'A.H.M. J O N E S , The Later Roman Empire 204-602, II, Oxford, 1964, p. 884.
* C'est certainement pour cela que le concile de Constantinople de 381, tout en réaffirmant
le 6' canon de Nicée, précise cependant que l'évêque d'Alexandrie ne doit pas intervenir en
dehors des limites du diocèse d'Egypte. On sait que ce concile fait en outre rétrograder
Alexandrie au 3' rang des sièges de l'Église, désormais derrière Constantinople, une humiliation
qui ne tut pas sans conséquences pour les relations entre les deux patriarcats. P. M A R A V A L , op.
cit., p. 894.
^' Voyez l'étude fondamentale d'A. M A R T I N , Athanase d'Alexandrie, passim, et encore
C. K A N N E N G I E S S E R (éd.), Politique et théologie chez Athanase d'Alexandrie. Actes du Colloque
de Chantilly 23-25 sept. 1973, Paris, 1974, passim; A . K . B O W M A N , Egypt after the Pharaohs,
Londres, 1986, pp. 48-49. P. M A R A V A L , op. cit., p. 890, n. 28, cite cette phrase d'Athanase, qui
en dit long sur sa conception de l'autorité : « Le désordre est signe d'absence d'autorité, mais
l'ordre fait connaître le chef » {Contre les païens ; SC 18bis, p. 179).
" C f A. F A V A L E , TeoJilod'Alessandria (345-412). Scritti, Vita e Dottrina, Turin, 1958.
J . S C H W A R T Z , La fin du Sérapeum d'Alexandrie, dans Essays in honor of C.B. Welles, New
Haven, 1966, pp. 97-111 ; C. C A N N U Y E R , Intolérances manifestes et relative tolérance du chris-
tianisme copte en ses débuts, dans Philosophie-Tolérance (Acta Orientalia Belgica, VII),
Bruxelles et al. loc, 1992, p. 174 ; P. C H U V I N , Chronique des derniers païens, Paris, 1990,
pp. 63-78.
D E S SARABAÏTES À L'ECCLÉSIOLOGIE COPTE 69

aussi les déplorables méthodes qu'il mit en œuvre contre Jean Chrysostome'^
et qui aboutirent à la déposition de ce dernier par le synode du Chêne en 403
et à son douloureux exil. Quant à Cyrille (pont. 412-444), ses empiétements
constants sur le pouvoir civil — qui engendrèrent des tensions gravissimes
avec le préfet augustal Oreste — se concrétisent dans la lutte qu'il mena sans
indulgence contre les hérétiques"', son rôle personnel dans le pogrom anti-juif
de 414/15"" et dans le répugnant lynchage de la malheureuse philosophe
païenne Hypatie"" ; au service de sa politique interventionniste et musclée,
Cyrille pouvait compter sur les quelques centaines dezyxwvutsrqponmlkjihgfedc
parabalans — à l'orig-
ine les infirmiers de l'Église d'Alexandrie, devenus une sorte de corporation
de barbouzes à la dévotion du patriarche'" —, toujours prêts à faire le coup de
main ; la manière dont il mena, au mépris de toutes les règles, le concile
d'Éphèse (431) et poussa à la condamnation hâtive de Nestorius révèle toute
la démesure d'une volonté de domination sans borne". Comment s'étonner

* Lequel avait eu le mauvais goût d'accueillir à Nitrie les Longs Frères, moines origénistes
de Nitrie rebelles aux diktats théologiques de Théophile. Cf. J.-M. L E R O U X , Jean Chrysostome et
la querelle origéniste, dans Epektasis, Paris, 1972, pp. 335-341.
" C f p. ex. C. H A A S , op. cit., p. 299 (avec bibliographie).
" Il a lui-même encouragé le pillage des synagogues et l'expulsion d'un grand nombre des
Juifs d'Alexandrie, réduisant dramatiquement leur communauté. H.I. B E L L , Anti-Semitism in
Alexandria dans Journal of Roman Studies, 31 (1941), pp. 1-18 ; F. LovsKY, Antisémitisme et
mystère d'Israël, Paris, 1955, pp. 56-61 ; C. H A A S , op. cit., pp. 299-305. Que les Juifs aient été,
dans ce conflit, eux-mêmes coupables de graves violences voire d'un massacre de chrétiens n'ex-
cuse pas totalement l'attitude de Cyrille auquel, pour ma part, je refuse depuis longtemps le qual-
ificatif de « saint », n'en déplaise à mes amis coptes (mais même A . S . A T I Y A , Cyril I, dans CE,
p. 672, concède, visiblement un peu mal à l'aise, qu'il était un « implacable fighter »).
La tentative de J. R O U G É {La politique de Cyrille d'Alexandrie et le meurtre d'Hypatie,
dans Cristianesimo nella Storia, U , 1990, pp. 485-504) d'amoindrir la responsabilité de Cyrille
dans cette affaire, de la lier presque exclusivement à la rivalité qui l'opposait au préfet Oreste et
de présenter le bouillant Alexandrin comme un évêque ni plus ni moins violent que les autres
n'est pas tout à fait convaincante, ou plutôt elle n'enlève rien à l'antipathie que peut susciter le
personnage. On verra aussi M. D Z I E L S K A , Hypatia of Alexandria, Cambridge Ma, 1998, pp. 85-
100 et C. H A A S , op. cit., pp. 307-315, avec une riche note bibliographique (n. 61, p. 467) sur les
historiens qui, au regard de cette horreur, furent plutôt favorables ou plutôt défavorables à Cyrille.
Haas cite le célèbre jugement de Gibbon (chap. 47 de son Décline and Fall of the Roman
Empire), auquel je continue pour ma part de souscrire : « The murder of Hypatia has inprinted an
indelible stain on the character and religion of Cyril of Alexandria ».
Après le meurtre d'Hypatie, Théodose édicta en 416 une loi pour restreindre leurs activités
« non hospitalières », mais ils furent encore les ordonnateurs des basses besognes du patriarche
Dioscore lors du « Brigandage d'Éphèse » en 439. C f A. P H I L P S B O R N , La Compagnie d'ambu-
lanciers « parabalani » d'Alexandrie, dans Byzantion, 20 (1950), pp. 185-190 ; W. S C H U B A R T ,
Parabalani, dans Journal of Egyptian Archaeology, 40 (1954), pp. 97-101.
" E n fait, comme l'a si bien montré l'une des dernières études du regretté Père André D E
HALLEUX, Nestorius. Histoire et Doctrine, dans Irénikon, 66 (1993), pp. 38-50 et 163-178, ce
concile fut surtout un procès inique (« tenu dans l'illégalité par un tribunal où le juge était aussi
l'accusateur », p. 45) et un véritable déni de justice. Au demeurant, la querelle entre Cyrille et
Nestorius semble avoir eu pour cause initiale non pas un problème de christologie mais bien le
fait que des clercs alexandrins s'étaient plaints à Constantinople d'avoir été malmenés par leur
évêque (p. 40) !
70 Christian C A N N U Y E R

que moins de vingt ans plus tard, en 449, à l'occasion de ce qu'il est convenu
d'appeler « le Brigandage d'Éphèse »zyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZ
(latrocinium Ephesinum), son suc-
cesseur Dioscore ait cru pouvoir recourir aux mêmes procédés pour imposer
ses vues. Hélas pour l'Égyptien, le vent de l'histoire avait tourné à
Constantinople et en 451 c'est lui qui se trouverait bientôt anathématisé par le
concile de Chalcédoine".
À ce point de la réflexion, on peut se poser la question de l'origine d'une
telle propension centralisatrice et autoritaire du patriarcat d'Alexandrie. N'y
aurait-il pas là un héritage plus ou moins inconscient et implicite du modèle
centralisateur de l'État pharaonique Plus que beaucoup d'autres dans l'an-
tiquité, l'État pharaonique, aux meilleurs temps de son histoire, se caractérise
en effet par une hyper-centralisation du pouvoir entre les mains du roi. Juste
avant l'ère chrétienne, les derniers rois indépendants, les Lagides, quoiqu'ils
fussent grecs d'origine, avaient d'ailleurs renoué avec l'absolutisme des sou-
verains indigènes, reprenant à leur bénéfice la sacralisation du pouvoir carac-
téristique de la religion traditionnelle-". Au service de cette idéologie, ils
s'efforcèrent de renforcer l'organisation et la centralisation des clergés
de la Vallée du Nil". Les empereurs romains qui leur succédèrent
n'agirent pas autrement : se posant en successeurs des pharaons'^ ils garrot-
tèrent littéralement les milieux sacerdotaux en les soumettant à la surveillance

Que, non sans humour ni pertinence, certains de nos amis coptes appellent le « Brigandage
de Chalcédoine ». E n fait, ces conciles furent aussi de solides foires d'empoigne politique. Selon
ou non qu'ils parvinrent finalement à rallier une majorité dans l'Église et surtout à s'assurer l'ap-
pui de l'Empereur, ils furent ensuite reconnus comme « œcuméniques ». Sinon, l'historiographie
officielle de l'orthodoxie les rejeta dans les oubliettes de l'histoire. En réalité, Éphèse I ( 4 3 1 ) n'a
certainement pas été un moindre « brigandage » qu'Éphèse I I ( 4 4 9 ) : ces deux conciles ont été
conduits par les évêques d'Alexandrie comme des instruments au service de leur puissance. Mais
seul Éphèse I I fut ensuite officiellement discrédité : malheur aux vaincus ! Se reporter à
l'étude classique de R T . C A M E L O T , Éphèse et Chalcédoine, Paris, 1 9 6 2 .
" J'ai déjà posé cette question dans une étude précédente : C. C A N N U Y E R , Paternité et filia-
tion spirituelles enzyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJIHG
Egypte pharaonique et copte, dans I D . et J.-M. K R U C H T E N , Individu, société et
spiritualité dans l Egypte pharaonique et copte. Mélanges égyptologiques offerts au Professeur
Arisitide Théodoridès, Ath - Bruxelles - Mons, 1993, pp. 59-86, spéc. pp. 6 3 et 83.
L. K o E N E N , Die Adaptation Àgyptischer Kônigsideologie am Ptolemderhof dans Egypt
and the Hellenistic World, Louvain, 1 9 8 3 , pp. 1 4 3 - 1 9 0 ; R D U N A N D , dans E D U N A N D et C. Z i v i E -
C O C H E , Dieu.x et hommes en Égvple, Paris, 1 9 9 1 , pp. 1 9 9 - 2 1 3 .

Voir l'étude classique de W . O T T O , Priester und Tempel im hellenistischen Àgypten, 2 vol.,


Leipzig, 1 9 0 5 - 1 9 0 9 . Une étude plus récente : G . H Ô L B L , I sacerdoti egiziani e la dinastia tole-
niaica : cooperazione e opposizione, dans Studi di Egittologia e di Antichità Puniche, 1 6 (1997),
pp. 4 7 - 6 0 ) .

* Avec une différence de taille, toutefois : leur titulature pharaonique comporte désormais
une allusion au fait qu'ils sont des souverains étrangers et que leur qualité de « pharaon » ne
provient plus de leur intronisation par les dieux de l'Egypte mais de Vimperium à eux conféré par
le sénat et le peuple romains. C f J.-C. G R E N I E R , Le protocole pharaonique des empereurs
romains (analyse formelle et signification historique), dans Revue dÉgyptologie, 38 (1987),
pp. 81-104 ; I D . , Les titulatures des empereurs romains dans les documents en langue égyptienne
(Papyrologica Bruxellensia, 2 2 ) , Bruxelles, 1989. Le lien personnel unissant l'Egypte à
l'empereur était concrétisé, comme on le sait bien, par le régime administratif spécial de cette
« province » gouvernée par un préfet (praefectus Aegypti), qui était un chevalier romain et non
D E S SARABAÏTES À L'ECCLÉSIOLOGIE COPTE 71

d'un fonctionnaire portant le titre de « grand prêtre d'Alexandrie et de toute


l'Egypte », dont les compétences étaient purement civiles et économiques
certes, mais qui, tout de même, avait un droit de regard permanent sur tout ce
qui concernait les temples et leurs prêtres.
À la tête de l'Église d'Egypte, l'évêque d'Alexandrie exerce une autorité
à ce point faîtière qu'on a pu parler de « pharaonisme patriarcal ». Les
évêques" sont comme ses fonctionnaires, qu'il nomme de son propre chef;
il se passe volontiers de l'avis du synode rarement réuni'" et il définit seul les
orientations de l'Église par l'envoi de « Lettres Festales »'". Sans doute la spé-
cificité géographique du pays, qui n'est qu'un long chapelet de villes
s'égrenant sur un rythme très serré tout au long du Nil, invitait à pareil mode
d'organisation ; pour l'observateur extérieur, l'Egypte n'était au fond qu'une
ville"', dont, à l'époque hellénistico-romaine, Alexandrie était à la fois la
vitrine et la tête. Mais le poids de l'héritage pharaonique, lui-même tributaire
de cette géographie atypique de l'Egypte"', a pu contribuer à la mise en place
d'un système ecclésial de type « monarchique ». Surtout lorsqu'à partir de la
seconde moitié du I V ' siècle, une certaine réaction contre l'autorité de
Constantinople propulsa tout naturellement au premier plan le Chef de
l'Église autochtone, appelé insensiblement dans la représentation collective à
occuper la place des anciens pharaons et des empereurs.
Le patriarche d'Alexandrie était en quelque sorte un nouveau pharaon. On
sait que l'expression est employée telle quelle par Isidore de Péluse dans sa

un sénateur ; nommé par l'empereur lui-même, il n'était responsable que devant lui et non devant
le sénat ( B O W M A N ,zyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJIHGFEDCB
op. cit., pp. 65-78 ; M. S A R T R E , L'empereur, le préfet, la province, danszyxwvutsr
Egypte
romaine, l'autre Egypte, cat. exposition Marseille, 4/4-13/7 1997, pp. 41-45.).
" Depuis Athanase, ils sont presque exclusivement choisis parmi les moines, principe qu'on
retrouve dans les autres Églises orientales, le célibat étant imposé aux évêques (contrairement aux
prêtres qui peuvent être mariés). Cf. H . B A C H T , Die Rolle des orientalischen Mônchtums in den
kirchenpolitischen Auseinandersetzungen um Chalkedon (431-519), dans A. G R I L L M E I E R et I D . ,
Das Konzil von Chalkedon, I I , 2' éd., Wurzbourg, 1969, p. 303 et n. 52.
-* Le patriarche choisit en fait lui même ses évêques et procède seul à leur ordination, con-
trairement aux règles édictées à ce sujet par le concile de Nicée ; c f E . W I P S Z Y C K A , Patriarcha
aleksandiyjski i Jego biskupi (IV-VII w.), dans Przeglad Histoiyczny, 73 (1982), pp. 177-193 ;
R. B A G N A L L , op. cit., p. 286. Encore aujourd'hui, dans l'Église copte orthodoxe, le patriarche
reste le consécrateur obligé de tout nouvel évêque (cf l'espèce de catéchisme publié en plusieurs
volumes par l'évêque Mettaous, supérieur du monastère du Deir as-Souriân, The Sacrament of
Church, 1 Priesthood, St Mina Monastery Press, 2000, pp. 143 et suiv.).
^ M. K R A U S E , Das christliche Alexandrien und seine Beziehungen zum koptischen Agypten,
dans N. H I N S K E (éd.), Alexandrien. Kulturbegegnungen dreier Jahrtausende im Schmelztiegel
einer mediterranen Grofistadt (Aegyptica Treverensia, 1), Mayence, 1981, p. 54.
" Cf. C. C A N N U Y E R , Variations sur le thème de la ville dans les ma.ximes sapientiales de
l'Egypte ancienne, dans Chronique d'Egypte, 64 (1989), pp. 44-54, spéc. p. 44.
" S'il y a un pays où se vérifie im certain déterminisme géographique, c'est bien l'Egypte.
Sans doute l'émergence très précoce d'une monarchie sacrée et absolue, d'un État puissamment
organisé et centralisé, dès le début du I I L millénaire av. n.-è., tient-elle en partie à la singularité
géographique, partant culturelle de la Vallée du Nil. B . J . K E M P , Ancient Egypt, Anatomy of a
Civilization, Londres- New York, 1989, spéc. pp. 31 et suiv.
l izyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJIHGFEDC
Christian C A N N U Y E R

Lettre à Symmaque (Ep. I , 152 = PG 78, col. 283-286), fustigeant la soif de


puissance et les entreprises dispendieuses du patriarche Théophile :
« L'Egypte a gardé sa vieille injustice ; elle a rejeté Moïse pour embrasser
Pharaon ; elle fagelle encore les humbles et les pauvres ; elle tient dans l'op-
pression ceux qui travaillent ; elle bâtit des villes et prive les ouvriers de leur
salaire ; elle a lancé en avant Théophile, livré à la manie des pierres
{lithomanes) et à l'idolâtrie de l'or (chrysolatris)». Dans un autre passage {Ep
I, 149 = PG 78, col. 415-416), Isidore, évoquant les fils de Jacob opprimés en
Egypte, dit que celle-ci se conduit à nouveau comme Pharaon
(pharaonizesthai), séduisant son peuple par l'hérésie.

* *
Récemment toutefois, dans les Mélanges rassemblés en mémoire du
regretté Jan Quaegebeur"-, Hans Hauben a, par un article fort bien documen-
té et intelligent, critiqué le recours à ce texte pour justifier l'habitude que
nombres de chercheurs''', dont moi-même*", ont prise de qualifier l'Église
copte ancienne de « pharaonisme patriarcal ». Dans cette étude, Hauben mon-
tre que le qualificatif disqualifiant de « pharaon » lithomaniaque" n'a été
appliqué au seul Théophile que dans le contexte de l'apologie de son rival
Jean Chrysostome ; le reproche de se conduire tel un « pharaon » ne lui a en
fait été adressé que par Jean Chrysostome lui-même, par Pallade
d'Hélénopolis et par Isidore de Péluse ; l'accusation de « pharaonisme litho-
maniaque » se retrouve aussi dans une œuvre beaucoup plus tardive, la Vie de
Jean, écrite vers 680 par Théodore de Trimithus"'. Selon Hauben, sous la
plume d'Isidore, la comparaison de Théophile avec un pharaon ne comportait
aucune allusion au contexte spécifiquement égyptien, qu'il fut ecclésial, poli-
tique ou culturel : le texte d'Isidore fait manifestement référence au Pharaon
de la Bible, au tyran du livre de I Exode. Pharaon est vme figure de toute

H . HAUBEN, The Alexandrian Patriarch as Pharaoh. From biblical metaphor to scholarly


topos, dans Egyptian Religion. The Last Thousand Years, II (Orientalia Lovaniensia Analecta,
85), Louvain, 1998, pp. 1341-1352.
" D'abord et surtout Edward H A R D Y , dans son ouvrage sur l'histoire de l'Egypte chrétienne,
qui a eu un grand retentissement dans le monde anglophone : Christian Egypt. Church and
People. Christianity and Nationalism in the Patriarchate of Alexandria, New York, 1952, dont le
3' chap. est intitulé : « The Pharaohs of the Church — Theophilus to Dioscorus ». Sans doute
est-ce par lui que ce « scholarly topos » a passé dans la littérature de vulgarisation, même chez
les Coptes, puisque H. Hauben commence son étude en évoquant une brochure sur l'Église
d'Egypte écrite par un prêtre copte de la diaspora canadienne et vendue au Vieux-Caire, dans
laquelle il est affirmé que Cyrille d'Alexandrie était appelé « Pharaon d'Egypte ».
C. C A N N U Y E R , Intolérances..., p. 174 ; I D . , Paternité..., p. 6 3 et 8 3 , e.a.
C f Pallade d'Hélénopolis, Dialogue V I , 6 2 : « il est en effet possédé par une passion de la
pierre digne des pharaons et fait bâtir des édifices dont l'Église n'a nul besoin ».
Pour les détails concernant ces auteurs et les passages concernés, voir l'étude de Hauben,
très informée.
D E S SARABAÏTES À L'ECCLÉSIOLOGIE C O P T E 73

autorité despotique et impie. L'utilisation de cette image par Isidore n'autorise


nullement à spéculer sur une possible filiation idéologique ou culturelle entre
les pharaons de l'antiquité et le patriarche égyptien à l'époque byzantine. L a
preuve, dit Hauben en avançant un argument à première vue très convaincant,
c'est que le nom de « Pharaon » a aussi été donné par Athanase à l'empereur
Constance I I " , qui voulait faire triompher l'arianisme par la force, ou par
Théodoret de Cyr à Julien l'Apostat. Le topos biblique du Pharaon désigne
donc bien un souverain tyrannique et irréligieux, sans lien particulier avec
l'Egypte ; il est parfaitement interchangeable avec d'autres figures de même
engeance, aux résonances scripturaires semblablement négatives, tels le « roi
de Babylone »''", « Achab », « Antiochus », « Hérode », « Pilate » ou
« Holopheme ». Que Théophile ait été traité de « pharaon » par Isidore de
Péluse n'avait donc pour dessein que de blâmer son autoritarisme excessif et
sa présumée mécréance. Cela n'a rien à voir avec vin quelconque héritage
pharaonique dont l'évêque d'Alexandrie eût été le dépositaire.
Certes, les objections de H. Hauben doivent être entendues et reçues. Il est
inadéquat d'affirmer, comme certains l'ont parfois fait, que le patriarche
égyptien était fréquemment comparé à un « pharaon » et que cette façon de
parler traduirait une évidente continuité culturelle entre l'antiquité et l'époque
chrétienne. De même qu'il est outrageusement réducteur d'expliquer la séces-
sion de l'Église copte après Chalcédoine par un « nationalisme égyptien »"'
hors d'époque.
" Hisloria Arianorum 30, 34, 45, 67, 68 ; pour le détail, cf. H A U B E N , op. cit., p. 1350, n. 64.
Une épithète injurieuse lancée d'ailleurs par... notre Théophile d'Alexandrie à l'encontre
de... Jean Chrysostome. Juste retour de politesses, en quelque sorte. Chrysostome avait aussi
comparé l'impératrice Eudoxie à Jézabel et à Hérodiade, un crime de lèse-majesté qui fut
vraisemblablement à l'origine de sa ruine (cf H A U B E N , op. cit., p. 1350).
L'idée d'un « nationalisme égyptien » antique a été instillée dans l'historiographie mo-
derne par de nombreux travaux dès le début du X X ' siècle, dont l'un des plus notables est E.R.
H A R D Y , op. cit. ; d'aucuns ont été jusqu'à lire le schisme égyptien subséquent à Chalcédoine

comme une opposition nationaliste copte à l'égard des Grecs (W.H.C. P R E N D , The Rise ofthe
Monophysite Movement, 2' éd., Cambridge, 1979 ; I D . , Nationalism as factor in antichalcedon-
ian feeling in Egypt, dans Studies in Church histoiy, 18 [1982], pp. 39-46); Ewa W I P S Z Y C K A a
mis pertinemment en garde contre cette manière anachronique de voir, qui ne trouve aucune jus-
tification dans la documentation : cf. sa remarquable étude Le nationalisme a-t-il existé dans
l'Egypte Byzantine, dans The Journal of Juristic Papyrology 22 (1982), pp. 83-128 (repris dans
Etudes sur le christianisme dans l'Egypte de l'Antiquité tardive [Studia Ephemeridis
Agustinianum, 52], Rome, 1996, pp. 9-61). Qu'aucun « nationalisme » n'ait travaillé la société
égyptierme à l'époque byzantine, j'en conviens aisément, si l'on entend le terme au sens du X I X '
siècle; il n'en demeure pas moins que l'Église et son patriarche représentaient bien une certaine
« conscience nationale » (je maintiens ce que j'ai écrit dans Les Coptes, p. 23) ou, mieux, une
« conscience égyptienne ». Il faut distinguer « nationalisme » et « conscience régionale » (cf les
remarques judicieuses et pleines de finesse de D. F R A N K F U R T E R , Elijah in Upper Egypt. The
Apocalypse of Elijah and Early Egyptian Christianity, Minneapolis, 1993, spéc. pp. 253-257).
Faute de le faire, le débat sur cette question se radicalise inutilement. Pour une évaluation
nuancée d'une conscience « identitaire » égyptienne manifestée par l'opposition au pouvoir
« étranger » dès les époques ptolémaïque et romaine, voir A. B L A S I U S , Zur Frage des geistigen
Widerstandes im griechisch-romischen Agypten — Die historische Situation, dans I D . et B . U .
S C H I P P E R (éd.), Apokalyptik und Àgypten. Eine kritische Analyse der relevanten Texte aus dem
griechisch-romischen Àgypten (OLA, 107), Louvain, 2002, pp. 41-62 (avec une abondante
bibliographie sur le sujet).
74 Christian C A N N U Y E R

Cela étant, dans le cas du texte d'Isidore, qui était Égyptien de souche et
n'a probablement jamais quitté son pays'", comment soutenir que le recours à
l'image du « pharaon » pour déprécier Théophile ne revêtait pas une colo-
ration plus marquée qu'ailleurs ?" C'est bien sur ce point que je ne peux sui-
vre entièrement H. Hauben et que, sans doute, celui-ci ne me suivra pas.
J'estime en effet que sa position est trop radicale quand il écrit (p. 1351) :
« Even in Egypt people do not seem to have been really aware of their 'nation-
al' past. So, when Christians in Egypt as well as abroad talked or were told
about 'Pharaoh', they ail thought of him in pureley biblical terms ». Certes,
en Théophile les partisans de Chrysostome reconnaissaient et flétrissaient
l'égal du pharaon de Moïse, mais c'est parce que dans le pays de cet autocrate
d'antan, chacun pouvait constater que Théophile renouait avec le fîl de la tra-
dition indigène en se conduisant réellement en monarque absolu, grand ama-
teur de monuments et de trésors'-. Hauben semble oublier qu'à l'époque de
Théophile (fin du IV' siècle), la culture" et le paganisme égyptien tradition-
nels était encore vivants'" et que pour bon nombre d'Égyptiens contemporains
du patriarche le mot « pharaon » devait encore renvoyer directement à l'his-
toire indigène et pas seulement à une référence biblique" : l'ultime empereur

™ Prêtre natif de Péluse, il fit sans doute des études à Alexandrie et passa le reste de sa vie
dans un monastère de sa ville natale, où il mourut vers 435. P. E V I E U X ,zyxwvutsrqponmlkjihgfedcba
Isidore de Péluse. État des
recherches, dans Recherches de Science Religieuse, 64 (1976), pp. 321-340.
" Me permettra-t-on une comparaison un peu audacieuse ? Si, en Italie, un homme politique
de gauche traite aujourd'hui le premier ministre Silvio Berlusconi de « Mussolini au petit pied »,
cela n'a évidemment pas la même résonance que si cette épithète est flanquée à la tête d'un
dirigeant dans un autre pays. La nuance est sans doute subtile mais elle est réelle.
'- La même ambiguïté se retrouve dans l'emploi du terme arabe///'WM/;, « pharaon », par les
islamistes actuels lorsqu'ils veulent dénoncer un chef d'État à leurs yeux illégitime, despotique
et infidèle aux principes de l'islam. L a figure est évidemment directement issue de la symbolique
coranique ; dans le Coran comme dans la Bible, le Pharaon est le paradigme même du mauvais
roi qui fait souffrir le peuple et offense Dieu {Fir 'awn, dans Enc. Islam, II, 938-39). Mais il est
clair qu'utilisé par les islamistes égyptiens, le terme a une portée plus précise et plus forte
qu'ailleurs. Lorsqu'en octobre 1981, Khalid al-Islambouli a assassiné le président Sadate, il n'a
pas hésité à proclamer, lors de son arrestation : « J'ai tué Pharaon ! » (d'où le titre du livre de G.
K E P E L , Le Prophète et le Pharaon. Au.x sources des mouvements islamistes, 2' éd., Paris, 1993,
voir spéc. les pp. 207-240). Au pays de Chéops, c'était significatif : l'insurgé voulait clairement
dire par là qu'à ses yeux l'autoritarisme du régime égyptien ne faisait que s'inscrire dans la con-
tinuité du régime pharaonique et du paganisme.
" La dernière inscription hiéroglyphique attestée date de 394 (H. S T E R N B E R G - E L H O T A B I , Der
Untergang der Hieroglyphenschrift, dans Chronique d'Egypte, 69 [1994], p. 218), mais les
derniers textes démotiques connus sont les graffiti 365 et 377 de Philae, datés de 452 ! (cf P.W.
P E S T M A N , Chronologie égyptienne d'après les textes démotiques [Papyrologica Lugduno-Batava,
15], 1967, p. 127).
R. R É M O N D O N , L'Egypte et la suprême résistance au christianisme, dans BIFAO, 51 (1952),
pp. 62-78. L . K À K O S Y , Die àgyptische Religion unter Constantinus undseinen nachfolgern, dans
Acta Classica Univ Scient. Debrecen, X I X (1983), pp. 107-112: I D . , Das Ende des Heidentums
in Àgypten, dans P. N A G E L (éd.), Graeco-coptica. Griechen und Kopten im byzantinischen
Àgypten, Halle, 1984, pp. 61-76.
De même, quand Hauben (p. 1351, se référant à A. C A M P L A N I , Le lettere jestali di Atanasio
di Alessandria. Studio storico-critico, Rome, 1989, p. 216), fait remarquer que le terme
DES SARABAÏTES À L'ECCLÉSIOLOGIE COPTE 75

romain à avoir été en Egypte gratifié d'vme titulature pharaonique au moins


partielle fut Maximin Daïa (regn. 305-313), le demier cruel persécuteur des
chrétiens''. À peine deux ou trois générations séparaient Théophile de ce sou-
verain. Ce n'est rien. Le souvenir de ce que représentait « pharaon » dans la
vie politique et religieuse d'autrefois n'était certes pas éteint, et dans certains
cénacles païens ont devait même en concevoir quelque nostalgie". Le tort de
l'argumentation de Hauben, me semble-t-il, est de considérer que les chré-
tiens d'Egypte vivaient au I V ' siècle finissant dans un univers mental et
symbo-lique complètement dissocié de celui de leurs contemporains restés
fidèles au paganisme ancestral (pour se convaincre du contraire, cf l'ouvrage
collectif éd. par P. NAGEL, cité ci-dessus, note 74).
A mon avis donc, on ne peut exclure que c'est bien la singularité des struc-
tures ecclésialeszyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJIHGFEDCB
de l'Egypte à la fin du IV' siècle qui a justifié l'assimilation
du patriarche Théophile à un pharaon. C'est pourquoi, si des empereurs
comme Constance II et Julien l'Apostat ont pu être eux aussi traités de
« pharaons » par leurs opposants, l'Égyptien Théophile et son successeur
Dioscore excommunié à Chalcédoine"* sont à ma connaissance les seuls

« Egypte », chez Athanase, peut désigner 1' « hérésie », cela me semble évidemment indis-
sociable, chez le patriarche, d'une attitude négative envers l'ancienne religion de son propre peu-
ple, qui, de son temps, était loin d'être morte et dont les derniers fidèles étaient les ennemis jurés
de l'Église, à l'instar des hérétiques.
(3M! M) G ^ E S ^ , se lit K'-js^rs
" Le double cartouche de Maximin Daïa,zyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSR
'Iwlyrs M'kinws, soit Kaisaros Oualerios Mak(sim)inos. Cf. H . G R É G O I R E , L'énigme de Tahta,
àaxis Chronique d'Egypte, 15(1940)pp. 119-123 ; J.zyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJ
VONBECKERATH, Handbuch der Àgyptischen
Kônigsnamen (MÀS, 49), 2' éd., Mayence, 1999, pp. 266-267.
" Un exemple frappant : à Ermant, en Thébaïde, la stèle funéraire d'un taureau sacré
Boukhis, sans doute le demier de son esf)èce, porte trois dates : l'an 33, l'an 39 et le 8 Hathyr de
l'an 57 du « pharaon » Dioclétien, lequel n'a régné que de 284 à 305, soit onze ans ! « Que sig-
nifient donc ces trois dates correspondant successivement aux années 316/317, 322/323 et au
4 novembre 340 ? — se demande J.-C. G R E N I E R , dans Egypte romaine, op. cit., p. 40 —. Cette
ère 'païenne' de Dioclétien (qui n'est pas à confondre avec l'ère copte dire 'des Martyrs') se ren-
contre pour dater de l'an 33 (316/317) à l'an 173 (456/457) une série de documents qui, avec
notre stèle, sont tous le fait de tenants des croyances et coutumes traditionnelles (horoscopes,
grafïïtes démotiques et grecs des derniers prêtres et fidèles de l'Isis de Philae). Il est révélateur
de noter que cette ère n'apparaît qu'... en 316/317, au lendemain de l'élimination en 313 de
Maximin Daïa qui, pendant son règne en Orient (305-313), avait favorisé la reprise du paganisme
et des cultes indigènes, au lendemain surtout de la promulgation par Constantin de l'édit de Milan
(daté lui aussi de 313) qui, on le sait, reconnaissait officiellement l'existence du christianisme...
Au début du règne de Constance II, lorsque les prêtres d'Ermant, le 4 novembre 340, refermèrent
la tombe de leur taureau, ils savaient qu'ils ne pouvaient pas dater leur acte pieux du nom d'un
prince qui, sans être vraiment lui-même 'chrétien', contribuait au triomphe d'une religion qui
excluait toutes les autres et proclamait sa détermination à s'établir sur leur ruine » (voir aussi
J.-C. G R E N I E R , La stèle funéraire du dernier taureau Boukhis, dans BIFAO, 83 [1983], pp. 197-
209). Jusqu'en plein V' siècle donc, la « fiction pharaonique » a fonctionné dans les milieux
païens.
™ Il est piquant de constater que ce n'est pas moi mais H A U B E N lui-même, dans un addendum
à son art. cit., p. 1352, qui repère en dernière minute cette accusation portée contre Dioscore, ce
qui me paraît en fait conforter mon argumentation et non la sienne. Selon les Actes du concile de
76 Christian C A N N U Y E R

hiérarques à avoir subi le même sort. Et c'est en cela qu'il reste, selon moi,
légitime de se poser la question d'une sorte de continuité souterraine entre le
modèle pharaonique et le modèle patriarcal égyptiens.
Toujours est-il que la tonalité originale de l'ecclésiologie copte au sein des
ecclésiologies orientales mériterait sans doute un examen approfondi".
L'ecclésiologie de type « monarchique » qu'a développée Alexandrie à partir
du IIP siècle procède sans doute de facteurs multiples, elle a connu au fil de
l'histoire des infléchissements et des raidissements, et elle évoluera encore.
Il serait faux de dire qu'elle est congénitale au christianisme égyptien"" —
l'ecclésiologie de Cyrille n'est certes pas celle de Clément d'Alexandrie ou
d'Origène"' —, mais il serait aussi certainement prématuré d'affirmer qu'elle
ne doit absolument rien aux traditions centralisatrices et monocratiques de
l'ancienne culture pharaonique"'.
Rue Haute, 21
B-7800 Ath
Belgique

Chalcédoine, les opposants à Dioscore l'injuriaient du nom de « Pharaon » et de « meurtrier »


(d'après P R E N D , The Rise..., p. 6, n. 1). Dans une lettre pseudépigraphe du V P siècle attribuée au
pape Léon le Grand, il semble bien que Dioscore soit aussi visé sous l'appellation de « second
pharaon » ayant favorisé l'hérésie (cf Vaddendum, p. 1 3 5 2 , à l'article de H A U B E N , qui se réfère
à C. H A A S , op. cit., p. 10). Pour Hauben, « the connotation must be purely biblical, alluding not
only to Dioscorus' abuse of power, but to the heretical character of his opinions as well ». C'est
vite dit.
Je m'y emploie dans un travail de plus longue haleine que j'ai entrepris sur ce thème peu
exploré jusqu'ici.
En effet, l'on sait bien que comme celle de Jérusalem et sans doute aussi celle de Rome,
l'Église d'Alexandrie avait à l'origine une structure de type presbytéral, le collège des presbytres
y exerçant collectivement l'épiscopat ; fait remarquable, elle en garda des traces jusqu'en plein
milieu du IIL siècle (jusqu'à l'épiscopat de Denys [pont. 2 4 8 - 2 6 4 ] selon S. Jérôme, Ep. 146,1) :
en effet, même après l'apparition du monoépiscopat (dont le premier représentant certain est
l'évêque Démétrios [pont. 189-232]), l'évêque continua un certain temps d'être élu par et parmi
les presbytres et ordonné par eux (cf W. T E L F E R , The episcopal succession in Egypt, dans Journal
of Ecclesiastical History, 2 ( 1 9 5 2 ) , pp. 1-13 ) .
Pour une esquisse de l'ecclésiologie de Clément et d'Origène : V . S A X E R , Les progrès de
l'organisation ecclésiastique de la fin du IL siècle au milieu du IIL siècle (180-250), dans
L . P i E T R i (dir.). Le Nouveau Peuple (des origines à 250), [ = J.-M. M A Y E U R et al. dir.. Histoire
du christianisme des origines jusqu 'à nos jours, I], Paris, 2 0 0 0 , pp. 7 8 2 - 7 8 4 et 795-799. Un
théologien copte de tendance libérale, le Frère Tadros Y. Malaty, prêtre de l'église Saint-Georges
d'Alexandrie, assez peu en cour auprès de Shenouda III, développe dans sa brochure The Church
(The Coptic Orthodox Church and the Dogmas, 3 ) , Alexandrie, 1 9 9 1 , une vision « démocra-
tique » de l'Église qui se réfère précisément à Clément et à Origène.
Cette étude s'inscrit évidemment dans le cadre plus large de la question des continuités cul-
turelles entre l'Egypte pharaonique et l'Egypte chrétienne, un sujet à propos duquel les copto-
logues sont partagés, la majorité d'entre eux ne considérant qu'avec une extrême réserve ces
éventuelles continuités. Pour un bon état récent de la question, très équilibré et assorti d'une
abondante bibliographie, voir H. B E H L M E R , Ancient Egyptian sunivals in Coptic literature : an
overview, dans Ancient Egypt Literature. Histoiy and Forms, sous la dir. d'A. L O P R I E N O
(Problème der Àgyptologie, 10), Leyde et al. loc, 1996, pp. 567-590.
T A B L E DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS : L a dixième Journée d'Études de l'Association


Francophone de Coptologie (Lille, 14-16 juin 2001), par
Christian Cannuyer vii-xii

Rodolphe KASSER,zyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJIHGFEDCBA
Jean Doresse, savant persévérant et inventeur :
heureux — vivant — hospitalier— actif—productif— sti-
mulant xv-xx

Tabula Gratulatoria xxii

Jean-Luc BLAQUART, Enjeux contemporains de traditions


d'Egypte, Adresse d'accueil des participants aux Journées
Coptes lilloises par le Doyen de la Faculté de Théologie 1 -4
Sydney H . AUFRÈRE et Nathalie BOSSON, De Coptice Guillelmi
Bonjouri grammaticae criticis contra Athanasium Kircherum.
La naissance de la critique de l'Opéra Kircheriana Coptica 5-18
Dominique BÉNAZETH et Anne BOUD'HORS, Les clés de Sohag :
somptueux emblèmes d'une austère réclusion 19-36
Florence CALAMENT, Règlements de comptes à Djêmé... d'après
les ostraca coptes du Louvre 37-58
Christian CANNUYER, Des sarabaïtes à l'ecclésiologie copte.
Quelques réflexions sur Le « pharaonisme patriarcal » de
l'Église d'Egypte 59-76
Sarah CLACKSON, Nouvelles recherches sur les papyrus de Baouit 77-84
Roberta CORTOPASSI, Trois tissus inédits du musée Benaki 85-98
Claude COUPRY, Peintures coptes sur bois : analyse de pigments 99-106
Gilbert-Robert DELAHAYE, Quelques témoignages du culte de saint
Menas en Gaule 107-132
Alain DELATTRE, Les graffitis coptes d'Abydos et la crue du Nil 133-146
Marc ETIENNE et Guy LECUYOT, Les fouilles du musée du Louvre
à Saqqara : les vestiges coptes 147-162
Jean-Luc FOURNET, Une lettre copte d'Aphrodite ? (Révision de
SB Kopt. 1290) 163-176
Chantai HEURTEL, Que fait Frange dans la cour de la tombe TT 29 ?
Fouilles dans la cour de la tombe TT 29 177-204
Chnstiane L Y O N - C A E N , La vaisselle de céramique copte de
Médamoud 205-224
Marc MALEVEZ, La mission de Paphnuce. Premières recherches en
vue de la constitution du dossier hagiographique des abbas
Onuphre, Paphnuce et Timothée 225-236
xiv T A B L E DES MATIÈRES

Cédric MEURICE,zyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJIHGFEDCBA
Quelques impressions de voyageurs de Vansleb 237-250
à Clédat : l'exemple du Vieux-Caire
Maria MOSSAKOWSKA-GAUBERT, Un bloc décoré et creusé d'une
niche trouvé à Paras 251 -264
Marguerite RASSART-DEBERGH, Propos sur l'iconographie kelliote.
Ses rapports avec l'architecture 265-276
Jean Marc ROSENSTIEHL, Histoire de la Captivité de Babylone
28,5 — Testament d'Isaac 10,4 et 11,1. Notes sur l'emploi de
deux termes grecs dans des apocryphes coptes 277-292
Marie Hélène RUTSCHOWSCAYA, La collection romano-byzantine
du musée Dobrée (Nantes) 293-304
Michel TARDIEU, La coupe de l'oubli 305-310
Youhanna Nessim YOUSSEF, Jean évêque d'Assiout, de Manfalut
et d'Abu Tig et ses activités littéraires 311-318

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