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ANNALES

L’EXTRÊME ORIENT DE

B U L L E T I N
DE LA

SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE INDO-CHINOISE

SOUS LA DIRECTION DU

DOCTEUR Cte MEYNERS D’ESTREY


Membre du Conseil et de la Commission de Publication de la Société Académique Indo-
Chinoise.— Correspondant de l’Institut Royal
des Indes-Néerlandaises, de la Société des Arts et des Sciences de Batavia, etc.
AVEC LA COLLABORATION D E
M M . le M I S DE C R O I Z I E R , Président; Ed. D U L A U R I E R , de l’Institut
et l’abbé F A V R E , Vice-Présidents; A. M A R R E , Secrétaire général; D R L E G R A N D ,
Archiviste; Lieutenant de vaisseau D E L A P O R T E ;
Léon F e e r ; M I S d’Hervy DE S A I N T - D E N Y S , de l’Institut; DE L O N G P É R I E R , de l’Institut;
CTE M A R E S C A L C H I ; A . DES M I C H E L S ,
Membres du Conseil; A Y M O N I E R ; l’abbé BOUILLEVAUX ;
D U P U I S ; D R HARMAND ; Henri H O U S S A Y E ; Lieutenant de vaisseau M O U R A ;
Baron de R A V I S I ; Louis V O S S I O N , etc.,
Membres de la Société Académique Indo-Chinoise et autres
Orientalistes français et étrangers.

TOME SECOND
JUILLET 1879 — J U I N 1880

PARIS
CHALLAMEL AINÉ, LIBRAIRE - ÉDITEUR
Dépositaire des cartes et instructions de la marine française.
5, RUE JACOB, 5
Et chez les principaux Libraires en France et à l’Etranger.
Inscription de Préa-Khang (Compong-Soai)
INSCRIPTIONS CAMBODGIENNES
p a r le D o c t e u r H. K e r n ,

Professeur de V Université de Leyde.

ARTICLE 1 er .

INSCRIPTION DE PREA-KHAN (COMPONG SOAI) (1)

Grâce à la bienveillance du docteur Harmand, nous sommes en état d'é-


tudier les inscriptions, que ce savant a recueillies pendant son séjour dans
le pays des Khmers. Il est de notre devoir de lui témoigner publiquement
toute notre reconnaissance, tant pour la libéralité avec laquelle il a mis ses
matériaux à notre disposition, que pour les renseignements qu'il a bien voulu
nous faire parvenir.
Nous nous proposons d'écrire une série d'articles sur celles de ces ins-
criptions que nous pourrons comprendre plus ou moins complétement,
c'est-à-dire celles qui sont en langue sanscrite. Nous commencerons par
l'inscription de Préa-Khan. Elle « s e trouve gravée», comme nous informe
le Dr Harmand, «très-finement et très-légèrement sur l'un des côtés d'une
fenêtre d'un petit édicule, à droite de la porto principale de l'enceinte. Son
état de conservation est parfait.»
On peut diviser notre inscription en deux parties inégales qui se dis-
tinguent et par la forme des vers et par ce qu'ils contiennent. Les quatre
premières lignes forment un quatrain, une strophe dans le mètre nommé
Sragdharâ, et contiennent une prière, une nândi comme on en trouve,
entre autres, au commencement de chaque pièce dramatique Indienne. Les

Tous droits de traduction et de reproduction réservés.


(1) Sur le caractère général de l'écriture et sur les résultats d'un examen des morceaux
publiés par le Dr Harmand dans ces Annales.
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seize lignes qui suivent sont autant de demi-strophes en mètre Anushtubh,


espèce çloka, que les Indianistes sont convenus de désigner sous le nom de
çloka épique. En effet, c’est le mètre par excellence des récits poétiques
d’un style simple et sévère. Les 8 strophes (16 demi-strophes) sont arran-
gées de la même manière que celle adoptée par nos savants dans les édi-
tions de textes sanscrits, avec cette différence pourtant que la césure, qui
coupe les demi-strophes en deux parties égales, est nettement marquée dans
l’inscription par un espace vide entre les deux hémistiches.
Dans la transcription on trouvera le signe de ( ) pour désigner les
lettres ou points diacritiques, effacés par le temps ou omis, tandis qu’une
lettre de trop sera mise entre deux crochets [ ].
La première strophe est, comme nous venons de le dire, en mètre
Sragdharâ. Chaque vers du quatrain compte 21 syllabes et doit avoir 3 cé-
sures, une après chaque septième pied. La distribution des pieds longs et
brefs est comme suit:

Voici maintenant la transcription:


Çrîsha (m) dyârâdhalîlâvanam(i)tadharanî(r)kshobhasamkshobh (i) tâsh-
tham (1). bhrâmyatkrandatsurendram bhujabalapavanais samskhalatsadvi-
mânaih svângais tulyîkrtâçam navarasarucibhir visphuradraçmimâlyai —
r nâtyam brahmâdisevya(m) sukhayatu dayitânandanam candramauleh.
Avant de donner une traduction il faut observer que cette strophe
dans un style pompeux est pleine de double-entente. Dans la poésie arti-
ficieuse des Hindous l’ambiguïté intentionnelle est recherchée comme un
ornement, et comme il est de rigueur que les prières solennelles, spécia-
lement à Çiva, soient clans un style grandiose, il n’est pas étonnant de
retrouver les artifices ordinaires dans la bénédiction ou prière d’ouverture.
Le sujet du quatrain est une description de la danse bachique de Çiva,
pour parler en termes empruntés à la mythologie. Çiva, le dieu du ciel, qui
enveloppe tout, étant l’éther, l’immense espace, l’éternité, et par consé-
quent aussi le temps, commence sa danse furibonde, c’est-à-dire les
éléments deviennent tumultueux, la tempête commence; la terre tremble, tout
se meut; dans l’atmosphère tourmentée par les vents, qui semblent
venir de tous côtés, les nuages roulent et grondent, les lueurs du jour s’é-
vanouissent. L’orage est bientôt suivi d’une pluie abondante dont les gout-
tes fraîches et étincelantes couvrent également tous les points de l’horizon
et tombent, fécondant la terre, et par là produisant la nourriture nécessaire
à tous les êtres vivants. Ceci est à peu près la signification de la strophe,
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quand on réduit les termes mythologiques à leur valeur matérielle. Il est à


peine besoin de dire que la traduction française suivante ne donne que l’as-
pect poétique ou mythologique de la danse de Çiva:
«Puissela danse de celui qui porte la Lune comme une couronne,
(Çiva) porter bonheur! quand dans son jeu pour plaire (1) à la bienheu-
reuse Shandhî (ou dans son jeu amoureux avec la bienheureuse Durgâ?)
il cause la dépression de la terre et par le mouvement de celle-ci ébranle les
points cardinaux; par les vents produits par la force de ses bras le chef
des dieux (2) tournoie et mugit et les beaux chars célestes (3) chancellent
(et: font défaut); (alors) il couvre également tous les points de l’horizon
de ses membres reluisants de l’humidité qui vient de se développer (4) et
répand une couronne brillante de rayons; (cette danse) qui, en réjouissant
sa chère épouse, (5) mérite que Brahma et les autres y assistent respec-
tueusement (6).»
Cette nândi est tout à fait clans le même style que la plupart des prières
solennelles que l’on trouve au commencement des drames, ainsi que les
grandes sections, ou livres dans d’autres ouvrages, par exemple, la Râjataran-
gini et le Kathâsarit-Sâgara. La deuxième nândi du drame Mudrâ-râkshasa
traite le même sujet, la danse de Çiva, mais y donne une autre tournure.
Il n’y a rien dans notre strophe qui puisse nous éclairer sur la destination
plus spéciale de ces vers de bon augure. Passons maintenant à la 2e partie
de l’inscription. Dans la transcription qui va suivre la césure entre les hé-
mistiches sera marquée par un trait.
1. Namo Buddhâya sarvvajña — çabdo yatraiva sârthakah
tasyaiva hi vacas satya — pramânena nirûpitam
2. Taduktau pâramîtantra — taryau tadgatayoginah.

(1) La lecture du texte est difficile et la transcription incertaine; sha(m)dî est une or-
thographe peut-être peu correcte, mais certainement très usitée pour shandhî. Les dic-
tionnaires ne connaissent pas shandhî (shandî) comme un nom de Durgâ, mais le masc.
shandha étant une des épithètes de Çiva, il suit que le mot féminin a pu devoir signifier sa
femme. Proprement le mot désigne la nature androgyne de Çiva-Durgâ. — Pour°râdhâ
il faudra lire, il nous semble, ° râdha, car un mot râdha, soit masc. ou neutre dans le
sens de râdhâ, splendeur, est inconnu, quoique dans un autre sens un tel mot masc. est
synonyme de madana qui aussi signifie «amour.»
(2) Indra, l’atmosphère, dispensateur des pluies et du tonnerre.
(3) En même temps: «les beaux palais».
(4) Autrement: la sueur ruisselante du corps du danseur, et en môme temps «la fraî-
che pluie.»
(5) Durgâ, la Nature, et, en certain sens, la Terre.
(6) Autrement: «dont tous les êtres vivants de Brahma jusqu’aux plantes dépendent
dans leur subsistance».
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Fryakshârañâni (m) jûtânâm (1) — gurupâdadvayan name


3. Çraddhaç çrî — Sûryyavarmmâsî— c caturbhujavilâsakah
yas Sûryyavançajo (2) râjye — caturbhujavi lâsaka (h)
4. Smaro nangaç çaçânko pi (3) — Çaçîti niravadyakam
asrjad yannv (i) dan karmma — kântisarggâvadhécchayâ
5. Bhâshyâd (i) caranâ kâvya — pânish shaddarçanendriyâ (4)
yanmatir dharmmaçâstrâdi— mastakâ jangamâyata
6. Etâvatânumeyam yad — vîryam yad rûdhadhî (r asau) (5)
ranastho bhatasankîrnâ — d râjo râjyam jahârâ yah
7. Kâladoshânalâvishtâ— yasya sekâmbunirggame
tadvinâçât kshanâ (1) lokâh — sukhâyante sma sarvathâ
8. Yugahâner ayan dharmmah — padahîno jarâkrçah
yannîtirasam âsâdya — satyâd(i)s sma yuvâyate
Malgré la différence entre les styles narratif et descriptif et la simpli-
cité relative du ton du récit, le poëte ne s’est pas abstenu dans ces çlokas
d’ornements artificieux. La 3e strophe contient même un calembourg. Dans
la traduction suivante nous nous efforcerons de faire ressortir le sens
qu’a voulu y donner le poëte sans imiter les artifices:
1.2. Hommage à Bouddha, à qui seul le mot (c’est-à-dire l’épithète) d’Om-
niscient est appliqué en sens propre. Car sa doctrine à lui est démontrée
comme la seule vraie dans le dogme sauveur (6) des Pâramis (Perfections)
proclamé, par lui, pour le contemplateur cherchant à l’approfondir. —
J’apporte mon hommage à la masse compliquée de tresses du dieu à trois
yeux (Çiva), (et) au pied du maître.
3. Il y avait un (roi) pieux, Sa Majesté Sûryavarman, aimant (?) Vishnu
(Krshna), et qui, né de la race du Soleil, ressemblait dans son règne
à Krshna (Vishnu) (ou: était joyeux comme celui-ci).
4. On le nommait (c’est-à-dire surnommait) Smara ou Ananga (Dieu de

(1) Arañaâni est une orthographe incorrecte au lieu de aranyânî. Le texte montre
en outre, le signe pour û au-dessous de une combinaison impossible; le mètre enlève
tout doute, parce que la syllabe précédente ta doit être longue.
(2) Vança est une fausse orthographe pour vamça.
(3) Le texte a pî, par erreur.
(4) L’inscription écrit shad avec la lettre dentale, ce qui est fautif.
(5) Deux syllabes manquent; nous les avons ajoutées par conjecture.
(6) Tantra-tari proprement le dogme que l’on peut comparer à une nacelle. La même
idée au fond est exprimée par des termes comme yâna, véhicule. — Taryau est une faute
grammaticale; on peut dire taryâm et tarau, mais non pas taryau. La confusion est assez
compréhensible, du moins de la part d’un copiste.
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l’Amour), aussi Çaçânka ou Çaçin (dieu de la Lune); c’est pourquoi (il ne


faut pas s’étonner que), désirant atteindre le nec plus ultra dans la création
du Beau, il a créé cet édifice irréprochable (et: achevé cette œuvre méritoire).
5. Son esprit, pour ainsi dire, prit une forme vivante en tant que celui-ci
ait le Bhâshya, etc. (c’est-à-dire la grammaire) pour pieds, les belles-lettres
pour mains, les six systèmes de philosophie pour organes des sens (1) la
science du droit, etc. pour tête (2).
6. Pour juger combien il était valeureux il suffit de savoir qu’il était
homme d’esprit fort, que dans la bataille il prit le royaume à un roi (3) au
milieu de la foule des guerriers.
7. Les gens qui étaient épouvantés par les vices du temps (c’est-à-dire
de l’âge du monde), comme par un feu, se sentaient entièrement rassurés,
aussitôt que ce feu fut éteint par l’eau dont il l’aspergea.
8. La vertu (Loi), la véracité, etc. qui sur cette terre, par suite de la
détérioration causée par l’âge, avaient perdu leur stabilité (4) et étaient deve-
nues débiles de vieillesse, devinrent (de nouveau), pour ainsi dire, jeunes
sous l’influence de son gouvernement.
On voit que celte inscription nous apprend quelques faits d’une façon
claire et précise; d’autres, seront à déduire des indications superficielles,
des phrases voilées où le poëte s’est plu.
Nous trouvons que le poëte paie son tribut de vénération en premier
lieu à Bouddha, ensuite à Çiva. Dans tous deux le caractère de philosophe
ou d’ascète est sensiblement accentué. Quant à l’expression «gurupâdad-
vayam, les deux pieds du Maître,» elle n’est pas sans ambiguïté, ambi-
guïté, du reste, peut-être intentionnelle. Çiva étant le Gourou par excellence
dans son rôle de Yogîçvara, le chef des ascètes, il se peut que par «le
Maître», il faut entendre lui-même. D’autre part il est conforme à l’usage
des auteurs indiens d’exprimer leur vénération envers leurs maîtres dans
le préambule, le mangalâcarana de leurs écrits.
La circonstance que Bouddha et Çiva sont célébrés dans le même docu-
ment fait preuve d’une tolérance religieuse qui est assez remarquable, mais

(1) Les Hindous comptent six organes, les cinq sens et le manas, l’organe de sensa-
tion intérieure.
(2) A la duplicité de ce vers nous reviendrons plus tard.
(3) Ce roi était Dharanîn draçarman, comme nous l’apprend l’inscription de Bassac
qui sera publiée dans un article suivant.
(4) Dans chaque âge du monde, yuga, le Dharma perd, en phrase mythologique, un
quart (pâda, pada), en quantité et en qualité. Pâda signifie aussi «fond, fixe, base», et,
dans le sens propre les padas du dharma sont les quatre divisions fondamentales de la
morale, les vertus capitales; satya la véracité; dâna, la charité; vidyâ, la science; tapas,
la contrainte de soi-même.
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qui n’a rien d’étonnant. Car ainsi que M. Barth l’a dit dans une récente publi-
cation (1): «Non-seulement les princes d’une même dynastie professent
les croyances les plus diverses, mais le même prince partage souvent ses
libéralités entre plusieurs sectes, et on ferait une assez longue liste de rois qui,
sans professer le bouddhisme, en ont été les bienfaiteurs. Plusieurs des
monarques, par exemple, que Hiouen-Fhsang mentionne comme des patrons
déclarés de l’église, paraissent avoir été en réalité des sectateurs de l’une
ou l’autre des nombreuses religions néo-brahmaniques. Plus tard, à l’époque
même à laquelle d’absurdes légendes nous représentent Çankara extermi-
nant les bouddhistes de l’Himalaya au cap Comorin, nous voyons des prin-
ces vishnouïtes appartenant à des dynasties vishnouïtes, faire des donations
à une religion sœur du bouddhisme, celle des Jainas, que les brahmanes
ont tout autant détestée (2); et ces témoignages ne sont nullement contredit
par les documents littéraires contemporains.» C’est ainsi que s’exprime
un savant européen très-consciencieux et de grande circonspection; enten-
dons maintenant ce que dit un Hindou lettré. M. Kâsinâth Trimbak
Telang (3):
«Des allusions nombreuses à Çiva, dans les inscriptions des Sîlâras, nous
pouvons conclure que la famille a bien été dévouée au culte de Çiva. Le nom
de Jîmûtavâhana, cependant, nous fait penser à des relations avec le
bouddhisme. Très probablement la foi religieuse des princes n’était pas
d’une espèce étroite et chaque jour les preuves s’accumulent, mettant en
lumière que, même jusqu’aux 10e et 11e siècles de l’ère chrétienne, plusieurs
princes hindous montraient une considérable catholicité d’esprit à l’égard
d’Hindou, Bouddha et Jaina».
Il faut conclure de la priorité donnée à Bouddha dans notre strophe que le
bouddhisme était la secte dominante, ou bien prédominante en nombre. Le
roi Sûryavarman semble n’avoir été ni bouddhiste, ni çivaïte. Il était per-
sonnellement peut-être un sectateur de Vishnou. S’il en était autrement, on ne
s’expliquerait guère le calembourg dont nous avons fait mention plus haut.
La répétition du même mot, quoique dans un sens un peu différent, n’est
certainement pas sans dessein; elle arrête l’attention du lecteur et le force,
pour ainsi dire, à trouver la véritable intention du poëte officiel. On peut
dire qu’en général les rois, dans l’Inde, comme personnes, avaient leur

(t) A. Barth, les Religions de l’Inde.


(2) Disons plutôt: quelques Brahmanes dans l’ardeur de la discussion littéraire
Comme les Jainas pour plusieurs actes de la vie sociale, par exemple les rites du mariage
ont besoin de brahmanes, il ne peut être question que d’un antagonisme théorique.
(3) Dans «The Indian antiquary», n° de février 1880, p. 46.
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propre conviction, mais comme personnifications de l’autorité, de l’Etat, ils


ne montraient pas plus de préférence pour une croyance quelconque dans
leur royaume, que ne le fait l’Etat moderne pour les sectes reconnues. La
masse du peuple cambodgien, sauf probablement une minorité insignifiante,
appartenait, il faut bien le croire, d’après notre document, à l’une des deux
communautés religieuses des bouddhistes et des çivaïtes. C’est le même
état de choses que celui que nous retrouvons à Java pendant le moyen âge
et qui subsiste encore aujourd’hui dans l’île de Bali. La juxtaposition de
Çivaïtes et Bouddhistes est si fréquente dans la littérature Kawi que l’on
peut la considérer comme une formule pour embrasser toutes les dénomi-
nations sectaires. En tout cas, il résulte de l’usage fréquent de la formule
Çaiva-Sogata (1) que la grande majorité des Javanais se partageait dans la
confession des deux croyances nommées. Il suffira de citer un passage du
poème Bhârata-Yuddha, où le texte Kawi, d’après nos manuscrits, est
ainsi:
Narapati garjjitâ ’n lumihat ing bala pada sumêgêp
Irika sirâ ’n madandan amasang makuta waju rukuh.
Dwija-rêshi Çaiwa-Sogata parêng humung ajayajaya
Kadi tuhu sâkshat amrêta tikang banjû kinucurakên.
Cela veut dire: «Le roi (Çalya) se réjouit quand il vit que les trou-
pes le reconnaissaient toutes (comme général en chef). Alors il s’apprêta et
ajusta le diadème, cotte d’armes et casque. Les prêtres et sages çivaïtes
et bouddhistes élevèrent également leurs voix, faisant des vœux pour la
victoire, et l’eau dont ils l’aspergèrent apparut en vérité, comme de l’Amxta
(liquide céleste) (2)».
Après les préambules nécessaires, l’inscription nous dit que le roi Sû-
ryavarman fût le créateur, c’est-à-dire le fondateur de l’édifice; l’achève-
ment, il ne l’a pas vu; l’inscription ne date que depuis sa mort. M. Har-
mand dans une de ses lettres émet l’opinion que l’inscription est postérieure
à l’époque de la construction générale de l’édifice. Cette opinion est con-
firmée d’une manière éclatante par le texte, car le temps prétérit dont se
sert le poëte est tout aussi significatif en sanscrit qu’en français. A cet égard il
n’y a pas le moindre doute, et quand on combine le fait, que Sûryavarman
fût le fondateur, avec l’autre, qu’il n’était plus parmi les vivants au temps
de l’inscription, on ne trouvera pas invraisemblable que la construction
de l’édifice ait exigé beaucoup de temps.

(1) En sanscrit: Saugata.


(2) Bhârata-yuddha, strophe 556; la même formule se trouve encore str. 2 et 352.
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Nous passerons sous silence les éloges que le poëte fait de feu le roi
Sûryavarman, pour nous arrêter à la question de la destination de l’édifice
fondé par ce prince. Pour décider cette question nous n’avons d’autres don-
nées, il nous semble, qu’une indication dans le 5e çloka qui renferme un
double sens. Le mot mati signifie tantôt «l’esprit, la pensée», tantôt «une
idée, un dessein». Outre la substitution de «dessein» au mot «esprit», la
traduction reste à peu près la même: Son dessein prit une forme vivante
(c’est-à-dire se réalisa), ayant la grammaire pour pied, les belles-lettres pour
mains, la philosophie pour organes des sens, la science du droit et de la loi,
etc. pour tête». Qu’est-ce que cela veut dire? Nous pensons ceci, que Sû-
ryavarman destinait l’édifice à être un collége, où l’on devait commencer par
étudier la grammaire, pour passer ensuite à l’étude de la poésie, plus tard
à la philosophie, et finir par le dharmaçâstra. Par «etc.» suivant dhar-
maçâstra, il faut probablement entendre quelques produits de la littérature
qui, sans appartenir au dharmaçâstra proprement dit, y sont alliés et, par
là, reçoivent quelquefois le nom de dharmaçâstra. De tels livres sont le
Mahâbhârata et quelques Purânas. Il y a lieu de croire que le collége fût une
Dharmaçâlâ, car chez les Bouddhistes du Sud dharmaçâlâ (en Pâli dham-
masâlâ) désigne une école où les livres sacrés étaient étudiés et expli-
qués (1). Apparemment les cours au collége fondé par Sûryavarman étaient
plus compréhensibles et moins monastiques, mais cela ne constitue pas une
différence de genre. Le relief donné par l’inscription au dharma, dans le
sens le plus étendu, semble confirmer l’opinion émise. Nous avons vu que
la nândi, l’ouverture de l’inscription dans son ensemble, célèbre Çiva.
Comme il est, aussi bien que Brahma, le dieu de la science, l’Apollon
indien, et comme en même temps il est le Vrshadhvaja, celui qui porte
comme enseigne le Taureau désignant le Dharma (2), il avait un double
titre à la place à lui accordée.
En fondant un collége, Sûryavarman voulut faire non-seulement un acte
méritoire, mais laisser aussi un monument digne de son amour pour le beau.
La création devait être vouée au culte du Vrai et du Bien à l’intérieur, au
culte du Beau, à l’extérieur. D’ailleurs, il n’était pas le seul de sa race qui
eut le goût d’ériger des colléges magnifiques. Le poëte Kashmirien Kahlana
Pandita loue avec une fierté légitime et en termes chaleureux les beautés
naturelles et le doux climat de sa patrie, la douceur des mœurs de ses

(1) Voyez Childers Pali Diclionary s. v. dhammasâlâ.


(2) Voyez Manus. 16: vrsho hi bhagavân Dharmah, car le Dharma est un taureau.
Taranginî, 42.
341

habitants, l’état florissant des lettres et les colléges grandioses, viclyâveç-


mâni tungâni.
Il nous reste à dire quelques mots sur l’écriture de l’inscription de Préa-
Khan. Les caractères sont à peu près identiques à ceux des monuments et
vieux manuscrits en langue Kawi. Les seules lettres qui montrent une diffé-
rence plus que minime, ce sont le sa et le tha, dont la forme en Kawi est
restée plus primitive. Il ne faut pas exagérer l’importance de ces différences
qui sont bien moins considérables que la diversité de telles lettres comme
r et s dans l’écriture romaine de la même personne. L’alphabet de notre
document, du Kawi et du Pâli rectangulaire (square Pali) sont évidem-
ment intimement liés; les signes les plus caractéristiques pour toute la fa-
mille ce sont le ka, ta et la, qui s’éloignent de toutes variétés de ces carac-
tères dans les inscriptions du sud de l’Inde (1) connues jusqu’ici.
Ce que nous venons d’observer au sujet des relations de l’écriture cam-
bodgienne de Préa-Khan n’est pas applicable à toutes les sortes d’alphabets
usités dans les monuments Khmers. Au contraire, l’examen le plus super-
ficiel nous a déjà fourni les preuves que quelques inscriptions sont en carac-
tères d’une autre famille et presque identiques à ceux de Vengi (2) au Dek-
kan et Djambou dans la partie occidentale de Java. Nous espérons pouvoir
entrer dans plus de détails à cet égard dans un prochain article.

(1) Nous exceptons l’écriture singalaise, dont nous connaissons la forme la plus
ancienne, peu differente de celle sur les monuments d’Açoka, et la forme moderne, mais
pas encore les phases intermédiaires.
(2) Yoy. ces Annales.

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