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LE COOL ET LE THIRD STREAM naissent les nouvelles sonorités plus «relaxes», étiquetées jazz cool et West Coast qui, par leur accessibilité, promettent de ramener le jazz sur le droit chemin du grand marché américain de la musique populaire. Dans cet espace social, la musique est cool. Elle offre un produit calmant 4 la jeunesse anxieuse de la classe moyenne. La légéreté des fines orchestrations et des textures sonores!, le retour 4 des mélodies raffinées et subtiles, Fadoucissement du soutien rythmique se pliant a la hiérarchie harmonique ainsi qu'un cadre formel plus classique constituent les contours essentiels de cette enveloppe musicale. Son lien avec le jazz lui assure la modernité, |’étiquette rebelle vitale a limage des éternelles jeunesses. Elle susurre doucement 4 Foreille du bop que Tintelligence n'est pas exubérante; c'est pourquoi elle en délaisse la sonorité revendicative ou plus agressive. Pourtant, elle garde quelques génes de ce dernier, tel un certain degré de complexité dans certains thémes ainsi que dans les lignes mélodiques du jeu improvisé. Dans l'autre camp idéologique, celui du labo des musiciens chercheurs et académiciens, on trouve une esthétique de Part pour l’art qui, dans une conscience historique musicale compa- rable a celle des musiciens européens du début du siécle, améne le jazz avec une grande conviction dans les zones d'activités théoriques et désocialisées de la grande culture. Ici, les voies sont multiples, car ces musiciens expérimentateurs choisissent intuitivement les modéles vénérés des institutions académiques au sein de l'espace temporel du patrimoine musical européen. Les critéres guidant leurs choix ne sont pas définis de la méme maniére pour tous. Les préoccupations sont rythmiques, harmoniques, orchestrales, etc. Enfin, on peut admettre que 1, Cette importance accordée a la qualité du timbre prenait plu- sieurs aspects. Stan Getz, une des grandes vedettes du son cool, avait &té baptisé «The Sound. A cause de la mielleuse et douce sonorité de son jeu au saxophone, Cela est d’ailleurs devenu une des principales caractéristiques de son style, 157 LE JAZZ VU DE LINTERIEUR dans l'optique de ces musiciens, l’évolution! du jazz décéle des préoccupations similaires 4 celles des compositeurs européens du début du siécle. On sait que la musique du xx® siécle en Europe connait de sérieuses transformations sur tous les plans Tensemble des paramétres organisationnels de l'architecture sonore est assigné A sa libération aprés avoir été accusé de complaisance fixiste par les générations de Debussy, de Schoenberg et de Stravinski. Lidéologie de «I’art pur» passe par des libérateurs-créateurs qui se sont donné le mandat tacite de sauver la musique des griffes terrestres du pouvoir aliénant des modéles du passé. Les musiciens du third stream s’inscrivent dans cette démarche ot le génie est a ordre du jour. Leur vision du jazz s‘éloigne des espaces traditionnels de divertissement, délaissant les musiques fonctionnelles prisonniéres des impé- ratifs de la danse, qui restreignent la beauté et l’intelligence des sons par son cadre utilitaire. Les métissages culturels du jazz de cette période n’attribuent pas les mémes valeurs a la musique. Toutefois, malgré les diffé- rences idéologiques entre le jazz cool et le third stream, la démarche esthétique de l'ensemble des jazzmen de ces courants siinspire largement des compositeurs européens. Dans les deux camps, de maniére involontaire, les musiciens blancs tendent a soustraire le jazz de son passé noir, et ce, sans tenir compte de la blessure afro-américaine qui est loin d'étre cicatrisée. D’ail- leurs, on verra qu'aprés 1955, ces vagues connaitront un puis- sant ressac dans un explicite retour aux sources de la musique noire, 1, Lévolution du jazz suit une courbe comparable a celle de la musique européenne. Les deux svaffranchissent des chaines de leur tradition respective pour épouser des formes exploratoires en rupture avec lhégémonie de la tonalité, des regles et des formes fixes héritées du passé. CHAPITRE 10 Le hard bop, le soul et le funk : le son du mythe fondateur afro-américain (1955-1960) Le hard bop, le soul et le funk arrivent 4 un moment déter- minant de Ihistoire des Africains-Américains, soit durant la pé- riode des luttes pour les droits civiques. Un incident en Alabama va donner le coup d'envoi 4 un mouvement de solidarité jamais vu chez les Africains-Américains urbanisés. En 1955, Rosa McCauley Parks défie lautorité en ne cédant pas sa place a un passager blanc, ce qui était alors considéré comme un acte criminel sous la législation ségrégative puisque les personnes de couleur se devaient d’obéir a cette régle du code civil. Son refus lui a valu l'emprisonnement. Cet événement, qui s'ajoute 4 Vaffaire au lynchage d’Emmet Till! et a Vaffaire Brown’, a servi de catalyseur pour que la conscience noire s'enflamme et que 1. Ia été trouvé mort le 28 aofit 1955, tué d'une balle dans la téte pour avoir flirté avec une femme blanche. Les deux meurtriers de Till furent acquittés malgré le fait quills aient avoué leur crime, ce qui a déclenché des mouvements de protestation organisés par le NAACP. 2, En 1951, Linda Brown se voit refuser l'acees & une école blanche toute proche de son domicile de Topeka au Kansas. Son pere conteste la décision et obtiendra une victoire a la Cour supréme en 1954, grice aux efforts du NAACP, qui sanctionna toute forme de ségrégation dans les écoles 159 LE JAZZ VU DE LINTERIEUR s’organise un mouvement d’opposition! sans précédent autour du leader et rassembleur Martin Luther King. Or, a la suite de ces événements, la lutte va s'intensifier dans les secteurs des droits civiques, du droit de vote ainsi que du droit a l'éducation, droits qui étaient toujours bafoués. Par exemple, acces a Puni- versité pour les Africains-Américains était loin d’étre facile dans le Sud. Rappelons que James Meredith a dG étre escorté par une armée de 23 000 soldats aprés que plus de 3 000 émeutes eurent éclatées parce que ce dernier avait osé « marcher contre la peur» en s‘inscrivant 4 l'Université d’Oxford du Mississippi. De 1957 a 1967, les affrontements entre ségrégationnistes et déségrégation- nistes provoquent une escalade d’émeutes un peu partout aux Etats-Unis. Le racisme est pointé du doigt, et la télévision? dif- fuse plusieurs reportages sur des incidents déclenchés par cette lutte des Africains-Américains pour leurs droits. A ce jeu médi que, Martin Luther King marque des points dans opinion publi- que. Les autorités politiques n’ont plus le choix de plier sous la pression des élections qui se préparent. A cette heure cruciale de lhistoire, au moment of les Africains-Américains sont réunis pour en finir avec la ségrégation, s’échappe un percutant signal de solidarité, qui prend la forme de musiques teintées de noir, manifestant la fierté des Noirs face 4 l’hégémonie culturelle blanche: «[...] ces tentatives de renforcement des éléments (musicaux) non blancs et non occidentaux du jazz s'inscrivent parfaitement dans les thémes d’évasion de l'idéologie dominante en Amérique» (Carles et Comolli, 1971: 323). Le hard bop, le soul et le funk font retentir 4 l'unisson les vieux refrains d'un passé «blues» qui va soutenir la prise de conscience des Noirs Toutes ces musiques se rapportent au mythe fondateur de la suite de cet incident, des leaders noirs fondent le Montgo- mery Bus Association (MIA), qui obtiendra gain de cause devant la Cour supréme des Etats-Unis en novembre 1956 sur la question de la ségrégation dans les autobus. 2. En 1951, 16 millions de foyers américains disposent d'un télévi- seur (Garofalo, 1997: 86). 160 LE HARD BOP, LE SOUL ET LE FUNK communauté noire, la musique d’église, cette premiére mise en scéne sonore métissée qui constitue en fait la pierre angulaire de tout l’édifice musical afro-américain. L'EGLISE DANS LA MUSIQUE On I'a vu précédemment, la premiére institution noire indé- pendante, |'African Methodist Episcopal Church, s'est édifiée sur la Bible et l’évangélisation. I] est important de rappeler ici que chez les premiéres Eglises noires, le récit de la libération du peuple juif par Moise concordait avec la réalité des Africains- Américains. Or, les discours du leader baptiste Martin Luther King durant la deuxiéme moitié des années 1950 ravivent plus qu'un sentiment religieux chez les Africains-Américains. C'est le neeud de l'histoire de leur collectivité qui est en train de se dénouer. L’Africain-Américain est né dans une église et est 1A qu'il s'est cramponné pour la premiére fois a l'espoir d'une libé- ration. Or, Martin Luther King, le nouveau «messie-preacher », incarne toujours ce méme espoir de liberté dans le monde de la ségrégation. En 1963, il entame I’'hymne de la libération, faisant vibrer lame et le coeur de toute la communauté noire : Quand nous ferons en sorte que la cloche de la liberté puisse sonner, quand nous la laisserons carillonner dans chaque village et chaque hameau, dans chaque Etat et dans chaque cité, nous pourrons hater la venue du jour od tous les enfants du Bon Dieu, les Noirs et les Blancs, les Juifs et les gentils, les catholiques et les protestants, pourront se tenir par la main et chanter les paroles du vieux spiritual noir: «Libres enfin. Libres enfin. Merci Dieu tout puissant, nous voila libres enfin» (Free at last, free at last; thank God Almighty, we are free at last) (Martin Luther King, lors de la marche vers Washington, discours du 28 aoit 1963). LEglise de Martin Luther King rompt avec l'isolement des com- munautés noires des diverses régions américaines. Durant la deuxiéme moitié des années 1950, le sentiment de communion 161 LE JAZZ VU DE LINTERIEUR des Africains-Américains est amplifié par des moyens de com- munication comme la radio, la presse écrite et la télévision, nou- vellement entrée dans l'aréne du cirque médiatique. L’arrivée de la télévision joue un rdle important pour le mouvement national de solidarité des Noirs car dans la jungle urbaine, ce média de masse est le plus puissant outil apte a transformer les réalités individuelles en réalités collectives. Les images des violences interraciales diffusées au petit écran ont su catalyser l’attention, entrainer l'identification ainsi qu’exacerber le ressentiment des Noirs face a leur histoire. En 1955, la télévision contribue donc largement 4 la reconstruction de la conscience collective de la communauté afro-américaine, mais dans une perspective natio- nale, voire internationale. Ce nouveau média devient la tribune dun nouveau type de preacher. Par les ondes hertziennes, ce dernier s’adresse a la conscience historique et spirituelle d'une communauté désormais élargie. Dans ce contexte, la musique renoue avec sa fonction origi- nelle, c'est-a-dire qu'elle recrée le sentiment de solidarité et redonne vie a T'espoir de libération face a oppression environnante : D’une fagon ou d'une autre a travers la musique, nous avons découvert un grand secret: a savoir que le peuple noir autre- ment intimidé, découragé et confronté 4 d'innombrables et insurmontables obstacles, pouvait transcender toutes ces diffi- cultés et forger une nouvelle détermination, une nouvelle foi vigoureuse, fortifié qu’il était par le chant... La musique était le don que les gens se faisaient 4 eux-mémes, un réservoir sans fond de puissance spirituelle CYoung!, cité dans Balen, 2001 : 216-217). Or, le jazz de la deuxiéme moitié des années 1950 et la mu- sique populaire afro-américaine, «rebaptisée » soul 4 ce moment, 1. Engagé dans la lutte des droits civiques et collaborateur de Martin Luther King, Andrew Young a été le premier ambassadeur des fricains-Américains aux Nations unies en 1977. 162 LE HARD BOP, LE SOUL ET LE FUNK se référent constamment au jeu incantatoire du preaching et aux blue notes caractéristiques des premiéres formes musicales afro- américaines. Le retour aux spirituals est d’ailleurs explicite dans plusieurs titres du hard bop: «The Sermon», «The Preacher», «Sister Salvation», «Wednesday Night Prayer Meeting», «Sister Sadie», «Like Church», «Ecclusiastics», «Justice», «Freedom». Dans la piéce « Better Git in Your Soul» de Charles Mingus, un des chefs de file de ce mouvement, on peut sentir l'ambiance de la Holiness Church, l'Eglise qu'il fréquentait enfant. Sa compo- sition incarne l'essence méme des spirituals. On trouve, dans Varrangement des saxophonistes, l'atmosphere de l'Eglise ott les voix s’entremélent dans un jeu collectif émotif et improvisé. Le parcours harmonique, basé sur le va-et-vient entre la tonique et la sous-tonique, que l'on entend aussi fréquemment dans le blues, se termine sur la cadence classique du gospel, c’est-a-dire la cadence plagale!. On entend aussi des riffs répétés, des dou- bles croches sur la méme note au piano et des improvisations incantatoires au saxophone rappelant évidemment le preaching incandescent de l'officier du culte. Plusieurs de ces procédés at- mosphériques apparaissent dans des piéces des Jazz Mes- sengers, de John Coltrane, de Sonny Rollins, de Lee Morgan et de nombreux autres. On peut aussi trouver ce genre de réfé- rences dans la musique populaire chez des ambassadeurs de la musique soul comme Aretha Franklin et Ray Charles. .Y IT LOUD! I'M BLACK AND I'M PROUD?» Liensemble de la musique des Africains-Américains de l’épo- que, par ses marqueurs identitaires sonores, constitue un front 1. En harmonie classique, le premier degré suivi du quatriéme (I- IV). Dans toute Europe, la musique cl’église utilise fréquemment cette cadence conel quia été intégrée aux riffs afro-améri a partir du xvite siecle. 2. «Dites-le haut et fort. Je suis noir et fen suis fier!.. 11 titre d'une chanson composée par James Brown en 1969. 163 LE JAZZ VU DE LINTERIEUR commun essentiel au moment de cette partie de bras de fer contre les ségrégationnistes. Entre 1955 et 1968, le hard bop, le soul et méme le free jazz sont des exhortations a la fierté qui s‘harmonisent parfaitement aux nombreux discours des leaders noirs: «Tous les Noirs 4 Lansing, comme partout ailleurs, sont trés heureux des célébrations de la fierté noire de notre généra- tion qui n’a connu rien de tel auparavant> (Malcolm X, 1987: 23). Poussés par l'appareil médiatique, ces marqueurs identi- taires ont pris plusieurs formes dans la culture afro-américaine. De la soul food’ 4 la coupe de cheveux afro jusqu’au slogan «Say it loud! I'm black and I'm proud!», les artefacts de la fierté noire se sont multipliés, tout comme les dollars investis par les commergants opportunistes. A cette époque, on enregistre des disques des preachings du révérend C.L. Franklin, le pére d’Are- tha Franklin, et on trouve des échos de ce type de preaching jusque dans la piece «Work Me Lord chantée par Janis Joplin a Woodstock en 1969. L'ensemble de ces références afro- américaines symboliques contribue 4 exacerber cette fierté noire qui va renouer avec son passé africain. Ainsi, l'africanisme se manifeste non seulement dans les titres des piéces («Garvey’s Ghost», «Bronze Dance», «African Lady», «African Waltz», «Bantou», «African Violets», «Kantaga», etc.), mais aussi par de nombreuses conversions aux religions africaines musulmanes De plus, le créatif batteur Max Roach et Art Blakey?, le batteur fondateur des Jazz Messengers, ainsi que de nombreux musi ciens noirs de cette période intégrent un jeu de percussion qui renvoie sans ambages 4 l'Afrique. Dans ce remue-ménage identi- taire, beaucoup de musiciens hard bop s'intéressent vivement aux nations africaines: Coltrane au Dahomey, Roach au Kenya, Blakey a la Tunisie, Randy Weston au Maroc, etc. La fierté noire 1.11 s’agit de tripes de pore, de pain de mais et d'haricots rouges. En fait, est Ia nourriture populaire des gens de couleur vivant dans le Sud profond. 2. Blakey est un de ces nouveaux convertis a islam. I a Je nom musulman d’Abdulah Ibn Buhaina, ait adopté 164 LE HARD BOP, SOUL ET LE FUNK affiche méme son cynisme en mettant en valeur l'odeur corpo- relle dégagée par le Noir au moment de Tacte sexuel, nommé «funky» dans le slang afro-américain, La musique funky qualifie ironiquement un style pratiqué, entre autres, par le jazzman Horace Silver et par James Brown, aussi considéré comme un maitre de la musique soul LE SON DE LA RAGE A la suite des dures ripostes des ségrégationnistes, telles celles qu’a perpétrées Orval Faubus! en 1957, la fierté noire adopte un ton plus agressif. Aux réactionnaires qui se multiplient A cette époque de confrontation s‘ajoute la pression causée par le mouvement du jazz cool, qui excluait les musiciens Noirs, tout comme l'avaient fait d’ailleurs le swing, le new orleans et le ragtime auparavant : La réaction des musiciens noirs au mouvement cool, dont ils €taient exclus et qui se passait trés loin de leurs préoccupa- tions, prend une forme assez brutale. La musique noire fait un retour sur ses origines, laissant désemparés les musiciens blanes (et leur public, et le commerce qui s'est biti sur eux) de la saison précédente. Par contraste avec le cété léché, parfait, propre des ceuvres du cool et du Modem Jazz Quartet, la primitivité noire f sans apprét dans des rythmes simples, ~ et souvent a trois temps: sortes de valses, ~ insistants, grossiers. Les «sales» (d’ou le nom de funky donné a ce style), les improvi- sations prennent la forme répétitive des transes collectives des Eglises noires (Carles et Comolli, 1971: 290). retour, Sinse ns sonorités des instrumentistes se font 1. On a assisté a Little Rock 4 de violentes confrontations liées aux politiques du gouverneur de l'Arkansas, Faubus, qui a fait appel a la garde nationale afin d’empécher l'admission de neuf hommes et femmes de couleur au Central High School, 165 LE JAZZ VU DE LINTERIEUR Provoqué par cette mécanique d’exclusion sociale et commer- ciale qui existe depuis toujours, Mingus n'a pas ménagé les répliques cinglantes dans son autobiographie Moins qu'un chien Les imprésarios, les hommes d'affaires installés dans de vastes bureaux qui me disent, 4 moi, un Noir, que je suis anormal parce que jestime qu'il doit nous revenir une part de la récolte que nous produisons (1982: 11), Pour le Blanc, le jazz est un «big business», et nous ne pouvons rien faire sans lui, Nous ne sommes que des fourmis, de la main-d’ceuvre. Il posséde les mag: agences, les compagnies d'enregistrement et toutes les boites qui vendent du jazz au public. Si tu ne veux pas te laisser acheter, si tu essaies de résister, les Blancs ne tengagent plus et ils te fabriquent une contre-publicité qui te scie (1982: 133). zines, | CHARLES MINGUS Moins qu'un c 4 i Mingus, couverture de son autobiographie. Photo de @ Guy Le Querrec, Moins qu'un chien, | traduction de Jacques Hess, 1982. Vexploitation capitaliste est la suite logique de l'esclavagisme pour Mingus. Sa rage est a la fois celle d'un musicien exclu de l'industrie de la musique et celle d'un Noir exclu de la société. 166 LE IARD BOP, LE SOUL ET LE FUNK Mingus a écrit plusicurs piéces engagées dont «Fable of Fau- bus», qui s'attaque avec véhémence au célébre gouverneur de l'Arkansas, et «Haitian Fight Song», piéce par laquelle il rend hommage a l'ensemble des musiques noires. L’intensité musicale et les cris émergeant de cette piéce traduisent le sentiment injustice qui a atteint son paroxysme, admet Mingus lors d’une entrevue dans laquelle il partage les sentiments qui l'animent a propos de cette piéc Je r’arrive pas 4 jouer et a faire jouer cette composition comme elle doit létre, si je ne pense pas, au moment de la jouer, aux préjugés raciaux, a la haine, a la violence, aux per- sécutions et 4 toute Vinjustice que nous devons subir. Il y a dans cette composition du désespoir et des plaintes, mais il y a aussi une ferme détermination (cité dans Collier, 1981 : 228) Le concept musical consiste 4 évoquer le sentiment d’injustice des Africains-Américains face 4 leur histoire. La piéce est construite sur un puissant riff, tout 4 fait dans la tradition noire, formule que l’on peut entendre tant dans la musique gospel, dans le blues que dans le swing boogie de Count Basie. « Haitian Fight Song» est animée d’un rythme qui pousse puissamment vers l’'avant, comme les marches des fanfares de la Nouvelle- Orléans devenues ici le symbole des marches pour les droits civiques. L’historien James Lincoln Collier ira jusqu’a qualifier cette marche de «belliqueuse » en parlant de l'intensification des instruments: «on entend les instruments se lamenter en cres- cendo» (Collier, 1981; 228). A la demande de Mingus, les solos sont «passionnés, furieux et intraitables» (Collier, 1981: 228) Possédant des réminiscences du gospel, du blues, de la musique de la Nouvelle-Orléans, du swing et du bop, la piéce est du méme coup un rappel historique de l'apport musical des Africains-Américains, qui ont toujours été floués par la machine du divertissement. «Haitian Fight Song: rejoint ainsi les propos du musicien polémique Archie Shepp, dont la pensée et la musique traduisent une vision critique de histoire : 167 LE JAZZ VU DE LINTERIEUR Le rock aux Etats-Unis, on pourrait le décrire comme un spec- tacle de minstrels blancs. Pour bien comprendre cela, il faut considérer l'histoire. Quand dans les années 20, King Oliver est arrivé @ Chicago, les musiciens blancs ont voulu le tenir a Vécart, lui et Louis Armstrong de leur syndicat, [...] Ils obli- geaient ainsi les musiciens noirs 4 former leur propre syndicat. Puis vint la période swing, et le roi du swing, ce ne fut ni Ellington ni Basie, mais Goodman. Il y eut ensuite ce qu'on a appelé le be-bop et les honneurs n’allérent pas a Charlie Parker mais a Stan Getz, Gerry Mulligan, 'école cool (cité dans Sportis, 1990: 61). Il n'est done pas étonnant que certains voient dans le hard bop le premier pas vers le free jazz, qui ira beaucoup plus loin dans le rejet de certains stéréotypes occidentaux imposés par lindus- trie du Tin Pan Alley. «LE TEMPS RETROUVE» Le hard bop laisse «entendre+ que la fierté noire aura le dernier mot. Il est une mise en scéne sonore de la mémoire des Africains-Américains. Par ses références musicales, il constitue une réappropriation virtuelle de toute I'histoire des Noirs en Amérique, qui exorcisent le passé qu’on leur a volé, qui recou- vrent la fierté qu’on leur arrache et qui renouent avec l'avenir par lespoir soulevé par les paroles de Martin Luther King: «Nous pourrons hater la venue du jour ot nous pourrons chan- ter les paroles [...] Libres enfin. Libres enfin.» Ces paroles sont bien celles qui raménent au mythe fondateur d’un peuple n’exis- tant pas avant que naisse sa premiére institution, I'Eglise. Elles font éclore les fruits d'un espoir semé il y a bien longtemps dans le cocur des Africains-Américains. CHAPITRE 11 Le free jazz: un manifeste pour la liberté sans conditions (1960-1970) Détruisez le ghetto. Laissez partir mon peuple. Archie SHEPP, The Maggic of Ju-fu. LA MUSIQUE DANS L'HISTOIRE OU L'HISTOIRE DANS LA MUSIQUE Cette tranche d’histoire (1955-1968), qui a débuté avec l’inci- dent de Rosetta Park et qui s’est terminée avec l’assassinat de Martin Luther King, est la méme pour le hard bop et pour le free jazz. Les deux styles sont liés par l'histoire ; ils le sont aussi sur le plan musical. En effet, on trouve plusieurs des prémisses du free jazz dans le mouvement du hard bop. Par exemple, le son funky ouvre la voie au jeu extatique et sans compromis de Charles Mingus, de John Coltrane, de Sonny Rollins et de Ornette Coleman: «les cris (instrumentaux et vocaux), les réité- rations obsessionnelles de formules mélodiques et rythmiques, le climat d’oppression que les musiciens de Mingus produisent, annoncent directement le free jazz» (Carles et Comolli, 1971: 293). Le retour a la spontanéité collective présente dans le hard 169 LE JAZZ VU DE LINTERIEUR bop est aussi un concept qui sera développé de maniére impor- tante dans le free jazz. Mais revenons a la trame sociohistorique. Il faut se rappeler qu’a ce moment de l'histoire des Africains-Américains, a la suite de leurs revendications, les tensions raciales s'accentuent. Quel- ques événements ont été plus marquants; en 1962 survient Tincident Meredith que nous avons déja évoqué dans le chapitre précédent; en 1963, quatre jeunes filles sont assassinGes par des ségrégationnistes dans une église baptiste d’Alabama!. L’entrée en scéne du leader Malcolm X, dont les propos sont plus acer- bes que ceux de Martin Luther King, conduit 4 une confrontation plus importante. En 1966, Huey Newton et Bobby Seale forment le parti des Black Panthers?, qui va défier par les armes le pouvoir politique blanc sur le territoire américain. Il faut ajouter que ces tensions sociales s'intensifient du fait, entre autres, que la télévision, puissant média de masse, cherche trés souvent Vattention du public par lentremise du sensationnalisme. «Le médium “cool’$ qu’est la télévision, était rempli d'images a sensation, d’hommes battus, de population arrosée par les puis- sants jets d'eau des pompiers, des policiers qui matraquent, de mobilisations du K.K.K. et d’agressions » (Peretti, 1997 : 138-139). Ce cocktail d’vénements explique ’'augmentation considérable du nombre d’émeutes raciales sur l'ensemble du territoire américain de 1964 4 1968: 1. Coltrane a eréé « Alabama» en 1963 en leur mémoire. «La piéce représente musicalement quelque chose que j'ai constaté dans le sud profond et qui est traduit en musique a partir de mes sentiments intérieurs» (Williams, 1987: 88). 2. Vorganisation pronait Pautodéfense au sein d'un nationalisme noir. II militait pour une Amérique od tous seraient sur un pied d’éga- lité, tant sur le plan politique, social qu’économique. 3. Il est intéressant de constater que l'utilisation du terme «cool» pour qualifier la télévision s'explique par le fait que son arrivée corres pond chronologiquement 4 la vague du méme nom, dont il a été ques- tion au chapitre 9. 170

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