LE COOL ET LE THIRD STREAM
naissent les nouvelles sonorités plus «relaxes», étiquetées jazz
cool et West Coast qui, par leur accessibilité, promettent de
ramener le jazz sur le droit chemin du grand marché américain
de la musique populaire. Dans cet espace social, la musique est
cool. Elle offre un produit calmant 4 la jeunesse anxieuse de la
classe moyenne. La légéreté des fines orchestrations et des
textures sonores!, le retour 4 des mélodies raffinées et subtiles,
Fadoucissement du soutien rythmique se pliant a la hiérarchie
harmonique ainsi qu'un cadre formel plus classique constituent
les contours essentiels de cette enveloppe musicale. Son lien
avec le jazz lui assure la modernité, |’étiquette rebelle vitale a
limage des éternelles jeunesses. Elle susurre doucement 4
Foreille du bop que Tintelligence n'est pas exubérante; c'est
pourquoi elle en délaisse la sonorité revendicative ou plus
agressive. Pourtant, elle garde quelques génes de ce dernier, tel
un certain degré de complexité dans certains thémes ainsi que
dans les lignes mélodiques du jeu improvisé.
Dans l'autre camp idéologique, celui du labo des musiciens
chercheurs et académiciens, on trouve une esthétique de Part
pour l’art qui, dans une conscience historique musicale compa-
rable a celle des musiciens européens du début du siécle, améne
le jazz avec une grande conviction dans les zones d'activités
théoriques et désocialisées de la grande culture. Ici, les voies
sont multiples, car ces musiciens expérimentateurs choisissent
intuitivement les modéles vénérés des institutions académiques
au sein de l'espace temporel du patrimoine musical européen.
Les critéres guidant leurs choix ne sont pas définis de la méme
maniére pour tous. Les préoccupations sont rythmiques,
harmoniques, orchestrales, etc. Enfin, on peut admettre que
1, Cette importance accordée a la qualité du timbre prenait plu-
sieurs aspects. Stan Getz, une des grandes vedettes du son cool, avait
&té baptisé «The Sound. A cause de la mielleuse et douce sonorité de
son jeu au saxophone, Cela est d’ailleurs devenu une des principales
caractéristiques de son style,
157LE JAZZ VU DE LINTERIEUR
dans l'optique de ces musiciens, l’évolution! du jazz décéle des
préoccupations similaires 4 celles des compositeurs européens
du début du siécle. On sait que la musique du xx® siécle en
Europe connait de sérieuses transformations sur tous les plans
Tensemble des paramétres organisationnels de l'architecture
sonore est assigné A sa libération aprés avoir été accusé de
complaisance fixiste par les générations de Debussy, de
Schoenberg et de Stravinski. Lidéologie de «I’art pur» passe par
des libérateurs-créateurs qui se sont donné le mandat tacite de
sauver la musique des griffes terrestres du pouvoir aliénant des
modéles du passé. Les musiciens du third stream s’inscrivent
dans cette démarche ot le génie est a ordre du jour. Leur vision
du jazz s‘éloigne des espaces traditionnels de divertissement,
délaissant les musiques fonctionnelles prisonniéres des impé-
ratifs de la danse, qui restreignent la beauté et l’intelligence des
sons par son cadre utilitaire.
Les métissages culturels du jazz de cette période n’attribuent
pas les mémes valeurs a la musique. Toutefois, malgré les diffé-
rences idéologiques entre le jazz cool et le third stream, la
démarche esthétique de l'ensemble des jazzmen de ces courants
siinspire largement des compositeurs européens. Dans les deux
camps, de maniére involontaire, les musiciens blancs tendent a
soustraire le jazz de son passé noir, et ce, sans tenir compte de
la blessure afro-américaine qui est loin d'étre cicatrisée. D’ail-
leurs, on verra qu'aprés 1955, ces vagues connaitront un puis-
sant ressac dans un explicite retour aux sources de la musique
noire,
1, Lévolution du jazz suit une courbe comparable a celle de la
musique européenne. Les deux svaffranchissent des chaines de leur
tradition respective pour épouser des formes exploratoires en rupture
avec lhégémonie de la tonalité, des regles et des formes fixes héritées
du passé.CHAPITRE 10
Le hard bop, le soul et le funk :
le son du mythe fondateur afro-américain
(1955-1960)
Le hard bop, le soul et le funk arrivent 4 un moment déter-
minant de Ihistoire des Africains-Américains, soit durant la pé-
riode des luttes pour les droits civiques. Un incident en Alabama
va donner le coup d'envoi 4 un mouvement de solidarité jamais
vu chez les Africains-Américains urbanisés. En 1955, Rosa
McCauley Parks défie lautorité en ne cédant pas sa place a un
passager blanc, ce qui était alors considéré comme un acte
criminel sous la législation ségrégative puisque les personnes de
couleur se devaient d’obéir a cette régle du code civil. Son refus
lui a valu l'emprisonnement. Cet événement, qui s'ajoute 4
Vaffaire au lynchage d’Emmet Till! et a Vaffaire Brown’, a servi
de catalyseur pour que la conscience noire s'enflamme et que
1. Ia été trouvé mort le 28 aofit 1955, tué d'une balle dans la téte
pour avoir flirté avec une femme blanche. Les deux meurtriers de Till
furent acquittés malgré le fait quills aient avoué leur crime, ce qui a
déclenché des mouvements de protestation organisés par le NAACP.
2, En 1951, Linda Brown se voit refuser l'acees & une école blanche
toute proche de son domicile de Topeka au Kansas. Son pere conteste
la décision et obtiendra une victoire a la Cour supréme en 1954, grice
aux efforts du NAACP, qui sanctionna toute forme de ségrégation dans
les écoles
159LE JAZZ VU DE LINTERIEUR
s’organise un mouvement d’opposition! sans précédent autour
du leader et rassembleur Martin Luther King. Or, a la suite de
ces événements, la lutte va s'intensifier dans les secteurs des
droits civiques, du droit de vote ainsi que du droit a l'éducation,
droits qui étaient toujours bafoués. Par exemple, acces a Puni-
versité pour les Africains-Américains était loin d’étre facile dans
le Sud. Rappelons que James Meredith a dG étre escorté par une
armée de 23 000 soldats aprés que plus de 3 000 émeutes eurent
éclatées parce que ce dernier avait osé « marcher contre la peur»
en s‘inscrivant 4 l'Université d’Oxford du Mississippi. De 1957 a
1967, les affrontements entre ségrégationnistes et déségrégation-
nistes provoquent une escalade d’émeutes un peu partout aux
Etats-Unis. Le racisme est pointé du doigt, et la télévision? dif-
fuse plusieurs reportages sur des incidents déclenchés par cette
lutte des Africains-Américains pour leurs droits. A ce jeu médi
que, Martin Luther King marque des points dans opinion publi-
que. Les autorités politiques n’ont plus le choix de plier sous la
pression des élections qui se préparent. A cette heure cruciale
de lhistoire, au moment of les Africains-Américains sont réunis
pour en finir avec la ségrégation, s’échappe un percutant signal
de solidarité, qui prend la forme de musiques teintées de noir,
manifestant la fierté des Noirs face 4 l’hégémonie culturelle
blanche: «[...] ces tentatives de renforcement des éléments
(musicaux) non blancs et non occidentaux du jazz s'inscrivent
parfaitement dans les thémes d’évasion de l'idéologie dominante
en Amérique» (Carles et Comolli, 1971: 323). Le hard bop, le
soul et le funk font retentir 4 l'unisson les vieux refrains d'un
passé «blues» qui va soutenir la prise de conscience des Noirs
Toutes ces musiques se rapportent au mythe fondateur de la
suite de cet incident, des leaders noirs fondent le Montgo-
mery Bus Association (MIA), qui obtiendra gain de cause devant la Cour
supréme des Etats-Unis en novembre 1956 sur la question de la
ségrégation dans les autobus.
2. En 1951, 16 millions de foyers américains disposent d'un télévi-
seur (Garofalo, 1997: 86).
160LE HARD BOP, LE SOUL ET LE FUNK
communauté noire, la musique d’église, cette premiére mise en
scéne sonore métissée qui constitue en fait la pierre angulaire de
tout l’édifice musical afro-américain.
L'EGLISE DANS LA MUSIQUE
On I'a vu précédemment, la premiére institution noire indé-
pendante, |'African Methodist Episcopal Church, s'est édifiée sur
la Bible et l’évangélisation. I] est important de rappeler ici que
chez les premiéres Eglises noires, le récit de la libération du
peuple juif par Moise concordait avec la réalité des Africains-
Américains. Or, les discours du leader baptiste Martin Luther
King durant la deuxiéme moitié des années 1950 ravivent plus
qu'un sentiment religieux chez les Africains-Américains. C'est le
neeud de l'histoire de leur collectivité qui est en train de se
dénouer. L’Africain-Américain est né dans une église et est 1A
qu'il s'est cramponné pour la premiére fois a l'espoir d'une libé-
ration. Or, Martin Luther King, le nouveau «messie-preacher »,
incarne toujours ce méme espoir de liberté dans le monde de la
ségrégation. En 1963, il entame I’'hymne de la libération, faisant
vibrer lame et le coeur de toute la communauté noire :
Quand nous ferons en sorte que la cloche de la liberté puisse
sonner, quand nous la laisserons carillonner dans chaque
village et chaque hameau, dans chaque Etat et dans chaque
cité, nous pourrons hater la venue du jour od tous les enfants
du Bon Dieu, les Noirs et les Blancs, les Juifs et les gentils, les
catholiques et les protestants, pourront se tenir par la main et
chanter les paroles du vieux spiritual noir: «Libres enfin.
Libres enfin. Merci Dieu tout puissant, nous voila libres enfin»
(Free at last, free at last; thank God Almighty, we are free at
last) (Martin Luther King, lors de la marche vers Washington,
discours du 28 aoit 1963).
LEglise de Martin Luther King rompt avec l'isolement des com-
munautés noires des diverses régions américaines. Durant la
deuxiéme moitié des années 1950, le sentiment de communion
161LE JAZZ VU DE LINTERIEUR
des Africains-Américains est amplifié par des moyens de com-
munication comme la radio, la presse écrite et la télévision, nou-
vellement entrée dans l'aréne du cirque médiatique. L’arrivée de
la télévision joue un rdle important pour le mouvement national
de solidarité des Noirs car dans la jungle urbaine, ce média de
masse est le plus puissant outil apte a transformer les réalités
individuelles en réalités collectives. Les images des violences
interraciales diffusées au petit écran ont su catalyser l’attention,
entrainer l'identification ainsi qu’exacerber le ressentiment des
Noirs face a leur histoire. En 1955, la télévision contribue donc
largement 4 la reconstruction de la conscience collective de la
communauté afro-américaine, mais dans une perspective natio-
nale, voire internationale. Ce nouveau média devient la tribune
dun nouveau type de preacher. Par les ondes hertziennes, ce
dernier s’adresse a la conscience historique et spirituelle d'une
communauté désormais élargie.
Dans ce contexte, la musique renoue avec sa fonction origi-
nelle, c'est-a-dire qu'elle recrée le sentiment de solidarité et
redonne vie a T'espoir de libération face a oppression
environnante :
D’une fagon ou d'une autre a travers la musique, nous avons
découvert un grand secret: a savoir que le peuple noir autre-
ment intimidé, découragé et confronté 4 d'innombrables et
insurmontables obstacles, pouvait transcender toutes ces diffi-
cultés et forger une nouvelle détermination, une nouvelle foi
vigoureuse, fortifié qu’il était par le chant... La musique était
le don que les gens se faisaient 4 eux-mémes, un réservoir
sans fond de puissance spirituelle CYoung!, cité dans Balen,
2001 : 216-217).
Or, le jazz de la deuxiéme moitié des années 1950 et la mu-
sique populaire afro-américaine, «rebaptisée » soul 4 ce moment,
1. Engagé dans la lutte des droits civiques et collaborateur de
Martin Luther King, Andrew Young a été le premier ambassadeur des
fricains-Américains aux Nations unies en 1977.
162LE HARD BOP, LE
SOUL ET LE FUNK
se référent constamment au jeu incantatoire du preaching et aux
blue notes caractéristiques des premiéres formes musicales afro-
américaines. Le retour aux spirituals est d’ailleurs explicite dans
plusieurs titres du hard bop: «The Sermon», «The Preacher»,
«Sister Salvation», «Wednesday Night Prayer Meeting», «Sister
Sadie», «Like Church», «Ecclusiastics», «Justice», «Freedom».
Dans la piéce « Better Git in Your Soul» de Charles Mingus, un
des chefs de file de ce mouvement, on peut sentir l'ambiance de
la Holiness Church, l'Eglise qu'il fréquentait enfant. Sa compo-
sition incarne l'essence méme des spirituals. On trouve, dans
Varrangement des saxophonistes, l'atmosphere de l'Eglise ott les
voix s’entremélent dans un jeu collectif émotif et improvisé. Le
parcours harmonique, basé sur le va-et-vient entre la tonique et
la sous-tonique, que l'on entend aussi fréquemment dans le
blues, se termine sur la cadence classique du gospel, c’est-a-dire
la cadence plagale!. On entend aussi des riffs répétés, des dou-
bles croches sur la méme note au piano et des improvisations
incantatoires au saxophone rappelant évidemment le preaching
incandescent de l'officier du culte. Plusieurs de ces procédés at-
mosphériques apparaissent dans des piéces des Jazz Mes-
sengers, de John Coltrane, de Sonny Rollins, de Lee Morgan et
de nombreux autres. On peut aussi trouver ce genre de réfé-
rences dans la musique populaire chez des ambassadeurs de la
musique soul comme Aretha Franklin et Ray Charles.
.Y IT LOUD! I'M BLACK AND I'M PROUD?»
Liensemble de la musique des Africains-Américains de l’épo-
que, par ses marqueurs identitaires sonores, constitue un front
1. En harmonie classique, le premier degré suivi du quatriéme (I-
IV). Dans toute Europe, la musique cl’église utilise fréquemment cette
cadence conel quia été intégrée aux riffs afro-améri
a partir du xvite siecle.
2. «Dites-le haut et fort. Je suis noir et fen suis fier!.. 11
titre d'une chanson composée par James Brown en 1969.
163LE JAZZ VU DE LINTERIEUR
commun essentiel au moment de cette partie de bras de fer
contre les ségrégationnistes. Entre 1955 et 1968, le hard bop, le
soul et méme le free jazz sont des exhortations a la fierté qui
s‘harmonisent parfaitement aux nombreux discours des leaders
noirs: «Tous les Noirs 4 Lansing, comme partout ailleurs, sont
trés heureux des célébrations de la fierté noire de notre généra-
tion qui n’a connu rien de tel auparavant> (Malcolm X, 1987:
23). Poussés par l'appareil médiatique, ces marqueurs identi-
taires ont pris plusieurs formes dans la culture afro-américaine.
De la soul food’ 4 la coupe de cheveux afro jusqu’au slogan
«Say it loud! I'm black and I'm proud!», les artefacts de la fierté
noire se sont multipliés, tout comme les dollars investis par les
commergants opportunistes. A cette époque, on enregistre des
disques des preachings du révérend C.L. Franklin, le pére d’Are-
tha Franklin, et on trouve des échos de ce type de preaching
jusque dans la piece «Work Me Lord chantée par Janis Joplin a
Woodstock en 1969. L'ensemble de ces références afro-
américaines symboliques contribue 4 exacerber cette fierté noire
qui va renouer avec son passé africain. Ainsi, l'africanisme se
manifeste non seulement dans les titres des piéces («Garvey’s
Ghost», «Bronze Dance», «African Lady», «African Waltz»,
«Bantou», «African Violets», «Kantaga», etc.), mais aussi par de
nombreuses conversions aux religions africaines musulmanes
De plus, le créatif batteur Max Roach et Art Blakey?, le batteur
fondateur des Jazz Messengers, ainsi que de nombreux musi
ciens noirs de cette période intégrent un jeu de percussion qui
renvoie sans ambages 4 l'Afrique. Dans ce remue-ménage identi-
taire, beaucoup de musiciens hard bop s'intéressent vivement
aux nations africaines: Coltrane au Dahomey, Roach au Kenya,
Blakey a la Tunisie, Randy Weston au Maroc, etc. La fierté noire
1.11 s’agit de tripes de pore, de pain de mais et d'haricots rouges.
En fait, est Ia nourriture populaire des gens de couleur vivant dans le
Sud profond.
2. Blakey est un de ces nouveaux convertis a islam. I a
Je nom musulman d’Abdulah Ibn Buhaina,
ait adopté
164LE HARD BOP,
SOUL ET LE FUNK
affiche méme son cynisme en mettant en valeur l'odeur corpo-
relle dégagée par le Noir au moment de Tacte sexuel, nommé
«funky» dans le slang afro-américain, La musique funky qualifie
ironiquement un style pratiqué, entre autres, par le jazzman
Horace Silver et par James Brown, aussi considéré comme un
maitre de la musique soul
LE SON DE LA RAGE
A la suite des dures ripostes des ségrégationnistes, telles
celles qu’a perpétrées Orval Faubus! en 1957, la fierté noire
adopte un ton plus agressif. Aux réactionnaires qui se multiplient
A cette époque de confrontation s‘ajoute la pression causée par
le mouvement du jazz cool, qui excluait les musiciens Noirs, tout
comme l'avaient fait d’ailleurs le swing, le new orleans et le
ragtime auparavant :
La réaction des musiciens noirs au mouvement cool, dont ils
€taient exclus et qui se passait trés loin de leurs préoccupa-
tions, prend une forme assez brutale. La musique noire fait un
retour sur ses origines, laissant désemparés les musiciens
blanes (et leur public, et le commerce qui s'est biti sur eux)
de la saison précédente. Par contraste avec le cété léché,
parfait, propre des ceuvres du cool et du Modem Jazz Quartet,
la primitivité noire f sans apprét dans des
rythmes simples, ~ et souvent a trois temps: sortes de valses, ~
insistants, grossiers. Les
«sales» (d’ou le nom de funky donné a ce style), les improvi-
sations prennent la forme répétitive des transes collectives des
Eglises noires (Carles et Comolli, 1971: 290).
retour, Sinse
ns
sonorités des instrumentistes se font
1. On a assisté a Little Rock 4 de violentes confrontations liées aux
politiques du gouverneur de l'Arkansas, Faubus, qui a fait appel a la
garde nationale afin d’empécher l'admission de neuf hommes et
femmes de couleur au Central High School,
165LE JAZZ VU DE LINTERIEUR
Provoqué par cette mécanique d’exclusion sociale et commer-
ciale qui existe depuis toujours, Mingus n'a pas ménagé les
répliques cinglantes dans son autobiographie Moins qu'un chien
Les imprésarios, les hommes d'affaires installés dans de vastes
bureaux qui me disent, 4 moi, un Noir, que je suis anormal
parce que jestime qu'il doit nous revenir une part de la récolte
que nous produisons (1982: 11),
Pour le Blanc, le jazz est un «big business», et nous ne
pouvons rien faire sans lui, Nous ne sommes que des fourmis,
de la main-d’ceuvre. Il posséde les mag: agences, les
compagnies d'enregistrement et toutes les boites qui vendent
du jazz au public. Si tu ne veux pas te laisser acheter, si tu
essaies de résister, les Blancs ne tengagent plus et ils te
fabriquent une contre-publicité qui te scie (1982: 133).
zines, |
CHARLES
MINGUS
Moins qu'un c
4
i
Mingus, couverture de
son autobiographie. Photo de
@ Guy Le Querrec, Moins qu'un chien,
| traduction de Jacques Hess, 1982.
Vexploitation capitaliste est la suite logique de l'esclavagisme
pour Mingus. Sa rage est a la fois celle d'un musicien exclu de
l'industrie de la musique et celle d'un Noir exclu de la société.
166LE
IARD BOP, LE SOUL ET LE FUNK
Mingus a écrit plusicurs piéces engagées dont «Fable of Fau-
bus», qui s'attaque avec véhémence au célébre gouverneur de
l'Arkansas, et «Haitian Fight Song», piéce par laquelle il rend
hommage a l'ensemble des musiques noires. L’intensité musicale
et les cris émergeant de cette piéce traduisent le sentiment
injustice qui a atteint son paroxysme, admet Mingus lors d’une
entrevue dans laquelle il partage les sentiments qui l'animent a
propos de cette piéc
Je r’arrive pas 4 jouer et a faire jouer cette composition
comme elle doit létre, si je ne pense pas, au moment de la
jouer, aux préjugés raciaux, a la haine, a la violence, aux per-
sécutions et 4 toute Vinjustice que nous devons subir. Il y a
dans cette composition du désespoir et des plaintes, mais il y
a aussi une ferme détermination (cité dans Collier, 1981 : 228)
Le concept musical consiste 4 évoquer le sentiment d’injustice
des Africains-Américains face 4 leur histoire. La piéce est
construite sur un puissant riff, tout 4 fait dans la tradition noire,
formule que l’on peut entendre tant dans la musique gospel,
dans le blues que dans le swing boogie de Count Basie. « Haitian
Fight Song» est animée d’un rythme qui pousse puissamment
vers l’'avant, comme les marches des fanfares de la Nouvelle-
Orléans devenues ici le symbole des marches pour les droits
civiques. L’historien James Lincoln Collier ira jusqu’a qualifier
cette marche de «belliqueuse » en parlant de l'intensification des
instruments: «on entend les instruments se lamenter en cres-
cendo» (Collier, 1981; 228). A la demande de Mingus, les solos
sont «passionnés, furieux et intraitables» (Collier, 1981: 228)
Possédant des réminiscences du gospel, du blues, de la musique
de la Nouvelle-Orléans, du swing et du bop, la piéce est du
méme coup un rappel historique de l'apport musical des
Africains-Américains, qui ont toujours été floués par la machine
du divertissement. «Haitian Fight Song: rejoint ainsi les propos
du musicien polémique Archie Shepp, dont la pensée et la
musique traduisent une vision critique de histoire :
167LE JAZZ VU DE LINTERIEUR
Le rock aux Etats-Unis, on pourrait le décrire comme un spec-
tacle de minstrels blancs. Pour bien comprendre cela, il faut
considérer l'histoire. Quand dans les années 20, King Oliver
est arrivé @ Chicago, les musiciens blancs ont voulu le tenir a
Vécart, lui et Louis Armstrong de leur syndicat, [...] Ils obli-
geaient ainsi les musiciens noirs 4 former leur propre syndicat.
Puis vint la période swing, et le roi du swing, ce ne fut ni
Ellington ni Basie, mais Goodman. Il y eut ensuite ce qu'on a
appelé le be-bop et les honneurs n’allérent pas a Charlie
Parker mais a Stan Getz, Gerry Mulligan, 'école cool (cité dans
Sportis, 1990: 61).
Il n'est done pas étonnant que certains voient dans le hard bop
le premier pas vers le free jazz, qui ira beaucoup plus loin dans
le rejet de certains stéréotypes occidentaux imposés par lindus-
trie du Tin Pan Alley.
«LE TEMPS RETROUVE»
Le hard bop laisse «entendre+ que la fierté noire aura le
dernier mot. Il est une mise en scéne sonore de la mémoire des
Africains-Américains. Par ses références musicales, il constitue
une réappropriation virtuelle de toute I'histoire des Noirs en
Amérique, qui exorcisent le passé qu’on leur a volé, qui recou-
vrent la fierté qu’on leur arrache et qui renouent avec l'avenir
par lespoir soulevé par les paroles de Martin Luther King:
«Nous pourrons hater la venue du jour ot nous pourrons chan-
ter les paroles [...] Libres enfin. Libres enfin.» Ces paroles sont
bien celles qui raménent au mythe fondateur d’un peuple n’exis-
tant pas avant que naisse sa premiére institution, I'Eglise. Elles
font éclore les fruits d'un espoir semé il y a bien longtemps dans
le cocur des Africains-Américains.CHAPITRE 11
Le free jazz: un manifeste
pour la liberté sans conditions (1960-1970)
Détruisez le ghetto. Laissez partir mon
peuple.
Archie SHEPP,
The Maggic of Ju-fu.
LA MUSIQUE DANS L'HISTOIRE
OU L'HISTOIRE DANS LA MUSIQUE
Cette tranche d’histoire (1955-1968), qui a débuté avec l’inci-
dent de Rosetta Park et qui s’est terminée avec l’assassinat de
Martin Luther King, est la méme pour le hard bop et pour le free
jazz. Les deux styles sont liés par l'histoire ; ils le sont aussi sur
le plan musical. En effet, on trouve plusieurs des prémisses du
free jazz dans le mouvement du hard bop. Par exemple, le son
funky ouvre la voie au jeu extatique et sans compromis de
Charles Mingus, de John Coltrane, de Sonny Rollins et de
Ornette Coleman: «les cris (instrumentaux et vocaux), les réité-
rations obsessionnelles de formules mélodiques et rythmiques,
le climat d’oppression que les musiciens de Mingus produisent,
annoncent directement le free jazz» (Carles et Comolli, 1971:
293). Le retour a la spontanéité collective présente dans le hard
169LE JAZZ VU DE LINTERIEUR
bop est aussi un concept qui sera développé de maniére impor-
tante dans le free jazz.
Mais revenons a la trame sociohistorique. Il faut se rappeler
qu’a ce moment de l'histoire des Africains-Américains, a la suite
de leurs revendications, les tensions raciales s'accentuent. Quel-
ques événements ont été plus marquants; en 1962 survient
Tincident Meredith que nous avons déja évoqué dans le chapitre
précédent; en 1963, quatre jeunes filles sont assassinGes par des
ségrégationnistes dans une église baptiste d’Alabama!. L’entrée
en scéne du leader Malcolm X, dont les propos sont plus acer-
bes que ceux de Martin Luther King, conduit 4 une confrontation
plus importante. En 1966, Huey Newton et Bobby Seale forment
le parti des Black Panthers?, qui va défier par les armes le
pouvoir politique blanc sur le territoire américain. Il faut ajouter
que ces tensions sociales s'intensifient du fait, entre autres, que
la télévision, puissant média de masse, cherche trés souvent
Vattention du public par lentremise du sensationnalisme. «Le
médium “cool’$ qu’est la télévision, était rempli d'images a
sensation, d’hommes battus, de population arrosée par les puis-
sants jets d'eau des pompiers, des policiers qui matraquent, de
mobilisations du K.K.K. et d’agressions » (Peretti, 1997 : 138-139).
Ce cocktail d’vénements explique ’'augmentation considérable
du nombre d’émeutes raciales sur l'ensemble du territoire
américain de 1964 4 1968:
1. Coltrane a eréé « Alabama» en 1963 en leur mémoire. «La piéce
représente musicalement quelque chose que j'ai constaté dans le sud
profond et qui est traduit en musique a partir de mes sentiments
intérieurs» (Williams, 1987: 88).
2. Vorganisation pronait Pautodéfense au sein d'un nationalisme
noir. II militait pour une Amérique od tous seraient sur un pied d’éga-
lité, tant sur le plan politique, social qu’économique.
3. Il est intéressant de constater que l'utilisation du terme «cool»
pour qualifier la télévision s'explique par le fait que son arrivée corres
pond chronologiquement 4 la vague du méme nom, dont il a été ques-
tion au chapitre 9.
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