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C’est la vie (Pierre Desproges)

Je suis allé voir le docteur Brouchard en qui j'ai pleinement confiance. Il m'a vu naître.
Je l'ai vu naître. Nous nous sommes vus naître.

Après m'avoir ausculté de fond en comble avec minutie il a dit :


- Pierre, mon vieux... Mon pauvre vieux.
- Je vous en prie, docteur. Soyez franc. Je veux toute la vérité. J'ai besoin de savoir.
- Eh bien, j'ai une mauvaise nouvelle. De toute évidence vous êtes atteint d'une... d'un... d'une
maladie à évolution lente, caractérisée par... par une... dégénérescence des cellules et...
- Ecoutez. Soyez clair ; j'ai un cancer ?
- C'est à dire que non. Je ne dis pas cela.
- Vous dites "irréversible". C'est mortel. C'est donc bien un cancer. Parlez-moi franchement.
Il... il me reste combien de temps ?
- Eh bien oui. Vos jours sont comptés. A mon avis, dans le meilleur des cas, vous en avez encore
pour trente à quarante ans. Maximum.
- Mais si ce n'est pas un cancer, comment s'appelle cette maladie ?
- C'est la vie.
- La vie ? Vous voulez dire que je suis...
- Vivant, oui, hélas.
- Mais où est-ce que j'ai pu attraper une pareille saloperie ?
- C'est malheureusement héréditaire. Je ne dis pas cela pour tenter de vous consoler, mais c'est
une maladie très répandue dans le monde. Il est à craindre qu'elle ne soit pas vaincue de sitôt.
Ce qu'il faudrait, c'est rendre obligatoire la contraception pour tout le monde. Ce serait la seule
prévention réellement efficace. Mais les gens ne sont pas mûrs. Ils forniquent à tire-larigot sans
même penser qu'ils risquent à tout moment de se reproduire, contribuant ainsi à l'extension de
l'épidémie de vie qui frappe le monde depuis des lustres.
- Oui, bon, d'accord. Mais moi, en attendant qu'est-ce que je peux faire pour atténuer mes
souffrances ? J'ai mal, docteur, j'ai mal.
- Avant l'issue finale, qui devrait se situer vers la fin de ce siècle, si tout va bien, vos troubles
physiques et mentaux iront en s'aggravant de façon inéluctable.
En ce qui concerne les premiers, il n'y a pas grand-chose à faire.
Vous allez vous racornir, vous rétrécir, vous coincer, vous durcir, vous flétrir.
Vous allez perdre vos dents, vos cheveux, vos yeux, vos oreilles, votre voix, vos muscles,
votre prostate, vos lunettes, etc.
Moralement, de très nombreuses personnes parviennent à supporter assez bien la vie
en s'agitant pour oublier. C'est ainsi que certains sont champions de course à pied,
président de la République, alcooliques ou choeurs de l'Armée Rouge.
Autant d'occupations qui ne débouchent évidemment sur rien d'autre que la mort,
mais qui peuvent apporter chez le malade une euphorie passagère,
ou même permanente chez les imbéciles notamment.
- Et vous n'avez pas d'autre médication à me suggérer ?
- Il y a bien la religion ; c'est une défense naturelle qui permet à ceux qui la possèdent de
supporter relativement bien la vie en s'autosuggérant qu'elle a un sens et qu'ils sont immortels.
- Docteur, soyons sérieux...
- Alors, je ne vois plus qu'un remède pour guérir de la vie. C'est le suicide.
- Ca fait mal ?
- Non, mais c'est mortel... Voilà, voilà. C'est deux cents francs.
- Deux cents francs ? C'est cher !
- C'est la vie.

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