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La Construction Du Reel Chez L'Enfant
La Construction Du Reel Chez L'Enfant
Piaget
la construction du reel
chez l’enfant
DELACHAUX ET NIESTLE
J. Piaget
LA CONSTRUCTION DU REEL
CHEZ L’ENFANT
J. Piaget et
A. Szeminska
LA GENESE DU NOMBRE
CHEZ L’ENFANT
Chacun sait les difficultés que rencontre
l'enfant lors de son initiation a l’arithmé-
tique. Il est donc d’un intérét a la fois
pédagogique et psychologique de savoir
comment se construit la notion de nombre
et de quels matériaux elle est faite.
LA CONSTRUCTION DU REEL
CHEZ L’ENFANT
ACTUALITES PEDAGOGIQUES ET PSYCHOLOGIQUES
publiées sous les auspices de |'Institut des sciences de |’éducation
de I'Université de Genéve (Institut J.-J. Rousseau)
Du méme auteur:
Diffusion en France:
JEAN PIAGET
La construction du réel
chez l’enfant
quatriéme édition
https://archive.org/details/laconstructionduO00Ounse_p1y8
CHAPITRE PREMIER
une fois disparus, poursuite liée a l’activité réflexe dans le premier cas et a
une habitude naissante ou acquise dans le second.
Obs. 5. — Une réaction un peu plus complexe qu¢ les précédentes est
celle de l’enfant qui quitte des yeux un tableau quelconque, pour diriger
ailleurs son regard, et qui revient ensuite au tableau primitif : c’est l’équi-
valent, dans le domaine des réactions circulaires primaires, des « réactions
différées » que nous analyserons a propos du second stade.
Ainsi Lucienne, a 0; 3 (9), m’apercoit a l’extréme gauche de son champ
visuel et sourit vaguement. Elle regarde ensuite de différents cétés, devant
elle et A droite, mais revient sans cesse a la position dans laquelle elle me
voit et y demeure chaque fois un instant.
A 0; 4 (26), elle prend le sein puis se retourne quand je l’appelle, et me
sourit. Puis elle se remet a téter, mais plusieurs fois de suite, malgré mon
silence, elle se tourne d’emblée dans la bonne position pour me voir. Elle le
fait encore aprés une interruption de quelques minutes. Puis je me retire :
16 LA CONSTRUCTION DU REEL
moyenne). Le besoin de ressaisir ce qui était en main joue donc un réle dans
cette réaction aux mouvements de chute : la permanence propre aux débuts
de l’objet tactile (dont nous allons reparler a propos de la « préhension inter-
rompue ») interfére ainsi avec la permanence due a ]’accommodation visuelle.
A 0; 8 (12) je note encore que Lucienne cherche davantage 4 retrouver
du regard les objets tombés lorsqu’elle les a touchés auparavant.
A 0; 9 (25), elle regarde ma main, que je tiens d’abord immobile et que
je baisse ensuite brusquement : Lucienne la cherche longuement 4 terre.
tait un jouet contre son berceau ou dés qu’il tirait les cordons
reliés aux hochets suspendus a son toit, etc. Ce caractére de
lobjet primitif, concu comme étant ce qui est « a disposition »,
va donc de pair avec l’ensemble des conduites de ce stade, c’est-
a-dire avec les réactions circulaires primaires et secondaires, au
cours desquelles l’univers s’offre au sujet comme dépendant de
son activité. Il y a progrés sur les premiers stades, durant les-
quels l’objet ne se distingue pas des résultats de l’activité réflexe
ou de la seule réaction circulaire primaire (c’est-a-dire des actions
exercées par le sujet sur son propre organisme pour reproduire
quelque effet intéressant), mais c’est un progrés en degré et non en
qualité : l’objet n’existe encore qu’en liaison avec l’action propre.
La preuve que l’objet n’est rien de plus encore, c’est que, —
nous le verrons plus loin —, l’enfant de cet Age ne présente tou-
jours aucune conduite particuliére relative aux choses disparues:
la réaction de Lucienne a 0; 7 (30) quand je recouvre sa poupée
d’un linge (obs. 7) le fait déja pressentir.
Cette dépendance de l’objet a l’égard de |’action propre se
retrouve dans un second groupe de faits, sur lesquels nous pou-
vons insister maintenant : les faits de « préhension interrompue ».
Ces observations se trouvent étre, par rapport a l’obs. 4 des pre-
miers stades, dans la méme relation que les « accommodations
visuelles aux mouvements rapides » par rapport aux obs. 2 et 5:
en d’autres termes la permanence propre aux débuts de l'objet
tactile n’est encore qu’un prolongement des mouvements d’ac-
commodation, mais, dorénavant, l’enfant cherchera a ressaisir
l’objet perdu en des positions nouvelles et non plus seulement
au méme endroit. Dés que, entre 4 et 6 mois, la préhension
devient une occupation systématique et dont l’intérét prime
tout, l'enfant apprend, en effet, du méme coup 4a suivre de la
main les corps qui lui échappent, méme quand il ne les voit pas.
C’est cette conduite qui permet au sujet d’attribuer un début de
permanence aux objets tactiles:
Obs. 15. — Lucienne, a 0; 6 (0), est seule dans son berceau et saisit,
en regardant ce qu’elle fait, l’étoffe des parois. Elle tire 4 elle les plis,
mais les lAche a chaque reprise. Elle améne alors devant ses yeux sa main
fermée et serrée et l’ouvre avec précaution. Elle regarde attentivement ses
doigts et recommence. I] en va ainsi plus de dix fois.
Il lui suffit done d’avoir touché un objet, en croyant le saisir, pour qu’elle
le congoive comme existant en sa main, bien qu’elle ne le sente plus. Une
telle conduite est de nature 4 montrer, comme les derniéres, quelle perma-
nence tactile l’enfant attribue aux objets qu’il a saisis.
1 Cet acte d’enlever le linge est déja du quatrié¢me stade en ce qui concerne
le fonctionnement de l’intelligence, mais la notion d’objet demeure caractéris-
tique du troisiéme stade.
LA NOTION DE L’OBJET 31
Obs. 24. — Nul objet n’est plus intéressant pour enfant de ce stade
que son biberon (Jacqueline et Laurent ont été sevrés vers 0; 6 et ont été
nourris jusque vers 1; 0 presque exclusivement au biberon). I] est donc
permis de considérer les réactions de l’enfant a son égard comme typiques
et comme caractérisant l’ensemble du stade.
Or Laurent, avec qui j’ai particuliérement analysé la chose, a présenté
jusque vers 0; 9 (4) trois réactions nettes, dont la réunion éclaire les obser-
vations précédentes et comporte une signification dénuée d’équivoques.
1° Il suffit que le biberon vienne a disparaitre du champ de la percep-
tion pour cesser d’exister du point de vue de l’enfant. A 0; 6 (19), par exem-
ple, Laurent se met instantanément a pleurer de faim et d’impatience en
voyant son biberon (il grognait déja depuis un moment comme il le fait assez
réguliérement a l’heure de son repas). Or, au moment précis oU je fais dis-
paraitre — l’enfant me suit du regard ! — le biberon derriére ma main ou
sous la table, il cesse de pleurer. Sitdt que l’objet réapparait, nouvelle explo-
sion du désir, puis calme plat aprés disparition. Je répéte encore quatre fois
V’expérience : le résultat est constant, jusqu’au moment ot le pauvre Lau-
rent, qui commence a trouver la plaisanterie mauvaise, entre en une vio-
lente colére.
Or, ce comportement s’est conservé, avec la méme netteté, jusque vers
0; 9. Il semble donc évident que, pour l’enfant, l’existence objective du
biberon est subordonnée a sa perception. Ce n’est pas a dire, naturellement,
que le biberon disparu soit radicalement ouwlié : la colére finale de ’enfant
montre assez que celui-ci estime pouvoir compter sur l’objet. Mais, c’est
précisément qu’il le considére comme étant «a disposition » de ses désirs, a
la maniére des objets dont nous avons parlé jusqu’ici, et non pas comme
existant substantiellement sous ma main ou sous la table. Sinon, il se com-
porterait tout autrement, au moment de sa disparition : il manifesterait, 4
cet instant précis, un désir encore plus intense que pendant la perception
normale. C’est ce que montre clairement la réaction suivante.
2° Lorsque je fais disparaitre le biberon en partie seulement, et que
Laurent en apercoit ainsi une petite fraction a cété de ma main, d’un linge
sy LA CONSTRUCTION DU REEL
elle n’a pas l’idée d’écarter ma main, mais elle la fixe du regard avec une
expression d’attente et de désir intenses. Tout se passe donc comme si le
biberon lui était apparu comme émanant de ma main et comme si cette
émanation étant venue a disparaitre, elle s’attendait a la voir réapparaitre
sans plus.
Obs. 26. -—- A 0; 7 (29), Jacqueiine est cachée sous son oreiller (qu’elle
a mis elle-méme sur sa figure). Je l’appelle: elle se débarrasse aussitdt de
cet obstacle pour me regarder.
A 0; 8 (12), on lui met Voreiller sur la figure : elle l’enléve aussitét en
riant aux éclats et cherche d’emblée a voir qui est 1a.
A 0; 8 (13), Jacqueline a un drap sur la figure. Entendant mes pas,
lorsque je m’approche, elle se découvre immédiatement.
comme son petit oreiller léger, il ne le retire pas de suite, mais s’en débar-
rasse dés qu’il entend une voix et cherche a voir qui est devant lui.
A 0; 7 (15), il est étendu et tire spontanément des deux mains son chale
au-dessus de lui, jusqu’a la hauteur de son nez. I] regarde sous le chale avec
curiosité. Je l’appelle : il cherche des yeux au-dessus de lui et par derriére,
mais il n’a pas d’emblée l’idée de déplacer le chale. Aprés un moment, il le
déplace cependant et m’apergoit devant lui. Puis il reprend son jeu et se
couvre A nouveau. Je l’appelle encore : cette fois il abaisse aussit6t le chale
de maniére a bien dégager sa vue. Mais il ne me voit pas, parce que je suis
un peu plus prés de ses pieds que précédemment : i] ne lui vient cependant
pas al’esprit d’abaisser davantage l’écran, bien que je l’appelle constamment.
A 0; 7 (28), Laurent est assis et je place un grand coussin entre lui et
moi, de maniére a faire écran. Le coussin demeure vertical, mais je le mets
tantét du cété de Laurent (A 10 cm. de sa figure), tantét de mon cété (a
20-30 cm. de lui) ;: lorsque l’écran est de son cété il l’abaisse de suite, mais
lorsqu’il est du mien il ne réagit pas. Cependant je disparais et réapparais
lentement, comme je viens de le faire au moment ou il abaissait le coussin
de son cété, et rien ne serait plus facile pour lui que de répéter la chose dans
cette nouvelle position.
Entre 0; 7 (13) et 0; 8 (0), Laurent découvre les conduites du quatriéme
stade en ce qui concerne le mécanisme de Il’intelligence ; écarter les obsta-
cles (vol. I, obs. 122-123), etc. Du point de vue qui nous intéresse ici, de tels
comportements précédent de quelques semaines la construction de l’objet
du quatriéme stade, mais ils y conduisent peu A peu. C’est ainsi que, a
0; 8 (1), Laurent abaisse d’une main un coussin. masquant la moitié infé
rieure d’une bofte que je lui offre, et la saisit de l’autre. A 0; 8 (8), il va
jusqu’a se pencher pour voir plus longtemps son ours que je fais disparaftre
derriére le coussin, etc. Mais nous verrons tout a l’heure que, durant cette
période de transition (jJusque vers 0; 9), l’enfant se conduit toujours comme
si objet entiérement disparu du champ de la perception n’existait plus
(voir les obs. 32 et 33).
de plus que ce dont est capable tout bébé dés 6 mois. En de jolies
expériences, en effet, M™e¢ Buhler a montré que dés le septiéme
mois, en moyenne, |’enfant, méme couché sur le ventre, est
capable de se défaire d’un linge posé sur son visage !.
Lorsque ensuite, Laurent (obs. 27), dés 0; 7 (15), écarte la
couverture qui le sépare de moi, il ne fait, nous semble-t-il, que
de généraliser ce qu’il a appris pratiquement en enlevant les
linges posés sur sa figure. I] ne s’agit donc pas encore 1a de l’acte
par lequel l’enfant concoit un objet comme demeurant perma-
nent derriére les autres, mais d’un schéme pratique ne conférant
aux objets d’autre permanence que celle dont nous avons vu
la nature 4 propos des « réactions circulaires différées » et des
autres conduites de ce stade. Preuve en soit que, s’il sait écarter
lécran suffisamment pour regarder devant lui, il ne parvient
point encore a le déplacer en fonction de l’objet caché. Il n’y a
donc 1a, toujours, qu’une permanence prolongeant sans plus les
mouvements d’accommodation, et non pas encore une perma-
nence objective indépendante de |’action.
En bref, aucun de ces faits ne témoigne encore de l’existence
d’objets proprement dits. Les objets demeurent, dans de telles
conduites, ces choses «a disposition » dont nous avons parle,
douées d’une permanence globale et toute pratique, c’est-a-dire
reposant sur la constance des actions comme telles. Ceci nous fait
comprendre la vraie nature des «reconstitutions de totalités
invisibles a partir d’une fraction visible » : ou bien, en effet, ]’en-
fant voit un fragment de l’objet et l’action de saisir ainsi déclen-
chée confére une totalité 4 la chose percue, ou bien il ne voit plus
rien et n’attribue plus aucune existence objective a l’objet dis-
paru. On ne saurait donc dire que l’objectif 4 moitié caché est
cong¢u comme masqué par un écran: il est simplement percu
comme étant en train d’apparaitre, )’action seule lui conférant
une réalité totale.
Cependant, il va de soi que ces deux derniers groupes de
conduites et en particulier le cinqui¢me (obs. 26 et 27) sont ceux
qui nous rapprochent le plus de la prise de possession réelle de
lobjet, c’est-a-dire de l’appdrition de la recherche active de
Yobjet disparu. Cette recherche se différencie, nous semble-t-il,
seulement a partir du moment ou elle ne prolonge plus de maniére
immeédiate les mouvements esquissés d’accommodation, mais ou
de nouveaux mouvements deviennent nécessaires, au cours de
l’action, pour écarter Jes obstacles (en l’espéce les écrans) venant
s’interposer entre le sujet et l’objet. Or, c’est précisément ce qui
rien ! Elle n’a nullement l’idée de chercher derriére le repli du drap, ce qui
serait pourtant bien facile (elle le tortille machinalement et sans aucune
recherche). Seulement, chose curieuse, elle recommence a se secouer elle-
méme, comme elle faisait en essayant d’atteindre le canard, et regarde un
instant a nouveau le haut du duvet.
Je sors alors le canard de sa cachette et le mets trois fois A proximité
de sa main. Les trois fois, elle cherche 4a le saisir, mais, au moment. ov elle
va le toucher, je le replace ostensiblement sous le drap. Jacqueline retire
alors aussit6t sa main et renonce. La seconde et la troisiéme fois je lui fais
saisir le canard 4 travers le drap et elle l’agite un court instant, mais elle n’a
pas l’idée de soulever le linge.
Je recommence alors l'expérience initiale. Le canard est sur le duvet.
En cherchant a I’atteindre elle le fait 4 nouveau glisser derriére le repli du
drap : aprés avoir regardé un instant ce repli (qui est donc a proximité de
sa main), elle se retourne et suce son pouce. ‘
Je lui présente ensuite sa poupée qui crie. Jacqueline rit. Je la cache
derriére le repli du drap : elle grogne. Je fais crier la poupée : aucune recher-
che. Je la présente A nouveau et l’entoure d’un mouchoir : pas de réaction.
Je fais crier la poupée dans Je mouchoir : rien.
Obs. 29. -— Jacqueline, a 0; 8 (2), est assise a cété d’une table et regarde
une bofte d’allumettes que j’agite au-dessus du plateau de la table, en fai-
sant le plus de bruit possible. La boite passe doucement sous la table, en
continuant a résonner: Jacqueline me regarde alors, au lieu de chercher
sous la table d’ot peut provenir le bruit qu’elle entend.
Plusieurs essais, tous négatifs.
A 0; 8 (16), je mets sous ses yeux ses clochettes sous la couverture, en
faisant boule pour faciliter les recherches. Je secoue le tout pour que les clo-
chettes sonnent. Aucune réaction. Tant qu’elle entend le bruit, elle rit, mais
ensuite elle suit mes doigts des yeux au lieu de chercher sous la couverture.
Je tire ensuite le cordon attaché aux clochettes, qui est resté visible.
Elle imite et écoute le son mais ne cherche toujours pas sous Ja couverture.
Je souléve alors celle-ci pour faire voir l’objet : Jacqueline tend la main
avec précipitation, mais, au moment ou elle va l’atteindre, je le recouvre
et Jacqueline retire sa main. Je refais l’expérience mais en cachant cette
fois les clochettes derriére un simple repli du drap : méme réaction négative,
malgré le son entendu. Les essais suivants ne donnent rien de plus.
A 0; 9 (8), donc a l’Age ot elle sait fort bien enlever un écran bouchant
sa vue (voir obs. 26 et 27), Jacqueline joue avec un perroguet. Je Ie lui enléve
des mains et le mets derriére le repli de drap qu’elle a sous les yeux. Je tape
dessus, et la grenaille résonne. Jacqueline fait de méme, mais ne cherche
pas sous le drap. Je laisse alors entrevoir quelques millimétres de ]’extré-
mité de la queue: elle le regarde curieusement, comme sans comprendre.
Elle cherche a saisir mais attrape le drap en méme temps que le perroquet :
elle tripote alors le tout sans pouvoir dissocier.
(voir obs. 22). Je pose cette cigogne 4 cdté de son genou droit, en la recou-
vrant d’un bord du linge sur lequel se trouve précisément |’enfant : rien ne
serait donc plus simple que de la retrouver. En outre, Lucienne a suivi trés
attentivement du regard chacun de mes gestes, qui ont été lents et bien
visibles. Cependant, dés que la cigogne disparaft sous le linge, Lucienne
quitte celui-ci des yeux et regarde ma main. Elle l’examine avec grand inté-
rét mais ne s’occupe plus du linge.
Je dégage la cigogne, sous les yeux de Lucienne. Celle-ci prend I’objet,
ce qui a pour effet de réveiller son intérét. J’ai soin de répéter cette manceu-
vre, par précaution, aprés tous les essais suivants. En outre le fait de décou-
vrir la cigogne sous les yeux de l’enfant devrait aider celui-ci : ses réactions
négatives ont donc d’autant plus d’intérét.
Essais 2-7 : toujours rien, sinon que Lucienne regarde mes mains vides
avec stupéfaction.
Essai 8 : je tape sur le linge, aprés y avoir caché la cigogne au vu de l’en-
fant. Lucienne entend la cigogne et tape A son tour. Or, dés qu’elle percoit
le son ainsi produit, elle regarde ma main (laquelle est appuyée sur le bord
du berceau 4 30 cm. de 14), comme si la cigogne devait y étre encore, ou
devait y étre a nouveau.
Essais 9-12: présentations partielles, décrites dans l’obs. 22.
Essais 13-15. Lorsque la cigogne est 4 nouveau cachée complétement,
Lucienne revient a ses réactions négatives. Elle recommence a regarder
ma main lorsqu’elle entend la cigogne sous le linge. Il lui arrive méme a deux
reprises de taper sur ma main, comme elle vient de le faire sur Ja cigogne
recouverte du linge: nouvelle preuve qu’elle considére la cigogne comme
devant émaner de cette main.
A 0; 8 (16), donc le lendemain, la méme expérience donne le méme résul-
tat : Lucienne continue de chercher dans mes mains lorsqu’elle a elle-méme
tapé sur la cigogne recouverte du linge.
suffit que le grelot disparaisse entiérement pour ne plus donner lieu a aucune
recherche.
Je reprends alors l’expérience en me servant de ma main comme écran.
Laurent a le bras tendu et va saisir le grelot au moment oN je le fais dispa-
raitre derriére ma main (ouverte et placée a 15 cm. de lui) : il retire aussitét
son bras,.comme si le grelot n’existait plus. Je secoue alors ma main, en la
présentant toujours de dos et en retenant le grelot collé contre ma paume :
Laurent regarde attentivement, trés surpris de retrouver le bruit du grelot,
mais i] ne cherche pas a le saisir. Je retourne légérement la main et il voit
le grelot : il tend alors la sienne dans la direction de l’objet. Je cache a
nouveau le grelot en changeant la position de ma main: Laurent retire la
sienne. Bref, il n’a nullement encore la notion que le grelot est « derriére >
Ma main, car il ne cong¢oit pas }’« envers » de celle-ci (voir obs. 24, réaction 3).
Aprés quoi, je pose le grelot devant lui, mais, au moment ou, le bras
tendu, i) va le saisir, je le recouvre d’une mince étoffe : Laurent retire sa
main. I] tape de l’index sur le grelot, A travers le linge, et le grelot résonne :
Laurent regarde avec grand intérét ce phénoméne, puis il suit des yeux ma
main que je retire ouverte et la fixe un moment (comme si le grelot allait en
surgir). Mais il ne souléve pas le linge.
parce que l’enfant cherche 4 faire durer ces actions plus que par
le passé :ou bien donc il retrouve, en prolongeant celles-ci, les
tableaux disparus, ou bien il suppose ces derniers « a disposition »
dans la situation méme oti a débuté |l’acte en cours.
La preuve que cette interprétation est la bonne, si pénible
soit-elle pour notre réalisme, c’est que l’enfant ne fait rien pour
rechercher l'objet lorsqu’il n’est ni dans le prolongement du
geste esquissé, ni dans sa position initiale: les obs. 28-33 sont
ici décisives.
Seulement ne pourrait-on pas rendre compte de ces derniers
faits en invoquant simplement |’impéritie motrice ou les défauts
de la mémoire de |’enfant ? Nous ne voyons guére comment.
I] n’y a, d’une part, rien de difficile pour le bébé de 7-9 mois a
soulever un linge, une couverture, etc. (il le fait bien dans les
obs. 26 et 27). D’autre part, nous allons voir, en étudiant les
conduites du quatriéme stade, que la constitution de l’objet est
loin d’étre achevée lorsque l’enfant commence a chercher sous
les écrans: il ne tient pas compte d’abord des déplacements
percus et recherche toujours |’objet en sa position initiale!
Mais alors ne pourrait-on pas dire que l’objet existe d’emblée
substantiellement, sa localisation dans ]’espace étant seule sujette
a difficultés ? Comme nous le verrons plus loin, une telle dis-
tinction est en fait dénuée de signification : exister a titre d’ob-
jet, c’est étre ordonné dans l’espace, car |’élaboration de ]’espace
n’est précisément autre chose que l’objectivation des tableaux
percus. Une réalité qui demeure simplement « a disposition » de
l’action sans étre située dans des « groupes » objectifs de dépla-
cements n’est donc pas un objet: c’est uniquement un acte
virtuel.
Une derniére remarque. L’état de choses dans lequel nous
laisse ce troisiéme stade est encore incohérent. D’une part |’en-
fant tend 4 attribuer une certaine permanence visuelle aux
tableaux prolongeant ses accommodations du regard. D’autre
part, il tend 4 retrouver ce qui lui sort des mains et a constituer
ainsi une sorte d’objet tactile. Mais il n’y a pas encore conjonc-
tion entre ces deux cycles: l’enfant ne cherche pas encore &
saisir la chose qui disparaft de son champ visuel sans avoir été
en contact avec ses mains tét auparavant. Ce sera l’ceuvre du
quatriéme stade que d’opérer cette coordination.
1 Voir a cet égard l’obs. de 0; 9 citée par STERN, Psychol. der fruhen Kindheit,
4me édit., p. 97. ;
Dans leurs Kleinkindertests, M™°* BUHLER et HETZER considérent comme
caractéristique des neuviéme et dixiéme mois la conduite qui consiste 4 trouver
un jouet sous un linge plié ae ce jouet a été caché sous les yeux mémes de
Venfant (voir test 7 de la série IX, a la p. 49). Dés le huitiéme mois, il est vrai,
les enfants observés par ces auteurs peuvent retrouver un objet a moitié caché
dans une poche (test 8 de la série VIII, p. 47, fig. 15), mais comme une partie
du jouet reste visible, il s’agit d’une conduite relative a notre troisiéme stade.
44 LA CONSTRUCTION DU REEL
Obs. 39, — Jacqueline, 4 0; 10 (3), t6t apres les faits consignés ce jour-la
dans ]’obs. 37, regarde son perroquet posé sur ses genoux. I. Je pose ma
main sur ]’objet : elle la souléve et saisit le perroquet. Je le lui reprends, et,
sous ses yeux, je l’éloigne trés lentement pour Je mettre sous un tapis, a
40 cm. de 1a. Pendant ce temps je remets ma main sur ses genoux. Dés que
Jacqueline cesse de voir le perroquet, elle reporte son regard sur ses genoux,
souléve ma main et cherche dessous. La réaction est la méme durant trois
essais successifs.
II. Je simplifie alors l’expérience de la maniére suivante: au lieu de
cacher le perroquet sous le tapis, je le pose bien en vue sur un rebord de
table, 4 50 cm. Au premier essai, Jacqueline souléve ma main et cherche
visiblement dessous, non sans regarder 4 chaque instant le perroquet sur
la table.
Deuxiéme essai: elle enléve ma main de ses genoux sans regarder des-
sous et sans quitter des yeux le perroquet.
Troisiéme essai: elle quitte un instant du regard le perroquet sur la
table et cherche sous ma main trés attentivement. Puis elle regarde a nou-
veau l’objet, en écartant ma main.
Quatriéme essai: elle enléve ma main sans plus la regarder. Cette der-
niére réaction pouvant étre due a de l’automatisme, je renonce a |’expé-
rience, pour n’imaginer que quelques jours plus tard le dispositif suivant :
Obs. 40. — A 0; 10 (18), Jacqueline est assise sur un matelas, sans rien
qui puisse la géner ni la distraire (pas de couvertures, etc.). Je lui prends
des mains son perroquet et le cache deux fois de suite sous le matelas, sur
sa gauche, en A. Les deux fois, Jacqueline recherche d’emblée l’objet et
s’en empare. Ensuite, je le lui reprends des mains et le conduis, trés lente-
ment et sous ses yeux, 4 la place correspondante située a sa droite, sous le
matelas, en B. Jacqueline regarde ce mouvement trés attentivement, mais,
au moment ot le perroquet disparaft en B, elle se tourne sur la gauche et
le cherche 1a ot il était auparavant, en A.
Au cours des quatre essais suivants, je cache chaque fois le perroquet
en B, sans l’avoir mis au préalable en A. Chaque fois, Jacqueline me suit
des yeux attentivement. Néanmoins chaque fois, elle cherche d’emblée a
retrouver l’objet en A: elle retourne le matelas et l’examine consciencieuse-
ment. Durant les deux derniers essais la recherche faiblit cependant.
Sixieme essai: ne cherche plus.
A partir de la fin du onziéme mois les réactions ne sont plus aussi sim-
ples et passent au type que nous appelons « résiduel ».
Obs. 42. — A 0; 10 (9), Lucienne est assise sur un canapé et joue avec
un canard en peluche. Je le lui mets sur les genoux et pose sur lui un petit
coussin rouge (c’est donc la situation A): Lucienne souléve aussitét le
coussin et s’empare du canard. Je place ensuite le canard A cété d’elle, sur
le canapé, en B, je le recouvre d’un autre coussin, jaune. Lucienne a suivi
des yeux toutes mes démarches, mais, dés que le canard est caché, elle revient
au petit coussin A, sur ses genoux, le souléve et cherche. Mimique de désap-
pointement : elle le retourne en tous sens et renonce.
Méme réaction trois fois de suite.
A 0; 10 (26), Lucienne est assise. Je mets un crayon entre ses genoux,
en A, sous une couverture. Elle souléve celle-ci et prend le crayon. Je le
mets ensuite en B, sous la méme couverture mais a sa gauche: Lucienne
regarde ce que je fais, regarde |’endroit B un certain temps aprés que l'objet
a disparu, puis elle cherche en A. Dans la suite la réaction change quelque
peu et passe au type résiduel (voir obs. 49).
III. Je cache cette fois ma montre en A, puis en C, sans plus faire usage
de la position B. Lucienne trouve bien la montre en A, mais elle n’essaie
pas une seule fois de la chercher en C, malgré des expériences réitérées:
lorsqu’elle voit la montre disparaitre en C, c’est d’emblée en A qu’elle va la
chercher. I] y a donc retour a la réaction des obs. 41 et 42, dés que l’on ajoute
une position de plus!
Obs. 52. — Citons enfin une observation prise non pas sur nos enfants
mais sur un cousin plus agé, et qui nous a suggéré l'ensemble des recherches
qui précéedent. Gérard, 4 13 mois, sait déj& marcher et joue a la balle dans
une grande piece. II jette, ou plutét laisse tomber la balle devant lui, et,
soit sur ses pieds, soit A quatre pattes, court la ramasser pour recommencer.
A un moment donné, la balle roule sous un fauteuil. Gérard la voit et, non
sans quelque difficulté, la ressort pour reprendre le jeu. Ensuite la balle
roule sous un canapé, a une autre extrémité de la piéce. Gérard l’a vue
entrer sous les franges du canapé: il se baisse pour l’y retrouver. Mais le
canapé étant plus profond que le fauteuil, et les franges empéchant d’y voir
clair, Gérard renonce aprés un instant: il se reléve, traverse la piéce, va
droit sous le fauteuil et explore soigneusement la place précédemment
occupée par la balle.
Obs. 63, — Lucienne, a 1; 1 (18), est assise sur un lit, entre un chaéle A
et un linge B. Je cache une épingle double dans ma main et la main sous
le chale. Je ressors la main fermée et vide. Lucienne ouvre immédiatement
celle-ci et cherche |’épingle. Ne la trouvant pas, elle cherche sous le chale
et la trouve.
Aprés quoi, je mets |’épingle dans ma main et la main sous le linge B.
Lucienne regarde ma main, mais ne l’ouvre pas, devinant d’emblée qu’elle
est vide, et, aprés ce regard rapide, cherche aussitét sous le chale A!
A 1; 1 (24), Lucienne me regarde mettre une bague dans la main et la
main sous A, puis, aprés que Lucienne l’a trouvée, sous B: l’épreuve est
réussie.
Mais, avec un béret, les choses se compliquent. Je mets ma montre dans
le béret et le béret sous un oreillcr A (a droite): Lucienne souléve 1|’oreiller,
LA NOTION DE L’OBJET 69
de la notion d’objet. Cela n’est pas artificiel, mais imposé par les
faits eux-mémes.
En effet, aux premiers stades de la notion d’objet (aucune
conduite relative aux objets disparus) correspond un état initial
durant lequel l’espace consiste en « groupes » hétérogénes (chaque
faisceau perceptif constitue un espace propre) et purement pra-
tiques. Il y a « groupes » déja, en ce sens que I’activité de l’enfant
est capable de revenir sur elle-méme et de constituer ainsi ces
ensembles fermés qui définissent mathématiquement le « groupe ».
Mais l’enfant ne percoit pas ces groupes dans les choses et ne
prend pas conscience des opérations toutes motrices au moyen
desquelles il les élabore : les groupes restent donc entiérement
« pratiques ».
Au troisiéme stade de la notion d’objet (début de perma-
nence prolongeant les mouvements d’accommodation) corres-
pond un espace dont les groupes se coordonnent entre eux et
deviennent « subjectifs ». Les groupes se coordonnent sous |’in-
fluence de la préhension (laquelle relie l’espace visuel a l’espace
tactile et a l’espace gustatif) en méme temps précisément que la
préhension assure 4 l’objet un début de permanence. D’autre
part, en manipulant les choses, l’enfant devient capable de leur
imprimer des mouvements systématiques et de percevoir ainsi
les « groupes» dans l’univers lui-méme. Seulement, les objets
n’étant point encore doués de permanence substantielle et le
sujet ignorant ses propres déplacements autres que ceux de la
main, ces « groupes », quoique percus dans l’univers, demeurent
victimes de l’apparence sensorielle et relatifs, A l’insu du sujet,
a la perspective propre de l'enfant. Aussi les appelons-nous
« Subjectifs » pour marquer leur parallélisme avec la permanence
encore dépendante de |’action propre, qui caractérise |’« objet »
de ce stade : ce sont donc des groupes qui relient un sujet s'igno-
rant lui-méme avec un objet semi-permanent, et non pas des
groupes unissant les uns aux autres les objets comme tels.
Au quatriéme stade de la notion d’objet (recherche active de
l’objet disparu, mais en une position privilégiée et sans tenir
compte de ses déplacements successifs) correspond un progrés
essentiel dans la notion de groupe: l'enfant devient capable de
cacher et de retrouver, etc.; bref il élabore les opérations réver-
sibles qui constituent le début du groupe objectif. Seulement,
ne tenant point encore compte des déplacements successifs de
l’objet, il ne dépasse pas le niveau de ces groupes élémentaires
et ne parvient pas au groupe objectif dans toute sa généralité.
C’est donc le stade du « groupe des opérations simplement réver-
sibles ».
LE CHAMP SPATIAL 89
III. Des 0; 2 (28), Laurent sait porter 4 la bouche un objet saisi indé-
pendamment de la vue et sait l’ajuster empiriquement (vol. I, obs. 66 bis) :
il introduit, par exemple, un hochet entre ses lévres. A 0; 3 (5) il fait péné-
trer dans sa bouche une pince a lessive, en corrigeant sa position de manieére
a pouvoir la sucer.
Ces définitions une fois posées, il semble clair que les groupes
décrits dans les obs. 69 et 70 tiennent encore en partie des groupes
« pratiques » et constituent, pour l'autre part, des groupes « sub-
jectifs ». Aucun d’entre eux ne correspond, en effet, a la notion
du groupe « objectif ». La raison en est que, dans aucune des
conduites examinées, l’enfant ne se comporte comme s1 les objets
suivaient une trajectoire indépendante : pour les retrouver, il se
borne a baisser son avant-bras, mais il nessaie, ni de chercher a
gauche et a droite, ni méme de tendre davantage le bras lorsqu’il
n’arrive pas 4 toucher l’objectif ou lorsqu’il le repousse en vou-
lant le saisir. L’objectif n’est donc point encore un « objet » reel :
il est simplement un tableau sensoriel « 4 disposition » des actions
et qui prolonge sans plus l’activité propre (chap. I, § 2). Des
lors, l'enfant ne se représente nullement la trajectoire de ses
mains comme rejoignant du dehors celle de l'objet, ni surtout
comme constituant «un «groupe» avec elle, c’est-a-dire un
ensemble de mouvements revenant a leur point de départ.
Quant a savoir si de tels groupes demcurent purement « pra-
tiques » ou atteignent le niveau des groupes « subjectifs », c’est
affaire de dosage. Dans les cas les plus simples, l'enfant rejoint
Vobjet qui lui échappe sans percevoir du dehors son propre geste :
un comportement de ce type ne différe en rien de ceux des pre-
miers stades. Mais en d'autres cas, et en particulier lorsque le
sujet cherche a regarder ce qu’il fait (voir obs. 70, les exemples
de coordination entre l’espace visuel et l’'espace tactile), il par-
vient a une perception élémentaire du groupe, c’est-a-dire qu'il
découvre le groupe « subjectif ».
Que signifie une telle découverte ? Tant que l'enfant parvient
a voir de facon continue l'objet qui s’échappe et la main qui
le rejoint, les déplacements qu’il percoit s’ordonnent en un
« groupe »: ensemble des mouvements de l’objet et de ceux
de la main constitue, en effet, un tout cohérent se refermant sur
soi-méme. Lorsque l'objet sort, par contre, du champ de la per-
ception, ou bien l’enfant le considére comme s’anéantissant
momentanément ou bien il assimile sans plus sa trajectoire a
celle de ses mains. Au total, si l’objet commence ainsi a se
déployer dans l’espace, cet espace demeure limité par la zone
d’action de l’enfant : espace ne consiste donc pas encore en un
systeéme de relations entre objets, il n’est qu’un agrégat de
rapports centrés sur le sujet.
L’accommodation du regard aux mouvements de translalion
perpendiculaires 4 lui fournit un second exemple de cette situa-
tion et permet ainsi de prolonger quelqu’ peu l’analyse précé-
dente.
LE CHAMP SPATIAL 105
Obs. 71, — Par exemple, Laurent, a 0; 6 (8), est couché dans son ber-
ceau, face a une large fenétre derriére laquelle j’apparais. Je mets devant
lui, appliqué contre la fenétre, un grand coussin susceptible de me masquer
complétement. Puis j’apparais a droite du coussin, en A, a la droite de l’en-
fant et je tapote la vitre: Laurent me regarde et sourit. Aprés quoi, je me
cache puis ressors en B, A gauche du coussin. Laurent me voit a nouveau,
et rit. Enfin, je me déplace latéralement, toujours plus sur la gauche, jusqu’a
disparaitre en C du champ de son horizon. Alors, au lieu d’attendre mon
retour en C ou en B, il se tourne d’emblée dans la direction A et me cherche
la.
Deux heures plus tard, je reprends ]’expérience, sans coussin et dans
Vordre inverse. J’apparais en C a l’extréme gauche de son champ visuel,
puis passe en B, en A et finis par disparaitre a l’extréme droite, en A:
Laurent me cherche alors immédiatement en C!
On constate donc que Laurent ne m’attribue aucune trajectoire recti-
ligne, étant donné que mes déplacements visibles prennent fin a gauche et
a droite de la fenétre et que je me déplace trop lentement pour qu’il pour-
suive sans plus son propre mouvement d’accommodation : il me recherche
donc simplement 1a ot il m’a vu d’abord, le « groupe » restant ainsi lié 4 son
action seule.
Obs. 72.-— A 0; 7 (13), Laurent est assis dans son berceau en face de la
porte de mon bureau. J’ouvre la porte, apparais, le fais rire, puis je me
dépiace lentement pour aller au fond de la piéce : Laurent me suit des yeux,
mais, avant méme de me voir disparaitre de son champ visuel, il se retourne
vers la porte et attend.
Au second et au troisiéme essai, i} me suit du regard jusqu’a ce qu’il ne
me voie plus, puis me cherche dans la direction de la porte (qui est donc
ja direction inverse).
Au quatriéme essai, il me regarde jusqu’a disparition. I] attend alors
un instant, puis revient a la porte.
106 LA CONSTRUCTION DU REEL
Obs. 74. — Jacqueline, a 0; 9 (9), est assise sur mes genoux, mais me
tourne le dos. Je dis « coucou » dans l’oreille gauche et elle tourne la téte en
riant jusqu’a ce qu’elle apercoive ma figure. Aprés quoi, je fais « coucou »
dans l’oreille droite: elle rit A nouveau, mais me cherche a gauche, bien
qu’en général elle localise trés correctement les sons.
De méme, aprés un instant, lorsque je commence 4a droite, pour passer
ensuite a gauche, c’est A droite qu’elle me cherche systématiquement.
Tout se passe donc encore comme si ma figure avait une position absolue,
par rapport a l’action propre de l’enfant, et comme si celui-ci ne tenait pas
compte des déplacements invisibles éventuels. Cette observation rejoint
donc, du point de vue de la position, ce que nous ont appris les précédentes
du point de vue des mouvements de translation.
ce qu’il ait retrouvé la position privilégiée qu’il cherche. C’est cette coordi-
nation qui donne V’illusion d’une rotation systématique, mais elle n’est
qu’empirique.
De méme, a 0; 5 (25), il tourne en tous sens un grand papier chiffonné,
formant a peu prés une boule, jusqu’a ce qu’il atteigne des lévres un angle
susceptible d’étre sucé. Il y parvient chaque fois en se guidant par ses per-
ceptions de la bouche et des doigts.
Méme réaction a 0; 6 (0) : il retourne un calepin jusqu’a ce qu’il saisisse
de ses lévres un des quatre coins. L’objet en question étant de forme plus
réguliére que le papier froissé, donne ]’impression d’étre retourné pour lui-
méme, comme le baton de 0; 5 (8). Mais, en réalité, il ne s’agit que d’un
taitonnement rendu systématique par la coordination de la bouche et des
mains.
Dans aucun des deux cas, l’enfant ne percoit donc les déplace-
ments en eux-mémes, ordonnés en groupes, méme s'il exécute
pratiquement les mouvements qui constituent de tels groupes:
Obs. 78. — Un exemple privilégié 4 cet égard est celui du biberon, car,
dans la rotation de cet objet interviennent simultanément l’espace visuel,
l’espace tactilo-kinesthésique et i’espace buccal, coordonnés entre eux.
L’analyse de la rotation du biberon permet donc de déterminer avec pré-
cision jusqu’a quel point l’enfant percoit le groupe qu’il est capable de cons-
tituer pratiquement. I] convient donc d’analyser avec quelque détail ce
comportement, étant donnée la grande importance du probléme qu'il sou-
léve en ce qui concerne la notion de |’« envers » des objets, celle de la cons-
tance de leur forme, de leur permanence substantielle et spatiale, etc.
Dés 0; 7 (0), date 4 partir de laquelle Laurent tient son biberon * en
buvant, je fais systématiquement l’expérience suivante : présenter le bibe-
ron a l’envers (la tétine étant invisible), pour voir si Laurent saura le retour-
ner. Or, jusque vers 0; 9, Laurent s’est conduit comme si la tétine n’existait
plus, une fois disparue, autrement dit comme si ]’objet n'’avait pas d’« en-
vers », Le retournement systématique ne s’est jamais produit, durant cette
période, qu’une fois la tétine apercue en tout ou en partie:
A 0; 7 (4), je présente a Laurent le biberon vertical (et plein de lait, juste
avant le repas) : il le regarde de bas en haut, voit la tétine et rabat tout de
suite l’objet dans la direction de la bouche. [) tette. — Je le lui reprends des
mains et le présente horizontal : Laurent retourne trés bien le biberon d’un
quart de cercle et |’introduit dans sa bouche. — Au troisiéme essai, je pré-
sente le biberon de maniére telle qu’il faut simultanément l’abaisser et le
tourner de gauche a droite: Laurent réussit d’emblée. — Au quatriéme
essai, je présente le biberon a l’envers, Laurent ne voyant que le fond et
n’apercevant plus la tétine: il regarde une A deux secondes el se met a
hurler, sans aucun essai de renversement. —- Cinquiéme essai (méme posi-
tion) : Laurent regarde, se met a sucer le verre (le fond) et hurle a nouveau.
A 0; 7 (5), mémes réactions.
A 0; 7 (6), je reprends l’expérience aprés le repas du soir, alors que
Laurent réclame encore de la nourriture (il n’est jamais satisfait tant qu’il
voit son biberon), mais sans nervosité. I] commence par retourner et ajuster
trés correctement le biberon en n’importe quelle position dés qu’il apercoit
le bon bout. En particulier lorsque je lui présente la bouteille presque ren-
versée, mais en lui laissant voir encore une bande de 2-3 mm. de largeur du
caoutchouc de la tétine, il parvient d’emblée a opérer le renversement
presque complet du biberon qu’exige alors son ajustement : un tel fait montre
assez que ce n’est pas la difficulté technique ou motrice qui arréte l’enfant
lorsqu’il ne pergoit plus le bon bout. — Ces essais préliminaires une fois
exécutés, je présente a Laurent le biberon a l’envers : il le regarde, le suce
(cherche donc 4a téter le verre !), le rejette, l’examine A nouveau, le suce
encore, etc., quatre ou cing fois de suite. — Puis j’éloigne le biberon et le
présente vertical, 4 30 cm. de ses yeux: Laurent le considére avec grand
intérét et examine alternativement le haut (la tétine) et le bas (le mauvais
bout). Je le retourne : son regard oscille de nouveau entre le haut (le mau-
vais bout) et le bas (la tétine). Une fois qu’il a suffisamment considéré l’objet
et qu’il semble ainsi avoir compris, j’incline trés lentementJe biberon et le
lui présente par le mauvais bout: il regarde, puis essaie de sucer, regarde
encore, suce A nouveau et finalement s’énerve. I] n’a donc rien compris,
eis son examen prolongé de l’objet lorsque celui-ci était entiérement
visible.
; A 0; 7 (11), il retourne de nouveau trés bien le biberon dés qu’il aper-
coit la tétine (quelle que soit la position), mais n’y comprend toujours rien
lorsqu’il cesse de la percevoir. Mémes réactions a 0; 7 (17), a 0; 7 (21), etc.
A 0; 7 (30), Laurent regarde son biberon plein avant le repas. Je le lui
montre entier, 4 30 cm., puis le rapproche en le tournant trés lentement:
tant qu’il voit la tétine, il tend les mains, mais, sitdt qu’elle disparaft de
son champ visuel, il se met & hurler et retire ses mains. I] n’essaie plus de
sucer le verre, comme précédemment, mais repousse le biberon en pleurant.
La méme réaction se produit trois fois de suite. Il y a donc nettement encore
altération de l’objet. Cependant, lorsque j’éloigne un peu le biberon, il en
regarde trés attentivement les deux bouts et cesse de pleurer : il est certai-
nement intéressé intellectuellement (et non pas seulement pratiquement)
au probléme. I] tend la main quand je rapproche l’objet, puis la retire
lorsqu’il ne voit plus la tétine.
Méme réaction a 0; 8 (2), a 0; 8 (15) et jusqu’A 0; 8 (24). A 0; 9 (9),
enfin, la conduite se modifie et Laurent entre, du point de vue particulier
qui nous occupe ici, dans le quatriéme stade.
Obs. 78 bis. — Sans avoir fait, malheureusement, d’expériences sem-
blables sur Jacqueline, j’ai cependant observé des réactions du méme genre.
A 0; 8 (8) encore, par exemple, elle paraft ne pas reconnaftre son canard
familier (en cellulofd) lorsqu’on le lui présente par la base (surface blanche).
Dés qu’elle apergoit le dos ou la téte, elle le saisit des deux mains, et le
regarde un instant (comme pour s’assurer de son identité) avant de le sucer.
Mais lorsqu’elle ne voit que la base, elle ne réagit pas. Cependant il est
clair que, livrée 4 elle-méme, elle le retourne sans cesse en le passant d’une
main dans l’autre (voir obs. suivante).
Obs. 79. — Les observations précédentes montrent les difficultés de la
rotation intentionnelle, méme lorsque les espaces visuel, tactile et buccal sont
coordonnés entre eux: tout se passe comme si ]’objet n’avait pas d’« envers ».
L’enfant sait fort bien mettre au premier plan les parties visibles situées a
l’arriére-plan, mais, pour ce qui est des parties invisibles, elles ne donnent
lieu A aucune recherche et par conséquent a aucune rotation voulue.
Il convient, pour confirmer ce résultat, d’examiner maintenant comment
se comporte l’enfant vis-a-vis des objets qu’il se borne a étudier du regard
en les retournant, sans plus chercher a en sucer le « bon » bout. Les retour-
nera-t-il simplement pour le mouvement, ou pour en atteindre le cété invi-
sible ?
A 0; 6 (0), Laurent tient une bofte d’allumettes qu’il passe et repasse
d’une main dans I’autre. I] en regarde ainsi successivement le cété jaune et
le cété bleu, mais sans aucun systéme: il se contente manifestement de la
retourner pour la retourner, et d’en examiner les diverses transformations,
mais il n’y a 1A encore aucune recherche de 1’« envers » de l’objet.
A 0; 6 (1), il retourne au moins trois fois une botte de pastilles, avant
de la secouer ou de la frotter contre le bord du berceau. II retourne égale-
ment huit fois de suite un baton, en le passant d’une main dans |’autre,
avant d’en sucer une extrémité. Mais dans ces deux cas il s’agit sans aucun
doute d’un plaisir essentiellement moteur, accompagné assurément d’un
intérét visuel pour les modifications d’apparence de ]’objet, mais il n’y a
encore ni recherche de 1’« envers » ni exploration réelle des formes ov des
perspectives.
114 LA CONSTRUCTION DU REEL
Voici, par exemple, Laurent qui tire une chaine pour ébranler
les hochets suspendus auxquels elle est attachée (vol. I, obs. 98),
Jacqueline et Lucienne qui ébranlent le toit de leur berceau en
secouant les poupées suspendues (vol. I, obs. 100-109 bis), etc.
Ou voici, surtout, les réactions consistant a secouer, balancer,
frotter, etc., les objets tenus en mains (vol. I, obs. 102-104). Il
est évident que chacun de ces gestes peut donner naissance, non
seulement a un groupe « pratique » ou moteur, mais encore 4 une
perception de groupes.
Il y a, dans de telles conduites, d’indéniables groupes puisque,
précisément, ces réactions sont circulaires, c’est-a-dire que les
mouvements permettant a l'enfant de tirer, ébranler, secouer,
balancer, etc., s'agencent de maniére 4 pouvoir sans cesse reve-
nir a leur point de départ et agissent sur les objets en vue de
cette répétition de l’action. C’est ainsi que, secouant un hochet
qu’elle a en mains (I, obs. 102), Lucienne avance et recule sans
cesse son bras en corrigeant les mouvements les uns au moyen
des autres: c’est 14 un groupe fort élémentaire, mais il y a
« groupe » tout de méme si l’on analyse le détail des opérations.
Obs. 80. — Par exemple, Laurent, a 0; 5 (24), apercoit brusquement
devant lui le cordon qui pend habituellement du toit de son berceau: il
s’en empare immédiatement pour ébranler les hochets et toute la toiture.
A un moment donné, il l4che le cordon. J’en profite alors pour remuer moi-
méme le toit, mais sans me montrer. I] regarde la chose avec étonnement,
puis son regard passe d’un trait de Ja toiture a l’emplacement habituel du
cordon (a la hauteur od il le saisit ordinairement), tandis que sa main droite
esquisse un geste de préhension. Je m’étais arrangé, en remuant le toit, a
écarter le cordon: Laurent le cherche donc bien et ce n’est pas la vue de
cet objet qui le distrait de regarder le toit ou qui attire directement son
regard.
Il y a donc ici un début de « groupe »: l’action de tirer le cordon est
concue comme liée aux mouvements du toit de telle maniére que la per-
ception de ces derniers déclenche a son tour la recherche du cordon ou
plutét (car le cordon n’est pas encore un objet isolable) la tendance a repro-
duire l’acte de tirer le cordon. Le caractére circulaire de cette «réaction
secondaire » se prolonge ainsi en caractére groupal.
Obs. 81, — I. Dés qu’elle s’est mise A saisir les objets vus, Jacqueline
a semblé faire montre de discernement entre les objets proches et les objets
éloignés :une balle, une poupée, un hochet, etc., offerts dans le champ de
préhension sont tét ou tard saisis, tandis que les mémes objets présentés a
Vextrémité du berceau, ou A Ja hauteur du toit, ne donnent lieu a aucun
mouvement de préhension proprement dite.
120 LA CONSTRUCTION DU REEL
1 Voir Conclusions, § 3.
128 LA CONSTRUCTION DU REEL
ments qu’il faudrait faire pour ]’atteindre »1: quant aux posi-
tions des objets les uns par rapport aux autres, nous les inférons
a partir de ces données premiéres. Mais nous les inférons grace
a des groupes de déplacements dans lesquels nous situons nos
propres mouvememts: or c’est précisément ce que |’enfant est
incapable de faire durant le stade que nous examinons en cet
instant. L’enfant apprend 4 saisir, donc a localiser les objets par
rapport a lui, mais il n’a aucune notion définie de la position
relative des objets, les uns par rapport aux autres, puisque,
durant le stade suivant encore, il cherchera les objets 4 deux
places a la fois ou les cherchera a leur ancienne place, sans tenir
compte de leurs positions successives. Or de tels groupes sont
nécessaires pour que soient comprises les données de la percep-
tion immédiate elle-méme : le nombre des objets séparant le sujet
de l’objectif percu, la superposition de ces objets et leurs mou-
vements relatifs en cas de déplacement du sujet. De telles don-
nées demeurent, en effet, dépourvues de signification pour qui
he se situe pas lui-méme parmi les groupes de déplacements et
pour qui ne corrige pas les déplacements percus par des dépla-
cements proprement représentés.
En conclusion, si la perception des distances implique, dés
ce stade, l’intervention de « groupes subjectifs », elle ne va pas
encore jusqu’a constituer des « groupes objectifs ».
Ceci nous conduit a l’examen d’une derniére question, que
nous ne pourrons d’ailleurs résoudre qu’a propos du stade sui-
vant, c’est-a-dire rétrospectivement : l’enfant de ce troisiéme
stade a-t-il la notion que les objectifs percus possédent une
forme et des dimensions permanentes? C’est sur ce point que
convergent toute |’élaboration de la notion d’objet et toute celle
des groupes de déplacements. I] faut noter, en effet, que la per-
manence de l’objet ne se constitue que grace & un groupe objec-
tif de déplacements; mais, inversement, cette permanence est
nécessaire a la construction des groupes. I] y a la un « cercle
génétique », comme dirait J. M. Baldwin, de telle sorte que toutes
les questions discutées jusqu’ici se résument en définitive dans
celles que nous posons maintenant.
Mais, sauf en ce qui concerne la rotation que nous avons
déja étudiée (obs. 78 et 79), il est malheureusement d'une trés
grande difficulté de trancher le probleme par voie expérimentale
durant le présent stade. Ce que nous savons, par les belles
recherches de H. Frank, c’est qu’a 0; 11 déja, c’est-a-dire au
cours du stade suivant, la notion de Ja grandeur constante est
1 Ibid, p. 80.
LE CHAMP SPATIAL 131
Obs. 85. — Lucienne, a 0; 11 (3), cache ses pieds avec une couverture,
puis souléve la couverture, les regarde, les recache, etc.
Méme observation, A 0; 11 (15), avec un hochet qu’elle glisse sous un
tapis, pour le ressortir et le remettre sans fin.
Mémes observations sur Jacqueline entre 0; 11 et 1; 0.
10
146 LA CONSTRUCTION DU REEL
Obs. 98. — Lucienne, 4 0; 9 (7) est assise dans son berceau et regarde ma
main. Je laisse alors pendre mon bras: elle se souléve aussit6t pour revoir
ma main, en suivant des yeux la ligne de mon bras. Elle concoit donc le
bord du berceau comme un écran, elle situe l’objet sur un plan plus profond
et en partie invisible, et, pour résoudre le probléme, elle se déplace elle-
méme. — Cet ensemble de conduites est donc trés caractéristique de ce
quatriéme stade.
A 0; 9 (8), également, elle se souléve, puis se rapproche pour mieux me
voir lorsque je me fais petit et apparais contre le bord du berceau. Elle
parvient a exécuter ces mémes conduites lorsque je l’appelle simplement,
dans une position analogue, mais sans me montrer.
Obs. 99. — Laurent, a 0; 7 (29), regarde une boite que je fais descendre
jentement derriére un coussin. Au moment ot elle disparait, il reléve la téte
pour mieux voir et se penche méme légérement en avant. La méme expé-
rience, souvent tentée durant les semaines précédentes n’avait pas donné
lieu jusqu’a ce jour a une telle réaction. Sans doute faut-il mettre l’appari-
tion de cette conduite en corrélation avec le fait que, depuis deux ou trois
jours, Laurent se reléve dans son lit et regarde par-dessus le bord.
Mais il faut noter que, a 0; 7 (29) encore, Laurent n’était pas capable
de se soulever ainsi pour voir par-dessus 1’écran lorsque celui-ci était a plus
de 50 cm. de |’enfant : tout se passe donc comme si |’ordination des plans
de profondeur débutait dans l’espace proche pour se prolonger ensuite
seulement dans l’espace lointain.
A 0; 8 (7), je note que Laurent, assis dans son nid-volant et presque
renversé en arriére, se redresse pour me voir par-dessus le bord lorsque je
suis couché par terre et que je l’appelle.
2 LA CONSTRUCTION DU REEL
Obs. 103. — 1. A 0; 7 (29), Laurent cherche a saisir une bofte que j’ai
placée a 40 cm. de lui, sur un grand coussin plat et léger. Il essaie d’abord
de l’atteindre directement, en se penchant en avant, mais il s’en faut encore
d’au moins 10 cm. II] s’agrippe alors au coussin pour deux raisons ; d’abord,
pour maintenir son équilibre et ensuite, parce que, décu de ne pas saisir
la bofte, il s’empare d’autre chose 4a la place (ainsi que c’est presque la régle
en tel cas). Seulement, il ne s’apercoit pas que, en tirant le coussin, il déplace
la bofte : il ne comprend donc pas la relation et abandonne la partie.
Deuxiéme et troisiéme essais : mémes réactions avec échec final.
Quatriéme essai : Laurent cherche toujours 4 saisir la bofte directement,
puis il tire le coussin et, voyant la bofte se rapprocher, il le lache pour essayer
de la saisir. Aprés quoi, il tire de nouveau le coussin, puis le lAche encore
pour atteindre directement la bofte. Le méme jeu se répéte un certain nom-
bre de fois et, finalement, Laurent attrape la boite. J’ai eu, a ce moment
l’impression que la « conduite du support » était acquise, autrement dit que
les essais précédents étaient systématiques, mais la contre-épreuve suivante
montre combien cette premiére impression était trompeuse :
Cinquiéme essai. Je mets le coussin un peu plus loin que précédemment,
mais en le laissant parfaitement accessible 4 la main de |’enfant. Le coussin
est posé lui-méme sur une couverture qui recouvre les genoux de Laurent.
Je place enfin la bofte au centre du coussin. Laurent essaie alors immédia-
tement d’atteindre la bofite. Mais, n’y parvenant pas, il n’a pas l’idée de
tirer a lui le coussin : il s’agrippe simplement a la couverture et la tire machi-
nalement, comme il faisait précédemment avec le coussin. Ce geste demeure,
il va de soi, inefficace et Laurent renonce a tout autre essai, non sans avoir
tenté encore plusieurs fois de saisir directement la bofte.
II. A 0; 7 (30), je reprends l’expérience, en reproduisant le dispositif
du cinquiéme essai précédent. Laurent tend la main, se penche, etc., puis
ne pouvant atteindre sans plus la bofte, il attrapela couverture sous le cous-
sin et la tire. Cette conduite se répéte une série de fois, mais, Aaucun moment
Laurent ne cherche a se servir du coussin lui-méme, comme intermédiaire.
I] ne le congoit donc pas comme un support. Quant a la couverture, il va
de soi qu’il ne Ja considére pas non plus comme un support ou un intermé-
diaire : il la tire soit machinalement soit a titre de substitut de la boite
(pour abréagir son besoin de saisir).
III. A 0; 8(1), je reprends systématiquement les expériences précé-
dentes. Laurent présente nettement trois réactions distinctes :
1° Lorsque le coussin est prés de ]’enfant et la bofte située A l’extrémité
de ce support, Laurent cherche a atteindre directement Ja boite de la main
droite tandis qu’il s’agrippe au coussin de la main gauche et le tire a lui.
Il arrive alors a saisir la boite et donne l’impression de posséder le schéme
du support (donc de se servir du coussin comme intermédiaire).
LE CHAMP SPATIAL 159
2° Mais des que le coussin est plus éloigné et posé lui-méme sur une
couverture, Laurent s’agrippe 4 la couverture seule (de la main gauche),
tout en cherchant A saisir la bofte (de la main droite). Il ne se soucie donc
plus du coussin lui-méme et témoigne ainsi de son incompréhension de la
situation.
3° Bien plus, lorsque le coussin est de nouveau rapproché et que je
maintiens la boite 4 20 cm. au-dessus de son extrémité, Laurent tend la
main droite vers l’objectif tout en tirant a lui le coussin de la gauche ! C’est
bien ia la preuve que cette derniére conduite n’a rien a voir encore avec le
schéme du «support ».
Iv. A 0; 8 (7), Laurent cherche a atteindre ma montre, placée sur le
méme coussin. I] tend la main droite vers l’objectif et tire le coussin de la
gauche. Mais il n’y a 1a qu’un effet de la syncinésie et aucun effort adapté
pour amener a lui la montre: il ne tire, en effet, jamais le coussin des deux
mains comme il le ferait s’il s’en servait comme d’un intermédiaire.
Méme expérience avec une couverture : Laurent tire également la cou-
verture de la main gauche tout en cherchant a atteindre la montre de la
droite. Mais la couverture, étant plus maniable que le coussin, céde d’em-
blée et améne la montre.
Je reprends alors l’expérience avec le coussin: échec complet, comme
précédemment.
V. Mémes réactions négatives a 0; 8 (8), a 0; 8 (10), a 0; 8 (28), a
0; 9 (0), a 0; 9 (20), ete.
VI. A 0; 9 (24), j’essaie d’un nouveau dispositif. Laurent est assis
dans un grand lit en face d’un duvet blanc pratiquement horizontal. Je
mets sur le duvet un linge jaune, obliquement, dont une extrémité est a
cété de lui, a sa disposition, et l’autre extrémité devant lui, inaccessible a
la préhension. Je place une poupée sur cette seconde extrémité. Laurent
essaie alors d’atteindre directement cette derniére, mais, A aucun moment,
il ne tente de se servir du linge comme intermédiaire. II finit par tirer le drap
qui est immédiatement devant lui.
Je reprends |’expérience les jours suivants, sans plus de succés. A
0; 10 (12) encore, aucun des essais précédents ne réussit.
A 0; 10 (16), par contre, Laurent comprend la relation, ainsi que l’on a
vu dans le vol. I (obs. 148). Mais a cette date, il appartient déja au cinquiéme
stade par ses diverses réactions.
Obs. 104 — Jacqueline, A 1; 1 (7), est assise par terre, tenant en mains
un baton. Elle le lance derriére elle (en mettant son bras dans le dos) puis
se tourne pour le rechercher. Durant les premiers essais, elle le cherche dans
le sens dans lequel elle l’a jeté, ce qui constitue encore un simple groupe
d’opérations réversibles. Mais, durant les essais suivants, elle se tourne dans
l’autre sens ; quand elle a jeté le baton en passant son bras gauche dans le
dos, elle se retourne a droite pour le rattraper et vice versa. — Cette con-
duite se répéte de nombreuses fois durant les semaines suivantes.
A 1; 3 (6), méme expérience avec une poupée : elle la met derriére elle
avec la main gauche, puis elle se tourne a droite pour la ravoir. Méme chose
dans |’autre sens.
A 1; 3 (2), elle est assise A cOté de sa mére, laquelle lui prend des mains
une poupée pour se la mettre dans le dos (en passant par devant) : au lieu
de suivre la méme trajectoire, Jacqueline cherche directement dans le dos
de sa mere: elle applique donc a sa mére le « groupe » découvert sur elle-
méme a 1; 1 (7).
A 1; 3 (9), elle a en mains une épingle fermée : elle la pose d’une main
aussi loin que possible d’elle-méme, puis la reprend de l’autre main. Elle
répéte la chose une série de fois en changeant sans cesse Vordre des mains
ainsi que la position de l’objet qu’elle met sur le sol.
{1
162 LA CONSTRUCTION DU REEL
Obs. 104 bis. — Lucienne, a 1; 1 (18), est assise a terre et met derriére
elle une poupée d’une main pour la reprendre de l’autre main en se retour-
nant du c6été inverse.
A 1; 3 (17), elle lache un soulier derriére sa téte, par-dessus son €épaule
pour se retourner ensuite, le retrouver et recommencer.
Obs. 105. — Chez Laurent les mémes groupes sont apparus vers la fin
de Ja premiére année et au commencement de la seconde, mais, au lieu de
prendre naissance a propos du corps propre, ils ont surgi spontanément
d’abord a propos des objets.
A 0; 11 (22), Laurent est derriére un dossier de fauteuil, qui me masque
presque entierement. Je disparais : il se penche alors a gauche pour me voir,
rit, puis de lui-méme se penche a droite pour me retrouver (voir obs. 100).
A 1; 1 (26), Laurent jette dans son dos une bofte et se retourne aussitot
pour la rechercher. Tantdt il s’oriente du cété méme ou il l’a lancée, mais
tantét il fait l’inverse.
A 1; 2 (16), méme observation avec d’autres objets. A 1; 2 (25) encore,
il jette dans son dos, soit par-dessus son épaule, soit en déplagant son bras
a la hauteur des hanches, un certain nombre de jouets qu’il recherche
ensuite de l’autre cété.
A 1; 2 (26), il applique le méme « groupe » a ma propre personne: je
mets une cuiller dans mon dos et immédiatement il la retrouve en passant
par l’autre cété.
Obs. 108, —- Nous avons yu (vol. I, obs. 140 et 141) comment Laurent,
a 0; 10 (10), a commencé a jeter a terre les objets, non plus pour analyser
l’acte méme du lAcher, mais pour étudier les trajectoires comme telles. Les
semaines suivantes, il a naturellement multiplié de telles expériences. A
0; 11 (28) encore, par exemple, je note que, durant plus d’une demi-heure,
il fait tomber tout ce qu’il trouve, en examinant avec une grande attention
la trajectoire et le point d’arrivée.
Or cet intérét pour les mouvements de chute est allé de pair, dés 0; 10 (15)
environ, avec un intérét systématique pour les déplacements des objets les
uns par rapport aux autres. On se rappelle (obs. 94), que, dés 0; 9, Laurent
a comimencé a déplacer, A la hauteur de ses yeux, les jouets nouveaux ou
LE CHAMP SPATIAL 165
méme connus, pour les «explorer», Mais on ne peut encore parler, a cet
égard, de déplacements des corps les uns par rapport aux autres. Dés la
seconde moitié du onziéme mois, par contre, il semble étudier de tels mouve-
ments. Lorsqu’il est assis, par exemple, a sa table, il s’amuse, non seulement
a faire tomber les objets sur le sol, mais a les changer de place, ales prendre
pour les poser a nouveau, etc. Que de tels gestes soient intentionnels, c'est
bien ce que semble montrer leur destinée ultérieure.
A 0; 11 (18), en effet, le doute n’est plus guére possible sur leur interpré-
tation. Laurent est de nouveau assis a sa table, et A coté d'une chaise. Il a
devant lui divers objets (jouets en peluche, etc.). Or, au lien de les jeter
tous a terre, il en déplace plusieurs en les posant, tantét a quelques centi-
métres de l’endroit ot il les a pris, tant6t sur la chaise elle-méme.
A 0; 11 (29), il me saisit la main pour la poser A quelque distance de
Vendroit o0 elle était et répéte cette manceuvre plusieurs fois de suite. I
la déplace également en lair.
A 1; 0 (23), il est assis devant une table et a cdté d'un plateau. I] met
un plot successivement entre ses jambes, sur la table, entre un coussin et
le dossier de sa chaise, sur le plateau, par terre, etc., et étudie avec atten-
tion ces déplacements.
A 1; 3 (4), encore, il répéte ce que faisait Lucienne presque exactement
au méme 4ge —- a 1; 3 (13): il pivote sur sa base en déplagant un caillou.
Plus précisément, il est assis, pose un caillou devant lui, puis le déplace
sur la droite, corrige sa propre position pour se remettre en face du caillou,
le déplace de nouveau a droite et ainsi de suite jusqu’a décrire un cercle
presque complet.
de bois : celle la met au bord du plot supérieur, mais la colonne tient néan-
moins du premier coup. Elle essaie alors d’en poser une autre sur celle-la,
mais tout s’écroule.
Obs. 109 bis. — A 1; 3 (6), Lucienne aligne quatre bols trés réguliére-
ment les uns a c6té des autres et en ligne droite. Elle défait ensuite la série
et recommence.
Les jours suivants elle fait de méme avec des cailloux et des plots, mais
s’en tient a l’alignement rectiligne.
Obs. 110. — Chez Laurent nous ne nous sommes pas borné, comme chez
Lucienne, a observer les conduites spontanées relatives aux positions et a
Véquilibre, mais avons cherché a déterminer par |!’expérience A quel
Age ces relations étaient comprises. On a vu (obs. 101) comment la relation
«posé sur» n’était apparue, a cet égard, que vers 0; 10(5): c’est donc
seulement au début du présent stade que Laurent a su saisir le rapport qui
existe entre un objet et son support. L’obs. 103 nous a montré d’autre part
que, jusqu’a 0; 10 (20), il n’est point parvenu a utiliser le support a titre
d’instrument ou d’intermédiaire. [1 est donc permis d’admettre que, jusque
vers 0; 11, l’enfant n’a guére prété attention aux rapports de position et
d’équilibre. C’est seulement vers cette date, en effet, (obs. 108) qu’il s’est
mis a changer systématiquement les objets de position pour en étudier les
déplacements relatifs.
Mais il faut attendre jusqu’a 1; 0 (15) pour que Laurent étudie systé
matiquement les positions comme telles et les conditions d’équilibre.
A 1; 0 (17), Laurent joue avec une bofte allongée qu’il pose verticalement
pour la pousser ensuite et la faire tomber. I] la redresse aussit6t en la posant
un peu plus loin et recommence. I] continue ce jeu avec une grande assi-
duité, en variant les endroits mais en remettant presque chaque fois la bofte
en hauteur: il y a donc la une recherche intentionnelle de la position ver-
ticale.
A 1; 1 (24), Laurent joue avec de petits meubles en bois. I] les met les
uns sur les autres deux par deux (quatre fois de suite). Il recommence les
jours suivants. A 1; 2 (25), il fait de méme avec des plots.
A 1; 4 (0), enfin, il essaie de faire tenir sur l’une de ses extrémités un
plot allongé en forme de parallélipipéde. Il se met en colére lorsqu’il ne
réussit pas, mais parvient en général a ses fins.
A 1; 4 (1), il met trois tasses l’une sur l’autre. Le méme jour il fait tenir
une poupée sur ses pieds, puis la pose successivement ainsi sur trois rondelles
différentes de carton.
A 1; 6 (0), enfin, il pose un plot sur une bolte et déplace celle-ci pour
étudier les mouvements du plot ainsi provoqués. II finit par remuer la bolte
de plus en plus vite, de maniére a faire tomber le plot. II le remet alors et
recommence le jeu, trés intéressé.
Obs, 112, — Jacqueline, a 1; 3 (28), voit, pour la premiere fois les mémes
cubes a encastrer, mais dispersés sur le sol . Elle en prend un (J), le retourne
en tous sens et met l’index dedans. Elle le rejette et en prend un second (11),
méme comportement (elle met cette fois toute la main dedans). En relan-
gant ce second cube celle le fait tomber par hasard dans un exemplaire
beaucoup plus grand (Ii1) : elle l’en ressort aussitét pour l’y remettre. Puis
elle en prend un autre (IV) qu’elle met aussi dans le grand (III). Elle les
ressort et les remet les deux, plusieurs fois de suite.
Aprés quoi elle en prend un gros (V), presque aussi volumineux que celui
dont elle s’est servi jusqu’ici a titre de contenant (III), et essaie aussitdt de
le mettre dedans. Elle n’y parvient pas et le pose simplement de travers
sur l’ouverture de l’autre. Puis elle arrive a ]’introduire mais pas A le ressor-
tir. Elle n’a pas l’idée de retourner le grand (III) pour faire tomber le plus
petit (V). Elle découvre enfin un procédé adéquat, en glissant son doigt
contre Ja paroi intérieure du petit.
Elle choisit ensuite un cube beaucoup plus petit (VI) et le met dans le
grand (III). Elle le ressort et l’introduit a nouveau une dizaine de fois.
Elie reprend alors le gros (WV) qu’elle remet et ressort bien d’emblée. Puis
elle en prend un petit (VII), qu’elle entre et sort un grand nombre de fois.
Vient alors une expérience curieuse : elle prend l’un des plus gros cubes
(VIII) qu’elle essaie de mettre dans un plus petit (VI): elle tatonne un
moment puis renonce assez vite. Méme réaction une seconde fois.
Puis elle reprend les cubes V et III et essaie de mettre le premier dans
le second. Elle réussit bien a |’introduire mais a grande difficulté a le res-
sortir. Sitd6t parvenue a ses fins, elle recommence une dizaine de fois, par
assimilation fonctionnelle.
Enfin, le cube V étant dans le cube III, elle saisit un cube plus petit
(TV) qu’elle introduit dans le V. Elle le ressort et le remet et en vient a faire
cette opération tantét de la main gauche tantét de la main droiie.
Il en est de méme lorsqu’a 1; 1 (24) il met de petits meubles les uns sur
les autres et surtout lorsqu’a 1; 4 (0) il fait tenir en équilibre un plot allongé.
Mais voici quelques nouveaux faits. A 1; 2 (25), il met une pomme dans
une petite tasse pour renverser celle-ci aussitét aprés. Méme exercice avec
un seau. A 1; 5 (25), il retourne un couvercle pour le poser sur une théiére
en cuivre, pour la renverser ensuite et faire tomber le couvercle. La rotation
du couvercle est done relative a sa position sur la théiére et le renversement
de celle-ci est destiné a faire chuter le couvercle : il y a donc ici deux mou-
vements de rotation relatifs l’un a l’autre.
A 1; 6 (1), de méme, Laurent retourne un chien en peluche, tombé sur le
sol, pour le poser sur un coussin (en €quilibre sur les pieds), puis il se penche
Jui-rméme pour voir le chien de face. N’v parvenant pas entiérement, il
imprime au coussin une légére rotation, de 15° environ. II y a donc ici encore
un ensemble de mouvements « groupés » en fonction des relations des objets
eux-mémes.
I C B |
Fig. 1
Le premier est relatif A une porte qui l’attirait chaque jour au cours de
sa promenade au jardin. Pour atteindre cette porte P, i! était obligé soit
de suivre deux chemins A B et B P, décrivant ensemble un angle droit au
point B, soit de parcourir la trajectoire rectiligne A P en passant directe-
ment par l’herbe. Or au début de ses sorties quotidiennes, Laurent, parvenu
en A, regardait de loin la porte P, mais se crovait obligé, pour l’atteindre, de
suivre la trajectoire A B P. En outre, il revenait par le méme chemin, pro-
Jongeant la ligne B A pour rejoindre une autre porte a l’extrémité inverse
du jardin. Or, aprés quelques jours, il s’est mis, d’abord en revenant, a par-
courir Ja ligne P A, d’ou le groupe: A B, B P et P A. Dans la suite, il par-
court le méme itinéraire dans le sens inverse: A P, I? B et B A. --- On voit
qu’un groupe proprement dit est ainsi constitué par les déplacements mémes
de )’enfant.
Le second exemple est relatif A une plate-bande carrée, CD HI. I faut
savoir que le jardin dont il était ici question est formé de quatre carrés
juxtaposés (ABCD, EAD F,F DHG et DC 1H) constituant ensemble
un grand carré E B 1G. Or, aprés étre parti du point H pour aller a la fon-
laine en C au moyen de )’itinéraire H I C, Laurent sait fort bien revenir
en H en suivant la ligne C D H (i) suit ainsi les cOtés du carré D C I H).
On voit ainsi que, dans ]’un et dans l'autre de ces deux cas, l’enfant
constitue, par ses déplacements mémes, un groupe proprement dit. Un pro-
bléme subsiste, il est vrai, qui est de savoir si ces groupes sont simplement
dus au hasard ou conscients et intentionnels. Les deux possibilités sont
en effet également vraisemblables. La premiére est que ces deux groupes
se soient constitu¢és par simple coordination de signaux, sans préoccupation
relative a litinéraire parcouru. l’ar exemple, pour atteindre la porte P,
1 Voir lig. 1.
LE CHAMP SPATIAL 173
Venfant saurait, lorsqu’il est en A, qu'il faut passer au préalable a cété des
buissons situés en B (il a découvert cet itinéraire par hasard et a attribué
depuis lors une certaine signification aux arbustes situés en B). Inversement,
lorsque l’enfant est en P, il peut voir de loin certains signaux en A qui lui
permettent de parcouri> en ligne droite le trajet P A, sans savoir qu’il
résume ainsi, en une seule opération, les deux déplacements P B et B A. —
Dans l'autre hypothése, au contraire, l’enfant aurait conscience des rela-
tions spatiales unissant les trois points A, B et P.
I] est naturellement difficile de savoir comment de tels groupes sont
constitués, et, par conséquent, laquelle est la vraie, au début, des deux
hypotheses mentionnées. I] est méme fort probable, puisque ces groupes ne se
sont pas acquis en un seul jour, mais progressivement, que la premiére
interprétation est la bonne en ce qui concerne la phase de constitution.
C’est pourquoi nous classons ces faits dans le cinquiéme stade, lequel, du
point de vue du fonctionnement de l’intelligence (voir vol. I), est celui de
la découverte des moyens nouveaux par tatonnement dirigé et expérimen-
tation. Mais nous croyons que, sitdt constitué le systéme des indices per-
mettant a l’enfant de reconnaitre la signification des différentes droites en
présence, Laurent s’avére capable de combiner consciemment les déplace-
ments entre eux pour former ainsi de véritables groupes. A cet égard, l’argu-
ment décisif nous paraft étre fourni par la mimique de l'enfant : loin de
tatonner ou, au contraire, de paraftre agir automatiquement, on voit a
chaque instant Laurent examiner la situation, puis se décider comme s’il
était guidé par la perception des relations spatiales elles-mémes.
Obs. 127, — Laurent, dans le jardin dont il a été déja question (obs. 117
et 125), sait, dés 1; 4-1; 5, s’orienter au point de ne pas étre dupe des
fausses manceuvres que 1]’on essaie de lui faire accomplir.
Par exemple, allant de G a la porte P, en passant par les points G F et D,
Laurent s’engage, 4 mon incitation (je lui tiens la main droite), sur le trajet
D H. Mais, a peine a-t-il fait quelques pas qu’il se retourne et reprend |’iti-
néraire D C B. En C, nouvel essai : je entraine sur le trajet C I. Mais il se
retourne tout de suite et retrouve son chemin.
A 1; 5 (21), il sait pointer du doigt les différents membres de la famille,
qu’il ne voit plus, mais dont il suppose la position d’aprés les directions
respectives dans lesquelles ils se sont engagés plus d’une heure auparavant
ou d’aprés leurs occupations habituelles : il montre ainsi l’envers de la mai-
son, oW il sait que ses sceurs jouent, le point de l’espace vers lequel s’est
dirigé son grand-pére en promenade, etc.
LE DEVELOPPEMENT DE LA CAUSALITE
13
194 LA CONSTRUCTION DU REEL
s'ils ne sont point situés dans un espace commun c’est que les
«groupes » spatiaux dépendent encore entiérement des mouve-
ments du sujet. Or, nous venons de voir que cette indiflérencia-
tion des faisceaux qualitatifs et de l'action propre a évidemment
pour résultat que le sujet associe toujours sans le savoir cer-
taines qualités du milieu extérieur et d'autres provenant de lui-
méme, et qu’il ne se borne pas a associer entre elles de pures
qualités extérieures. Par exemple, le contact avec la nourriture
Jui apparaitra comme le prolongement, non pas seulement des
contacts tactiles, etc., qui l’ont précédé, mais encore des efforts
accomplis, de la recherche sensori-motrice, des impressions pos-
turales et kinesthésiques, des sentiments d’attente et de récogni-
tion, etc. Bref, le faisceau qualitatif sur lequel porte l’action de
l'enfant forme un tout global et indissociable, dans lequel les
éléments internes et les éléments externes sont étroitement con-
fondus.
1] n’est donc pas possible de considérer les assimilations sen-
sori-motrices primitives et les réactions circulaires primaires
comme donnant lieu a des associations assez simples et réguliéres
pour engendrer les rapports de causalité. Envisagé du dehors,
le sujet parait bien mettre tel élément du milieu extérieur en
relation constante avec tel autre, et l'on peut étre tenté de croire
qu’il considére le premier comme cause du second : du point de
vue du comportement, il peut ainsi sembler que l'enfant ait
compris que le sein ou le biberon sont causes de la nourriture
et le hochet ou la personne percus par la vision sont causes du
son ou de la voix. Mais une analyse plus attentive de l'ensemble
des conduites de l’enfant montre au contraire que ces associa-
tions simples n’existent pas pour lui et que les relations aux-
quelles il parvient sont fonctions de schemes globaux et indiffé-
renciés, dans lesquels il n’y a place ni pour des objets, ni pour
un espace relatif aux choses elles-mémes, ni par conséquent pour
des causes extérieures a l’action du sujet.
Faut-il, dés lors,-chercher avec d’autres le point de départ
de la causalité dans l’activite méme de l'enfant ? Puisque le
milieu extérieur n'est point encore, ni organisé ni méme disso-
cié de |’action propre, ne pourrait-on pas admettre que la seule
cause accessible a la conscience du sujet est précisément située
au cceur de cette action ? Le résultat le plus net de notre ana-
lyse des débuts de l’assimilation mentale (vol. I, chap. I) est,
en effet, que, des les premiers contacts avec le milieu extérieur,
l'enfant est actif. Les réflexes de.succion, si parfaitement montés
soient-ils dans la structure héréditaire de l’individu, donnent
lieu dés la naissance a un exercice, A une recherche, bref A une
LA CAUSALITE 197
assimilation fonctionnelle proprement sensori-motrice, et cette
assimilation psychique se prolonge sans discontinuités en
schémes acquis et en réactions circulaires secondaires. La vision
et louie n’ont rien de passif : l'enfant s’exerce a regarder ou A
entendre, et les tableaux visuels ou auditifs constituent moins
des réalités externes faisant pression sur lui que des aliments
recherchés pour entretenir une activité sans cesse grandissante.
La préhension se développe de méme, par assimilations repro-
ductrice, récognitive et généralisatrice. Rien n'est donc plus
éloigné de la vérité psychologique que l’image proposée par
Pempirisme classique, d’un univers tout fait s’imprimant peu
a peu sur les organes sensoriels pour engendrer des associa-
tions fixes et constituer ainsi la causalité. Ne serait-ce donc pas
que la seule cause perceptible pour l’enfant est A chercher dans
cette activité méme qui caractérise chacune de ses acquisitions ?
La réalité de J’assimilation sensori-motrice n’implique-t-elle pas
cette conséquence que le petit enfant, dés les débuts de sa vie
mentale, concoit son propre effort comme cause de tout phé-
nomene ?
C’est ici qu’une critique soigneuse du mécanisme de l’assi-
milation doit nous mettre en garde contre un réalisme aussi peu
psychologique lorsqu’il s’agit de l’expérience intérieure que
lorsqu’il s’agit de l’expérience externe. En effet, si le sujet assi-
mile sans cesse les données du milieu extérieur a l’activité pro-
pre, cela ne signifie nullement que cette derniére prenne con-
science d’elle-méme antérieurement a l’acte d’assimilation ou
indépendamment de lui. Autrement, cela ne signifie en rien que
les impressions d’effort, d’attente, de satisfaction, etc., qui peu-
vent intervenir au cours des actions soient davantage attribueés
a un sujet substantiel interne, situé dans la conscience, que les
autres qualités pergues ne le sont a des objets permanznts
externes situés dans l’espace. C’est dans la mesure ou le sujet
organisera le monde extérieur qu'il se découvrira lui-méme et
concevra ses actions relativement 4 cet univers. Mais, tant que
cette organisation n’est point réalisée au dehors, il n’y a point
de raison d’admettre qu’elle le soit 4 l’intérieur. Qui dit assimi-
lation mentale, en effet, dit interdépendance entre |’assimilant
et l’assimilé, car cette assimilation ne saurait étre d’emblée l’iden-
tification d’un donné a une réalité interne déja toute constituee.
L’assimilation n’est que ]’un des péles du processus adaptatif,
dont l’accommodation est l’autre péle : par conséquent, loin de
consister en une force substantielle et permanente qui se présen-
terait A la conscience sous la forme d’une donnée immeédiate,
l’assimilation est une activité de mise en relation qui unit le
198 LA CONSTRUCTION DU REEL
cié de l'autre. Elle ne saurait non plus étre située dans le monde
extérieur, puisqu’il n’y a point encore d’univers solide et perma-
nent. La production des résultats intéressants doit donc étre
sentie comme prolongeant sans plus les sentiments de deésir,
d’effort, d’attente, etc., qui précédent leur apparition. Autre-
ment dit la nourriture atteinte doit étre pergcue comme pro-
longeant l’acte de la succion, les tableaux visuels comme
prolongeant celui de la vision, etc. La causalité primitive peut
donc étre concue comme une sorte de sentiment d’efficience ou
d’efficace lié aux actes comme tels, 4 la condition seulement de se
rappeler que de tels sentiments ne sont pas réfléchis par le sujet
en tant qu’émanant de lui-méme, mais qu’ils sont localisés dans
les faisceaux perceptifs constituant le point de départ des objets
en général ou du corps propre. L’univers des premiers stades
serait donc une collection de centres de création ou de reproduc-
tion, dans lesquels l'enfant localiserait ses propres impressions
d’effort et d’activité, sans que l’on puisse dire qu’il concoive
ces centres ni comme extérieurs 4 lui ni comme intérieurs.
Un double aspect caractérise ainsi la causalité primitive.
Dune part, elle est dynamique (sentiment d’efficace) et exprime
sans plus la conscience de J'activité propre. Mais, d’autre part,
elle est phénoméniste et ne se constitue qu’a propos d’une donnée
externe percue par le sujet. C’est cette union indissociable du
dynamisme et du phénoménisme qui nous parait résulter le plus
directement, sur le plan de la causalité, des formes inférieures de
l’assimilation et de l’accommodation. En effet, dans la mesure ou
le nourrisson assimile les choses a son activité, il ne peut les con-
cevoir sans leur préter quelque chose du dynamisme ou du senti-
ment d’efficacité sous lequel il prend conscience de cette activité.
D’autre part, dans la mesure ou l’assimilation primitive est indif-
férenciée d’une accommodation brute et élémentaire aux choses,
ce dynamisme ne surgira qu’a propos seulement des rapports
phénoménistes percus entre les choses. Une causalité reposant
sur l’union du phénoménisme et de l’efficace est donc celle qui
exprime le plus simplement la prise de conscience propre aux
mécanismes intellectuels lémentaires. C’est cette union que nous
retrouverons au cours des stades suivants, et principalement au
cours du troisiéme, quitte A ce que, peu a peu, les deux poles
de la causalité externe ou physique et de la causalité interne ou
psychologique se dissocient l'un de |’autre et perdent, par le fait
méme, leur caractére confus de phénoménisme et de dynamisme,
pour devenir, l'un spatial et l'autre intentionnel.
En conclusion, le point de départ de la causalité nous semble
a chercher dans un sentiment diffus d’efficace qui accompagne-
200 LA CONSTRUCTION DU REEL
rait l’activité propre, mais qui serait localisé par I’enfant, non
pas en un moi, mais au point d’aboutissement de I’action elle-
méme. Cette «efficace » remplirait donc tout univers du petit
enfant ou plutét se localiserait en chaque centre familier de
perception, qu’il s'agisse des choses percues dans le milieu
ambiant aussi bien que du corps méme du sujet. Que le nourris-
son de 1 a 2 mois parvienne a sucer son pouce apres avoir fait
effort pour l’introduire dans sa bouche, ou qu'il suive du regard
un objet mouvant, il doit ainsi éprouver, bien qu’a des degrés
divers, la méme impression : c’est qu'une certaine action aboutit,
sans qu’il sache comment, a un certain résultat, autrement dit
qu’un certain complexe d’efforts, de tension, d’attente, de désir,
etc., est chargé d’« efficace ».
sur les seconds, de méme, dans ses actions sur les objets
extérieurs, il semble établir un lien immédiat entre ses mouve-
ments en tant que sentis de l’intérieur et leur résultat final,
sans préter attention aux connexions nécessaires reliant les
premiers au second. Sans doute, par une différenciation pro-
gressive de ses gestes, il en arrive trés tot A tirer, pousser,
taper, balancer, secouer, frotter, etc., selon les cas et leffet
désiré, mais ces actions ne sont point encore contrdélées de
lextérieur : elles le sont de l’intérieur, c’est-a-dire que l’enfant
cherche simplement, en se fondant sur ses diverses impres-
sions sensibles (ordinairement kinesthésiques et tactiles et beau-
coup plus rarement visuelles), 4 reproduire sans plus le geste
qui s’est révélé efficace. Mais quelle que soit cette différenciation
des mouvements propres, l’enfant ne parvient point encore — et
la est l’essentiel — a établir entre les objets percus une relation
autre que phénomeéniste : il ne parvient point 4 l’intelligence des
rapports spatiaux et physiques qui fondent Ja causalité objective.
Par exemple le cordon qui relie sa main au toit du berceau n’est
encore qu’une chose 4a saisir et 4 secouer pour obtenir tel mouve-
ment du toit: il n’est pas encore l’intermédiaire substantiel
nécessaire au contact entre la main et le toit. De ce point de vue,
la vraie cause des résultats obtenus au cours des réactions circu-
laires secondaires doit donc étre, pour |’enfant, l’efficace de ses
désirs, de ses efforts, de ses actions senties de l’intérieur, tout
comme s’il s’agissait du premier type de relations causales,
c’est-a-dire des purs mouvements du corps propre. Seulement
cette cause générale n’est toujours pas concue comme émanant
d’un « moi », puisque, précisément parce qu'il se sent tout-puis-
sant l’enfant ne saurait encore établir d’opposition entre son
moi et le monde extérieur. Enfin, c’est toujours 4 occasion d’un
résultat obtenu fortuitement que s’établissent de tels liens de
causalité : le phénoménisme demeure donc indissolublement uni
a I’« efficace ».
De telles interprétations peuvent paraitre arbitraires tant
que l’on demeure, ainsi que nous l’avons fait jusqu’a présent,
dans les limites étroites de la stricte « réaction circulaire secon-
daire ». Mais elles acquiérent une certaine force d’évidence des
que l’on envisage ces mémes conduites sous une forme plus large
et que l’on se rappelle les « généralisations » auxquelles elles
donnent lieu. En effet, 4 peine se trouve-t-il en possession d’un
geste dont l’efficace se révéle au cours d’une réaction circulaire
typique que l’enfant l’applique a tout. C’est ainsi que Laurent,
ayant appris A secouer le cordon attaché a sa main pour ebran-
ler le toit de son berceau, en vient a agiter sa main vide elle-
208 LA CONSTRUCTION DU REEL
14
210 LA CONSTRUCTION DU REEL
geste n'est pas encore une causalité physique, fondée sur les
caractéres externes de ]’action, mais une causalité par simple
« efficace ».
Qu’est-ce, en conclusion, que cette efficace ? Dans le cas des
« réactions circulaires secondaires » et des « procédés pour faire
durer un spectacle intéressant » on ne peut dire qu’il s’agisse
d’un pur dynamisme interne, comme lorsque l'enfant se sent
agir sur ses mains et ses pieds sans savoir en rien comment il le
fait. Outre ses impressions de désir, d'effort, d’attente, de satis-
faction, etc., l'enfant é¢prouve des sensations kinesthésiques,
tactiles et méme visuelles qui donnent a chacun de ses gestes
une physionomie propre. C’est ainsi, semble-t-il, l’action en tant
que globale qui est sentie comme cause dans le type de relations
que nous discutons maintenant. Ce n'est pas l’action congue sous
son seul jour externe et matcriel, puisque précisément l'enfant
Ne se soucie en rien des contacts ni des connexions physiques.
Ce n'est pas non plus l’action concue comme émanant d’un «moi»,
puisqu’on vient de voir que le sujet se considére encore comme
capable de tout et ignore par conséquent l’opposition des mondes
intérieur et extérieur. C’est donc l’action sentie comme un tout
et située dans un réel 4 mi-chemin de l'interne et de l'externe.
Par cela méme ]’« efficace » est toujours phénomeniste. Si
l'enfant avait conscience d’un « moi » indépendant des choses et
auquel il attribuerait ses différents pouvoirs, il s’essayerait sans
doute a user de cette toute-puissance et a produire n'importe
quoi en dehors des incitations immeédiates du milieu. Mais, pré-
cisément parce que 1’« efficace » n’est sentie qu’a l'occasion d'une
conquéte fortuite (la réaction circulaire secondaire) ou d'une
situation présentant quelque analogie avec celles dans lesquelles
l’acte réussit (les spectacles intéressants qui rappellent les con-
quétes de Ja réaction circulaire), elle est toujours liée a un rap-
port phénoméniste. C'est en quoi cette causalité, quoique fondée
sur le dynamisme de l’action, s’éloigne de la cause absolue révée
par la théorie biranienne de l'effort : l’efficace n'est pas située
d’abord en un moi pour étre projetée ensuite dans les choses, elle
est au contraire située d’emblée dans le phénomenisme extérieur
pour s’en détacher progressivement et se rapprocher de Il’action
propre. Durant le premier stade, efficace et phénoménisme ne
faisaient encore qu'un. Dorénavant, ils commencent Aa se disso-
cier, puisque l’action est plus consciente d’elle-méme et de son
intentionalité. Mais ils demeurent toujours indissociables, tandis
que l’activité propre n'est pas attribuee a un moi interne et que
le phénoménisme n’est pas remplacé par un systéme de con-
nexions réellement externes, c’est-a-dire spatiales et objectives.
LA CAUSALITE 211
Obs. 138. — C’est vers 0; 7 que j’ai observé chez Lucienne les premiers
cas nets de causalité par imitation.
A 0; 7 (1), par exemple, lorsqu’elle me voit ouvrir et fermer la main,
tantdét elle secoue ses jambes (c’est l’un de ses « procédés pour faire durer les
spectacies intéressants »), tantét elle remue les doigts en esquissant mon
geste. Dans les deux cas, elle a la méme mimique d’attente et semble donc
chercher a agir sur ma main. ;
A 0; 7 (20), imitation du méme modéle joue nettement le réle de pro-
cédé causal : elle gradue son geste en commencant lentement et en l’accélé-
rant jusqu’a ce que je recommence le mien.
Méme observation A 0; 7 (27). Le lendemain elle ouvre et ferme ses
mains en regardant un lustre, comme pour le balancer.
A 0; 7 (29), elle imite Je geste u’adieu et celui de secouer latéralement
la téte en graduant ses effets jusqu’a reprise de ma part: il y a lA nettement
un sentiment causal.
Ces réactions sont de plus en plus fréquentes les jours suivants.
A 0; 8 (17), elle pousse un cri que j’imite. Elle m’imite alors pour me
faire recommencer, etc. A 0; 8 (18), c’est moi qui pousse le premier ce méme
cri: elle commence par secouer ses mains (procédé causal habituel) et par
branler la téte (idem) de plus en plus fort, puis elle m’imite, doucement
d’abord puis de plus en plus fort et vite, jusqu’a ce que je reprenne.
Obs. 139. — A 0; 3 (29), déja, Laurent imite mon geste d’adieu pour
me faire continuer (il gradue ses essais jusqu’au moment oU je reprends).
Il se sert d’ailleurs couramment de ce geste comme procédé causal, et sait
Vimiter depuis 0; 3 (23).
A 0; 4 (23), il m’imite lorsque je secoue la téte jusqu’a ce que je recom-
mence. I] se sert également de ce geste comme procédé causal en d’autres
occasions.
Durant tous les mois suivants, il lui arrive également d’utiliser ses imi-
tations, naissantes ou consolidées, comme procédés d’ordre causal.
A 0; 7 (11), il imite un son que j’émets avec la glotte jusqu’a ce que
je recommence, etc.
La causalité par imitation s’est en outre prolongée, chez lui comme chez
ses sceurs, beaucoup plus tard encore, au cours des stades suivants.
fait méme que l'enfant imite autrui, on est tenté de croire qu’il
attribue a la personne imitée une activité causale distincte de
la sienne et que la causalité commence a s’objectiver ainsi. Mais
cette apparence correspond-elle a la réalité ?
I] faut reconnaitre que la personne d’autrui constitue, pour
enfant de ce stade, un centre d’actions plus vivant que n’im-
porte quel objet. I] suffit d’observer la mimique du sujet pour
se rendre compte de cette différence. D’une part, l'enfant semble
davantage attendre les événements, en face d’une personne, que
les commander, ainsi qu’il le fait en présence des choses: lors-
qu’une personne surgit, il demeure toujours un instant sur la
réserve, prét a la suivre dans la direction qu'elle indiquera et lui
attribuant ainsi une certaine spontanéité. D’autre part, l'enfant
sourit et rit incontestablement plus souvent en présence des per-
sonnes que des choses: c’est bien la preuve que les premieres
l’excitent davantage que les secondes et qu’elles revétent ainsi
a ses yeux une vitalité plus grande. Il est donc bien probable,
comme nous l’avons déja plusieurs fois entrevu, que le contact
avec les personnes joue un role essentiel dans les processus d’ob-
jectivation et d’extériorisation : la personne constitue le premier
des « objets » et le plus extérieur des mobiles évoluant dans lI’es-
pace. Or i] existe un paralléle remarquable entre le développe-
ment des objets et des cadres spatiaux et celui de la causaliteé :
c’est évidémment dans la mesure ot l’objet s’extériorise et se
substantifie que la causalité se détache de l’action propre pour
se cristalliser en centres indépendants. I] est dés lors vraisem-
blable que la personne d’autrui représente le premier de ces
«centres » et contribue plus que toute autre chose a dissocier la
causalité des gestes de l’enfant lui-méme pour l'objectiver dans
le monde extérieur.
Seulement une telle évolution est loin de se faire en un jour,
a partir du moment ou, grace a l'imitation, l'enfant commence
a analyser les actes de la personne d’autrui. En effet, si l'enfant
préte aux autres une certaine spontanéité, ilest loin de la subir
sans plus et peut la considérer, aussi bien que celle des choses,
comme asservie dans les grandes lignes a sa propre activité. Que
l’enfant pleure, et l’on vient tét ou tard a son secours, qu'il ait
faim et l’on y pourvoit, qu’il prenne plaisir aux démonstrations
de tendresse, et elles lui sont répétées autant qu'il le souhaite.
Bref, la personne d’autrui ne saurait assumer le privilége de
paraitre d’emblée radicalement indépendante de l'efficace et du
phénoménisme : elle est peut-€tre le plus extériorisé des centres
de production qui animent l’univers de ce stade, mais rien ne
l’oppose encore en principe au reste de cet univers.
LA CAUSALITE 221
bien qu’en la prenant elle secoue du fait méme le toit : elle tire donc plusieurs
fois, en riant de son succés. Aprés quoi elle se cambre A nouveau une fois
et tire ensuite la poupée. A la premiére interruption, je secoue moi-méme
la toiture : Jacqueline tire de nouveau la poupée, tout en se cambrant une
fois simultanément. Deux procédés sont donc employés ensemble, le second
tendant a n’étre plus qu’un symbole adjuvant.
a5
226 LA CONSTRUCTION DU REEL
Obs, 141, —- Nous avons déja décrit (vol. I, obs. 124) les opérations
élémentaires au moyen desquelles Jacqueline écartait les obstacles. A 0; 8 (8),
elle repousse ma main qui saisit son canard en méme temps qu'elle et a
0; 8 (17), elle repousse la main qui lui tend un reméde désagréable. Elle
préte donc a la main ou a la personne d’autrui une causalité spatialisée dis-
tincte de la sienne propre.
Bien plus, les actes simples ont donné lieu assez vite a des séries plus
complexes au cours desquelies l'enfant attribue sans contredit une causalité
propre aux mains et aux bras d’autrui. A 0; 11 (19), par exemple, je retiens
avec ma main les pieds de Jacqueline cachés sous une couverture. Elle ne
voit donc ni ses pieds ni ma main. Elle essaie d’abord de se dégager sans plus,
mais, n’y parvenant pas, elle se penche et repousse la partie visible de mon
bras. I] n’est pas nécessaire d’invoquer ici une représentation des contacts,
puisqu’ils sont sentis tactilement, mais on peut, a coup sir, conclure que
mon bras est con¢u par Jacqueline comme cause de la rétention de son pied.
Obs. 142. — Nous avons déja vu (voi. I, obs. 127) comment Jacqueline
utilisait, dés 0; 8 (13), la main de sa maman pour lui faire répéter ce qu’elle
faisait t6t auparavant: Jacqueline saisit cette main, la place devant un
volant d’étoffe et la pousse pour la contraindre a le balancer a nouveau.
Or ce comportement s’est généralisé immédiatement. Ainsi, a 0; 8 (17),
Jacqueline et sa maman s’imitent réciproquement en chantant la méme
mélopée. A un moment donné Jacqueline s’arréte, puis, au lieu de faire con-
tinuer sa mére en utilisant les procédés caractéristiques de la causalité par
« efficace » (se cambrer, agiter les mains, etc.), elle touche délicatement de
son index droit la Iévre inférieure de ]’adulte. Sa mére se remet alors a
chanter. Nouvelle interruption : Jacqueline recommence a toucher la Iévre.
Cela continue ainsi un moment aprés quoi, sa mére faisant échec a ce pro-
cédé, Jacqueline presse de plus en plus fort la lévre maternelle.
A 0; 8 (19), Jacqueline me regarde alors que j’écarte et rapproche alter-
nativement mon index et mon pouce. Lorsque je m’interromps elle pousse
légérement soit )’index, soit le pouce, pour me faire continuer. Son mouve-
ment est sec et rapide: c’est un simple déclenchement et non pas une pres-
sion continue.
Enfin, et surtout, comme nous l’avons déja noté précédemment (vol. I,
obs. 127), Jacqueline, a 0; 10 (30), me prend la main, me la pose contre une
poupée chantante qu’elle n’arrivait pas a actionner elle-méme, et exerce
une pression sur mon index pour que je fasse le nécessaire. Cette derniére
observation montre assez combien, pour Jacqueline, ma main est devenue
source indépendante d’actions par contact.
Obs. 144. — Chez Laurent, cette nouvelle forme de causalité est appa-
rue a 0; 8 (7), dans les circonstances que voici. Je tapote ma joue avec mon
médius gauche, puis je tambourine sur mes lunettes (il rit). Apres quoi je
228 LA CONSTRUCTION DU REEL
mets ma main gauche 4 mi-distance entre ses yeux et ma figure, mais sans
lui boucher la vue. Il regarde mes Junettes, puis ma main. Alors, au lieu de
chercher a agir sur mes lunettes, il saisit ma main et la repousse dans la
direction de ma figure. —- Je recommence alors 4 tambouriner sur mes
lunettes pour remettre ensuite ma main dans la position précédente: il la
repousse chaque fois avec plus de décision. — Je reste finalement inerte:
il me saisit la main et en frappe, non pas ma figure qu’il n’arrive pas a attein-
dre, mais le haut de ma poitrine.
Un moment aprés j’abaisse ma main trés lentement en partant de trés
haut et en la dirigeant vers ses pieds pour le chatouiller finalement un ins-
tant. Il en rit aux éclats. Lorsque je m’arréte 4 mi-chemin, il saisit ma main
ou mon bras et les pousse dans la direction de ses pieds.
A 0; 8 (25), il y a régression momentanée aux conduites du troisiéme
stade, étant données les difficultés du probléme (obs. 136). A 0; 8 (29),
par contre, Laurent me regarde alors que je tambourine sur une boite pour
lui présenter ensuite ma main (cf. l’obs. 134) : il commence par vouloir saisir
la bofte, cherche ensuite a agir sur elle a distance (il branle la téte en la regar-
dant, se secoue, etc.), puis aprés ces comportements hérités du troisiéme
stade, il pousse légérement ma main dans la direction de la boite, en la diri-
geant seulement un peu trop bas.
Le méme jour, il repousse ma main dans la direction d’une clochette
que je viens d’ébranler de mon index: cette fois l’ajustement spatial est
correct et son but est sans aucun doute possible de me faire continuer a la
balancer
A 0; 9 (0), il saisit ma main et l’applique contre son ventre, que je viens
de chatouiller: il en déclenche donc simplement le mouvement et ne la
frappe pas comme précédemment et comme si mon activité dépendait entié-
rement de la sienne. Mémes réactions 4 0; 9 (15), 0; 10 (8), ete.
A 0; 9 (6), de méme, alors qu’il est au lit, il dirige ma main contre les
barreaux pour me pousser a les gratter comme je viens de le faire juste
auparavant.
A 0; 9 (13), Laurent est dans son nid-volant que je secoue trois ou
quatre fois en tirant un cordon: il prend ma main et l’applique contre le
cordon.
s’échappe de ses mains, parce qu’elle éprouve une légére inquiétude: elle
regarde la montre avec stupeur, comme si les mouvements de |’objet étaient
entiérement spontanés. Jacqueline essaie bien de la toucher, et avance
méme son index pour la remettre en branle, mais au premier mouvement
de la montre, elle retire sa main avec précipitation.
Ces réactions de Jacqueline a l’égard d’un objet, bien connu d’elle,
semblent bien montrer qu’elle commence A lui attribuer une causalité indé-
pendante de l’activité propre.
Obs. 150. — Voici une observation prise sur Jacqueline a 1; 3 (9), dans
laquelle elle ne réussit point, comme dans l’observation précédente, a trou-
ver la cause recherchée, mais au cours de laquelle on retrouve les mémes
attitudes d’objectivation.
Je présente a l’enfant un clown dont les bras se meuvent et actionnent
des cymbales dés qu’on lui pése sur Ja poitrine. Je le mets en mouvement
puis l’offre A Jacqueline..Elle le saisit, et Je regarde en tous sens, cherchant
évidemment a comprendre. Puis elle essaie de mouvoir directernent les cym-
bales, l’une aprés l’autre. Aprés quoi elle touche les pieds du clown et essaie
de les remuer. Méme recherche avec Jes boutons fixés sur la poitrine. Elle
renonce, soupire et le regarde. — Je le mets A nouveau en action: Jacque-
line crie pou assez haut (causalité par imitation du son) puis touche a nou-
veau les boutons. ~- Aprés une nouvelle incitation de ma part, Jacqueline
remue une fois de plus les cymbales elles-mémes, en criant pou, lou, etc.
(imitation de l’ensemble obseryé), puis elle essaie encore de secouer les bou-
tons, et abandonne la partie.
On voit ainsi que, outre un essai d’action directe (actionner les cymbales)
et d’action par’l’eflicace de l'imitation, Jacqueline cherche sur le corps
méme du clown (pied, boutons, etc.) la cause du mouvement observé.
240 LA CONSTRUCTION DU REEL
Obs. 153. —- De méme, Laurent, dés 0; 10 (3) déja, réagit a l’action des
personnes en se remettant simplement en position d’attente. Par exemple,
sa mere se frotte le front contre le sien: il se replace ensuite contre elle, et
attend sans plus qu’elle recommence.
A 0; 10 (30), il me tend une boite que je viens de lancer, pour que je la
relance de la méme manieére.
A 0; 11 (2), alors que je retiens par derriére son nid-volant A une cer-
taine hauteur, il cherche au-dessus de lui la cause de cette immobilisation.
Au contraire, a 0; 9 (9) encore, il ne cherchait aucune raison extérieure a
LA CAUSALITE 241
16
242 LA CONSTRUCTION DU REEL
Obs. 155. — Jacqueline, dés 1; 0 (10), sait utiliser les lois du balance-
ment. Assise dans son nid-volant, elle imprime un élan croissant a l’appareil,
puis se renverse en arriére, reléve les jambes et se laisse balancer, parfaite-
ment tranquille jusqu’a ce que le mouvement cesse. La différence entre cette
attitude et celles qui caractérisaient son jeu jusqu’a ce jour est la suivante:
jusqu’ici elle était constamment active lorsqu’elle se balan¢ait dans le nid-
volant, comme si ses propres mouvements étaient nécessaires 4 la durée du
phénoméne, tandis que maintenant elle sait que l’action est soumise elle-
méme et peut s’en remettre aux lois de J’activité du nid-volant comme
tel.
De méme, 4 1; 3 (10), Jacqueline, dans son parc, découvre la possibilité
de se laisser tomber assise : elle se retient a la barre, et se baisse doucement
jusqu’a quelques centimétres du sol, pour lacher alors son point d’appui.
Précédemment elle ne quittait pas la barre avant d’étre convenablement
posée, tandis que désormais elle se laisse aller et prévoit ainsi la trajectoire
que suivra son mouvement de chute indépendamment de toute activité de
sa part.
Notons encore comment, a 1; 3 (12), elle sait faire marche arriére,
lorsque sa robe s’accroche a un clou, et essayer de se détacher, au lieu de
tirer simplement pour vaincre la résistance : son attitude témoigne ainsi de
la conscience des relations de dépendance qui existent entre ses mouvements
et les obstacles extérieurs.
17
— 258 LA CONSTRUCTION DU REEL
Obs. 157. — A 1; 6 (8), Jacqueline est assise dans un lit, & cdté de sa
maman. Je suis au pied du lit, du cété opposé a celui de Jacqueline et sans
que celle-ci m’ait apercu et me sache méme dans la chambre. Je brandis
au-dessus du lit une canne, a l’extrémité de laquelle est attachée une brosse
et je balance le tout. Jacqueline s’intéresse beaucoup a ce spectacle: elle
dit «canne, canne » et examine le balancement avec une grande attention.
A un moment donné, elle cesse de regarder l’extrémité de la canne et cherche
manifestement A comprendre. Elle essaie alors d’apercevoir l’autre extré-
mité de la canne et, pour cela, se penche par devant puis par derriére sa
maman, jusqu’é ce qu’elle m’ait vu. Elle n’éprouve alors aucune surprise,
comme si elle savait que c’était moi qui étais cause du spectacle.
Un instant apres, pendant qu’on cache Jacqueline sous les couvertures
pour la distraire, je passe a l’extrémité du lit et recommence mon jeu.
Jacqueline rit, dit « Papa », me cherche a l’endroit 0 elle m’a vu la premiére
fois, puis essaie de me découvrir dans la chambre tant que la canne bouge.
Elle ne songe seulement pas a me trouver A l’extrémité du lit (je suis caché
par le bois de lit), mais elle ne met pas en doute que je sois cause du phé-
nomeéne,.
Obs. 162. — Chez Lucienne, nous avons encore observé dans la seconde
année, outre des conduites analogues aux précédentes (par exemple, a
1; 1 (25), elle se balance en regardant ma bicyclette dés que j’interromps
le mouvement de va-et-vient que j’imprime 4a cet objet), l’intéressant com-
portement que voici.
A 1; 3 (6), apres avoir entendu avec grand plaisir un chant de sa mére,
Lucienne essaie de la faire continuer: elle commence par lui toucher les
lévres de l’index en pesant légérement (réaction intermédiaire entre celles
du quatriéme et celles du cinquiéme stade), puis, cette méthode n’étant
pas suffisante, elle regarde fixement la bouche de sa mére en ouvrant et en
fermant lentement la sienne propre.
Un moment aprés je lui prends la main droite et la secoue, ce qui l’amuse
beaucoup. Pour me faire recommencer, elle me tend la main. C’est la une
réaction typique du cinquiéme stade : Lucienne compte sur mon initiative
pour la continuation du jeu et non pas sur l’eflicace de ses gestes imitatifs
ou de ses « procédés magico-phénoménistes ». Seulement, comme je demeure
immobile, elle secoue sa téte en regardant ma main !
Obs. 166. — Lucienne, 4 1; 0 (14), est dans une roulotte que je secoue
par la poignée. A un moment donné, j’approche ma main de cette poignée,
mais sans la toucher. Lucienne regarde ma main, sans s’occuper du reste
de ma personne, et, tout en la regardant elle se secoue, puis elle agite sa
propre main. Elle essaie donc d’agir sur ma main par des procédés directs,
comme Jacqueline, dans ]’observation précédente, voulait me contraindre
a crier par un procédé purement matériel.
A 1; 1 (23), au cours des essais qu’elle fait pour mettre convenablement
une bague dans un étui (voir vol. I, obs. 174), Lucienne fait rouler la bague
trop loin pour pouvoir la reprendre. Elle tend un instant la main a vide dans
la direction de l’objet, puis renonce. Mais alors elle cherche ]’étui d’ow la
bague vient de sortir, étui qu’elle n’avait plus en mains, et, apres l’avoir
retrouvé, elle le tend dans la direction de la bague, comme si cet étui allait
Vattirer ou la rejoindre!
A 1; 10 (2), elle essaie, sans y parvenir, d’ouvrir une boite de gramo-
phone fermée. N’y parvenant pas, elle se met a chanter.
Obs. 167 bis. — Laurent, a 1; 4 (2), a présenté une réaction tout a fait
analogue. I) est dans une chambre a demi obscure lorsque j’allume brusque-
ment, ce qui |’éblouit complétement. Lorsqu’il est remis, il cligne des yeux
devant Ja lampe, puis va cligner des yeux devant le bouton électrique pour
se retourner immédiatement et regarder la lampe!
18
274 LA CONSTRUCTION DU REEL
quelles il est engagé comme cause ou comme effet. Une telle éla-
boration suppose un fonctionnement invariant, ainsi que nous
l’avons vu a l’instant, mais une structuration progressive et non
pas a priori. Comment en rendre compte ?
Il est évident que les progrés d’une telle structuration tien-
nent a ceux de |’intelligence et que la causalité est 4 concevoir,
en définitive, comme étant |’intelligence elle-méme en tant que
celle-ci s’applique aux relations temporelles et qu’elle organise
un univers durable. C’est pourquoi, dans la mesure ow l’activité
a la fois assimilatrice et accommodatrice en quoi consistent les
mécanismes intellectuels ne se dégage point encore des schémes
réflexes ou des réactions circulaires, primaires ou secondaires, la
causalité se réduit, du point de vue structural, 4 un mélange
indissociable d’efficace et de phénoménisme: l’efficace, c’est
l’assimilation des événements 4a ]’activité propre, et le phénomé-
hisme, c’est accommodation aux données empiriques insépa-
rables de cette activité. C’est pourquoi, d’autre part, dans la
mesure ow |’assimilation et l’accommodation se dissocient pour
constituer des systémes de plus en plus complexes, d’abord par
coordination simple des schémes, puis par expérimentation active
et enfin par combinaison mentale, le noyau causal qu’est l’acti-
vité propre se pulvérise en une série de centres par objectivation
progressive de la causalité et les relations entre ces centres se
spatialisent corrélativement. C’est en ce sens que le développe-
ment de la causalité est corrélatif de celui de l’espace et de l’ob-
jet: ce n’est pas que l’objectivation et la spatialisation de la
causalité soient déterminées du dehors par les progrés de ces
catégories, mais que ces diverses constructions sont interdépen-
dantes, chacune constituant l’un des aspects de l’élaboration
de l’intelligence elle-méme.
Inutile de revenir longuement sur l’explication des débuts
de la causalité. Nous venons de voir, en discutant les hypothéses
de Hume et de Maine de Biran, que si la causalité plonge sa
source dans l’effort de reproduction caractérisant l'activité
réflexe et la naissance des premiéres habitudes, elle implique
d’emblée et simultanément une assimilation et une accommoda-
tion indissociables. Or si ces mécanismes constituent le point de
départ de toute l’activité intellectuelle ultérieure, c’est-a-dire,
dans le domaine dont nous nous occupons en cet instant, de cette
union de la déduction et de l’expérience qui constitue la causa-
lité rationnelle, ils s’accompagnent néanmoins, durant la phase
d’indifférenciation radicale qui caractérise les débuts de la vie
mentale, d’illusions systématiques de perspective qui expli-
quent les formes primitives de la notion de cause. L’assimilation
LA CAUSALITE Dik
LE CHAMP TEMPOREL
19
290 LA CONSTRUCTION DU REEL
Obs. 170 bis. — A 0; 9 (18), Jacqueline s’amuse avec une boite de cris-
tal, qu’elle saisit, repose devant elle, etc. A plusieurs reprises, elle lache
l’objet pour regarder sa mére, qui est a cété d’elle, et lui sourire. Mais chaque
fois, elle revient A la bofte en dirigeant d’emblée son regard et sa main dans
la bonne direction.
A 0; 9 (20), de méme, alors qu’elle est assise dans son berceau et joue
avec divers objets, elle apercgoit ma main au-dessus d’elle, posée sur la toi-
ture semi-transparente. Elle sourit, puis se remet a jouer, mais, plusieurs
fois de suite, reléve la téte pour retrouver d’emblée Ja main du regard.
20
306 LA CONSTRUCTION DU REEL
L’ELABORATION DE L’UNIVERS
Fig. 2
vers 7 ans il croit étre suivi par ces corps et considére comme
réels leurs mouvements apparents. Or, du point de vue de |’es-
pace, il n’y a la qu’un prolongement des conduites relatives aux
objets proches observées durant les premiers stades sensori-
moteurs : l'enfant, en prenant |’apparence pour la réalité, rap-
porte 4 lui tous les déplacements au lieu de les situer dans un
systéme objectif englobant le corps propre sans se centrer sur
lui. De méme, nous avons observé sur nos propres enfants des
illusions analogues relatives aux montagnes, soit en course dans
les Alpes, soit en automobile le long de collines: vers 4-5 ans
encore, les montagnes leur paraissaient se déplacer et changer
réellement de forme, en liaison avec nos propres mouvements,
exactement comme les objets proches dans les groupes « subjec-
tifs » du bébé.
Ces derniéres survivances de l’espace primitif chez l'enfant
d’age scolaire nous conduisent aux décalages des processus rela-
tifs a l’objet. I] va de soi, en effet, que, dans Ja mesure ow les
groupes de déplacements exigent un nouveau travail de cons-
truction sur le plan de la représentation ou de la pensée concep-
tuelle pour aboutir a leur achévement, l'objet de son coté ne
saurait étre considéré comme enti¢rement élaboré une fois cons-
titué sur le plan sensori-moteur. Lors des décalages en extension,
dont nous venons de parler 4 propos de la lune et des montagnes,
la chose est claire. Des montagnes qui se déplacent et changent
de forme en fonction de nos mouvements ne sont pas des « objets »,
puisqu’il leur manque la permanence de la forme et du volume.
De méme une lune qui nous suit n’est pas «la» lune en tant
qu’objet des perceptions simultanées ou successives des diffé-
rents observateurs possibles : preuve en soit qu’a l’époque ot
l’enfant se croit suivi par les astres, il admet l’existence de plu-
sieurs lunes naissant et renaissant sans cesse et susceptibles
d’occuper a la fois des régions différentes de l’espace.
Mais cette difficulté 4 attribuer l’'identité substantielle aux
objets éloignés n’est pas le résidu le plus intéressant des proces-
sus d’objectivation propres aux stades de l’intelligence sensori-
motrice. Ou plutot, elle ne constitue qu’un résidu explicable par
le mécanisme simple des décalages en extension, tandis que,
grace aux décalages en compréhension conditionnant le passage
du plan sensori-moteur au plan de la pensée réfléchie, la construc-
tion de ]’objet apparait non seulement comme un processus con-
tinu qui se poursuit sans relache au cours de l’évolution de la
raison et se retrouve jusque dans les formes les plus élaborées de
la pensée scientifique, mais encore comme un processus repas-
sant sans cesse par des phases analogues a celles de la série sen-
L’ELABORATION DE L’UNIVERS 325
1 Cette belle expérience est due A notre assistante, Mile SzeMINSKA (voir
A. SZEMINSKA, Essai d’analyse psychologique du raisonnement mathématique,
Cahiers de Psych. Enf. et de Péd. exp., n° 7). . ;
2 Voir B. INHELDER, Observations sur le principe de conservation dans la physique
de l'enfant, Cahiers de Psych. de l’Enfant et de Péd. exp., n° 9, 1936.
326 LA CONSYRUCTION DU REEL
22
330 LA CONSTRUCTION DU REEL
Imprimé en Hollande
INDEX DES NOMS D’AUTEURS
Baldwin (J. M.) I 35, 50, 55, 115, Lewin I 305, 329.
126. 11 130, (273: | Lotze I 207.
Baley II 155, 156. Loéwenfeld (B.) 179.
Beaumont I 108. Mac Dougal I 116.
Bergson I 207. Mach I 297.
Berkeley IJ 119. Maier (N. R. F.) I 333.
Brunschvicg I 18. IJ 160, 181, 280. Maine de Biran I 124. II 81, 269,
Bihler (Ch.) I 56, 58, 59, 69, 81, 272-3, 276.
129.- 253; 260. IE 35, 43; 80; Marquis I 57,
169. Meyer (E.) II 320.
Buhler (K.) JT 253. Meyerson (E.) I 18. II 280.
Buytendijk I 114, 123. Meyerson (1.) I 307.
Claparéde I 44, 45, 114, 126, 134, Newton II 322.
135, 244, 288, 289, 331, 337, Pavlov I 116.
346 seq., 348 seq., 353 seq. Piéron I 326.
Coghill I 117. Poincaré (H.) II 89-91, 94, 129,
Delacroix I 114, 125. II 286. 130, 165, 188, 280.
Duncker I 333. Preyer I 32, 34, 61, 62, 81, 89,
Frank IT 130, 137, 145. 90. If 105.
Frank] II 80. Ray 157:
Gelb II 323. Rey (André) I 118. IJ 314.
Goldstein IF 323. Rignano I 289, 297.
Graham Brown I 39, 117. Ripin I 31, 56, 59.
Herrick I 117. Rubinow II 80.
Hetzer I 31, 56, 59, 108, 253, 260. Russell I 20,
II 35, 43, 169. Sherrington I 117, II 79.
Hoeffding I 16, 17. II 280. Sigwart I 207.
Hume I18, 321. II 211, 269, 270, Spalding I 32.
272, 273, 276. Spearman I 315.
Inhelder II 325. Stern I 129. II 43, 94, 111, 120-21,
Isaacs (N.) I 316 seq. 131, 181.
James (W.) I 354. Szeminska IJ 237. II 325,
Janet II 74. Szuman II 79, 80, 155-6,
Jennings I 345, 346. Tarde I 302.
Kant I 207. Thorndike I 345, 351.
Koehler (W.) I 16, 106, 288, 305, Tournay I 89.
315, 329, 331, 333, 344. Valentine I 69 seq.
Krafft (H.) II 273. Wallon I 26, 27, 38, 55, 90.
Lamarck I 20. Wertheimer I 329, 365.
Larguier des Bancels I 32, 118. Wiehemeyer I 108.
TABLE DES MATIERES
Pages
Introduction
Chapitre premier
Chapitre II
Pages
Chapitre III
Chapitre IV
Conclusion
S. Isaacs
LES PREMIERES ANNEES
DE L’ENFANT
La découverte du monde par lenfant
entre 2 et 6 ans: ses premiers mouvements
affectifs et leur signification, les normes de
développement, les rapports entre parents
et enfants.
Th. Gouin-Deécarie
INTELLIGENCE ET
AFFECTIVITE CHEZ LE
JEUNE ENFANT
H. Aebli
DIDACTIQUE PSYCHOLOGIQUE
Application a la didactique de la psycholo-
gie de Jean Piaget.
ACTUALITES PEDAGOGIQUES ET PSYCHOLOGIQUES
Extrait de la Série Psychologie Volumes in-8 et in 16