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J.

Piaget

la construction du reel
chez l’enfant

DELACHAUX ET NIESTLE
J. Piaget
LA CONSTRUCTION DU REEL
CHEZ L’ENFANT

Dans ce livre, qui fait suite a LA NAIS-


SANCE DE L’INTELLIGENCE CHEZ
L’ENFANT, Jean Piaget étudie les étapes
par lesquelles, au cours de ses deux pre-
miéres années, l’enfant parvient a se faire
la représentation d’un monde objectif
permanent et indépendant de cette repré-
sentation elle-méme.
Cette construction s’effectue par deux
mouvements complémentaires: accomoda-
tion de la pensée aux choses et assimila-
tion des données nouvelles par l’acquis
antérieur.
Ce livre peut étre considéré comme un clas-
sique de la psychologie de |’enfant.

J. Piaget et
A. Szeminska

LA GENESE DU NOMBRE
CHEZ L’ENFANT
Chacun sait les difficultés que rencontre
l'enfant lors de son initiation a l’arithmé-
tique. Il est donc d’un intérét a la fois
pédagogique et psychologique de savoir
comment se construit la notion de nombre
et de quels matériaux elle est faite.
LA CONSTRUCTION DU REEL
CHEZ L’ENFANT
ACTUALITES PEDAGOGIQUES ET PSYCHOLOGIQUES
publiées sous les auspices de |'Institut des sciences de |’éducation
de I'Université de Genéve (Institut J.-J. Rousseau)

Du méme auteur:

LA NAISSANCE DE L’INTELLIGENCE CHEZ L’ENFANT

LA CONSTRUCTION DU REEL CHEZ L’ENFANT

LE DEVELOPPEMENT DES QUANTITES PHYSIQUES CHEZ L’ ENFANT

LA FORMATION DU SYMBOLE CHEZ L’ENFANT

LE LANGAGE ET LA PENSEE CHEZ L’ENFANT

LE JUGEMENT ET LE RAISONNEMENT CHEZ L’ENFANT

LA GENESE DES STRUCTURES LOGIQUES ELEMENTAIRES (avec B. Inhelder)

LA GENESE DU NOMBRE CHEZ L’ENFANT (avec A. Szeminska)

EXPERIENCES SUR LA CONSTRUCTION PROJECTIVE DE LA LIGNE DROITE


(avec B. Inhelder)

L’ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES (avec C. Gattegno, E.-W. Beth,


J. Dieudonné, A. Lichnerowicz, G. Choquet)

Diffusion en France:

DELACHAUX ET NIESTLE, 32 RUE DE GRENELLE, PARIS Vile


ACTUALITES PEDAGOGIQUES ET PSYCHOLOGIQUES

JEAN PIAGET

La construction du réel
chez l’enfant

quatriéme édition

DELACHAUK Ed, NESTLE =" NFUCHATEL/ SUISSE


© 1967 by Delachaux et Niestlé Neuchatel (Suisse)
INTRODUCTION

L’étude de l’intelligence sensori-motrice ou pratique durant


les deux premiéres années du développement nous a appris
comment ]’enfant assimilant d’abord directement le milieu exté-
rieur 4 sa propre activité, constitue ensuite, pour prolonger cette
assimilation, un nombre croissant de schemes 4a la fois plus
mobiles et plus aptes 4 se coordonner entre eux.
Or, parallélement 4 cette implication progressive des schémes
assimilateurs, on peut suivre |’élaboration continue de l’univers
extérieur, autrement dit ile développement convergent de la
fonction d’explication. En effet, plus nombreux sont les liens
qui s’établissent entre les schémes d’assimilation, et moins celle-ci
demeure centrée sur la subjectivité comme telle du sujet qui
assimile, pour devenir compr¢hension et déduction proprement
dites. C’est ainsi que, aux débuts de l’activité assimilatrice, un
objet quelconque offert par le milieu extérieur a l’action du sujet,
est simplement chose a sucer, a regarder ou a saisir: une telle
assimilation est donc, a ce stade, centrée sur le seul sujet assimi-
lateur. Dans ja suite, au contraire, le méme objet se transforme
en chose a déplacer, 4 mouvoir et a utiliser dans des fins de plus
en plus complexes. L’essentiel devient donc l'ensemble des rela-
tions élaborées par l’activité propre entre cet objet et les autres :
assimiler signifie, dés lors, comprendre ou déduire, et l’assimila-
tion se confond avec la mise en relations. Par le fait méme le
sujet assimilateur entre en réciprocité avec les choses assimilées :
la main qui saisit, la bouche qui suce, ou ]’ceil qui regarde ne
se bornent plus a une activité inconsciente d’elle-méme, bien
que centrée sur soi, ils sont concus par le sujet comme des choses
parmi les choses et comme soutenant avec l’univers des rapports
d’interdépendance.
Il est donc évident qu’aux progrés de l’assimilation implica-
trice correspond un développement de ]’accommodation expli-
catrice. La cohérence croissante des schémes va ainsi de pair

1 J. Pracet. La Naissance de lI’Intelligence chez l’Enfant, Delachaux & Niestlé


1936. — Nous nous référerons A cet ouvrage sous la désignation de « vol. I».
6 LA CONSTRUCTION DU REEL

avec la constitution d’un monde d’objets et de relations spa-


tiales, de causes et de relations temporelles, bref avec 1|’élabo-
ration d’un univers solide et permanent. C’est le second aspect
de l’évolvtion de lintelligence sensori-motrice qu’il nous faut
étudier maintenant..Cette nouvelle face du développement men-
tal est naturellement indissociable de la premiére : l’objet et la
causalité ne sont pas autre chose que l’accommodation au réel
du schématisme de Il’assimilation. Mais il est légitime d’en faire
une étude séparée, car la description du comportement ne suffit
plus 4 rendre compte de ces produits nouveaux du travail intel-
lectuel : c’est la représentation des choses que se donne le sujet,
dont il nous faut désormais tenter |’analyse.
Seulement, si l’étude de la notion d’objet et du champ spatial,
de la causalité et du champ temporel, supposent ainsi que l]’on
se place au point de vue de la conscience, et non plus uniquement
a celui de l’observateur, la description que nous allons donner
de la représentation du monde propre a |’enfant du stade pré-
verbal sera moins aventureuse que |’on ne pourrait craindre: il
suffit,. pour reconstituer le point de vue du sujet, de retourner
en quelque sorte le tableau obtenu par ]’observation de son com-
portement. En effet, par un mécanisme d’apparence paradoxale
dont nous avons décrit l’analogue a4 propos de l’égocentrisme de
la pensée de l’enfant plus 4gé, c’est au moment ot le sujet est le
plus centré sur i:ui-méme qu’il se connait le moins, et c’est dans
la mesure ow il se découvre qu’il se situe dans un univers et
constitue celui-ci par le fait méme. En d’autres termes, égocen-
trisme signifie 4 la fois absence de conscience de soi et absence
d’objectivité, tandis que la prise de possession de l'objet comme
tel va de pair avec la prise de conscience de soi.
La symétrie qui existe ainsi entre la représentation des choses
et le développement fonctionnel de |]’intelligence nous permet
d’entrevoir dés maintenant Ja ligne directrice de l’évolution des
notions d’objet, d’espace, de causalité et de temps. D’une maniére
générale, on peut dire que, durant les premiers mois de l’exis-
tence, tant que l’assimilation reste centrée sur l’activité orga-
nique du sujet, l’univers ne présente ni objets permanents, ni
espace objectif, ni temps reliant entre eux les événements comme
tels, ni causalité extérieure aux actions propres. I] faudrait donc
soutenir qu’il y a solipsisme, si l’enfant se connaissait lui-méme.
Tout au moins, peut-on parler d’un égocentrisme radical pour
désigner ce phénoménisme sans conscience de soi, car les tableaux
mouvants percus par le sujet ne sont connus de lui que relative-
ment a son activité élémentaire. A l’autre extréme, c’est-a-dire
au moment ou |’intelligence sensori-motrice a suffisamment éla-
_ INTRODUCTION 7

boré la connaissance pour que soient rendus possibles le langage et


lintelligence réfléchie, l’univers est au contraire constitué en une
structure a la fois substantielle et spatiale, causale et temporelle.
Or cette organisation du réel s’effectue, verrons-nous, dans la
mesure oti le moi se délivre de lui-méme en se découvrant et se
situe ainsi comme une chose parmi les choses, un événement
parmi les événements. Le passage du chaos au cosmos, que nous
allons étudier dans la perception et la représentation du monde
des deux premiéres années, s’opére donc pas une élimination de
l’égocentrisme comparable a celle que nous avons décrite sur le
plan de la pensée réfléchie et de la logique de l’enfant. Mais,
c’est sous sa forme élémentaire et primordiale que nous cherche-
rons a saisir maintenant ce processus constitutif de la connais-
sance : nous comprendrons ainsi en quoi il dépend du mécanisme
méme de ]’assimilation intellectuelle.
Digitized by the Internet Archive
in 2022 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/laconstructionduO00Ounse_p1y8
CHAPITRE PREMIER

LE DEVELOPPEMENT DE LA NOTION D’OBJET

La premiére question qu’il convienne de se poser, pour com-


prendre comment l’intelligence naissante construit le monde
extérieur, est de savoir si, durant les premiers mois, l'enfant
concoit et percoit les choses, comme nous le faisons nous-mémes,
sous forme d’objets substantiels, permanents et de dimensions
constantes. A supposer qu'il n’en soit rien, il faudrait alors
expliquer comment se constitue la notion d’objet. Le probleme
est lié de prés a celui de l’espace. Un monde sans objets ne sau-
rait présenter le caractére d’homogénéité spatiale et de cohé-
rence dans les déplacements qui définit notre univers. Inverse-
ment labsence de « groupes » dans les changements de position
équivaudrait a des transformations sans retours, c’est-a-dire a
de continuels changements d’états, a l’absence de tout objet
permanent. I] faudrait donc traiter, dans ce premier chapitre,
de la substance et de l’espace simultanément, et c’est par
l’abstraction que nous nous limiterons a la notion d’objet.
Une telle question conditionne, en effet, toutes les autres.
Un monde composé d’objets permanents constitue non seule-
ment un univers spatial, mais encore un monde obéissant a la
causalité, sous la forme de relations entre les choses comme
telles, et ordonné dans le temps, sans anéantissements ni résur-
rections continuels. C’est donc un univers 4 la fois stable et exté-
rieur, relativement distinct du monde intérieur et dans lequel
le sujet se situe comme un terme particulier parmi ]’ensemble
des autres. Au contraire, un univers sans objets est un monde
dont l’espace ne constitue en rien un milieu solide, maisse borne
a structurer les actes mémes du sujet: c’est un monde de
tableaux dont chacun peut étre plus ou moins connu et analysé
mais qui disparaissent et réapparaissent de fagon capricieuse.
Du point de vue de la causalité, c’est un monde tel que les
connexions des choses entre elles sont masquées par les rapports
10 LA CONSTRUCTION DU REEL

entre l’action et ses résultats désirés : l’activité du sujet est donc


congue comme le premier et presque le seul moteur. En ce qui
concerne enfin les limites entre le moi et le monde extérieur,
un univers sans objets est un univers tel que le moi s’absorbe
dans les tableaux externes, faute de se connaitre lui-méme, mais
tel aussi que ces tableaux se centrent sur le moi faute de le con-
tenir comme une chose parmi d’autres choses et de soutenir
ainsi entre eux des relations indépendantes de lui.
Or Vobservation et |’expérimentation combinées semblent
démontrer que la notion d’objet, loin d’étre innée ou donnée
toute faite dans l’expérience, se construit peu a peu. Six étapes
peuvent étre distinguées qui correspondent a celles du déve-
loppement intellectuel en général. Durant les deux premiéres
(stades des réflexes et des premiéres habitudes), l’univers enfantin
est formé de tableaux susceptibles de récognitions, mais sans
permanence substantielle, ni organisation spatiale. Durant la
troisiéme (réactions circulaires secondaires), un début de perma-
nence est conféré aux choses en prolongement des mouvements
d’accommodation (préhension, etc.), mais aucune recherche sys-
tématique ne s’observe encore pour retrouver les objets absents.
Durant la quatriéme étape (« application des moyens connus
aux situations nouvelles »), il y a recherche des objets disparus,
mais sans tenir compte de leurs déplacements. Durant une cin-
quiéme étape (12-18 mois environ), l'objet est constitué en tant
que substance individuelle permanente et inséré dans des
groupes de déplacements, mais l’enfant ne peut encore tenir
compte des changements de position s’opérant en dehors du
champ de la perception directe. En une sixiéme étape, enfin (qui
débute vers 16-18 mois), il y a représentation des objets absents
et de leurs déplacements.

§ 1. LES DEUX PREMIERS STADES : AUCUNE CON-


DUITE SPECIALE RELATIVE AUX OBJETS DISPARUS.
— Dans l'ensemble des impressions qui assaillent sa conscience,
l’enfant distingue et reconnaift trés vite certains groupes stables,
que nous désignerons du nom de «tableaux», C’est pourquoi
nous avons admis (vol. I) que tout schéme d’assimilation repro-
ductrice se prolonge tét ou tard en assimilation généralisatrice et
assimilation récognitive combinées, la récognition étant issue
sans plus de ]’assimilation.
Le cas le plus élémentaire de ce processus est, sans contredit,
celui de la succion. Dés la seconde semaine de son existence, le
nourrisson est capable de retrouver le mamelon et de le diffé-
rencier des téguments environnants : il y a bien la la preuve que
LA NOTION DE L’OBJET 11

le scheme de sucer pour téter commence A se dissocier de ceux


de sucer A vide ou de sucer un corps quelconque, et qu’il donne
ainsi lieu a une récognition en actes. De méme, dés cing a six
semaines, le sourire de l’enfant montre assez qu’il reconnaft les
voix ou les figures familiéres, alors que les sons ou les images
inaccoutumés le laissent dans 1]’étonnement. D’une maniére
générale tout exercice fonctionnel (donc toute réaction circulaire
primaire) de la succion, de la vision, de l’ouie, du toucher, etc.,
donne lieu 4 récognitions.

Mais rien de tout cela ne prouve ni méme ne suggére que


lunivers des premiéres semaines soit réellement découpé en
« objets », c’est-a-dire en choses congues comme permanentes,
substantielles, extérieures au moi et persévérant dans |’étre
lorsqu’elles n’affectent pas directement la perception. La réco-
gnhition, en effet, n’est nullement par elle-méme une récognition
d’objets, et l’on peut assurer qu’aucun des caractéres distingués
ici ne définissent la reconnaissance 4 ses débuts, car ils sont le
produit d’une élaboration intellectuelle extrémement complexe,
et non pas d’un acte élémentaire de simple assimilation sensori-
motrice. Dans la théorie associationniste de la récognition, on
pourrait, il est vrai, admettre que la reconnaissance confére sans
plus aux qualités reconnues la constitution de l’objet lui-méme :
si vraiment, pour reconnaitre une chose, il faut avoir conservé
Vimage de cette chose (une image susceptible d’évocation, et non
pas seulement le schéme moteur se réadaptant 4 chaque nou-
veau contact), et si la récognition résulte d’une association entre
cette image et les sensations actuelles, alors naturellement ]’image
conservée pourra agir dans l’esprit en l’absence de la chose et
suggérer ainsi l’idée de sa conservation. La reconnaissance se
prolongerait dés lors en croyance 4 la permanence de l’objet
lui-méme.
Mais, dans les cas élémentaires que nous envisageons mainte-
nant, la récognition ne nécessite aucune évocation d’image men-
tale. Il suffit, pour qu’il y ait début de récognition, que l’attitude
adoptée précédemment a ]’égard de la chose se trouve 4 nouveau
déclenchée et que rien, dans la nouvelle perception, ne contre-
carre ce schéme. L’impression de satisfaction et de familiarité
propre 4 la reconnaissance ne saurait ainsi provenir que de ce
fait essentiel de la continuité d’un schéme: ce que reconnait le
sujet, c’est sa propre réaction avant que ce soit l’objet comme
tel. Si objet est nouveau et entrave |’action, il n’y a pas réco-
gnition; si l’objet est trop connu ou constamment présent, l’au-
tomatisation propre 4 l’habitude supprime toute occasion 4 la
12 LA CONSTRUCTION DU KEEL

récognition consciente; mais si l'objet résiste suffisamment a I’ac-


tivité du schéme sensori-moteur pour créer une désadaptation
momentanée, tout en donnant lieu t6ét aprés 4 une réadaptation
victorieuse, alors ]’assimilation s’accompagne de récognition:
celle-ci n’est que la prise de conscience de cette convenance
mutuelle entre un objet donné et le scheme déja tout préparé a
l’assimiler. La reconnaissance commence donc par étre subjec-
tive avant de devenir récognition d’objets, ce qui n’empéche
naturellement pas le sujet de projeter la perception reconnue
dans l’univers indifférencié de sa conscience « adualistique »
(rien n’étant au début senti comme subjectif). En d’autres ter-
mes, la récognition n’est d’abord qu'un cas particulier de l’assi-
milation : la chose reconnue excite et alimente le scheme sensori-
moteur qui a été antérieurement construit 4 son usage, et cela
sans aucune nécessité d’évocation. S’il en est ainsi, il va de soi
que la récognition ne conduit nullement d’elle-méme, et sans
complication ultérieure, a la notion d’objet. Pour que le tableau
reconnu devienne un « objet », il faut qu'il se dissocie de l’action
propre et soit situé dans un contexte de relations spatiales et
causales indépendantes de l’activité immédiate. Le critére de
cette objectivation, donc de cette rupture de continuité entre les
choses percues et les schemes sensori-moteurs élémentaires, c’est
lapparition des conduites relatives aux tableaux absents:
recherche de l’objet disparu, croyance en sa permanence, évo-
cation, etc. Or l’assimilation primaire n’implique qu'une conti-
nuité totale entre l’action et le milieu et ne conduit a aucune
réaction en dehors de |’excitation immédiate et actuelle.
Bien plus, et indépendamment de la récognition, rien ne
prouve que la perception directe soit au début une perception
d’« objets ». Lorsque nous percevons une chose immobile, nous
la situons, en effet, en un espace dans lequel nous sommes nous-
mémes, et la concevons ainsi selon les lois de Ja perspective:
l’aspect particulier selon lequel nous la voyons ne nous empéche
en rien de concevoir sa profondeur, son envers, ses déplacements
possibles, bref tout ce qui fait d’elle un « objet » caractérisé par
sa forme et ses dimensions constantes. Lorsque nous la perce-
vons, d’autre part, en mouvement ou simplement éloignée de
l’endroit initial, nous distinguons ces changements de position
des changements d’état et opposons ainsi 4 chaque instant la
chose telle qu’elle est 4 la chose telle qu'elle apparait a notre
vue : c’est, a nouveau, la permanence caractéristique a la notion
d’objet & laquelle aboutit cette double distinction. Or l'enfant
fait-il de méme dés les débuts de son activité ? I] est permis,
pour ne pas dire nécessaire, d’en douter. Pour ce qui est de la
LA NOTION DE L’OBJET 13

chose immobile, ce n’est que peu a peu qu’une structure spa-


tiale convenable permettra de lui attribuer le relief, la forme, la
profondeur caractéristiques de son identité objective. Quant a
la chose en mouvement, rien n’autorise d’emblée l’enfant a dif-
férencier les changements de position des changements d’états
et a conférer ainsi aux perceptions fluentes la qualité de « grou-
pes » géométriques, par conséquent d’objets. Bien au contraire,
faute de se situer d’emblée lui-méme dans l’espace, et de conce-
voir une relativité absolue entre les mouvements du monde exté-
rieur et les siens, ]’enfant ne saura d’abord construire ni « grou-
pes » ni objets, et pourra fort bien considérer les altérations de
son image du monde comme 4 la fois réelles et engendrées sans
cesse par ses propres actions.
I] est vrai que, dés ces premiers stades, certaines opérations
annoncent la constitution de l’objet: ce sont d’une part, les
coordinations entre schémes hétérogénes antérieures a celle de
la préhension et de la vision (laquelle coordination pose un pro-
bléme spécial) et, d’autre part, les accommodations sensori-
motrices. Ces deux types de comportement conduisent tous
deux l’enfant a dépasser l’absolument immédiat pour assurer
un début de continuité aux tableaux percus.
Pour ce qui est de la coordination entre les schémes, on peut
citer celle de la vision et de louie : dés le second mois et le début
du troisiéme, l’enfant cherche 4 regarder les objets qu’ii entend
(vol. I, obs. 44-49) témoignant par 14 de la parenté qu’il établit
entre certains sons et certains tableaux visuels. I] est clair
qu’une telle coordination confére aux tableaux sensoriels un
degré de solidité de plus que lorsqu’ils sont percus par un seul
genre de schémes: le fait de s’attendre a voir quelque chose
inspire au sujet qui écoute un son une tendance 4 considérer le
tableau visuel comme préexistant 4 la perception. De méme
toute coordination inter-sensorielle (entre la succion et la préhen-
sion, la préhension et la vue, etc.) contribue a susciter des
anticipations qui sont autant d’assurances sur la solidité et la
cohérence du monde extérieur. |
Seulement il y a trés loin de 1a 4 la notion d’objet. La coor-
dination entre schémes hétérogénes s’explique, en effet, comme
nous l’avons vu (vol. I, chap. II, § 3 et 4) par une assimilation
réciproque des schémes en présence. Dans le cas de la vue et de
Youie, il n’y a donc pas d’emblée identité objective entre le
tableau visuel et le tableau sonore (qui peut étre également
tableau tactile, gustatif, etc.), mais simplement ideatité en quel-
que sorte subjective: l’enfant cherche a voir ce qu'il entend,
parce que chaque schéme d’assimilation vise 4 englober l’univers
14 LA CONSTRUCTION DU REEL

entier. Dés lors, une telle coordination n’implique encore aucune


permanence concue comme indépendante de l’action et de la
perception actuelles: la découverte du tableau visuel annoncé
par le son n’est que le prolongement de l’acte de chercher a voir.
Or si le fait de chercher du regard s’accompagne, chez nous
adultes, de la croyance en ]’existence durable de l’objet 4 regar-
der, rien n’autorise a considérer cette relation comme donnée
d’emblée. De méme que le mouvement des lévres ou tout autre
exercice fonctionnel crée de lui-méme son propre objet ou son
propre résultat, de méme le nourrisson peut considérer le tableau
qu’il contemple comme le prolongement, sinon le produit, de
son effort pour voir. On répondra, peut-étre, que la localisation
du son dans l’espace, jointe a la localisation du tableau visuel,
conférent une objectivité 4 la chose a la fois entendue et regar-
dée. Mais comme nous le verrons, l’espace dont il s’agit ici n’est
encore qu’un espace dépendant de |’action immédiate, et non
pas précisément un espace objectif, dans lequel choses et actions
se situent les unes par rapport aux autres en des « groupes »
indépendants du corps propre. En bref, les coordinations inter-
sensorielles contribuent a solidifier l’univers en organisant les
actions, mais elles ne suffisent nullement a rendre cet univers
extérieur a ces actions.
Quant aux accommodations sensori-motrices de tout genre,
elles conduisent souvent, non seulement a des anticipations sur
la perception (ainsi que les coordinations dont il vient d’étre
question), mais encore 4 des prolongements de |’action relative
au tableau percu, méme aprés disparition de ce tableau. La
encore il peut donc sembler au premier abord que la notion d’ob-
jet est déja acquise, mais un examen plus serré dissipe cette
illusion.
L’exemple le plus clair est celui des accommodations du
regard: lorsque l’enfant sait suivre des yeux un tableau qui se
déplace, et surtout lorsqu’il a appris a prolonger ce mouvement
des yeux par un déplacement adéquat de la téte et du torse, il
présente trés vite des conduites comparables a une recherche
de la chose vue et disparue. Ce phénoméne, particuliérement net
dans le cas de la vision, se retrouve 4 propos de la succion, de
la préhension, etc.

Obs. 1. — Laurent, le second jour déja, semblait chercher des lévres


le sein qui lui échappait (vol. I, obs. 2). Dés le troisiéme jour il tatonne
plus systématiquement pour le retrouver (vol. I, obs. 4-5, 8 et 10). Dés
0; 1 (2) et 0; 1 (3) il recherche, de méme, son pouce qui a effleuré sa bouche
ou en est sorti (vol. I, obs. 17, 18, etc.). Il semble ainsi que le contact des
lévres avec le mamelon et le pouce donne lieu a une poursuite de ces objets,
LA NOTION DE L’OBJET 15

une fois disparus, poursuite liée a l’activité réflexe dans le premier cas et a
une habitude naissante ou acquise dans le second.

Obs. 2. — Dans le domaine de la vision, Jacqueline A 0; 2 (27) déja,


suit des yeux sa mére et, au moment od celle-ci sort du champ visuel, con-
tinue 4 regarder dans la méme direction, jusqu’a ce que le tableau réappa-
raisse.
Méme observation sur Laurent a 0; 2 (1). Je le regarde A travers la
toiture de son berceau, et de temps en temps j’apparais en un point a peu
prés constant : Laurent surveille alors le point, au moment ou j’échappe a
sa vue, et s’attend évidemment a me voir surgir 4 nouveau.
A noter en ouire les explorations visuelles (vol. I, obs. 33), les regards
« alternatifs » (ibid., obs. 35) et « renversés » (obs. 36), qui témoignent d’une
sorte d’attente de quelque tableau familier.

Obs. 3. — On observe des comportements analogues a propos de ]’ouie,


a partir du moment ot il y a coordination de cette fonction avec celle de la
vue, c’est-a-dire 4 partir du moment ou les déplacements des yeux et de la
téte témoignent objectivement de quelque recherche. Ainsi Laurent a
0; 2 (6) retrouve du regard une bouilloire électrique dont je remue le cou-
vercle (voir vol. I, obs. 49). Or, lorsque j’interromps ce bruit, Laurent me
regarde un instant, puis regarde 4 nouveau la bouilloire, bien qu’elle soit
maintenant silencieuse : il est donc bien permis de supposer qu’il s’attend
& de nouveaux sons venant de celle-ci, autrement dit qu’il se comporte a
V’égard du son interrompu comme a |’égard des tableaux visuels qui viennent
de disparafitre.

Obs. 4. — La préhension, enfin, donne lieu a des conduites du méme —


genre. De méme que l’enfant parait s’attendre a revoir ce qu’il vient de
contempler, a entendre a nouveau le son qui vient de s’interrompre, de
méme, lorsqu’il commence a saisir, il semble étre convaincu de la possibilité
de retrouver de la main ce qu’il vient de lAcher. C’est ainsi que, au cours des
conduites décrites dans les obs. 52-54 du vol. I, Laurent, bien avant de savoir
saisir ce qu’il voit, lache et rattrape sans cesse les corps qu’il manipule.
A 0; 2(7), en particulier, Laurent maintient un instant un drap dans sa
main, puis l’abandonne pour le ressaisir tét aprés. Ou encore, il se prend
les deux mains, les écarte et les reprend, etc. Enfin, on se rappelle que, sitét
établie la coordination entre la préhension et la vue, l’enfant améne devant
ses yeux tout ce qu’il saisit en dehors du champ visuel, témoignant ainsi
d’une attente comparable a celle que nous avons notée a propos de I’ouie
et de la vue (voir vol. I, obs. 85, 89 et 92).

Obs. 5. — Une réaction un peu plus complexe qu¢ les précédentes est
celle de l’enfant qui quitte des yeux un tableau quelconque, pour diriger
ailleurs son regard, et qui revient ensuite au tableau primitif : c’est l’équi-
valent, dans le domaine des réactions circulaires primaires, des « réactions
différées » que nous analyserons a propos du second stade.
Ainsi Lucienne, a 0; 3 (9), m’apercoit a l’extréme gauche de son champ
visuel et sourit vaguement. Elle regarde ensuite de différents cétés, devant
elle et A droite, mais revient sans cesse a la position dans laquelle elle me
voit et y demeure chaque fois un instant.
A 0; 4 (26), elle prend le sein puis se retourne quand je l’appelle, et me
sourit. Puis elle se remet a téter, mais plusieurs fois de suite, malgré mon
silence, elle se tourne d’emblée dans la bonne position pour me voir. Elle le
fait encore aprés une interruption de quelques minutes. Puis je me retire :
16 LA CONSTRUCTION DU REEL

lorsqu’elle se retourne sans me retrouver, elle présente une mimique trés


expressive de déception et d’attente mélées.
A 0; 4 (29), méme réaction : elle est sur mes genoux, mais me tourne le
dos, et apercoit ma figure en se tournant trés a droite. Elle revient alors
sans cesse a cette position.

Au premier abord ces quelques faits, et les faits analogues


qu’il serait facile d’accumuler, semblent indiquer un univers
semblable au ndétre. Les tableaux gustatifs, visuels, sonores ou
tactiles que l'enfant cesse de sucer, de voir, d’entendre ou de
saisir, paraissent subsister pour lui a titre d’objets permanents
indépendants de l'action et que celle-ci retrouve simplement du
dehors. Mais, A comparer ces mémes conduites a celles que nous
décrivons a propos des stades suivants, on s’apercoit combien
cette interprétation serait superficielle et combien cet univers
primitif demeure phénomeéeniste, loin de constituer d’emblée un
monde de substances. Une différence essentielle oppose, en effet,
de tels comportements a la vraie recherche des objets. Cette der-
niére recherche est active, et fait intervenir des mouvements ne
prolongeant pas uniquement l’action interrompue, tandis que
dans les présentes conduites, ou bien il y a simple expectation,
ou bien la recherche continue sans plus l’acte antérieur d’accom-
modation. Dans ces deux derniers cas l’objet attendu est donc
encore relatif 4 l’action propre.
Dans plusieurs de nos exemples, il est vrai, il y a simple
attente, c’est-a-dire passivité et non pas activité. Dans le cas du
tableau visuel qui disparait, l'enfant se borne ainsi a regarder
lendroit ou l’objet s’est éclipsé (obs. 2): il conserve donc sans
plus l’attitude esquissée durant la perception antérieure, et, si
rien ne réapparait, il renonce bientot. S’il avait la notion d’objet,
au contraire, il chercherait activement ou la chose a pu se
déplacer: il écarterait les obstacles, modifierait la situation des
corps en présence, et ainsi de suite. A défaut de préhension, ]’en-
fant pourrait chercher des yeux, changer sa perspective, etc.
Or c’est précisément ce qu’il ne sait pas faire, car l’objet disparu
n’est pas encore pour lui un objet permanent qui se déplace:
c’est un simple tableau qui rentre dans le néant sitdt éclipsé,
pour en ressortir sans raison objective.
Lorsque, au contraire, il y a recherche (obs. 1, 3, 4 et 5), il
est 4 noter que cette recherche reproduit sans plus l’acte anté-
rieur d’accommodation. Dans le cas de la succion, c’est un méca-
nisme réflexe qui permet a l’enfant de tatonner jusqu’a rencontre
avec l’objectif. Quant aux observations 3, 4 et 5, l’enfant se
borne a répéter l’acte d’accommodation exécuté juste aupara-
vant. Dans aucun de ces faits on ne saurait donc parler d’objet
LA NOTION DE L’OBJET 17

subsistant indépendamment de l’activité propre. L’objectif est


dans le prolongement direct de l’acte. Tout se passe comme si
enfant ne les dissociait pas l’un de l’autre et considérait le but
a atteindre comme ne dépendant que de |’action elle-méme, et,
plus précisément, que d’un seul type d’actions. En cas d’échec,
en effet, l’enfant renonce aussitét, au lieu de tenter, comme il le
fera plus tard, des démarches spéciales pour compléter l’acte
initial. I] est vrai que, durant ces premiers stades, ]’enfant ne
sait pas saisir et que, par conséquent, ses possibilités de recher-
che active se réduisent 4 peu de chose. Mais si l’impéritie motrice
de ces stades initiaux suffisait A expliquer la passivité de ]’en-
fant, autrement dit si l’enfant, tout en ne sachant pas chercher
Pobjet absent, croyait néanmoins a sa permanence, nous devrions
constater que la recherche de l’objet disparu débute dés que les
habitudes de la préhension sont contractées. Or nous allons a
Vinstant voir qu’il n’en est rien.
En bref, les deux premiers stades sont caractérisés par l’ab-
sence de toute conduite spéciale relative aux objets disparus. Ou
bien le tableau qui s’éclipse entre aussitdt dans ]’oubli, c’est-a-dire
dans le néant affectif, ou bien il est regretté, désiré et attendu
a nouveau, et la seule conduite utilisée pour le retrouver est la
répétition simple des accommodations antérieures.
Ce dernier cas est surtout celui des personnes, lorsque |’on
s’est trop occupé du nourrisson et qu’il ne supporte plus la soli-
tude: il trépigne et pleure A chaque disparition, témoignant
ainsi de son vif désir de voir réapparaitre le tableau qui s’en est
allé. Mais est-ce a dire que le bébé concoive ce tableau disparu
comme un objet subsistant dans l’espace, demeurant identique
4 lui-méme et échappant a la vue, au toucher et a l’oule parce
qu’il s’est déplacé et se trouve masqué par des solides divers ?
Dans une telle hypothése, il faudrait préter au nourrisson une
puissance de représentation spatiale et de construction intellec-
tuelle bien invraisemblable, et l’on ne comprendrait plus la diffi-
culté que présentera, en fait, pour lui, jusque vers 9-10 mois,
la recherche active des objets lorsqu’on les recouvre sous ses
yeux d’un linge ou d’un écran quelconque (voir le troisiéme et le
quatriéme stades). Or l’hypothése n’est ni nécessaire, ni con-
forme aux observations. Elle n’est pas nécessaire, car il suffit,
pour que l’enfant espére le retour du tableau intéressant (de sa
maman, etc.), qu’il lui attribue une sorte de permanence affec-
tive ou subjective, sans localisation ni substantialisation : le
tableau disparu demeure, pour ainsi dire « A disposition », sans
qu’il se trouve nulle part au point de vue spatial. I] demeure
ce qu’est un esprit occulte pour le magicien: prét a revenir, Si
18 LA CONSTRUCTION DU REEL

l’on s'y prend bien, mais n’obéissant 4 aucune loi objective. Or


comment l'enfant s’y prend-il pour ramener 4 lui l'image de ses
désirs ? Simplement en criant au hasard ou en regardant |’en-
droit ot elle s’est éclipsée et ob elle a été vue pour la derniére fois
(obs. 2 et 5). C’est ici que l’hypothése d’un objet situé dans l’es-
pace est contraire aux données de l’observation. La recherche
initiale de l'enfant n’a rien, en effet, d’un effort pour comprendre
les déplacements du tableau disparu : elle n’est qu’un prolonge-
ment ou qu’une répétition des actes d’accommodation les plus
récents.

§ 2. LE TROISIEME STADE: DEBUT DE PERMA-


NENCE PROLONGEANT LES MOUVEMENTS D’ACCOM-
MODATION. — Les conduites du troisicme stade sont celles
qui s’observent entre les débuts de la préhension des choses
vues et les débuts de la recherche active des objets disparus.
Elles sont donc encore antérieures a la notion d’objet, mais
marquent un progrés dans la solidification de l’univers dépen-
dant de l’action propre.
Entre trois et six mois, comme nous l’avons vu ailleurs
(vol. I, chap. II, § 4), ’enfant commence 4a saisir ce qu’il voit,
a porter devant ses yeux les objets qu'il touche, bref a coor-
donner son univers visuel avec l’univers tactile. Mais il faudra
attendre jusque vers 9-10 mois pour que se produise la recherche
active des objets disparus, sous la forme d’une utilisation de la
prchension pour écarter les solides susceptibles de masquer ou
de recouvrir l’objet désiré. C’est cette période intermédiaire qui
constitue notre troisieme stade.
Seulement, si ce long laps de temps est nécessaire pour passer
de la préhension de la chose présente a la recherche véritable
de la chose absente, c’est qu’il est rempli par l’acquisition d’une
série de conduites intermédiaires toutes nécessaires pour passer
du simple tableau percu a la notion de l'objet permanent. Nous
pouvons distinguer a cet égard ces cing types de conduite :
1. L’« accommodation visuelle aux mouvements rapides »; 2. La
« préhension interrompue »; 3. La «réaction circulaire différée »;
4. La «reconstitution d’un tout invisible 4 partir d’une fraction
visible » et 5. La « suppression des obstacles empéchant la per-
ception», La premiére de ces conduites prolonge simplement
celles du second stade, et la cinquiéme annonce celles du qua-
triéme stade.
L’« accommodation visuelle aux mouvements rapides » a pour
résultat de permettre une anticipation sur les positions futures
de l’objet et par conséquent de conférer a celui-ci une certaine
LA NOTION DE L’OBJET 19

permanence. Cette permanence demeure naturellement relative


a acte méme d’accommodation, et ainsi les conduites prolon-
gent sans plus celles du second stade; mais il y a progrés en ce
sens que la position prévue de l’objet est une position nouvelle
et non pas une position repérée juste auparavant et a laquelle
le regard revient simplement. Deux cas particuliers importent
spécialement : réaction au mouvement des corps qui disparais-
sent du champ visuel aprés avoir provoqué un déplacement
latéral de la téte et réaction aux mouvements de chute. L’une
et l’autre de ces conduites semblent s’étre développées sous I’in-
fluence de la préhension :

Obs. 6. — Chez Laurent, la réaction 4 la chute semble encore inexistante


a 0; 5 (24) : aucun des objets que je laisse tomber devant lui n’est suivi des
yeux.
A 0; 5 (26), par contre, Laurent cherche devant lui une boule de papier
que je lache au-dessus de ses couvertures. I] regarde méme d’emblée la
couverture dés le troisiéme essai, mais seulement devant lui, c’est-a-dire 1a
ow il vient de saisir la boule : lorsque je lache l’objet en dehors du berceau,
Laurent ne le cherche pas (sinon autour de ma main vide, qui demeure en
lair).
A 0; 5 (30), aucune réaction a la chute d’une bofte d’allumettes. Il en
est de méme a 0; 6 (0), mais lorsque c’est lui qui lache cette boite d’allu-
mettes, il lui arrive de la chercher des yeux a cété de lui (il est couché).
A 0; 6 (3), Laurent, couché, tient en main une boite de 5 cm. de dia-
meétre. Lorsqu’elle lui échappe, il la cherche du regard dans la bonne direc-
tion (A cété de lui). Je saisis alors cette bofte et la descends moi-méme, ver-
ticalement et trop vite pour qu’il en puisse suivre la trajectoire. Or il la
cherche d’emblée du regard sur le divan sur lequel il est couché. Je m’ar-
range a éliminer tout son et tout heurt, et je fais l’expérience tantdét a sa
droite et tantot a sa gauche: le résultat est constamment positif.
A 0; 6(7), il tient en main une boite d’allumettes vide. Lorsqu’elle
tombe, il la cherche du regard méme s’il n’a pas suivi des yeux le début de
la chute : il tourne la téte pour la voir sur le drap. Méme réaction a 0; 6 (9)
avec un hochet, mais cette fois, il a suivi du regard le mouvement initial
de l’objet. Il en est de méme a 0; 6 (16), lorsqu’il a suivi des yeux le début
de la chute, a 0; 6 (20), etc., etc.
A 0; 7 (29), il cherche a terre tout ce que je laisse tomber au-dessus
de
lui, pour peu qu’il ait percu le début du mouvement de chute. A 0; 8 (1),
enfin, il cherche a terre un jouet que je tenais en main et que je viens de
laisser choir, sans qu’il s’en soit douté. Ne le trouvant pas, il revient du regard
a ma main, qu’il examine longuement, puis il cherche de nouveau a terre.

Obs. 7. — A 0; 7 (30), Lucienne saisit une petite poupée que je lui


présente pour la premieére fois. Elle l’examine avec grand intérét, puis la
l4che (non intentionnellement) : elle cherche alors aussitét du regard la
poupée devant elle, sans la voir tout de suite.
Lorsqu’elle l’a retrouvée, je la lui prends et la recouvre sous ses yeux
d’une couverture (Lucienne est assise) : aucune réaction.
A 0; 8 (5), Lucienne cherche systématiquement a terre tout ce qu’elle
lache par hasard. Quand on lache un objet devant elle, il arrive qu’elle le
cherche aussi du regard, mais moins souvent (une fois sur quatre, en
20 LA CONSTRUCTION DU REEL

moyenne). Le besoin de ressaisir ce qui était en main joue donc un réle dans
cette réaction aux mouvements de chute : la permanence propre aux débuts
de l’objet tactile (dont nous allons reparler a propos de la « préhension inter-
rompue ») interfére ainsi avec la permanence due a ]’accommodation visuelle.
A 0; 8 (12) je note encore que Lucienne cherche davantage 4 retrouver
du regard les objets tombés lorsqu’elle les a touchés auparavant.
A 0; 9 (25), elle regarde ma main, que je tiens d’abord immobile et que
je baisse ensuite brusquement : Lucienne la cherche longuement 4 terre.

Obs. 8 — Chez Jacqueline la recherche de ]’objet tombé a été plus tar-


dive. A 0; 8 (20), par exemple, lorsqu’elle essaie d’atteindre un porte-ciga-
rette suspendu au-dessus d’elle et qu’il chute, elle ne cherche nullement
devant elle et continue de regarder en I’air.
A 0; 9 (8), méme réaction négative avec son perroquet, cependant volu-
mineux : il tombe sur son duvet, alors qu’elle cherchait a l’atteindre au-
dessus d’elle: elle ne baisse pas les yeux et poursuit sa recherche en l’air.
Cependant le perroquet contient de la grenaille et fait du bruit en tombant.
A 0; 9 (9), par contre, Jacqueline fait tomber par hasard le méme perro-
quet sur la gauche du berceau, et cette fois, elle le cherche des yeux, étant
donné le bruit. Le perroquet s’étant introduit entre le duvet et l’osier,
Jacqueline n’en apercoit que la queue: elle reconnait cependant |l’objet
(c’est lA un cas des «reconstitutions de totalités invisibles »dont nous par-
lerons dans la suite) et cherche a le saisir. Mais en voulant |’atteindre, elle
V’enfonce jusqu’a ne plus le voir du tout. Cependant, entendant encore la
grenaille qui résonne a ]’intérieur du perroquet, elle tape sur le duvet qui
recouvre celui-ci et le son se reproduit (c’est 14 une simple utilisation de la
réaction circulaire relative 4 ce jouet). Mais elle n’a pas l’idée de chercher
sous le duvet.
Obs. 9. — Le méme jour, 4 0; 9 (9), Jacqueline est assise dans son ber-
ceau et regarde ma montre que je tiens 4 20-30 cm. de ses yeux et que je
laisse tomber avec la chaine.
Au premier essai, Jacqueline suit la trajectoire, mais avec un certain
retard, et trouve la montre sur le duvet recouyrant ses genoux. Le bruit
de Ja chute l’a sans doute aidée et surtout le fait que j’ai descendu la montre
sans la ]Acher encore.
Second essai: elle ne suit pas le mouvement, regarde ma main vide
avec étonnement et semble méme chercher autour de cette main (j’ai cette
fois laché ]’objet sans plus).
Troisiéme essai : elle cherche de nouveau autour de ma main, puis regarde
sur ses genoux et s’empare de ]’objet.
Pour éliminer alors le rdle du son, je continue avec la chatine seule : sur
huit nouveaux essais successifs, Jacqueline n’a cherché qu’une fois a terre.
Les autres fois elle s’est bornée a examiner ma main.
Ensuite, je baisse la chaine lentement, mais assez vite pour devancer
le regard de l’enfant : Jacqueline cherche a terre. Je recommence alors a
lacher simplement la chaine: six essais négatifs. Les deux fois suivantes,
Jacqueline cherche sur ses genoux, mais de la main seule, tout en regardant
devant elle. Enfin, durant les derniers essais, elle renonce A cette recherche
tactile et se borne a examiner mes mains.
Obs. 10. — A 0; 9 (10), nouvelle expérience sur Jacqueline, mais avec
un petit carnet de 8 x 5 cm., que je laisse tomber de haut (au-dessus du
niveau de ses yeux) sur un coussin placé sur ses genoux. Jacqueline regarde
cette fois immédiatement a terre, bien qu’elle n’ait pas le temps de suivre
la trajectoire : elle ne voit que le point de départ et mes mains vides.
LA NOTION DE L’OBJET Py

A 0; 9 (11), méme expérience avec son perroquet : elle regarde de nou-


veau immédiatement a terre. Avec la chafne de montre, par contre, la réac-
tion est entiérement négative, évidemment parce que l’objet est moins volu-
mineux : Jacqueline examine mes doigts vides, étonnée. I] n’y a donc pas
encore notion d’objet : dans le cas du perroquet ou du carnet, c’est simple-
ment le mouvement d’accommodation qui se continue, et, lorsque l’objet
est trop exigu pour étre suivi des yeux A son point de départ, il ne se passe
rien.
A 0; 9 (16), Jacqueline, assise sur mon bras, joue avec son canard en
celluloid et le laisse tomber derriére mon épaule. Elle cherche alors aussitét
a le retrouver, mais, chose intéressante, elle n’essaie pas de regarder dans
mon dos: c’est par devant qu’elle poursuit ses investigations. Nous com-
prendrons le pourquoi de cette erreur en constatant, tout a )’heure, la diffi-
culté de l’enfant a tenir compte des écrans et 4 concevoir qu’un objet puisse
étre « derriére » un autre.
A partir de 0; 9(18) la réaction aux mouvements de chute semble
acquise : les objets qui tombent, méme lorsqu’ils n’ont pas été tenus juste
auparavant par l’enfant, donnent lieu de suite 4 un regard dirigé vers le sol.

Obs. 11. —- A 0; 9 (6), Jacqueline regarde son canard, que je tiens a la


hauteur de ses yeux et que je déplace horizontalement jusqu’a le porter
derriére sa téte. Elle le suit des yeux un instant, puis le perd de vue. Elle
continue néanmoins ce mouvement d’accommodation jusqu’a ce qu’elle le
retrouve. Elle a cherché ainsi un bon moment, assid(iment.
Je remets ensuite le canard devant elle et répéte l’expérience, mais dans
V’autre sens. Méme réaction au début, mais elle oublie, au cours de la recher-
che, ce qu’elle désire et s’empare d’un autre objet.
Obs. 11 bis. — On peut citer, A ce propos, les progrés accomplis par
Lucienne depuis ]’obs. 5, dans la mémoire des positions. I] s’agit donc d’une
conduite nous ramenant a celles du second stade, mais plus complexe et
contemporaine de celles du troisiéme. A 0; 8 (12), Lucienne est assise prés
de moi; je suis sur sa droite. Elle me voit, puis joue un bon moment avec
sa mére. Ensuite elle la regarde, alors que celle-ci s’en va lentement, sur la
gauche, vers la porte de la chambre et disparait. Lucienne la suit ainsi des
yeux, jusqu’au moment ov elle cesse d’étre visible, puis, d’un trait, elle
tourne la téte dans ma direction. Son regard arrive d’emblée a la hauteur
de ma figure : elle me savait donc la bien que ne m’ayant pas regardé pen-
dant quelques minutes.
Obs. 12. — Laurent, de méme, a 0; 6 (0), regarde un hochet que je
déplace horizontalement 4 la hauteur de sa figure, de gauche & droite. II
arrive a suivre le début de la trajectoire, puis il perd des yeux le mobile:
il tourne alors brusquement la téte et la retourne 50 cm. plus loin. Lorsque
je fais décrire a l’objet la trajectoire inverse, il le cherche un instant sans
le rattraper, puis renonce.
Les jours suivants la réaction se précise et Laurent retrouve l’objet en
n’importe quelle direction. Méme observation a 0; 6 (30), a 0; 7 (15), a
0; 7 (29), ete.
Cette aptitude a retrouver l’objet en suivant sa trajectoire développe
chez Laurent, comme on vient de le voir chez Lucienne (obs. 11 bis), la
mémoire des positions. C’est ainsi qu’a 0; 7 (11) je joue avec Laurent alors
que sa mére apparaft au-dessus de lui. I) renverse la téte pour la retrouver
aprés sa disparition. Il arrive a la rejoindre du regard au moment ou elle
sort de la chambre (avant d’entendre le bruit de la porte). Il revient ensuite
& moi, mais, sans cesse, se retourne pour voir si sa mére est encore 1a.
22 LA CONSTRUCTION DU REEL

Quelle que soit la banalité de ces faits, ils sont importants


pour la constitution de la notion d’objet. Ils nous montrent, en
effet, que les débuts de la permanence attribuée aux tableaux
percus sont dus a l’action méme de l’enfant, en l’occurrence aux
mouvements d’accommodation. A cet égard, les présentes con-
duites prolongent simplement celles du second stade, mais avec
un progrés essentiel: l’enfant ne cherche plus seulement a
retrouver l’objet 1A ov il l’a déja percu t6ét auparavant, il le
recherche en une place nouvelle. I] anticipe done sur la percep-
tion des positions successives du mobile et tient compte en un
sens de ses déplacements. Mais, précisément parce que ce début
de permanence n’est qu’un prolongement de l’action en cours,
il ne saurait étre que fort limité. L’enfant ne concoit pas, en
effet, n’importe quels déplacements ni n’importe quelle perma-
nence objective : il se borne a poursuivre plus ou moins correcte-
ment du regard ou de la main la trajectoire esquissée par les
mouvements d’accommodation propres a la perception immé-
diatement antérieure, et c’est dans la seule mesure ow il continue
ainsi en l’absence des objets l’opération commencée en leur pré-
sence qu’il est capable de leur conférer une certaine permanence.
Voyons cela de plus prés. Chez Laurent (et chez Lucienne,
bien que nous n’ayons pas eu l'occasion de saisir chez elle les
origines de la réaction aux mouvements de chute), nous consta-
tons que la recherche de l'objet tombé est plus fréquente, au
début, lorsque c’est l’enfant lui-méme qui l’a laché: la perma-
nence attribuée a l'objet est donc plus grande lorsque |’action
de la main interfére avec celle du regard. Quant a Jacqueline,
son apprentissage est des plus suggestifs. Au début (obs. 8), il
n’y a pas de réaction a la chute, parce que l'enfant n’a pas observé
le mouvement initial de l’objet tombant. Ensuite, Jacqueline
observe ce mouvement initial, mais, au lieu de le prolonger
lorsque l'objet percu sort du champ visuel, elle revient au point
de départ pour y chercher le jouet (obs. 9) : cependant, lorsque
le mouvement est lent ou qu’un son concomitant aide l'enfant
dans sarecherche, elle parvient 4 reconstituer la trajectoire exacte.
A la phase suivante (début de l’obs. 10), la réaction est positive
lorsque l’objet est assez volumineux et a pu ainsi étre suivi du
regard un temps suffisant, mais elle demeure négative avec une
chaine, trop exigué. Enfin seulement la réaction positive se
généralise.
I] semble donc clair que le déplacement attribué a l'objet
dépend essentiellement de l’action de l'enfant (des mouvements
d’accommodation que le regard prolonge) et que la permanence
elle-méme demeure relative a cette action propre.
LA NOTION DE L’OBJET 23

En ce qui concerne le premier point, on ne saurait, cn effet,


préter 4 l’enfant la notion de déplacements autonomes. Lorsque
nous suivons des yeux un objet et que, aprés l’avoir perdu de
vue, nous cherchons a le retrouver, nous avons le sentiment
qu’il est dans un espace indépendant de nous: nous admettons
par conséquent que les mouvements du mobile se déploient
sans rapport avec les ndétres, en deliors de notre aire de percep-
tion, et nous nous efforcons de nous déplacer nous-mémes pour
le rejoindre. Au contraire, tout se passe comme si l'enfant,
lorsqu’il assiste au début du mouvement de chute, ignorait
qu’il se déplace lui-méme pour suivre le mouvement, et ignorait
par conséquent que son corps et le mobile se trouvent dans le
méme espace : il suffit, en effet, que l'objet ne soit pas dans le
prolongement exact du mouvement d'accommodation pour que
Venfant renonce a Je retrouver. Dés lors, le mouvement de l'objet
he fait qu’un, pour sa conscience, avec les impressions kinesthé-
siques ou sensori-motrices qui accompagnent ses propres mou-
vements d’yeux, de téte ou de torse: lorsqu’il perd le mobile
de vue, les seuls procédés propres a le retrouver consistent donc,
soit a prolonger les mouvements déja esquissés, soit 4 revenir au
point de départ. Rien n’oblige ainsi ]’enfant a considérer l'objet
comme s’étant déplacé en lui-méme et indépendamment du
mouvement propre: tout ce qui est donné a l’enfant, c’est une
liaison immeédiate entre ses impressions kinesthésiques et la
réapparition de l'objet dans son champ visuel, bref une liaison
entre un certain effort et un certain résultat. I] n’y a pas encore
la ce que nous appellerons (chap. II) un déplacement objectif.
En ce qui concerne, dés lors, le second point, c’est-a-dire la
permanence attribuée a l’objet comme tel, il va de soi que cette
permanence demeure relative a l’action du sujet. Autrement dit,
les tableaux visuels que poursuit l’enfant acquiérent bien a ses
yeux quelque solidité dans la mesure précisément ou il cherche
a les suivre, mais ils ne constituent pas encore des objets substan-
tiels. Le seul fait que l’enfant n’imagine pas leur déplacement
a titre de mouvement indépendant, et qu’il les recherche sou-
vent (c’est-a-dire lorsqu’il n’a pas pu les accompagner assez
longtemps du regard), au point méme d’ovi ils sont partis, montre
assez que, pour lui, ces tableaux demeurent encore «a disposi-
tion » de l’action propre, et cela en certaines situations absolues.
C’est, il est vrai, un début de permanence, mais une telle perma-
nence reste subjective : elle doit produire sur l’enfant une impres-
sion comparable a celle qu’il a éprouvée en découvrant qu’il
pouvait sucer son pouce quand il le voulait, voir les choses
remuer dés qu’il bougeait la téte, entendre un son dés qu'il frot-
24 LA CONSTRUCTION DU REEL

tait un jouet contre son berceau ou dés qu’il tirait les cordons
reliés aux hochets suspendus a son toit, etc. Ce caractére de
lobjet primitif, concu comme étant ce qui est « a disposition »,
va donc de pair avec l’ensemble des conduites de ce stade, c’est-
a-dire avec les réactions circulaires primaires et secondaires, au
cours desquelles l’univers s’offre au sujet comme dépendant de
son activité. Il y a progrés sur les premiers stades, durant les-
quels l’objet ne se distingue pas des résultats de l’activité réflexe
ou de la seule réaction circulaire primaire (c’est-a-dire des actions
exercées par le sujet sur son propre organisme pour reproduire
quelque effet intéressant), mais c’est un progrés en degré et non en
qualité : l’objet n’existe encore qu’en liaison avec l’action propre.
La preuve que l’objet n’est rien de plus encore, c’est que, —
nous le verrons plus loin —, l’enfant de cet Age ne présente tou-
jours aucune conduite particuliére relative aux choses disparues:
la réaction de Lucienne a 0; 7 (30) quand je recouvre sa poupée
d’un linge (obs. 7) le fait déja pressentir.
Cette dépendance de l’objet a l’égard de |’action propre se
retrouve dans un second groupe de faits, sur lesquels nous pou-
vons insister maintenant : les faits de « préhension interrompue ».
Ces observations se trouvent étre, par rapport a l’obs. 4 des pre-
miers stades, dans la méme relation que les « accommodations
visuelles aux mouvements rapides » par rapport aux obs. 2 et 5:
en d’autres termes la permanence propre aux débuts de l'objet
tactile n’est encore qu’un prolongement des mouvements d’ac-
commodation, mais, dorénavant, l’enfant cherchera a ressaisir
l’objet perdu en des positions nouvelles et non plus seulement
au méme endroit. Dés que, entre 4 et 6 mois, la préhension
devient une occupation systématique et dont l’intérét prime
tout, l'enfant apprend, en effet, du méme coup 4a suivre de la
main les corps qui lui échappent, méme quand il ne les voit pas.
C’est cette conduite qui permet au sujet d’attribuer un début de
permanence aux objets tactiles:

Obs. 13, — Jacqueline, A 0; 8 (20), s’empare de ma montre, que je lui


offre tout en gardant dans ma main la chafne. Elle l’examine avec un grand
intérét, la palpe, la retourne, fait ap/ff, etc. Je tire la chafne: elle sent une
résistance et retient avec force, mais finit par lAcher. Comme elle est couchée,
elle ne cherche pas a regarder mais tend le bras, rattrape la montre et la
raméne devant ses yeux.
Je recommence le jeu: elle rit des résistances de la montre, et cherche
toujours sans regarder. Si je tire progressivement l’objet (un peu plus loin
chaque fois qu’elle ]’a rattrapé), elle le cherche de plus en plus loin, palpant
et tiraillant tout ce qui s’offre & elle. Si je le retire brusquement, elle se borne
& explorer |’endroit d’ot la montre est partie, en touchant sa bavette, son
drap, etc.
LA NOTION DE L’OBJET 25

Or cette permanence est uniquement fonction de la préhension. Si, sous


son regard, je cache la montre derriére ma main, derriére le duvet, etc.,
elle ne réagit pas et oublie tout d’emblée : en l’absence de données tactiles,
les tableaux visuels paraissent se fondre les uns dans les autres sans maté-
rialité. Dés que je remets la montre dans les mains de Jacqueline et que je
la retire, elle la cherche par contre A nouveau.

Obs. 14. — Voici une contre-épreuve. A 0; 9 (21), Jacqueline est assise


et je pose sur ses genoux une gomme qu’elle vient d’avoir en main. Au
moment ov elle va la saisir 4 nouveau, j’interpose ma main entre ses yeux
et la gomme: elle renonce alors aussit6t, comme si l’objet n’existait plus.
L’expérience s’est répétée une dizaine de fois. Or, toutes les fois que
Jacqueline touchait déja du doigt l’objet au moment ou j’interceptais son
regard, elle a continué sa recherche jusqu’a succés complet (sans regarder
la gomme et en la lachant souvent, en la déplacgant involontairement, etc.).
Au contraire, si aucun contact tactile n’était établi au moment ot |’enfant
cessait de voir la gomme, Jacqueline retirait sa main.
Mémes essais avec une bille, un crayon, etc., et mémes réactions. Or,
ma main ne ]’intéresse en rien : ce n’est donc pas par dép!acement d’intérét
que l’oubli survient : c’est simplement que l’image de ma main anéantit
celle de l’objet qui est dessous, sauf, répétons-le, si ses doigts ont déja effleuré
la chose ou peut-étre sauf quand sa main est déja engagée sous la mienne
et préte a saisir.
A 0; 9 (22), mémes observations.

Obs. 15. — Lucienne, a 0; 6 (0), est seule dans son berceau et saisit,
en regardant ce qu’elle fait, l’étoffe des parois. Elle tire 4 elle les plis,
mais les lAche a chaque reprise. Elle améne alors devant ses yeux sa main
fermée et serrée et l’ouvre avec précaution. Elle regarde attentivement ses
doigts et recommence. I] en va ainsi plus de dix fois.
Il lui suffit done d’avoir touché un objet, en croyant le saisir, pour qu’elle
le congoive comme existant en sa main, bien qu’elle ne le sente plus. Une
telle conduite est de nature 4 montrer, comme les derniéres, quelle perma-
nence tactile l’enfant attribue aux objets qu’il a saisis.

Obs. 16. — Laurent, de méme, a 0; 7 (5) perd une bofte de cigarettes


qu’il venait de saisir et de balancer. Il la lache involontairement en dehors
du champ visuel. I] raméne alors immédiatement devant ses yeux sa main
et la regarde longuement, avec une expression de surprise, de déception,
quelque chose comme un sentiment de disparition. Mais, loin de considérer
cette perte comme irrémédiable, il recommence a balancer sa main, quoique
vide, aprés quoi il la regarde 4 nouveau! Pour qui a assisté A cet acte et a
vu la mimique de ]’enfant, il est impossible de ne pas interpréter une telle
conduite comme un essai pour faire revenir l’objet. — Une telle observation,
jointe a la précédente (Lucienne 4 0; 6), met en pleine lumiére la vraie nature
de l’objet propre a ce stade : un simple prolongement de I’action.
Dans la suite, Laurent, A qui j’ai rendu sa boite, la perd a nouveau plu-
sieurs fois : il se borne alors a allonger son bras pour la retrouver, lorsqu’il
vient de la saisir, ou renonce A toute recherche (voir obs. suivante).

Obs. 17. — Laurent, a 0; 4 (6) déja, recherchait de la main une poupée


qu’il venait de lacher. I] ne regarde pas ce qu’il fait, mais tend le bras dans
la direction ot il était orienté au moment de la chute de l’objectif.
A 0; 4 (21), de méme, il abaisse l’avant-bras pour retrouver sur son drap
un baton qu’i] avait en main et qu’il vient de lAcher.
26 LA CONSTRUCTION DU REEL

Méme réaction a 0; 5 (24) avec toutes sortes d’objets. J’essaie alors de


déterminer jusqu’ov va sa recherche. Je touche sa main au moyen d’une
poupée que je retire aussitét : il se borne a abaisser l’avant-bras, sans explo-
rer réellement l’espace environnant (voir plus bas, chap. II, obs. 69).
A 0; 6 (0), 0; 6 (9), 0; 6 (10), 0; 6 (15), etc., je note les mémes faits:
Laurent considére l’objet comme disparu s’il ne le trouve pas en baissant
simplement le bras: l’objet qu’il recherche n’est donc pas encore doué de
mobilité réelle mais est concu comme prolongeant sans plus ]’acte interrompu
de la préhension. Par contre, si l’objet tombé touche la joue de |’enfant, son
menton ou sa main, i] sait fort bien le retrouver. Ce n’est donc pas l’impé-
ritie motrice qui explique l’absence de recherche vraie, mais le caractére
primitif attribué a l’objet.
A 0; 6 (15), je note encore que, si l’objet tombe brusquement de sa
main, Laurent ne le cherche pas. Au contraire, lorsque la main est en train
de saisir l’objet qui s’échappe, ou qu’elle le déplace, le secoue, etc., alors il
y a recherche. Seulement, pour retrouver |’objectif, Laurent se borne tou-
jours 4 abaisser le bras, sans trajectoire d’exploration réelle.
A 0; 7 (5), il saisit et balance la boite de cigarettes de l’obs. 16; quand
il la perd juste aprés |’avoir prise, il la recherche de la main sur ses couver-
tures. Lorsqu’il la l4che au contraire, indépendamment de cette circons-
tance, il n’essaie pas de la retrouver. Je lui offre ensuite cette méme bofte,
au-dessus de ses yeux: il la fait tomber en la touchant, mais ne la cherche
pas !
A 0; 7 (12), il lache sur sa droite un hochet qu’il tenait en main: il le
cherche un bon moment, sans ]’entendre ni le toucher. I] renonce puis
recommence 4a chercher a la méme place. I] échoue finalement. — Dans la
suite il le perd sur sa gauche et le retrouve deux fois, parce que l’objet est
dans le prolongement direct des mouvements de son bras,
A partir de 0; 8 (8), enfin, il recherche réellement tout ce qui tombe de
ses mains.

I] faut d’abord insister sur Ja différence qui existe entre ces


réactions et les conduites du quatriéme stade, qui consistent &
rechercher des mains l'objet disparaissant du champ visuel. I]
ne s’agit toujours, dans les obs. 13-17, comme dans les obs. 6-12
(«accommodation aux mouvements rapides »), que d’une per-
manence prolongeant sans plus les mouvements antérieurs d’ac-
commodation et non pas d’une recherche spéciale de l'objet dis-
paru. L’enfant ayant eu une chose en main, désire la garder,
lorsqu’elle lui échappe: il reproduit alors sans plus le geste de
saisir qu’il a exécuté tot auparavant. Une telle réaction suppose
certes que le sujet s'attend a ce que son geste conduise au résul-
tat désiré. Mais cette attente se fonde simplement sur la croyance
que l’objet est « a disposition » de l’acte esquissé. Les obs. 15 et
16 sont a cet égard d’une signification décisive. Cela n'implique
donc encore nuJlement la permanence substantielle de la chose
indépendamment du geste ni l’existence de trajectoires objec-
tives 1: preuve en soit que le moindre obstacle venant a changer

1 Voir A ce sujet les obs. 69 du chap. II.


LA NOTION DE L’OBJET 27

la situation d’ensemble décourage l’enfant. L’enfant se borne,


en effet, 4 tendre son bras : il ne cherche pas réellement et n’in-
vente aucun procédé nouveau pour retrouver l’objet disparu.
Cela est d’autant plus frappant que c’est dans la direction méme
indiquée par les présentes conduites que se constitueront, comme
nous le verrons, de tels procédés.
Passons a l’examen d’un troisiéme groupe de conduites sus-
ceptibles d’engendrer également un début de permanence objec-
tive : les « réactions circulaires différées ». Comme nous l’avons vu
tout a Vheure, la permanence propre aux objets de ce stade n’est
encore ni substantielle ni réellement spatiale: elle dépend de
laction propre et l’objet constitue simplement « ce qui est a dis-
position » de cette action. Nous avons constaté, en outre, qu’une
telle situation provient du fait que l’activité de l’enfant de ce
niveau consiste essentiellement en réactions circulaires pri-
maires et secondaires et non pas encore en réactions tertiaires.
Autrement dit, l’enfant passe la meilleure partie de son temps
a reproduire toutes sortes de résultats intéressants, évoqués par
les spectacles ambiants, et ne cherche que peu a étudier les nou-
veautés pour elles-mémes, a expérimenter. Dés lors, l’univers de
ce stade est composé d’une série innombrable d’actions virtuelles,
Vobjet n’étant donc rien de plus que l’aliment «a disposition »
de ces actions. Si tel est le cas, il faut s’attendre a ce que les
réactions circulaires secondaires constituent ]’une des sources les
plus fécondes de permanence élémentaire : c’est ce que va nous
montrer l’analyse des « reactions circulaires différées ».
I] faut noter, en effet, que plus ou moins tét, la réaction cir-
culaire entraine une sorte de reviviscence susceptible de pro-
longer son emprise sur la conduite de l’enfant. Nous ne parlons
pas, cela va sans dire, du fait que la réaction circulaire réappa-
rait chaque fois que l’enfant se trouve en présence des mémes
objets (se secouer lorsqu’il apercoit la toiture, tirer la chaine
lorsqu’il voit le hochet auquel elle est attachée, etc.), car il ne
s’agit pas la de conduites différées, mais simplement d’habitudes
réveillées par la présence ‘d'un excitant connu. Nous songeons
exclusivement a ces actes au cours desquels la réaction circulaire
est interrompue par les circonstances pour reprendre peu aprés
sans aucune incitation extérieure. Or, dans de tels cas, le fait
que |’enfant revienne de lui-méme 4 la position et aux gestes
nécessaires pour la reprise de l’acte interrompu confére aux objets
ainsi retrouvés et reconnus une permanence analogue 4 celles
dont nous venons de parler. La permanence est méme plus sen-
sible, car l’action retrouvée, étant plus complexe, donne lieu a
une solidification d’autant plus grande des tableaux per¢us :
28 LA CONSTRUCTION DU REEL

Obs. 18. — Lucienne a 0; 8 (30) s’occupe de gratter une bofte 4 poudre,


posée a cété d’elle sur la gauche, mais abandonne ce jeu lorsqu’elle me voit
surgir sur sa droite. Elle lache donc la bofte et s’amuse un moment avec
moi, gazouille, etc. Puis, brusquement elle me quitte du regard, et se rétourne
d’emblée dans la bonne position, pour saisir la bofte : elle ne doute donc pas
que celle-ci soit «A disposition » dans la situation méme ov elle en a usé peu
auparavant,

Obs. 19. — Jacqueline A 0; 9 (3) cherche a saisir derriére sa téte une


couverture dont elle a envie pour la balancer '. Je la distrais en lui présen-
tant un canard en celluloid. Elle le regarde, puis essaie de le prendre, mais
brusquement s’interrompt pour rechercher derriére elle ia couverture qu’elle
ne voyait cependant pas.
A 0; 9 (13), elle essaie de saisir de la main gauche une bouteille que je
place A cété de sa téte. Elle ne parvient qu’a la gratter en tournant légére-
ment la figure. Elle renonce tét aprés et se met a tirer devant elle une cou-
verture en perdant de vue la bouteille. Mais, brusquement, elle se retourne
pour se remettre & ses essais de préhension. Tout se passe donc comme si
elle avait conservé le souvenir de l’objet et y revenait, aprés pause, en croyant
a sa permanence.

Obs. 20. — Chez Laurent, de telles réactions se sont révélées nombreuses


dés 0; 6. Il suffit d’interrompre 1’enfant lorsqu’il tire un cordon du toit,
gratte le bord du berceau, etc., pour le voir ensuite se tourner dans la bonne
direction et retrouver ces objets. Bornons-nous a décrire une observation
prise sur lui a 0; 6 (12) et qui tient a la fois de la réaction circulaire différée,
de l’« accommodation du regard au mouvement de chute et de la recherche
tactilo-manuelle de l’objet ». Sans étre donc typique du point de vue de la
réaction circulaire interrompue, cette observation résume fort bien ce que
nous avons vu jusqu’ici de la constitution de l’objet de ce stade.
Je pose sur le bord du toit du berceau un hochet, A peine retenu par un
cordon rabattu en arriére. Laurent se secoue aussit6t, pour balancer l’objet,
comme s’i] s’agissait d’un jouet suspendu quelconque; mais le hochet tombe,
devant sa figure et si prés qu’il le saisit d’emblée. I] replace le hochet en I’air :
méme réaction, cing ou six fois de suite. On peut donc considérer l’ensemble
de ces actes comme constituant un nouveau schéme circulaire : se secouer,
faire tomber l’objet et le saisir. Que va-t-il donc se passer lorsque le cycle
demeurera incomplet, c’est-a-dire lorsque l’objet, au lieu de tomber en un
endroit visible, disparattra du champ de la vision ? La réaction ainsi inter-
rompue se prolongera-t-elle en réaction différée et comment ?
1° Lorsque l’objet tombe apres avoir été décroché par les secousses de
Venfant, celui-ci le cherche du regard devant lui, a l’endroit habituel. S’il
ne le voit pas, il se secoue de nouveau, mais en regardant d’emblée devant
Jui et non pas en I’air. S’il entend alors le hochet, il étend la main et saisit
ce qui se présente, sans exploration réelle (il s’empare ainsi soit du hochet
lui-méme, s’il lui tombe sous la main, soit du drap, de la couverture, etc.).
2° Lorsque le hochet, en tombant du toit, a résonné d’emblée en tombant,
Laurent étend aussitét la main dans sa direction (sans le voir). Mais si,

1 Ce comportement de « balancer » appartient déja au quatriéme stade en ce


oe concerne le développement général de l’intelligence (voir vol. I, obs. 139).
fais, eu égard a la notion d’objet, la réaction différée 4 laquelle il donne lieu
dans cette observation ne dépasse pas encore le niveau du troisiéme stade. II est
évident, en effet, qu’on ne saurait synchroniser exactement, sans une grande part
d’artifice, les étapes correspondantes des évolutions propres aux diverses caté-
pel de l’intelligence sensori-motrice et que des décalages se produisent, d’au-
ant plus compréhensibles que l'on s’éloigne davantage des stades élémentaires.
LA NOTION DE L’OBJET 29

en le touchant, i] le recule involontairement, il n’avance pas la main pour


suivre la trajectoire de l’objet : il raméne simplement ce qu’il trouve (le
drap, etc.).
3° Lorsque l’enfant n’a pas vu le début de la chute du hochet, il ne le
cherche pas devant lui: ]’objet n’existe plus. En particulier, lorsque c’est
moi qui le fais tomber inopinément, sa disparition ne donne lieu a aucune
recherche. C’est donc seulement en fonction du cycle total que se déclenche
la recherche.

De telles conduites sont importantes: c’est leur accumula-


tion et leur systématisation qui entraineront peu a peu la croyance
en la permanence du monde extérieur. Mais, a elles seules, elles
ne suffisent pas a constituer la notion d’objet. Elles impliquent
simplement, en effet, que l’enfant considére comme permanent
tout ce qui sert a son action en une situation particuliére consi-
dérée. C’est ainsi que dans l’obs. 19, Jacqueline, distraite de
balancer une couverture située derriére elle, revient ensuite a
cette position, convaincue qu'elle retrouvera ]’objet souhaité en
méme temps que son activité. Mais il n’y a 1a qu’une permanence
globale et pratique, et rien n’implique encore que les objets,
une fois sortis de leur contexte, demeureraient pour elle identiques
a eux-mémes : nous verrons, en effet, qu’au moment ou |’enfant
commence a rechercher activement les objets disparus de son
champ de perception (4™¢ stade), il n’est capable encore que de
cette croyance toute pratique en la permanence globale. Ces
conduites ne vont donc pas plus loin que les prévisions primi-
tives nées de l’'accommodation visuelle aux mouvements rapides
ou de la préhension interrompue. Ce n’est pas l'objet qui cons-
titue l’élément permanent (par exemple la couverture), mais
l’acte lui-méme (balancer la couverture), donc l’ensemble de la
situation : l’enfant revient sans plus a son action.
Y aura-t-il progrés avec les « reconstitutions d’un tout invi-
sible a partir d’une fraction visible » ? De telles conduites pour-
raient théoriquement s’observer 4 tout 4ge, donc dés les pre-
miers stades: il suffirait que l’enfant, habitué a une certaine
figure d’ensemble, cherchat a la voir entiére lorsqu’il en aper¢oit
une partie. Mais, en fait, nous n’avons observé a coup sir de
telles réactions qu’une fois acquise la préhension : sans doute
est-ce l’habitude de saisir et de manipuler les objets, de leur con-
férer ainsi une forme relativement invariante, et de les situer
dans un espace plus ou moins profond, qui seule permet a l’en-
fant de se faire une représentation de leur totalité. Mais il nous
semble que cela ne prouve pas encore que la chose vue ou saisie
soit considérée par le sujet comme un objet permanent a dimen-
sions constantes, ni surtout qu’elle soit située dans des « groupes »
30 LA CONSTRUCTION DU REEL

objectifs de déplacements. Cela suffit simplement pour que I’en-


fant la considére comme un tout, méme lorsqu’il se borne a la
regarder sans l’atteindre, et pour qu'il cherche a en voir l’en-
semble lorsqu’il n’en apercoit qu’une partie:

Obs. 21. — Laurent, a 0; 5 (8), regarde ma main, dont il imite le mou-


vement. Je suis moi-méme caché derriére le toit de son berceau. A plusieurs
reprises, Laurent cherche visiblement a me voir, quittant la main des yeux
et remontant du regard le long de mon bras, jusqu’au point ov celui-ci parait
sortir du toit; il fixe ce point des yeux et semble me chercher tout autour.
A 0; 5 (25), il se secoue en présence d’un journal que je pose, en partie
sur le bord du toit de son berceau, en partie sur le cordon qui relie ce toit 4
la poignée (voir vol. I, obs. 110). Or il suffit qu’il voie une portion minime
de ce journal pour qu’il agisse de méme. A plusieurs reprises j’observe que
son regard se porte en arriére, dans la direction oU se trouve le reste du
journal, comme si Laurent s’attendait a voir surgir le tout.
A 0; 6 (17), je présente a l’enfant un crayon et, au moment ou il s’ap-
préte a le saisir, je l’abaisse progressivement derriére un écran horizontal.
Au premier essai, il retire sa main alors qu’il voit encore 1 cm. du crayon:
il regarde curieusement cette extrémité, sans paraftre comprendre. Lorsque
je reléve le crayon de 1-2 cm., il le saisit d’emblée. Second essai : j’abaisse
le crayon jusqu’a laisser sortir 2 cm. environ. Laurent retire A nouveau sa
main déja tendue. Lorsque le crayon dépasse de 3-4 cm., il le saisit. Mémes
réactions durant une série d’essais successifs : il semble donc que l’enfant
admette l’intégrité, au moins virtuelle, du crayon dés qu’il en voit 3 cm.
ou plus, et le considére comme altéré lorsqu’il n’en voit que 1-2 cm. Lorsque
le crayon est entiérement caché, Laurent ne réagit naturellement plus et
cesse méme de regarder |’écran.

Obs. 22, — Lucienne, a 0; 8 (15), regarde une cigogne en celluloid que


je viens de lui reprendre et que je recouvre d’un linge. Elle n’essaie en rien
de soulever le linge pour s’emparer du jouet. Nous reviendrons sur cet aspect
de l’expérience (voir obs. 30). Mais, lorsqu’une partie de la cigogne apparaft
en dehors du linge, Lucienne saisit aussitét cette extrémité comme si elle
reconnaissait l’ensemble de ]’animal.
La preuve qu’il s’agit bien la d’une reconstitution de l’ensemble, c’est
que toute présentation partielle n’est pas également propice. La téte ou la
queue donnent immédiatement lieu a une recherche: Lucienne enléve le
linge ? pour dégager l’animal. Mais la vue des pattes seules excite un grand
intérét sans que l’enfant cherche a saisir: Lucienne semble ne pas recon-
naitre la cigogne ou tout au moins la considérer comme altérée. On ne peut
donc pas interpréter ces faits en disant que l’enfant saisit n’importe quoi.
D’autre part, lorsque Lucienne reconnaft la cigogne a la seule vue de la téte
ou de la queue, elle s’attend bien a trouver un tout: elle souléve d’emblée le
linge, sachant d’avance que la téte ou la queue ne sont point isolées. I] est
donc d’autant plus curieux que l’enfant demeure incapable de soulever
’écran lorsque l’animal entier est caché: c’est bien l’indice que l’acte de
reconstituer une totalité 4 partir d’une fraction visible de la chose est psy-
chologiquement plus simple que l’acte de rechercher un objet entiérement
disparu.

1 Cet acte d’enlever le linge est déja du quatrié¢me stade en ce qui concerne
le fonctionnement de l’intelligence, mais la notion d’objet demeure caractéris-
tique du troisiéme stade.
LA NOTION DE L’OBJET 31

Obs. 23. — A 0; 9 (7), Lucienne présente des réactions analogues, mais


a propos d’un jouet inconnu d’elle jusqu’a ce jour. Je lui présente, en effet,
une oie de celluloid qu’elle n’a jamais vue: elle la saisit d’emblée et l’exa-
mine en tous sens.
Je pose l’oie a ses cétés (Lucienne est assise) et la recouvre sous ses yeux
d’une couverture, tant6t complétement, tantét en laissant passer la téte
(téte blanche, a bec jaune). Deux réactions trés nettes:
En premier lieu, quand l’oie disparait totalement, Lucienne renonce
aussitét 4 chercher, méme lorsqu’elle était sur le point de la saisir: elle
retire sa main et me regarde en riant.
En second lieu, lorsque le bec dépasse, non seulement elle saisit cette
partie visible et attire A elle l’animal, mais encore, dés les premiers essais,
i] lui arrive de soulever d’avance la couverture, pour prendre le tout ! L’oie
est donc concue comme une totalité au moins virtuelle, méme lorsque la téte
seule apparait.
A remarquer que ces deux sortes d’essais ont interféré sans cesse. A
aucun moment, cependant, et méme aprés avoir soulevé plusieurs fois la
couverture quand elle voyait le bec apparaitre, Lucienne n’a tenté de sou-
lever cette méme couverture lorsque l’oie était entiérement cachée! Ici
encore on constate donc combien la reconstitution d’une totalité est plus
facile que la recherche d’un objet invisible.
Mémes réactions a 0; 9 (8), c’est-a-dire le lendemain.

Obs. 24. — Nul objet n’est plus intéressant pour enfant de ce stade
que son biberon (Jacqueline et Laurent ont été sevrés vers 0; 6 et ont été
nourris jusque vers 1; 0 presque exclusivement au biberon). I] est donc
permis de considérer les réactions de l’enfant a son égard comme typiques
et comme caractérisant l’ensemble du stade.
Or Laurent, avec qui j’ai particuliérement analysé la chose, a présenté
jusque vers 0; 9 (4) trois réactions nettes, dont la réunion éclaire les obser-
vations précédentes et comporte une signification dénuée d’équivoques.
1° Il suffit que le biberon vienne a disparaitre du champ de la percep-
tion pour cesser d’exister du point de vue de l’enfant. A 0; 6 (19), par exem-
ple, Laurent se met instantanément a pleurer de faim et d’impatience en
voyant son biberon (il grognait déja depuis un moment comme il le fait assez
réguliérement a l’heure de son repas). Or, au moment précis oU je fais dis-
paraitre — l’enfant me suit du regard ! — le biberon derriére ma main ou
sous la table, il cesse de pleurer. Sitdt que l’objet réapparait, nouvelle explo-
sion du désir, puis calme plat aprés disparition. Je répéte encore quatre fois
V’expérience : le résultat est constant, jusqu’au moment ot le pauvre Lau-
rent, qui commence a trouver la plaisanterie mauvaise, entre en une vio-
lente colére.
Or, ce comportement s’est conservé, avec la méme netteté, jusque vers
0; 9. Il semble donc évident que, pour l’enfant, l’existence objective du
biberon est subordonnée a sa perception. Ce n’est pas a dire, naturellement,
que le biberon disparu soit radicalement ouwlié : la colére finale de ’enfant
montre assez que celui-ci estime pouvoir compter sur l’objet. Mais, c’est
précisément qu’il le considére comme étant «a disposition » de ses désirs, a
la maniére des objets dont nous avons parlé jusqu’ici, et non pas comme
existant substantiellement sous ma main ou sous la table. Sinon, il se com-
porterait tout autrement, au moment de sa disparition : il manifesterait, 4
cet instant précis, un désir encore plus intense que pendant la perception
normale. C’est ce que montre clairement la réaction suivante.
2° Lorsque je fais disparaitre le biberon en partie seulement, et que
Laurent en apercoit ainsi une petite fraction a cété de ma main, d’un linge
sy LA CONSTRUCTION DU REEL

ou de la table, les manifestations de son désir se font plus impéricuses encore


que durant la perception intégrale. Tout au moins, demeurent-elles identi-
ques: Laurent trépigne, crie, en regardant fixement la partie visible de
V’objet. Jusqu’a 0; 7 (1) il n’a pas tendu les bras, parce qu’il n’avait pas
Vhabitude de tenir son biberon, mais, dés cette date, il cherche a l’atteindre.
Si je le lui offre, A demi recouvert d’un linge, il s’empare de ce qu’il voit
sans mettre en doute une seule seconde qu’il s’agit bien de son biberon.
Il réagit ainsi comme Lucienne 4a l’égard de sa cigogne (obs. 22) ou de son
oie (obs. 23), A cette différence prés qu’il ne sait pas soulever sans plus le
linge et se borne a en dégager peu a peu et assez maladroitement le biberon
(comme nous Il’avons noté, ]’action d’enlever d’un coup le linge, ou l’obs-
tacle quel qu’il soit, est déja du quatriéme stade, en ce qui concerne le
développement de l’intelligence en général, et il apparait peu avant la décou-
verte de l’objet caractéristique du méme stade, découverte qu’il déclenche
précisément tét ou tard).
Notons, enfin, A propos de cette seconde réaction, que Laurent recon-
nait son biberon quelle que soit la partie visible. Si c’est la tétine qu’il aper-
coit, il est naturel qu’il réagisse ainsi, mais, lorsque c’est le mauvais bout,
son désir est le méme : il admet donc ]’intégrité au moins virtuelle du bibe-
ron, dans le méme sens qu’il a admis a 0; 6 (17) celle du crayon (obs. 21)
et que Lucienne a postulé celles de la cigogne et de l’oie (obs. 22 et 23). Seu-
lement, comme va le montrer la troisiéme réaction — laquelle éclaire singu-
liérement la signification des deux premiéres — cette intégrité n’est concue
par l’enfant que comme virtuelle. Tout se passe comme si ]’enfant admettait
que |’objet se fait et se défait alternativement: il suffit, indépendamment
de tout écran, de présenter 4 Laurent le biberon 4 l’envers pour qu’il le con-
sidére comme incomplet et privé de tétine, tout en s’attendant a ce que cette
tétine surgisse t6ét ou tard d’une maniére ou d’une autre. Lorsque |’enfant
voit une partie de l’objet émergé de |’écran et postule l’existence de la tota-
lité de cet objet, il ne considére donc pas encore cette totalité comme toute
constituée « derriére » ]’écran, il admet simplement qu’elle est en train de
se constituer a partir de ]’écran.
3° Décrivons donc en deux mots cette troisiéme réaction, quitte a y
revenir en détail 4 propos de la notion d’espace et des « groupes » obtenus
par «renversements ».
Dés 0; 7 (0), jusqu’a 0; 9 (4), Laurent a été soumis 4 une série d’essais,
soit avant le repas soit en un temps quelconque, pour voir s’il serait capa-
ble de retourner cet objet et de trouver la tétine lorsqu’il ne la voit pas.
Or l’expérience a donné des résultats absolument constants: il suffit que
Laurent apercoive la tétine pour l’amener & sa bouche, mais il suffit qu’il
ne la voie plus pour qu’il renonce a toute tentative de renversement. L’objet
n’a donc pas d’« envers », ou, si l’on préfére, il n’est pas ordonné selon trois
dimensions. Néanmoins, Laurent s’attend a voir apparaftre la tétine, et,
évidemment dans cet espoir, il suce le mauvais bout du biberon avec assi-
duité (pour plus de renseignements sur ce comportement, voir les obs. 78
du chap. II). C’est en ce sens que nous parlons de totalité virtuelle, du point
de vue de la notion d’objet : le biberon est déja un tout pour Laurent, mais
ses divers éléments sont encore concus comme étant «a disposition » et non
pas comme demeurant organisés spatialement.
Une telle réaction confirme donc la signification des deux premiéres ainsi
que celle des diverses observations précédentes.

Obs, 25, — Jacqueline, de méme, & 0; 6 (29), ouvre la bouche en voyant


son biberon approcher. Lorsqu’il est prés d’elle, A portée de son bras, je
cache le biberon de ma main. Jacqueline trépigne de colére et d’impatience :
LA NOTION DE L’OBJET ap

elle n’a pas l’idée d’écarter ma main, mais elle la fixe du regard avec une
expression d’attente et de désir intenses. Tout se passe donc comme si le
biberon lui était apparu comme émanant de ma main et comme si cette
émanation étant venue a disparaitre, elle s’attendait a la voir réapparaitre
sans plus.

Ces conduites témoignent assurément d’un début de solidi-


fication de la chose percue et d'une certaine permanence attri-
buée aux tableaux visuels et tactiles. Mais, elles ne prouvent
pas encore l’existence d’« objets » en général. Lorsqu’une partie
du jouet est visible, ]’enfant croit bien a la matérialité de celui-ci,
mais il suffit qu’il soit entierement caché pour que le sujet cesse
d’admettre qu'il existe substantiellement et soit simplement
dissimulé derriére ]’écran. En d’autres termes, Laurent, dans
l’obs. 21, ne se représente sans doute pas que je suis « derriére »
le toit, mais quelque chose prét a surgir du toit. Ni lui ni Jac-
queline, dans les obs. 24 et 25, n’imaginent le biberon « derriére »
ma main. Quant 4 Lucienne, dans les obs. 22 et 23, elle concoit
la cigogne et l’oie comme des totalités émanant en quelque sorte
de la couverture elle-méme. Les notions de « devant » et « der-
riere », ’idée d’un objet demeurant 4 l'état substantiel sous un
autre qui le cache, etc., sont, en effet, d’une grande complexité,
car elles supposent ]’élaboration de « groupes» et de lois de
perspectives : or, on vient de constater que ces derniers sont loin
de se constituer d’emblée, sit6t acquise la capacité de saisir les
objectifs visuels.
Les conduites suivantes paraissent néanmoins témoigner de
la présence de telles notions. Au premier abord, les observations
que nous allons décrire, de «suppression des obstacles empé-
chant la perception », semblent ainsi plus décisives qu’elles ne le
sont en réalité, mais une analyse attentive nous montrera leur
différence d’avec les conduites ultérieures auxquelles on serait
tenté de les assimiler. Dés 5-7 mois, en effet, l'enfant devient
capable de pratiquer une sorte de jeu de cache-cache, qui con-
siste a enlever de devant sa figure les écrans lui bouchant la vue :

Obs. 26. -—- A 0; 7 (29), Jacqueiine est cachée sous son oreiller (qu’elle
a mis elle-méme sur sa figure). Je l’appelle: elle se débarrasse aussitdt de
cet obstacle pour me regarder.
A 0; 8 (12), on lui met Voreiller sur la figure : elle l’enléve aussitét en
riant aux éclats et cherche d’emblée a voir qui est 1a.
A 0; 8 (13), Jacqueline a un drap sur la figure. Entendant mes pas,
lorsque je m’approche, elle se découvre immédiatement.

Obs. 27. — Laurent, 4 0; 5 (25), enléve maladroitement, mais aussi


rapidement que possible, un coussin que je lui mets sur la figure et qui l’em-
péche de voir. Lorsque j’étends sur son visage quelque chose de moins génant,
34 LA CONSTRUCTION DU REEL

comme son petit oreiller léger, il ne le retire pas de suite, mais s’en débar-
rasse dés qu’il entend une voix et cherche a voir qui est devant lui.
A 0; 7 (15), il est étendu et tire spontanément des deux mains son chale
au-dessus de lui, jusqu’a la hauteur de son nez. I] regarde sous le chale avec
curiosité. Je l’appelle : il cherche des yeux au-dessus de lui et par derriére,
mais il n’a pas d’emblée l’idée de déplacer le chale. Aprés un moment, il le
déplace cependant et m’apergoit devant lui. Puis il reprend son jeu et se
couvre A nouveau. Je l’appelle encore : cette fois il abaisse aussit6t le chale
de maniére a bien dégager sa vue. Mais il ne me voit pas, parce que je suis
un peu plus prés de ses pieds que précédemment : i] ne lui vient cependant
pas al’esprit d’abaisser davantage l’écran, bien que je l’appelle constamment.
A 0; 7 (28), Laurent est assis et je place un grand coussin entre lui et
moi, de maniére a faire écran. Le coussin demeure vertical, mais je le mets
tantét du cété de Laurent (A 10 cm. de sa figure), tantét de mon cété (a
20-30 cm. de lui) ;: lorsque l’écran est de son cété il l’abaisse de suite, mais
lorsqu’il est du mien il ne réagit pas. Cependant je disparais et réapparais
lentement, comme je viens de le faire au moment ou il abaissait le coussin
de son cété, et rien ne serait plus facile pour lui que de répéter la chose dans
cette nouvelle position.
Entre 0; 7 (13) et 0; 8 (0), Laurent découvre les conduites du quatriéme
stade en ce qui concerne le mécanisme de Il’intelligence ; écarter les obsta-
cles (vol. I, obs. 122-123), etc. Du point de vue qui nous intéresse ici, de tels
comportements précédent de quelques semaines la construction de l’objet
du quatriéme stade, mais ils y conduisent peu A peu. C’est ainsi que, a
0; 8 (1), Laurent abaisse d’une main un coussin. masquant la moitié infé
rieure d’une bofte que je lui offre, et la saisit de l’autre. A 0; 8 (8), il va
jusqu’a se pencher pour voir plus longtemps son ours que je fais disparaftre
derriére le coussin, etc. Mais nous verrons tout a l’heure que, durant cette
période de transition (jJusque vers 0; 9), l’enfant se conduit toujours comme
si objet entiérement disparu du champ de la perception n’existait plus
(voir les obs. 32 et 33).

De telles conduites, comme les «reconstitutions d’un tout


invisible a partir d’une fraction visible », semblent au premier
abord montrer que |’enfant posséde la notion d’un objet substan-
tiel caché derriére un écran. Mais avant de conclure ainsi, il con-
vient de se demander jusqu’a quel point l’action de l'enfant ne
prolonge pas simplement ses accommodations antérieures ou
habituelles. Dans ce dernier cas, on ne pourrait parler encore de
la notion d’objets se déplagant dans l’espace, mais simplement
d’un début de permanence relative a la perception et a l’action
en cours. I] faut insister, en effet, sur ce point que, dans les exem-
ples décrits 4 l’instant, l’enfant cherche moins 4 libérer l'objet
masqué par un écran qu’a libérer sa propre perception: or, si
c’est la ce qu’il cherche a faire, il peut y parvenir sans posséder
d’avance les notions de «devant», «derriére » ou d’objets cachés
les uns par les autres. Sans doute une telle conduite ménera &
ces notions, mais elle ne les implique nullement d’emblée.
Lorsque Jacqueline ou Laurent débarrassent leur figure de
leur oreiller ou de linges variés (obs. 26 et 27), ils ne font rien
LA NOTION DE L’OBJET 35

de plus que ce dont est capable tout bébé dés 6 mois. En de jolies
expériences, en effet, M™e¢ Buhler a montré que dés le septiéme
mois, en moyenne, |’enfant, méme couché sur le ventre, est
capable de se défaire d’un linge posé sur son visage !.
Lorsque ensuite, Laurent (obs. 27), dés 0; 7 (15), écarte la
couverture qui le sépare de moi, il ne fait, nous semble-t-il, que
de généraliser ce qu’il a appris pratiquement en enlevant les
linges posés sur sa figure. I] ne s’agit donc pas encore 1a de l’acte
par lequel l’enfant concoit un objet comme demeurant perma-
nent derriére les autres, mais d’un schéme pratique ne conférant
aux objets d’autre permanence que celle dont nous avons vu
la nature 4 propos des « réactions circulaires différées » et des
autres conduites de ce stade. Preuve en soit que, s’il sait écarter
lécran suffisamment pour regarder devant lui, il ne parvient
point encore a le déplacer en fonction de l’objet caché. Il n’y a
donc 1a, toujours, qu’une permanence prolongeant sans plus les
mouvements d’accommodation, et non pas encore une perma-
nence objective indépendante de |’action.
En bref, aucun de ces faits ne témoigne encore de l’existence
d’objets proprement dits. Les objets demeurent, dans de telles
conduites, ces choses «a disposition » dont nous avons parle,
douées d’une permanence globale et toute pratique, c’est-a-dire
reposant sur la constance des actions comme telles. Ceci nous fait
comprendre la vraie nature des «reconstitutions de totalités
invisibles a partir d’une fraction visible » : ou bien, en effet, ]’en-
fant voit un fragment de l’objet et l’action de saisir ainsi déclen-
chée confére une totalité 4 la chose percue, ou bien il ne voit plus
rien et n’attribue plus aucune existence objective a l’objet dis-
paru. On ne saurait donc dire que l’objectif 4 moitié caché est
cong¢u comme masqué par un écran: il est simplement percu
comme étant en train d’apparaitre, )’action seule lui conférant
une réalité totale.
Cependant, il va de soi que ces deux derniers groupes de
conduites et en particulier le cinqui¢me (obs. 26 et 27) sont ceux
qui nous rapprochent le plus de la prise de possession réelle de
lobjet, c’est-a-dire de l’appdrition de la recherche active de
Yobjet disparu. Cette recherche se différencie, nous semble-t-il,
seulement a partir du moment ou elle ne prolonge plus de maniére
immeédiate les mouvements esquissés d’accommodation, mais ou
de nouveaux mouvements deviennent nécessaires, au cours de
l’action, pour écarter Jes obstacles (en l’espéce les écrans) venant
s’interposer entre le sujet et l’objet. Or, c’est précisément ce qui

1 Voir Ch. BOsLER et H. HeEtzER, Kleinkindertests, Leipzig 1932, p. 42-43.


36 LA CONSTRUCTION DU REEL

ne se produit pas encore au cours du présent stade. Tous les


comportements énumérés jusqu’ici prolongent, en effet, sans plus
l’action en cours. Pour ce qui est des accommodations visuelles
aux mouvements rapides, des préhensions interrompues et des
réactions circulaires différées, cela est bien clair, les troisiemes
consistant simplement a revenir a ]’acte momentanément sus-
pendu et non pas a compliquer |’action en écartant les obstacles
qui surgissent. Quant a la « reconstitution des totalités invisibles »
et a la «suppression des obstacles empéchant la perception »,
elles semblent l’une et l’autre impliquer cette différenciation,
mais ce n’est qu’une apparence. Lorsque l'enfant cherche a
atteindre un objectif 4 demi caché et, pour ce faire, écarte l’obs-
tacle qui recouvre la partie invisible, il n’exécute nullement une
action aussi compliquée que celle d’enlever un écran masquant
l’objet entier. Dans ce dernier cas, en effet, l’enfant doit renoncer
momentanément a son effort de préhension directe de l'objet, pour
soulever un écran concu comme tel; dans le premier cas, au con-
traire, l’enfant voit en partie ]’objet qu’il cherche 4 saisir, il n’en
reconstitue la totalité qu’en fonction seulement de cette action
immédiate et ne fait rien de plus, en écartant l’obstacle, que ce
qu’il fait constamment lorsqu’il dégage un jouet quelconque des
couvertures ou des linges avec lesquels il l’a saisi maladroite-
ment. On ne peut donc parler encore de conduite spéciale consis-
tant a enlever l’écran. Quant a la «suppression des obstacles
empéchant la perception », nous venons de voir qu’il s’agit, pour
ainsi dire, d’un obstacle par rapport au sujet et non pas par
rapport a l’objet: il y a bien, si l’on veut, différenciation de
laction, mais non pas encore mise en relation de l’obstacle-écran
et de l’objet comme tel. De ce point de vue, l’objet n’est encore
que le prolongement de l’action en cours.
Que va-t-il donc se passer lorsque l’enfant, cherchant a saisir
un objectif quelconque, verra celui-ci disparaitre enti¢rement
derriére un écran ? Nous avons examiné jusqu’ici ce que l'enfant
sait faire durant ce troisiéme stade. Il importe maintenant de
mettre en évidence ce qu’il ne sait pas faire : or, dans la situation
que nous venons de supposer, il se produit ce phénomeéne frap-
pant et essentiel que l’enfant renonce 4 toute recherche, ou bien
cherche les objets ailleurs que sous l'’écran, par exemple autour
de la main qui vient de les y placer :

Obs, 28. — Jacqueline, a 0; 7 (28), cherche 4a saisir un canard en cellu-


loid sur le haut de son duvet. Elle l’attrape presque, se secoue, et le canard
glisse a cété d’elle. Il tombe trés prés de sa main, mais derriére un repli de
son drap. Jacqueline a suivi des yeux le mouvement, elle l’a méme suivi
de la main qui cherchait a saisir. Mais dés que le canard a disparu... plus
LA NOTION DE L’OBJET ai

rien ! Elle n’a nullement l’idée de chercher derriére le repli du drap, ce qui
serait pourtant bien facile (elle le tortille machinalement et sans aucune
recherche). Seulement, chose curieuse, elle recommence a se secouer elle-
méme, comme elle faisait en essayant d’atteindre le canard, et regarde un
instant a nouveau le haut du duvet.
Je sors alors le canard de sa cachette et le mets trois fois A proximité
de sa main. Les trois fois, elle cherche 4a le saisir, mais, au moment. ov elle
va le toucher, je le replace ostensiblement sous le drap. Jacqueline retire
alors aussit6t sa main et renonce. La seconde et la troisiéme fois je lui fais
saisir le canard 4 travers le drap et elle l’agite un court instant, mais elle n’a
pas l’idée de soulever le linge.
Je recommence alors l'expérience initiale. Le canard est sur le duvet.
En cherchant a I’atteindre elle le fait 4 nouveau glisser derriére le repli du
drap : aprés avoir regardé un instant ce repli (qui est donc a proximité de
sa main), elle se retourne et suce son pouce. ‘
Je lui présente ensuite sa poupée qui crie. Jacqueline rit. Je la cache
derriére le repli du drap : elle grogne. Je fais crier la poupée : aucune recher-
che. Je la présente A nouveau et l’entoure d’un mouchoir : pas de réaction.
Je fais crier la poupée dans Je mouchoir : rien.

Obs. 29. -— Jacqueline, a 0; 8 (2), est assise a cété d’une table et regarde
une bofte d’allumettes que j’agite au-dessus du plateau de la table, en fai-
sant le plus de bruit possible. La boite passe doucement sous la table, en
continuant a résonner: Jacqueline me regarde alors, au lieu de chercher
sous la table d’ot peut provenir le bruit qu’elle entend.
Plusieurs essais, tous négatifs.
A 0; 8 (16), je mets sous ses yeux ses clochettes sous la couverture, en
faisant boule pour faciliter les recherches. Je secoue le tout pour que les clo-
chettes sonnent. Aucune réaction. Tant qu’elle entend le bruit, elle rit, mais
ensuite elle suit mes doigts des yeux au lieu de chercher sous la couverture.
Je tire ensuite le cordon attaché aux clochettes, qui est resté visible.
Elle imite et écoute le son mais ne cherche toujours pas sous Ja couverture.
Je souléve alors celle-ci pour faire voir l’objet : Jacqueline tend la main
avec précipitation, mais, au moment ou elle va l’atteindre, je le recouvre
et Jacqueline retire sa main. Je refais l’expérience mais en cachant cette
fois les clochettes derriére un simple repli du drap : méme réaction négative,
malgré le son entendu. Les essais suivants ne donnent rien de plus.
A 0; 9 (8), donc a l’Age ot elle sait fort bien enlever un écran bouchant
sa vue (voir obs. 26 et 27), Jacqueline joue avec un perroguet. Je Ie lui enléve
des mains et le mets derriére le repli de drap qu’elle a sous les yeux. Je tape
dessus, et la grenaille résonne. Jacqueline fait de méme, mais ne cherche
pas sous le drap. Je laisse alors entrevoir quelques millimétres de ]’extré-
mité de la queue: elle le regarde curieusement, comme sans comprendre.
Elle cherche a saisir mais attrape le drap en méme temps que le perroquet :
elle tripote alors le tout sans pouvoir dissocier.

Obs. 30. — Lucienne, a 0; 8 (12), se conduit comme Jacqueline a pareille


date : lorsqu’elle est sur le point de saisir un objet et qu’on le fait disparaitre
sous un mouchoir, une couverture tendue ou la main de l’observateur, elle
renonce aussitdét.
Lorsque je cache son hochet sous la couverture et le fais résonner, elle
regarde dans la bonne direction mais examine sans plus la couverture elle-
méme, sans chercher a la soulever.
A 0; 8 (15), Lucienne est assise et cherche a reprendre une cigogne en
celluloid (contenant de Ja grenaille) qu’elle vient de tenir et de secouer
38 LA CONSTRUCTION DU REEL

(voir obs. 22). Je pose cette cigogne 4 cdté de son genou droit, en la recou-
vrant d’un bord du linge sur lequel se trouve précisément |’enfant : rien ne
serait donc plus simple que de la retrouver. En outre, Lucienne a suivi trés
attentivement du regard chacun de mes gestes, qui ont été lents et bien
visibles. Cependant, dés que la cigogne disparaft sous le linge, Lucienne
quitte celui-ci des yeux et regarde ma main. Elle l’examine avec grand inté-
rét mais ne s’occupe plus du linge.
Je dégage la cigogne, sous les yeux de Lucienne. Celle-ci prend I’objet,
ce qui a pour effet de réveiller son intérét. J’ai soin de répéter cette manceu-
vre, par précaution, aprés tous les essais suivants. En outre le fait de décou-
vrir la cigogne sous les yeux de l’enfant devrait aider celui-ci : ses réactions
négatives ont donc d’autant plus d’intérét.
Essais 2-7 : toujours rien, sinon que Lucienne regarde mes mains vides
avec stupéfaction.
Essai 8 : je tape sur le linge, aprés y avoir caché la cigogne au vu de l’en-
fant. Lucienne entend la cigogne et tape A son tour. Or, dés qu’elle percoit
le son ainsi produit, elle regarde ma main (laquelle est appuyée sur le bord
du berceau 4 30 cm. de 14), comme si la cigogne devait y étre encore, ou
devait y étre a nouveau.
Essais 9-12: présentations partielles, décrites dans l’obs. 22.
Essais 13-15. Lorsque la cigogne est 4 nouveau cachée complétement,
Lucienne revient a ses réactions négatives. Elle recommence a regarder
ma main lorsqu’elle entend la cigogne sous le linge. Il lui arrive méme a deux
reprises de taper sur ma main, comme elle vient de le faire sur Ja cigogne
recouverte du linge: nouvelle preuve qu’elle considére la cigogne comme
devant émaner de cette main.
A 0; 8 (16), donc le lendemain, la méme expérience donne le méme résul-
tat : Lucienne continue de chercher dans mes mains lorsqu’elle a elle-méme
tapé sur la cigogne recouverte du linge.

Obs. 31. — A 0; 9 (7), Lucienne cherche A saisir une oie en cellulofd,


que je recouvre d’une couverture, soit entiérement, soit partiellement. On
a vu, dans l’obs. 23, le début des réactions: Lucienne a beau saisir l’oie
avec précision lorsqu’elle en apercoit le bec (elle la dégage dans ce cas de la
couverture et souléve méme celle-ci d’avance), elle demeure incapable de
chercher l’objet lorsqu’il est entiérement recouvert.
A la fin de l’expérience, je facilite les choses de la maniére suivante:
l’animal étant sous la couverture et Lucienne ayant retiré sa main, je tape
sur l’oie, qui résonne alors trés clairement. Lucienne m’imite aussitét, tape
de plus en plus fort et rit; mais elle n’a pas l’idée de soulever l’écran. Je
laisse alors A nouveau passer le bec : Lucienne souléve aussitét la couverture
pour chercher la béte. Je la recouvre ensuite : elle tape, rit, regarde un ins-
tant mes mains, mais ne touche plus 4 ]’écran.

Obs, 32. — Laurent, comme on l’a vu (obs. 24), cesse de pleurer, a


0; 6 (19), et jusque vers 0; 9, au moment ot il voit disparaftre le biberon
qu’il désirait :tout se passe donc comme si l’enfant admettait qu’il cesse
d’exister substantiellement. En particulier, 4 0; 7 (3), Laurent est a la diéte
depuis une semaine, il crie de faim aprés chaque repas et retient frénétique-
ment son biberon; cependant il suffit que je cache lentement l’objet derriére
mon bras ou mon dos pour que Laurent se calme. Il hurle en le voyant dis-
paraitre, mais, au moment précis ov il ne le voit plus, il cesse de réagir.
A 0; 7 (28), je lui présente un grelot derriére un coussin (le coussin de
V’obs. 27): tant qu’il voit le grelot, si peu que ce soit, il essaie de le saisir
par-dessus l’écran, qu’il abaisse plus ou moins intentionnellement. Mais il
LA NOTION DE L’OBJET 39

suffit que le grelot disparaisse entiérement pour ne plus donner lieu a aucune
recherche.
Je reprends alors l’expérience en me servant de ma main comme écran.
Laurent a le bras tendu et va saisir le grelot au moment oN je le fais dispa-
raitre derriére ma main (ouverte et placée a 15 cm. de lui) : il retire aussitét
son bras,.comme si le grelot n’existait plus. Je secoue alors ma main, en la
présentant toujours de dos et en retenant le grelot collé contre ma paume :
Laurent regarde attentivement, trés surpris de retrouver le bruit du grelot,
mais i] ne cherche pas a le saisir. Je retourne légérement la main et il voit
le grelot : il tend alors la sienne dans la direction de l’objet. Je cache a
nouveau le grelot en changeant la position de ma main: Laurent retire la
sienne. Bref, il n’a nullement encore la notion que le grelot est « derriére >
Ma main, car il ne cong¢oit pas }’« envers » de celle-ci (voir obs. 24, réaction 3).
Aprés quoi, je pose le grelot devant lui, mais, au moment ou, le bras
tendu, i) va le saisir, je le recouvre d’une mince étoffe : Laurent retire sa
main. I] tape de l’index sur le grelot, A travers le linge, et le grelot résonne :
Laurent regarde avec grand intérét ce phénoméne, puis il suit des yeux ma
main que je retire ouverte et la fixe un moment (comme si le grelot allait en
surgir). Mais il ne souléve pas le linge.

Obs. 33. — A partir de 0; 8 environ, comme on 1’a vu (obs. 27), Laurent


commence a écarter ]’écran ou méme & se pencher pour voir par-dessus.
Mais, durant toute cette phase intermédiaire entre le troisiéme et le qua-
triéme stade, il ne parvient toujours point a soulever 1’écran lorsque
Vobjet a entiérement disparu. C’est ainsi que, a 0; 8 (8) il est incapable de
retrouver ma montre sous son petit oreiller, posé devant lui. La chose est
d’autant plus curieuse qu’il vient de rechercher de la main (en dehors du
champ visuel) la montre qui lui échappait (« objet tactile » et « préhension
interrompue »: voir obs. 17). Mais, lorsque je place la montre sous ses yeux
et que, au moment ot il va la saisir, je la recouvre de son petit oreiller, il
retire la main en grognant. I] lui serait pourtant bien facile de soulever son
oreiller, comme il Je fait sans cesse en jouant.
A 0; 8 (25), Laurent me regarde alors que je mets un coussin contre ma
figure. I] commence par se hausser pour m’apercevoir par-dessus 1’écran,
puis il en vient a enlever ]’écran (il me sait donc présent). Mais lorsque je
me couche devant lui, avec le coussin sur ma téte, il ne le souléve pas, méme
si je dis « coucou ». I] regarde simplement mon épaule a l’endroit ot je dis-
parais sous le coussin, et ne réagit plus. — De méme les objets qu’il me voit
cacher sous le coussin ne donnent lieu A aucune réaction. Ce n’est qu’aprés
0; 9 qu’il se met a chercher l’objet en de telles conditions.

En bref, tant que la recherche de l’objet disparu prolonge


sans plus les mouvements d’accommodation en cours, |’enfant
réagit 4 cette disparition. Dés qu’il s’agit, au contraire, de faire
plus, c’est-a-dire d’interrompre les mouvements de préhension,
d’accommodation visuelle, etc., pour soulever un écran con¢u
comme tel, l’enfant renonce a toute recherche active : il se borne
a regarder la main de l’expérimentateur comme si l'objet devait
en émaner. Méme lorsqu’il entend l’objet sous le linge servant
d’écran, il ne parait pas croire 4 sa permanence substantielle.
Comment donc interpréter l’ensemble des conduites de ce
stade ? Elles marquent assurément un progrés notable sur celles
40 LA CONSTRUCTION DU REEL

du stade précédent. Un degré de plus de permanence est attri-


bué aux tableaux disparus, puisque l'enfant s’attend 4 les retrou-
ver non seulement a l’endroit méme oi ils ont été laissés, mais
encore en des lieux situés sur le prolongement de leur trajectoire
(réaction a la chute, préhension interrompue, etc.). Seulement,
a comparer ce stade au suivant, nous constatons que cette per-
manence demeure liée exclusivement & l’action en cours et n’im-
plique pas encore l'idée d’une permanence substantielle indépen-
dante de la sphére d’activité de l’organisme. Tout ce que postule
l’enfant, c’est qu’en continuant de tourner la téte ou de la baisser,
il verra telle image disparue a l’instant, qu’en abaissant la main
il retrouvera l’impression tactile éprouvée t6t auparavant, etc.
Il témoigne, en outre, d’impatience ou de déception en cas
d’échec. I] sait toujours, en fin de compte, rechercher le tableau
en sa position absolue, c’est-a-dire la ow il l’a observé au début
de l’expérience (dans les mains de l’expérimentateur, par exem-
ple) : mais ce retour a la position initiale est encore déterminé
par l’activité propre, le privilége de cette position étant da sim-
plement au fait qu’elle caractérisait le début de l’action en cours.
Mais deux explications pourraient rendre compte de cette
limitation apparente de la permanence objective. On pourrait
admettre, en premier lieu, que l’enfant croit comme nous 4 un
univers d’objets substantiels; seulement il ne préterait atten-
tion qu’aux choses sur lesquelles il peut agir, les autres lui deve-
nant aussitot indifférentes et étant immédiatement oubliées.
Selon la seconde explication, au contraire, les tableaux percus ne
seraient doués de permanence réelle que dans la mesure ow ils
dépendraient de ]’action propre : l'enfant se représenterait ainsi
l’existence de ces tableaux comme résultant en quelque sorte de
l’effort méme qui est accompli pour les utiliser et pour les
retrouver.
S’il n’est guére possible de trancher entre ces deux hypothéses
lorsque l'on s’en tient aux seules données du présent stade,
l'examen de l’évolution entiére de la notion d’objet, semble
imposer le choix de la seconde, surtout si l’on se référe aux impli-
cations cachées sur lesquelles chacune repose en réalité. Si la
premiére était vraie, en effet, il faudrait admettre que l'enfant
concoit d’emblée l’'univers comme extérieur a l’action propre et
distingue donc celle-ci des relations qui existent entre les choses
comme telles. En outre, et par cela méme, il faudrait admettre
que l’univers initial est d’emblée spatial, non seulement en tant
qu'il est percu, mais encore en tant que les objets disparus sont
censés occuper une position déterminée. Au contraire, la seconde
hypothése attribue 4 l'enfant une sorte de solipsisme pratique
LA NOTION DE L’OBJET 41

tel que les tableaux externes ne soient pas dissociés d’emblée


des activités qui les utilisent, et tel que le moi s’ignore comme
sujet, pour fondre dans les choses elles-mémes les impressions
d’effort, de tension, de désir et de satisfaction qui accompagnent
les actes. L’univers primitif ne serait donc pas organisé spatiale-
ment, sinon en fonction de ]’action en cours, et l'objet n’existe-
rait pour le sujet que dans la mesure oii il dépend de cette action
elle-méme. Or si le probléme est posé dans ces termes, tout sem-
ble parler en faveur de la seconde solution. D’une part, on ne
voit pas comment l’enfant dissocierait de son activité l’univers
en tant que permanent, puisque précisément il ne cherche pas
encore a agir sur les choses disparues et n’éprouve donc en rien
leur résistance a son égard. D’autre part, la suite nous montrera
que ses conduites les plus significatives s’opposent a ce qu’on lui
attribue la croyance en un espace immobile et général dans
lequel prendraient place les objets non visibles, aussi bien que
les autres, et son propre corps, aussi bien que les choses. En
réalité, le sujet n’existe pas pour sa propre conscience et se situe
encore moins dans l’espace: dés lors les choses ne s’ordonnent
spatialement que dans |’action immediate et ne demeurent per-
manentes qu’en fonction de cette action.
En effet, l’enfant ignore, a ce stade, le mécanisme de ses
propres actions et ne les dissocie donc pas des choses elles-mémes :
il n’en connait que le schéme total et indifférencié — nous l’avons
appelé le «schéme d’assimilation » — englobant en un acte
unique les données de la perception extérieure ainsi que les
impressions internes de nature affective, kinesthésique, etc.
Tant que l’objet est présent, il est assimilé 4 ce scheme et ne sau-
rait donc étre concu en dehors des actes auxquels il donne lieu.
Lorsqu’il disparait, ou bien il est oublié parce que trop peu
dynamogéne, ou bien il laisse la place 4 un sentiment de décep-
tion ou d’attente, et au désir de continuer I’action. Il se produit
alors ce qui fait l’essentiel de la réaction circulaire ou assimila-
tion reproductrice : un effort de conservation. Cet effort s’irradie
comme toujours en mouvements prolongeant l’action en cours,
et, si le tableau disparu est retrouvé, il apparait sans plus comme
le couronnement de cette action. Rien de tout cela n’‘implique
ainsi la permanence substantielle :la permanence dont il s’agit
nest encore que celle dont est imprégnée lactivité circulaire en
général, c’est-a-dire en définitive l’activité assimilatrice elle-
méme. L’univers de ]’enfant n'est toujours qu’un ensemble de
tableaux, sortant du néant au moment de l’action, pour y ren-
trer avec son extinction. Il s’y ajoute seulement cette circons-
tance que les tableaux subsistent plus longtemps qu auparavant,
42 LA CONSTRUCTION DU REEL

parce que l’enfant cherche 4 faire durer ces actions plus que par
le passé :ou bien donc il retrouve, en prolongeant celles-ci, les
tableaux disparus, ou bien il suppose ces derniers « a disposition »
dans la situation méme oti a débuté |l’acte en cours.
La preuve que cette interprétation est la bonne, si pénible
soit-elle pour notre réalisme, c’est que l’enfant ne fait rien pour
rechercher l'objet lorsqu’il n’est ni dans le prolongement du
geste esquissé, ni dans sa position initiale: les obs. 28-33 sont
ici décisives.
Seulement ne pourrait-on pas rendre compte de ces derniers
faits en invoquant simplement |’impéritie motrice ou les défauts
de la mémoire de |’enfant ? Nous ne voyons guére comment.
I] n’y a, d’une part, rien de difficile pour le bébé de 7-9 mois a
soulever un linge, une couverture, etc. (il le fait bien dans les
obs. 26 et 27). D’autre part, nous allons voir, en étudiant les
conduites du quatriéme stade, que la constitution de l’objet est
loin d’étre achevée lorsque l’enfant commence a chercher sous
les écrans: il ne tient pas compte d’abord des déplacements
percus et recherche toujours |’objet en sa position initiale!
Mais alors ne pourrait-on pas dire que l’objet existe d’emblée
substantiellement, sa localisation dans ]’espace étant seule sujette
a difficultés ? Comme nous le verrons plus loin, une telle dis-
tinction est en fait dénuée de signification : exister a titre d’ob-
jet, c’est étre ordonné dans l’espace, car |’élaboration de ]’espace
n’est précisément autre chose que l’objectivation des tableaux
percus. Une réalité qui demeure simplement « a disposition » de
l’action sans étre située dans des « groupes » objectifs de dépla-
cements n’est donc pas un objet: c’est uniquement un acte
virtuel.
Une derniére remarque. L’état de choses dans lequel nous
laisse ce troisiéme stade est encore incohérent. D’une part |’en-
fant tend 4 attribuer une certaine permanence visuelle aux
tableaux prolongeant ses accommodations du regard. D’autre
part, il tend 4 retrouver ce qui lui sort des mains et a constituer
ainsi une sorte d’objet tactile. Mais il n’y a pas encore conjonc-
tion entre ces deux cycles: l’enfant ne cherche pas encore &
saisir la chose qui disparaft de son champ visuel sans avoir été
en contact avec ses mains tét auparavant. Ce sera l’ceuvre du
quatriéme stade que d’opérer cette coordination.

§ 3. LE QUATRIEME STADE: RECHERCHE ACTIVE


DE L’OBJET DISPARU, MAIS SANS TENIR COMPTE DE
LA SUCCESSION DES DEPLACEMENTS VISIBLES. — Une
conquéte essentielle définit le début de ce quatriéme stade.
LA NOTION DE L’OBJET 43

L’enfant ne se borne plus a chercher l’objet disparu lorsque celui-


ci se trouve dans le prolongement des mouvements d’accommo-
dation : il le cherche dorénavant en dehors méme du champ de
la perception, c’est-a-dire derriére les écrans qui ont pu s’inter-
poser entre le sujet et le tableau percu. Cette découverte est due
au fait que l’enfant commence a étudier les déplacements des
corps (en les saisissant, les remuant, les balancant, les cachant
et les retrouvant, etc.) et a coordonner ainsi la permanence
visuelle et la permanence tactile dont nous venons de voir
qu’elles demeuraient sans lien au cours du précédent stade.
Seulement de telles découvertes ne marquent pas encore,
quoi qu’il en puisse sembler, l’avénement définitif de la notion
d’objet. L’expérience montre, en effet, que lorsque l’objet dis-
parait successivement en deux endroits distincts, ou davantage,
Venfant lui confére encore une sorte de position absolue: il ne
tient pas compte de ses déplacements successifs, pourtant bien
visibles, et parait raisonner comme si l’emplacement ot |’objet
a été retrouvé la premiére fois demeure celui ot on le retrouvera
quand on le voudra. L’objet du quatriéme stade reste donc encore
intermédiaire entre la « chose 4 disposition » des stades précé-
dents et l’« objet» proprement dit des cinquiéme et sixiéme
stades.
A quel age l’enfant commence-t-il 4 rechercher l’objet caché
derriére un écran ? D’aprés nos observations, c’est entre 8 et
10 mois 1. Mais il est assez malaisé de déterminer avec précision
cette limite entre le troisiéme et le quatriéme stade, et si l’on
veut s’en tenir 4 un critére précis, c’est-a-dire 4 l’apparition de
la conduite qui consiste A soulever l’écran pour trouver |’objec-
tif, c’est vers 0; 9 seulement que débute le présent stade, c’est-
a-dire avec un décalage bien compréhensible, par rapport au
stade correspondant du développement de l’intelligence (vol. I,
chap. IV):
Obs, 34. — Laurent, A 0; 8 (29), s’amuse avec une bofte de fer-blanc
(voir vol. I, obs. 126). Je la lui prends et Ja place sous son oreiller : alors que
quatre jours auparavant l’enfant ne réagissait pas en pareille circonstance
(voir obs. 33), il saisit cette fois l’ureiller et apercoit la bofte dont il s’empare
d’emblée. Méme réaction lors d’une seconde épreuve. Mais est-ce le hasard
ou la conduite est-elle intentionnelle ? I] n’y a lA sans doute qu’un simple

1 Voir a cet égard l’obs. de 0; 9 citée par STERN, Psychol. der fruhen Kindheit,
4me édit., p. 97. ;
Dans leurs Kleinkindertests, M™°* BUHLER et HETZER considérent comme
caractéristique des neuviéme et dixiéme mois la conduite qui consiste 4 trouver
un jouet sous un linge plié ae ce jouet a été caché sous les yeux mémes de
Venfant (voir test 7 de la série IX, a la p. 49). Dés le huitiéme mois, il est vrai,
les enfants observés par ces auteurs peuvent retrouver un objet a moitié caché
dans une poche (test 8 de la série VIII, p. 47, fig. 15), mais comme une partie
du jouet reste visible, il s’agit d’une conduite relative a notre troisiéme stade.
44 LA CONSTRUCTION DU REEL

essai de la part de Laurent et point encore une anticipation réelle. Preuve


en soit son inertie dés que je modifie un peu les conditions de ]’expérience.
A la troisiéme épreuve, je place en effet la boite 4 15 cm. de lui et, dés qu’il
tend la main, je recouvre l’objet du méme oreiller : il retire aussit6t sa main.
Les jours suivants, réactions analogues, difficiles a interpréter. A
0; 9 (17), par contre, il suffit qu’il voie disparaftre un étui a cigares sous un
coussin, pour qu’il souléve l’écran et découvre l’objet. Lors des premiers
essais, l’étui était complétement caché: Laurent l’a néanmoins retrouvé
facilement. Ensuite j’ai laissé apparaftre une fraction de l’objet : l’effort est
alors décuplé, Laurent déplagant d’une main le coussin et cherchant de
Vautre a attraper l’étui. D’une maniére générale, lorsque l’objet dispa-
raissait complétement, Laurent présentait moins d’entrain, mais il y a eu
recherche jusqu’au bout.
A 0; 9 (20), il retrouve de méme ma montre sous un duvet, sous un linge,
etc. A 0; 9 (24), il cherche un petit canard sous son oreiller, sous un linge
étalé, etc. La conduite est désormais acquise et s’accompagne d’un intérét
croissant.

Obs. 35, — Jacqueline a présenté jusqu’a 0; 9 (22), comme on I’a vu,


des réactions typiques du troisiéme stade (voir obs. 8-9, 13-14, 25 et 28-29).
Néanmoins, dés 0; 9 et méme dés 0; 8 (15), on observe déja chez elle cer-
taines recherches sporadiques de l’objet caché.
Les plus élémentaires dérivent sans plus de la «suppression des obs-
tacles empéchant la perception » dont nous avons parlé A propos des obs.
26 et 27: A un moment donné, au lieu d’enlever sans plus J’oreiller ou le
drap qui recouvrent sa figure, elle parvient a les écarter lorsqu’ils sont sur
autrui :
Par exemple, 4 0; 8 (14), Jacqueline est couchée dans mon lit, a cété
de moi. Je me couvre la téte en criant « coucou », je ressors et je recommence :
elle rit alors aux éclats puis me débarrasse des draps pour me retrouver.
Attitude d’attente et de vif intérét.
A 0; 8 (16), elle est en face d’une couverture dressée entre elle et moi,
a portée de sa main mais ne la touchant pas. Je suis donc derriére cet écran
et j’appelle. Elle répond A chaque son, mais n’a pas l’idée d’abaisser la
couverture. Je me souléve et me montre le plus briévement possible, puis
je disparais derriére la couverture. Elle abaisse alors celle-ci de la main et
tend la téte pour me voir, Elle rit de son suceés. Je recommence en me bais-
sant davantage : elle abaisse encore la couverture. Jacqueline finit par l’en-
lever lorsqu’elle me recouvre complétement.
Ces deux conduites sont évidemment déja du quatriéme stade en ce
qui concerne le mécanisme de I’intelligence, puisqu’il y a subordination des
moyens aux fins avec coordination de schémes hétérogénes. En ce qui con-
cerne, par contre, la notion d’objet (dont |’élaboration est naturellement
en retard sur les progrés du foi.ctionnement intellectuel en général, puis-
qu’elle résulte de ces progres au lieu de les engendrer A elle seule), de telles
observations restent A mi-chemin entre le troisiéme et le quatriéme stade:
Jacqueline postule évidemment ma présence dans les draps ou la couver-
ture, et en cela elle est déja du quatriéme stade, mais les mouvements qu’elle
fait pour me retrouver prolongent tellement ceux de l’obs. 26-27 qu’ils
participent encore du troisiéme stade. — Notons, en outre, que 1]’objet
recherché au cours de ces deux conduites est une personne et que les per-
sonnes constituent évidemment les plus faciles a substantifler des tableaux
sensoriels percus par ]’enfant : il est donc naturel qu’é 0; 8 (15) déja, Jac-
queline se comporte ainsi que )’on vient de voir a l’égard de son pére, alors
qu’elle ne retrouve point un jouet quelcongue caché sous un écran.
LA NOTION DE L’OBJET 45

En ce qui concerne la recherche des objets inanimés disparus sous les


écrans, les premiéres tentatives de Jacqueline ont eu lieu A 0; 9 (8) et a
0; 9 (20). —- A 0; 9 (8), c’est-a-dire juste aprés les faits de l’obs. 29, Jac-
queline est assise sur un canapé et cherche a attraper ma montre. Je mets
celle-ci sous le rebord de la couverture sur laquelle est l’enfant : Jacqueline
tripote aussitét ce bord de couverture et apercoit la montre, dont elle
s’empare. Je cache a nouveau |’objet, elle le retrouve, et ainsi huit fois
de suite.
Les jours suivants, elle retombe dans le désintérét a ]’égard des objets
disparus. A 0; 9 (20), par contre, je cache son perroquet sous son duvet
aprés qu’elle se soit amusée a soulever celui-ci spontanément : elle reprend
alors le duvet, le souléve, apergoit le perroquet et l’attrape. Au second essai,
méme jeu, mais avec une certaine lenteur. Au troisiéme essai, la recherche
semble ne plus l’intéresser du tout.
A 0; 9 (21) et 0; 9 (22), Jacqueline retombe dans les conduites carac-
téristiques du troisiéme stade (voir obs. 14), puis, 4 0; 9 (23), fait un nou-
veau progres :

Obs. 36. — Jacqueline, 4 0; 9 (23), c’est-a-dire le lendemain de la der-


niére observation relevée sur elle relativement a la « préhension interrom-
pue » (obs. 14), présente une réaction qui appartient nettement 4 celles du
quatriéme stade tout en prolongeant celles du troisiéme.
On se rappelle, en effet, qu’a 0; 9 (21) et 0; 9 (22), lorsque Jacqueline
cherchait a saisir un objet sur ses genoux et que j’interposais un écran entre
sa main et la chose, elle renoncait 4 sa tentative sauf si ses doigts avaient
déja effleuré l’objet. Or, 4 0; 9 (23), mise dans la méme situation, elle pour-
suit sa recherche a condition toutefois que le geste de saisir ait déja été
esquissé avant la disparition visuelle de l’objet.
C’est ainsi que je pose une gomme sur ses genoux et que je la cache de
la main au moment ot elle tend la sienne. Jacqueline a sa propre main a
5 cm. au moins de la gomme et n’a donc pas encore touché l’objectif:
pourtant elle continue de chercher sous ma main, jusqu’a succés complet.
Il arrive également qu’elle ait sa main au-dessus de la mienne, au
moment ov je cache la gomme: elle n’en cherche pas moins cette
derniére. Par contre, si le geste de prendre n’a pas été esquissé avant que
je cache la gomme, il ne se déclenche pas aprés coup.

Obs. 37. — A 0; 10 (3), je reprends la méme expérience. Je lui mets


une petite éponge sur les genoux et la cache avec ma main. Or, contraire-
ment a ce qui se passait il y a quelques jours, Jacqueline saisit aussit6t ma
main et la rejette de cété, puis elle s’empare de l’objet. Il en est ainsi un
grand nombre de fois avec n’importe quoi: pinces, pipe, etc. En outre,
méme si Jacqueline n’a esquissé aucun geste avant que je cache !’objet,
elle le cherche une fois qu’il est caché.
Un moment aprés, je mets son perroquet sous une couverture : elle sou-
léve aussitdét celle-ci et cherche l’objet.
Mémes réactions a 0; 10 (6) et les jours suivants. A 0; 10 (12), elle gratte
un drap du dehors, et toutes les fois qu’elle le fait, je sors mon index de
dessous ce drap, ce qui la fait rire. A un moment donné, elle gratte, mais je
ne sors plus ma main : elle souléve alors le drap pour la chercher. Un moment.
aprés, nouvelle déception : elle souléve de nouveau le drap, mais comme elle
ne voit toujours pas ma main, que je retire 4 dessein plus profondément,
elle souléve plus haut encore le drap jusqu’a ce qu’elle apergoive mes doigts.
Il est donc bien clair qu’elle croit a l’existence substantielle de l’objet
disparu, quel que soit l’écran interposé entre elle et lui.
46 LA CONSTRUCTION DU REEL

Obs. 38. — Lucienne, a 0; 9 (25), présente, comme Jacqueline au méme


Age, des conduites intermédiaires entre celles du second et celles du troisiéme
stade. De plus, ces conduites intermédiaires de Lucienne sont intéressantes
en ce qu’elles annoncent d’emblée le caractére propre du présent stade, qui
est la difficulté 4 concevoir les positions successives de l’objet disparu.
Nous distinguerons deux phases dans l’expérience: I et II.
I. Lucienne est assise sur un lange. Je mets sous le bord de celui-ci
une poupée familiére en caoutchouc, qu’elle aime a sucer et a mordiller.
Lucienne me regarde (j’opére trés lentement et visiblement), mais elle ne
réagit pas.
Second essai. Je laisse passer, cette fois, les pieds de la poupée : Lucienne
s’en empare immédiatement et tire la poupée de dessous le linge.
Troisiéme essai. Je cache a nouveau l’objet complétement. Lucienne
tripote alors le lange, en vient 4 le soulever, comme si elle faisait la décou-
verte de ce nouveau procédé au cours méme de son tatonnement, et aper-
coit une extrémité de la poupée : elle se penche pour mieux voir et la regarde,
trés étonnée. Elle ne la prend finalement pas.
Essais 4 et 5 (la poupée est dorénavant cachée chaque fois compléte-
ment) : réaction négative.
Sixiéme essai: Lucienne tripote 4 nouveau le linge et fait apparaftre
la moitié de l’objet. Elle le regarde cette fois encore avec un grand intérét et
longuement, comme si elle ne le reconnaissait pas. Puis elle le saisit et suce.
Septiéme essai: Lucienne cherche d’emblée, saisit le linge et la poupée
ensemble, et a de la peine A les dissocier.
Huitiéme essai: elle souléve d’emblée le linge, mais se penche encore
pour voir de prés la poupée avant de la saisir, comme si elle n’était pas sire
de son identité.
II. Premier essai. Je mets maintenant la poupée sous une couverture,
& 10 cm. de la place primitive. Je souléve cette couverture, pose la poupée
sur le sol et la recouvre lentement et visiblement. Sitét la poupée cachée,
Lucienne manifeste sa colére, bien qu’il lui soit aussi facile qu’auparavant
de la retrouver. Elle grogne un instant, mais ne cherche nulle part.
Deuxiéme essai. Je remets la poupée sous le linge primitif: Lucienne
la cherche aussit6t et la trouve.
Troisiéme essai. Je place de nouveau l’objet sous la couverture. Or,
chose étrange, Lucienne, non seulement n’essaie pas de soulever celle-ci,
mais encore tripote et finit par soulever le linge lui-méme !
Essais 4-6: méme réaction. Le soir du méme jour, méme expérience :
Lucienne ne cherche que sous le linge et jamais sous la couverture !

Comme on le voit, les obs. 34, 36 et 38 font transition entre


le précédent et le présent stade. Il y a certes quelque chose de
nouveau, en ce sens que dans chacune de ces observations, aussi
bien les obs. 36 et 38 que l’obs. 37, l’enfant se livre 4 une recher-
che active de l’objet disparu : il ne se contente pas de prolonger
un geste d’accommodation (comme de baisser les yeux, tourner
la téte, etc.), mais il écarte l’écran qui masque I’objet, ou cherche
sous l’écran. Seulement, dans l’obs. 36, l’enfant ne se livre a
cette recherche que s’il a esquissé au préalable le geste de la
préhension, quand |’objet était encore visible. Tout se passe donc
comme si l’enfant n’avait pas encore assez de foi en la perma-
mence pour se livrer & une recherche de l’objet, lorsque cette
LA NOTION DE L’OBJET 47

recherche n’a pas été commencée en présence de celui-ci! De


méme, dans 1’obs. 38, l'enfant n’essaie que peu a peu de chercher
sous l’écran, et lorsqu’il a trouvé la chose désirée, il l’examine
comme s’il doutait de son identité. Dans Ja suite, au contraire
(obs. 37 et fin de l’obs. 38), la recherche a toujours lieu, dans les
limites du moins que nous allons maintenant définir.
Le grand intérét du stade est, en effet, que la recherche active
de l’objet disparu n’est pas d’emblée générale, mais reste sou-
mise 4 une condition restrictive : l’enfant ne cherche et ne con-
coit lobjet qu’en une position privilégiée, qui est celle du
premier endroit ot il a été caché et retrouvé. C’est cette
particularité qui nous permet d’opposer le présent stade aux
suivants, et sur laquelle il convient d’insister maintenant.
La chose se passe comme suit, du moins dans la période la
plus caractéristique du stade. Soit un objet que l’on cache en A :
lenfant le cherche et le trouve. Aprés quoi, on met I’objet en B,
en le recouvrant sous les yeux de l'enfant : celui-ci qui n’a cessé
de regarder l’objet et ]’a bien vu disparaitre en B, cherche néan-
moins d’emblée a le retrouver en A! C’est ce que nous appelle-
rons la «réaction typique » du quatriéme stade. Vers la fin du
stade apparait une réaction que nous considérerons comme « rési-
duelle » et qui est la suivante: l’enfant suit des yeux l’objet
en B, le cherche a cette seconde place et, s’il ne le trouve pas
immédiatement (parce que l’objet est enfoui trop profondément,
etc.), retourne alors en A.
Commencons par décrire la « réaction typique ». I] est & noter
que cette réaction était annoncée dés le troisiéme stade par une
série d’indices auxquels l’on a sans doute pris garde. On a remar-
qué, par exemple, que dans les obs. 28-30, montrant que |’en-
fant du troisieme stade renonce a chercher l’objet caché derriére
un écran, le sujet ne renonce en réalité pas a toute investigation,
mais il recherche l’objet 4 la place méme ou il se trouvait avant
d’avoir été mis sous l’écran. Ainsi Jacqueline, dans l’obs. 28,
recherche le canard sur le haut de son duvet et recommence
méme 4 se secouer pour le faire tomber, alors qu'elle ]’a vu glisser
de 14-haut sous un repli du drap. Dans I’obs. 30, Lucienne, aprés
m’avoir vu mettre une cigogne sous un linge, regarde ma main
comme pour voir si la cigogne s’y trouve encore. De telles con-
duites nous ont paru démontrer que l’objet n’est pas encore, a ce
stade, une chose substantielle demeurant la ov elle s’est déplacée,
mais une chose « a disposition » la ot l’action l’a déja utilisée.
Or, c’est précisément ce qui se produit durant tout le quatrieme
stade : l'enfant apprend bien a chercher l’objet derriére un écran
— et c’est 1a qu’il est en progrés sur le second stade —, mais il
48 LA CONSTRUCTION DU REEL

revient toujours au méme écran, méme si l’on déplace la chose


d’une situation A l’autre, parce que ]'écran primitif lui parait
constituer l’endroit privilégié ott réussit l’action de retrouver :

Obs. 39, — Jacqueline, 4 0; 10 (3), t6t apres les faits consignés ce jour-la
dans ]’obs. 37, regarde son perroquet posé sur ses genoux. I. Je pose ma
main sur ]’objet : elle la souléve et saisit le perroquet. Je le lui reprends, et,
sous ses yeux, je l’éloigne trés lentement pour Je mettre sous un tapis, a
40 cm. de 1a. Pendant ce temps je remets ma main sur ses genoux. Dés que
Jacqueline cesse de voir le perroquet, elle reporte son regard sur ses genoux,
souléve ma main et cherche dessous. La réaction est la méme durant trois
essais successifs.
II. Je simplifie alors l’expérience de la maniére suivante: au lieu de
cacher le perroquet sous le tapis, je le pose bien en vue sur un rebord de
table, 4 50 cm. Au premier essai, Jacqueline souléve ma main et cherche
visiblement dessous, non sans regarder 4 chaque instant le perroquet sur
la table.
Deuxiéme essai: elle enléve ma main de ses genoux sans regarder des-
sous et sans quitter des yeux le perroquet.
Troisiéme essai: elle quitte un instant du regard le perroquet sur la
table et cherche sous ma main trés attentivement. Puis elle regarde a nou-
veau l’objet, en écartant ma main.
Quatriéme essai: elle enléve ma main sans plus la regarder. Cette der-
niére réaction pouvant étre due a de l’automatisme, je renonce a |’expé-
rience, pour n’imaginer que quelques jours plus tard le dispositif suivant :

Obs. 40. — A 0; 10 (18), Jacqueline est assise sur un matelas, sans rien
qui puisse la géner ni la distraire (pas de couvertures, etc.). Je lui prends
des mains son perroquet et le cache deux fois de suite sous le matelas, sur
sa gauche, en A. Les deux fois, Jacqueline recherche d’emblée l’objet et
s’en empare. Ensuite, je le lui reprends des mains et le conduis, trés lente-
ment et sous ses yeux, 4 la place correspondante située a sa droite, sous le
matelas, en B. Jacqueline regarde ce mouvement trés attentivement, mais,
au moment ot le perroquet disparaft en B, elle se tourne sur la gauche et
le cherche 1a ot il était auparavant, en A.
Au cours des quatre essais suivants, je cache chaque fois le perroquet
en B, sans l’avoir mis au préalable en A. Chaque fois, Jacqueline me suit
des yeux attentivement. Néanmoins chaque fois, elle cherche d’emblée a
retrouver l’objet en A: elle retourne le matelas et l’examine consciencieuse-
ment. Durant les deux derniers essais la recherche faiblit cependant.
Sixieme essai: ne cherche plus.
A partir de la fin du onziéme mois les réactions ne sont plus aussi sim-
ples et passent au type que nous appelons « résiduel ».

Obs. 41, — Lucienne, a 0; 9 (25) déja, on s’en souvient (obs. 38), se


refusait A chercher une poupée sous une couverture aprés l’avoir trouvée
auparavant sous un autre linge. Elle en est méme arrivée (ibid., II, 3¢ essai)
a chercher la poupée sous le linge aprés l’avoir vue recouvrir par la couver-
ture.
I. Quelques jours plus tard, A 0; 10 (3), Lucienne est assise avec une
couverture sur ses genoux et un linge étendu sur le sol, A sa gauche. Je cache
sa poupée de caoutchouc sous la couverture, en A : Lucienne souléve celle-ci
sans hésiter et cherche. Elle trouve la poupée et la suce. Je mets ensuite
la poupée sous le linge en B, en ayant soin que Lucienne me voie bien. Elle
LA NOTION DE L’OBJET 49
me regarde jusqu’a ce que la poupée soit entiérement recouverte, puis,
sans hésiter, revient du regard en A et souléve la couverture. Elle cherche
un bon moment décue.
Méme réaction durant quatre expériences successives, avec une régu-
larité parfaite. L’échec ne semble la décourager nullement.
II. Dans la suite, je modifie l’expérience de maniére a la simplifier et A
la rapprocher de l’obs. 39, série II. Une fois que Lucienne a cherché en A
Vobjet caché en B, je souléve 4 nouveau le linge en B pour lui faire voir que
la poupée y est toujours, puis je recouvre celle-ci tranquillement : or Lucienne
regarde la poupée en B et, comme mue par un élan nouveau, revient en A
poursuivre sa recherche !
Essais suivants :méme dispositif et mémes réactions. — On voit donc
que la réaction de l’obs. 39 série II n’était pas seulement due a la persé-
vération.

Obs. 42. — A 0; 10 (9), Lucienne est assise sur un canapé et joue avec
un canard en peluche. Je le lui mets sur les genoux et pose sur lui un petit
coussin rouge (c’est donc la situation A): Lucienne souléve aussitét le
coussin et s’empare du canard. Je place ensuite le canard A cété d’elle, sur
le canapé, en B, je le recouvre d’un autre coussin, jaune. Lucienne a suivi
des yeux toutes mes démarches, mais, dés que le canard est caché, elle revient
au petit coussin A, sur ses genoux, le souléve et cherche. Mimique de désap-
pointement : elle le retourne en tous sens et renonce.
Méme réaction trois fois de suite.
A 0; 10 (26), Lucienne est assise. Je mets un crayon entre ses genoux,
en A, sous une couverture. Elle souléve celle-ci et prend le crayon. Je le
mets ensuite en B, sous la méme couverture mais a sa gauche: Lucienne
regarde ce que je fais, regarde |’endroit B un certain temps aprés que l'objet
a disparu, puis elle cherche en A. Dans la suite la réaction change quelque
peu et passe au type résiduel (voir obs. 49).

Obs. 43. — Laurent, A 0; 9 (16), se balance dans son nid-volant. J’ac-


croche dans les cordons, au-dessus de lui, une chafne qui résonne a chaque
balancement. Laurent la regarde sans cesse, trés intéressé. Je prends alors
la chaine et la porte trés lentement derriére mon dos. Laurent a suivi du
regard ce déplacement de l’objet. Sitét la chafne cachée, je la secoue et elle
bruisse : Laurent me quitte alors des yeux et la cherche en I’air, un bon
moment et au mépris de la direction du son qu’il entend. — Cette premiére
observation, bien que non relative 4 la recherche manuelle de l’objet, mon-
tre bien combien Laurent, au début de ce stade, néglige encore l’ordre de
succession des déplacements de l’objet lorsqu’il essaie de situer celui-cl.
Dés 0; 9 (17), c’est-a-dire dés le lendemain, je retrouve le méme com-
portement dans les recherches manuelles, comme en témoignent les obser-
vations suivantes.

Obs. 44, — A 0; 9 (17), juste aprés avoir découvert un étui sous un


coussin (voir obs. 34), Laurent est placé sur un canapé, entre une couverture
A (a droite) et un habit de laine B (a gauche). Je mets ma montre sous A:
il souléve mollement la couverture, apergoit une partie de l’objet, le décou-
vre et le saisit. Il en est de méme une seconde et une troisiéme fois, mais
avec une assiduité croissante. Je mets alors la montre sous B: Laurent
regarde attentivement cette manceuvre mais, au moment ot la montre a
disparu sous l’habit B, il se retourne vers la couverture A et cherche l’objet
sous cet écran. Je mets 4 nouveau la montre sous B: il la cherche 4 nouveau
sous A. Par contre, lorsque je replace, pour la troisiéme fois, la montre sous
50 LA CONSTRUCTION DU REEL

Vhabit B, Laurent qui a sa main tendue, le souléve d’emblée sans revenir


en A: il trouve aussit6t la montre. J’essaie alors une quatriéme fois de
mettre la montre sous B, mais 4 un moment ot Laurent a les deux mains
en l’air: il regarde attentivement mon geste, puis se retourne et cherche a
nouveau la montre en A!
On voit donc que, 4 part |’essai au début duquel Laurent avait déja sa
main dirigée vers |’écran B, l’enfant a réguliérement cherché l’objectif en A
alors qu’il venait de le voir disparaitre sous B.

Obs. 45. — Un quart d’heure aprés, je reprends une expérience ana-


logue avec Laurent. Il est assis sur un canapé, entre un coussin A (a sa
droite) et un coussin B. I] s’amuse d’emblée a soulever B, avant que je cache
quoi que ce soit dessous. Je mets alors ma montre sous A: Laurent, quia
suivi des yeux mon geste, cherche mollement sous A, sans trouver, puis
saisit Je coussin B et s’en amuse. Je remets deux fois de suite Ja montre sous
A: illacherche et la trouve. Aprés quoi je la mets sous B: il souléve B et la
trouve. Je la remets sous A: il l’y recherche immédiatement. Enfin je la
mets deux fois sous B, mais, a chaque reprise, il retourne sous A.
Cette série de réactions est-elle en progres sur la précédente (le nombre
des réponses justes est, en effet, plus grand qu’auparavant) ou bien atteste-
t-elle simplement l’absence de réaction systématique, cette absence étant
due a un désintérét relatif et au fait que l’habitude de rechercher les objets
disparus est encore trop récente ? La suite va montrer que cette seconde
interprétation est la bonne: durant les quelques semaines qui suivent, en
effet, plus Laurent fait effort pour retrouver ]’objet disparu et plus il le
cherche a l’endroit primitif A.
A 0; 9 (20), par exemple, Laurent est dans son lit et me regarde alors
que je cache sous son duvet A (a sa droite) un canard en celluloid. Laurent
l’y retrouve immédiatement, mais, lorsque je le lui reprends pour le cacher
sous le drap B (a sa gauche), il le suit des yeux, puis se retourne et le cherche
sous A. Je remets le canard en A: Laurent l’y prend. Je le mets a nouveau
en B: Laurent, aprés avoir vu le linge B recouvrir ]’objet, suit des yeux ma
propre main et y cherche le canard. Au troisiéme essai, le canard étant a
nouveau en B, Laurent le cherche en A.
A 0; 9 (21), Laurent est assis entre un oreiller A et une serviette B. Je
cache trois fois de suite ma montre sous A, o Laurent la trouve. Puis je la
mets alternativement sous B et sous A. Chaque fois que la montre est sous A,
Venfant l’y retrouve. Mais les deux premiéres fois qu’elle est sous B, il la
recherche sous A. La troisiéme fois, par contre, il souléve B, mais sa main
était déja 4 2 cm. de cette serviette au moment ov la montre a disparu
par-dessous.
A 0; 9 (23), Laurent est assis entre une bavette A et un oreiller B. Je
cache ma chaine de montre deux fois de suite sous A, puis alternativement
sous B et sous A. Toutes les fois qu’elle est sous A, Laurent l’y retrouve.
Par contre sur cing essais sous B, il retourne quatre fois sous A et n’essaie
qu’une fois de chercher l’objectif sous B. Ce dernier geste s’explique peut-
étre comme précédemment, par le fait qu’il était esquissé avant que l’objet
disparaisse entiérement du champ visuel.
A 0; 9 (26), l’enfant est assis entre une bavette A et un linge B. Je cache
un canif sous A deux fois de suite: Laurent l’y retrouve. Aprés quoi je le
cache alternativement dix fois sous A et dix fois sous B. Lorsque le canif
est sous A, Laurent l’y recherche chaque fois sans hésiter. Par contre, sur
dix essais sous B, Laurent a cherché huit fois l’objet sous A (il l’a cependant
chaque fois bien vu disparaftre sous B), et deux fois seulement sous B.
LA NOTION DE L’OBJET 51

A 0; 9 (28), Laurent est assis entre deux oreillers A et B. Je cache ma


montre alternativement en A et en B (en commengant une seule fois sous A,
qui est a gauche) : sur cing épreuves sous B, il n’y en a pas une de réussie,
Venfant retournant chaque fois sous A!
A 0; 9 (30), de méme, Laurent regarde disparaitre alternativement
sous chaque oreiller tanté6t ma montre, tantét le canard en celluloid, tantét
un chat en peluche qu’il vient de recevoir. Malgré l’attrait de ces objectifs,
il ne les cherche que sous A et pas une fois sous B, quoiqu’il les y voie dis-
paraitre!
Il en est de méme a 0; 10 (4), et jusqu’a 0; 10 (16).
On voit donc que, si les réactions de Laurent sont un peu moins systé-
matiques que celles de Jacqueline et de Lucienne, elles n’en sont pas moins
nettes. Dans les grandes lignes, on peut dire que, entre 0; 9 (17) et 0; 10 (16),
Laurent recherche l’objet, lorsque celui-ci passe d’une position initiale A a
une position ultérieure B, en A beaucoup plus souvent qu’en B. Lorsqu’il le
recherche en B c’est souvent parce que le mouvement de préhension dirigé
vers B était déja esquissé et qu’il se prolonge ainsi sans plus. Mais il reste
quelques cas ot l’enfant cherche d’emblée en B sans retourner en A. Ces cas
sont-ils dus au fait que Laurent, étant en moyenne plus avancé que ses
sceurs, parcourt ainsi plus rapidement le présent stade ou au fait que son
intérét pour les recherches de ce genre a été moins grand, 4 ce qu’il nous a
semblé, que chez ses ainées ? II est difficile de le dire sans une comparaison
avec un nombre suffisant d’autres cas. La seule chose certaine est que Lau-
rent, dans l’espace d’un mois, a cherché l’objet en A beaucoup plus souvent
qu’en B et que ses réactions sont ainsi assimilables a celles de nos deux
autres sujets. Malheureusement nous n’avons pas pu prolonger, durant les
mois suivants, l’analyse de son cas, du point de vue de l’objet, ayant porté
toute notre attention sur Jes problémes de ]l’espace lui-méme.

Ces «réactions typiques » du quatriéme stade, qui ont été


ainsi relevées durant deux a quatre semaines chez nos trois
enfants, ne sauraient démontrer plus clairement que l’objet con-
serve encore une position privilégi¢e : tout se passe comme si
l’enfant ne tenait pas compte des déplacements qu’il a cependant
observés, pour chercher l’objet toujours au méme endroit. Dans
la suite, l’enfant fait un progrés: il recherche l’objet dans sa
seconde position (en B). Seulement durant quelques nouvelles
semaines, il suffit qu’il ne trouve pas d’emblée la chose disparue,
ou il suffit que l’on complique le probléme en faisant intervenir
une troisiéme position (C), pour que ]’enfant revienne 4a la posi-
tion A et y recherche ]’objet comme si rien ne s’était passé entre
temps ! Cette « réaction résiduelle » nous parait assez parente de
la précédente pour pouvoir étre classée dans le méme stade. Nous
admettrons donc que le cinquiéme stade débute seulement a
partir du moment ow I’enfant renonce une fois pour toutes a
revenir en A chercher l’objet dont ila vu qu’il s’était déplacé en B
ou en C. La limite n’est d’ailleurs pas aisée 4 tracer avec certi-
tude, car ces «réactions résiduelles» peuvent se retrouver assez
tard et déborder, par décalage, jusqu’au cours des stades ulté-
rieurs.
52 LA CONSTRUCTION DU REEL

Voici quelques exemples :


Obs. 46. — Jacqueline, A 0; 11 (7), est assise entre deux coussins, A et
B. Je cache une brosse sous A. Jacqueline souléve le coussin, la trouve et
la saisit. Je la lui reprends et la cache sous B, mais assez profondément.
Jacqueline la cherche en B, mais mollement et retourne alors en A ou elle
poursuit ses investigations avec beaucoup plus d’énergie.
A 0; 11 (15), Jacqueline a en mains une trompette que je lui enléve
pour la mettre sous un édredon, a sa gauche, en A. Elle la retrouve, puis je
la cache en B, c’est-a-dire a sa droite, sous le méme duvet. Jacqueline cher-
che en B, mais ne trouve pas. Elle retourne alors en A et cherche un instant.
Puis elle revient en B et abandonne toute tentative aprés quelques secondes.
Je reprends l’expérience en cachant l’objet en A, puis, aprés qu’elle l’a
retrouvé, en B, mais moins profondément : Jacqueline le cherche d’emblée
en B et le retrouve.
Troisiéme essai. La trompette est d’abord mise en A: Jacqueline la
cherche et la prend. Puis je la mets en B: Jacqueline commence alors par
chercher en A, puis, aprés seulement, elle essaie en B. Elle revient, finale-
ment en A, et renonce.

Obs. 47. — A 0; 11 (21), Jacqueline est dans un fauteuil, et je cache


sur sa droite, en A, un cygne en celluloid: elle le retrouve. Je le mets ensuite
Aa gauche, en B: elle le retrouve également. Je prends alors le cygne et,
sous ses yeux, je le laisse tomber 4 terre. Elle l’a vu tomber, s’est méme
penchée pour le regarder (mais ne s’est pas inclinée suffisamment) : or, ne
le voyant pas, elle s’est mise aussitdét a le rechercher en B, sous le coussin
de gauche.
Un moment aprés, je fais réapparaitre le cygne, l’améne devant ses
yeux, puis le laisse tomber 4 nouveau. Elle se penche une fois de plus, et,
ne le voyant pas, elle retourne en B le chercher sous le coussin.
Obs. 48. — A 1;0(0), Jacqueline se balance dans un nid-volant sus-
pendu au plafond. Elle a regu le jour méme une poupée formée de boules
de celluloid, garnie de grenaille et qui résonne au moindre mouvement. Je
place cette poupée au-dessus de Jacqueline, dans les cordons qui retiennent
le nid-volant. Jacqueline se balance, la poupée résonne aussitét et l’enfant
léve les yeux: elle reconnait la poupée et sourit. Aprés quoi je prends la
poupée et, trés lentement, la mets derriére mon dos. Je la fais résonner:
Jacqueline rit, se penche pour voir derriére moi, et, n’y parvenant pas, léve
les yeux pour regarder avec attention ]’endroit ot la poupée était pendue
précédemment.
Méme réaction trois fois de suite, puis réaction négative.
Obs. 49, — I. Lucienne, a 0; 10 (26), c’est-a-dire juste aprés la derniére
réaction de l’obs, 42, cherche un crayon entre ses genoux, en A, ou je |’ai
caché. Aprés qu’elle l’a trouvé, je place le crayon en B, sous la méme cou-
verture, mais Aa sa gauche. Cette fois, Lucienne cherche d’emblée en B et
trouve l’objet.
Aprés quoi je place le crayon successivement en A, en B, puis en C,
c’est-a-dire sous la méme couverture mais a sa droite. Lucienne cherche
convenablement et trouve le crayon en A, puis en B. Par contre, dés qu’elle
voit le crayon disparaitre en C, elle le cherche en A!
II. Je cache maintenant ma chaine de montre en A: Lucienne la cher-
che et la trouve. Puis je la mets en B, mais assez profondément : Lucienne
la cherche, mais, ne la voyant pas d’emblée, elle abandonne son investiga-
tion et revient chercher en A! Méme réaction dans la suite.
LA NOTION DE L’OBJET 53

III. Je cache cette fois ma montre en A, puis en C, sans plus faire usage
de la position B. Lucienne trouve bien la montre en A, mais elle n’essaie
pas une seule fois de la chercher en C, malgré des expériences réitérées:
lorsqu’elle voit la montre disparaitre en C, c’est d’emblée en A qu’elle va la
chercher. I] y a donc retour a la réaction des obs. 41 et 42, dés que l’on ajoute
une position de plus!

Obs. 50. — Voici maintenant les derniéres «réactions résiduelles » du


troisiéme stade observées chez Lucienne dans la méme situation, ce qui
n’empéchera pas ces réactions, comme nous le verrons (obs. 51), de réappa-
raitre en d’autres circonstances. I] vaut la peine de décrire ces derniers faits
pour analyser le mode d’extinction d’une conduite aussi systématique.
A 0; 10 (27), Lucienne est assise, les jambes écartées. Je mets ma chaine
de montre entre ses genoux, et la recouvre d’un oreiller (A) : elle la cherche
et la trouve. Je la mets ensuite a gauche, sous un linge (B): Lucienne 1’y
cherche mais en soulevant a peine ce linge, et revient aussit6t voir sous
Voreiller en A. Au second essai, elle cherche plus longuement sous le linge
B, et trouve l’objet. Mais lorsque je mets celui-ci A une troisiéme place C,
elle ne cherche que sous ]’oreiller ou le linge, c’est-a-dire en A ou en B.
A 0; 11 (3), méme expérience. Lucienne cherche et trouve en A. Lorsque
Vobjet est en B, elle regarde longuement l’emplacement B, puis cherche
en A, mais mollement, et retourne en B.
A 0; 11 (26), Lucienne, lorsque l’objet est en B, cherche en B mais ne
trouve pas d’emblée: elle retourne alors encore en A, mais sans conviction
et comme par acquit de conscience. Méme réaction trois fois de suite, mais
comme si elle accomplissait un rite.
Le lendemain, a 0; 11 (27), méme attitude. Je mets une balle en A, sous
une couverture de caoutchouc, a sa gauche, puis, aprés qu’elle l’a retrouvée,
j’emporte la balle lentement sous le berceau. Lucienne cherche a voir, en se
haussant, puis retourne aussitét sous le caoutchouc, en A, et le déplace.
Elle semble encore chercher, mais mollement.
Voici enfin la derniére réaction du méme type. A 0; 11 (30), Lucienne,
assise dans son berceau, cherche ma montre, qui la passionne toujours, sous
un linge 4 sa gauche, en A. Puis je fais disparaitre la montre sous le berceau,
4 droite, en B. Trois essais successifs :
1. Elle regarde en B et cherche dans la bonne direction. Elle se penche
pour mieux voir. Puis mimique de dépit; elle grogne méme. Ensuite, comme
si une idée lui venait, elle cherche en A, sous le linge, avec quelque insistance ;
elle renonce.
2. Exactement les mémes réactions, mais elle ne cherche a gauche que
trés rapidement, comme par acquit de conscience. Il n’y a plus de recherche
réelle.
3. Mémes réactions, mais Lucienne se borne a pincer le linge en A, sans
le soulever ni chercher: elle ne croit donc plus a ce gu’elle fait 1a!
Dans la suite, Lucienne passe au cinquiéme stade.

I] convient encore, avant de discuter l’ensemble de ces faits,


de citer quelques cas de « réaction résiduelles » analogues aux
précédentes, mais réapparaissant au cours des stades suivants
grace a un « décalage » qui s‘explique par la difficulté des pro-
blémes en jeu. L’examen de ces réactions tardives nous aidera,
en effet, 4 comprendre la vraie nature des faits précédents :
54 LA CONSTRUCTION DU REEL

Obs. 51. — Lucienne, a 1; 3 (9), est au jardin avec sa maman. J’arrive


ensuite : elle me voit venir, me sourit, me reconnait donc manifestement
(je suis 4 1 m. 50 environ). Sa maman lui demande alors: « OU est papa 2? »:
chose curieuse, Lucienne se tourne immédiatement vers la fenétre de mon
bureau, ov elle a l’habitude de me voir, et désigne cette direction. — Un
instant aprés, nous refaisons l’expérience: elle vient de me voir 4 1 métre
d’elle, et quand sa maman prononce mon nom, Lucienne se tourne a nou-
veau du cété de mon bureau.
On voit ici clairement que, si je ne suis pas 4 deux exemplaires pour
elle, je donne du moins lieu a deux conduites distinctes, non synthétisées
ni exclusives l’une de l’autre, mais simplement juxtaposées : c’est « papa
a sa fenétre » et «papa au jardin ».
A 1; 6 (7), Lucienne est avec Jacqueline, qui vient de passer une semaine
au lit dans une chambre a part, et s’est levée aujourd’hui. Lucienne lui parle,
joue avec elle, etc., ce qui n’empéche pas que, un instant aprés, elle monte
Vescalier qui conduit au chevet vide de Jacqueline et rit d’avance avant
d’entrer dans sa chambre, comme elle a fait tous ces jours: elle s’attend
donc certainement a la trouver au lit et a l’air surprise de sa déconvenue.
A 2; 4 (3) encore, Lucienne entend du bruit dans mon bureau, me dit
(a moi-méme !) au jardin: « C’est papa la-haut. »
Enfin, 4 3; 5 (0), aprés avoir raccompagné son parrain et l’avoir vu
partir en automobile, Lucienne rentre dans Ja maison et va droit 4 la chambre
ov il a couché, en disant : « Je veux voir si parrain est parti. » Elle entre seule
et se dit a elle-méme: « Oui, il est parii. »
On connait ce petit jeu qui consiste a dire aux enfants : « Va voir dans
ma chambre si j’y suis », et l’on sait combien souvent l’enfant céde a la
suggestion. Jacqueline et Lucienne n’y ont jamais été habituées par nous,
mais Lucienne s’y est laissé prendre aprés |l’observation précédente. Il
semble bien probable qu’il y ait lA encore quelque réaction résiduelle ana-
logue aux précédentes.

Obs. 52. — Citons enfin une observation prise non pas sur nos enfants
mais sur un cousin plus agé, et qui nous a suggéré l'ensemble des recherches
qui précéedent. Gérard, 4 13 mois, sait déj& marcher et joue a la balle dans
une grande piece. II jette, ou plutét laisse tomber la balle devant lui, et,
soit sur ses pieds, soit A quatre pattes, court la ramasser pour recommencer.
A un moment donné, la balle roule sous un fauteuil. Gérard la voit et, non
sans quelque difficulté, la ressort pour reprendre le jeu. Ensuite la balle
roule sous un canapé, a une autre extrémité de la piéce. Gérard l’a vue
entrer sous les franges du canapé: il se baisse pour l’y retrouver. Mais le
canapé étant plus profond que le fauteuil, et les franges empéchant d’y voir
clair, Gérard renonce aprés un instant: il se reléve, traverse la piéce, va
droit sous le fauteuil et explore soigneusement la place précédemment
occupée par la balle.

Le fait général, commun a toutes ces observations, est donc


que l'enfant, aprés avoir vu disparaitre un objet sous un écran B,
va le rechercher sous l’écran A, sous lequel il l’a cherché et
retrouvé l’instant auparavant. Dans les obs. 39 a 45, caractéri-
sant ce que nous avons appelé la « réaction typique » de ce qua-
trieéme stade, l'enfant cherche l’objet en A sit6t qu'il l'a vu dis-
paraitre en B et sans essayer au préalable de le retrouver en B.
Dans les obs. 46 a 50, caractérisant les « réactions résiduelles »
LA NOTION DE L’OBJET 55

V’enfant cherche d’abord en B, et, sil échoue, retourne en A. Ou


encore, habitué a chercher indifféremment en A ou en B, il ne
cherche pas en C, si l’on met l’objet en ce troisiéme endroit, mais
revient 4 A ou a B (obs. 49 et 50). Enfin, dans les obs. 51 et 52,
Venfant, méme aprés avoir dépassé ce quatriéme stade (cela est
certain pour Lucienne et fort probable pour Gerard), retombe,
en certaines circonstances, dans la réaction « résiduelle ».
Comment interpréter ces faits ? Trois interprétations nous
semblent possibles, selon que l'on attribue ces conduites bizarres
a des difficultés de mémoire, a des difficultés de localisation spa-
tiale ou a la constitution incomplete de la notion d’objet.
La premiére explication parait étre Ja plus simple du point
de vue de la psychologie adulte. Il arrive A chacun, dans un
moment de distraction de se conduire 4 peu prés comme nos
enfants. Je prends, par exemple, ma brosse a habits dans le
sachet oti elle se trouve ordinairement et je la pose sur une table :
apres quoi, voulant m’en servir, je la cherche dans son sachet
et ne comprends plus rien 4 sa disparition. Ou bien je vais cher-
cher une cravate dans mon armoire, je la place devant moi et,
au moment de la mettre, je retourne a mon porte-cravates; je
vois ma pipe sur mon bureau, je Ja mets en poche puis la recher-
che sur Je bureau, etc. Ce n’est la, heureusement, ni un trouble
relatif 4 la constitution des objets en tant que substances per-
manentes, ni un trouble de la localisation spatiale : j’ai simple-
ment oublié les déplacements successifs de l’objct, et, pris au
dépourvu, je vais le chercher a l’endroit ott mes essais sont ordi-
nairement couronnés de succés ou bien a l’endroit oti j’ai remar-
qué sa présence pour Ja derniére fois. De méme on pourrait
admettre que Gérard (obs. 52), tout en ayant fort bien su, au
début, que la balle avait quitté le fauteuil et se trouvait sous le
canapé, ait peu a peu perdu la mémoire des événements: ne
sachant plus trés bien ce qu'il faisait sous son canapé, il s’est
rappelé avoir trouvé la balle sous le fauteuil et a donné aussitét
suite 4 son impulsion. Dans les cas de l’obs. 51, il n’y a pas de
doute que l’habitude de voir son papa a la fenétre du bureau,
de voir Jacqueline au lit ou de voir son parrain dans la chambre
d’amis est pour quelque chose dans les réactions de Lucienne:
on pourrait donc admettre qu'elle oublie le spectacle immédia-
tement antérieur pour se laisser aller & son schéme habituel.
Dans les réactions «résiduelles », en général, il est permis de
penser que l'enfant, aprés avoir échoué a retrouver l’objet en B,
ne se rappelle plus bien l’ordre des événements et essaie a tout
hasard de poursuivre l’objet en A. Dans les réactions « typiques »,
enfin, on pourrait aller jusqu’a croire que, devant la disparition
56 LA CONSTRUCTION DU REEL

de l'objet, l'enfant cesse aussitét de réfléchir, autrement dit


qu'il ne cherche pas &a se rappeler la succession des positions et
retourne ainsi sans plus a l'endroit ou il a trouvé l'objet avec
succés une premiere fois.
La seconde explication tient 4 la constitution de |l’espace.
On peut admettre qu’entre 9 et 12 mois encore, l'enfant ait trop
de difficulté 4 élaborer des « groupes » objectifs de déplacements
pour qu’il tienne compte de la localisation des objets invisibles.
Assurément, s'il voyait sans interruption l’objet, rien ne lui
serait plus facile que de constituer les deux groupes suivants
(nous désignerons par M la position de l'objet lorsqu’il est dans
la main de l’enfant au repos, et par A et B, les autres positions
du méme objet) :

(1) M—A; A—B;B-—>M, ou


(2)M—+A;A—M;M—>B;B-—>M.

Seulement, précisément parce que, en temps normaux, il voit


sans interruption l’objet, l'enfant n’a aucun besoin de prendre
conscience de tels groupes: il les met en action sans les penser.
Autrement dit, l’enfant prend l’objet 1a ow il le voit, ou bien 1a
ot il vient de le voir, sans avoir besoin de retracer mentalement
son itinéraire. Si tel était le cas, c’est-a-dire si le « groupe »
demeurait surtout pratique sans étre encore conscient de lui, il
se pourrait fort bien que la localisation des objets dans l’espace
restat affaire de schémes sensori-moteurs simples, donc d’ac-
tions immédiates et non réfléchies. I] n’y aurait donc pas de
représentation des localisations mais simplement une utilisa-
tion empirique de la localisation. La hiérarchie des conduites
serait donc la suivante : l'objet serait cherché d’abord 1a oi il
est vu, ensuite la ov il a été vu, enfin 1a ot il a été retrouvé une
premiére fois derriére un écran. Mais, lorsque l'objet disparait
derriére un second écran, ]’enfant épuiserait en premier lieu la
série de ces conduites avant de le rechercher derriére ce nouvel
obstacle : ne le voyant plus, mais l’ayant déja vu et retrouveé
en une premiére position, l’enfant retournerait donc en A sim-
plement faute de différencier son action de recherche, et de la
différencier en fonction des positions successives. C’est ce que
l’on voit, par exemple, lorsque le sujet parvient a chercher en B,
mais se refuse 4 chercher en C (obs. 49 et 50) : la recherche en A
et en B ayant été couronnée de succés, il est inutile d’essayer
en C! En d’autres termes, il n’y aurait pas de localisation du
point de vue de l'objet, mais uniquement du point de vue de
l’action. L’objet aurait une « position privilégiée » simplement
LA NOTION DE L’OBJET 57

parce que le groupe demeure « pratique » ou « subjectif » et n’est


pas encore entiérement « objectif » ou « représentatif ».
Dans cette hypothése, on s’expliquerait aisément l’ordre
chronologique des conduites observées. L’enfant commencerait
par la « réaction typique », pour les raisons qu’on vient de voir :
ayant trouvé précédemment |]’objet en A, et ne cherchant nulle-
ment A imaginer sa localisation en B, il retournerait en A dés
que l’objet disparait en B. En second lieu, l’enfant découvrant
peu a peu, et empiriquement, l’insuccés de son procédé en vien-
drait a chercher ]’objet aussi en B : mais, il suffirait qu’il ne réus-
sisse pas d’emblée pour que, insouciant encore de localisation
objective, il revienne a sa recherche en A. La «réaction rési-
duelle » indiquerait donc la persistance de la localisation pra-
tique ou subjective, ou de son primat par rapport & la localisa-
tion objective. Enfin, dans l’obs. 51, la résurrection tardive de
cette conduite serait due au fait que l’objet ayant une « locali-
sation pratique ou « subjective » trés résistante (pour des raisons
d’habitude) les localisations « objective» et «représentative »
passeraient momentanément au second plan.
Mais une troisiéme explication est encore possible, eu égard
a la constitution de la notion d’objet. I] se peut que, durant ce
troisiéme stade encore, l’objet ne soit pas pour l’enfant ce qu'il
est pour nous: un corps substantiel, individualisé et se dépla-
¢ant dans l’espace sans dépendre du contexte actif dans lequel
il est inséré. L’objet n’est peut-étre ainsi, pour l’enfant, qu’un
aspect particuliérement frappant du tableau d’ensemble dans
lequel il est englobé; tout au moins, il ne présenterait pas autant
de « moments de liberté» que les nétres. I] y aurait ainsi non
pas une chaine, une poupée, une montre, une balle, etc., indi-
vidualisées, permanentes et indépendantes de I’activité de l’en-
fant, c’est-a-dire des positions privilégiées dans lesquelles a lieu
ou a eu lieu cette activité, mais il n’existerait encore que des
tableaux tels que « balle-sous-le-fauteuil », « poupée-accrochée-
au-nid-volant », « montre-sous-un-coussin », « papa-d-sa-fenétre »,
etc. Assurément, le méme objet réapparaissant en des positions
ou des contextes pratiques différents est reconnu, identifié et
doué de permanence comme tel. En ce sens, il est relativement
indépendant. Seulement, sans étre vraiment congu comme donné
a plusieurs exemplaires, il peut se présenter a l'enfant comme
prenant un nombre restreint de formes distinctes, de nature
intermédiaire entre l’unité et la pluralité, et, en ce sens il demeure
solidaire de son contexte. J.’obs. 51 nous permet de comprendre
cette hypothése : lorsque Lucienne me cherche A la fenétre, alors
qu'elle me sait A cété d’elle, il y a visiblement deux conduites en
58 LA CONSTRUCTION DU REEL

jeu, « papa-a-sa-fenétre » et « papa-devant-soi »; et, si Lucienne


n’hésite pas a considérer Jes deux papas comme un seul et méme
personnage, elle n’arrive cependant point a abstraire suffisam-
ment ce personnage des tableaux d’ensemble auxquels il est lié,
pour ne pas le chercher A deux places a la fois. A fortiori, dans
lobs. 52, l'enfant qui ne trouve pas la « balle-sous-le-canapé »
n’hésite pas a chercher Ja « balle-sous-le-fauteuil », puisqu’il y a
la deux ensembles distincts: la ou nous considérons la balle
comme pouvant occuper une infinité de positions différentes, ce
qui nous permet de l’abstraire de toutes a la fois, l'enfant ne
lui confére que quelques positions privilégiées sans pouvoir, par
conséquent, la considérer comme entiérement indépendante
d’elles. D’une maniére générale, dans toutes les observations
dans lesquelles l'enfant recherche en A ce qu'il a vu disparaitre
en B, l’explication serait 4 chercher dans le fait que l’objet n’est
pas assez individualisé encore pour étre dissocié de ia conduite
globale relative 4 la position A.
Telles sont donc les trois explications possibles du phéno-
méne: défaut de mémoire, défaut de localisation spatiale ou
défaut d’objectivation. Or, loin de chercher a choisir entre elles,
nous allons au contraire tenter de montrer maintenant que ces
trois interprétations, en apparence différentes, n’en constituent
en réalité qu'une seule, envisagée 4 trois points de vue distincts.
Ce n’est, en effet, que si l'on retenait lune seulement des trois
explications, a l’exclusion des deux autres, qu’elle serait contes-
table. Mais a les prendre les trois, elles sont complémentaires.
Le défaut de mémoire, tout d’abord. La grande différence
entre les comportements de l'enfant de dix mois et ceux des
nétres qui paraissent analogues (chercher sa brosse a la place
habituelle, alors qu’on l’a mise ailleurs juste auparavant), c'est
que nous pourrions fort bien garder le souvenir des déplacements
successifs si nous faisions attention, tandis que, par hypothése,
l’enfant ne le peut pas. Si nous intervertissons l'ordre des mou-
vements de la brosse, de la cravate ou de la pipe, c’est que nous
sommes distraits : mais, étant trés capables, par ailleurs, de nous
rappeler les déplacements successifs des choses qui nous entou-
rent, nous leur attribuons, de ce fait, une structure objective, et,
par extension, nous concevons de mani¢re identique la brosse,
etc., méme aux moments de pire distraction. Au contraire, l'en-
fant présente, dans les obs. 39 4 52, le maaimum d'attention et
d’intérét dont il soit capable, et si l'on peut invoquer Ja distrac-
tion dans certains faits de l'obs. 51, il ne saurait en étre question
la ou l'enfant essaic, par tous les moyens, de retrouver l'objet
caché qu'il désire. En particulier dans les cas de «réaction
LA NOTION DE L’OBJET 59

typique » (obs. 39 a 46), l’enfant regarde avec la plus grande


netteté l’objet qui disparait en B, pour se tourner aussitét aprés
en A: il serait donc invraisemblable d’admettre qu’il oublie les
déplacements par simple distraction. Dans la mesure, dés lors,
ou intervient un défaut de mémoire, il ne saurait s’agir que
d’une difficulté systématique 4 ordonner les événements dans le
temps et, par conséquent, 4 tenir compte de la succession des
déplacements. Voyant disparaitre l’objet, l'enfant ne cherche-
rait pas a reconstituer son itinéraire : ilirait droit, sans réflexion
ni mémoire, a la position ot son action a réussi déja a le retrou-
ver. Mais alors, dans cette hypothése, la structure spatiale et
objective de l’univers deviendrait, du méme coup, toute diffé-
rente de ce qu’elle est pour nous. Supposons un esprit qui ne
garderait aucun souvenir de l’ordre des déplacemehts : son uni-
vers consisterait en une série de tableaux d’ensemble dont la
cohérence tiendrait 4 l’action propre et nullement aux relations
soutenues par les éléments des différents tableaux hes uns avec
les autres. Cette premiere interprétation revient donc aux deux
suivantes: la constitution de « groupes» objectifs de déplace-
ments suppose le temps et la mémoire, de méme que le temps
suppose un univers spatialement et objectivement organisé.
Quant a la seconde explication, elle est également vraie, mais
a condition d’englober en elle la premiére et la troisiéme. I] est
parfaitement exact de dire que l’enfant cherche l’objet en A,
lorsqu’il a disparu en B, simplement pour cette raison que le
scheme pratique l’emporte surle groupe objectif des déplace-
ments. L’enfant ne tient pas compte de ces déplacements, et
quand (dans les réactions « résiduelles ») il commence 4 les noter,
il les subordonne encore aux schémes d’action immédiate. Seule-
ment, s’il en est ainsi, il faut en conclure, premiérement que la
mémoire des positions ne joue pas de role décisif et secondement
que l’objet demeure lié 4 un contexte global, au lieu d’étre indi-
vidualisé et substantifié A titre de mobile indépendant et per-
manent.
Nous voici donc ramenés a la troisiéme solution, pour autant
qu’elle implique en réalité les deux premiéres et réciproquement.
En un mot, l’objet demeure ainsi, durant ce quatri¢me stade, un
objet pratique plutét qu’une chose substantielle. Les réactions
de l’enfant restent inspirées, en tout ou en partie, par une sorte
de phénoménisme et de dynamisme mélés. L’objet n’est pas une
chose qui se déplace et qui est indépendante de ces déplacements:
il est une réalité « A disposition » dans un certain contexte, relatif
lui-méme a une certaine action. A cet égard, les conduites du
présent stade prolongent simplement celles du précédent. Elles
60 LA CONSTRUCTION DU REEL

sont phénoménistes, puisque l'objet demeure dépendant de son


contexte et non isolé a titre de mobile doué de permanence. Elles
sont dynamistes, d’autre part, puisque l’objet reste dans le pro-
longement de |’effort et du sentiment d’efficace liés a l’action
par laquelle le sujet le retrouve. De ce double point de vue le
Luc a qu’a fait l'enfant en apprenant a rechercher l’objet
erriére un écran n’a pas suffi encore a lui faire attribuer une
structure objective aux choses qui l’entourent. Pour que ces
choses deviennent réellement des objets, il faudra encore que
soit acquise la conscience des relations de position et de dépla-
cement. I] faudra donc que l’enfant comprenne le « comment »
de l’apparition et de la disparition de ces objets, et qu’il renonce
ainsi 4 croire possible leur réapparition mystérieuse a |’endroit
qu’ils ont quitté et ot l’action propre les a retrouvés. En bref,
il faudra qu’au phénoménisme de la perception immédiate et au
dynamisme de l’efficace pratique succéde un rationalisme
proprement géométrique.

§ 4. LE CINQUIEME STADE: L’ENFANT TIENT


COMPTE DES DEPLACEMENTS SUCCESSIFS DE L’OB-
JET. — Dés la fin de la premiére année, jusque vers le milieu
de la seconde, s’étend un stade caractérisé par la conquéte pro-
gressive des relations spatiales dont l’absence, au cours du dernier
stade, empéche la constitution définitive de la notion d’objet.
En d’autres termes, l'enfant apprend a tenir compte des dépla-
cements successifs percus dans le champ visuel: il ne cherche
plus l’objet en une position privilégiée, mais seulement dans la
position qui résulte du dernier déplacement visible. C’est cette
découverte que nous considérons comme le début du cinquiéme
stade.
Or, ainsi caractérisées, les conduites du présent stade sont
d’un grand intérét en ce qui concerne les problémes soulevés a
propos du quatriéme. Dans la mesure oti ces conduites portent
sur des déplacements visibles, elles témoignent, en effet, d'un
rationalisme géométrique naissant, constituant 1’élément nou-
veau qui leur est propre. I] est vrai que, dans la mesure oi elles
demeurent inaptes a tenir compte des déplacements invisibles,
elles conservent un élément de phénoménisme et de dynamisme
mélés, Mais une telle complication n’altére en rien la régularité
du développement. Loin de disparaitre entiérement, l’objet pra-
tique et égocentrique défend simplement pied a pied le terrain
que vont conquérir les relations géométriques. D’une maniére
générale, on peut dire que toute complication dans les problémes
rencontrés, et en particulier la complication résultant des dépla-
LA NOTION DE L’OBJET 61

cements invisibles, fait réapparaitre par « décalage » les habi-


tudes des stades précédents. Cette circonstance n’est pas faite
pour faciliter la description des conduites du présent stade.
Mais il nous suffira de suivre l’ordre chronologique de leurs
manifestations pour que leur mécanisme demeure intelligible.
La premiére conquéte du cinquiéme stade (celle qui définit
son apparition) est donc marquée par la réussite des épreuves
dont les obs. 39 4 52 décrivent ]’échec initial : lorsque l’on cache
un objet sous un premier écran, sous lequel le retrouve l’enfant,
et qu’ensuite on le cache sous un second écran, le sujet ne cherche
plus, dorénavant, l’objet sous le premier, mais uniquement sous
le second :

Obs. 53. — A 1; 0 (20), Jacqueline me regarde cacher ma montre sous


un coussin A a sa gauche, puis sous le coussin B a sa droite : dans ce dernier
cas elle cherche d’emblée au bon endroit. Si j’enfouis l’objet profondément,
elle le cherche longtemps, puis renonce, mais ne retourne pas en A.
A 1; 0 (26), méme expérience. Au premier essai, Jacqueline cherche et
trouve en A, ot je mets d’abord la montre. Lorsque je la cache en B, Jac-
queline n’arrive pas a l’y retrouver, faute de pouvoir soulever le coussin
entiérement. Elle se retourne alors, énervée et touche différentes choses, y
compris le coussin A, mais elle n’essaie nullement de le retourner: elle sait
que la montre n’est plus dessous.
Essais suivants : Jacqueline ne parvient jamais a retrouver la montre
en B, parce que je la cache trop profondément, mais elle n’essaie non plus
jamais de revenir en A pour voir si elle y est encore; elle cherche assidGment
en B, puis renonce.
A 1; 1 (22), nouvelles expériences avec différents objets. Le résultat
est toujours le méme.

Obs. 54. — Laurent, a 0; 11 (22), est assis entre deux coussins A et B.


Je cache alternativement ma montre sous chacun d’eux: Laurent cherche
constamment l’objectif Aa l’endroit ov il vient de disparaitre, c’est-a-dire
tantét en A, tanté6t en B, sans rester accroché 4 une position privilégiée
comme au cours du stade précédent.
Il est A noter que ce méme jour, Laurent fait montre d’un esprit trés
systématique dans la recherche de l’objet disparu. Je cache dans ma main
une petite boite. Il essaie alors de soulever mes doigts pour atteindre 1’objet.
Mais, au lieu de me laisser faire et sans laisser voir la boite, je lui passe
avec deux doigts de la méme main un soulier, puis un jouet et enfin un
ruban : Laurent n’est pas dupe et revient sans cesse 4 la bonne main, malgré
ses déplacements, pour l’ouvrir enfin et prendre la boite. Lorsque je la lui
reprends pour la mettre dans l’autre main, il la cherche aussitét en ce der-
nier endroit.
A 1; 0 (20), de méme, il cherche successivement dans mes deux mains
un bouton que je cache. Aprés quoi il cherche 4 voir derri¢re moi, lorsque
je fais rouler le bouton sur le parquet (sur lequel je suis assis), et cela bien
que je lui présente pour le tromper mes deux mains fermées.
A 1; 1 (8), etc., de méme, il tient compte de tous les déplacements
visibles de l’objectif.
62 LA CONSTRUCTION DU REEL

Obs. 54 bis. — Lucienne, de méme a 1; 0 (5), ne cherche plus |’objet


qu’en B et ne retourne pas a la place initiale, méme en cas d’échec continu.
Mémes observations a4 1; 0 (11), etc.

Sur ce point, le phénoménisme a donc cédé la place a la


conscience des relations : l'enfant tient compte de tous les dépla-
cements visibles qu’il a observés et il abstrait l’objet de son
contexte pratique.
Mais essayons de faire intervenir le plus simple possible des
déplacements invisibles et nous verrons d’emblée réapparaitre
les phénoménes du stade précédent. Nous avons tenté a cet
égard l’expérience suivante : cacher un objet, non pas directe-
ment sous l’écran, mais dans une boite sans couvercle que l’on
fait disparaitre sous une couverture et que ]’on ressort vide.
L’enfant n’arrive pas a comprendre, sinon par d’heureux
hasards, que l’objet a pu rester sous l’écran:
Obs. 55. — Jacqueline, a 1; 6 (8), est assise sur un tapis vert et joue
avec une pomme de terre qui ]’intéresse vivement (c’est un objet nouveau
pour elle). Elle dit « po-terre » et s’amuse a la mettre dans une boite vide
et a la sortir. Ce jeu la passionne depuis quelques jours.
I. Je prends alors la pomme de terre et la mets moi-méme, sous les
yeux de Jacqueline, dans la bofte. Puis je place celle-ci sous le tapis, la ren-
verse, laisse ainsi l’objet caché par le tapis (sans que |’enfant ait pu voir
ma manceuvre) et ressors la boite vide. Je dis 4 Jacqueline, qui n’a pas
quitté du regard le tapis et s’est rendu compte que je faisais quelque chose
par-dessous : « Donne la pomme de terre a papa. » Elle cherche alors l’objet
dans la bofte, puis me regarde, regarde 4 nouveau la boite en détail, regarde
le tapis, etc. : mais elle n’a pas l’idée de soulever le tapis pour le retrouver
dessous.
Durant les cing essais suivants, la réaction est uniformément négative.
Je recommence pourtant chaque fois A mettre l’objet dans la boite, sous
les yeux de l’enfant, a mettre la bofte sous le tapis et a Ja ressortir vide.
Jacqueline cherche chaque fois dans la boite, puis regarde tout autour d’elle,
y compris le tapis, mais elle ne cherche pas dessous.
II. Au septiéme essai, je change de technique: je mets l’objet dans la
boite et la boite sous le tapis, mais j’y laisse la boite pleine. Dés que je ressors
la main vide, Jacqueline cherche sous le tapis, trouve et prend la _bofite,
l’ouvre et en sort la pomme de terre. Méme réaction une seconde fois.
III. Puis je reviens a la technique primitive : vider la bofte sous le tapis
et la ressortir ouverte. Jacqueline cherche d’abord |]’objet dans !a boite et,
ne le trouvant pas, le cherche sous le tapis. L’épreuve est donc réussie. Elle
Vest une seconde fois, mais a partir du troisiéme essai, le résultat redevient
négatif, comme en I. Est-ce la fatigue ?

Obs. 56. — A 1; 6 (9), c’est-a-dire le lendemain, je reprends la méme


expérience, mais avec un poisson de celluloid garni de grenaille. Je mets le
poisson dans la bofte et la bofte sous le tapis. La je l’agite et Jacqueline
entend le poisson dans la boite. Je la renverse et ressors-la boite vite. Jac-
queline s’empare aussitét de la boite, cherche le poisson, la retourne en tous
sens, regarde autour d’elle, regarde en particulier le tapis, mais ne le souléve
pas.
LA NOTION DE L’OBJET 63

Les essais suivants ne donnent rien de plus. Je n’essaie pas de la tech-


nique II de l’observation précédente.
Le soir du méme jour je refais l’expérience avec un petit mouton. C’est
Jacqueline elle-méme qui met le mouton dans la boite et quand le tout est
sous la couverture, elle dit avec moi « Coucou mouton ». Quand je ressors
la bofte vide elle dit. « AMfouton, mouton », mais ne cherche pas sous Ja cou-
verture.
Quand j’ai laissé le tout sous la couverture, elle a tout de suite cherché la
bofte et sorti le mouton. Mais quand je recommence avec la premiére tech-
nique elle ne cherche plus sous la couverture!
Obs. 57. — Lucienne, a 1; 0 (16), regarde ma chaine de montre que je
mets dans ma propre main: elle l’ouvre et prend la chafne. Je recommence,
mais, aprés avoir fermé ma main, je la mets sur le sol, a cété de ]’enfant
(Lucienne est assise), et recouvre mon poing serré d’une couverture. Je
ressors la main fermée et la présente a Lucienne qui a regardé le tout avec
la plus grande attention : Lucienne ouvre ma main, ne trouve rien, regarde
tout autour d’elle mais ne souléve pas la couverture.
Essais 2 A 4: mémes réactions.
Cinquiéme essai: Lucienne souléve la couverture, machinalement ou
par hasard, et apergoit la chaine. Ce ne devait pas étre intentionnel puisque
la suite du comportement ne s’en est pas ressentie.
Essais 6 a 10: retour a la réaction initiale. Lucienne cherche attentive-
ment autour de ma main, regarde la couverture, mais ne la souléve pas.
On ne saurait cependant attribuer cette réaction a l’ennui: Lucienne parait
fort intéressée.

Ces premiers échecs sont significatifs. Jacqueline, par exem-


ple, sait bien chercher un objet caché derriére un écran, ce que
nous avons constaté depuis plus de six mois. Mais elle ne par-
vient 4 tenir compte que des déplacements visibles de l’objet et
he le situe que 14 ow elle l’a vu en fait. Or, dans l’expérience que
nous discutons maintenant, il entre en jeu un déplacement invi-
sible (l’objet sort de la boite ou de la main, lorsque celles-ci sont
sous le tapis), et l’objet occupe une situation ow il n’a pas été
percu directement (sous le tapis) : ce sont 1a les deux conditions
nouvelles de l’épreuve. En effet, tant que l’enfant voit la boite
ou la main disparaitre sous le tapis, il sait bien que l’objet est
dans la boite et la boite sous le tapis : mais de 1a, i] ne parvient
pas a conclure que l’objet est resté sous le tapis, quand la boite
ressort vide. C’est donc que la recherche de l’objet ne tient encore
compte que des déplacements visibles et des positions ot l’objet
a été vu effectivement.
Il est vrai que les séries II et III de l’obs. 55 aboutissent 4 un
succés de l’enfant. Mais, précisément, par le fait que dans la
série II j’ai laissé la boite sous le tapis, Jacqueline a acquis le
geste consistant 4 chercher l’objet sous cet écran: dans la suite
elle recherchera donc 1a le méme objet lorsqu’elle ne l’aura pas
trouvé ailleurs. Seulement, comme on |’a vu, cette découverte
n’est pas généralisée et, le lendemain (obs. 56), les essais sont
64 LA CONSTRUCTION DU REEL

tous négatifs. I] n’y a donc eu 1a que scheme pratique, et non


pas encore conscience des relations ni représentation de ce que
j'ai pu faire sous l'écran: sortir l'objet de la boite. Cependant,
comme on ]'a vu, un tel geste est bien connu de |’enfant lui-
méme.
Néanmoins, aprés quelques jours, l’enfant parvient a4 résou-
dre le probléme en question. Seulement cette nouvelle conquéte
s’accompagne immédiatement d'une réapparition, sur le plan
nouveau ainsi découvert, des phénoménes antérieurs d’interver-
sion de l’ordre des déplacements. C’est ici que se manifestent
le plus nettement les « décalages» annoncés au début de ce
paragraphe.
Analysons d’abord comment |’enfant découvre le résultat du
déplacement invisible. Il s’agit, en effet, de savoir si c’est par
conscience des relations — en ce cas il y aurait réellement utili-
sation des déplacements non percus, — ou si c’est uniquement
par apprentissage empirique ou pratique — en ce cas il n’y
aurait pas représentation vraie des déplacements invisibles. C’est
cette seconde solution qui nous parait la bonne, puisque précisé-
ment la découverte faite s’accompagne aussit6t de la résurrec-
tion des conduites antérieures, simplement décalées d’un ou de
plusieurs crans :

Obs. 58. — Jacqueline, a 1; 6 (16), regarde une bague que je mets


dans ma main gauche. Elle ouvre ma main, en soulevant mes doigts, et
trouve l’objet, le tout avec un grand plaisir et méme une certaine agitation.
I. Premier essai: je mets ostensiblement la bague dans la main gauche,
puis j’applique la gauche contre la droite et je présente les deux mains fer-
mées (la bague ayant passé dans la droite). Jacqueline cherche dans la gauche,
étonnée, dit « Bague, bague, ow elle est? », mais n’a pas l’idée de chercher
dans la droite.
Deuxiéme essai: cherche directement la bague dans la main droite, la
trouve et rit. Est-ce le hasard, ou le geste d’appliquer une main contre l’autre
lui a-t-il suggéré de commencer par la droite ?
Troisiéme essai: je mets cette fois la bague dans Ja droite, et la passe
ensuite a gauche. Jacqueline cherche A droite, étonnée de ne rien trouver,
puis saisit la gauche et rit de son succés.
Essais 4 et 5: méme réaction (en changeant de main chaque fois).
II. Je mets maintenant la bague dans ma main, puis la main dans un
béret placé entre les genoux de Jacqueline. Je retire la main, aprés avoir
laissé la bague dans le béret, et la présente fermée:
1. Par un heureux hasard, Jacqueline n’a pas prété 4 ma main fermée
une attention suffisante et s’est d’emblée portée vers le béret comme lorsque
je cachais sans plus un objet sous un écran. Elle a naturellement trouvé la
bague et a ri. Mais ce hasard, qui aurait pu fausser le résultat de l’expé-
rience, a eu le bon cété, au contraire, de souligner l’intérét des réactions
suivantes : malgré ce premier succés, Jacqueline n’est, en effet, point par-
venue A comprendre d’emblée l’itinéraire de la bague:
LA NOTION DE L’OBJET 65

2. Le premier mouvement de Jacqueline est de nouveau de se porter


vers le béret. Mais, voyant ma main fermée qui en ressort, elle me la saisit
et louvre. Trés étonnée de ne rien trouver, elle répéte tout le temps: «Ou
elle est, oW elle est? », mais n’a pas l’idée de chercher dans le béret.
3 et 4. Mémes réactions.
5. Ne trouvant toujours pas la bague dans ma main, Jacqueline cherche
tout autour d’elle, voit le béret sans avoir encore l’idée de chercher dedans.
Par contre, il lui vient 4 l’esprit de chercher mon autre main, bien qu’elle
ne la voie pas (je m’appuie dessus). Je lui tends donc cette autre main, elle
louvre, puis renonce a toute recherche.
6. Renonce d’emblée.
III. Trois heures plus tard, je reprends ces deux expériences. Celle de
la série I ne donne plus que des résultats immédiatement positifs : Jacque-
line a donc compris que je puisse passer la bague d’une main dans |’autre.
Quant 4a celle de la série II, voici les résultats (cing essais) :
1. Réaction négative : Jacqueline ouvre ma main, cherche en tous sens,
mais ne tient pas compte du béret, dans lequel elle a cependant bien vu que
jai glissé ma main.
2. Méme début, puis elle regarde le béret. Elle l’a apercu au moment
méme ot elle examinait ma main en tous sens. Elle saisit le béret, cherche
a Vintérieur et trouve la bague. Rit.
3. Ouvre ma main, cherche un instant puis va sans hésiter chercher
dans le béret.
4 et 5: méme réaction.

Obs. 59. — Lucienne, a 1; 1 (4), retrouve dans ma main fermée une


chafne de montre. Je remets alors la chaine dans ma main et glisse cette
main sous un oreiller. Je laisse la chafne sous l’oreiller et ressors la main
fermée.
J. Premier essai: Lucienne cherche dans ma main, puis, ne trouvant
rien, me regarde en riant. Elle se remet a chercher, puis renonce.
Essais 2-5 : mémes réactions. Je me sers de la montre au lieu de la chaine,
pour augmenter l]’intérét :méme difficulté.
Sixiéme essai : cette fois, réussite brusque. Lucienne ouvre ma main,
alors que je la ressors de l’oreiller. Aprés |’avoir examinée un instant, elle
s’arréte, regarde autour d’elle, puis soudain, cherche sous l’oreiller et trouve.
Essais suivants ;:méme réaction.
II. Je reprends ensuite l’expérience avec un duvet se trouvant sur la
droite de l’enfant. Lucienne commence par chercher dans ma main, que
j’ai donc retirée fermée de dessous le duvet. Aprés l’avoir ouverte et explo-
rée un instant, Lucienne va sans hésiter chercher sous le duvet.
Essais suivants : méme réussite.
Mais je n’ai pas encore essayé ce jour-la de passer rapidement du duvet
4 Voreiller ou l’inverse, pour voir s’il y avait mémoire des localisations. On
trouvera cette expérience dans la suite.

On voit que cette découverte du résultat des déplacements


invisibles semble étre bien plus le fait d’un apprentissage pra-
tique que d’une représentation des relations elles-mémes. C’est
ainsi que dans l’obs. 58, série I, si Jacqueline cherche dans la
seconde main la bague sortie de la premiére, c’est sans doute
66 LA CONSTRUCTION DU REEL

simplement que la vue de ]’autre main l’a incitée 4 répéter sur


elle la conduite appliquée a la premiére main. Preuve en soit que,
dans la suite (série II, essai 5) il lui arrive de chercher l’objet
dans mon autre main, qui n’a joué aucun role dans |’expérience
du béret. Il semble donc que Jacqueline se laisse guider par le
souvenir des gestes qui ont réussi plus que par la conscience des
relations actuelles. Ensuite, dans ]’expérience du béret (série I),
le hasard heureux du premier essai est loin d’avoir été utilisé
d’emblée au cours des essais suivants : il a fallu reprendre l’expé-
rience trois heures aprés pour parvenir au but. I] semble donc
bien que tout cela soit l’ceuvre d’un apprentissage empirique et
non d’une déduction des relations elles-mémes. Quant 4 Lucienne
(obs. 59), sa découverte semble au contraire due 4 une invention
par combinaison mentale des relations en jeu. Seulement nous
allons voir que pas plus elle que Jacqueline n’a échappé a la
réapparition par décalage des phénomeénes de renversement de
lordre des déplacements : preuve en soit que la représentation
de l’itinéraire de l’objet n’est pas encore bien sire d’elle-méme.
En effet, sit6t acquise la conduite consistant a tenir compte
du déplacement invisible, nous avons tenté l’expérience sui-
vante : combiner ce schéme nouveau du transvasement des objets
en dehors du champ visuel avec le schéme de l’ordre des positions
successives. Autrement dit, nous avons cherché a conjuguer les
expériences faites 4 propos du troisiéme stade (faire chercher
lobjet en deux positions successives) avec celles dont nous
venons de parler. Soit, par exemple, l’enfant assis entre un
coussin A et un coussin B. Je mets l’objet dans une main et
celle-ci sous A. Je la retire fermée : l'enfant sait donc dorénavant
chercher en A lorsqu’il a constaté que ma main était vide. Mais,
lorsque je répéte ces mémes démarches en B, |’enfant cherchera-
t-il d’emblée en B, ou bien, par une résurrection des conduites
du troisiéme stade, retournera-t-il en A ? L’expérience a montré
que, durant un temps plus ou moins long, c’est ce dernier com-
portement qui se présente d’abord :
Obs. 60. — Jacqueline, a 1; 6 (16), c’est-a-dire apres les expériences
de l’obs. 58, est soumise a trois nouvelles séries d’épreuves :
I. Pour controler la résistance des acquisitions récentes, je prends une
clef dans ma main fermée, je mets la main dans un béret, Jache la clef dans
le béret et le lance enfin par terre, au fond de la chambre. Jacqueline court
dans la direction du béret, mais comme je dis «clef, clef, cherche la clef, »,
etc., elle se retourne, me regarde en riant, regarde mes mains qui sont ouver-
tes et, reprenant son idée, se dirige vers le béret. Elle le ramasse et sans hésiter
met la main dedans et en retire la clef.
II. J’assieds Jacqueline sur un lit, entre un oreiller A, 4 50 cm. d’elle
a sa gauche, et un duvet B, a 50 cm. a sa droite.
LA NOTION DE L’OBJET 67

1. Je mets la clef dans ma main droite, ma main sous l’oreiller et je


retire la main, vide et fermée : Jacqueline ouvre ma main droite et cherche.
Puis elle prend ma main gauche (cf. obs. 58, série I et série II, essai 5).
Lorsqu’elle constate que la main gauche est également vide, elle dit: «Oa
elle est, ov elle est ? » Je retire alors mes mains derriére mon dos. Elle regarde
le lit et, voyant loreiller, se précipite et trouve la clef dessous.
2. Je répéte le tout avec le duvet. Jacqueline cherche d’abord dans ma
main droite, assez longuement, puis de nouveau dans la main gauche
(laquelle n’est donc pas intervenue dans l’expérience). Aprés quoi elle regarde
Je duvet et cherche dessous.
3. Mémes réactions avec loreiller.
I] semble ainsi que la conduite de Jacqueline soit entiérement correcte,
eu égard aux écrans A et B, et qu’il n’y ait aucune réapparition des diffi-
cultés du troisiéme stade. Mais ne serait-ce pas a cause de la longueur des
démarches préliminaires de l’enfant, c’est-a-dire a cause du fait qu’elle a
cherché dans ma main gauche aprés n’avoir rien trouvé dans la droite ?
Elle aurait ainsi oublié les positions successives de l’objet sous les écrans
et serait allée directement au bon endroit, non pas par réflexion mais au
contraire par automatisme. C’est ce que la suite semble indiquer: dés que
Jacqueline renonce a chercher dans mes deux mains successivement, elle
intervertit les positions par rapport a A et B:
III. Deux heures plus tard, je remets Jacqueline sur son lit, entre
Voreiller A et le duvet B. Elle a en mains une fleur, cueillie a l’instant et a
laquelle elle tient beaucoup. Je la lui prends, Ja mets dans ma main droite,
ma main sous l’oreiller A et la retire vide et serrée. Jacqueline dit sponta-
nément : « Serche, serche » [= cherche] et m’ouvre ja main. Puis, au lieu de
chercher sous l’oreiller en A, elle se tourne de ]’autre cété et plonge direc-
tement sous le duvet B!
Le lendemain, a 1; 6 (17), je reprends l’expérience avec un métre de
couturiére enroulé: je le mets dans ma main, ma main sous l’oreiller A et
je la retire fermée. Jacqueline l’ouvre, dit : « Ou elle est, serche » et va droit
sous le duvet B. Méme réaction avec un bouton.

Obs. 61. — I. Craignant que les derniéres réactions soient dues 4 un


simple jeu ou A l’automatisme, j’interromps 1’expérience trois jours et la
reprends a 1; 6 (20). Je renonce, pour la méme raison au duvet et mets
Jacqueline entre un vétement A et un coussin B:
1. Je mets |’objet dans ma main, ma main sous A et la retire fermée.
Jacqueline cherche dans ma main, la regarde en tous sens, puis me regarde
surprise, examine le sol, et comme illuminée par son idée, retourne le véte-
ment A. Elle prend l’objet et rit.
2. Je répéte les mémes gestes en B. Jacqueline ouvre ma main, hésite
de nouveau un instant, puis retourne sans hésiter en A! La réaction a été
fort nette, avec mimique d’attention soutenue.
Il. A 1; 7 (1), Jacqueline, qui n’a pas été examinée depuis la série I,
est assise sur un lit, entre un oreiller A et un duvet B.
1. Je mets l’objet dans ma main, la main sous Il’oreiller A et la retire
fermée. Jacqueline cherche dans ma main, puis en A et le trouve.
2. Je refais l’expérience en B. Jacqueline me suit des yeux, ouvre ma
main et cherche. Aprés quoi, elle s’interrompt, semble réfléchir un court
instant et va droit a l’oreiller A. Elle le souléve, examine le dessous avec
attention et, alors seulement et aprés une pause, cherche sous le duvet B
ov elle le trouve.
3-5. Expérience en B. Toujoure la méme réaction : elle commence par
chercher en A et ensuite seulement passe en B.
68 LA CONSTRUCTION DU REEL

Obs. 62. — Voici enfin trois nouveaux comportements observés sur


Jacqueline en des circonstances un peu différentes et dont le mécanisme
est analogue a celui des précédents :
I. A 1; 7 (7), Jacqueline trouve un chausson de grande personne et
Venfile 4 son pied. Je le prends, mets ma montre dedans et le secoue. Jac-
queline entend le bruit, la cherche et la trouve. Ensuite je mets la montre
dans le chausson, le chausson sous ma jambe, et je le vide de son contenu.
La montre tombe sur le sol, sous ma jambe, en faisant un bruit trés distinct.
Je retire le chausson et dis 4 Jacqueline: « Cherche ». Jacqueline a suivi
chacun de mes gestes, trés attentivement. Elle explore d’abord l’intérieur
du chausson. Mais, ne trouvant rien elle tend la main d’emblée, non pas
sous ma jambe étendue, mais dans la poche de mon gilet d’ou j’ai tout a
l’heure sorti la montre au commencement du jeu ! Elle n’a done aucun souci
de l’itinéraire de ]’objet, itinéraire pourtant bien facile a reconstituer.
II. A 1; 7 (9), Jacqueline est assise sur moi et je suis moi-méme étendu
sur un divan. Elle a en main un bout de papier jaune, auquel elle tient beau-
coup. Je le cache dans ma main (sous ses yeux, naturellement), mets ma
main sous une couverture derriére elle (mais elle s’est retournée et a suivi
mon geste du regard). Je retire ma main fermée et la lui tends. Elle l’ouvre,
la palpe, puis se retourne, cherche sous la couverture et trouve.
Aprés quoi je remets le papier dans ma main, ma main sous mon gilet
(devant elle) et je la lui présente fermée : Jacqueline l’ouvre, la palpe, puis
se retourne, tend la main vers le duvet, jusqu’a mi-chemin. La, volte-face
brusque, et sa main va chercher sous le gilet.
Il y a donc cette fois, réussite compléte, mais avec un résidu des conduites
précédentes. I] en est de méme de la série suivante :
III. A 1; 7 (11), Jacqueline est assise sur un lit.
1. Je mets un caillou dans ma main, ma main sous un duvet A et la
retire fermée. Jacqueline ouvre ma main, puis cherche en A et trouve.
2. Méme expérience sous ma veste B. Jacqueline ouvre ma main et va
sous la veste B, du premier coup. II y a donc réussite.
3. Je mets le caillou dans ma main et applique celle-ci contre l’autre
main en C, en y laissant le caillou : Jacqueline cherche dans ma premiére
main, puis sous la veste B, puis enfin sous le duvet A. Elle ne tient pas
compte de la position C, bien qu’elle ait suivi des yeux chacun de mes
gestes.
4. Je refais la méme expérience (3). Jacqueline cherche cette fois dans
la premiére main, puis sous le duvet A puis enfin sous la veste B, mais ne
tient toujours pas compte de l’autre main.
La complication du probléme a donc fait d’emblée réapparaitre les
réactions simplement empiriques.

Obs. 63, — Lucienne, a 1; 1 (18), est assise sur un lit, entre un chaéle A
et un linge B. Je cache une épingle double dans ma main et la main sous
le chale. Je ressors la main fermée et vide. Lucienne ouvre immédiatement
celle-ci et cherche |’épingle. Ne la trouvant pas, elle cherche sous le chale
et la trouve.
Aprés quoi, je mets |’épingle dans ma main et la main sous le linge B.
Lucienne regarde ma main, mais ne l’ouvre pas, devinant d’emblée qu’elle
est vide, et, aprés ce regard rapide, cherche aussitét sous le chale A!
A 1; 1 (24), Lucienne me regarde mettre une bague dans la main et la
main sous A, puis, aprés que Lucienne l’a trouvée, sous B: l’épreuve est
réussie.
Mais, avec un béret, les choses se compliquent. Je mets ma montre dans
le béret et le béret sous un oreillcr A (a droite): Lucienne souléve 1|’oreiller,
LA NOTION DE L’OBJET 69

prend le béret et en sort la montre. Puis je mets le béret contenant a nou-


veau la montre sous un coussin B, a gauche : Lucienne le cherche en B mais,
comme il est caché trop au fond pour qu’elle le trouve d’emblée, elle retourne
en A.
Alors, par deux reprises, je souléve le coussin B jusqu’a ce que Lucienne
voie le béret contenant visiblement l’objet : les deux fois elle se remet a
chercher en B, puis, ne trouvant pas tout de suite, retourne en A! Elle
cherche méme plus longtemps en A qu’en B, aprés avoir donc vu l’objet
lui-méme en B!

Ces résultats nous paraissent présenter un certain intérét,


et cela 4 deux points de vue. Tout d’abord ils nous donnent un
bon exemple de la loi des « décalages »: lorsqu’une opération
passe d’un plan de conscience ou d’action 4 un autre, elle est a
réapprendre sur ce nouveau plan. Dans le cas particulier, le
groupe des déplacements de l'objet, qui avait été constitué, au
début de ce cinquiéme stade, sur le plan de la perception directe
des relations de position, est 4 constituer 4 nouveau dés qu’il est
transféré sur le plan de la représentation de ces mémes relations:
il suffit, en effet, qu’intervienne le déplacement invisible qu’est
le transvasement de l’objet (transvasement demandant a étre
représenté, faute d’étre percu directement), pour que |’enfant
retombe dans les mémes difficultés qu’il avait déja vaincues
lorsqu’il s’‘agissait de déplacements visibles.
En second lieu, de tels résultats sont intéressants du point
de vue de la notion de l’objet lui-méme. Ils nous montrent, en
effet, que l’objet, quoique déja constitué 4 titre de substance
permanente lorsqu’il s’agit de ses déplacements visibles, reste
encore dépendant de son contexte d’ensemble phénoméniste
et du schéme pratique et dynamiste qu’il prolonge, lorsqu’il est
soumis a des déplacements invisibles.
I] est vrai que, dans le cas particulier, la mémoire peut jouer
un réle beaucoup plus grand que dans les expériences relatées
a propos du troisiéme stade: il est plus difficile de se rappeler
quatre ou cing déplacements successifs que deux seuls, surtout
si certains d’entre eux n’ont pas été percus mais inférés. Seule-
ment, ici, comme précédemment, il ne nous semble pas que la
mémoire de l’enfant puisse étre invoquée indépendamment des
élaborations spatiales dont l’ordination dans le temps n’est
qu’un des éléments, indissociable des autres : la mémoire n’est
qu’une construction de relations temporelles, et, si elle ne par-
vient pas a ordonner ces relations, au cours d’expériences qui
intéressent suffisamment l’enfant, il est évident que cela tient
au contenu méme de ces relations, autrement dit a la nature des
événements et non pas seulement a leur succession.
70 LA CONSTRUCTION DU REEL

En d’autres termes, si ]'enfant ne se rappelle pas l’ordre des


déplacements, c’est que, en de tels cas, il ne construit toujours
pas de « groupe » spatial cohérent. Mais alors, il est évident que
l’objet n’est pas encore entiérement ce qu’il est pour nous. A
partir du moment ou l'enfant tient compte des déplacements
visibles (obs. 53-54 bis), l'objet est certes abstrait de son con-
texte phénoméniste et pratique, et par conséquent doué de per-
manence substantielle et géométrique. Mais, dés le moment ou
les déplacements sont trop compliqués pour étre ordonnés en
« groupes » accessibles a la représentation (et 4 la mémoire),
lobjet redevient dépendant du contexte d’ensemble et du schéme
pratique conduisant 4 sa possession. Cette double nature de
lobjet, au cours du cinquiéme stade, n’a d’ailleurs rien de con-
tradictoire, puisqu’il s’agit de deux plans différents. L’enfant
qui parle ou méme |’adulte peuvent fort bien conférer également
la qualité d’objet aux choses qui les entourent et s’en trouver
incapables en ce qui concerne les astres ou autres corps loin-
tains : la découverte de l’unité du soleil ou de lidentité de la
lune a travers ses phases diverses en est un bon exemple, car
beaucoup d’enfants de 4 a 6 ans sont loin de l’avoir faite. I] n’y
a donc rien de surprenant a ce que |’enfant de 12 4 16 mois ne
considére comme des objets que les tableaux prochains et
demeure dans le doute en ce qui concerne les corps soumis a
d’invisibles déplacements.

§ 5. LE SIXIEME STADE : LA REPRESENTATION DES


DEPLACEMENTS INVISIBLES. — A partir de ce sixiéme
stade, enfin, l’enfant devient capable de constituer en objets les
choses dont les déplacements ne sont pas tous visibles. Cela ne
signifie naturellement pas que cette découverte soit d’emblée
généralisée a tout l’univers, puisque nous vewons de voir que
durant les années suivantes encore il n’en est point ainsi. Cela
signifie simplement que l'enfant parvient a résoudre les pro-
blémes posés au cours des expériences précédentes et a les
résoudre par une méthode nouvelle : celle de la représentation.
Dés 1; 7 (20), chez Jacqueline et dés 1; 3 (14), chez Lucienne,
cette réussite est devenue systématique :
Obs, 64, — I. Jacqueline, a 1; 7 (20), me regarde alors que je mets un
franc dans ma main, puis ma main sous une couverture. Je retire ma main
fermée : Jacqueline l’ouvre, puis cherche sous la couverture jusqu’a ce
qu’elle trouve l’objet. Je reprends alors immédiatement le franc, le mets
dans ma main puis glisse ma main fermée sous un coussin situé de l’autre
cété (a sa gauche et non plus a sa droite): Jacqueline recherche |’objet
d’emblée sous le coussin. Je répéte l’expérience en cachant le franc sous une
jaquette : Jacqueline le retrouve sans hésitation.
LA NOTION DE L’OBJET 71

II. Je complique |’épreuve de la maniére suivante: je mets le franc


dans ma main, puis ma main sous le coussin. Je l’en retire fermée et la cache
aussit6t sous la couverture. Je la retire enfin et la présente fermée A Jac-
queline. Jacqueline écarte alors ma main sans l’ouvrir (elle devine donc
qu’il n’y a rien dedans, ce qui est nouveau), elle cherche sous le coussin,
puis directement sous la couverture, ov elle trouve |’objet.
Au cours d’une seconde série (coussin et jaquette), elle se conduit de méme.
J’essaie ensuite d’une série de trois déplacements : je mets le franc dans
ma main et proméne ma main fermée successivement de A en B et de B
en C: Jacqueline écarte ma main, puis cherche en A, en B et enfin en C.
Les mémes épreuves sont réussies par Lucienne a 1; 3 (14).

Obs. 65. — Jacqueline, a 1; 7 (23), est assise en face de trois objets-


écrans, A, B et C, alignés 4 égale distance les uns des autres (un béret, un
mouchoir et sa jaquette). Je cache un petit crayon dans ma main, en disant :
« Coucou, le crayon », je lui présente ma main fermée, la mets sous A, puis
sous B, puis sous C (en Jaissant le crayon sous C); a chaque étape je présente
A nouveau ma main fermée, en répétant « Coucou, le crayon ». Jacqueline
cherche alors le crayon directement en C, elle le trouve et rit.
Je recommence alors neuf fois de suite la méme expérience, en prenant
constamment les précautions suivantes : 1° Je montre a l’enfant ma main
fermée chaque fois que je ]’ai retirée de dessous |’un des trois objets-écrans,
et en particulier aprés l’avoir sortie du troisiéme. 2° Je varie l’ordre 4 chaque
expérience, en ayant soin de commencer par mettre ma main sous l’objet-
écran sous lequel l’enfant a trouvé le crayon lors de ]’épreuve précédente.
Par exemple, le premier essai ayant été fait conformément a l’ordre A, B, C,
le second essai suivra l’ordre C, A, B (le crayon étant en B), le troisiéme, B,
C, A, etc. 3° Je change chaque fois les objets-écrans de place: le béret est
tantét a gauche, tanté6t au centre, tantdt a droite, etc. 4° Le crayon est
chaque fois laissé sous le dernier écran, sous lequel j’ai passé ma main.
Or, durant les huit premiéres expériences, Jacqueline a constamment
cherché et trouvé le crayon sous le dernier objet-écran sous lequel j’ai glissé
ma main. Au neuviéme essai, elle le cherche sous l’avant-dernier et au dixiéme
elle recommence & fouiller sans hésiter sous le dernier. De plus, elle a eu une
hésitation caractéristique au sixiéme essai: elle a touché d’abord le mou-
choir (sous lequel le crayon était caché la fois d’avant), mais sans le retourner,
puis a passé spontanément au béret (juste), comme si elle corrigeait men-
talement son erreur. L’attention et l’intérét ont été trés vifs, sauf durant
les essais 8 et 9 (fatigue). L’effort a repris en 10.
A 1; 7 (24), c’est-a-dire le lendemain, je répéte l’expérience dans les
mémes conditions. Jacqueline continye a ne retourner que le dernier écran.
Il lui arrive cependant d’hésiter et de toucher successivement ]’avant-dernier
écran (sans le retourner), puis le dernier (en le retournant enfin), comme
s’il y avait réflexion et combinaison mentale. Au cours de l’épreuve n° 7,
Jacqueline a méme touché successivement les trois écrans, en suivant l’or-
dre dans lequel j’avais moi-méme glissé et retiré ma main fermée, mais elle
n’a de nouveau retourné que le dernier.
Il y a donc nettement systéme. On ne saurait, en effet, interpréter ces
taits par le hasard seul, étant données les modifications que j’introduis
chaque fois dans l’ordre suivi. D’autre part, il n’est pas possible d’admettre
que l’enfant se rappelle seulement la troisiéme position: les hésitations
dont il témoigne souvent montrent, au contraire, qu’il retrace mentale-
ment l’ordre suivi. Enfin, plus l’expérience dure et plus il est difficile de se
souvenir de la derniére position, 4 cause de l’interférence croissante des
souvenirs.
ye LA CONSTRUCTION DU REEL

Obs. 66. — Jacqueline, A 1; 7 (23), se montre également capable de


concevoir l’objet présent sous une série d’écrans superposés ou emboités.
I. Je place sous ses yeux un crayon dans une passoire (que je retourne
contre le sol). Je mets un béret sur la passoire et une couverture sur le
béret : Jacqueline souléve d’emblée la couverture, puis le béret, puis la
passoire et s’empare du crayon.
Je mets ensuite le crayon dans une bofte d’allumettes (fermée), que je
recouvre du béret et de la couverture. Jacqueline souléve les deux écrans
puis ouvre la bofte.
Je remets le crayon dans la bofte, puis entoure celle-ci d’un papier, que
j’emballe d’un mouchoir, puis je recouvre le tout du béret et de la couver-
ture. Jacqueline enléve ces deux derniers écrans, puis déplie le mouchoir.
Elle ne trouve pas d’emblée la bofte, mais la cherche avec continuité, évi-
demment convaincue de sa présence : elle apercoit alors le papier, le recon-
nait aussitét, le déplie, ouvre la bofte et prend le crayon.
II. Je complique maintenant 1]’épreuve en juxtaposant deux écrans sur
le méme plan, par exemple, le crayon dans le papier (Jacqueline me regarde
avec attention), et place la boite a cété du papier. Puis j’emballe ces deux
objets dans un mouchoir, que je place 4 c6té d’un béret, pour les recouyrir
tous deux de ma veste. Jacqueline enléve la veste, se dirige d’emblée vers
le mouchoir, qu’elle déplie sans hésiter. C’est la bofte qui apparaft la pre-
miére: Jacqueline l’ouvre, cherche longuement 4 l’intérieur, la retourne
en tous sens, puis retourne au mouchoir. Elle apercoit alors le papier, le
saisit avec précipitation, le déplie et trouve le crayon. — On constate donc
que Jacqueline a oublié la position exacte du crayon. Néanmoins elle ne
met pas en doute sa permanence substantielle ni sa présence a |’intérieur
des objets-écrans : ne le trouvant pas dans la bofte, elle le cherche a nou-
veau dans le mouchoir et la vue du papier renforce d’emblée sa conviction.
Je reprends l’expérience un moment aprés, en modifiant quelque peu
le dispositif. Je remets le crayon dans le papier et celui-ci A cété de la bofte,
mais je les mets tous deux sous la jaquette de Jacqueline et non pas sous le
mouchoir. Ce dernier est placé a cété de la jaquette et Je tout est recouvert
de ma veste. Jacqueline, qui a observé avec attention l’ensemble de ces
manceuvres, souléve d’abord ma veste, puis s’empare du mouchoir, évi-
demment par persévération étant donné le dispositif de l’expérience pré-
cédente. Aprés avoir exploré longuement ce mouchoir, elle passe a la jaquette
et en sort simultanément la bofte et le papier. Elle saisit la bofte et la rejette
sans l’ouvrir (ni la secouer pour écouter le son, comme il lui est arrivé de
faire ces derniers temps lorsqu’elle savait que la bofte contenait quelque
objet), puis déplie le papier jusqu’é ce qu’elle trouve le crayon.
On constate, ici encore, que Jacqueline ne se rappelle qu’une partie des
emboftements observés. Mais, quel que soit le bien fondé de ses souvenirs,
elle postule la présence de l’objet caché, malgré toutes les complications, et
dirige toute sa recherche en fonction de cette représentation. Elle sait en
outre choisir un objet en fonction de son contenu (cf. le papier et la boite
dans le second essai, etc.).

On voit en quoi de telles conduites différent de celles du


stade précédent. A s’exprimer en gros, on peut dire que l'enfant
est devenu capable de diriger sa recherche au moyen de la repré-
sentation. Tantét, en effet, il tient compte des déplacements
invisibles de l’objectif, et se montre donc apte a les déduire
aussi bien qu’a les percevoir, tantét il domine par la pensée une
LA NOTION DE L’OBJET 73

série d’emboitements trop complexes pour ne pas donner lieu &


une vraie conscience des relations.
Le cas le plus simple est celui de l’obs. 64 : chercher l'objet
sous un é€cran sous lequel l’enfant a vu ma main fermée pénétrer,
mais sans avoir percu directement les déplacements de l’objet.
On a constaté précédemment (obs. 55-57) que l’enfant du cin-
quiéme stade se montrait d’abord incapable de réussir une telle
épreuve : il a beau voir que l’on place !’objet dans un récipient R
(main, boite, etc.), que l’on place R sous un écran E (couver-
ture, etc.) et que l’on ressort R vide, il ne cherche pas l’objet
sous E. I] est vrai que, peu aprés, l’enfant est devenu apte a
chercher sous l’écran E l’objet disparu (voir obs. 58-59) : mais,
ainsi que nous l’avons remarqué, une telle acquisition semble
due, tout d’abord, a un apprentissage pratique et a un tatonne-
ment empirique, plus qu’a la représentation proprement dite de
Vitinéraire suivi par l’objet (donc des déplacements invisibles).
Il a suffi, en effet, de cacher successivement l’objet sous deux
écrans différents, E! et E*, pour que réapparaissent des conduites
analogues a celles du quatriéme stade (obs. 60-63). Du point de
vue de la représentation un tel résultat comporte une conclusion
évidente : l’enfant ne sait encore ordonner que la série des dépla-
cements directement percus et si l’intervention des déplace-
ments invisibles peut donner lieu 4 une adaptation pratique, elle
n’est toujours point occasion 4 une représentation réelle. Or,
lobs. 64, laquelle marque le début du présent stade, témoigne
d’une méthode de recherche toute différente : l’enfant se repré-
sente dorénavant l’ensemble de l’itinéraire de l’objet, y compris
la série des déplacements invisibles. On peut dire ainsi que ]’objet
est définitivement constitué : sa permanence ne dépend plus en
rien de l’action propre, mais obéit 4 un ensemble de lois spa-
tiales et cinématiques indépendantes du moi.
L’obs. 65 constitue, A cet égard, une précieuse indication.
Elle témoigne, en effet, d’une évidente capacité de représenta-
tion. En ne recherchant l’objet que sous le dernier écran sous
lequel j’ai glissé ma main fermée, Jacqueline suit un systéme et
le suit consciemment : étant donnée l’interférence croissante des
souvenirs (l’épreuve est répétée dix fois), l'enfant se trouve, en
effet, obligé de retracer chaque fois l’ordre que j'ai suivi, pour
se rappeler sous quel écran j’ai passé la main en dernier lieu. Un
tel systéme, bien que demeurant le plus simple possible, suppose
ainsi la représentation des déplacements invisibles de l'objet.
Quant a Vobjet lui-méme, il est clair que de telles conduites
impliquent le postulat de sa permanence, puisque la loi de ses
déplacements est entiérement dissociée de l’action propre.
74 LA CONSTRUCTION DU REEL

L’obs. 66 donne lieu 4 des remarques analogues. I] est vrai


que, dans un tel cas, l’enfant a percu directement tous les élé-
ments du probleme: l’objectif n’est pas extrait d’une boite ou
d’une main fermée en dehors du champ de la perception, comme
précédemment (obs. 64 et 65), il est placé dans un récipient,
dans lequel il demeure, et ce récipient est lui-méme déposé, au
vu de l'enfant, sous une série d’écrans superposés. De plus, l’en-
fant n’a pas besoin de se rappeler le détail des opérations, puis-
que, en cas d’échec initial, il peut tatonner jusqu’a réussite.
Néanmoins, nous croyons qu’une telle conduite implique la
représentation et la déduction, étant donnée la nécessité, pour
atteindre ]’objet, de mettre en relation les uns avec les autres
tous les «rapports directs » en jeu dans l’expérience. Lorsque
lenfant voit disparaitre dans un récipient ou sous un écran un
objet quelconque, on peut dire que le fait de le rechercher ne
suppose rien de plus qu’un «rapport direct », puisque l’acte de
retourner l'écran ou d’ouvrir le récipient est déja coordonné en
lui-méme et que le désir d’atteindre ]’objet déclenche sans plus
cet acte. Mais lorsque le récipient ou cet écran sont eux-mémes
cachés dans d’autres récipients ou sous d'autres écrans, et qu’ils
deviennent ainsi des objets a rechercher tout en demeurant ce
quils étaient auparavant, l'enfant se trouve obligé de tenir
compte de leurs deux natures simultanément. Une telle relation
est donc complexe ou « indirecte » et dépasse le niveau des sim-
ples «rapports directs » dont il vient d’étre question: elle est
analogue a celle du « panier de pommes» de P. Janet, lequel
panier est a la fois chose a saisir, comme n’importe quel objet,
et récipient par rapport aux pommes. En présence d’une série
d’emboitements, comme ceux de l’obs. 66, l’enfant doit donc
nécessairement, pour diriger sa recherche, subordonner |’ensem-
ble de ses démarches 4 la représentation de l’objet caché : méme
si elle ne s’accompagne pas d’une mémoire précise des positions,
ine telle conduite implique ainsi une sorte de « multiplication
de relations » ou de déduction sensori-motrice, comparables a
celles dont nous avons fait l’analyse a propos du sixiéme stade
du développement de l’intelligence (vol. I, chap. VI).
Du point de vue de la constitution de l’objet, chacune de ces
observations aboutit ainsi A la méme conclusion: l'objet n’est
plus seulement, comme durant les quatre premiers stades, le
prolongement des diverses accommodations, il n’est plus seule-
ment, comme au cinquiéme stade, un mobile permanent dont
les mouvements sont devenus indépendants du moi mais dans la
mesure seulement ot ils ont été percus, il se libére définitivement
de la perception comme de |’action propre pour obéir a des lois
LA NOTION DE L’OBJET 10

de déplacements enti¢rement autonomes. En effet, par le fait


méme qu’il entre dans le systéme des représentations et des
relations abstraites ou indirectes, l’objet acquiert, pour la con-
science du sujet, un nouveau et ultime degré de liberté: il est
con¢u comme demeurant identique 4 lui-méme quels que soient
ses déplacements invisibles ou la complexité des écrans qui le
masquent. Sans doute, cette représentation de l’objet, dont nous
faisons la caractéristique du sixiéme stade, est en germe dés les
stades précédents. Dés que l’enfant du quatriéme stade se met
a rechercher activement l’objet disparu, on peut prétendre qu’il
existe une sorte d’évolution de l’objet absent. Seulement, jus-
qu’au présent stade exclusivement, ce comportement n’a jamais
abouti 4 ]’évocation réelle, parce qu’il a simplement utilisé un
systéme d’indices liés 4 l’action: chercher un objectif sous un
écran lorsqu’on l’y a vu disparaitre (stades IV et V) ne suppose
pas nécessairement que le sujet «se représente » !’objectif sous
cet écran, mais simplement qu’il ait compris la relation des deux
objets au moment oii il l’a percue (au moment ow |’on a recou-
vert l’objectif) et qu’il concoive ainsi l’écran comme indice de la
présence actuelle de ]’objet. Autre chose est, en effet, de postuler
la permanence d’un objet lorsqu’on vient de le percevoir et que
quelque autre objet actuellement percu rappelle sa présence,
autre chose est de se représenter le premier objet lorsque aucune
perception actuelle ne vient attester son existence cachée. La
représentation vraie commence donc 4a partir seulement du
moment ot aucun indice pergu ne commande la croyance en la
permanence, c’est-a-dire 4 partir de l’instant ot l’objet disparu
se déplace selon un itinéraire que le sujet peut déduire mais non
percevoir. C’est pourquoi, jusqu’au cinquiéme stade inclusive-
ment, l’enfant recherche les objets, dés que leurs déplacements
ne sont pas tous visibles, la ot ils ont été trouvés une premiere
fois, comme s’ils étaient toujours «A disposition » du sujet, tan-
dis que, dés ce sixiéme stade, il tient compte de tous les dépla-
cements possibles, méme s’ils sont invisibles.
Dira-t-on que cette différence entre les conduites du sixiéme
stade et celles du cinquiéme n’intéressent que la construction
de l’espace, et non pas la permanence de l'objet comme tel ?
Dans cette hypothése un objet dont il n’est pas possible de
reconstituer les déplacements serait néanmoins con¢u comme
aussi invariant et identique 4 lui-méme que si ses mouvements
étaient tous connus. Par exemple, j’ai beau ne pas pouvoir me
représenter ni déduire la trajectoire d’un caillou que je fais
dévaler le long des pentes irréguliéres d’une montagne, Je sais
qu’il demeure quelque part a titre d’objet, et que ses propriétés
76 LA CONSTRUCTION DU REEL

(ou celles de ses parties, en cas de fractionnement) sont demeu-


rées identiques a ce qu’elles étaient au moment de la chute.
Mais que l’on se garde de comparaisons trop faciles. Si l’adulte
peut préter la qualité d’objets aux corps dont il ignore la tra-
jectoire ou qu'il a percus un instant seulement, c’est par analogie
avec ceux dont il connait déja les déplacements, que ceux-ci
soient absolus ou relatifs aux mouvements du corps propre. Or,
dans cette connaissance intervient t6t ou tard la représentation
et la déduction. Quant au bébé du cinquiéme stade, il demeure
inapte, dans la mesure ou il ne sait ni se représenter ni déduire les
déplacements invisibles des corps, 4 faire de ces corps des objets
véritablement indépendants du moi. En effet, un monde dans
lequel seuls sont ordonnés les mouvements percus n’est ni stable
ni dissocié du moi: c’est un monde de virtualités encore chao-
tiques dont l’organisation ne débute qu’en présence du sujet.
En dehors du champ de la perception et des débuts d’objectivité
que constitue l’organisation des mouvements percus, les éléments
d’un tel univers ne sont donc toujours pas des « objets », mais
des réalités «A disposition » de l’action et de la conscience pro-
pres. Au contraire, la représentation et la déduction caractéris-
tiques du sixieme stade ont pour effet d’étendre le processus de
solidification aux régions de cet univers soustraites 4 ]’action et
a la perception: les déplacements, méme invisibles, sont donc
désormais concus comme obéissant 4 des lois et les mobiles
deviennent des objets réels, indépendants du moi et persévérant
en leur identité substantielle.
Une derniére conséquence essentielle du développement de la
représentation est que, dorénavant, le corps propre lui-méme est
concu comme un objet. Grace a |’imitation, par exemple, et en
particulier aux conduites du présent stade, caractérisées par le
fait que l’imitation s’intériorise en représentation, l'enfant est
capable de se figurer son propre corps par analogie avec celui
d’autrui. D’autre part, les représentations spatiales, causales et
temporelles naissantes lui permettent de se situer dans un espace
et un temps le dépassant de partout et de se considérer comme
simple cause et simple effet parmi l’ensemble des connexions qu’il
découvre. Devenu ainsi un objet parmi les autres au moment
méme ou il apprend a concevoir la permanence réelle de ces der-
niers en dehors méme de toute perception directe, l’enfant finit
par retourner entiérement son univers initial, dont les tableaux
mouvants étaient centrés sur une activité propre inconsciente
d’elle-méme, et par le transformer en un univers solide d’objets
coordonnés comprenant le corps propre a titre d’élément. Tel
est l’aboutissement de la construction des objets sur le plan
LA NOTION DE L’OBJET 77

sensori-moteur, en attendant que la réflexion et la pensée con-


ceptuelle poursuivent cette élaboration sur de nouveaux plans
de l’intelligence créatrice.

§ 6. LES PROCESSUS CONSTITUTIFS DE LA NOTION


D’OBJET. — Nous nous sommes bornés jusqu’ici 4 décrire sans
plus le développement historique de la notion d’objet. Le moment
est venu de tenter une explication de ce méme développement,
en le rattachant a l’ensemble de ]’évolution intellectuelle propre
aux deux premiéres années de ]’enfant.
Pour comprendre la constitution des objets sensori-moteurs
initiaux, il peut n’étre pas inutile de comparer les processus
élémentaires de l’intelligence enfantine 4 ceux dont use la pensée
scientifique pour établir l’objectivité des étres qu’elle élabore.
Car, si les structures dont use la pensée varient d’un stade a
l'autre et, a fortiori, d’un systéme mental a un autre, la pensée
demeure constamment identique a elle-méme du point de vue
fonctionnel. I] n’est donc pas illégitime d’éclairer l’un des termes
de l’évolution intellectuelle par le terme extréme opposé, c’est-
a-dire la construction des objets pratiques par celle des objets
scientifiques, quitte 4 ce que la premiére, lorsqu’elle sera suffi-
samment connue, éclaire la seconde en retour.
Or trois critéres nous paraissent concourir 4 la définition de
l’objet propre aux sciences: en premier lieu, est objectif tout
phénoméne qui donne prise 4 une prévision, par opposition a
ceux dont l’apparition fortuite et contraire 4 toute anticipation
permet l’hypothése d’une origine subjective. Mais, les phéno-
ménes subjectifs pouvant aussi donner lieu a des prévisions (par
exemple les « illusions des sens ») et, d’autre part, les événements
inattendus étant parfois ceux qui marquent l’insuccés d’une
interprétation erronée et entrainent ainsi un progrés dans 1’ob-
jectivité, une seconde condition doit étre adjointe a la premiére :
un phénoméne est d’autant plus objectif qu’il se préte, non
seulement a la prévision, mais 4 des expériences distinctes, dont
les résultats sont concordants. Mais cela encore n’est point suffi-
sant, car certaines qualités subjectives peuvent étre liées 4 des
caractéres physiques constants, comme les couleurs qualitatives
aux ondes lumineuses. Dans ce cas, seule une déduction d’en-
semble parvient A dissocier le subjectif de l’objectif : ne constitue
ainsi un objet réel que le phénoméne relié d’une maniere intelli-
gible a l’ensemble d’un systéme spatio-temporel et causal (par
exemple les ondes lumineuses constituent des objets parce qu elles
s’expliquent physiquement tandis que la qualité est éliminée du
systéme objectif).
78 LA CONSTRUCTION DU REEL

Or, ces trois méthodes se trouvent étre celles-la mémes qu’u-


tilise le petit enfant dans son effort pour constituer un monde
objectif. L’objet n’est d’abord que le prolongement des mouve-
ments d’accommodation (prévision). Puis il est le point d’in-
tersection, c’est-a-dire d’assimilation réciproque des schémes
multiples qui manifestent les différentes modalités de l’action
propre (concordance des expériences). Enfin l’objet s’achéve en
corrélation avec la causalité dans la mesure ot cette coordina-
tion des schémes aboutit 4 la constitution d’un univers spatio-
tempore] intelligible et doué de permanence (compréhension
relative 4 un systéme déductif d’ensemble).
Le premier contact entre le sujet agissant et le milieu, c’est-
a-dire la prise de possession des choses par l’assimilation réflexe
n’implique en rien la conscience de l’objet. Méme si une telle
activité comporte, ainsi que nous ]’avons admis, une capacité
de répétition, de généralisation et de récognition, rien ne con-
traint encore |’enfant a dissocier l’action elle-méme de son point
d’application : ce qu’il reconnait lorsqu’il retrouve par exemple
le mamelon, c’est un certain rapport entre l’objet et lui-méme,
c’est-a-dire un tableau global dans lequel interviennent toutes les
sensations liées 4 l’acte en cours. Une telle récognition n’a donc
rien de commun avec une perception d’objets. I] en est de méme
de l’activité caractéristique des premiers schemes acquis. Lorsque
l’enfant retrouve son pouce dés qu’il a tendance a le sucer, ou
les images familiéres parce qu’il désire les regarder, etc., rien ne
le conduit encore a faire de ces tableaux sensoriels des substances
détachées de l’activité propre: tant que l’action réussit, son
objectif ne fait qu’un, pour le sujet, avec la conscience du désir,
de l’effort ou du succés.
Le probléme de l’indépendance et de la permanence de l'objet
ne commence a se poser que lorsque l’enfant s’apercoit de la
disparition des objectifs désirés et lorsqu’il se met a les recher-
cher activement. C’est ici qu’entre en scéne la premiére méthode
constitutive de l’objet : l’effort d’accommodation et les anticipa-
tions qui en découlent.
Durant les deux premiers stades, le comportement du sujet
montre assez combien celui-ci a déja conscience de la disparition
périodique des objectifs. Le nouveau-né qui tette manifeste son
émoi lorsque le sein lui est enlevé et le nourrisson, dés que le
sourire vient différencier sa mimique, sait exprimer sa déception
lorsque sa mére vient a sortir brusquement de son champ visuel.
Mais la seule réaction positive du sujet pour retrouver les objets
perdus consiste 4 reproduire les derniers mouvements d’accom-
modation auxquels il s’est livré : il suce 4 vide ou regarde fixe-
LA NOTION DE L’OBJET 79

ment l’endroit ot! a disparu l’image de sa mére. L’objet n'est


encore que le prolongement de l’action propre: l’enfant ne
compte que sur la répétition de ses mouvements d’accommoda-
tion pour réaliser son désir, et, en cas d’échec, sur l’efficace de
sa passion et de sa colére. I] ne connait que des actions qui
réussissent d’emblée et d’autres qui échouent momentanément,
mais l’échec ne suffit point, jusqu’ici, A permettre la distinction
entre des objets permanents et une activité s’exercant sur eux.
Tout au plus, l’effort d’accommodation qui surgit au moment de
la disparition de l’objectif, annonce-t-il la venue de ce besoin
de conservation qui constituera dans la suite l’objet lui-méme.
Cette permanence élémentaire s’accentue lorsque, au cours
du troisiéme stade, l’enfant ne se horne plus a chercher I’objectif
la seulement ow il vient de disparaitre, mais prolonge le mouve-
ment d’accommodation dans la direction qu’il a suivie jusque-la
(réaction 4 la chute, etc.). Le fait de perdre momentanément
contact avec ]’objectif pour le retrouver dans une nouvelle posi-
tion marque évidemment un progrés dans la dissociation de
Paction propre et de l’objet, donc dans l’autonomie conférée a
celui-ci. Mais, comme nous y avons insisté en discutant la nature
de ces conduites, tant que la recherche de |’objectif consiste
simplement 4 prolonger les mouvements d’accommodation déja
esquissés en sa présence, il ne saurait présenter encore ni tra-
jectoire indépendante dans l’espace ni par conséquent de perma-
hence intrinséque. I] n’est donc point encore un objet.
Par contre, un progrés se fait dans la consolidation des objets
lorsqu’a l’accommodation d’une seule série de schémes (visuels,
tactiles, etc.) succéde une recherche impliquant la coordination
de schémes primaires multiples. On peut citer comme exemple
de ce second processus d’élaboration de l’objet les conduites de
la « réaction circulaire différée », de la recherche du tout lors de
la perception d’une partie de l’objectif et la suppression des
obstacles empéchant la perception (fin du troisiéme stade). Dans
ces cas-la, en effet, ]’enfant ne se borne plus 4 suivre des yeux
ou de la main un mobile quelconque : il unit la recherche visuelle
4 la recherche tactile. Or cette coordination de deux ou plusieurs
séries distinctes d’accommodations renforce a coup sar la con-
solidation et l’extériorisation de l’objet (la dissociation entre
Vobjectif et action propre). C’est ce que M. Szuman a bien montré
dans ses intéressantes études sur la notion d’objet !. La « sphere
téléréceptorique » de la perception, dit-il d’aprés Sherrington,
entraine, a partir du moment ow le bébé sait saisir ce qu'il voit,

21Sr. SzuMAN, La genése de l’objet, Kwartalnik Psycholog., vol. III (1932),


n° 3-4 (Poznan).
80 LA CONSTRUCTION DU REEL

une sorte d’inquiétude motrice que seules calment la préhension


et les perceptions appartenant a la «sphére de contact ». Les com-
plexes polysensoriels que détermine ainsi l'association dynamique
entre les diverses impressions sensibles et surtout entre la vision
et la préhension constitueraient alors les objets eux-mémes, dont
les différents caracteres découleraient des variétés multiples et
successives d’activités rendues possibles par cette coordination
initiale (caractéres sensoriels ou primaires, caractéres fonction-
nels et caractéres acquis par imitation).
Mais, si exactes que soient les analyses de M. Szuman, nous
Ne croyons pas que la coordination des schemes suffise a expli-
quer la permanence propre 4a l’objet. Tant que l'enfant ne se
livre pas a des recherches spéciales pour retrouver les objets qui
disparaissent, c’est-a-dire tant qu’il ne parvient pas a déduire
leurs déplacements dans l’espace lorsqu’il ne les percoit plus, on
ne saurait encore parler de conservation objective. En effet,
méme lorsqu’il parvient a poursuivre les actions interrompues
(réaction circulaire différée) grace aux progrés de la coordination
entre la vision et la préhension, l’enfant concoit simplement
lobjet comme lié a ses conduites et aux positions privilégiées
qui les caractérisent, sans lui attribuer d’existence ni de trajec-
toire indépendantes. Il y a donc élaboration d’objets pratiques —
lesquels constituent bien, selon la définition de M. Szuman, des
centres d’expériences possibles ou des points de cristallisation
de chaque sphére caractéristique d’activités — mais non pas
encore de substances permanentes.
Nous pouvons faire les mémes remarques, semble-t-il, a
l’égard des jolies observations de M™¢€s Rubinow et Frankl ! sur
lobjectivation du biberon. Comme M. Szuman, ces auteurs carac-
térisent, en effet, l'objet, non pas par sa permanence substan-
tielle, mais par ses qualités pratiques. C’est ainsi que si, durant
le quatriéme mois encore, tout solide s’approchant de la figure
du nourrisson déclenche la succion, seuls, durant le cinquiéme
mois, les corps pointus produisent ce résultat. Un premier carac-
tére de l’objet « biberon » serait ainsi constitué, d’abord en liai-
son avec le mouvement (il faut que l’objet se rapproche pour
que sa pointe soit remarquée), puis statiquement (le pointu
comme tel déclenche la succion). Mais, s’il est trés exact de con-
sidérer ces phénoménes comme caractérisant des étapes de la
construction de l'objet, puisqu’ils nous montrent comment les
caractéres objectifs se détachent peu 4 peu des mouvements
d’accommodation aprés s’étre constitués par coordination entre
1 RUBINOW et FRANKL, Die erste Dingauffassung beim Sdugling, Zeitschrift f.
Kinderforschung, vol. 133 (ch. 34), p. 1 (avec une conclusion de Cu. BUHLER).
LA NOTION DE L’OBJET 81

la vision et les sensations «de contact », il nous semble que


Vobjet pratique ainsi élaboré est loin encore de l’objet véri-
table ou substance permanente 4 trajectoire définie spatia-
lement.
La permanence réelle ne débute qu’avec un troisiéme pro-
cessus constitutif de l’objet : la recherche de l'objet disparu dans
un univers spatio-temporel intelligible. On se rappelle que les
trois étapes de cette recherche caractérisent les trois derniers de
nos stades: simple recherche sans tenir compte des groupes
objectifs de déplacements, puis recherche fondée sur le groupe
des déplacements percus et enfin recherche impliquant la repré-
sentation des déplacements non percus. Le probleme est donc de
comprendre comment |’enfant en arrive a élaborer de telles rela-
tions et par la mnéme a constituer des objets permanents sous les
tableaux mouvants de la perception immeédiate.
En son point de départ, cette recherche active de l'objet
disparu prolonge simplement les conduites des trois premiers
stades. L’enfant commence par ne poursuivre les objectifs invi-
sibles que s’il a esquissé en leur présence le geste de saisir. Mais,
méme lorsque ce scheme se généralise et que la recherche a lieu
indépendamment de cette condition, l'objet n’est d’abord cher-
ché qu’en un endroit privilégié : celui ou il a été retrouvé une
premiére fois. I] dépend donc encore de l’action propre et ne
constitue toujours qu’un objet pratique: il n’est pas d’emblée
individualisé, mais fait partie de la situation d’ensemble dans
laquelle il a donné lieu a une recherche couronnée de succés. Le
seul progres consiste 4 le poursuivre derriére un écran et non
plus seulement, comme durant le troisiéme stade, lorsqu’il est
en partie visible.
Mais ce progres, s’il ne suppose au début aucune transforma-
tion profonde de la conduite, entraine cependant, dans la suite,
deux conséquences considérables. La premiére est que l’objet se
détache peu a peu de l’activité propre : le fait que ]’enfant par-
vienne a concevoir les objets comme subsistant derriére les écrans
l’améne a dissocier, bien davantage que par le passé, l’action
subjective de la réalité sur laquelle elle porte. Le réel résiste,
en effet, dorénavant d’une maniére nouvelle a l’effort du sujet :
il n’y a plus seulement résistance par opposition de forces, comme
dans les contacts entre l’activité musculaire et la masse d’un
solide 1, mais résistance par complication du champ de |’action

1 Maine de Biran a voulu voir dans ce premier type de résistance le processus


constitutif de l’objectivation. Mais le sujet peut fort bien incorporer la sensation
de l’obstacle au schéme de son activité propre, étant donné que toute actior
corporelle est limitée et s’accompagne de la conscience plus ou moins claire de
cette limitation.
82 LA CONSTRUCTION DU REEL

et intervention d’obstacles empéchant le sujet de percevoir


Vobjectif. D’ot la seconde conséquence: |’action propre cesse
d’étre la source de |’univers extérieur, pour devenir simplement
un facteur parmi les autres, encore un facteur central sans doute,
mais situé 4 la méme échelle que les éléments divers dont est
fait le milieu ambiant. C’est ainsi que l’enfant situe dorénavant
les mouvements de sa main parmi ceux des corps externes, en
dotant ces derniers d’une activité complémentaire 4 la sienne.
Bref, dans la mesure ow les objets se détachent de |’action, le
corps propre devient un terme parmi les autres, et se trouve
ainsi engagé dans un systéme d’ensemble marquant les débuts
de l’objectivation véritable.
En effet, c’est dans la mesure oi s’opére ce passage de |’égo-
centrisme intégral et inconscient des premiers stades 4 la locali-
sation du corps propre dans un univers extérieur que se consti-
tuent les objets. Dans la mesure oti les choses se détachent de
Paction propre et ou celle-ci se situe parmi l’ensemble des séries
d’événements ambiants, force est au sujet de construire un sys-
téme de relations pour comprendre ces séries et pour se com-
prendre par rapport 4 elles. Or, organiser de telles séries, c’est
constituer tout a la fois un réseau spatio-temporel et un systéme
de substances et de rapports de cause a effet. La constitution de
Vobjet est donc inséparable de celle de l’espace, du temps et de
la causalité: un objet est un systéme de tableaux perceptifs,
doué d’une forme spatiale constante au travers de ses déplace-
ments successifs et constituant un terme isolable dans les séries
causales se déroulant dans le temps. L’élaboration de l'objet
est solidaire, par conséquent, de celle de l’univers dans son
ensemble. Pour comprendre cette genése il faudrait ainsi anti-
ciper sur les chapitres suivants et montrer comment se consti-
tuent les groupes de déplacements ainsi que les structures tem-
porelles et causales. Mais puisque, inversement, ce n’est qu’en
parvenant a la croyance en la permanence de l'objet que l’en-
fant parvient a ordonner l’espace, le temps et la causalité, il
nous faut bien commencer notre analyse en essayant d’expliquer
les conduites constitutives de l’objet comme tel. Comment donc
lenfant en vient-il 4 rechercher l’objet, non pas seulement en
un endroit privilégié, mais en tenant compte des déplacements
observés successivement, puis méme des déplacements s’effec-
tuant en dehors du champ de perception ?
Pour comprendre ce processus, disons d’abord ce qu’il n’est
pas: il n’est ni une déduction a priori ni un dressage dd a des
associations purement empiriques. Puis nous verrons ce qu’il
est: une déduction proprement constructive.
LA NOTION DE L’OBJET 83

Qu’il ne consiste pas en une déduction simple, c’est ce qui


ressort clairement du fait des tétonnements nécessaires A |’ac-
quisition des relations de déplacements. L’enfant commence
(4m¢ stade) par chercher l’objet a la place ou il l’a déja trouvé
ube premiére fois. Puis, quand il sait le retrouver dans la der-
niére position ot il l’a percu (5™¢ stade), il lui faut encore
apprendre la possibilité du transvasement : l’objet mis dans une
boite que ]’on vide sous une couverture sera cherché dans la
boite, puis 14 ou il a été trouvé auparavant, mais non pas Al’en-
droit ou il a disparu. Une fois contractée I’habitude de le cher-
cher sous cette couverture, il faudra réapprendre 4 tenir compte
des déplacements successifs, etc., etc. De tels tatonnements
montrent assez la nécessité d’une expérience active pour struc-
turer les perceptions successives : pour comprendre que l’objet
constitue un mobile indépendant susceptible de déplacements
multiples, il faut que la perception et l’action constituent un
seul tout sous la forme des schémes sensori-moteurs et que ces
schémes procédent, grace a l’action elle-méme, de ]’état global
ou dynamique 4 ]’état analytique ou de décomposition spatio-
temporelle. Pour expliquer cette évolution des schémes et rendre
compte du fait que l’objet individualisé et permanent succéde a
Vobjet indifférencié et simplement pratique, il serait donc vain
de faire appel 4 un mécanisme d’identification concu comme
inné et consubstantiel de toute pensée. Ce qui est inné dans l’iden-
tification, c’est simplement la fonction d’assimilation, et non
pas les structures successives qu’élabore cette fonction et dont
Videntité n’est qu’un simple cas particulier. Comment donc ren-
dre compte de la construction de l’objet a partir des lois propres
aux schémes d’assimilation ?
Si cette construction n’est pas le fait d’une déduction a priori,
elle n’est pas non plus due a des tatonnements purement empi-
riques. La succession des stades que nous avons distingués
témoigne, en effet, beaucoup plus d’une compréhension progres-
sive que d’acquisitions fortuites. S’il y a expérience, il s’agit
donc d’expériences dirigées : en découvrant 1’objet, l’enfant orga-
nise ses schémes moteurs et élabore des relations opératoires
plus qu’il ne subit passivement la pression des faits.
La solution du probléme nous parait donc la suivante: la
permanence de l’objet est due a cette déduction constructive
que constitue depuis le quatriéme stade I’assimilation réciproque
des schémes secondaires, c’est-a-dire la coordination des schémes
devenus mobiles. Jusqu’a ce niveau, l’objet prolonge simplement
lactivité propre : sa permanence n’est que pratique, et non pas
substantielle, parce que ]’univers n’est pas détaché de I’action
84 LA CONSTRUCTION DU REEL

ni objectivé en un systéme de relations. La coordination des


schémes primaires, en particulier cette coordination entre la
vision et la préhension qui donne naissance aux réactions cir-
culaires secondaires, a bien pour résultat une extériorisation rela-
tive des choses, mais tant que les schemes secondaires demeurent
globaux ou indifférenciés au lieu de se dissocier pour mieux
s’unir, cette extériorisation ne va pas jusqu’a constituer une
permanence substantielle. Au contraire, dés le quatriéme stade,
les schémes secondaires deviennent mobiles, grace 4 une assimi-
lation réciproque qui leur permet de se combiner entre eux de
toutes les maniéres: c’est ce processus de dissociation et de
regroupement complémentaires qui, en engendrant les premiers
actes d’intelligence proprement dite, permet a l’enfant de cons-
truire un monde spatio-temporel d’objets doués de causalité
propre.
Comme nous I’avons vu, en effet (vol. I, chap. IV, § 3), les
schémes mobiles qui résultent de la coordination des réactions
secondaires constituent tout 4 la fois des sortes de concepts
moteurs susceptibles de s’agencer en jugements et raisonnements
pratiques 2t des systémes de relations permettant une élabora-
tion de plus en plus précise des objets eux-mémes sur lesquels
portent ces conduites: l’assimilation réciproque des schémes
entraine donc la construction des connexions physiques, et par
conséquent des objets comme tels. C’est ainsi que l’union des
schémes de préhension avec celui de frapper, laquelle explique
la conduite consistant a écarter les obstacles (vol. I, chap. 1V,
§§ 1 et 2), permet a l’enfant de construire les relations « dessus »
et «dessous » ou «caché derriére », etc., et l’améne a fonder
sa croyance en la permanence de l'objet sur des relations propre-
ment spatiales. Mais surtout, les combinaisons des schémes
mobiles rendent possible une accommodation meilleure de la
conduite aux particularités des choses : par le fait que les sché-
mes peuvent désormais s’ajuster les uns aux autres, l’enfant est
amené a observer le détail des objets sur lesquels porte son
action beaucoup plus que lorsque ceux-ci sont englobés dans des
actes d’ensemble demeurant indifférenciés. D’ot ces conduites
d’« exploration des objets nouveaux » qui apparaissent dés le
quatriéme stade et qui, durant le cinquiéme, se prolongent en
«réactions circulaires tertiaires », c’est-A-dire en ‘« expériences
pour voir » proprement dites. C’est dans ce contexte que, a partir
du cinquiéme stade, va s’élaborer l'objet véritable.
Notons a cet égard que l’union de cette accommodation pro-
gressive avec l’assimilation réciproque des schémes (on se rap-
pelle que les conduites spécifiques du 5™¢ stade ou « découvertes
LA NOTION DE L’OBJET 85

des moyens nouveaux par expérimentation active » s’expliquent


précisément grace a cette union de la coordination des schémes
et des réactions tertiaires) constitue, pour l’intelligence, un pro-
cessus d’acquisition que l’on ne saurait considérer ni comme
purement expérimental ni comme purement déductif, mais qui
participe a la fois de l’expérience et de la construction interne.
L’intelligence sensori-motrice, parvenue a ce niveau, est donc
essentiellement construction de relations ou déduction cons-
tructive.
C’est ce processus qui explique, nous semble-t-il, la décou-
verte de la permanence réelle de l’objet. Aprés avoir établi,
durant le quatriéme stade, que l’objet disparu demeure derriére
un écran, l’enfant parvient, durant le cinquiéme, a conférer a
cet objet une trajectoire autonome et par conséquent une per-
manence véritablement spatiale. Or cette découverte suppose a
la fois ’expérience, — puisque seul ]’échec de sa recherche ini-
tiale apprend a ]’enfant que l’objet n’est plus 1a ot il a été trouvé
une premiére fois, mais bien 1a ov il a été caché en dernier lieu, —
et la déduction, — puisque, sans |’assimilation réciproque des
schémes, l’enfant ne parviendrait pas 4 supposer existants les
objets cachés derriére l’écran ni 4 postuler une fois pour toutes leur
permanence, en particulier lorsqu’il ne les a pas trouvés 1a ot
il les cherchait tout d’abord. Bref, la conservation de l'objet,
qui constitue la premiére des formes de conservation, résulte,
comme toutes les autres, de l’union étroite d’un élément ration-
nel ou déductif et d’un élément empirique attestant que la déduc-
tion s’est constamment opérée en accord avec les choses ou sur
leur suggestion.
C’est ce que nous verrons mieux encore en étudiant les
caractéres plus proprement spatiaux de l’objet solide, tels que
sa forme et ses dimensions constantes, dont la constitution, liée
a celle de l’espace tout entier, suppose la constante collaboration
de l’expérience et de l’assimilation réciproque des schémes.
Enfin, durant le sixiéme stade, la coordination des schémes
s’intériorise sous forme de combinaisons mentales tandis que
l’accommodation devient représentation. Dés lors, la déduction
de l’objet et de ses caractéres spatiaux s’achéve dans la construc-
tion d’un univers d’ensemble, ot les déplacements simplement
représentés viennent s’insérer parmi les mouvements percus et
les compléter en une totalité véritablement cohérente.
CHAPITRE II

LE CHAMP SPATIAL ET L’ELABORATION


DES GROUPES DE DEPLACEMENTS

On peut dire que la constitution de la notion d’objet est cor-


rélative de l’organisation du champ spatial lui-méme. L’ensemble
des faits établis au cours du chapitre précédent va donc nous
servir 4 ce nouveau point de vue.
La conclusion a laquelle nous a conduit |’analyse de la notion
d’objet est que l’enfant procéde, au cours des douze a dix-huit
premiers mois de son existence, d’une sorte de solipsisme pra-
tique initial 4 la construction d’un univers le comprenant lui-
méme a titre d’élément. Au début, l’objet n’est rien de plus, en
effet, que le tableau sensoriel « 4 disposition » des actes : il pro-
longe simplement l’activité du sujet, et, sans étre concu par
celui-ci comme créé par l’action propre (puisque le sujet s’ignore
précisément lui-méme, 4 ce niveau de sa perception du monde),
il n’est senti et apercu que lié aux données les plus immédiates
et subjectives de l’activité sensori-motrice. Durant les premiers
mois, l’objet n’existe donc pas en dehors de l’action et l’action
seule lui confére ses qualités constantes. A ]’autre extréme, au
contraire, |’objet est concu comme une substance permanente,
indépendante de l’activité du moi, et que l’action retrouve a
condition de se soumettre a certaines lois extérieures a elle. Bien
plus, le sujet n’occupe plus le centre du monde, centre d’autant
plus limité que l’enfant est inconscient de cette perspective : il
se situe lui-méme a titre d’objet parmi les autres objets et devient
ainsi partie intégrante de l’univers qu’il a construit en sortant
de la perspective propre.
L’histoire de l’élaboration des relations spatiales et de la
constitution des principaux « groupes » est exactement paralléle
4 la précédente. I] n’existe, au début, qu’un espace pratique, ou
plus précisément autant d’espaces pratiques qu’en supposent les
LE CHAMP SPATIAL 87

activités diverses du sujet, celui-ci demeurant en dehors de I’es-


pace dans la mesure précise ow il s’ignore lui-méme: l’espace
n’est ainsi qu’une propriété de l’action, que celle-ci développe
en se coordonnant. A ]’autre extréme, l’espace est une propriété
des choses, le cadre d’un univers dans lequel se situent tous les
déplacements, y compris ceux qui définissent les actions du sujet
comme tel : ainsi donc, le sujet se comprend dans |]’espace et met
en relation ses propres déplacements avec l’ensemble des autres,
les comptant comme éléments parmi ceux des « groupes » qu'il
parvient a se représenter.
Ce passage d’un espace pratique et égocentrique a l’espace
représenté comprenant le sujet lui-méme n’est pas un accident
dans l’élaboration des groupes de déplacements : il est la condi-
tion sine qua non de Ja représentation et méme de la perception
directe des groupes, car, nous le verrons, autre chose est d’agir
conformément au principe des « groupes », autre chose est de les
percevoir ou de les concevoir. C’est donc sur cette question cen-
trale qu’il convient de faire porter notre effort, en ce qui con-
cerne la description génétique des conduites relatives 4 l’espace :
c’est Vintelligence de l’espace, et non sa physiologie, que nous
chercherons a étudier ici.
Mais on voit, du méme coup, combien notre analyse de |’es-
pace enfantin se trouve simplifiée du fait du parallélisme qui
existe entre le processus annoncé a l’instant et les processus de
constitution de la notion d’objet. De méme qu’au cours des pre-
miéres semaines, l’objet se confond avec les impressions senso-
rielles liées & l’action élémentaire, de méme, a la naissance, rien
n’est donné de l’espace sinon la perception de la lumiére et I’ac-
commodation propre A cette perception (réflexe pupillaire a
l’éclairement et réflexe palpébral a lVéblouissement). Tout le
reste, c’est-a-dire la perception des formes, des grandeurs, des
distances. des positions, etc., s’élabore peu a peu en méme temps
que les objets eux-mémes. L’espace n’est donc nullement la per-
ception d’un contenant, mais bien celle des contenus, c’est-a-dire
des corps eux-mémes, et si l’espace devient, en un sens, un con-
tenant, c’est dans la mesure ou les relations constituant l’objec-
tivation méme de ces corps parviennent a se coordonner entre
elles jusqu’a former un tout cohérent. La notion d’espace ne se
comprend donc qu’en fonction de la construction des objets, et
il fallait commencer par décrire celle-ci pour comprendre celle-la :
seul le degré d’objectivation que l'enfant attribue aux choses
nous renseigne sur le degré d’extériorité qu’il accorde a l’espace.
Nous allons donc situer la description des conduites relatives
a l’espace dans le cadre préparé par les six stades de ]’évolution
88 LA CONSTRUCTION DU REEL

de la notion d’objet. Cela n’est pas artificiel, mais imposé par les
faits eux-mémes.
En effet, aux premiers stades de la notion d’objet (aucune
conduite relative aux objets disparus) correspond un état initial
durant lequel l’espace consiste en « groupes » hétérogénes (chaque
faisceau perceptif constitue un espace propre) et purement pra-
tiques. Il y a « groupes » déja, en ce sens que I’activité de l’enfant
est capable de revenir sur elle-méme et de constituer ainsi ces
ensembles fermés qui définissent mathématiquement le « groupe ».
Mais l’enfant ne percoit pas ces groupes dans les choses et ne
prend pas conscience des opérations toutes motrices au moyen
desquelles il les élabore : les groupes restent donc entiérement
« pratiques ».
Au troisiéme stade de la notion d’objet (début de perma-
nence prolongeant les mouvements d’accommodation) corres-
pond un espace dont les groupes se coordonnent entre eux et
deviennent « subjectifs ». Les groupes se coordonnent sous |’in-
fluence de la préhension (laquelle relie l’espace visuel a l’espace
tactile et a l’espace gustatif) en méme temps précisément que la
préhension assure 4 l’objet un début de permanence. D’autre
part, en manipulant les choses, l’enfant devient capable de leur
imprimer des mouvements systématiques et de percevoir ainsi
les « groupes» dans l’univers lui-méme. Seulement, les objets
n’étant point encore doués de permanence substantielle et le
sujet ignorant ses propres déplacements autres que ceux de la
main, ces « groupes », quoique percus dans l’univers, demeurent
victimes de l’apparence sensorielle et relatifs, A l’insu du sujet,
a la perspective propre de l'enfant. Aussi les appelons-nous
« Subjectifs » pour marquer leur parallélisme avec la permanence
encore dépendante de |’action propre, qui caractérise |’« objet »
de ce stade : ce sont donc des groupes qui relient un sujet s'igno-
rant lui-méme avec un objet semi-permanent, et non pas des
groupes unissant les uns aux autres les objets comme tels.
Au quatriéme stade de la notion d’objet (recherche active de
l’objet disparu, mais en une position privilégiée et sans tenir
compte de ses déplacements successifs) correspond un progrés
essentiel dans la notion de groupe: l'enfant devient capable de
cacher et de retrouver, etc.; bref il élabore les opérations réver-
sibles qui constituent le début du groupe objectif. Seulement,
ne tenant point encore compte des déplacements successifs de
l’objet, il ne dépasse pas le niveau de ces groupes élémentaires
et ne parvient pas au groupe objectif dans toute sa généralité.
C’est donc le stade du « groupe des opérations simplement réver-
sibles ».
LE CHAMP SPATIAL 89

Au cinquiéme stade de la notion d’objet (permanence de


Yobjet au travers de ses déplacements) correspond enfin l’avéne-
ment du groupe « objectif », et au sixiéme stade (représentation
des déplacements non visibles) correspond 1’élaboration des
groupes « représentatifs ».
Le parallélisme que nous venons d’esquisser va d’ailleurs de
soi si l’on s’en tient, pour ce qui est de l’espace, a la notion de
« groupe ». En effet, il y a mutuelle dépendance entre le groupe
et l’objet : la permanence des objets suppose |’élaboration du
groupe de ses déplacements et réciproquement. Or, d’autre part,
tout nous autorise a centrer notre description de la genése de
espace autour de celle de la notion de groupe. Géométriquement,
cette notion apparait depuis H. Poincaré, comme un a priori
nécessaire a l’interprétation des déplacements. Psychologique-
ment, Je « groupe » est l’expression des processus d’identification
et de réversibilité propres aux phénoménes fondamentaux de
Vassimilation intellectuelle, en particulier a l’assimilation repro-
ductrice ou « réaction circulaire ».
Ce n’est donc pas sans raisons légitimes que nous insisterons
surtout, au cours de ce chapitre, sur les « groupes » eux-mémes,
quittes 4 rattacher 4 leur élaboration les divers autres aspects
de la construction de l’espace, tels que l’évaluation de la pro-
fondeur, la compréhension des déplacements, la représentation
des mouvements du corps propre, etc. Du point de vue de l’in-
telligence, qui nous intéresse ici, par opposition a celui de la per-
ception, c’est en effet le probleme des « groupes » qui demeure
primordial. I] faut seulement se rappeler que nous attribuerons
& cette notion le sens le plus large, car, si, comme l’ont montré
les travaux récents, la définition logique du « groupe » est iné-
puisable et implique les processus les plus essentiels de la pensée,
on peut, du point de vue purement psychologique auquel nous
nous placons ici, considérer comme «groupe» tout systéme
d’opérations susceptible de permettre un retour au point de
départ. Ainsi concu, il va de soi qu’il existe des groupes « prati-
ques » avant toute perception ou conscience du groupe quelle
qu’elle soit. Ils existent dés l’espace postural, et, on peut aller
jusqu’a dire dés les organisations spatiales et cinétiques les plus
élémentaires de l’étre vivant. C’est en ce sens que l’on peut par-
ler du caractére a priori de cette notion : il atteste simplement ce
fait que toute organisation constitue un systeme fermé sur lui-
méme. Aussi dés que les processus circulaires de 1’assimilation
s’appliquent aux données sensorielles et cinétiques qui consti-
tuent la matiére de l’espace, ce fonctionnement prend-il la forme
de « groupes ». Seulement, et c’est en cela qu'il faut admettre une
90 LA CONSTRUCTION DU REEL

construction véritable de l’espace, ce fonctionnement a priori


doit étre structuré pour donner lieu a des organisations réelles,
et c’est l’histoire de cette structuration que nous allons tenter
maintenant en paralléle avec ce que nous avons vu de |’objet
et en suivant le développement des six stades de |’intelligence
sensori-motrice.

§ 1. LES DEUX PREMIERS STADES : LES GROUPES


PRATIQUES ET HETEROGENES. — Jusque vers 3-6 mois,
c’est-a-dire jusqu’é la préhension des objectifs visuels, les acti-
vités principales auxquelles se livre l'enfant le conduisent sim-
plement, du point de vue de l’espace, a analyser le contenu des
tableaux sensoriels :analyse des formes d’ensemble, ou figures,
des positions et des déplacements. Chaque conduite, ou chaque
classe de conduites, aboutit ainsi 4 la:constitution d’une caté-
gorie particuliére de faisceaux perceptifs plus ou moins stables
mais non encore réalisés en « objets », et d’un type correspon-
dant d’«espaces»: c’est l’espace gustatif ou «buccal» de
Stern, l’espace visuel, l’espace auditif, l’espace tactile, et
bien d’autres encore (l’espace postural, l’espace kines-
thésique, etc.). Ces espaces peuvent étre plus ou moins reliés
entre eux, selon le degré de coordination des schémes sensori-
moteurs qui les engendrent (pour ces coordinations, voir le vol. I),
mais ils demeurent surtout hétérogénes, c’est-a-dire qu’ils sont
loin de constituer ensemble un espace unique dans lequel cha-
cun viendrait se situer. Par conséquent, ils ne suffisent encore
nullement a |’évaluation des grandeurs, des distances, des posi-
tions relatives, ni surtout a l’élaboration de « groupes » objectifs
de déplacements. Par le fait méme qu’il n’y a pas espace unique,
il ne saurait étre question, en effet, que le sujet situe ses propres
activités dans l’espace, et les comprenne ainsi comme relatives
aux déplacements des objets. Bien au contraire, loin de se savoir
dans l’espace, le sujet ne confére & ses perceptions d’autres qua-
lités spatiales que celles dont l’action immédiate engendre la
réalité, au fur et A mesure des besoins, et il ne concoit les dépla-
cements des choses que comme les prolongements de son acti-
vité. S’il y a « groupes », ils ne sont donc que pratiques, incon-
scients d’eux-mémes, et ne comprenant pas le sujet comme tel :
en bref, l’action crée l’espace, mais elle ne se situe pas encore
en lui.
Dans son analyse célebre de la notion d’espace !, destinée a
montrer ce qui en elle revient 4 l’expérience et ce qui revient

1H. Poincaré, La valeur de la Science, Paris (Flammarion), chap. III et IV.


LE CHAMP SPATIAL 91

a la constitution méme de l’esprit humain, Henri Poincaré


considére, il est vrai, comme élémentaire la distinction des
changements de position et des changements d’état. Parmi les
changements qui se présentent dans-le monde extérieur, les uns
peuvent étre corrigés grace 4 des mouvements du corps qui ramé-
nent la perception 4 son état initial (par exemple tourner la téte
pour retrouver l’objet qui a passé devant les yeux), les autres ne
le peuvent pas : les premiers constituent donc les changements de
position, les seconds les changements d’état. Cette distinction
élémentaire oppose ainsi d’emblée, selon Poincaré, le spatial au
physique et atteste du méme coup le caractére primitif de la
notion de « groupe ».
Que les changements de position soient peu 4 peu différenciés
des changements d’état, au cours des premiers mois de la vie
de l’enfant, cela ne fait pas de doute. Partant du chaos des
impressions sensorielles, enfant arrive tét ou tard a retrouver
certains éléments stables, dans les changements percus, et a
dissocier ainsi des changements irréversibles ceux qui peuvent
étre compensés par Jes mouvements du corps. Lorsque Jacque-
line a 1; 7 par exemple (sixiéme stade de I’évolution de la notion
d’objet) arrive a retrouver un objet caché en tenant compte de
ses déplacements successifs et en partie invisibles, il est clair
qu’elle distingue les changements de position des changements
d’état, c’est-a-dire qu’elle considére l’objet disparu, non pas
comme altéré en sa structure ou rentré dans le néant, mais
comme soumis 4 des déplacements constituant un «groupe »
cohérent.
Seulement, peut-on, avec Poincaré, considérer cette distinc-
tion comme primitive ? Peut-on considérer l’acte de réajuste-
ment permettant de retrouver les objets déplacés comme impli-
quant sans plus la conscience des déplacements ? Et surtout,
peut-on tirer de l’adaptation motrice aux déplacements l’indice
d’une perception immédiate des groupes ? L’analyse que nous
avons tentée du développement de la notion d’objet est de nature
a faire douter de la simplicité de ces diverses questions. En admet-
tant comme donnée de prime abord la distinction entre les chan-
gements de position et les changements d’état, H. Poincaré
semble avoir, en effet, reconstitué logiquement plus que psycho-
logiquement les stades élémentaires des notions spatiales, ce qui
revient a dire qu’il a prété a la conscience primitive des postulats
supposant une élaboration mentale déja raffinée. Rien ne prouve,
en effet, que l’adaptation sensori-motrice aux déplacements
entraine immédiatement la notion des changements de position,
et surtout rien ne prouve qu’une activité, méme si ses opérations
92 LA CONSTRUCTION DU REEL

constitutives procédent par « groupes » du point de vue de |’ob-


servateur, conduise sans plus le sujet 4 percevoir les déplacements
comme tels. Insistons sur ces deux points, 4 commencer par le
probléme des changements de position, et nous comprendrons
mieux ce que doit étre ]’espace pour l’enfant de ce premier
stade.
En premier lieu, pour qu’un changement de position soit dis-
tingué d’un changement d’état, il importe que le sujet soit capa-
ble de concevoir l’univers extérieur comme solide, c’est-a-dire
composé d’objets substantiels et permanents, sans quoi l’acte de
retrouver un tableau déplacé se confondra, dans la conscience
du sujet, avec l’acte de le recréer. S’il n’y a pas, en effet, d’« ob-
jets » qui se déplacent, et si les tableaux sensoriels sont congus
comme stables dans la seule mesure ol ils sont a disposition
d’une action qui se répéte ou qui se poursuit, alors l’univers sera
nécessairement percu comme se défaisant et se reconstituant
sans cesse, et l’acte de suivre un tableau mobile se confondra
avec celui de l’engendrer ou de le faire durer.
En second lieu, et par cela méme, pour qu’un changement
de position s’oppose aux changements d’état, il faut que l’uni-
vers extérieur soit distingué de l’activité propre. A supposer
que le phénoméne perc¢u et les actes d’accommodation nécessaires
a sa perception ne soient pas dissociés, il ne saurait y avoir de
conscience du déplacement. Nous sommes bien avertis, nous dit
Poincaré, des changements de position par les sensations muscu-
laires qui nous renseignent sur nos mouvements: de cette
manieére, on pourrait admettre que méme en ne suivant des yeux
que des taches lumineuses, sans qu’elles soient concues comme
constituant des objets, l’enfant aurait conscience de leurs dépla-
cements. Seulement, pour une pensée qui n’a pas distingué un
monde extérieur formé d’objets substantiels et un monde inté-
rieur rattaché au corps propre, les impressions de tout genre
émanant de ce corps peuvent étre rattachées aux mouvements
percus quels qu’ils soient: dés lors le sujet ne pourra savoir
quand les choses se déplacent et quand ce n’est que lui, et ne
pourra assigner de lois objectives 4 leurs déplacements, c’est-
a-dire les distinguer des changements d'état.
En troisiéme lieu, et cette derniére remarque nous le fait
comprendre, concevoir un changement de position revient A se
situer soi-méme dans un champ spatial concu comme extérieur
au corps propre et comme indépendant de l'action. Cela consiste
donc 4 comprendre qu’en retrouvant l’objet déplacé on se déplace
a titre d’observateur localisé dans l’espace, le déplacement de
objet et celui du sujet étant relatifs l’un 4 l'autre. Pour que
LE CHAMP SPATIAL 93

l'accommodation aux déplacements engendre une représentation


de ces mémes déplacements, une inversion radicale du sens s’im-
pose donc, qui aboutit a la constitution d’un espace englobant
le sujet lui-méme, alors que la perception initiale projetait au
contraire l’activité de celui-ci dans les tableaux mouvants anté-
rieurs a tout cadre immobile.
Or, comme on !’a vu par analyse de la notion d’objet, aucune
de ces trois conditions n’est réalisée durant les premiers stades.
Loin de consister en objets, l’univers dépend de I’action propre;
loin d’étre extériorisé, il n’est pas dissocié des éléments subjec-
tifs; et loin de se connaitre et de se situer par rapport aux choses,
le sujet s’ignore et s’absorbe en elles.
En ce qui concerne la notion de « groupe », il semble donc
clair que, méme si les mouvements du sujet constituent des
groupes du point de vue de l’observateur, le sujet lui-méme ne
saura se les représenter comme tels. Un groupe est, en effet, un
ensemble clos d’epérations telles que leur résultat rejoigne leur
point de départ, par une opération de l’ensemble lui-méme. A
cet égard, il est certain que, du point de vue de I|’observateur,
toute activité coordonnée du sujet impliquera l’existence de
groupes de déplacemients. Seulement c’est 4 la condition que
l’observateur situe le sujet comme les objets en cause dans un
seul et méme espace, et décrive ainsi les mouvements des objets
par rapport au sujet et réciproquement. Si, de ce point de vue
extérieur 4 l’action, l’on passe a celui du sujet lui-méme, les
choses changent entiérement. Pour que celui-ci se représente
correctement les déplacements percus, et les concoive ainsi sous
forme de groupes, deux conditions sont, en effet, requises. Il
faut, en premier lieu, que les objets soumis aux déplacements
soient considérés comme se mouvant les uns par rapport aux
autres ou par rapport a certains points de repére: il faut donc
qu’un ensemble de relations spatiales soit établi entre eux. Il
faut, en second lieu, que le sujet lui-méme se concoive comme un
objet parmi les autres éléments en jeu, et se représente ses propres
déplacements comme relatifs 4 ceux des choses elles-mémes. Or
ces deux caractéres constitutifs du « groupe » — relations entre
les choses et relativité entre les mouvements propres et ceux de
lobjet — supposent précisément les trois conditions que nous
venons d’assigner a la distinction des changements de position
et des changements d’état : permanence des objets, différencia-
tion des mouvements propres et de ceux des choses, et représen-
tation de ses propres déplacements. Ces conditions n’étant donc
pas remplies, il ne saurait étre question d’une perception des
« groupes » dés le début de la construction de l’espace.
94 LA CONSTRUCTION DU REEL

Néanmoins, nous n’hésiterons pas 4 parler, avec Poincaré, de


« groupes » pour désigner les conduites mémes de ]’enfant, dans
la mesure ot elles sont capables de réversibilité, ou de correc-
tions les ramenant au point initial. La seule difficulté de la
description de Poincaré est qu’il a considéré de tels groupes
comme susceptibles de se prolonger sans plus en perceptions ou
représentations adéquates alors qu’ils demeurent longtemps a
Vétat «pratique», avant de donner lieu a des constructions
mentales.
Cette distinction permet du méme coup de répondre a l’objec-
tion que pourraient nous adresser logiciens ou mathématiciens :
c’est que les caractéres décrits 4 instant comme conditions
d’apparition des groupes peuvent étre concus au contraire comme
leur résultat. En réalité ces caractéres se constituent en fonction
de l’exercice des groupes « pratiques », mais sont conditions de
Pélaboration des groupes conscients : le cercle des faits psycho-
logiques n’a donc rien de vicieux du point de vue logique.
Voyons cela de plus prés, en examinant les différents
« groupes ».
Le premier des schémes constitutifs de l’espace enfantin est
celui que Stern a désigné du nom d’espace buccal. Les déplace-
ments de la bouche par rapport aux objectifs 4 sucer ou des
objectifs par rapport 4 la bouche constituent donc les « groupes »
pratiques les plus simples qu’il soit possible d’observer chez
Yenfant. On peut, a cet égard, distinguer trois ensembles de
faits, les déplacements de la bouche dans la recherche du mame-
lon, l’ajustement réciproque du pouce et de la bouche, et l’ajus-
tement des objets saisis en vue de la succion. Résumons en une
observation unique, ces quelques données qui nous sont bien
connues par les conduites décrites au cours du vol. I:

Obs. 67. — I. Laurent, dés 0; 0 (2) et 0; 0 (3), recherche le mamelon


lorsqu’il lui échappe des lévres. Dés 0; 0 (12) il cherche systématiquement
du cété ot il a senti le contact entre le sein et ses lévres (voir vol. I, obs. 5).
A 0; 0 (21) il décrit avec la bouche une courbe tangentielle par rapport au
sein, s’éloignant et se rapprochant alternativement du mamelon, qu’il
cherche, effleure et dépasse pour recommencer dans l’autre sens en un
rythme accéléré (vol. I, obs. 8). De méme, a 0; 0 (24), il reléve la téte
lorsqu’il heurte le mamelon de Ja lévre supérieure (méme obs.).
II. Dés 0; 1 (3) il y a coordination entre la main et la bouche dans la
succion du pouce : la main tend vers la bouche en méme temps que la bouche
cherche la main (vol. I, obs. 18). Voir également les obs. 19 et 20, montrant
comment la main acquiert la bonne position pour pénétrer dans la bouche,
comment elle s’égare sur le nez, les joues, les yeux lorsque le bébé est couché
sur le dos, pour retrouver sa route lorsque l’enfant est dressé. Voir enfin
dans )’obs. 21 comment la bouche a oscillé, A 0; 1 (21), entre le pouce droit
et le pouce gauche.
LE CHAMP SPATIAL 95

III. Des 0; 2 (28), Laurent sait porter 4 la bouche un objet saisi indé-
pendamment de la vue et sait l’ajuster empiriquement (vol. I, obs. 66 bis) :
il introduit, par exemple, un hochet entre ses lévres. A 0; 3 (5) il fait péné-
trer dans sa bouche une pince a lessive, en corrigeant sa position de manieére
a pouvoir la sucer.

Tels qu’ils se présentent en leur simplicité élémentaire, de


tels mouvements s’ordonnent déja en groupes de déplacements,
si Pon s’en tient 4 la description du comportement lui-méme,
c’est-a-dire au point de vue de l’observateur. Lorsque l’enfant
décrit, par exemple, une série de mouvements d’approche autour
du mamelon pour l’atteindre des lévres, il corrige ses déplace-
ments 4 droite par des déplacements a gauche et ordonne ainsi
lensemble de ses mouvements en un systéme qui implique le
groupe. Lorsque, ensuite, il coordonne les mouvements de sa
bouche avec ceux de sa main, il décrit dans l’espace des trajec-
toires dépendant les unes des autres et susceptibles de répétition
et de réversibilité, dans lesquelles on retrouve également la
structure groupale. Cela est particuliérement net dés que les
mouvements de la bouche deviennent relatifs 4 ceux de la main :
la bouche peut se rapprocher de la main aussi bien que la main
se rapprocher du pouce. D’une maniére générale, tout ensemble
coordonné de déplacements susceptibles de revenir 4 leur point
de départ, et tels que ]’état final ne dépende pas du chemin par-
couru, constitue un groupe: les accommodations simples de la
bouche au mamelon et les coordinations élémentaires de la bouche
et des mains rentrent donc dans ce cas.
Seulement, si l’enfant acquiert ainsi d’emblée un sens sui
generis des positions et des déplacements, des formes et des
dimensions, il est évident que, pour lui, c’est-a-dire du point de
vue de sa perception ou de sa représentation, de tels systémes
de déplacements ne constituent pas des groupes, et cela pour les
différentes raisons indiquées plus haut. Tout d’abord, comme
nous l’avons vu a propos du premier stade de la notion d’objet, le
sein ou l’objectif quelconque que |’enfant recherche ne consti-
tuent pas, pour le sujet, des choses immobiles autour desquelles
il tourne, ni des choses en mouvement qu’il tend a rattraper:
ce ne sont, de son point de vue, que des impressions sensorielles
plus ou moins stables qui prolongent son propre effort d’accom-
modation. En second lieu, et par cela méme, il ne dissocie pas
ses propres mouvements des mouvements de l’objet, ni les mou-
vements de sa bouche de ceux de sa main, et n’établit donc entre
eux aucune relativité. Enfin et surtout, il ne se situe ni lui-méme
ni ses mouvements dans le méme espace que celui des objets
percus : ses propres mouvements constituent pour lui un absolu
96 LA CONSTRUCTION DU REEL

étranger a l’espace, et non pas un systéme de déplacements sus-


ceptibles d’étre percus ou représentés du dehors. Au total, l’es-
pace buccal est un espace pratique, qui permet a l'enfant de
retrouver des positions, d’exécuter des mouvements, de s’adap-
ter A des formes et 4 des dimensions, mais qui ne lui permet
nullement d’appliquer de tels schemes en dehors de |’action
immediate.
Pas plus qu’il ne concoit les choses comme des objets per-
manents, l’enfant de ce stade ne concoit donc les relations spa-
tiales comme indépendantes des actes. Par exemple, on verra
(obs. 76) que Laurent, 4 0; 4 (6) encore, quoique sachant ajuster
sa bouche a un objet allongé ne peut retourner ou ajuster systé-
matiquement l'objet lui-méme a sa bouche, et se contente de le
déplacer au hasard : l’espace buccal n’est donc pour lui qu’un
schéme pratique de la bouche ou des mains, et non pas une pro-
priété des choses elles-mémes. En bref, il n’y a pas de relations
spatiales permanentes entre les choses pas plus qu’il n’y a de
choses permanentes dans l’espace: l’absence de groupe objectif
va de pair avec l’absence d’objets.
Ces remarques nous font comprendre la vraie nature de
lespace visuel et |’exagération qu’il y aurait a croire, avec Poin-
caré, que tout sujet capable de suivre des yeux les objets insére
ceux-ci dans des « groupes » expérimentaux. En réalité, l’accom-
modation aux mouvements percus visuellement suppose bien
une activité qui s’ordonne en « groupes », et, en ce sens, on peut
parler de groupes « pratiques », mais l'enfant ne percoit ni ne
concoit les mouvements des choses sous forme de « groupes »
objectifs, parce qu’il ne se situe pas lui-méme dans |’espace par
rapport a eux.
Les principaux groupes pratiques dans lesquels l'enfant se
trouve inséré a son insu, grace a ses accommodations visuelles,
sont, nous semble-t-il, ceux qui résultent des trois opérations
suivantes : suivre les mouvements de translation, retrouver la
position des objets et évaluer les distances en profondeur.
Pour ce qui est de la perception des objets en mouvement,
nous avons noté (vol. I, obs. 28-32) comment l'enfant, dés la fin
du premier mois apprend a suivre du regard les mouvements
de translation ou a ajuster le regard sur un objet immobile en
corrigeant les mouvements des yeux ou de la téte les uns par les
autres : il y a la, comme Poincaré l’a bien montré du point de
vue de l’observateur, une élaboration constante du groupe de
déplacements.
En ce qui concerne la localisation des objets disparus, nous
avons vu (voir plus haut obs. 2 et 5) comment l'enfant, aprés
LE CHAMP SPATIAL 97

avoir perdu de vue l’objectif animé d’un mouvement trop rapide,


ou surtout apres avoir quitté du regard un tableau pour le
reporter ailleurs, sait les retrouver, soit en prolongeant le mou-
vement de l’objectif disparu soit en le replacant dans la position
initiale. Cette derniére conduite suppose l’élaboration de groupes
plus ou moins complexes, tels que l'enfant, parti de la position P,
se place successivement dans les positions Q, R, S, etc., pour
revenir d’un trait 4 Ja position P.
Quant a |’évaluation visuelle des profondeurs, elle suppose,
en plus des facteurs d’ordre purement perceptif sur lesquels les
auteurs ont surtout insisté, une mise en relations des mou-
vements des objets les uns par rapport aux autres, qui seule
fournit une estimation pratique de leurs distances respectives.
Soit, par exemple, une montagne a 3 km. de moi, des arbres a
30 metres et ma table de travail 4 30 cm., que je percois les uns
au-dessus des autres : au moindre de mes mouvements latéraux
de téte je vois ma table se déplacer au maximum, les arbres un
peu moins et la montagne fort peu, d’ot je pourrais conclure que
la montagne est le plus éloigné de ces trois objets et la table le
moins, méme si je n’avais aucune autre expérience 4 ma dispo-
sition concernant leurs distances relatives. C’est le groupe de
déplacements ainsi constitué qui permet d’évaluer les parallaxes
des objets au lieu de les situer sur un plan sans profondeur. Or,
dans la mesure ow |’enfant accommode sa vision a des objectifs
de différentes profondeurs et les suit lorsqu’ils se déplacent sur
des plans différents, on peut dire qu’il utilise de tels groupes:
du point de vue de l’observateur, les mouvements qu’il fait pour
suivre du regard un objet en mouvement 4 l’arriére-plan (une
personne dans la chambre) ou au premier plan (une montre a
30 cm. de ses yeux) sont susceptibles de constituer des groupes
pratiques ou physiologiques.
Seulement, ces trois sortes de groupes existent-ils pour la
conscience de l’enfant lui-méme ? I] est permis d’en douter.
Lorsque l’enfant suit des yeux un mouvement de translation,
méme indépendamment de la profondeur relative des objets, rien
ne prouve qu'il ait l'impression de se déplacer lui-méme en fonc-
tion de l'objet; et lorsque son regard, trop lent ou trop rapide,
perd de vue ]’objet pour le rattraper ensuite, rien n’indique que
le sujet ait conscience d’un rapport entre deux déplacements : il
ne se représente rien de ses propres mouvements en tant que
trajectoires dans l’espace et a tout simplement le sentiment de
retrouver sans cesse, grace a son effort, un tableau visuel tendant
A disparaitre. Preuve en soit que, comme nous l’avons établi
a propos des premiers stades de la notion d’objet, le tableau
98 LA CONSTRUCTION DU REEL

disparu n’est retrouvé que s’il est dans le prolongement du mou-


vement d’accommodation immédiatement anteérieur : s’il s’écarte
le moins du monde de sa trajectoire initiale, il n’est ni retrouvé
ni méme recherché. Quant a ses propres déplacements du regard
ou de la téte comment veut-on que l’enfant les pergoive ou se les
représente en tant que mouvements dans l’espace, puisque,
comme nous le verrons 4 propos de l’imitation 4, le sujet n’a
durant ces premiers mois aucune connaissance visuelle de son
propre visage ?
Pour ce qui est de la localisation des objets disparus, elle
n’implique en rien, pas plus que l’accommodation a leurs mouve-
ments visibles, la perception ou la représentation d’un « groupe »
de déplacements. En effet, la seule chose dont l'enfant soit capa-
ble durant le second stade, outre l’action de retrouver l’objet
dans le prolongement du mouvement d’accommodation, c’est
de revenir 4 cet objet dans la position initiale dans laquelle il a
été percu (par exemple obs. 5). Mais, si un tei retour implique
lintervention d’un « groupe » du point de vue de l’observateur,
il ne constitue, pour le sujet lui-méme, qu’une opération assez
simple d’assimilation reproductrice ou de mémoire sensori-
motrice : ce ne sont pas les objets que le sujet retrouve en réalité,
c’est sa propre position initiale. Si le sujet passe donc par les
positions P, Q, R et S pour revenir en P, il ne s’en représente
aucune et ne connait pratiquement que la position P. Il n’y a
donc 1a ni perception ni représentation de « groupes ».
En troisiéme lieu, si la perception des objets se déplacant sur
des plans de profondeur différente suppose la mise en ceuvre de
groupes de déplacements, ces groupes ne sont certainement pas
percus comme tels par l’enfant. Comme nous l’avons vu, c’est
seulement durant le quatriéme stade de la notion d’objet (vers
9-10 mois) que l'enfant cherche les choses les unes derriére les
autres ou derriére des écrans. En outre, comme nous le verrons
a propos du troisi¢me stade, c’est la préhension des objets vus
qui permettra d’acquérir les notions d’« avant» et d’« arriére » :
on peut donc considérer comme fort vraisemblable que, durant
les deux premiers stades, les objectifs percus ne sont pas situés
les uns derriére les autres.
Tout au plus peut-on parler d’accommodations organiques,
momentanées et isolées 4 la profondeur, mais l’absence de tout
autre comportement relatif a cette profondeur semble assez
montrer que, méme dans l’espace proche, on ne saurait parler
d’une coordination consciente du champ spatial en ce qui con-
1 Voir La Genése de l'imitation chez l Enfant, Delachaux & Niestlé S. A,
(1937).
LE CHAMP SPATIAL 99

cerne la distance : l’enfant percoit bien A des profondeurs diverses,


mais rien ne prouve qu’il ait conscience de ces profondeurs, ni
qu'il groupe les déplacements percus sur les différents plans en
ensembles cohérents du point de vue des objets eux-mémes.
D’ailleurs, méme en ce qui concerne la simple accommodation
a la profondeur, la convergence binoculaire n’est nullement sys-
tématique jusque vers 9 mois. Elle apparait dés la fin du pre-
mier mois, de méme que l’accommodation du cristallin aux
ae distances. Mais elle ne se régularise que beaucoup plus
tard :

Obs. 68. — Jacqueline, 4 0; 8 (13) encore, présente du strabisme interne


de l’o@il gauche en regardant une personne 4 1 m. d’elle, bien qu’elle n’ait
nullement examiné juste auparavant un objet rapproché. Une heure apres,
stabisme interne de 1’ceil droit, dans les mémes circonstances. A 0; 8 (14),
strabisme interne des deux yeux en regardant un objet situé a 30 cm. A
0; 8 (16), en regardant un objet a 20 cm., I’ceil droit est accommodé, lil
gauche divergent; mémes observations jusque vers 0; 9 (15).
Quant aux premiers mois, la divergence binoculaire s’observe chez elle
quotidiennement.

Cette absence de convergence binoculaire systématique est


donc fréquente, comme Preyer l’avait déja noté, durant les deux
premiers stades et souvent jusqu’a la fin du troisiéme (jusque
vers 8-9 mois). I] est vrai qu'il peut y avoir, indépendamment de
la vision, une profondeur tactile due aux mouvements de la
main par rapport aux objets saisis ou palpés. Mais elle demeure
elle aussi, purement pratique et ne correspond encore 4 aucune
perception visuelle.
En bref, si la perception de l’espace visuel implique la pré-
sence de groupes pratiques, rien n’autorise 4 admettre que |’en-
fant percoit, ni a fortiori se représente, les déplacements des
objets sous forme de groupes: les objets ne sont encore percus
ni dans leurs relations entre eux, ni par rapport au corps propre
concu comme un mobile dans l’espace.
I] en est de méme de l’espace audilif, de l’espace tactile, etc.
Si l’enfant apprend vite a localiser les sons (vol. I, obs. 44-49), a
retrouver de la main |’objet laché (vol. I, obs. 52-54 et voir plus
haut obs. 4), etc., cela ne prouve en rien qu'il ordonne en
groupes les positions et les déplacements percus : il est capable
de suivre un déplacement ou de retrouver une position liée a ses
propres attitudes, mais non pas d’objectiver ces données en
groupes indépendants de l’action. Cela est vrai a fortiori de
lespace kinesthésique ou postural, c’est-a-dire de l’équilibre du
corps propre.
100 LA CONSTRUCTION DU REEL

En conclusion, deux aspects principaux caractérisent ces


deux premiers stades du point de vue de l’intelligence des rela-
tions spatiales : le caractére purement pratique des groupes en
présence et l’hétérogénéité relative des différents espaces.
Chaque type d’espace comporte l’existence de groupes. Qu’il
retrouve de la bouche, des yeux, de l’oreille ou de la main un
tableau sensoriel déplacé, l'enfant met en ceuvre des mouve-
ments de son organisme qui s’ordonnent en groupes, puisqu’ils
sont susceptibles de revenir sans cesse 4 la situation initiale,
absolument parlant ou relativement a l’objet. Seulement l’en-
fant n’est encore capable ni de percevoir les choses dans |’espace
conformément a cette structure groupale ni a forliori de se repré-
senter les groupes ainsi formés : il met en pratique le groupe sans
en avoir la connaissance, ni directe ni indirecte, de méme qu’il agit
causalement sans percevoir ni concevoir de relations de causalité.
D’autre part, ces groupes pratiques demeurent hétérogénes
entre eux. Aucune relation constante n’existe encore entre |’es-
pace visuel et l’espace buccal ni entre l’espace tactile et l’espace
visuel. Les espaces auditif et visuel se coordonnent il est vrai
déja, de méme que les espaces buccal et tactile, mais aucun
espace total et abstrait n’englobe en lui l’ensemble des autres.
Chaque activité donne donc lieu a une ordination sui generis
du réel dans l’espace, sans que les relations spatiales percues
soient unifiées ni surtout qu’une représentation spécifiquement
géométrique et cinématique ne permette de les situer dans un
milieu commun.

§ 2. LE TROISIEME STADE : LA COORDINATION DES


GROUPES PRATIQUES ET LA CONSTITUTION DES
GROUPES SUBJECTIFS. — L’espace n’est pas autre chose,
durant les deux premiers stades, que le développement des
schémes sensori-moteurs envisagés au point de vue de l’accom-
modation, et la perception de l’espace ne dépasse en rien la
perception des tableaux sensoriels auxquels l’enfant s’accommode
ainsi pratiquement. L’enfant ne percoit donc ni les relations
spatiales des choses entre elles, ni ses propres déplacements
par rapport aux choses. Ses propres mouvements ne lui sont,
en effet, connus que par des sensations internes, projetées dans
les tableaux du monde extérieur et dont les déplacements des
choses elles-mémes lui apparaissent dés lors comme le pro-
longement. On ne saurait, par conséquent, parler ni de groupes
objectifs reliant les uns aux autres les déplacements des corps,
ni méme de groupes subjectifs impliquant la perception des
rapports actifs que le sujet établit entre les choses et lui.
LE CHAMP SPATIAL 101

Qu’en sera-t-il donc du troisiéme stade, que nous faisons


débuter avec la coordination de la vision et de la préhension et
terminer avec la recherche des objets cachés ? La nouveauté du
stade, c’est la coordination des différents groupes pratiques entre
eux, donc de l’espace buccal avec l’espace visuel, de lespace
visuel avec l’espace tactile et kinesthésique, etc. Une telle coor-
dination a pour facteur essentiel le progrés de la préhension:
c’est une fois la préhension coordonnée avec la vision que l’es-
pace tactilo-kinesthésique, l’espace visuel et l’espace buccal
commencent a constituer un tout, dans lequel viendront s’in-
sérer peu a peu les autres formes d’accommodation spatiale. Or
ce fait est d’une importance considérable en ce qui concerne |’éla-
boration des groupes de déplacements. Sans détacher encore ces
derniers de |’action propre pour les situer dans les choses elles-
mémes, la préhension permet cependant de dépasser le niveau
du simple groupe pratique pour constituer ce que nous allons
appeler le « groupe subjectif ».
En effet, deux acquisitions essentielies résultent des progrés
de la préhension. En premier lieu, l’enfant, apprenant a agir de
la main sur les choses, commence 4a utiliser les relations des
choses entre elles, par opposition aux simples rapports des choses
avec le fonctionnement des organes. Cette acquisition, qui définit
ce que nous avons appelé (vol. I, chap. III) la « réaction circu-
laire secondaire », est importante au point de vue de l’espace,
puisqu’elle conduit le sujet 4 s’intéresser aux relations spatiales
qui unissent entre eux les objets percus. En second lieu, par le
fait méme que le sujet intervient, grace a la préhension, dans le
détail des déplacements et des connexions spatiales, ]’enfant
commence a se regarder agir : il apercoit ses mains, ses bras, et
les contacts de la main avec les objets saisis. Méme sans se con-
naitre lui-méme dans la totalité de son action et méme sans
tenir compte de ses déplacements d’ensemble, ni de ceux de
son regard, l’enfant peut ainsi désormais mettre en relation
certains mouvements propres avec ceux du milieu. D’ot une
nouvelle répercussion de la préhension sur Jes groupes de
déplacements.
La projection du groupe pratique dans le champ de percep-
tion circonscrit par l’action propre définit ainsi ce que nous appel-
lerons le groupe « subjectif ». Mais un tel progrés ne suffit point
encore a l’élaboration de groupes « objectifs », car, au-dela de
laction immédiate, l'enfant ne tient toujours pas compte des
relations spatiales des objets entre eux, ni des déplacements du
corps propre dans sa totalité. Le groupe subjectif constitue donc
une simple transition entre le groupe pratique et le groupe objec-
102 LA CONSTRUCTION DU REEL

tif :il implique un début d’objectivation, mais dans les limites


de l’activité momentanée.
Commencons par décrire les groupes élémentaires mi-prati-
ques, mi-subjectifs qui prolongent sans plus, au cours de ce troi-
siéme stade, les groupes purement pratiques du second. Puis nous
décrirons les groupes « subjectifs » propres au présent stade et
finirons par montrer en quoi ils différent des groupes « objectifs ».
Les groupes les plus simples du troisiéme stade sont consti-
tués par ceux qui correspondent a ce que nous avons appelé la
« préhension interrompue » en ce qui concerne la notion d’objet
(chap. I, § 2: obs. 13-15): ayant laché l’objet qu'il tenait en
mains, l’enfant le recherche dans le prolongement de ses mouve-
ments antérieurs de préhension. On peut admettre en de tels cas
la présence de groupes, puisque le sujet cherche a réajuster les
déplacements de la main 4 ceux de l’objet. Mais il est évident
que de tels groupes ne sont ni percus ni congus comme tels.
Preuve en soit que, si le geste de préhension n’est pas suffisam-
ment esquissé avant que l’objet disparaisse, l’enfant se conduit
comme si ce dernier rentrait dans le néant. Le début de percep-
tion auquel donnent lieu ces groupes ne dépasse donc pas le
niveau des groupes « subjectifs » :
Oi:. 69. — Laurent, a 0; 5 (24), ayant touché de la main droite une
poupée que je retire aussitdét (le tout en dehors du champ visuel), la cherche
immédiatement, mais il se borne a abaisser son bras sans explorer l’espace
environnant, comme si la poupée n’avait pu se déplacer autrement que dans
le prolongement du geste de préhension. En outre, s’il tend mieux son bras
au moment de la recherche, il n’avance en réalité que de 2-3 cm. et ne
préte donc méme pas 4a |’objet disparu une trajectoire rectiligne.
A 0; 6 (0), de méme, aprés avoir laché sans la voir une bofte que je lui
retire, il la cherche mais sans avancer la main et en se bornant a gratter
sur place. II finit par agiter sa main, en battant l’espace environnant, mais
sans ]’explorer systématiquement.
A 0; 6 (9), il touche de la main droite un hochet posé a plat sous son
drap (sans rien voir). En cherchant 4 le saisir, il le recule involontairement.
Mais, méme ainsi, il n’avance pas le bras pour suivre la trajectoire.
A 0; 6 (10), je touche sa main avec une bofte d’allumettes : il tend immé-
diatement sa main en ligne droite, en abaissant sans plus l’avant-bras,
mais il ne cherche ni a gauche ni 4 droite. Méme observation a 0; 6 (15), etc.
(voir obs. 17).

Obs. 70. — Voici maintenant quelques exemples de coordination entre


l’espace tactile propre 4 ces groupes et l’espace visuel.
A 0; 6 (0), alors qu’il laisse échapper une bofte, il regarde autour de sa
téte (A gauche et a droite), tandis qu’il recherche ]’objet. de la main. Mais.
comme il ne réussit pas a toucher la boite, il me coordonne pas son regard
avec les mouvements de ses mains.
A 0; 6 (9), il dirige ses yeux dans la direction de l’objet, aprés l’avoir
touché. Mais il ne peut le voir A cause de divers écrans. Méme réaction A
0; 6 (10), etc.
LE CHAMP SPATIAL 103

A 0; 6 (30), il ldche un jouet qu’il tenait en dressant son bras droit


(il est couché). Le jouet tombe a la hauteur de sa taille : il le cherche d’em-
blée de la main, en abaissant l’avant-bras sans déplacer le bras (il le heurte,
objet se trouvant par hasard sur la trajectoire de sa main). Pendant toute
la recherche, le regard était braqué dans la bonne direction, sans d’ailleurs
que l’enfant parvienne a voir l’objet. — Ensuite Laurent perd l’objet 4 sa
gauche, a la hauteur des cheveux: il le cherche simultanément du regard
et de la main. Mais, en voulant le saisir, il le repousse graduellement jus-
qu’au-dessus de sa téte. Bien qu’il soit cause de ce mouvement, il n’a pas
Vidée d’un déplacement et continue de regarder 1A ov il a vu Pobjet juste
auparavant.
A 0; 7 (12), etc., il coordonne également son regard et sa recherche
tactile, celle-ci restant indépendante de celui-la lorsque l’enfant ne peut
pas voir l’objet, mais se laissant orienter par lui quand l’objet est visible.

De telles conduites constituent des groupes, en partie « prati-


ques » et, en partie, « subjectifs ». I] y a « groupes », tout d’abord,
dans la mesure ou les mouvements solidaires de l’objet et de
l’enfant sont fermés sur eux-mémes ou tendent au moins a l’étre :
lenfant perd un objet, le trouve et le raméne A lui. Mais, pour
classer ces « groupes » en « pratiques », « subjectifs » ou « objec-
tifs », la question est de savoir comment |’enfant lui-méme les
percoit ou les concoit. A-t-il déja la notion que les objets tombés
suivent une trajectoire indépendante de lui et que sa main les
rejoint sans plus en suivant une autre voie ? Dans ce cas, il
percevrait ou concevrait le groupe comme un cycle fermé de
déplacements de l’objet comme tel, et ce groupe serait A classer
dans les « groupes objectifs ». L’enfant se borne-t-il, au contraire,
a éprouver des impressions vagues de lacher et de rattraper, ou
de «ne plus tenir» et de «tenir de nouveau », sans percevoir,
sous forme de groupes, ni les mouvements de |]’objet ni ceux de
sa main ? En ce cas, le groupe demeurerait purement « pratique »,
c’est-a-dire que seul ]’observateur parviendrait 4 discerner du
dehors un cycle fermé dans les mouvements de I|’enfant, celui-ci
n’éprouvant qu’une sorte d’impression interne de retour ou de
rythme (quelque chose comme une déception et une satisfac-
tion alternantes). Ou encore, l’enfant concoit-il le groupe d’une
facon intermédiaire entre ces deux extrémes, c’est-a-dire en
objectivant assez sa propre action pour la percevoir partielle-
ment du dehors, mais sans objectiver suffisamment le mobile lui-
méme pour en faire un « objet » réel ? En ce cas, l’objet serait
concu comme une sorte de prolongement de l’action, et sa tra-
jectoire serait assimilée 4 celle que suivent les mains de l’enfant
lui-méme : un tel groupe, situé 4 mi-chemin entre le groupe pra-
tique et le groupe objectif serait ce que nous appelons un groupe
« subjectif ».
104 LA CONSTRUCTION DU REEL

Ces définitions une fois posées, il semble clair que les groupes
décrits dans les obs. 69 et 70 tiennent encore en partie des groupes
« pratiques » et constituent, pour l'autre part, des groupes « sub-
jectifs ». Aucun d’entre eux ne correspond, en effet, a la notion
du groupe « objectif ». La raison en est que, dans aucune des
conduites examinées, l’enfant ne se comporte comme s1 les objets
suivaient une trajectoire indépendante : pour les retrouver, il se
borne a baisser son avant-bras, mais il nessaie, ni de chercher a
gauche et a droite, ni méme de tendre davantage le bras lorsqu’il
n’arrive pas 4 toucher l’objectif ou lorsqu’il le repousse en vou-
lant le saisir. L’objectif n’est donc point encore un « objet » reel :
il est simplement un tableau sensoriel « 4 disposition » des actions
et qui prolonge sans plus l’activité propre (chap. I, § 2). Des
lors, l'enfant ne se représente nullement la trajectoire de ses
mains comme rejoignant du dehors celle de l'objet, ni surtout
comme constituant «un «groupe» avec elle, c’est-a-dire un
ensemble de mouvements revenant a leur point de départ.
Quant a savoir si de tels groupes demcurent purement « pra-
tiques » ou atteignent le niveau des groupes « subjectifs », c’est
affaire de dosage. Dans les cas les plus simples, l'enfant rejoint
Vobjet qui lui échappe sans percevoir du dehors son propre geste :
un comportement de ce type ne différe en rien de ceux des pre-
miers stades. Mais en d'autres cas, et en particulier lorsque le
sujet cherche a regarder ce qu’il fait (voir obs. 70, les exemples
de coordination entre l’espace visuel et l’'espace tactile), il par-
vient a une perception élémentaire du groupe, c’est-a-dire qu'il
découvre le groupe « subjectif ».
Que signifie une telle découverte ? Tant que l'enfant parvient
a voir de facon continue l'objet qui s’échappe et la main qui
le rejoint, les déplacements qu’il percoit s’ordonnent en un
« groupe »: ensemble des mouvements de l’objet et de ceux
de la main constitue, en effet, un tout cohérent se refermant sur
soi-méme. Lorsque l'objet sort, par contre, du champ de la per-
ception, ou bien l’enfant le considére comme s’anéantissant
momentanément ou bien il assimile sans plus sa trajectoire a
celle de ses mains. Au total, si l’objet commence ainsi a se
déployer dans l’espace, cet espace demeure limité par la zone
d’action de l’enfant : espace ne consiste donc pas encore en un
systeéme de relations entre objets, il n’est qu’un agrégat de
rapports centrés sur le sujet.
L’accommodation du regard aux mouvements de translalion
perpendiculaires 4 lui fournit un second exemple de cette situa-
tion et permet ainsi de prolonger quelqu’ peu l’analyse précé-
dente.
LE CHAMP SPATIAL 105

Le seul progres pratique accompli dans ce domaine, par


rapport aux conduites du deuxiéme stade, consiste en ceci que
Yenfant parvient dorénavant a retrouver les objets méme lors-
quils sont animés d’un mouvement trop rapide pour étre suivis
des yeux. Nous avons décrit ces observations a propos de la
notion d’objet (voir obs. 6-12). Un tel perfectionnement est-il de
nature a permettre a l’enfant d’élaborer des groupes subjectifs
ou méme objectifs, ou bien de tels faits demeurent-ils au niveau
des groupes purement pratiques ? En ce qui concerne l’accommo-
dation aux mouvements rapides (voir les obs. citées), il est fort
douteux que l'enfant percoive quoi que ce soit des groupes en
présence : s’il percoit ses propres mouvements au cours de sa
recherche de l’objet disparu, c’est a titre d’impressions kinesthé-
siques et musculaires et non point encore a titre de déplacements
dans l’espace. Par contre, en ralentissant les mouvements du
mobile, fournit-on ]’occasion a l’enfant de percevoir des groupes,
et quelle est la nature de teis groupes ?

Obs. 71, — Par exemple, Laurent, a 0; 6 (8), est couché dans son ber-
ceau, face a une large fenétre derriére laquelle j’apparais. Je mets devant
lui, appliqué contre la fenétre, un grand coussin susceptible de me masquer
complétement. Puis j’apparais a droite du coussin, en A, a la droite de l’en-
fant et je tapote la vitre: Laurent me regarde et sourit. Aprés quoi, je me
cache puis ressors en B, A gauche du coussin. Laurent me voit a nouveau,
et rit. Enfin, je me déplace latéralement, toujours plus sur la gauche, jusqu’a
disparaitre en C du champ de son horizon. Alors, au lieu d’attendre mon
retour en C ou en B, il se tourne d’emblée dans la direction A et me cherche
la.
Deux heures plus tard, je reprends ]’expérience, sans coussin et dans
Vordre inverse. J’apparais en C a l’extréme gauche de son champ visuel,
puis passe en B, en A et finis par disparaitre a l’extréme droite, en A:
Laurent me cherche alors immédiatement en C!
On constate donc que Laurent ne m’attribue aucune trajectoire recti-
ligne, étant donné que mes déplacements visibles prennent fin a gauche et
a droite de la fenétre et que je me déplace trop lentement pour qu’il pour-
suive sans plus son propre mouvement d’accommodation : il me recherche
donc simplement 1a ot il m’a vu d’abord, le « groupe » restant ainsi lié 4 son
action seule.

Obs. 72.-— A 0; 7 (13), Laurent est assis dans son berceau en face de la
porte de mon bureau. J’ouvre la porte, apparais, le fais rire, puis je me
dépiace lentement pour aller au fond de la piéce : Laurent me suit des yeux,
mais, avant méme de me voir disparaitre de son champ visuel, il se retourne
vers la porte et attend.
Au second et au troisiéme essai, i} me suit du regard jusqu’a ce qu’il ne
me voie plus, puis me cherche dans la direction de la porte (qui est donc
ja direction inverse).
Au quatriéme essai, il me regarde jusqu’a disparition. I] attend alors
un instant, puis revient a la porte.
106 LA CONSTRUCTION DU REEL

Il semble bien, en de tels exemples, que l’enfant commence &


ordonner consciemment les déplacements percus et, par consé-
quent, A prendre conscience des groupes. Assurément, l’enfant
he connait encore ni ses yeux ni sa téte, et ce n’est donc pas par
rapport a eux qu’il localise les mouvements observés. Mais, grace
aux progrés de la préhension, il a certainement déja quelque
notion spatiale de l’action propre et peut apprécier par rapport
a elle les changements de position du mobile.
Quelle est donc la nature des groupes ainsi construits ? Les
conduites dont nous venons de donner deux échantillons et qui
s’observent fréquemment A l'état spontané fournissent a cet
égard une réponse décisive: ce sont des groupes « subjectifs »,
et nullement encore des groupes objectifs. Tant que l’enfant per-
coit directement le mobile et réajuste ses mouvements d’yeux et
de téte, de maniére A le fixer sans cesse du regard, on ne peut,
il est vrai, déterminer avec rigueur si le groupe est « objectif » ou
« subjectif », puisque le comportement de |’enfant ne nous ren-
seigne pas, dans ce cas, sur la conscience qu’il prend des dépla-
cements ainsi ordonnés. Mais, dés que la disposition momenta-
née du mobile contraint le sujet 4 révéler la notion qu’il se fait
du groupe des déplacements, on découvre de combien cette
notion demeure encore distante de celle des groupes proprement
« objectifs ».
Pour ce qui est de l’objet, donc du mobile percu, il est 4 noter,
en effet, que l’enfant ne lui attribue point une trajectoire indé-
pendante, c’est-a-dire, en l’espéce, une marche rectiligne. C’est
seulement lorsque le mobile est animé d’un mouvement rapide
et que l’enfant le perd momentanément de vue, qu’il le cherche
dans le prolongement de la droite observée : mais, ainsi que nous
lavons noté, il ne s’agit alors que d’un prolongement de l’acte
méme d’accommodation. Lorsque le mobile disparait réellement,
enfant ne lui préte pas le pouvoir de continuer sa course et de
suivre la trajectoire esquissée : il le recherche d’emblée au point
de départ de cette trajectoire. Le mobile n’est donc point encore
un « objet », doué de mouvements autonomes, et l’enfant ne per-
coit toujours pas, ni a plus forte raison ne se représente, les mou-
vements des objets les uns par rapport aux autres. Dira-t-on
que le fait de percevoir une personne dans la porte, ou a cété
d’un coussin, etc., revient cependant 4 mettre en relation un
objet (la personne) avec d’autres (la porte ou le coussin) ? Nous
ne le croyons pas, étant donné tout ce que nous a montré l’ana-
lyse de la notion d’objet : la porte ni le coussin ne constituent
des jalons spatiaux par rapport auxquels se déplace le mobile,
xe ne sont encore que les termes qualitatifs d’un espace pratique
LE CHAMP SPATIAL 107

et subjectif, autrement dit les points de repére de l’acte méme


d’accommodation au moyen duquel l’enfant retrouve le mobile
du regard.
Quant au sujet des conduites que nous discutons maintenant,
on peut dire que, dans la mesure oi il s’ignore lui-méme a titre
de corps situé dans l’espace, il déforme précisément le champ spa-
tial dans lequel se déplace le mobile et marque ainsi la conscience
vraie du groupe. Si l’enfant se considérait comme un corps dans
l’espace, il comprendrait, en effet, que le mobile s’éloigne de lui,
selon une trajectoire indépendante, et, pour le retrouver, il cher-
cherait sans plus a se déplacer lui-méme ou a orienter son regard
en fonction de cette trajectoire-: le groupe ainsi constitué serait
donc « objectif ». Seulement, l’enfant du présent stade ne connait
de lui-méme que son activité, sentie de l’intérieur, et certains
mouvements visibles du dehors tels que ceux de la préhension.
Dés lors, le mobile lui apparait comme le simple prolongement de
cette activité, et ses déplacements ne sont concus que relative-
ment a elle : sitét le mobile sorti du champ de la perception, |’en-
fant le recherche donc 1a ow il l’a percu d’abord, comme si le
groupe se refermait sur lui-méme en fonction du sujet et non
pas en fonction de Il’objet.
On saisit donc une fois de plus ce qu’est le groupe « subjectif » :
non pas un systéme de relations entre objets, mais un ensemble
de rapports centrés sur le sujet. Ces rapports constituent bien
des « groupes » dans la mesure ou ils conduisent l’activité du
sujet 4 revenir 4 son point de départ pour retrouver l’objet. Ces
groupes, en outre, ne sont plus purement « pratiques », puisque
le sujet est partiellement conscient de son activité ordinatrice
et ne se borne pas 4 la sentir tout au plus du dedans. Mais de tels
groupes ne conduisent point encore a la constitution d’un espace
objectif, c’est-a-dire d’un champ indépendant du corps propre
et dans lequel celui-ci se déplace comme un objet parmi d’autres
objets.
Ces conclusions rejoignent donc entiérement celles que nous
ont suggérées les faits de préhension interrompue et d’ordination
tactile de l’espace. Ce sont elles que nous allons retrouver sous
des formes variées 4 propos de chacun des comportements pro-
pres a ce stade.
Il en est de méme, tout d’abord, en ce qui concerne les post-
tions des objets, que l’enfant retrouve aprés les avoir quittées
du regard, grace au mécanisme de la «réaction différée » (voir
plus haut, obs. 18-19). I] y a la une mémoire indéniable de la
position, qui semble au premier abord attester la présence de
groupes objectifs stables. Mais, en réalité, le progrés sur les con-
108 LA CONSTRUCTION DU REEL

duites du second stade est simplement quantitatif: ce que


retrouve l’enfant, ce n’est encore que sa propre position initiale
relative a l’objet, et non pas celle des objets eux-mémes les uns
par rapport aux autres. Preuve en soit que, durant le quatriéme
stade encore, l’enfant ne tient pas compte, dans sa recherche
des objets disparus, des déplacements successifs qu’il a cependant
percus. Le groupe n’existe donc que dans les mouvements mémes
de l'enfant, et il n’est pas percu par celui-ci comme caractérisant
les relations des choses entre elles. En d’autres termes, les posi-
tions des objets ne sont encore concues que relativement a une
action propre, qui commence a prendre conscience d’elle-méme
du point de vue spatial, et non pas relativement a leurs déplace-
ments réels situés dans un espace commun et objectif.
Voici quelques exemples:

Obs. 73, — Commengons par citer un ou deux cas de « groupes » de


déplacements conduisant a un résultat correct, c’est-a-dire permettant a
l’enfant de retrouver l’objet Ja ov il est effectivement.
A 0; 5 (21), Laurent regarde un nouveau hochet accroché a son toit:
il s’en occupe un instant (agite ses mains, etc.), puis passe a autre chose,
mais y revient sans cesse du regard.
A 0; 6 (1), durant une course en automobile, il examine un citron situé
dans les filets (au-dessus de lui). I] branle la téte en le regardant, etc. Sans
cesse distrait par le paysage, les bruits, etc., il retrouve néanmoins sans hési-
ter la position du citron dés qu’il est inoccupé.
A 0; 7 (0) il a un objet dans chaque main. I] lache par hasard l’objet
de la main gauche (son bras étant tendu). I] vient alors de sa main vide
saisir le second, qu’il tient toujours de la droite, mais, subitement, il tourne
la téte et cherche du regard ]’objet tombé a cété de lui.
Il y a donc la des « groupes » typiques. Mais sont-ils « objectifs », c’est-
a-dire relatifs aux déplacements des objets comme tels, ou «subjectifs »,
c’est-a-dire dépendants de l’action propre ? Les observations suivantes per-
mettent de répondre et parlent en faveur de la seconde solution.

Obs. 74. — Jacqueline, a 0; 9 (9), est assise sur mes genoux, mais me
tourne le dos. Je dis « coucou » dans l’oreille gauche et elle tourne la téte en
riant jusqu’a ce qu’elle apercoive ma figure. Aprés quoi, je fais « coucou »
dans l’oreille droite: elle rit A nouveau, mais me cherche a gauche, bien
qu’en général elle localise trés correctement les sons.
De méme, aprés un instant, lorsque je commence 4a droite, pour passer
ensuite a gauche, c’est A droite qu’elle me cherche systématiquement.
Tout se passe donc encore comme si ma figure avait une position absolue,
par rapport a l’action propre de l’enfant, et comme si celui-ci ne tenait pas
compte des déplacements invisibles éventuels. Cette observation rejoint
donc, du point de vue de la position, ce que nous ont appris les précédentes
du point de vue des mouvements de translation.

Obs. 75, — A 0; 6 (14), Laurent me voit sortir d’un grand rideau de


dessous lequel je l’ai appelé, sur la gauche de son champ visuel (il est assis
sur un divan et peut embrasser presque toute la chambre du regard). Je
reste un instant immobile puis me déplace lentement sur la droite, pour
LE CHAMP SPATIAL 109
disparaitre enfin: Laurent se retourne aussitét pour me chercher dans le
rideau. Puis il se lasse. Je |’appelle alors de ]’extréme-droite de son champ
visuel : il se tourne de nouveau immédiatement a gauche.
Dans la suite, par contre, il me cherche dans la direction du son.
A 0; 7 (2) et a 0; 7 (4), Laurent est assis dans son berceau en face du
méme rideau, dans lequel] je me cache. Je crie « coucou »: il se cambre, agite
les bras, etc. Je sors: il rit de satisfaction (impression de réussite). Je pars
lentement sur sa gauche (direction opposée a celle du rideau) et cesse d’étre
visible : il se secoue A nouveau devant le rideau.

Inutile de commenter ces observations: leur résultat est


identique a celui des précédentes, a cette seule différence pres
qu'il s’agit ici d’une mémoire des positions liées A une activité
circulaire de l’enfant (jeu de cache-cache chez Jacqueline, « pro-
cédés » tels que se cambrer, agiter les bras, etc., chez Laurent).
Un quatriéme type de faits nous retiendra plus longtemps,
parce que plus complexes et plus caractéristiques de ce stade:
ce sont les groupes relatifs a l’espace buccal, qui se constituent
en coordination avec les espaces tactiles et visuels, et qui déter-
minent les mouvements de rotation. Lorsque les objets amenés
a la bouche présentent un cété particuliérement favorable a la
succion, l’enfant devient, en effet, capable de les retourner pour
trouver le « bon bout ». Un tel renversement de l’objet implique
un « groupe », du point de vue mathématique. Mais quel est le
niveau psychologique de ce groupe au présent stade de 1’évolu-
tion mentale ?
Voici d’abord les faits:

Obs. 76. — Laurent, a 0; 4 (6), essaie de sucer un coupe-papier qu’il


vient de saisir et qu’il applique contre sa figure. Il commence par Je coller
simultanément contre son front, son nez et son menton, sans pouvoir |’at-
teindre des lévres, puis il le déplace au hasard et trouve de la bouche une
extrémité, qu’il suce aussitét. —- Dans la suite, il essaie d’entrer 4 la fois
dans sa bouche sa main et Il’objet réunis. Puis il remue l’objet tout en cher-
chant de la bouche a gauche et a droite. II finit ainsi, lors de chaque nouvelle
épreuve, par saisir des lévres l’extrémité cherchée (parce que seule commode
pour la succion). Seulement, il ne parvient nullement a retourner systéma-
tiquement ]’objet lui-méme: il le remue au hasard, en cherchant a le sucer,
et ne retient de ses tatonnements que ce qui réussit.
A 0; 5 (8), par contre, il semble trouver systématiquement l’extrémité
d’un baton, pour le sucer: il saisit le baton des deux mains et, aprés avoir
essayé de sucer la partie médiane, il le déplace jusqu’a ce qu’il ait atteint
Yun des deux bouts. Par exemple, il reléve la téte et la bouche aussi haut
que possible pendant qu’il baisse des mains le baton. Ou bien, au contraire,
il léve le baton et dirige la téte vers le bas pour atteindre !’extrémité infé-
rieure. Ou bien encore il suit des lévres le bord du baton, jusqu’a ce qu’il
saisisse un des bouts. Mais, au cours de chacune de ces conduites, Laurent
donne l’impression de se guider exclusivement d’aprés ses impressions buc-
cales et digitales : il ne percoit donc pas une rotation de l’objet comme tel,
mais coordonne simplement ses mouvements de la téte et des mains jusqu’a
110 LA CONSTRUCTION DU REEL

ce qu’il ait retrouvé la position privilégiée qu’il cherche. C’est cette coordi-
nation qui donne V’illusion d’une rotation systématique, mais elle n’est
qu’empirique.
De méme, a 0; 5 (25), il tourne en tous sens un grand papier chiffonné,
formant a peu prés une boule, jusqu’a ce qu’il atteigne des lévres un angle
susceptible d’étre sucé. Il y parvient chaque fois en se guidant par ses per-
ceptions de la bouche et des doigts.
Méme réaction a 0; 6 (0) : il retourne un calepin jusqu’a ce qu’il saisisse
de ses lévres un des quatre coins. L’objet en question étant de forme plus
réguliére que le papier froissé, donne ]’impression d’étre retourné pour lui-
méme, comme le baton de 0; 5 (8). Mais, en réalité, il ne s’agit que d’un
taitonnement rendu systématique par la coordination de la bouche et des
mains.

Obs. 77. — A 0; 6 (6), Laurent retourne un hochet sans le regarder,


jusqu’a ce qu’il en puisse sucer le manche: il le percoit tactilement en le
passant d’une main dans l’autre et le dirige d’emblée dans la bouche. —
Le lendemain, il le prend par la base (la pomme), il le redresse ainsi par
hasard et apercoit le manche: il essaie alors aussitét d’amener ce manche
& la bouche pour le sucer : on voit apparaitre ici le réle de la vision dans le
groupe de «renversement ». Seulement, en voulant diriger ce manche dans
sa bouche, il l’accroche a son bras (l’accrochage est visible pour lui) : il tire
de plus en plus fort, mais ne parvient pas 4 corriger le mouvement en tour-
nant le hochet dans l’autre sens. Cette restriction est importante: elle
nous montre, d’emblée, que, durant ce stade, les seuls renversements systé-
matiques dont est capable l’enfant, sont les demi-renversements visibles
(amener a soi un cété de l’objet déja apercu), tout renversement total (ame-
ner a soi intentionnellement 1’« envers » de ]’objet) étant encore impossible.
A 0; 6 (10), Laurent manipule le méme hochet : il le retourne au hasard,
et, dés qu’il voit le manche, il le rabat avec la main gauche dans la direction
de sa bouche.
A 0; 6 (16), Laurent explore un nouveau jouet (un cygne entouré d’un
anneau et fixé 4 un manche), le retourne par hasard en le changeant de
main et apercoit le manche: il l’abaisse aussité6t, en faisant pivoter l’en-
semble du hochet, et en suce |’extrémité. Je redonne alors 4 Laurent le
méme hochet une série de fois en le présentant toujours de la méme maniére,
par le c6té opposé 4 celui du manche. A aucun moment Laurent n‘a retourné
d’emblée l’objet, mais a chaque reprise, il a suffi qu’il apercoive le manche
pour opérer le renversement.
Mémes observations a 0; 6 (24) avec une poupée dont il aime a sucer
les pieds, a 0; 7 (12), a 0; 8 (16), etc.

De tels mouvements de rotation imprimés aux objets consti-


tuent assurément de nouveaux « groupes » dont l’enfant se rend
maiftre sur le plan de l’action : en remettant l’objet dans sa posi-
tion initiale, le sujet coordonne, en effet, ses propres mouvements
en des ensembles fermés sur eux-mémes. Mais de tels mouvements
s’accompagnent-t-ils d’une perception ou d’une représentation
du groupe, autrement dit l’enfant est-il 4 méme de percevoir ou
de se représenter la rotation comme telle des objets qu’il sait
retourner pratiquement ? I] est clair que, en retournant l’objet,
l’enfant pergoit des différences entre les cdtés, que ces différences
LE CHAMP SPATIAL 111

soient gustatives, tactiles ou visuelles. Mais, du point de vue de


la bouche, laquelle constitue a cet égard ce que Stern} appelle
trés justement un « organe de contréle », on ne peut parler de
rotation : il y a simplement une position privilégiée (le contact
des lévres avec la tétine du biberon ou avec le manche du hochet)
et Yenfant la retrouve sans se représenter comment il a fait,
par simple accommodation motrice a l’objet. L’espace buccal ne
donne donc lieu par lui-méme a aucune perception ni représen-
tation de ce groupe nouveau.
Dira-t-on, par contre, que du point de vue tactile il y a per-
ception de la rotation ? Nous ne le croyons pas non plus, tant
que la vision ne commande pas aux mouvements eux-mémes. I]
faut bien remarquer, en effet, que l’enfant de cet Age, lorsqu’il
tient un objet, le passe presque constamment d’une main dans
Pautre : c’est au cours de cette manipulation qu’il se rend compte
s'il applique contre la bouche un cété agréable A sucer ou un
autre. La main ne retourne donc pas intentionnellement l’objet :
elle l’adapte 4 la bouche et c’est pour l’observateur que cette
adaptation consiste en une rotation. Méme dans le cas ow, &
0; 5 (8), Laurent renverse habilement un baton, la coordination
des impressions de la main et des perceptions buccales suffit a
expliquer son comportement : il s’élabore ici un schéme analogue,
en plus compliqué, a celui de Ja succion du pouce et des schémes
« primaires », sans qu’il y ait perception des mouvements de
Yobjet lui-méme. Certes, de telles conduites constituent des
« groupes », mais rien n’autorise encore 4 supposer que |’enfant
les situe dans un espace tel qu’il pergoive simultanément les
mouvements de l’objet et ceux de ses mains.
Quant 4 la perception visuelle de la rotation, la chose est
plus complexe. Lorsque l’enfant regarde l’objet qu’il retourne,
il en percoit assurément différents aspects successifs. Au cours
des stades ultérieurs, cet intérét aménera méme le sujet 4 impri-
mer a l’objet des mouvements systématiques de rotation destinés
a en étudier les contours et les faces : on pourra dés lors parler
d’une objectivation de ce groupe de déplacements, c’est-a-dire
d’une perception du groupe dans |]’objet lui-méme. Mais, durant
le présent stade, on ne saurait encore interpréter les choses ainsi.
Ou bien l’enfant recherche, du regard ou de la bouche, le cété
privilégié qu’il vient de remarquer, et alors il n’y a pas renver-
sement ou rotation complets, ou bien l’enfant examine indiffé-
remment tout ce qui apparait de l’objet, mais il le retourne alors
sans intentionnalité ni systéme, par simple combinaison motrice.

1 Psychol. d. friih. Kindheit, 4™° édit. (1927), pp. 90-91.


112 LA CONSTRUCTION DU REEL

Dans aucun des deux cas, l’enfant ne percoit donc les déplace-
ments en eux-mémes, ordonnés en groupes, méme s'il exécute
pratiquement les mouvements qui constituent de tels groupes:
Obs. 78. — Un exemple privilégié 4 cet égard est celui du biberon, car,
dans la rotation de cet objet interviennent simultanément l’espace visuel,
l’espace tactilo-kinesthésique et i’espace buccal, coordonnés entre eux.
L’analyse de la rotation du biberon permet donc de déterminer avec pré-
cision jusqu’a quel point l’enfant percoit le groupe qu’il est capable de cons-
tituer pratiquement. I] convient donc d’analyser avec quelque détail ce
comportement, étant donnée la grande importance du probléme qu'il sou-
léve en ce qui concerne la notion de |’« envers » des objets, celle de la cons-
tance de leur forme, de leur permanence substantielle et spatiale, etc.
Dés 0; 7 (0), date 4 partir de laquelle Laurent tient son biberon * en
buvant, je fais systématiquement l’expérience suivante : présenter le bibe-
ron a l’envers (la tétine étant invisible), pour voir si Laurent saura le retour-
ner. Or, jusque vers 0; 9, Laurent s’est conduit comme si la tétine n’existait
plus, une fois disparue, autrement dit comme si ]’objet n'’avait pas d’« en-
vers », Le retournement systématique ne s’est jamais produit, durant cette
période, qu’une fois la tétine apercue en tout ou en partie:
A 0; 7 (4), je présente a Laurent le biberon vertical (et plein de lait, juste
avant le repas) : il le regarde de bas en haut, voit la tétine et rabat tout de
suite l’objet dans la direction de la bouche. [) tette. — Je le lui reprends des
mains et le présente horizontal : Laurent retourne trés bien le biberon d’un
quart de cercle et |’introduit dans sa bouche. — Au troisiéme essai, je pré-
sente le biberon de maniére telle qu’il faut simultanément l’abaisser et le
tourner de gauche a droite: Laurent réussit d’emblée. — Au quatriéme
essai, je présente le biberon a l’envers, Laurent ne voyant que le fond et
n’apercevant plus la tétine: il regarde une A deux secondes el se met a
hurler, sans aucun essai de renversement. —- Cinquiéme essai (méme posi-
tion) : Laurent regarde, se met a sucer le verre (le fond) et hurle a nouveau.
A 0; 7 (5), mémes réactions.
A 0; 7 (6), je reprends l’expérience aprés le repas du soir, alors que
Laurent réclame encore de la nourriture (il n’est jamais satisfait tant qu’il
voit son biberon), mais sans nervosité. I] commence par retourner et ajuster
trés correctement le biberon en n’importe quelle position dés qu’il apercoit
le bon bout. En particulier lorsque je lui présente la bouteille presque ren-
versée, mais en lui laissant voir encore une bande de 2-3 mm. de largeur du
caoutchouc de la tétine, il parvient d’emblée a opérer le renversement
presque complet du biberon qu’exige alors son ajustement : un tel fait montre
assez que ce n’est pas la difficulté technique ou motrice qui arréte l’enfant
lorsqu’il ne pergoit plus le bon bout. — Ces essais préliminaires une fois
exécutés, je présente a Laurent le biberon a l’envers : il le regarde, le suce
(cherche donc 4a téter le verre !), le rejette, l’examine A nouveau, le suce
encore, etc., quatre ou cing fois de suite. — Puis j’éloigne le biberon et le
présente vertical, 4 30 cm. de ses yeux: Laurent le considére avec grand
intérét et examine alternativement le haut (la tétine) et le bas (le mauvais
bout). Je le retourne : son regard oscille de nouveau entre le haut (le mau-
vais bout) et le bas (la tétine). Une fois qu’il a suffisamment considéré l’objet
et qu’il semble ainsi avoir compris, j’incline trés lentementJe biberon et le

1 Le biberon en question est cylindrique, long de 18 cm., de forme réguliére.


Il sufit donc d’en montrer le fond pour que la tétine soit invisible, mais il suffit
aussi de la plus légére obliquité, par rapport aux yeux de l'enfant, pour qu’elle
apparaisse.
LE CHAMP SPATIAL 113

lui présente par le mauvais bout: il regarde, puis essaie de sucer, regarde
encore, suce A nouveau et finalement s’énerve. I] n’a donc rien compris,
eis son examen prolongé de l’objet lorsque celui-ci était entiérement
visible.
; A 0; 7 (11), il retourne de nouveau trés bien le biberon dés qu’il aper-
coit la tétine (quelle que soit la position), mais n’y comprend toujours rien
lorsqu’il cesse de la percevoir. Mémes réactions a 0; 7 (17), a 0; 7 (21), etc.
A 0; 7 (30), Laurent regarde son biberon plein avant le repas. Je le lui
montre entier, 4 30 cm., puis le rapproche en le tournant trés lentement:
tant qu’il voit la tétine, il tend les mains, mais, sitdt qu’elle disparaft de
son champ visuel, il se met & hurler et retire ses mains. I] n’essaie plus de
sucer le verre, comme précédemment, mais repousse le biberon en pleurant.
La méme réaction se produit trois fois de suite. Il y a donc nettement encore
altération de l’objet. Cependant, lorsque j’éloigne un peu le biberon, il en
regarde trés attentivement les deux bouts et cesse de pleurer : il est certai-
nement intéressé intellectuellement (et non pas seulement pratiquement)
au probléme. I] tend la main quand je rapproche l’objet, puis la retire
lorsqu’il ne voit plus la tétine.
Méme réaction a 0; 8 (2), a 0; 8 (15) et jusqu’A 0; 8 (24). A 0; 9 (9),
enfin, la conduite se modifie et Laurent entre, du point de vue particulier
qui nous occupe ici, dans le quatriéme stade.
Obs. 78 bis. — Sans avoir fait, malheureusement, d’expériences sem-
blables sur Jacqueline, j’ai cependant observé des réactions du méme genre.
A 0; 8 (8) encore, par exemple, elle paraft ne pas reconnaftre son canard
familier (en cellulofd) lorsqu’on le lui présente par la base (surface blanche).
Dés qu’elle apergoit le dos ou la téte, elle le saisit des deux mains, et le
regarde un instant (comme pour s’assurer de son identité) avant de le sucer.
Mais lorsqu’elle ne voit que la base, elle ne réagit pas. Cependant il est
clair que, livrée 4 elle-méme, elle le retourne sans cesse en le passant d’une
main dans l’autre (voir obs. suivante).
Obs. 79. — Les observations précédentes montrent les difficultés de la
rotation intentionnelle, méme lorsque les espaces visuel, tactile et buccal sont
coordonnés entre eux: tout se passe comme si ]’objet n’avait pas d’« envers ».
L’enfant sait fort bien mettre au premier plan les parties visibles situées a
l’arriére-plan, mais, pour ce qui est des parties invisibles, elles ne donnent
lieu A aucune recherche et par conséquent a aucune rotation voulue.
Il convient, pour confirmer ce résultat, d’examiner maintenant comment
se comporte l’enfant vis-a-vis des objets qu’il se borne a étudier du regard
en les retournant, sans plus chercher a en sucer le « bon » bout. Les retour-
nera-t-il simplement pour le mouvement, ou pour en atteindre le cété invi-
sible ?
A 0; 6 (0), Laurent tient une bofte d’allumettes qu’il passe et repasse
d’une main dans I’autre. I] en regarde ainsi successivement le cété jaune et
le cété bleu, mais sans aucun systéme: il se contente manifestement de la
retourner pour la retourner, et d’en examiner les diverses transformations,
mais il n’y a 1A encore aucune recherche de 1’« envers » de l’objet.
A 0; 6 (1), il retourne au moins trois fois une botte de pastilles, avant
de la secouer ou de la frotter contre le bord du berceau. II retourne égale-
ment huit fois de suite un baton, en le passant d’une main dans |’autre,
avant d’en sucer une extrémité. Mais dans ces deux cas il s’agit sans aucun
doute d’un plaisir essentiellement moteur, accompagné assurément d’un
intérét visuel pour les modifications d’apparence de ]’objet, mais il n’y a
encore ni recherche de 1’« envers » ni exploration réelle des formes ov des
perspectives.
114 LA CONSTRUCTION DU REEL

A 0; 6 (14), en présence d’une poupée nouvelle, il ne la retourne que


deux fois avant de lui appliquer ses schémes secondaires habituels (vol. I,
obs. 110). A 0; 6 (18), une pipe retient davantage son attention, mais il ne
la retourne qu’au hasard, en la passant d’une main dans l’autre. Ce n’est
que lorsqu’il en apercoit le bout qu’il la retourne intentionnellemeut (pour la
sucer), mais il ne le cherche pas lorsqu’il ne le voit plus. J] faut noter en outre
que, en faisant passer l’objet d’une main dans |]’autre, Laurent en vient a
écarter ses mains pour allonger la trajectoire: un tel fait est de nature a
confirmer que le renversement de l’objet demeure essentiellement moteur,
et ne révéle encore aucune exploration de l’objet comme tel. Aprés quoi
Laurent secoue la pipe, la frappe, la frotte contre le bord du berceau, etc.
A 0; 6 (30), A 0; 7 (0), 420; 7 (12), etc., enfin, Laurent retourne un cham-
pignon de bois, un mouton, etc., en les passant et repassant d’une main
dans l’autre. Mais, s’il commence a en regarder les divers aspects, et en
particulier l’envers, il ne les recherche pas systématiquement et se borne
a les considérer lorsqu’ils surgissent au hasard.

De telles observations comportent, nous semble-t-il deux


conclusions nettes. En premier lieu, tant que l’enfant percoit
visuellement les parties qu’il désire atteindre de la bouche ou
examiner de plus pres, il est capable d’imprimer a l’objet un
mouvement de rotation. Le groupe de déplecements qu'il éla-
bore ainsi est donc, non seulement « pratique », mais encore au
moins « subjectif » puisqu’il s’accompagne d’une perception des
mouvements de l’objet et peut-étre de ceux de la main qui fait
mouvoir l’objet. Mais, en second lieu, on ne saurait parler a ce
propos de groupe « objectif », car l’enfant demeure incapable de
concevoir une rotation compléte de l'objet, allant jusqu’a la
recherche de I’« envers» de l'objet. En effet, lorsque l'enfant
retourne intégralement l'objet, c’est toujours en partie par
hasard : ou bien c’est en passant, sans systéme préconcu, l’objet
d’une main dans ]’autre, ou bien c’est en rendant visible par un
déplacement fortuit, la partie de l'objet qui est recherchée (par
exemple la tétine du biberon, lorsque i’enfant l'apercoit a cause
d’une légére obliquité de l’objet). Par contre, si l’on élimine les
mouvements fortuits, l’enfant se montre inapte a toute recherche
de l’envers de l’objet. C’est ainsi que dans l’obs. 78, Laurent a
beau désirer intensément la tétine de son biberon, pour pouvoir
manger ou simplement la sucer, il ne parvient pas a renverser
celui-ci: dés que la tétine apparait, il sait fort bien retourner
Yobjet, mais il suffit qu’elle soit invisible pour qu'il ne com-
prenne plus qu'elle est «en arriére ». On ne saurait donc encore
considérer le groupe comme relatif 4 l’objet : il demeure dépen-
dant d’une certaine perspective, qui est celle du sujet.
Remarquons, a cet égard, l’intérét d’un tel comportement
en ce qui concerne la notion d’objet. Ainsi que nous avons cherché
a l’établir, en effet, au cours du chapitre I, l'enfant du troisieme
LE CHAMP SPATIAL 115

stade ne présente encore aucune co iduite spéciale relative aux


objets disparus : tout se passe com ine si ces derniers s’étaient
anéantis ou avaient été altérés en se recouvrant d’un écran. Or
obs. 78, relative au biberon, confirme de la maniére la plus claire
cette interprétation. En sortant dc champ de la perception, la
tétine n’est pas concue comme se situant « a l’envers » de l’objet,
ou « derriére » la partie visible : l'enfant se conduit au contraire
comme si elle se résorbait dans l’objet et comme si elle cessait
d’exister spatialement pour demeurer simplement «a disposi-
tion » des actions appropriées. C’est pourquoi Laurent suce le
mauvais bout du biberon, le frappe, etc., comme s’il allait ainsi
en faire surgir la tétine. L’objet n’est donc point encore doué
de permanence substantielle : il n’a ni forme constante ni solidité
et n’est concu que tel qu’il apparait a la perception immediate.
N’ayant donc point d’« envers » il n’est pas encore susceptible
de rotation « objective ». On voit ainsi comment: le caracteére
subjectif du groupe spatial va de pair avec l’absence d’« objeis »
réels.
Notons enfin combien ces observations confirment ce que
nous avons vu, au cours du volume I, de l’absence d’« explora-
tions » vraies au cours du troisiéme stade. C’est seulement au
cours du quatriéme stade que l’enfant commence a « explorer »
Vobjet pour en comprendre la vraie nature et c’est seulement
au cours du cinquiéme qu’il se met a expérimenter sur lui au
moyen de « réactions circulaires tertiaires », Les « rotations » que
nous venons de décrire ne constituent donc ni des réactions ter-
tiaires ni méme des « explorations » : ce ne sont que des réactions
« secondaires ». Venons-en donc 4a ]’examen de ces derniéres, du
point de vue de la notion de « groupe ».
Si, ni l’accommodation du regard aux mouvements rapides,
ni la mémoire des positions, niles rotations ne suffisent a attester
l’existence de groupes objectifs, ne pourrait-on point admettre,
en effet, que, a l’intérieur méme du champ visuel percu par l'enfant
au moment de son action, les déplacements s’ordonnent en
groupes ? Lorsque, dés lors, au cours des réactions circulaires
secondaires, l'enfant intervient, grace a la préhension, dans le
détail des phénoménes visuellement percus, le «groupe» ne
changera-t-il point de structure ? Bien plus, nous avons défini
la «réaction circulaire secondaire », par rapport a la réaction
« primaire », comme une activité construisant et utilisant les
relations des choses entre elles, et non plus seulement les rela-
tions des choses avec le fonctionnement des organes eux-mémes :
n’y a-t-il pas 14 une source essentielle d’objectivation des
« groupes » ?
116 LA CONSTRUCTION DU REEL

Voici, par exemple, Laurent qui tire une chaine pour ébranler
les hochets suspendus auxquels elle est attachée (vol. I, obs. 98),
Jacqueline et Lucienne qui ébranlent le toit de leur berceau en
secouant les poupées suspendues (vol. I, obs. 100-109 bis), etc.
Ou voici, surtout, les réactions consistant a secouer, balancer,
frotter, etc., les objets tenus en mains (vol. I, obs. 102-104). Il
est évident que chacun de ces gestes peut donner naissance, non
seulement a un groupe « pratique » ou moteur, mais encore 4 une
perception de groupes.
Il y a, dans de telles conduites, d’indéniables groupes puisque,
précisément, ces réactions sont circulaires, c’est-a-dire que les
mouvements permettant a l'enfant de tirer, ébranler, secouer,
balancer, etc., s'agencent de maniére 4 pouvoir sans cesse reve-
nir a leur point de départ et agissent sur les objets en vue de
cette répétition de l’action. C’est ainsi que, secouant un hochet
qu’elle a en mains (I, obs. 102), Lucienne avance et recule sans
cesse son bras en corrigeant les mouvements les uns au moyen
des autres: c’est 14 un groupe fort élémentaire, mais il y a
« groupe » tout de méme si l’on analyse le détail des opérations.
Obs. 80. — Par exemple, Laurent, a 0; 5 (24), apercoit brusquement
devant lui le cordon qui pend habituellement du toit de son berceau: il
s’en empare immédiatement pour ébranler les hochets et toute la toiture.
A un moment donné, il l4che le cordon. J’en profite alors pour remuer moi-
méme le toit, mais sans me montrer. I] regarde la chose avec étonnement,
puis son regard passe d’un trait de Ja toiture a l’emplacement habituel du
cordon (a la hauteur od il le saisit ordinairement), tandis que sa main droite
esquisse un geste de préhension. Je m’étais arrangé, en remuant le toit, a
écarter le cordon: Laurent le cherche donc bien et ce n’est pas la vue de
cet objet qui le distrait de regarder le toit ou qui attire directement son
regard.
Il y a donc ici un début de « groupe »: l’action de tirer le cordon est
concue comme liée aux mouvements du toit de telle maniére que la per-
ception de ces derniers déclenche a son tour la recherche du cordon ou
plutét (car le cordon n’est pas encore un objet isolable) la tendance a repro-
duire l’acte de tirer le cordon. Le caractére circulaire de cette «réaction
secondaire » se prolonge ainsi en caractére groupal.

Or, contrairement au cas ow les yeux seuls, la bouche ou la


main suivent un objet en ignorant leurs propres déplacements
spatiaux, de telles conduites supposent une perception du groupe
en tant que phénoméne donné dans le champ visuel.
Par exemple, le hochet que Lucienne secoue lui apparait
comme un objet doué de mouvements plus ou moins réguliers
d’aller et retour et la preuve qu’ils lui paraissent tels est qu'elle
les corrige et les dirige. De plus, ces interventions lui sont con-
nues, non seulement par les sensations musculaires, les états
affectifs, etc., qui accompagnent ses mouvements, mais par le
LE CHAMP SPATIAL 117

spectacle méme de ses mains. I] en est ainsi de chacune des


réactions circulaires secondaires citées A l’instant: en chacun
de ces cas l'enfant percoit des mouvements susceptibles de répé-
tition parmi les objets manipulés, et les percoit comme ordonnés
en fonction de son action. Bien entendu, il ne comprend encore
rien du « comment » de ces connexions, mais peu importe: du
moment qu’il s’intéresse désormais au résultat extérieur des
actes, il suffit qu’il en reconnaisse les aspects permanents et les
régularités cinématiques pour qu’il percoive ainsi dans les objets
méme une esquisse de la structure caractéristique des « groupes ».
Le « groupe » est donc en voie de s’objectiver et de se transférer
de l’action elle-méme aux déplacements percus dans les choses
comme telles.
Seulement, on ne saurait encore conclure de 1a A |’existence
de groupes « objectifs ». En effet, d’une part l’enfant ne sait pas
tenir compte des déplacements de l’objet indépendant de 1’ac-
tion propre : il suffit que les objets sortent du champ de la per-
ception pour rentrer dans le néant, ou que leurs mouvements
s’écartent des mouvements habituels pour cesser d’étre ordonnés
et compris. D’autre part, si l’enfant a acquis le pouvoir de corriger
de la main les mouvements des choses et s’jl percoit ainsi ses
propres déplacements en méme temps que ceux de l'objet, il est
encore loin de situer ces mouvements manuels par rapport a ceux
de sa téte et de son regard : l’espace ne contient donc pas encore
le sujet tout entier, et demeure dépendant de I’action en cours.
C’est pourquoi nous pouvons encore considérer comme « subjec-
tifs » les groupes en cause ici : ils demeurent intermédiaires entre
les groupes pratiques et les groupes objectifs (tout comme
l« objet » de ce troisiéme stade n’a encore de permanence que
relativement a l’action elle-méme, bien qu’il ait acquis, par le
fait de la préhension, une solidité supérieure a celle de 1’« objet »
primitif). I] faut bien se rendre compte, en effet, que si la « réac-
tion circulaire secondaire » conduit l'enfant a mettre en relation
les choses entre elles, de telles relations ne sont pas d’emblée
objectives. C’est l’action du sujet qui constitue encore le vrai
lien entre les divers objets intervenant au cours d’une telle con-
duite. La preuve en est que, en l’absence méme de tout contact
spatial, les réactions habituelles utilisées par l’enfant pour obte-
nir tel ou tel résultat, sont déclenchées par la perception des
objectifs familiers : la « réaction circulaire secondaire » se pro-
longe ainsi sans plus en procédés magico-phénoménistes dénués
de tout caractére physique et spatial (voir vol. I, chap. III, obs.
112-118). Les « groupes » qui définissent le présent niveau ne
concernent donc nullement encore les relations des objets entre
118 LA CONSTRUCTION DU REEL

eux: ils relient simplement un sujet s’ignorant en partie lui-


méme avec des objets semi-permanents et non ordonnés spatia-
lement les uns par rapport aux autres. Les deux conditions cons-
titutives du groupe « objectif » leur manquent par conséquent.
C’est ce qu’il nous faut essayer de démontrer maintenant par
lanalyse des rapports spatiaux des objets entre eux. Si les
groupes constitués par le développement des réactions circulaires
secondaires étaient du type objectif, deux conséquences s’ensui-
vraient nécessairement: 1° les objets s’ordonneraient les uns
par rapport aux autres en profondeur et non pas seulement selon
deux dimensions; 2° les objets acquerraient du méme coup une
grandeur et une forme constantes. En effet, pour l’observateur,
les groupes élaborés par l’activité de l'enfant de’ce stade obéis-
sent A ces deux conditions. En est-il de méme pour le sujet
comme tel? L’absence de toute conduite relative aux objets
masqués par des écrans montre d’emblée gue la question se
pose : tout se passe comme si ]’enfant ignorait encore que les
déplacements de l’objet s’ordonnent selon les divers plans de la
profondeur. Si du point de vue des groupes « pratiques » l'enfant
qui saisit ce qu’il voit se meut dans la troisiéme dimension, on
peut donc se demander si, du point de vue de la perception ou
de l’intelligence des groupes, ainsi que du point de vue de la
compréhension des formes et des grandeurs, il a tiré parti de
cette expérience fondamentale.
I] convient d’examiner d’abord l’accommodation 4 la pro-
fondeur et de chercher ce que le présent stade, défini par la
coordination entre la préhension et la vision, apporte de nouveau
a cet égard, par rapport aux « groupes » du premier stade.
Rien n’est plus obscur que la question de la perception des
distances, ou de la troisiéme dimension, tant que l’on ne dis-
tingue pas le point de vue du comportement, c’est-a-dire de ce
que sait faire le sujet par rapport a un espace tout constitué dans
l’esprit de l’observateur, et le point de vue du sujet lui-méme,
c’est-a-dire la maniére dont le sujet interpréte spatialement son
propre comportement. Du premier point de vue, il est relative-
ment aisé de déterminer jusqu’a quel point l'enfant accommode
ses yeux et ses mains a la profondeur et comment il se conduit
a l’égard des objets ordonnés selon la troisiéme dimension. Seu-
lement, quelle que soit la complexité des groupes pratiques ainsi
révélés, la question demeure entiére de savoir si ces derniers
correspondent ou non a des groupes conscients et quelle est la
nature de ceux-ci, objective ou simplement subjective. Il se peut
fort bien, en effet, qu’A une accommodation correcte a la pro-
fondeur corresponde une conscience incapable d’ordonner les
LE CHAMP SPATIAL 119

déplacements des objets en groupes impliquant la profondeur,


de méme qu’une accommodation correcte du regard aux mou-
vements de translation perpendiculaires a lui n’entraine pas sans
plus la capacité d’ordonner.ces mouvements en « groupes » indé-
pendants. Or c’est 1a qu’est le probléme qui nous intéresse ici.
Peu importe que l'enfant percoive les objets éloignés aussi bien
que les objets proches, et méme qu’il renonce a les saisir lorsqu’ils
sont trop loin de lui, s’il ne les ordonne pas en plans successifs et
ne connait rien a leurs positions relatives : la question est donc
de savoir comment, de ses actions se rapportant aux distances,
il tirera une connaissance de la troisitéme dimension susceptible
de relier les choses entre elles en un univers spatialement orga-
nisé. I] faut donc, comme le disait déja Berkeley, distinguer la
vision en tant que donnée sensorielle, des jugements que nous
portons sur elle. C’est pourquoi nous distinguerons soigneuse-
ment ici le point de vue du comportement ou des groupes pra-
tiques et celui du sujet ou des groupes subjectifs. Sans doute ce
n’est que par |’étude du comportement que nous parviendrons a
déterminer ces derniers. Mais cela ne fait pas de difficulté si l’on
distingue les épreuves que le sujet ne saurait réussir sans notre
propre représentation spatiale (les épreuves relatives aux objets
cachés, par exemple) des comportements courants communs a
tous les niveaux de la perception de l’espace (regarder ou saisir
les objets a différentes distances, etc.).
Commencons par décrire les faits de comportements, n’im-
pliquant rien de plus que les groupes « pratiques ». La grande
nouveauté du stade, a cet égard, est la coordination de la préhen-
sion et de la vision. Au cours du stade précédent, déja, l’ceil
s’accommode aux distances, avec, il est vrai, les restrictions que
nous avons notées. Mais cette accommodation ne retentit encore
nullement sur l’action de l'enfant, puisque les mouvements de
la main demeurent indépendants du champ visuel (sauf les
actions inhibitrices ou accélératrices du regard: voir vol. I,
chap. II, § 4). Dorénavant, au contraire, il est possible de trouver
dans le comportement des mains ou du corps entier l’effet des
perceptions visuelles de la profondeur. De ce point de vue deux
classes de faits sont 4 analyser : les accommodations de la main
et les déplacements d’ensemble de l’enfant:

Obs. 81, — I. Dés qu’elle s’est mise A saisir les objets vus, Jacqueline
a semblé faire montre de discernement entre les objets proches et les objets
éloignés :une balle, une poupée, un hochet, etc., offerts dans le champ de
préhension sont tét ou tard saisis, tandis que les mémes objets présentés a
Vextrémité du berceau, ou A Ja hauteur du toit, ne donnent lieu a aucun
mouvement de préhension proprement dite.
120 LA CONSTRUCTION DU REEL

II. En outre l’expérience décrite par Stern! et invoquée par lui en


faveur de la perception correcte de la distance, donne les mémes résultats
que ceux de cet auteur: lorsque Jacqueline est étendue sur le dos (entre
0; 6 (15) et 0; 7) et qu’on lui présente un objet de loin pour le rapprocher
peu aA peu, elle ne tend réellement les mains pour saisir qu’a partir du
moment ov l’objet pénétre dans le champ de pré¢hension.
III. En troisiéme lieu, elle apprend peu a peu a se rapprocher des objets
éloignés. A 0; 7 (17), elle a tendu la bouche vers ]’objet retenu par moi:
ce déplacement, quoique relatif a l’espace buccal, implique une interven-
tion de l’espace visuel. A 0; 8 (8), la chose se répéte par coordination, cette
fois, entre la préhension et la vision : Jacqueline cherchant a entrer en pos-
session d’une bofte de poudre située 4 sa gauche sur le rebord du berceau,
se redresse en se tendant d’emblée de cété, sans essayer au préalable de
saisir l’objet : elle semble donc avoir évalué de suite la distance. — Méme
observation le méme jour avec un hochet suspendu au-dessus de sa téte:
elle se cambre d’emblée pour le saisir.
A 0; 8 (9), aprés avoir palpé et frappé le pouce de l’observateur et avoir
en particulier exploré l’ongle avec une mimique de curiosité, Jacqueline
manifeste une réaction de déception en regardant l’autre pouce posé sur
le bord du berceau : elle n’essaie pas de saisir et présente d’emblée une série
de mouvements de tout le corps destinés a la rapprocher.
A 0; 8 (21), elle est 4 plat ventre devant une fenétre et cherche A mieux
voir : elle se pousse alors en avant, des deux pieds et des genoux.
Obs. 82. — Nous venons de décrire, au cours de l’observation précé-
dente, les principales conduites qui semblent indiquer une perception cor-
recte des distances chez Jacqueline durant ce stade. Voici maintenant les
faits qui parlent en sens contraire et qui sont ainsi de nature A nous per-
mettre de préciser quels « groupes » subjectifs de déplacements relatifs 4 la
profondeur correspondent aux groupes pratiques précédents.
I. Notons tout d’abord que si les objets éloignés ne donnent pas lieu,
vers 0; 6 et 0; 7, a des essais de préhension, tous les objets proches ne sont
pas, d’autre part, saisis immédiatement. Par exemple, 4 0; 6 (23), Jacque-
line ouvre la bouche en voyant son biberon a 10 cm. d’elle mais se contente
de trépigner si on ne le lui donne pas, sans essayer le moins du monde de le
saisir elle-méme : du moment qu’elle ne le touche jamais, elle n’a donc pas
Vidée qu’il puisse donner lieu a une préhension de sa part.
II. Quant aux objets éloignés, il arrive qu’elle cherche A les saisir en
certaines circonstances, soit lorsque intervient une habitude donnée, soit
lorsque la position de ]’objet fait illusion sur son caractére accessible, soit
enfin lorsque sa nouveauté déclenche un vif intérét et supprime toute con-
science des obstacles possibles. Voici des exemples de chacune de ces trois
catégories :
A 0; 7 (21), Jacqueline regarde mes doigts que je remue doucement a
environ 1 métre d’elle: elle cherche d’emblée & saisir, comme si la ressem-
blance entre ma main et la sienne facilitait le contact (cf. Lanrent, vol. I,
obs. 74, qui a su saisir ma main avant tout autre objet).
A 0; 7 (27), elle cherche a saisir directement un canaid placé sur le haut
d’un duvet bien en dehors de son champ de préhension : l’intermédiaire
du duvet facilite ici les choses. De méme a 0; 8 (8), Jacqueline regarde un
canard a travers la toiture semi-transparente du berceau: elle ne remue
pas les bras, mais, dés que le canard apparait dans ]’espace libre 4 50 cm.
d’elle, elle tend les mains pour le saisir. A 0; 8 (11), elle essaie de méme
d’atteindre une étoffe située a plus de 50 cm, d’elle mais posée sur un support.
1 Psychol. der frithen Kindheit, 4™° édit., p. 95.
LE CHAMP SPATIAL 121

Voici maintenant des exemples d’objets donnant lieu a un vif désir et


suscitant ainsi des mouvements de préhension. A 0; 8 (12), Jacqueline se
tortille de joie 4 la vue d’une personne qui ]’intéresse beaucoup: elle tend
les mains comme pour saisir, avec balancements dans le vide, soit que la
personne apparaisse a cété du berceau soit qu'elle surgisse méme 4 la fenétre
de l’étage supérieur (au-dessus du balcon o se trouve le berceau). Il ne
semble pas y avoir la simples mouvements de désirs, mais bien aussi essais
de préhension. A un moment donné Jacqueline regarde sa propre main,
puis l’ouvre et la ferme alternativement tout en l’examinant avec grande
attention. Cette conduite serait difficile A comprendre (puisqu’elle connait
bien ce spectacle) s’il n’intervenait pas A ce moment quelque désir décu de
préhension.
A 0; 9 (17), Jacqueline est portée sur Je balcon, vers le soir : elle aper-
¢oit la lune et tend d’emblée les bras. Ici de nouveau, il ne semble pas y
avoir simple mouvement de désir : Jacqueline explore visiblement du regard
la situation entiére, examine la maison et le ciel alternativement, quitte la
lune des yeux et y revient avec de nouveaux mouvements. Elle semble
plutét avoir perdu tout point de repére et paraft essayer A tout hasard de
saisir l’objet intéressant. Assurément, comme Stern ]’a bien noté, il n’y a pas
14 de pur «Greifen nach dem Monde ». Mais on voit mal ce que seraient
ces mouvements de désir sans un espoir de saisir...
IiI. Quant aux objets proches ils ne donnent nullement lieu d’emblée
a une accommodation précise des mouvements de préhension, considérés
du point de vue de la profondeur. A 0; 7 (11), par exemple, Jacqueline
n’arrive pas a saisir un canard a quelques centimetres de sa figure parce
qu’elle le cherche plus loin: elle ne raméne pas le bras suffisamment prés
pour toucher ]’objet. Dans la plupart des cas, au contraire, elle passe entre
Vobjet et elle-méme, faute d’estimer l’objectif A sa vraie profondeur, et
tatonne avant de le rejoindre.
De méme Lucienne, a 0; 6 (5), essaie de saisir mon doigt avec ses deux
mains simultanément, alors qu'il est situé A 20 cm. de sa figure. Au premier
essai, elle l’évalue a trop petite distance et serre ses mains entre le doigt et
sa figure. Second essai: méme erreur. Troisiéme et quatriéme essais : erreur
inverse, ses mains se rejoignent derriére la mienne. Cinquiéme essai: fréle
mon doigt et ajuste aussitét ses mouvements.
IV. A noter également les illusions dont l’enfant est victime lorsqu’il
croit pouvoir saisir des objets trop éloignés ou a l’impression de se rappro-
cher d’eux.
A 0; 8 (10), Jacqueline cherche a attraper un doigt a 60 cm. d’elle. Elle
s’empare alors de ce qui est 4 sa portée : son pied, son chausson, etc. Or sa
mimique varie selon les cas. Tant6t tout se passe comme si elle considérait
son geste comme accompli, satisfaisant, comme si elle avait réellement
attrapé ce qu’elle désirait (c’est-a-dire son doigt). D’autres fois elle mani-
feste quelque chose qui ressemble 4 de la surprise ou de la déception.
Méme réaction chez Lucienne & 0; 5 (10) : elle cherche a saisir un hochet
a environ 1 métre d’elle. Elle tend d’abord la main parallélement (ce que
Stern appelle le geste de désir), puis finit par se prendre une main avec
lautre.
A 9; 8 (12), Jacqueline exécute une série de mouvements destinés a se
rapprocher d’un objet posé sur le bord du berceau a 40 cm. d’elle. Elle remue,
se cambre le torse, etc., et A chaque instant tend les bras avec ]’impression
de pouvoir saisir. En réalité elle demeure exactement sur place et ne s’aper-
coit pas de J’inefficacité de ses mouvements: |’impression kinesthésique
d’effort et de mouvement lui fait croire A un déplacement réel.
122 LA CONSTRUCTION DU REEL

Mémes réactions 4 0; 8 (13) : elle cherche a saisir mon pouce en se cam-


brant et en tendant sa main vers lui; mais elle se cambre verticalement et
non obliquement, alors que le pouce est sur sa droite.

Obs. 83, — Laurent a donné lieu 4 des observations exactement paral-


léles A celles de Jacqueline. Aussi les répartirons-nous également en deux
groupes, celles qui sont favorables 4 |’hypothése d’une évaluation correcte
des distances et celles qui présentent une signification différente. Nous
conserverons les mémes rubriques pour chacune.
I. Dés la coordination de la préhension et de la vision, vers le milieu
du quatriéme mois, Laurent parait distinguer les objets proches des objets
éloignés : il saisit les premiers, A 10-15 cm. de son visage, et ne fait aucune
tentative pour s’emparer des seconds (au-dela de 15-20 cm.). Seulement, il
faut d’emblée noter que, jusque vers 0; 6 ', il demeure trés réservé et timide
dans ses essais de préhension, méme en ce qui concerne l’espace proche.
Non seulement i] ne cherche pas A prendre tout ce qu’on lui offre, mais il lui
faut un bon moment avant qu’il se décide 4 mettre Ja main sur les choses
qu’il désire. Bien plus, on observe une sorte de graduation des temps de
Igtence, en fonction dg la familiarité des objectifs : il s’empare assez vite
de ma main, tandis qu’il hésite devant une boite moins connue et ne se
décide pas devant un hochet nouveau avant que j’en aie effleuré i’un de ses
doigts.
Notons, enfin, que les conduites caractéristiques de la quatriéme étape
de la préhension (ne saisir l’objet que lorsque la main est pergue dans le
méme champ visuel) ont fréquemment réapparu durant la cinquiéme, par
une sorte de décalage df aux facteurs précédents: a 0; 6 (10) encore, cer-
tains objets nouveaux, n’ont été saisis qu’aprés avoir été vus en méme
temps que la main.
II. Méme réaction que Jacqueline, mais jusque vers 0; 6 seulement,
en ce qui concerne les objets que l'on rapproche: il ne tend les bras que
lorsqu’ils pénétrent dans le champ de la préhension (vers 10-15 cm.).
III. Laurent a commencé A se rapprocher des objets a 0; 5 (25). Il
cherche a saisir un baton suspendu devant lui (A 35 cm. de son visage) : il
secoue les bras, manifeste une vraie colére, puis se contorsionne en rampant
peu A peu sur le dos. L’effort est assurément dQ au désir de saisir, car l’en-
fant s’interrompt souvent pour essayer 4 nouveau de toucher l’objectif.
Mais il semble évident qu’il n’a pas conscience de se déplacer lui-méme:
tout au plus peut-il penser que l'objet se rapproche de lui.
Observations analogues les semaines suivantes, mais, 4 0; 6 (27) encore,
il n’est pas capable de tendre 4 fond les bras lorsqu’il échoue & saisir: il les
dirige simplement vers l’objet, mais ne fait rien pour leur donner le maxi-
mum de longueur.
Par contre, 4 partir du moment o0 i] a su s’asseoir (vers 0; 7) il a appris
rapidement 4 se redresser et 4 se pencher légérement en avant dans la direc-
tion de l’objet. Je note la chose a 0; 7 (2), etc.
IV. A ce propos, signalons une observation curieuse. A 0; 7 (11) et les
jours suivants, je note que Laurent se redresse pour se rapprocher le l'objet
chaque fois que je lui présente l’ours en caoutchouc, ou le mouton de méme
consistance a l’occasion desquels il a appris a se redresser. Par contre, les
objets connus, qu’il a fréquemment saisis et manipulés mais en présence
desquels il ne s’est pas encore redressé, ne déclenchent- cette conduite que
trés lentement : Laurent ne se redresse, par exemple, qu’apres 100 secondes

1 C’est-A-dire jusqu’au moment ot il essaie précisément de saisir des objets


éloignés,
LE CHAMP SPATIAL 123
pour saisir une boite d’allumettes, une poupée, etc. Quant a d’autres objets,
qu’il n’a saisis que tard, ils ne déclenchent aucun redressement : le biberon,
par exemple.
Le schéme du redressement, pas plus que celui de la préhension elle-
méme ne se généralise ainsi d’emblée : ce n’est que par étapes qu’il s’appli-
que a tout, toutes choses égales d’ailleurs, cela va sans dire, en ce qui con-
cerne la distance a laquelle se trouve l’objet offert.
V. Citons encore une observation faite sur Laurent et qui parait favo-
rable a l’idée d’une perception correcte des distances. A 0; 7 (2), Laurent
rit aux éclats lorsque je m’approche de lui et lui colle ma figure contre sa
poitrine. Aprés deux répétitions, je reprends trés lentement: il se borne a
sourire lorsque je suis éloigné mais éclate de rire dés que je dépasse la ligne
d’environ 30 cm. II paraft donc fort bien évaluer la distance. Or il est couché
sur le dos et je m’approche de lui dans la ligne méme de son regard : ce ne
sont donc pas des changements de perspectives, mais seulement de gran-
deur qui lui permettent de prévoir le moment ou j’atteindrai son corps.
L’expérience souvent répétée donne constamment ce méme résultat.

Obs. 84. — Voyons maintenant les cas défavorables:


I. Laurent n’a pas non plus saisi son biberon, jusqu’a 0; 7 (0), méme
lorsqu’on le lui offrait 4 5 cm. : il pleurait, mais ne remuait pas les mains !
If. Dés 0; 5 (25), Laurent a essayé de saisir des objets situés en dehors
du champ de préhension. I] cherche a atteindre une boite, une montre, etc.,
éloignées de 40 cm. de sa figure, sans savoir encore se rapprocher lui-méme.
A 0; 6 (7) et a 0; 6 (15), je note que Laurent renonce A saisir ]’objectif
dés que je le rapproche du toit de son berceau: il suffit ainsi qu’une bofte
soit présentée a 20-30 cm., dans la direction du toit pour que Laurent cesse
de tendre les bras et qu’il se mette 4 branler la téte, A se cambrer, a agiter
les mains ou 4 se secouer, etc. (comme s’il s’agissait d’un objet suspendu :
voir vol. I, obs. 112, 115, 118; etc.). Mais les mémes objets, situés a 30-40 cm.
dans l’espace libre donnent lieu a des essais de préhension. Lorsqu’il prend
acte de son échec, il recommence a se cambrer.
A 0; 7 (4), Laurent est assis et je lui présente un singe en cacutchouc,
a Vextrémité de son berceau. I] se secoue, secoue ses bras, branle la téte, etc.,
comme s’il évaluait d’emblée la distance et renongait & saisir l’objet pour
agir sur lui grace aux procédés magico-phénoménistes. Mais, le singe ne
bougeant plus (puisque je le tiens moi-méme), Laurent cherche alors a le
saisir : il tend les mains (c’est le geste du désir, selon Stern), puis les joint
en essayant d’embrasser l’objet (c’est le geste typique de la préhension).
De méme, a 0; 7 (30), Laurent fait effort pour atteindre directement
une petite bofte posée devant lui 4 40 cm. II se redresse et se penche en
avant, mais i] demeure au moins 20 cm. d’écart entre l’objet et ses mains.
Comme chez Jacqueline, l’effort pour saisir les objets inaccessibles est
donc bien plus fréquent aprés 2-3 mois de coordination entre la vue et la
préhension qu’au début.
III. J’ai noté, enfin, chez Laurent les mémes difficultés que chez Jac-
queline pour évaluer au premier coup d’ceil les distances proches. A 0; 4 (6),
par exemple, avant de saisir, il regarde alternativement ses mains et 1l’objet,
comme pour évaluer la profondeur, puis il joint les mains en de¢a de l’objet.
Ce n’est que par un tatonnement relatif a la troisiéme dimension qu’il touche
Vobjectif.
De telles erreurs demeurent trés fréquentes jusqu’au moment ov vers
0; 7 il sait se redresser et tendre a fond les bras dans la direction de l’objet
(voir obs. 83, n° III). Mais, méme alors, bien des fautes subsistent. C’est
ainsi qu’a 0; 7 (4), aprés avoir essayé d’atteindre directement un singe placé
124 LA CONSTRUCTION DU REEL

a l’extrémité de son berceau, Laurent le regarde a 20 cm. Il le touche méme


de Ja main gauche: ij suflirait done, pour qu’il l’atteigne, qu’il tende un peu
ses bras. Néanmoins il ne l’essaie pas: il dirige simplement ses deux mains
vers l’objet et les referme l’une sur ]’autre. Il répéte deux ou trois fois ce
geste avant de se pencher correctement.
A 0; 8 (8) encore il recule sans cesse une boite posée devant lui en vou-
lant la prendre : il n’a pas l’idée de la saisir par derriére, bien qu’il en ait
la possibilité, et la repousse & chaque nouvel essai.

Que conclure de ces faits ? Il semble, d'une part, que l’enfant


distingue en gros ce qu’il peut saisir et ne peut pas saisir: a cet
égard il fait preuve d’estimation évidente de la profondeur. En
outre, il apprend a se rapprocher de l'objet éloigné (obs. 81 III
et 83 III), ce qui parle dans le méme sens. Mais, d’autre part, il
se conduit aussi comme s’il ne savait pas évaluer avec certitude
les distances en présence : il cherche parfois a atteindre les objets
hors de portée (obs. 82 II et 84 II), il commet des erreurs conti-
nuelles en ce qui concerne les objets proches (obs. 82 III et
84 III) et il croit souvent se rapprocher alors qu'il reste sur place
(obs. 82 IV).
Une solution facile consisterait 4 dire, comme on le fait par-
fois, que l’enfant percoit d’emblée en profondeur, mais qu’il ne
parvient pas, sans un apprentissage spécial a évaluer correcte-
ment les distances particuliéres. Nous avouons mal comprendre
une telle distinction si elle revient 4 dire que l'enfant, sans savoir
estimer les diverses profondeurs, a néanmoins conscience de la
profondeur comme telle et ne se borne pas 4 accommoder sans
plus ses organes visuels ou tactiles. Qu’est-ce, en effet, que la
perception a distance, sinon |’ordination, selon la troisiéme
dimension, des objets percus en tant que situés a des profon-
deurs diverses ? On congoit donc mal une profondeur en soi,
indépendante des distances particuliéres, et la conscience de la
profondeur ne saurait s’acquérir qu’en fonction des évaluations
de ces distances elles-mémes. Mais peut-étre veut-on dire sim-
plement que l’enfant, tout en sachant « pratiquement » accom-
moder son regard et sa préhension a diverses profondeurs, ne
sait point les ordonner « objectivement » les unes par rapport
aux autres ? Si c’est la le sens de cette premiére solution, elle se
réduit alors 4 celle que nous allons défendre maintenant.
Pour comprendre cette seconde interprétation, il est néces-
saire de faire appel 4 la distinction, établie tout a l’heure, des
points de vue de l’observateur et du sujet, ou de comportement
et de la conscience. Du point de vue du comportement, il est évi-
dent que l’enfant accommode ses yeux et ses mains a la distance :
méme s’il commet quelques erreurs d’appréciation, son évalua-
tion est, en gros, exacte. Seulement, en quoi une telle conduite
LE CHAMP SPATIAL

prouve-t-elle que, 4 son propre point de vue, l’enfant considér


la différence entre les objets proches et les objets éloignés comme
une différence de profondeur ? Nous avons, en effet, constaté
plus haut que les propres mouvements de l’enfant peuvent
demeurer inconnus de lui, en tant que déplacements spatiaux, et
qu’aux mouvements apparents des objets peuvent ainsi corres-
pondre des groupes subjectifs ou méme des perceptions incohé-
rentes fort éloignées de nos groupes objectifs : peut-étre en est-il
de méme en ce qui concerne la profondeur ? C’est ici que l’ana-
lyse des erreurs d’estimation est révélatrice : elle nous montre
que la connaissance perceptive correspondant aux accommoda-
tions « pratiques » 4 la profondeur doit en réalité s’interpréter
en fonction de « groupes subjectifs » particuliers a ce stade, et
nullement en fonction de la profondeur objective.
Notons d’abord que l’impulsion 4 saisir les objets est loin
d’étre fonction de leur seule distance. I] est, en effet, nombre
d’objectifs dont l’enfant ne cherche pas a s’emparer, méme a
portée de main. Ce sont, par exemple, les choses familiéres qu’il
a toujours regardées en une situation pratique telle qu’elle
excluait la préhension. Les biberons de Jacqueline (obs. 82 I) et
de Laurent (obs. 84 I) en sont de bons exemples: |’enfant les
connait mieux que tout autre objet, mais, ne les ayant jamais
tenus lui-méme, il n’a pas l’idée de les saisir lorsqu’on ne les lui
introduit pas entre les lévres. Ce sont, d’autre part, les choses
peu familiéres, ou présentées en circonstances anormales (cf. Lau-
rent, obs. 83 I). Or admettons que les objets éloignés, tout en
étant reconnus de l’enfant, lui paraissent étre tels qu’ils sont
précisément dans la perception brute et non corrigée : rapetissés,
déformés et liés 4 un contexte dans lequel jamais n’est intervenue
encore la préhension directe. I! se peut fort bien que, sans con-
science de la distance comme telle, l’enfant n’essaie pas de les
saisir simplement parce qu’ils sont autres que lorsqu’il les touche
ou les prend ordinairement. I] convient de noter; en effet, que,
si ’enfant apprend, au début de ce stade, 4 coordonner sa pre-
hension avec sa vision, il ne généralise pas d’emblée a tout son
univers la préhension des objets vus : il commence par étre cir-
conspect, timide, et il faut un intérét vif pour qu’il saisisse sans
plus la chose offerte par l’observateur. Ce n’est qué peu a peu que
la conduite se généralisera. Aussi bien, notons-le soigneusement,
c’est justement vers 0; 6—0; 7 plus que vers 0; 3—0; 6, que
l’enfant commence a vouloir saisir les objets éloignés, comme s’il
y avait ainsi régression, alors qu’il y a simplement généralisation
de la préhension. On comprend donc que l'objet éloigneé n’excite
pas d’emblée l’action de saisir: il est, d’une part, étrange et
126 LA CONSTRUCTION DU REEL

altéré; d’autre part, il est percu dans un contexte visuel dans


lequel la préhension ne s’est jamais encore risquée. Ce contexte
visuel des objets éloignés, méme s’il n’est pas percu comme dis-
tant et profond, est en effet facilement reconnu par l'enfant
comme étant le domaine des « réactions circulaires secondaires »
et des « procédés pour faire durer un spectacle intéressant » :
il suffit, pour cela, que l'enfant percoive les objets éloignés dans
le méme ensemble que le toit ou les bords du berceau, ou que
dans Ja chambre en général, au lieu de les percevoir dans le con-
texte ordinaire de ses mains, pour que, méme s’il situe tous ses
ensembles sur des plans mal ordonnés en profondeur, il n’essaie
pas de saisir les choses A distance. C’est le cas chez Laurent
(obs. 84 II) : il se secoue lorsqu’il voit les objets en méme temps
que le toit du berceau, tandis qu’il les saisit lorsqu’ils sont devant
lui.
Cette remarque préliminaire montre donc que |’on ne saurait
tirer sans plus de la différence des réactions a l’égard des objets
proches et des objets éloignés un argument décisif en faveur de
la connaissance correcte des distances. Les faits contenus dans
l’obs. 82 II parlent dans le méme sens: si Jacqueline tend ses
mains dans la direction d’objets situés a 0,50-3 m. ou méme de
la lune, c’est qu’elle est peu consciente des obstacles qui la
séparent d’eux. I] est vrai que Stern a distingué les mouvements
de désir (tendre simplement les bras) et ceux de préhension
(joindre les bras et les mains), mais tous les intermédiaires exis-
tent entre eux. On ne saurait donc admettre que l’opposition
entre ]’« espace proche » et l’« espace lointain » s’impose d’em-
blée a l’enfant en tant que relative a la distance ou a la profon-
deur : elle est plutdt, pour lui, une distinction d’ordre pratique,
l’espace proche étant celui des objets 4 grandeur et formes nor-
males, sur lesquels la préhension a pu déja s’exercer, l’espace
lointain celui des objets rapetissés ou déformés, situés dans un
contexte dans lequel les réactions circulaires secondaires et les
« procédés pour faire durer un spectacle intéressant » se sont
révélés d’emblée fructueux.
Ce n’est pas a dire, cependant, que toute extériorité soit
absente de l’espace de ce stade, bien au contraire : seulement elle
se construit peu a peu grace aux groupes « subjectifs », qui vien-
nent se superposer aux groupes « pratiques ». Pour comprendre
la chose, on peut comparer |’« espace lointain » de l'enfant de ce
stade, c’est-a-dire l’espace situé au-dela du champ de la préhen-
sion, & ce qu’est l’espace céleste pour ]’adulte non instruit ou
pour la perception immédiate. Le ciel nous apparait, en effet,
comme une grande nappe sphérique ou elliptique, 4 la surface
LE CHAMP SPATIAL 127

de laquelle se meuvent des images sans profondeur qui s’entre-


pénétrent et se détachent alternativement : le soleil et la lune,
les nuages, les étoiles ainsi que les taches bleues, noires ou grises
qui remplissent les interstices. Ce n’est que par de patientes
observations, mettant en relation les mouvements de ces images
et la maniére dont elles se masquent les unes les autres, que nous
arrivons a élaborer les « groupes subjectifs » qui ont satisfait
VYhumanité jusqu’a la constitution des « groupes objectifs » dus
a la représentation copernicienne de la terre et du systéme
solaire }. Au début, c’est-a-dire pour la perception immédiate,
il n’existe ni groupes conscients, ni solides permanents (les corps
célestes paraissent se résorber les uns dans les autres et non pas
se cacher les uns derriére les autres), ni méme de profondeur:
seule est donnée l’accommodation des yeux, de la téte et du corps
qui nous permet de suivre le mouvement d’un nuage quelconque,
de la lune ou de percevoir une étoile peu visible, mais les groupes
pratiques que nous utilisons ainsi ne se prolongent encore en
aucun groupe subjectif.
On peut supposer que durant les deux premiers stades, c’est-
a-dire jusqu’a la préhension des objectifs visuels, l’espace entier
de l’enfant, considéré du point de vue des distances est analogue
a l’espace céleste de la perception immédiate, que nous venons
de décrire: une masse fluide sans profondeur (bien que |’cil
s’accommode aux diverses distances), parcourue par des images
qui s’entrepénétrent ou se détachent sans lois, et se déforment
ou se reforment alternativement. En cet état initial, intervien-
nent déja un certain nombre de groupes « pratiques », relatifs aux
mouvements qu’exécute l’enfant pour suivre ou retrouver les
tableaux intéressants, mais il n’existe encore de groupes ni
objectifs ni méme subjectifs. Avec la coordination de la préhen-
sion et de la vision (troisiéme stade), par contre, les choses
changent : les mouvements de la main fournissent 4 l'enfant
Yoccasion de faire des expériences proprement dites sur la pro-
fondeur et alors les groupes subjectifs impliquant la conscience
de cette profondeur se superposent aux simples groupes prati-
ques. Dés lors l’espace, jusque-la non extériorisé, se dissocie en
deux zones, l’espace proche accessible a la construction de groupes
subjectifs relatifs 4 la profondeur, et l’« espace lointain» qui
hérite de tous les résidus de l’espace des premiers stades (absence
de plans de profondeur et de groupes subjectifs).
Comment donc se représenter cet espace du troisiéme stade ?
Pour reprendre notre comparaison, |’« espace lointain » demeure

1 Voir Conclusions, § 3.
128 LA CONSTRUCTION DU REEL

analogue a ce qu’est le ciel dans la perception immédiate, tandis


que |’« espace proche » s’apparente a notre perception du milieu
terrestre, dans lequel les plans de profondeur s’ordonnent en
fonction de l’action. Seulement le ciel est a concevoir ici comme
enveloppant de prés le sujet et comme ne reculant que trés pro-
gressivement. Avant la préhension des objectifs visuels, ]’enfant
est au centre d’une sorte de sphére mouvante et colorée, dont
les images l’emprisonnent sans qu’il ait prise sur elles autrement
qu’en les faisant réapparaitre grace 4 ses mouvements de la téte
et des yeux. Puis, lorsqu’il commence 4 saisir ce qu’il voit, la
sphére se dilate peu 4 peu, et les objets saisis s’ordonnent en
profondeur par rapport au corps propre: l’« espace lointain »
apparait simplement alors comme une sorte de zone neutre
dans laquelle la préhension ne s’est point encore risquée, alors
que l’« espace proche » est le domaine des objets a saisir. C’est
sans doute seulement vers la fin du stade, une fois établis les
plans de profondeur qui permettent d’ordonner les objets de
l’« espace proche» par rapport 4 la préhension, que l’espace
lointain apparait réellement comme lointain, c’est-a-dire comme
un arriére-plan dans lequel les distances relatives demeurent
indiscernables.
De cet espace lointain, nous n’avons donc rien a dire sinon
qu’il est identique 4 ce qu’est l’espace en général durant les deux
premiers stades, antérieurement a la préhension des objectifs
visuels. Quant a l’espace proche, voyons un peu comment cette
préhension permet de l’ordonner en groupes subjectifs du point
de vue de la profondeur. Le bénéfice essentiel de la coordination
entre la vision et la préhension est constitué a cet égard par
lacquisition des notions de «en avant» et «en arriére ». Soit,
par exemple, l'enfant (obs. 82 III et 84 III) qui cherche a attein-
dre un objet situé a quelques cm. de sa figure : il joint les deux
mains soit trop prés, soit trop loin, et voit ainsi l’objet passer
tantot derriére, tant6t devant ses mains. Assurément un tel
tatonnement peut n’étre d’abord que purement moteur et kines-
thésique, mais t6t ou tard il impose 4 la vision elle-méme les
notions en question. Par exemple, lorsqu’a 0; 4 (19) Laurent
(vol. I, obs. 103) fait balancer, en les frappant, les hochets sus-
pendus, il sait fort bien quand sa main les pousse ou les frappe
«par devant» et par conséquent quand ils sont «en arriére ».
La perception des mouvements de l’objectif jointe a celle de la
main qui opére constitue ainsi un groupe de déplacements
impliquant la profondeur. D’autre part la multiplication de ces
expériences donnera peu a peu l'occasion a l'enfant d’évaluer
les distances des objets dans ]’espace proche. Mais les groupes
LE CHAMP SPATIAL 129

subjectifs ainsi constitués, sont-ils d’emblée susceptibles de se


prolonger eux-mémes en groupes objectifs ? Nous ne le croyons
pas, et cela pour les raisons suivantes :
Tout d’abord, lorsqu’il percoit simultanément sa main et
Yobjectif, l'enfant ne connait encore de lui-méme que cette main
et il s’ignore a titre de sujet visuel. I] est vrai qu’il commence
4 se rapprocher des objets sortant du champ de la préhension
(obs. 81 III et 83 III), mais il ne connait de ce déplacement de
son corps que l’aspect interne et kinesthésique : la preuve est
qu’il croit parfois arriver A ses fins alors qu’il fait effort sans se
déplacer (obs. 82 IV).
En second lieu, si les mouvements de la main autour de
lobjet donnent occasion 4 une découverte des notions élémen-
taires de «en avant» et «en arriére », cette découverte ne va
pas trés loin et ne suffit pas 4 constituer l’idée de l’objet-écran
masquant entiérement l’objectif. Nous avons vu, en effet, a
propos de l’objet (chap. I, § 2) combien les conduites de ce stade
relatives aux écrans (obs. 26-27) demeurent rudimentaires et
incapables de se prolonger en groupes objectifs: l’enfant n’a
donc pas encore la notion d’objets situés les uns « derriére » les
autres.
Enfin et surtout, l’évaluation des distances n’entraine pas
sans plus la notion de la position relative des objets les uns par
rapport aux autres, ni l’ordination des plans de profondeur.
Rappelons a cet égard, que trois conditions au moins sont essen-
tielles 4 la perception adulte de la profondeur : le nombre des
objets qui s’interposent entre ]’objectif percu et le sujet (une
montagne apparait d’autant plus lointaine qu’une série de col-
lines est donnée entre elle et nous), la superposition des objets
et les vitesses différentes de déplacements que nous observons
en mouvant notre téte ou notre corps entier (ce sont ces dépla-
cements qui nous permettent d’évaluer la parallaxe des objets
lointains). Or, aucune de ces conditions n’est encore réalisée:
la seule chose connue de |’enfant de ce stade est la distance des
objets de l’espace proche par rapport a son corps, sans qu’il
situe ce corps parmi les objets et évalue ainsi les distances rela-
tives des objets les uns par rapport aux autres. I] est vrai que,
nous non plus, ne percevons d’une maniére immédiate la
distance entre les objets et nous-mémes : « La seule chose que
nous connaissions directement, dit Poincaré, c’est la position
relative des objets par rapport 4 notre corps», car « localiser
un objet, cela veut dire simplement se représenter les mouve-

1H. Poincaré. La Valeur de la Science, p. 79.


130 LA CONSTRUCTION DU REEL

ments qu’il faudrait faire pour ]’atteindre »1: quant aux posi-
tions des objets les uns par rapport aux autres, nous les inférons
a partir de ces données premiéres. Mais nous les inférons grace
a des groupes de déplacements dans lesquels nous situons nos
propres mouvememts: or c’est précisément ce que |’enfant est
incapable de faire durant le stade que nous examinons en cet
instant. L’enfant apprend 4 saisir, donc a localiser les objets par
rapport a lui, mais il n’a aucune notion définie de la position
relative des objets, les uns par rapport aux autres, puisque,
durant le stade suivant encore, il cherchera les objets 4 deux
places a la fois ou les cherchera a leur ancienne place, sans tenir
compte de leurs positions successives. Or de tels groupes sont
nécessaires pour que soient comprises les données de la percep-
tion immédiate elle-méme : le nombre des objets séparant le sujet
de l’objectif percu, la superposition de ces objets et leurs mou-
vements relatifs en cas de déplacement du sujet. De telles don-
nées demeurent, en effet, dépourvues de signification pour qui
he se situe pas lui-méme parmi les groupes de déplacements et
pour qui ne corrige pas les déplacements percus par des dépla-
cements proprement représentés.
En conclusion, si la perception des distances implique, dés
ce stade, l’intervention de « groupes subjectifs », elle ne va pas
encore jusqu’a constituer des « groupes objectifs ».
Ceci nous conduit a l’examen d’une derniére question, que
nous ne pourrons d’ailleurs résoudre qu’a propos du stade sui-
vant, c’est-a-dire rétrospectivement : l’enfant de ce troisiéme
stade a-t-il la notion que les objectifs percus possédent une
forme et des dimensions permanentes? C’est sur ce point que
convergent toute |’élaboration de la notion d’objet et toute celle
des groupes de déplacements. I] faut noter, en effet, que la per-
manence de l’objet ne se constitue que grace & un groupe objec-
tif de déplacements; mais, inversement, cette permanence est
nécessaire a la construction des groupes. I] y a la un « cercle
génétique », comme dirait J. M. Baldwin, de telle sorte que toutes
les questions discutées jusqu’ici se résument en définitive dans
celles que nous posons maintenant.
Mais, sauf en ce qui concerne la rotation que nous avons
déja étudiée (obs. 78 et 79), il est malheureusement d'une trés
grande difficulté de trancher le probleme par voie expérimentale
durant le présent stade. Ce que nous savons, par les belles
recherches de H. Frank, c’est qu’a 0; 11 déja, c’est-a-dire au
cours du stade suivant, la notion de Ja grandeur constante est

1 Ibid, p. 80.
LE CHAMP SPATIAL 131

acquise. L’observation démontre, en outre, qu’au cours de ce


quatrieme stade, l’enfant se livre de lui-méme 4 plusieurs expé-
riences sur les dimensions apparentes et constantes des objets.
Or ces faits sont en plein accord avec ce que nous a fourni l’ex-
périmentation relative aux objets cachés: puisque c’est durant
le quatriéme stade que ]’enfant commence a rechercher les
choses « derriére » les écrans et 4 constituer ainsi les groupes les
plus simples de déplacements « objectifs », il est naturel que ce
soit au méme moment qu'il se mette a attribuer une forme et
des dimensions constantes aux objets eux-mémes, et que cette
permanence de la grandeur et de la forme des solides n’existe
point encore durant le présent stade.
A examiner l’ensemble des « groupes subjectifs » décrits jus-
qu’ici, rien n’indique en effet Ja présence de la notion de ]’objet
a formes et dimensions constantes et tout parle en faveur de
Vhypothése contraire. Nous n’avons pu établir jusqu’ici l’exis-
tence d’aucun groupe « objectif » au cours de ce stade; une telle
interprétation des faits, si elle est exacte, entraine la conclusion
que l’enfant ignore encore la permanence des caractéres spatiaux
de l’objet. Par exemple, lorsqu’il retourne en tous sens, ou dans
un sens privilégié, les choses qu’il a eues en mains (obs. 76 et 77
et 21-25, passim), |’enfant ne parait pas chercher a en explorer
la forme pour elle-méme, comme il le fera plus tard dans les
«réactions circulaires tertiaires » ou expériences pour voir. II]
est vrai que lorsqu’il saisit la partie pour avoir le tout (voir
chap. I, obs. 21-25), il parait reconstituer la forme totale de
Yobjet et la considérer ainsi comme permanente: mais, autre
chose est de chercher 4 compléter un ensemble a partir d'une
fraction directement visible, et autre chose est d’attribuer 4 cette
totalité des caractéres spatiaux constants. Preuve en soit ]’ab-
sence de toute recherche relative a 1l’« envers » des objets (obs.
78 et 79): un tel fait montre 4 lui seul combien l’enfant de ce
stade demeure loin d’attribuer a l’objet une forme constante.
D’autre part, tout ce que nous avons vu de la perception en
profondeur peut s’interpréter sans la croyance a la permanence
des dimensions et semble méme indiquer l’absence de cette
croyance : si ce n’est pas a une évaluation correcte des distances
que l’enfant doit de ne pas chercher a atteindre les objets situes
dans l’espace éloigné, mais a l’altération de ces objets eux-mémes,
c’est que les formes et les dimensions ne sont pas tenues pour
constantes.
Mais surtout, comme le dit fort bien Stern }, on ne voit guére

1 Psychol. der frihen Kindheit, 4™* édit., p. 96-98.


132 LA CONSTRUCTION DU REEL

par quels procédés l'enfant acquerrait la notion de la permanence


des caractéres spatiaux de l’objet, avant de savoir se déplacer
lui-méme, et, ajouterons-nous, avant de se situer ainsi dans des
groupes objectifs de déplacements. Deés lors Stern admet-il que,
si la permanence des dimensions est acquise en ce qui concerne
les objets proches directement saisissables, elle demeure dou-
teuse A cet Age dés qu’il s’agit d’objets éloignés. Stern cite
a cet égard une importante observation prise sur Ginther a
0; 7, au cours de laquelle l’enfant, ayant faim, réclamait a
grands cris un biberon minuscule, c’est-a-dire un jouet, appar-
tenant a sa sceur et qu’il prenait pour un biberon de dimen-
sions normales.
En conclusion, tous les faits discutés 4 propos de ce stade
semblent montrer que si l’enfant est devenu capable de construire
des groupes subjectifs, il demeure inapte 4 percevoir ou a se
représenter les groupes objectifs.
Le groupe subjectif, c’est la perception d’un ensemble de
mouvements revenant a leur point de départ, mais en tant que
cet ensemble demeure relatif au point de vue de ]’action propre
et ne parvient pas a se situer dans des ensembles plus vastes qui
comprendraient le sujet lui-méme a titre d’élément et coordon-
neraient les déplacements du point de vue des objets. Le groupe
subjectif, c’est donc celui des mouvements apparents, celui auquel
croit encore l’enfant de 5-6 ans lorsqu’il admet que la lune le
suit, par opposition aux groupes objectifs dans lesquels le sujet
situera ses propres mouvements par rapport aux mouvements
réels de l’objet. Or, durant le troisiéme stade, le groupe subjectif
se superpose au groupe pratique partout ow l'enfant s’apercoit
que son action peut introduire ou retrouver une répétition dans
les tableaux percus : retourner l'objet, le soumettre a des réac-
tions « circulaires », retrouver l’objet sur des plans différents de
profondeur, etc.
Le groupe subjectif prolonge ainsi le groupe pratique et
demeure 4 mi-chemin entre ce dernier et le groupe objectif.
Le groupe pratique étant constitué par une réversibilité dans
les actes mémes de l’enfant, sans que cette réversibilité ni ses
résultats soient percus ou représenteés, il est évident que le groupe
subjectif le prolonge en ligne directe: le seul élément qu’il y
ajoute, c’est une perception du groupe comme tel, mais sans que
le groupe intéresse encore les relations des objets entre eux.
D’autre part, cette perception annonce le groupe objectif, mais
elle ne le rejoint pas, puisqu’elle demeure relative au point de
vue de l’activité propre. Nous avons, en effet, considéré cer-
taines conditions comme nécessaires a l’établissement des groupes
LE CHAMP SPATIAL 133

objectifs: existence d’objets substantiels, différenciation des


déplacements extérieurs et des mouvements propres et exto-
riorisation des relations spatiales telle que le sujet soit capable
de se situer lui-méme « dans» l’espace. Or aucune de ces trois
conditions n’est entiérement réalisée encore. En ce qui concerne
la troisiéme, l’enfant découvre, au cours du présent stade, l’éloi-
gnement des objets et leur ordination en profondeur, par rapport
a son corps. Mais, de situer ainsi son corps au centre de l’espace
propre, est-ce suffisant pour le situer dans un espace immobile,
indépendant de soi ? I] est évident que non: c’est sa main seule
que |’enfant localise dans l’espace et nullement son corps entier,
en tant que susceptible de déplacements et surtout en tant
qu’imposant une perspective particuliére 4 son regard et
a sa vision des choses. Pour ce qui est de la seconde condition,
Venfant saura-t-il ainsi différencier les mouvements propres des
mouvements extérieurs et les mouvements apparents des mou-
vements réels ? Il est vraisemblable que de telles distinctions,
faciles en ce qui concerne sa main, seront encore impossibles a
lenfant en ce qui concerne les mouvements de sa téte et de ses
yeux 1. Bien plus, ne tenant pas encore compte des déplacements
non directement percus et ne sachant pas chercher les objets
disparus, l’enfant ne sait pas encore construire un systéme de
mouvements réels capable de corriger les apparences et de
fournir un critére de différenciatiou entre les mouvements
propres et ceux des choses elles-mémes. Enfin, quant a la
permanence des objets, nous avons vu (chap. I, § 2) en quoi
elle demeurait, durant ce troisiéme stade, relative 4 la seule
action propre.
En bref, si, durant ce troisiéme stade, l’espace commence a
s’objectiver dans la mesure oi il s’extériorise, il n’est encore
nullement un milieu immobile dans lequel évolue le corps propre,
milieu que suppose le groupe objectif de déplacements constitu-
tifs de l’espace géométrique. En effet, si Penfant situe les objets
par rapport a son corps et en fonction de ses actes de préhension,
il ne les situe pas les uns par rapport aux autres et n’en postule
pas la permanence en dehors de son champ d'action. I] n’a donc
pas encore de critére & sa disposition pour différencier les dépla-
cements du corps propre et ceux des corps extérieurs. L’espace
de ce stade est toujours un espace en quelque sorte solipsiste, ou
tout au moins égocentrique, mais d’un égocentrisme inconscient
de lui-méme.

1 Voir plus bas les obs. 88-91.


134 LA CONSTRUCTION DU REEL

§ 3. LE QUATRIEME STADE: LE PASSAGE DES


GROUPES SUBJECTIFS AUX GROUPES OBJECTIFS ET
LA DECOUVERTE DES OPERATIONS REVERSIBLES. —
Le type de conduites dont l’influence domine tout le stade pré-
cédent est la «réaction circulaire secondaire ». Comparé aux
réactions primaires, ce comportement marque un progres essen-
tiel: il implique, en effet, un début de mise en relations des
choses elles-mémes et non plus seulement une utilisation du réel
en fonction des activités du corps propre. Il conduit donc l’en-
fant a percevoir certains groupes au sein de la réalité extérieure
et a dépasser de la sorte le niveau des groupes purement prati-
ques. Seulement, les relations qu’il établit entre les choses
demeurent elles-mémes globales et avant tout actives, si bien
que les groupes percus par l’enfant s’ordonnent du point de vue
du sujet et non point encore du point de vue des objets. C’est ce
que nous avons appelé les groupes « subjectifs ».
Le type de conduites qui est au point de départ des mani-
festations du quatriéme stade est au contraire |’«application des
moyens connus aux situations nouvelles ». Ce comportement
consiste, on s’en souvient, non pas a4 construire de nouveaux
schémes isolés ou a les construire autrement que par réaction cir-
culaire, primaire et secondaire, mais a les appliquer et a les com-
biner entre eux de facon nouvelle. Jusqu’ici, en effet, les schemes
primaires ou secondaires constituaient des ensembles globaux,
dont chacun s’appliquait d’un seul bloc en présence des objectifs
convenables et se généralisait dans la mesure ow les objectifs
nouveaux pouvaient étre directement assimilés aux anciens.
Dorénavant, par contre, l'enfant essaie d’accommoder certains
de ces mémes schémes 4a des situations différentes de celles dans
lesquelles ils ont pris naissance. Autrement dit, mis en présence de
problémes nouveaux, il cherche a utiliser les schémes déja acquis
soit en les ajustant isolément aux circonstances données, soit
en les subordonnant les uns aux autres en un acte complexe.
D’ot deux conséquences essentielles. L’une est que l’accommo-
dation aux choses se précise et qu’ainsi les conditions objectives
du réel commencent a primer Jes rapports simplement actifs.
L’autre est que les schémes s’adaptent les uns aux autres et
cessent de fonctionner chacun 4 part 4a titre d’unités globales.
Du point de vue, qui nous intéresse ici, de la constitution du
champ spatial, ces deux conséquences signifient l’une et l’autre
que des relations se tissent entre les choses elles-mémes alors que
jusqu’ici de telles relations étaient enrobées dans les rapports
d’ensemble établis par l’action : au lieu d’agir sans comprendre
comment, en reproduisant sans plus les gestes qui réussissent,
LE CHAMP SPATIAL 135

"enfant commence a se préoccuper des contacts et 4 combiner


entre eux les déplacements des objets. Lorsque le sujet écarte,
par exemple, les obstacles matériels qui s’interposent entre lui
et l’objectif, ou lorsqu’il se sert de la main d’autrui pour agir
sur les choses, il coordonne entre eux, non seulement des schémes
isolés jusque 14, mais les objets eux-mémes, et ouvre ainsi
la voie a l’élaboration de groupes beaucoup plus précis que pré-
cédemment. Ces groupes demeurent, il est vrai, limités au cas
des déplacements réversibles, mais, dans ces limites mémes, ils
atteignent l’objectivite.
C’est donc ce début de mise en relations des objets comme
tels qui explique les principaux caractéres de l’espace du qua-
trieéme stade: la découverte des opérations réversibles, celle de
la grandeur constante des solides, celle de Ja perspective des
relations de profondeur et, avant tout, celle de la permanence de
V’objet masqué par un écran.
La grande nouveauté du stade, du point de vue des objets,
c’est, en effet (voir chap. I, § 3), que l’enfant se met a rechercher
les mobiles derriére un écran, méme lorsqu’ils ont entierement
disparu du champ visuel sans prolonger aucun mouvement déja
esquissé de préhension. Notons d’abord que cette conduite, dont
nous avons étudié certains aspects au moyen d’expériences
destinées 4 mettre en évidence la permanence de objet, donne
lieu A des manifestations spontanées de la part de |’enfant lui-
méme. I] arrive, en effet, que vers 10-12 mois, l'enfant cache
spontanément des jouets pour les retrouver, et constitue ainsi
des groupes bien caractérisés de déplacements:

Obs. 85. — Lucienne, a 0; 11 (3), cache ses pieds avec une couverture,
puis souléve la couverture, les regarde, les recache, etc.
Méme observation, A 0; 11 (15), avec un hochet qu’elle glisse sous un
tapis, pour le ressortir et le remettre sans fin.
Mémes observations sur Jacqueline entre 0; 11 et 1; 0.

Or il y a 1a un groupe bien défini de déplacements. Partant


de la main de |’enfant, l’objet est posé sous un écran, et retrouvé,
aprés déplacement de ce dernier, par une opération symétrique
a la premiere. I] y a donc réversibilité de l’opération, c’est-a-dire
constitution d’un groupe élémentaire. Un tel « groupe » est-il
objectif ou encore subjectif ? Considéré en lui-méme, il est
objectif :la main du sujet et les déplacements de cette main
constituent des éléments du groupe, dament situés par rapport
aux autres éléments, et les relations de l’objectif et de l’objet-
écran sont entiérement comprises. En outre, quand, au lieu de
laisser agir l'enfant, on expérimente sur lui et que l'objet passe
136 LA CONSTRUCTION DU REEL

successiveraent de la main de l’enfant dans celle de l’observa-


teur, de la sous l’écran et de 1a, 4 nouveau, dans la main de l’en-
fant, on assiste a l’élaboration de groupes objectifs psycholo-
giquement plus complexes et néanmoins parfaitement corrects.
On peut donc dire que l'enfant parvient de la sorte pour la
premiere fois 4 constituer un groupe objectif de déplacements.
I] est intéressant de noter que ce progrés est exactement corré-
latif 4 celui que l’on observe en ce qui concerne la constitution
de la notion d’objet : c’est, en effet, 4 cause de la permanence
substantielle qui commence a étre conférée a l’objet que s’éla-
borent de tels groupes et 4 cause de leur élaboration que se cons-
titue ce début de permanence.
Mais, si les deux mouvements symeétriques consistant 4 cacher
un objet et a le reprendre, forment un groupe objectif, il faut
bien remarquer que ce groupe demeure élémentaire !: il ne s’agit
encore que d’une opération réversible et non encore d’un systéme
de trois déplacements se refermant sur eux-mémes. Or si, du
point de vue psychologique, cette conscience de la réversibilité
apparait comme un acheminement vers le systéme en question,
elle n’y conduit point sans plus. I) suffit, en effet, de mettre
l’objectif, comme on s’en souvient (voir chap. I, § 3), en deux
positions successives, pour que la conduite de l’enfant se révéle
moins aisée : au lieu de chercher l’objet dans la seconde position,
c’est-a-dire 14 méme ou il |’a vu déposer pour la derniére fois,
il le recherche en sa position premiére sans tenir compte des
déplacements ultérieurs. Ainsi que nous l'avons vu a propos des
objets, cette réaction peut étre «typique» (l’enfant retourne
d’emblée a la position A aprés avoir vu l'objet disparaftre en B),
ou «résiduelle » (l’enfant cherche d’abord en B, puis, s’il ne le
trouve pas d’embleée, il retourne en A), mais elle dure un A deux
mois. Qu’en conclure, au point de vue de la structure des groupes
de déplacements, sinon que le groupe objectif découvert par
enfant conserve encore un caractére subjectif, ou, si l’on veut,
que le groupe en question, c’est-a-dire celui des opérations réver-
sibles, demeure 4 mi-chemin entre le type subjectif et le type
objectif.
Si nous recourons a nos trois critéres habituels, cette situa-
tion intermédiaire ne peut faire de doute. En premier lieu, la
permanence substantielle de l'objet est presque acquise, puisque
l’enfant recherche son jouet sous un écran, méme si aucun mou-

1 Géométriquement parlant, c’est pourtant déja un « groupe », bien que trois


opérations soient nécessaires A l’existence de toute structure de cc genre: on
peut dire, en effet, que le produit des deux opérations de cacher et retrouver
est égal, dans le cas particulier, A l'opération ¢ identique » ( ~ maintenir l’objet
ep mains).
LE CHAMP SPATIAL 137

vement de préhension ou d’accommodation n’était esquissé au


moment de sa disparition. Mais une telle permanence demeure
encore liée 4 l’action propre, puisque, dans la seconde position,
objet est recherché la ow l’enfant I’a trouvé précédemment.
En second lieu, les déplacements de l’objet sont désormais disso-
ciés de ceux du sujet, puisque l’objet subsiste méme lorsqu’il
nest pas directement percu. Mais la loi de ces déplacements
conserve quelque chose de subjectif, puisque l’objet est recher-
ché 14 seulement ow l'enfant a réussi auparavant a s’emparer de
lui. Enfin lespace est extériorisé dans la mesure ow les objets
méme cachés étant dorénavant doués d’existence substantielle,
l’action propre doit étre congue par le sujet comme s’insérant
dans un monde tout fait et non plus comme engendrant conti-
nuellement ce monde. Seulement rien ne prouve que le sujet se
situe déja a titre d’objet, parmi les autres, et concoive ainsi sa
perspective spatiale comme relative 4 sa propre position et a ses
déplacements d’ensemble, puisque précisément il ne tient compte
encore ni de la succession des déplacements percus chez les objets,
ni a fortiori des déplacements non directement visibles. Pour
toutes ces raisons, il nous semble clair que le groupe typique
caractérisant ce stade demeure 4 mi-chemin entre le groupe
subjectif et le groupe objectif.
Pour préciser cette situation, cherchons d’abord a décrire
les autres acquisitions propres 4 ce stade, puis nous verrons ce
qui manque a |’ensemble de ces conduites pour constituer I’es-
pace géométrique définissant les groupes objectifs et représen-
tatifs purs.
La seconde acquisition caractéristique du stade nous parait
étre celle de la constance des formes et des dimensions. H.
Frank ! a pu, en effet, dresser un enfant de 0; 11 & choisir avec
régularité la plus grande de deux boites: méme lorsque cette
boite paraissait la plus petite, du point de vue de la perception
immédiate, c’est-a-dire de l'image rétinienne, ]’enfant a su main-
tenir sans erreur son choix. La réussite d’une telle épreuve a
0; 11 montre assez ce dont l'enfant doit étre capable dans ses
perceptions courantes. Or, la simple observation confirme qu'il
s’agit bien 1A d’une acquisition récente et propre 4 ce stade:
Obs. 86. — Lucienne, a 0; 10 (7) et les jours suivants, rapproche lente-
ment sa figure d’objets qu’eile tient en mains (hochets, poupées, etc.) jusqu’a
coller son nez contre eux. Puis elle s’en éloigne en les regardant avec une
grande attention, et recommence indéfiniment.
A 0; 10 (12), elle fait de méme, mais en rapprochant et éloignant de la
main un poussin, un baton, un hochet, etc.

?>H. FRANK, Psychol. Forschung, 7, p. 137-145 (1925).


138 LA CONSTRUCTION DU REEL

Obs. 87. — Laurent, a 0; 9 (6), déja, au cours de |’« exploration » des


objets nouveaux, semble étudier la forme de l'objet en fonction de sa posi-
tion. Il déplace, en effet, lentement dans l’espace les jouets qu’il tient, soit
perpendiculairement A son regard soit en profondeur. Dans ce dernier cas
je ne suis pas parvenu a décider si les mouvements imprimés par |’enfant
a l’objet étaient systématiques ou non. Mais, méme non intentionnels au
début, ils ont donné lieu, semble-t-il, 4 des répétitions voulues.
A 0; 10 (2), il déplace lentement devant lui ou au-dessus un chat en
peluche (connu depuis quelques jours). Ici encore je crois distinguer, parmi
les mouvements qu’il fait, certaines trajectoires en profondeur.
A 0; 10 (11), il éloigne et rapproche de lui une bofte d’allumettes en la
regardant comme s’il s’agissait d’un objet tout nouveau, alors qu’il la con-
nait bien. Il s’agit cette fois 4 coup sir d’une étude systématique de la
forme apparente de l|’objet déplacé.
A 0; 10 (12), il déplace systématiquement un calepin pour le rapprocher
et l’éloigner de ses yeux. Tantot c’est l’objet lui-méme qu’il déplace ainsi,
tantdét c’est sa propre figure.
A 0; 11 (0), il fait de méme avec une boite, etc.

De telles conduites, qui rentrent également dans le « groupe »


des opérations réversibles (avancer et reculer), sont faciles 4
interpréter : l'enfant étudie (par « exploration », puis par « réac-
tion circulaire tertiaire ») ce fait essentiel qu’un objet, dont les
dimensions tactiles sont invariables, varie de forme et de gran-
deur visuelles selon qu’on le rapproche ou qu’on l’éloigne de
son visage. I] est vrai qu’une autre interprétation pourrait étre
proposée : il ne serait point absurde d’admettre que l'enfant,
en s’éloignant et en se rapprochant de la chose percue eat |’im-
pression de la modifier en réalité grace a ses actions. Mais cette
interprétation, qui serait fort vraisemblable si de telles observa-
tions se présentaient durant le stade précédent, devient peu
plausible vers 10 mois. D’une part, en effet, l'enfant commence
a se connaitre assez lui-méme (il imite depuis peu les mouvements
du visage) pour savoir qu’il déplace sa figure en se rapprochant
de l’objet et qu’il y a 1a des changements de position et non pas
des changements d’état. D’autre part, ces mouvements que fait
lenfant pour étudier les formes et dimensions en fonction de la
distance ne constituent qu’un cas particulier parmi d’autres
activités analogues: nous allons voir que l'enfant de ce stade
étudie de méme les perspectives et qu’il est difficile d’interpréter
ses expériences a cet égard autrement que comme des expé-
riences de géométrie concréte. On peut donc admettre que, par
opposition aux conduites du troisiéme stade, l’enfant du présent
stade acquiert, au moins dans le domaine de l’espace proche, la
notion de la constance de la grandeur des objets. Cela ne signifie
pas, bien entendu, qu’il généralise d’emblée ce schéme a toutes
LE CHAMP SPATIAL 139

choses : nous verrons au contraire que, jusqu’au cinquiéme stade


inclusivement, les erreurs demeurent fréquentes en ce qui con-
cerne l’espace lointain.
Il est a noter également, a propos de ces obs. 86 et 87, que
Yenfant parait tenir pour équivalents les déplacements de sa
figure dans la direction de l’objet et ceux de l'objet dans la direc-
tion de sa figure. Mais il serait prématuré de conclure de 14 que
le sujet se connait a titre d’objet et situe en général ses propres
déplacements dans un espace commun et immobile : nous verrons
tout 4 l’heure la preuve du contraire. Par contre, on peut inférer
de l’existence de telles conduites la supposition que l’enfant a
découvert la possibilité de modifier sa vision des choses en impri-
mant a sa téte certains mouvements réversibles. Ceci nous con-
duit 4 un troisiéme point : la notion de la perspective.
Une troisiéme acquisition du stade semble étre, en effet, la
découverte de la perspective ou des changements de forme résul-
tant des différentes positions de la téte. Mais il convient d’étre fort
prudent dans l’interprétation de telles conduites et de n’attri-
buer 4 l’enfant ni trop ni trop peu. I] ne faut pas lui attribuer
trop, car évidemment lenfant de ce stade demeure incapable
de se situer lui-méme, a4 titre de corps concu comme une tota-
lité, dans un espace immobile dans lequel il se déplacerait : il ne
saurait donc concevoir sa propre perspective comme relative a
la situation qu’il occupe; sa découverte consiste simplement a
observer qu’aux déplacements de sa téte (et non pas de son
corps entier) correspondent des changements dans la forme et la
position des objets. Mais c’est déja beaucoup et il ne faudrait
pas non plus sous-estimer l’importance d’une telle observation.
Si l’on analyse, en effet, les essais relatifs 4 la perspective qui
sont propres a ce stade, ils apparaissent comme assez différents
des essais analogues observables durant le stade précédent.
Durant le troisiéme stade, il arrive déja souvent que l'enfant
remue la téte pour étudier les résultats de cette action sur les
tableaux visuels environnants. Seulement il s’agit de mouve-
ments trés rapides dans lesquels ]’enfant ne distingue certaine-
ment pas ce qui vient de lui et ce qui tient aux déplacements
des objets extérieurs. Au contraire, durant le présent stade (et
sans doute dés la fin du précédent, car il est évident que les
diverses acquisitions d’un stade ne sont pas exactement contem-
poraines !), l'enfant déplace sa téte systématiquement et avec
lenteur, comme s’il cherchait 4 analyser l’effet de ses propres
mouvements par rapport a la forme des choses. En d’autres
termes, il s’agit A nouveau d’une construction de la forme per-
manente des objets.
140 LA CONSTRUCTION DU REEL

Citons quelques exemples en commengant chaque fois par


opposer les faits de ce quatriéme stade a ceux du troisiéme (nous
n’avons pas parlé de cette question a propos de ce dernier stade,
pour simplifier l’exposé et condenser ici l’ensemble de la dis-
cussion) ;
Obs. 88 — Des 0; 2 (21), c’est-a-dire dés le second stade, Laurent se
met A regarder en arriére, lorsqu’il est couché. I] prend grand plaisir a ce
comportement (voir vol. I, obs. 36). Mais il est évident qu’a cet Age, il ne
distingue en rien, dans une telle expérience, les changements de position des
changements d’état : en regardant a l’envers il assiste 4 une transformation
du monde dont i] ne peut nullement savoir qu’elle est due a sa perspective
propre.
A 0; 3 (23), c’est-a-dire au début du troisiéme stade (il sait saisir ce
qu’il voit depuis le début de ce mois), Laurent remue latéralement la téte
en face d’un hochet suspendu. I la remue de plus en plus fort, puis saisit
le cordon pour secouer le méme hochet. On peut se demander si, en remuant
la téte, Laurent cherchait simplement a transformer l’image du hochet ou
a agir sur le hochet lui-méme. Le contexte de cette observation semble
bien indiquer que la seconde solution est la bonne: |’acte de remuer la téte
se prolonge directement en l’action de tirer le cordon, comme s’il y avait la,
pour Laurent, deux procédés équivalents, le premier suffisant bien a secouer
le hochet, mais non pas a le faire sonner. En d’autres termes, il ne semble
pas que Laurent distingue le hochet lui-méme et la vision qu’il en a selon
sa propre perspective.
Dés 0; 5 (15), il se met a remuer latéralement Ja téte beaucoup plus
souvent et plus systématiquement, et avec une rapidité et une habileté
motrice plus grandes: il le fait en regardant le toit de son berceau, etc.
A 0; 6 (0), il le fait dans une chambre inconnue, en regardant les meubles,
etc., A 0; 6 (1), dans une automobile en regardant le toit, le filet, etc.
Ce n’est qu’a 0; 8 (26) que j’observe la réaction du quatriéme stade:
il est dans son berceau et se penche de cété pour regarder le coin de la cham-
bre. Il reste ainsi immobile quelques secondes puis se redresse trés lente-
ment. A 0; 8 (27), il fait de méme, dans son nid-volant, s’arrétant pour se
pencher et examiner dans cette position le lustre de la chambre, une grande
table, etc.
Les jours suivants, la conduite devient de plus en plus fréquente, mais
il ne semble pas encore varier les perspectives : Laurent se penche simple-
ment a droite et a gauche, et demeure immobile en regardant un objet.
A 0; 9 (16), par contre, il
me semble que Laurent se penche alternati-
vement a gauche et a droite, mais avec un arrét entre les deux positions.
Cette réaction devient de plus en plus fréquente au cours des semaines sui-
vantes.

Obs. 89. — Lucienne, de méme, entre 0; 4 et 0; 8, a présenté des mou-


vements latéraux rapides de la téte en face de divers objets: les hochets
suspendus, ma main, ma propre figure, etc. A 0; 7 (30) encore, il lui arrive
de rire aux éclats en exécutant ce geste, ce qui montre bien qu’il s’agit encore
d’un « procédé » secondaire.
Dés 0; 9 (8), par contre, elle présente une réaction nettement différente ;
elle regarde les objets (hochets suspendus, toit du berceau, etc.) en penchant
la téte d’un cété ou de l’autre, mais lentement et en étudiant dans le détail
Veffet produit. Méme observation a 0; 10 (7) et a 0; 10 (12), en présence
d’un canard en peluche et d’autres jouets.
LE CHAMP SPATIAL 141

Obs. 90. — Jacqueline a présenté durant le troisiéme stade les mémes


réactions que Lucienne et Laurent. A 0; 9 (i), par contre, commence la
réaction propre au quatriéme stade. Elle est assise sur mon bras droit et
approche sa téte de mon épaule par c4linerie. Elle se reléve seule et recom-
mence une série de fois par plaisir moteur (conquéte de l’équilibre). Mais,
ce faisant, elle s’apergoit des transformations de l'image des objets: elle
reste alors dressée, mais penche la téte A gauche et a droite alternativement
en fixant du regard un point de la chambre (le coin d’un meuble *).
Un moment aprés, elle est assise, appuyée sur un coussin du divan.
Méme réaction : elle tourne la téte dans un sens et dans l’autre, puis la penche
& gauche et 4 droite, trés lentement, en regardant devant elle.

Obs. 91. — Jacqueline, a 0; 11 (23), est dans son nid-volant et apercoit


son pied par l’une des deux ouvertures pratiquées A l’usage des jambes.
Elle le regarde avec grand intérét et un étonnement visible, puis elle quitte
des yeux ce spectacle pour se pencher par-dessus bord et retrouver son pied
vu du dehors. Aprés quoi elle revient a l’ouverture et regarde le méme pied
selon cette perspective. Elle alterne ainsi cing 4 six fois entre les deux points
de vue.

I] semble, a lire ces observations, qu’une différence essentielle


oppose la réaction de ce stade a celle des précédents : les groupes
en présence, de subjectifs ou méme purement pratiques, tendent
a devenir objectifs. Mais pour comprendre cette transformation,
il convient de distinguer deux questions: tout d’abord, en
remuant la téte, |’enfant a-t-il l'impression d’agir réellement sur
les objets percus, ou simplement de les voir sous un autre angle,
et, en second lieu, l’enfant distingue-t-il, dans un tel phénomeéne,
ses propres mouvements de ceux des choses comme telles ?
En ce qui concerne la premiére question, il parait difficile
de ne pas accorder que, jusqu’a la réaction du quatriéme stade,
({c’est-a-dire la réaction lente au cours de laquelle enfant étudie
le résultat de son geste), le sujet a l’impression, en secouant la
téte, de mettre réellement les choses en mouvement. Lorsque,
a 0; 3 (23), Laurent tire le cordon d’un hochet juste aprés avoir
remué l'image, pour ainsi dire, de ce méme hochet en secouant
sa téte devant elle, il est indéniable que son seul intérét est de
mettre l’objectif en mouvement. D’autre part, le rapide mou-
vement latéral de la téte dont ont usé les trois enfants entre 0; 5
et 0;8 a été employé si souvent comme « procédé » pour faire
durer un «spectacle intéressant » (cf. vol. I, obs. 117 et 118)
qu’on ne concoit guére comment il aurait pu étre dépouillé de
toute idée d’efficace dans les cas cités tout a l’heure dans les
obs. 88-91. Au reste le seul fait qu’il s’agit d’un mouvement
rapide, dont la rapidité parait méme étre dosée par |’enfant
(comme lorsque l’enfant tire un cordon de plus en plus fort
pour augmenter l’effet obtenu), montre assez qu’il s’agit d’un
procédé causal et non pas d’une expérience de simple géométrie
142 LA CONSTRUCTION DU REEL

concréte. Au contraire, la réaction lente qui apparait a 0; 8 (26)


chez Laurent, a 0; 9 (8) chez Lucienne et 4 0; 9 (1) chez Jacque-
line, donne l’impression non pas d’un effort du sujet pour agir
sur les choses, mais d’un intérét relatif aux propriétés des choses
elles-mémes. En d’autres termes, il y a la méme différence entre
la réaction rapide du troisiéme stade et la réaction lente du qua-
triéme qu’entre les «réactions circulaires secondaires » et les
«explorations » (pour ne pas parler des «réactions circulaires
tertiaires ») : les premiéres, tout en témoignant d’un intérét pour
les choses et leurs relations, tendent 4 reproduire sans plus les
résultats obtenus au moyen de ces choses, tandis que les secondes
tendent 4 explorer les choses pour elles-mémes et a en « com-
prendre » les nouvelles propriétés. Des lors, les premiéres sont
essentiellement des actions sur l’objet, tandis que les secondes
constituent plutét des recherches ou des expériences. De méme,
la réaction lente dont nous parlons maintenant consiste en un
essai pour connaitre bien plus qu’en un effort de production:
si tel est le cas, il est permis de supposer que l’enfant n’a plus
Villusion, lorsqu’il remue la téte, de mettre les choses en mou-
vement, et qu’il cherche simplement 4 en analyser les divers
aspects. En bref, la réaction du quatri¢éme stade, comparée a
celle du troisiéme peut étre définie comme un effort pour saisir
les différentes figures des choses et non plus comme un effort
pour agir sur elles. Or cela est capital, puisque cette analyse des
formes apparentes de l’objet aboutit précisément 4 la construc-
tion de sa forme permanente.
Mais que conclure de 1a, en ce qui concerne la seconde ques-
tion : l’enfant distingue-t-il ses propres mouvements de ceux de
la chose elle-méme ? Deux possibilités sont a distinguer ici:
ou bien, en remuant la téte, enfant a simplement conscience
d’un effort musculaire, sans comprendre qu’a cet effort corres-
pond un déplacement dans l’espace, ou bien Je sujet a connais-
sance d’un déplacement réel de sa propre téte. Notons qu’a
chacune des deux attitudes concernant ]’objet lui-méme peut
correspondre chacune de ces deux attitudes relatives au sujet:
lorsque celui-ci a l’impression de mouvoir l'objet. par ses pro-
pres mouvements, ou bien il se représente ces derniers mouve-
ments comme des déplacements réels (c’est le cas de l’enfant qui
croit faire avancer la lune ou les montagnes en marchant lui-
méme), ou bien il ne prend conscience que de ses sensations
kinesthésiques sans savoir qu’il se déplace; d’autre part, lorsqu’il
a l’impression d’étudier simplement les divers aspects de l’objet,
ou bien il sait qu’il se déplace lui-méme ou bien il n’en sait rien.
Qu’en est-il des obs. 88-91 ? Dans les réactions rapides du troi-
LE CHAMP SPATIAL 143

siéme stade rien n’autorise a croire que ]’enfant ait conscience


de se déplacer lui-méme, puisqu’il ne connait rien de son propre
visage. Par contre, dés les réactions lentes de 0; 9 - 0; 10 il est
fort probable que l’enfant découvre ses propres déplacements
de la téte: lorsque dans l’obs. 90, par exemple, Jacqueline
remarque a 0); 9 (1) les changements de forme des objets alors
qu’elle s’exerce 4 se pencher et a se redresser, elle ne peut que
remarquer ces changements de position; a fortiori. dans l’obs. 91,
lorsque Jacqueline, 4 0; 11, regarde son pied de deux points de
vue successivement, elle exécute des mouvements assez com-
plexes pour en avoir conscience a titre de déplacements.
En conclusion, il semble bien que les réactions lentes du
quatriéme stade décrites dans les obs. 88-91, constituent des
groupes objectifs de déplacements. Balancant la téte latérale-
ment devant un objet immobile de maniére a en examiner les
diverses perspectives, l’enfant a connaissance tout 4 la fois de
ses propres déplacements et de limmobilité de l'objet : dés lors,
les mouvements qu’il fait par rapport a l’objet sont ordonnés
en un groupe enti€rement objectif. Durant le troisiéme stade,
par contre, le méme groupe s’accompagne d’une double illusion,
celle des mouvements et des altérations de l’objet congus comme
réels et sans doute celle de l’immobilité relative du sujet : aussi
le groupe du troisiéme stade demeure-t-il subjectif.
Mais si les groupes du quatriéme stade, constitués par les
réactions lentes décrites 4 l’instant, sont ainsi d’ordre objectif,
ils ne dépassent pas, néanmoins, le niveau des opérations sim-
plement réversibles : le sujet passe alternativement de G en D
et de D en G, par un mouvement latéral de la téte, et retrouve
en chaque position un aspect particulier de l’objet, mais il n’or-
donne point encore trois mouvements entre eux. On ne peut donc
point encore parler de groupes objectifs dans toute la généralité
du terme, et cela d’autant plus que la conscience des mouvements
latéraux de la téte n’implique encore ni celle des mouvements
d’avance et de recul, ni a fortiori celle des mouvements du corps
(si les uns et les autres doivent étre concus a titre de déplace-
ments dans l’espace et non pas seulement 4a titre d’efforts mus-
culaires).
Les observations qui précédent, relatives a la recherche des
différents aspects de l’objet, nous conduisent a l'étude des
groupes obtenus par rotations, lesquels sont liés 4 des actes d’in-
tentions analogues. On se rappelle que, durant le troisiéme stade,
lenfant parvient bien a retourner les objets, mais ou bien il le
fait pour retrouver un cété privilégié qu’il percoit au moment
de la rotation, ou bien il retourne pour retourner sans conscience
144 LA CONSTRUCTION DU REEL

du groupe ainsi obtenu : la rotation demeure donc relative au


sujet et ne constitue point encore un groupe « objectif ». Durant
le quatriéme stade, au contraire, l'enfant apprend a retourner
les choses en elles-mémes et acquiert ainsi la notion de l’« en-
vers » de l’objet et par conséquent de sa forme constante.
Voici quelques exemples :

Obs. 92. —- A 0; 8 (6), Laurent ne réagit encore a |’égard de son bibe-


ron que de la maniére décrite au cours de l’obs. 78. Lorsque je lui présente
le biberon trés obliquement, le mauvais bout en avant, il ne cherche nulle-
ment a tourner la tétine en arriére (bien qu’elle soit quelque peu visible).
Par contre, lorsque je recule l’objet de 30 cm., lui permettant ainsi de com-
parer les deux bouts, et que je le remets ensuite, trés lentement, dans la
position antérieure, il essaie 4 deux reprises d’apercevoir la tétine. — Mais
ce phénomeéne n’est qu’épisodique et ne se reproduit plus 4 0; 8 (15) ni a
0; 8 (24).
Par contre, 4 0; 9 (9), lorsque je lui présente son biberon 4a |’envers, il le
saisit de suite et il me semble qu’il le retourne intentionnellement. La chose
s’est malheureusement produite trop vite pour pouvoir étre interprétée a
coup sr: sitét le biberon déplacé, Laurent apercoit, en effet, la tétine et
se guide alors d’aprés elle pour renverser l’objet, ce qu’il savait déja faire
au cours du troisiéme stade. Mais la rapidité méme de la réaction parle en
faveur d’une rotation intentionnelle.
Le lendemain, 4 0; 9 (10), aucun doute n’est plus permis. Je représente
a Laurent son biberon plein, au moment du repas, mais exactement 4 |]’en-
vers de telle sorte qu’il n’en puisse apercevoir le «bon » bout. Laurent n’essaie
plus de sucer le mauvais bout, comme précédemment; il ne renonce pas
non plus a tout essai, comme il faisait parfois, en criant ou en se débattant :
il déplace aussitét le mauvais bout, d’un bref coup de main, en regardant
d’avance dans la direction de la tétine. I] sait donc manifestement que l’ex-
trémité recherchée est a 1’« envers » de l’objet.
A 0; 9 (17), méme réaction. Laurent a le biberon vide en mains, le mau-
vais bout en avant: il recherche d’emblée du regard la tétine tandis que,
de la main droite, il déplace le biberon et fait ainsi apparaftre le bon bout
dans le champ de la perception visuelle. I] retourne alors facilement l’objet.
A 0; 9 (21), sitét que je lui présente le biberon a l’envers, il se penche
de cété pour voir la tétine 4 l’autre extrémité. Il se conduit ainsi comme
vis-a-vis d’un objet masqué par un écran, ce qui constitue la conduite typi-
que du présent stade. La rotation « objective » est donc bien acquise, ainsi
que la notion de 1’« envers » de l’objet.

Obs. 93, — Voici encore quelques comportements de Laurent, qui con-


firment l’interprétation précédente.
A 0; 9 (17), Laurent a dans la main droite une bofte d’allumettes dont
Vune des faces est jaune et l’autre bleue. Au lieu de la retourner fortuite-
ment, comme a 0; 6 (0), en la passant d’une main dans ]’autre (voir obs. 79),
illa retourne cing 4 six fois sans la changer de mains et ]’examine trés
attentivement d’un cdété et de l’autre (par supination et pronation). Son
attention est continue jusqu’a la fin (mimique de la bouche ouverte avec
protrusion des lévres). Il s’agit donc nettement d’une rotation intentionnelle
avec «exploration » de l’objet et recherche de 1’« envers », et non plus d’une
réaction secondaire comme 4 0; 6 (0).
LE CHAMP SPATIAL 45

A 0; 9 (26), de méme, en « explorant » un thermometre de bain il décou-


vre que le manche en est agréable a sucer, et, lorsque je lui présente l’objet
par l’autre bout, il le retourne d’emblée intentionnellement pour retrouver
le manche. -— Ce comportement combine donc en lui le précédent et celui
du biberon: |’« exploration » a conduit a la rotation intentionnelle et a la
notion de l’« envers » de }’objet.
A 0; 10 (2), Laurent manipule un bourre-pipe : il le retourne sans cesse
pour toucher l’un des bouts (garni d’un rebord qui l’amuse). Dés qu’il a
touché le bout a rebord il regarde l’autre extrémité et recommence ensuite.
A 0; 10 (3), il retourne de méme une bofte ronde de métal pour retrouver
l’une des deux faces (garnie d’un dessin). Dés qu’il l’a vue, il cherche |’autre
face, puis revient a la premiére.
A 0; 10 (11), il examine alternativement le dos vert et le ventre jaune
d’une petite grenouille en celluloid (4 jambes tendues, c’est-4-dire de forme
plate et non ramassée). Il la retourne donc trés systématiquement.
Dans la suite, c’est-a-dire au cours des stades suivants, il va de soi que
cette conduite se développe toujours davantage. Je note ainsi, a 1; 0 (8),
que Laurent retourne fort bien un miroir de poche pour retrouver le bon
cété. Mais, le « groupe » se complique en s’appliquant aux objets a plusieurs
faces et cesse ainsi de consister en un systéme d’opérations simplement
réversibles.

Obs. 93 bis. — Sans avoir étudié systématiquement de semblables ren-


versements chez Lucienne, j’ai noté sur elle les conduites spontanées sui-
vantes, qui sont sans doute en relation avec eux. A partir de 0; 10 (26), dés
qu’elle est en possession d’une chaine, d’un cordon, etc., elle s’en entoure
le pouce ou la main. Elle le fait aux deux mains alternativement et regarde
le résultat : elle tient le cordon d’une main et tourne |’autre main sur elle-
méme en faisant bobine. A 0; 11 (30), elle enroule ma chaine de montre
autour de son genou.

Il est impossible de comparer ces conduites aux faits corres-


pondants du troisieme stade sans étre frappé du progrés que mar-
que leur évolution. D’une part, au lieu de ne retourner les objets
qu’au hasard, ou lorsque la partie désirée est déja visible, ]’en-
fant est dorénavant capable de leur imprimer intentionnellement
un mouvement de rotation complete. De « subjectif », parce que
relatif a la perspective du sujet, le groupe devient donc « objec-
tif », parce que relatif au mobile lui-méme. D’autre part, et en
correlation avec cette premiére acquisition, le mobile acquiert
le caractére d’un « objet » permanent a trois dimensions: il est
dorénavant doué d’un « envers » invisible, lequel complete intel-
lectuellement les données immeédiates de la perception en les
situant dans une «forme» constante et partant intelligible.
Nous retrouvons ainsi les conclusions de Frank relatives a la
constance des formes et des dimensions.
Mais, si décisif que soit ce progres, le « groupe» ainsi décou-
vert demeure réductible 4 un simple systéme d’opérations réver-
sibles. C’est seulement quand |’enfant tient en main l’objet qu'il

10
146 LA CONSTRUCTION DU REEL

est capable de le renverser :comme nous le verrons plus loin,


en effet (obs. 102), l’enfant de ce stade ne sait point encore
retourner les objets les uns par rapport aux autres.
Quant Aa la perception des mouvements de translation dans le
plan, que nous avons discutée a propos des derniers stades, il est
facile, étant données les diverses acquisitions décrites a l’instant,
de comprendre en quoi elle progresse durant le présent stade.
D’une part, en effet, le sujet se connaissant mieux lui-méme, a
titre de corps situé dans ]’espace (il connait certains mouvements
de sa téte et de son tronc et non plus seulement ceux de ses mains),
et attribuant plus de permanence aux objets extérieurs, il dis-
tinguera davantage les changements de position des changements
d’état. C’est ainsi qu’un mouvement de translation perpendicu-
laire 4 son regard lui apparaitra comme le déplacement d’un
corps par rapport a lui et il aura conscience de se déplacer lui-
méme pour pouvoir le suivre. Ce n’est pas a dire qu'il sache encore
localiser l’objet lorsque les déplacements successifs de celui-ci
demandent a étre ordonnés dans Je temps, mais cela signifie
que les déplacements directement percus sont appréhendés sous
forme de groupes objectifs simples, et plus seulement sous forme
de groupes subjectifs.
La premiére constatation a faire, 4 cet égard, est que l’en-
fant se met, durant ce stade, 4 imprimer spontanément aux
objets des mouvements de translation, en plan et en profondeur,
de maniére a étudier ces derniers. De méme, en effet, qu’il
s’exerce 4 cacher des objets pour les retrouver, a les éloigner et
a les rapprocher pour examiner leurs transformations appa-
rentes, de méme il lui arrive de les déplacer simplement pour
en étudier le mouvement.
Citons d’abord quelques exemples, avant de marquer leur
différénce d’avec les faits correspondants du stade précédent et
du suivant :
Obs. 94, — Jusque vers 0; 9, je n’ai pas observé, chez Laurent, de dépla-
cements intentionnels des objets destinés A étudier les mouvements de
objet. Certes, durant tout le troisiéme stade, il lui est arrivé, lorsqu’il exa-
minait des objets nouveaux ou déja connus, de les passer et repasser d’une
main dans l’autre, et, a cette occasion, d’allonger leur trajectoire en écar-
tant les mains (voir, par exemple, l’obs. 79, 4 0; 6 (15), le cas de la pipe) :
mais c’est la simple plaisir moteur et non pas encore exploration de l’objet
comme tel.
Par contre, dés 0; 8 (29), c’est-a-dire dés le début des « explorations »
(voir vol. I, obs. 137), je note qu’il déplace trés lentement un calepin devant
ses yeux, comme s’il en étudiait le mouvement. A 0; 9 (6), il n’y a plus de
doute : en présence d’une série d’objets nouveaux (un bonhomme, des ani-
maux, un étui de boite d’allumettes, etc.) il lui arrive, au cours de ses explo-
rations, de les déplacer lentement a la hauteur de ses yeux, sans autre souci
LE CHAMP SPATIAL 147

que de les regarder en mouvement ou de suivre leur trajectoire. A 0; 9 (30),


je reléve la méme réaction en présence d’un nouveau jouet.
Entre 0; 9 (10) et 0; 10 (0), j’ai également observé, a plusieurs reprises,
que Laurent déplacait de la méme maniére des objets bien connus (ses
hochets, etc.) en interrompant les réactions circulaires habituelles.
Rappelons enfin que c’est a partir de 0; 7 (28) que Laurent a su déplacer
les objets faisant obstacle a ses désirs, au cours de 1l’« application des schémes
connus aux situations nouvelles » (voir vol. I, obs. 123), et que c’est a partir
de 0; 8 (7) qu’il a su rapprocher la main d@’autrui des objets sur lesquels il
souhaitait qu’elle agisse (voir vol. I, obs. 128 et ce volume, obs. 144). A noter
enfin que les schémes relatifs au balancement des objets (vol. I, obs. 138)
ont pris naissance chez lui 4 0; 8 (30).

Obs. 95. — En corrélation avec ces déplacements que le sujet imprime


spontanément aux objets, il faut noter la maniére nouvelle dont l’enfant
de ce stade suit les mouvements de translation indépendants de lui.
On se rappelle, en effet, que, durant le troisiéme stade, ]’enfant est
capable de suivre les mouvements rapides de translation, mais a condition
que ceux-ci prolongent sans plus les mouvements esquissés d’accommoda-
tion; une fois sortis de la trajectoire ainsi fixée d’avance, l’objet n’est plus
recherché ni suivi du regard (voir obs. 71-72). D’ow la difficulté a repérer la
position de l’objet disparu (obs. 74-75). Or, dorénavant, l’enfant qui suit
des yeux un mouvement rapide et qui perd de vue |’objectif, recherche
celui-ci quelle que soit la trajectoire suivie et indépendamment de la direc-
tion du mouvement initial d’accommodation.
On remarque d’abord la chose en observant la maniére dont l’enfant
rejoint l’objet se déplacant devant lui. Non seulement Laurent réagit correc-
tement, dés 0; 8 (15) environ, a toutes les épreuves citées dans les obs.
71-75, mais il suit des yeux dés 0; 9 les mouvements les plus complexes.
A 0; 9 (16), par exemple, Laurent est sur mes genoux, pendant mon déjeuner,
et regarde attentivement la cuiller qui va de l’assiette 4 soupe 4 ma bouche
(il est assis face a la table et se trouve donc obligé a exécuter les mouvements
les plus mal commodes pour suivre l’objet). Or je m’amuse 4a faire décrire
4 la cuiller les trajectoires les plus variées : illa retrouve toujours. A 0; 9 (20)
et 0; 9 (30), je déplace devant lui, en les suspendant par une ficelle 4 un
baton, divers hochets silencieux: il les cherche réellement et les retrouve
toujours. I] en est a fortiori ainsi des mouvements de chute.
Mais l’expérience topique est celle que l’on peut faire en déplagant les
objets en ligne droite derriére l’enfant (cf. l’obs. 74). Par exemple, 40; 9 (12),
Laurent est au jardin, assis dans une voiture et ne peut rien voir en arriére,
a cause de la capote a demi relevée :néanmoins, lorsque l’on marche sans
bruit en allant de sa gauche a sa droite (ou |’inverse) et en passant derriere
sa voiture, il suit des yeux le mouvement sur sa gauche jusqu’au point o0
il ne voit plus rien, puis se tourne brusquement a droite pour retrouver le
mobile. A 0; 9 (20), il est assis dans son lit et je fais passer derriére lui divers
objets suspendus a un baton: il tourne trés correctement la téte, pour les
retrouver du regard. ;
J’ai noté également que, dés 0; 9 (27), lorsqu’on améne Laurent d’une
chambre A une autre en suivant un long corridor, il regarde alternativement
en avant et en arriére, comme pour ¢tudier le mouvement dont il est animé.

Ces observations ne semblent laisser aucun doute sur le fait


que |’enfant distingue dorénavant les «changements de position»
des « changements d’état ». Durant les deux premiers stades du
148 LA CONSTRUCTION DU REEL

développement de l’espace, nous avons au contraire constaté que


tout se passe comme si cette distinction n’était point encore
élablie par la conscience de l'enfant. Quoi qu’en ait pensé
II. Poincaré, le sujet commence, en effet, par confondre ses propres
mouvements et ceux de l'objet, et, dés lors, par considérer
Vobjet disparu ou éloigné comme anéanti ou réellement altéré.
Durant le troisieme stade, la situation demeure intermédiaire
entre cette indifférenciation initiale et l'état actuel. D’une part,
les «groupes» de déplacements propres au troisiéme stade
demeurent « subjectifs » et le mobile n’est donc pas concu comme
animé d'un mouvement indépendant. D’autre part, l'objet de
ce méme stade n’est point encore doué de permanence substan-
ticlle et demeure susceptible d’alt¢rations multiples (voir en
particulier l’obs. 78, relative a la rotation du biberon). Ces deux
raisons corrélatives empéchent assurément l'enfant de distinguer
clairement les changements de position des changements d’état.
Au contraire, l'ensemble des comportements du quatriéme stade
et, en particulier, les présentes observations attestent l’existence
d'une dissociation entre ces deux types de changements. D’une
part, en effet, l'objet du quatriéme stade est devenu permanent
et de forme constante. D'autre part, les recherches de l'enfant
sur les mouvements de rotation et de translation montrent bien
qu'il considére les mobiles comme susceptibles de parcourir des
trajectoires autonomes et indépendantes de l'action propre. Le
groupe « objectif » est ainsi constitue.
KRemarquons seulement que ce groupe, comme la généralité
de ceux du présent stade, demeure réductible & de simples opé-
rations réversibles, du moins en ce qui concerne les mouvements
que l'enfant imprime spontanément a l'objet. Lorsqu’en effet
Yenfant déplace lentement devant lui un mcbile, il ne s’agit que
d'un mouvement de va-et-vient. Ce n'est guére que durant le
cinquié¢me stade que l'enfant pose les objets les uns sur les autres
en une série de déplacements successifs (voir plus loin les obs.
109 et 110). Par ailleurs, on se rappelle que si l'on cache un objet
sous un écran pour le déplacer ensuite sous un second écran,
l'enfant de ce quatriéme stade le cherche sous le premier, témoi-
gnant ainsi de la pauvreté des « groupes » qu'il est capable d’éla-
borer.
I] convient maintenant de décrire les réactions de l'enfant a
la « préhension interrompue»: ces réactions s’apparentent, en
effet, de prés aux précédentes et conduisent elles-mémes & l’ana-
lyse de la profondeur.
On se rappelle que, durant le troisiéme stade, l'enfant est
deja capable de suivre de la main l'objet perdu, mais a condi-
LE CHAMP SPATIAL 149

tion que sa trajectoire suive le mouvement déja esquissé de


prehension ou un mouvement simple de l’avant-bras (voir obs.
69 et 70): c’est ainsi que l'enfant, ayant Jaché Vobjet qu'il
tenait, se borne a abaisser son avant-bras pour le retrouver,
sans chercher a gauche ou a droite en cas d’échec. Tout se passe
donc comme si objet n‘était point concu comme un mobile
indépendant, a trajectoire quelconque. Au contraire, dés le qua-
triéme stade, l'enfant se conduit, en cas de « préhension interrom-
pue », comme nous venons de voir qu'il le fait dans l'accommoda-
tion aux mouvements de translation percus visuellement : il
cherche réellement de la main l'objet disparu.
Obs. 96.---A 0; 9 (2) et les jours suivants, je soumets Laurent a l’épreuve
suivante. Alors que sa main droite est soustraite a son regard par un écran
quelconque (oreiller, etc.), je lui enléve l'objet qu’il tient, ou j’effleure ses
doigts au moyen d’un objet, puis j’imprime a l’objet les mouvements les
plus variés. Or, 4 l’inverse de ce qu'il faisait entre 0; 5 et 0; 7, Laurent sait
parfaitement explorer de la main le champ spatial, de tous cétés et, en
particulier, en profondeur. I] parvient ainsi chaque fois 4 retrouver l'objet.

Ces derniéres remarques nous conduisent & examiner enfin


les comportements du quatriéme stade relatifs a la profondeur.
Tout ce que nous avons vu jusqu’ici des « groupes » du présent
stade (en particulier les exemples de « perspectives », de « rota-
tion », etc.) montre que l’enfant accomplit durant ce stade une
série de progrés importants au point de vue de l’ordination,
selon la troisiéme dimension, des divers plans de l’espace, y
compris l’espace lointain.
On se rappelle que, durant le troisieme stade, l’espace se
présentait a l’enfant comme comportant deux régions : celle qui
est au-dela du champ de la préhension et celle qui définit ce
champ lui-méme. Or, si l’« espace proche » du troisiéme stade
implique assurément une certaine perception des distances par
rapport au corps propre (puisque |’enfant s’exerce a saisir les
objectifs visuels), cette perception ne conduit encore a aucune
ordination proprement dite des plans de profondeur ni a aucune
détermination des distances séparant les objets les uns des autres.
Quant a l’espace « lointain » du troisiéme stade, il constitue une
sorte de plan unique, analogue a ce qu’est l’espace céleste pour
notre perception immédiate, sans perception des distances ni
a fortiori aucune ordination des plans de profondeur.
Or, les diverses acquisitions du quatriéme stade transfor-
ment cet état de choses. En ce qui concerne 1’« espace proche »,
tout d’abord, les progrés de la préhension (laquelle, vers ta fin
du troisiéme stade, se généralise de telle sorte que l'enfant cher-
che a saisir n’importe quoi, a des profondeurs croissantes) assu-
150 LA CONSTRUCTION DU REEL

rent une évaluation meilleure des distances. En particulier, le


fait que l’enfant commence a se déplacer et que, sans savoir mar-
cher, il apprend néanmoins a se rapprocher des objets, accélére
cette conquéte de la profondeur. D’autre part, ]’enfant cherche
les objets les uns derriére les autres et inaugure ainsi une ordi-
nation effective des plans de profondeur : les choses ne sont plus
seulement «en avant » ou «en arriére », elles sont « par devant »
ou « par derriére » tel ou tel point de repére, et elles subsistent
méme lorsque des écrans proprement dits les masquent.
De tels progrés relatifs 4 l’espace proche retentissent peu a
peu sur l’espace «lointain», et abolissent toute différence de
structure entre l’une et l’autre de ces deux régions de ]’univers
enfantin.
En premier lieu, le fait méme de la généralisation des essais
de préhension ainsi que les progrés de la motilité de l'enfant
suppriment les frontiéres entre les deux espaces. D’une part,
lenfant parvient a saisir des objectifs de plus en plus éloignés
et 4 construire ainsi la notion de distances toujours plus grandes.
D’autre part, les objectifs réellement inaccessibles acquiérent
un caractére d’éloignement effectif : ils ne sont plus simplement,
comme au troisiéme stade, des objets altérés ou étranges, en
présence desquels la préhension doit céder le pas aux « procédés »
liés a l’efficace du geste, ils se situent dans un espace lointain
par le fait méme qu’ils acquiérent des dimensions permanentes
malgré leur réduction apparente.
En second lieu, |’ordination en profondeur des plans de l’es-
pace proche et surtout la recherche des objectifs masqués par
des écrans se généralisent peu a peu jusqu’a s’appliquer, par
extension croissante, a l’« espace lointain » lui-méme. En d’au-
tres termes, les superpositions d’objets dans le champ de la per-
ception commencent enfin a acquérir pour l’enfant la méme signi-
fication que pour nous: celle d’une succession de plans selon la
troisiéme dimension. I] est vrai que l'enfant, ne sachant point
encore marcher, ne saurait constater expérimentalement |’exis-
tence de tels plans. Mais, par le fait méme qu’il a acquis, dans
l’espace proche, la notion d’objets situés les uns « derriére » les
autres et la notion de |l’écran, il sait interpréter, méme dans
lespace lointain, certaines disparitions totales ou partielles,
comme dues 4 une succession de plans. Voici des exemples:

Obs. 97. — Jacqueline, A 0; 8 (1) déja, en frappant le duvet d’un lit


adulte ot elle est assise, apercoit par hasard un mince filet de lumiére sor-
tant d’une lampe située de l’autre cdté du duvet: elle frappe de plus en
plus fort Je duvet, tout en regardant exclusivement la lampe. [Il est vrai que
rien encore ne prouve, dans cette observation, que la lampe est bien située
LE CHAMP SPATIAL 151
par l’enfant « derriére » le duvet, mais une telle conduite annonce les ordi-
nations réelles. En effet, si ce premier exemple ne constitue qu’un cas de
transition, et par conséquent un cas douteux, le méme genre de conduite
a donné lieu durant les mois suivants 4 des généralisations nettes, d’abord
dans l’espace proche, puis dans l’espace « lointain ».
C’est ainsi que, 4 9; 9 (7), Jacqueline joue avec une poupée qu’elle passe
et repasse devant ses yeux. Elle en vient par une combinaison fortuite A
Ja mettre sur sa téte : regardant en I’air, elle en apercoit alors l’extrémité
des pieds. Aussitét elle s’empresse de |’avancer, de la reculer, de la faire
disparaitre en arriére, bref d’en étudier les transformations.
A 0; 9 (20), de méme, Jacqueline est couchée et tient des deux mains
son duvet. Elle le souléve, l’améne devant sa figure, regarde par-dessous,
puis finit par le lever et l’abaisser alternativement en regardant par-dessus :
elle étudie ainsi les transformations de ]’image de la chambre, en fonction
de l’écran constitué par ce duvet.
A 0; 11 (7), Jacqueline est assise sur un divan. Je fais disparaitre un
objet sous le divan : elle se penche pour le voir. Ce geste montre assez que,
pour elle, ]’objet disparu se situe sur un pian plus profond que celui du bord
du divan, ce dernier plan appartenant déja lui-méme a l’espace « lointain »
(inaccessible 4 la préhension).
De méme a 1; 0 (0), lorsque je fais disparaitre derriére mon dos un hochet
sonore (voir chap. I, obs. 48), Jacqueline se penche de coté pour parvenir
a voir derriére mon dos. Or, je suis 4 environ deux métres d’elle: elle par-
vient donc nettement a concevoir, A ce moment, trois plans de profondeur
diment ordonnés, l’espace situé devant moi, l’espace que j’occupe et l’es-
pace s’étendant derriére mon dos (ce dernier plan étant celui sur lequel elle
localise d’abord le hochet disparu).

Obs. 98. — Lucienne, 4 0; 9 (7) est assise dans son berceau et regarde ma
main. Je laisse alors pendre mon bras: elle se souléve aussit6t pour revoir
ma main, en suivant des yeux la ligne de mon bras. Elle concoit donc le
bord du berceau comme un écran, elle situe l’objet sur un plan plus profond
et en partie invisible, et, pour résoudre le probléme, elle se déplace elle-
méme. — Cet ensemble de conduites est donc trés caractéristique de ce
quatriéme stade.
A 0; 9 (8), également, elle se souléve, puis se rapproche pour mieux me
voir lorsque je me fais petit et apparais contre le bord du berceau. Elle
parvient a exécuter ces mémes conduites lorsque je l’appelle simplement,
dans une position analogue, mais sans me montrer.

Obs. 99. — Laurent, a 0; 7 (29), regarde une boite que je fais descendre
jentement derriére un coussin. Au moment ot elle disparait, il reléve la téte
pour mieux voir et se penche méme légérement en avant. La méme expé-
rience, souvent tentée durant les semaines précédentes n’avait pas donné
lieu jusqu’a ce jour a une telle réaction. Sans doute faut-il mettre l’appari-
tion de cette conduite en corrélation avec le fait que, depuis deux ou trois
jours, Laurent se reléve dans son lit et regarde par-dessus le bord.
Mais il faut noter que, a 0; 7 (29) encore, Laurent n’était pas capable
de se soulever ainsi pour voir par-dessus 1’écran lorsque celui-ci était a plus
de 50 cm. de |’enfant : tout se passe donc comme si |’ordination des plans
de profondeur débutait dans l’espace proche pour se prolonger ensuite
seulement dans l’espace lointain.
A 0; 8 (7), je note que Laurent, assis dans son nid-volant et presque
renversé en arriére, se redresse pour me voir par-dessus le bord lorsque je
suis couché par terre et que je l’appelle.
2 LA CONSTRUCTION DU REEL

A 0; 8 (25), il se hausse pour me voir par-dessus un coussin, quelle que


soit la distance de celui-ci. A 0; 9 (10), il se penche également de cdté, pour
me voir derriére un coussin (ou une porte).
A 0; 9 (30), il se penche de c6té pour voir son biberon caché derriére mon
bras vertical. On se rappelle, en outre, que, dés 0; 9 (21), lorsque je lui
présente son biberon A l’envers, il se penche de cété pour apercevoir la
tétine.
Toutes ces conduites attestent donc l’existence d’une ordination des
plans en profondeur.

De telles observations montrent assez combien |’ordination


des plans de profondeur, laquelle commence par l’espace proche
en fonction des mouvements de la préhension et de la recherche
des objectifs masqués par des écrans, finit par intéresser l’espace
lointain lui-méme. Celui-ci cesse donc de se déployer en un seul
plan indifférencié, pour s’ordonner en régions de profondeurs dif-
férentes.
En troisiéme lieu, il faut noter combien les conduites dont
nous venons de parler ainsi que la généralisation de la préhen-
sion (favorisée par les déplacements du corps entier de l'enfant),
convergent avec les faits relatifs 4 la perspective, dont il a été
question tout 4 l'heure. On a vu, en effet, que vers 0; 9 l’enfant
commence a se déplacer systématiquement, a se pencher, par
exemple, de droite et de gauche, pour étudier les déformations de
l'image des choses en fonction de ces divers points de vue. On
voit d’emblée la parenté qui existe entre de tels comportements
et ceux des obs. 97 4 99: dans les deux cas, l’enfant découvre
qu’un changement de forme résulte de ses propres changements
de position. Or cette double découverte permet au sujet d’éla-
borer une nouvelle méthode d’évaluation et d’orientation de la
profondeur : c’est celle dont nous avons parlé 4 propos des deux
premiers stades (§ 1 de ce chap.) et qui consiste 4 déterminer la
parallaxe des objets éloignés en fonction de leurs déplacements
les uns par rapport aux autres. Comme nous le disions, il suffit,
en effet, d’un mouvement latéral de la téte pour percevoir un
déplacement égal et de sens inverse de la table située 4 30 cm.
des yeux, un déplacement plus faible des arbres A 30 m. et un
déplacement trés léger de la montagne A 3 km.: ce sont des
mouvements qui permettent d’ordonner les plans lorsque la per-
ception directe ne fournit pas d’autres indices. Or il est évident
que, sans aucune réflexion sur un tel phénoméne, un enfant de
9-12 mois peut déja en tirer parti pratiquement, A condition
d’unir a la découverte des changements de perspective la con-
naissance des relations d’objets-écrans 4 objets masqués. Ces
connaissances étant acquises a 9-10 mois, il semble ainsi proba-
ble que l’enfant est désormais apte A construire des groupes de
LE CHAMP SPATIAL 153

déplacements relatifs 4 la profondeur. Ces groupes objectifs


demeurent limités, comme les précédents, a des opérations sim-
plement réversibles (mouvements latéraux de la téte, etc.), mais
ils n’en marquent pas moins un progrés considérable par rapport
a ceux du stade précédent.
Seulement, cette série d’acquisitions, dont l’essentiel découle
donc de la découverte de la réversibilité des opérations (cacher
et chercher un objet sous un écran, avancer et reculer la téte ou
lobjet pour comparer les dimensions apparentes aux dimensions
constantes, remuer la téte de droite et de gauche pour étudier les
perspectives, etc.) n’entraine pas sans plus la constitution de
groupes objectifs complexes ni par conséquent celle d’un espace
immobile dans lequel le sujet se situerait lui-méme en entier.
En effet, si enfant concoit bien les déplacements de l’objet par
rapport a lui, et établit de ce point de vue des groupes objectifs,
il ne généralise pas encore cette découverte en ce qui concerne
les relations des objets entre eux, lorsque ces relations dépassent
la simple réversibilité. C’est cette circonstance qui explique pour-
quoi, aprés avoir trouvé un objet sous un écran A, l’enfant ne le
cherche pas sous l’écran B, bien qu’il ait vu l'objet placé en B:
comme nous l’avons établi précédemment, l’enfant de ce stade
recherche les objets en A, sans tenir compte ainsi de leurs dépla-
cements successifs. Du point de vue de l’espace, une telle con-
duite indique évidemment que le sujet continue de situer les
choses par rapport a lui et non pas les unes par rapport aux
autres : l’objet a, en quelque sorte, une position absolue, qui est
celle dans laquelle l’enfant l’a atteint une premiére fois. Quant
a la succession des déplacements, elle ne constitue point encore
un « groupe ». L’espace est donc loin de former un milieu homo-
géne tel que les corps puissent s’y déplacer en relation les uns
avec les autres : il consiste encore en faisceaux qualitatifs ordon-
nés en fonction de l’action et en tableaux d’ensemble objectivés
comme tels et non point dans leurs éléments. Le corps propre
joue donc toujours, dans cet espace, un réle illégitime, parce
que privilégié.
D’ou deux conséquences. La premiere est que l'enfant n’est
pas capable de percevoir ses propres déplacements en dehors des
simples groupes a opérations réversibles : il sait remuer ses mains
ou sa téte, se retourner pour suivre un mobile dans son dos,
avancer son tronc entier pour se rapprocher des objets a saisir,
mais il ne se concoit point encore comme susceptible d’exécuter
des mouvements d’ensemble. En outre, méme dans les situations
ou suffiraient les opérations réversibles, il ne parvient pas 4 com-
prendre la relativité entre ses mouvements a lui et ceux des objets.
154 LA CONSTRUCTION DU REEL

Obs. 100. — A 0; 10 (8), Lucienne a la téte coincée entre une paroi et


un cordon vertical. Elle cherche a se dégager en poussant le cordon, mais
n’aboutit a rien. Il lui serait trés facile de reculer simplement, soit en reti-
rant sa téte soit en redressant son torse, mais ]’idée de lui en vient point.
De méme Laurent, entre 0; 9 et 0; 10, ne sait pas se déplacer convena-
blement pour me retrouver derriére un fauteuil: lorsqu’il est assis dans le
fauteuil et que j’apparais de derriére le dossier sur sa droite, il ne sait pas
me chercher sur la gauche aprés ma disparition. Il fera le contraire a
0; 11 (22): voir obs. 105.

En second lieu, par le fait que le « groupe » ne dépasse pas


le niveau des simples opérations réversibles, l’enfant ne parvient
pas a établir des relations complexes entre les objets eux-mémes.
Assurément il commence 4a les mettre en rapport les uns avec
les autres, puisque la conduite caractéristique de ce quatriéme
stade, du point de vue du fonctionnement de l’intelligence, con-
siste en une coordination des schemes indépendants et que cette
coordination entraine elle-méme une mise en relation des objets
comme tels (voir vol. I, chap. IV, § 1-3). Seulement, cette mise
en relation demeure élémentaire, du point de vue spatial. Lors-
que, par exemple, l’enfant repousse un obstacle pour atteindre
lobjectif, ou rapproche la main d’autrui d’un objet sur lequel il
désire qu’elle agisse, ou méme (vol. I, obs. 130) lache un solide
au-dessus d’une cuvette pour qu’il fasse du bruit en la heurtant,
etc., il se borne 4 utiliser des relations simples telles que « éloi-
gnher de » ou « rapprocher de ». C’est pourquoi les « groupes » qui
résultent de tels comportements demeurent 4a mi-chemin des
groupes subjectifs et des groupes objectifs et ne consistent
qu’en groupes d’opérations réversibles. Un systéme de reijations
plus complexes entre les objets comme tels n’apparaitra que
lorsque la coordination des schémes se prolongera elle-méme en
accommodations précises, grace au mécanisme des « réactions
circulaires tertiaires » et de l’« expérimentation active », c’est-
a-dire durant le cinquiéme stade. Pour le moment, les relations
spatiales essentielles manquent encore au tableau du comporte-
ment de l’enfant, car tous les « groupes » énumérés précédemment
demeurent relatifs aux rapports des objets avec la conduite du
sujet et ne s’appliquent toujours pas aux relations des objets
entre eux indépendamment de l’action propre.
Un exemple caractéristique de cette situation est celui des
rapports des objets posés les uns sur les autres, autrement dit
de la relation « posé sur », Il semble, au premier abord, que |’en-
fant du quatri¢éme stade comprenne bien cette relation, puisqu’il
est capable de chercher un objectif sous un écran et qu'il sait
rapprocher ou éloigner les corps les uns des autres, donc les met-
tre en contact ou les séparer. Mais, en réalité, toutes les conduites
LE CHAMP SPATIAL 155

de ce type qu’utilise l’enfant demeurent relatives 4 l’action en


cours et aucune d’entre elles n’entraine un rapport réel des objets
les uns avec les autres indépendamment de cette action elle-
méme. Autrement dit, l’enfant qui cherche a atteindre un objec-
tif sous un écran comprend que l’écran est situé « sur » l’objet,
mais dans la mesure seulement ou cette relation est pour ainsi
dire relative a lui ou a son action et non pas donnée pour elle-
méme entre deux objets indépendants. Deux groupes corrélatifs
de faits permettent de ]’établir. Le premier tient a Ja difficulté,
étudiée par St. Szuman et St. Baley, qu’éprouve l’enfant a saisir
un objet «sur» un autre lorsqu’il les percoit simultanément. Le
second tient a l’incapacité dans laquelle se trouve l’enfant de ce
stade, d’amener 4 lui l’objectif en utilisant comme intermédiaire
le support sur lequel cet objectif est posé.
Pour ce qui est du premier de ces phénoménes, M. St. Szu-
man a montré ! que les enfants du septiéme mois ne savent pas
saisir un petit objet placé sur un support: lorsqu’il s’agit de
mettre cet objet dans la bouche, ils s’emparent du support et
cherchent a avaler l’objet avec le support méme. A la suite de
cette intéressante découverte, M. St. Baley ? a repris ces expé-
riences sur des enfants et des singes et a observé une réaction
non moins intéressante qu’il a appelée la « réaction négative »
par rapport a la « réaction positive » de Szuman: certains enfants
renoncent a saisir l’objet désiré dés qu’il est placé sur un support.
M. Baley a retrouvé cette réaction négative chez des singes infé-
rieurs comme les cercocebras et les mandrils, tandis que la réac-
tion positive est fréquente chez les lémures. Ces deux formes de
comportement se sont en outre révélées dépendantes des dimen-
sions du support : un petit support entraine plutét la réaction
positive, tandis qu’un support de plus grandes dimensions con-
duit davantage a la réaction négative. Dans le cas de la réaction
négative, l’animal présente souvent un comportement curieux,
«comme s’il avait peur ».
Or, nous avons retrouvé les mémes faits durant le troisieme
et encore durant tout le présent stade et sommes parvenu a la
conclusion, en les analysant en relation avec les autres conduites
caractéristiques de ces stades, qu’il s’agit d’une difficulté géné-
rale 4 concevoir les rapports des objets entre eux (par opposition
aux rapports des objets avec le sujet lui-méme). C’est cette diffi-
culté générale qui empéche |’enfant de concevoir que deux objets

1 Sr. SZUMAN. Observations sur la perception syncrétique chez l'enfant, Polskie


Archiwum Psychologji, vol. If (1927), n° 1.
2ST. BaLEY. Comportement des enfants et des animauz en présence des objets
placés sur un support, Polsk. Archiw. Psychol., vol. I (1932), m° 4.
156 LA CONSTRUCTION DU REEL

puissent étre indépendants |’un de |’autre alors que le premier


est « posé sur » le second :
Obs. 101. — A 0; 6 (22), Laurent cherche a saisir une bofte d’allumet-
tes. Au moment 00 il va ]’atteindre, je la pose sur un livre: il retire alors
aussit6t sa main, puis saisit le livre lui-méme. I] demeure embarrassé jus-
qu’a ce que la bofte glisse et qu’il la dissocie ainsi, grace 4 cet accident, de
son support.
Mémes réactions avec un crayon, un canif, etc. Par contre, lorsque je
pose sur le livre un gobelet étroit et profond, qui se détache donc bien, par
son relief, de l’objet servant de support, Laurent s’en empare directement.
Mais cette expérience ne l’instruit en rien quant au probléme général, et,
lorsque je remets la bofte d’allumettes sur le volume, il n’essaie toujours
pas de la saisir sans plus.
A 0; 6 (27), je reprends l’expérience en posant l’objectif (une bofte
d’allumettes, une gomme, une montre, etc.) tantét sur un calepin, tantdt
sur la paume de ma main. Laurent n’a pas essayé une seule fois de saisir
l’objet directement, méme lorsque sa main était déja tendue et le touchait
presque au moment o0 j’ai glissé le support par-dessous. En outre, lorsque
Laurent s’empare du support et que je retiens ce dernier, i] ne revient pas a
l’objectif mais frappe le tout sans essayer de dissocier Jes deux objets l’un
de ]’autre.
A 0; 7 (1), mémes réactions. Je pose l’objectif tantét sur le dos de ma
main, tant6t sur un petit coussin : Laurent tend la main pour saisir l’objet
(un petit mouton de caoutchouc, un ours en peluche de 10 cm., etc.) tant
que celui-ci est simplement offert du bout des doigts, mais, sitét que je le
pose sur le support, Laurent frappe celui-ci en renongant a l'objet.
A 0; 7 (28), c’est-a-dire en plein quatriéme stade, aprés qu’il a appris
A repousser l’obstacle interposé entre ses mains et |’objectif, Laurent cher-
che a saisir un grelot : au moment o0 je le dépose sur ma paume renversée,
l’enfant retire sa main, puis saisit la mienne et au moment seulement o0 le
grelot se met a vaciller, s’en empare directement. Avec une bofte d’allu-
mettes, le résultat est négatif : il frappe ma main et renonce 4 l’objectif.
A 0; 8(1), je reprends systématiquement |l’expérience, en posant un
mouton de caoutchouc, une chaine de montre, etc., sur un carnet : i] s’em-
pare du support et non pas de |’objet. Par contre, lorsque je pose les mémes
jouets sur un grand coussin, il les saisit sans plus: la disproportion des
dimensions du coussin avec celles de l’objectif explique évidemment que le
premier ne soit pas con¢u comme un support, par rapport au second, mais
comme une sorte de fond neutre.
De 0; 8a 0; 10, environ, ces derniéres réactions se sont maintenues
constantes. Sur des coussins, des couvertures, etc., bref des supports de
surface assez grande pour étre assimilés A de simples fonds neutres, l’enfant
cherche 4a saisir directement l’objet. Au contraire, sur des corps de dimensions
exigués, l’objectif cesse d’étre percu comme directement accessible, et c’est
le support méme dont s’empare |’enfant.
A 0; 10 (5), enfin, Laurent s’empare immédiatement des boftes d’allu-
mettes, gommes, etc., posées sur un carnet ou sur ma main: il dissocie donc
bien l’objectif du support lui-méme.

De tels faits parlent bien en faveur de I’hypothése de MM.


Szuman et Baley, selon laquelle la maniére méme dont |’enfant
percoit l’objet, par rapport au substrat, s’oppose A ce qu'il le
dissocie de ce dernier. Mais il faut ajouter que ce défaut de la
LE CHAMP SPATIAL 157

perception tient a un caractére général des groupes spatiaux de


ce stade: c’est que les mouvements et positions des mobiles ne
sont pas concus encore comme des relations des objets entre
eux, indépendamment de l’action, et qu’ainsi la notion d’un
objet « posé sur » un autre n’est pas encore comprise de J’enfant.
En effet, quelles que soient les relations pratiques que l'enfant
établit entre les objets, au cours de la coordination des schémes
qui caractérise ce quatriéme stade, il ne lui arrive point encore
d'‘étudier ces relations pour elles-mémes, c’est-a-dire d’expéri-
menter réellement sur les objets comme tels, en les déplacant,
par exemple, les uns par rapport aux autres ou, précisément, en
les posant les uns sur les autres en une série de situations variées.
C'est au cours des « réactions circulaires tertiaires » caractéristi-
ques du cinquieme stade, que débutera cette conduite.
I] suffit, pour vérifier ces affirmations, d’observer la difficulté
qu’éprouve l’enfant la premiere fois qu’il essaie de mettre en
équilibre un objet sur un autre: par le fait méme qu'il ne se
représente pas les relations des objets les uns par rapport aux
autres, il n’est pas capable des opérations les plus simples de
rotation ou méme de déplacement quand elles ne sont pas effec-
tuées relativement 4 lui, mais qu’elles impliquent un rapport
entre les objets eux-mémes. Voici un exemple pris a la limite du
quatriéme et du cinquieme stade:
Obs. 102. — A 0; 11 (27), Jacqueline fait tomber un dé a coudre d’une
boite de bois sur laquelle j’ai posé l’objet: elle le pousse trés légérement,
mais trés svystématiquement jusqu’au bord pour qu’il tombe. I] y a la un
début d’expériences, relatives a l’espace lointain, qui caractérisent le stade
suivant.
Mais lorsqu’il s’agit de remettre correctement le dé sur la bofte, elle s’en
montre incapable. Elle le remet a l’envers ou de cété: le dé glisse au lieu de
tenir en place. Elle essaie de corriger : je lui montre alors comment je pose
le dé sur son ouverture (sur la base la plus large). Elle cherche 4 m’imiter
ou a trouver elle-méme la position d’équilibre, mais elle n’y parvient pas.
Tout se passe donc comme si elle ne savait pas retourner systématiquement
un objet sur un autre, alors qu’elle le sait trés bien quand c’est par rapport
a elle seule.

Mais il y a plus. La preuve que la relation « posé sur » n’est


pas comprise durant le présent stade, c’est que l’enfant ne décou-
vre pas, jusqu’au cinquieme stade, ce que nous avons précisé-
ment appelé la «conduite du support » en ce qui concerne les
étapes du fonctionnement intellectuel (vol. I, chap. V, § 2).
La «conduite du support » consiste, ainsi que nous l’avons
vu, A attirer a soi un objet trop éloigné pour étre saisi sans plus
en se servant, comme intermédiaire, du support sur lequel il est
placé: par exemple, tirer une couverture ou un coussin, etc.,
158 LA CONSTRUCTION DU REEL

pour atteindre une montre posée 4 leur extrémité. Or, chose


curieuse, l’enfant du quatriéme stade demeure incapable d’un
tel comportement (sauf, bien entendu, en cas de dressage spé-
cial), alors que, dans le cas des supports a dimensions restreintes
(dont il a été question tout 4 l’heure), il ne dissocie précisément
pas l’objectif de l'objet sur lequel il est placé. Cette contradic-
tion n’est, cela va de soi, qu’apparente, et nous allons constater,
a examiner les difficultés de l’enfant, qu’elles tiennent a nou-
veau a l’incompréhension de la relation « posé sur » :

Obs. 103. — 1. A 0; 7 (29), Laurent cherche a saisir une bofte que j’ai
placée a 40 cm. de lui, sur un grand coussin plat et léger. Il essaie d’abord
de l’atteindre directement, en se penchant en avant, mais il s’en faut encore
d’au moins 10 cm. II] s’agrippe alors au coussin pour deux raisons ; d’abord,
pour maintenir son équilibre et ensuite, parce que, décu de ne pas saisir
la bofte, il s’empare d’autre chose 4a la place (ainsi que c’est presque la régle
en tel cas). Seulement, il ne s’apercoit pas que, en tirant le coussin, il déplace
la bofte : il ne comprend donc pas la relation et abandonne la partie.
Deuxiéme et troisiéme essais : mémes réactions avec échec final.
Quatriéme essai : Laurent cherche toujours 4 saisir la bofte directement,
puis il tire le coussin et, voyant la bofte se rapprocher, il le lache pour essayer
de la saisir. Aprés quoi, il tire de nouveau le coussin, puis le lAche encore
pour atteindre directement la bofte. Le méme jeu se répéte un certain nom-
bre de fois et, finalement, Laurent attrape la boite. J’ai eu, a ce moment
l’impression que la « conduite du support » était acquise, autrement dit que
les essais précédents étaient systématiques, mais la contre-épreuve suivante
montre combien cette premiére impression était trompeuse :
Cinquiéme essai. Je mets le coussin un peu plus loin que précédemment,
mais en le laissant parfaitement accessible 4 la main de |’enfant. Le coussin
est posé lui-méme sur une couverture qui recouvre les genoux de Laurent.
Je place enfin la bofte au centre du coussin. Laurent essaie alors immédia-
tement d’atteindre la bofite. Mais, n’y parvenant pas, il n’a pas l’idée de
tirer a lui le coussin : il s’agrippe simplement a la couverture et la tire machi-
nalement, comme il faisait précédemment avec le coussin. Ce geste demeure,
il va de soi, inefficace et Laurent renonce a tout autre essai, non sans avoir
tenté encore plusieurs fois de saisir directement la bofte.
II. A 0; 7 (30), je reprends l’expérience, en reproduisant le dispositif
du cinquiéme essai précédent. Laurent tend la main, se penche, etc., puis
ne pouvant atteindre sans plus la bofte, il attrapela couverture sous le cous-
sin et la tire. Cette conduite se répéte une série de fois, mais, Aaucun moment
Laurent ne cherche a se servir du coussin lui-méme, comme intermédiaire.
I] ne le congoit donc pas comme un support. Quant a la couverture, il va
de soi qu’il ne Ja considére pas non plus comme un support ou un intermé-
diaire : il la tire soit machinalement soit a titre de substitut de la boite
(pour abréagir son besoin de saisir).
III. A 0; 8(1), je reprends systématiquement les expériences précé-
dentes. Laurent présente nettement trois réactions distinctes :
1° Lorsque le coussin est prés de ]’enfant et la bofte située A l’extrémité
de ce support, Laurent cherche a atteindre directement Ja boite de la main
droite tandis qu’il s’agrippe au coussin de la main gauche et le tire a lui.
Il arrive alors a saisir la boite et donne l’impression de posséder le schéme
du support (donc de se servir du coussin comme intermédiaire).
LE CHAMP SPATIAL 159

2° Mais des que le coussin est plus éloigné et posé lui-méme sur une
couverture, Laurent s’agrippe 4 la couverture seule (de la main gauche),
tout en cherchant A saisir la bofte (de la main droite). Il ne se soucie donc
plus du coussin lui-méme et témoigne ainsi de son incompréhension de la
situation.
3° Bien plus, lorsque le coussin est de nouveau rapproché et que je
maintiens la boite 4 20 cm. au-dessus de son extrémité, Laurent tend la
main droite vers l’objectif tout en tirant a lui le coussin de la gauche ! C’est
bien ia la preuve que cette derniére conduite n’a rien a voir encore avec le
schéme du «support ».
Iv. A 0; 8 (7), Laurent cherche a atteindre ma montre, placée sur le
méme coussin. I] tend la main droite vers l’objectif et tire le coussin de la
gauche. Mais il n’y a 1a qu’un effet de la syncinésie et aucun effort adapté
pour amener a lui la montre: il ne tire, en effet, jamais le coussin des deux
mains comme il le ferait s’il s’en servait comme d’un intermédiaire.
Méme expérience avec une couverture : Laurent tire également la cou-
verture de la main gauche tout en cherchant a atteindre la montre de la
droite. Mais la couverture, étant plus maniable que le coussin, céde d’em-
blée et améne la montre.
Je reprends alors l’expérience avec le coussin: échec complet, comme
précédemment.
V. Mémes réactions négatives a 0; 8 (8), a 0; 8 (10), a 0; 8 (28), a
0; 9 (0), a 0; 9 (20), ete.
VI. A 0; 9 (24), j’essaie d’un nouveau dispositif. Laurent est assis
dans un grand lit en face d’un duvet blanc pratiquement horizontal. Je
mets sur le duvet un linge jaune, obliquement, dont une extrémité est a
cété de lui, a sa disposition, et l’autre extrémité devant lui, inaccessible a
la préhension. Je place une poupée sur cette seconde extrémité. Laurent
essaie alors d’atteindre directement cette derniére, mais, A aucun moment,
il ne tente de se servir du linge comme intermédiaire. II finit par tirer le drap
qui est immédiatement devant lui.
Je reprends |’expérience les jours suivants, sans plus de succés. A
0; 10 (12) encore, aucun des essais précédents ne réussit.
A 0; 10 (16), par contre, Laurent comprend la relation, ainsi que l’on a
vu dans le vol. I (obs. 148). Mais a cette date, il appartient déja au cinquiéme
stade par ses diverses réactions.

Cette longue observation semble donc prouver que, durant


tout le quatrieme stade, Laurent est demeuré incapable d’utiliser
un support pour amener 4 lui l’objectif. Or, précisément durant
la méme époque (jusque vers 0; 10 (5), il ne parvenait point a
saisir directement un objectif placé sur un support de dimensions
restreintes (un calepin, un livre, ma main, etc.). Qu’est-ce a dire,
sinon que dans |’un et |’autre cas, l’enfant n’a pas Ja notion d’un
objet « posé sur » un autre ? Lorsque le support est exigu, l’ob-
jectif est percu ou concu comme ne faisant qu’un avec lui: il
faut que l’objectif se mette en mouvement pour que l’enfant par-
vienne a le dissocier. Lorsque le support est de grande surface,
au contraire, il constitue une sorte de fond neutre: l’enfant ne
comprend pas que l’objet est « sur » lui et que le mouvement du
premier entrainera donc celui du second.
160 LA CONSTRUCTION DU REEL

Un tel exemple est donc bien de nature a nous faire com-


prendre les limitations des conduites de ce stade. L’enfant du
quatriéme stade parvient, il est vrai, a ordonner ses schemes,
donc a mettre les objets en relations pratiques les uns avec les
autres. Mais ces relations ne constituent pas encore un systeme
de rapports entre les objets comme tels. Les groupes complexes
caractérisant l'espace « objectif » restent donc a construire, les
groupes de mouvements «réversibles» étant jusqu’ici seuls
élaborés.
En conclusion, l’espace de ce stade réalise un grand progres
sur le précédent, dans le sens de l’objectivité. Si, comme le dit
M. Brunschvicg, concevoir l’espace consiste d’abord a le meu-
bler}, l'enfant commence a le concevoir: il dote les tableaux
percus de permanence substantielle, construit la notion d’objets
a forme et dimensions permanentes et distingue ainsi les change-
ments de position des changements d’état. Bien plus, par la
découverte des opérations réversibles, il labore un premier type
de groupes objectifs et dépasse le niveau des groupes subjectifs.
Le groupe subjectif n'est en effet qu'un groupe de mouvements
apparents, ne dissociant point encore les déplacements du sujet
lui-méme de ceux des objets. Le groupe des opérations réver-
sibles constitue au contraire un groupe objectif, mais limité aux
rapports élémentaires du sujet et de l'objet. Seulement, s’il sort
ainsi de son solipsisme, le sujet de ce stade demeure égocentri-
que, géometriquement parlant : il ne concoit pas encore les posi-
tions et les déplacements comme relatifs les uns aux autres, mais
uniquement comme relatifs 4 lui. I] ne situe donc toujours pas
son corps entier dans un champ immobile comprenant les autres
corps au méme titre que le sien. I] situe correctement tout par
rapport a lui, mais sans se situer lui-rméme dans un espace
commun.

§ 4. LE CINQUIEME STADE: LES GROUPES « OBJEC-


TIFS ». — Le cinquieme stade marque un progrés essentiel dans
la construction du champ spatial : c’est l’acquisition de la notion
du déplacement des objets les uns par rapport aux autres, autre-
ment dit l’élaboration des groupes « objectifs » de déplacements
au sein d’un milieu homogéne.
Le critére de l’apparition du stade, en ce qui concerne la
notion d’objet, c’est, en effet, que l'enfant parvient a tenir

? Léon Brunscavicc. Les Etapes de la Philosophie mathématique, ainsi que


L'Expérience humaine et la Causalité physique, Paris (Alcan). Ceux de nos lec-
teurs qui connaissent ces beaux livres reconnaitront facilement tout ce que nous
leur devons dans ces pages.
LE CHAMP SPATIAL 161

compte des déplacements successifs de la chose qu’il recherche.


Jusque-la, il ne tenait compte que d’un déplacement privilégié
(il cherchait systématiquement l'objet 1a ov il l’avait trouvé une
premicre fois), c’est-a-dire qu’il négligeait l’ordre des déplace-
ments, méme lorsqu’ils avaient tous été directement percus.
D’ot l’impossibilité de situer les mouvements des objets dans
un systeme d’ensemble assurant au champ spatial son homo-
géncité. Dorénavant, au contraire, l'enfant tient compte des
déplacements successifs. I] sait que, lorsque des objets ont passé
de la position A a la position B ou a la position C, cela ne sert
de rien de le rechercher en A: il ne reste donc plus accroché au
souvenir d’une position privilégi¢ée, mais retient et réunit en un
« groupe objectif » l'ensemble des déplacements. Maintenant donc,
et pour la premiere fois, il concoit l’espace comme le champ
homogéne dans lequel se déplacent les objets les uns par rapport
aux autres.
Peut-on trouver, en dehors de l’expérimentation et par sim-
ple observation, des conduites spontanées attestant l’existence
de cette découverte et dépassant le niveau des simples opérations
réversibles ? Nous allons le montrer. I] faut tout d’abord citer
le comportement si intéressant qui consiste 4 jeter un objet en
dehors du champ visuel et a le retrouver par un chemin diffeé-
rent de celui qui a été suivi pour le cacher : il ne s’agit donc plus
ici d’une simple réversibilité des mouvements, mais de mouve-
ments complémentaires se refermant les uns sur les autres. Nous
sommes donc en présence de I’élaboration de groupes objectifs
découverts par l'enfant lui-méme:

Obs. 104 — Jacqueline, A 1; 1 (7), est assise par terre, tenant en mains
un baton. Elle le lance derriére elle (en mettant son bras dans le dos) puis
se tourne pour le rechercher. Durant les premiers essais, elle le cherche dans
le sens dans lequel elle l’a jeté, ce qui constitue encore un simple groupe
d’opérations réversibles. Mais, durant les essais suivants, elle se tourne dans
l’autre sens ; quand elle a jeté le baton en passant son bras gauche dans le
dos, elle se retourne a droite pour le rattraper et vice versa. — Cette con-
duite se répéte de nombreuses fois durant les semaines suivantes.
A 1; 3 (6), méme expérience avec une poupée : elle la met derriére elle
avec la main gauche, puis elle se tourne a droite pour la ravoir. Méme chose
dans |’autre sens.
A 1; 3 (2), elle est assise A cOté de sa mére, laquelle lui prend des mains
une poupée pour se la mettre dans le dos (en passant par devant) : au lieu
de suivre la méme trajectoire, Jacqueline cherche directement dans le dos
de sa mere: elle applique donc a sa mére le « groupe » découvert sur elle-
méme a 1; 1 (7).
A 1; 3 (9), elle a en mains une épingle fermée : elle la pose d’une main
aussi loin que possible d’elle-méme, puis la reprend de l’autre main. Elle
répéte la chose une série de fois en changeant sans cesse Vordre des mains
ainsi que la position de l’objet qu’elle met sur le sol.

{1
162 LA CONSTRUCTION DU REEL

Obs. 104 bis. — Lucienne, a 1; 1 (18), est assise a terre et met derriére
elle une poupée d’une main pour la reprendre de l’autre main en se retour-
nant du c6été inverse.
A 1; 3 (17), elle lache un soulier derriére sa téte, par-dessus son €épaule
pour se retourner ensuite, le retrouver et recommencer.

Obs. 105. — Chez Laurent les mémes groupes sont apparus vers la fin
de Ja premiére année et au commencement de la seconde, mais, au lieu de
prendre naissance a propos du corps propre, ils ont surgi spontanément
d’abord a propos des objets.
A 0; 11 (22), Laurent est derriére un dossier de fauteuil, qui me masque
presque entierement. Je disparais : il se penche alors a gauche pour me voir,
rit, puis de lui-méme se penche a droite pour me retrouver (voir obs. 100).
A 1; 1 (26), Laurent jette dans son dos une bofte et se retourne aussitot
pour la rechercher. Tantdt il s’oriente du cété méme ou il l’a lancée, mais
tantét il fait l’inverse.
A 1; 2 (16), méme observation avec d’autres objets. A 1; 2 (25) encore,
il jette dans son dos, soit par-dessus son épaule, soit en déplagant son bras
a la hauteur des hanches, un certain nombre de jouets qu’il recherche
ensuite de l’autre cété.
A 1; 2 (26), il applique le méme « groupe » a ma propre personne: je
mets une cuiller dans mon dos et immédiatement il la retrouve en passant
par l’autre cété.

On voit que de tels comportements consistent a elaborer


spontanément un certain nombre de groupes de déplacements.
Le plus simple de ces groupes prolonge sans plus celui des ope-
rations réversibles, lequel apparait dcja durant le quatri¢me
stade: cacher un objet pour le retrouver en suivant le méme
chemin. Puis la chose se complique: l’opération de recherche
devient symetrique de celle qui a servi a cacher l'objectif. Mais
ce dernier groupe peut demeurer encore relatif au corps propre :
l'enfant cache derriére lui l'objet a retrouver, ou bien il se tourne
lui-méme pour suivre un mobile qui passe dans son dos. Enfin
apparait le groupe objectif impliquant un systéme de relations
établies entre les choses comme telles: Jacqueline, a 1; 3 (2)
voit un objet disparaitre derriére sa mére et le recherche de
Yautre cété.
Ce dernier type de groupes nous montre en quoi consiste le
progrés principal accompli durant ce stade, par comparaison
avec les précédents : la découverte et l'utilisation des rapports
complexes entre les objets eux-mémes, et non plus seulement
des rapports entre les choses et le corps du sujet ou des rapports
n'impliquant que le groupe des déplacements réversibles. L’en-
semble des conduites que nous allons décrire maintenant déve-
loppent sous toutes les formes ces rapports géométriques établis
entre les objets.
Le comportement le plus typique et le plus important a cet
égard consiste en l'étude expérimentale que fait l'enfant des
LE CHAMP SPATIAL 163

déplacements visibles: porter les objets d’une place a l'autre,


les éloigner et les rapprocher, les laisser tomber ou les jeter par
terre, pour les ramasser et recommencer, faire rouler et glisser
les mobiles le long d'une pente, bref organiser toutes les expé-
riences possibles sur l’espace lointain aussi bien que sur l’espace
proche. Nous avons déja cité certaines de ces observations dans
Je volume I, du point de vue de la « réaction circulaire tertiaire »
et de la « découverte des moyens nouveaux par tdtonnement
dirigé et apprentissage », mais il est nécessaire de les reprendre
ici du point de vue de l’espace:

Obs. 106. -— A 1; 0 (19), Jacqueline suit des yeux un chevalet et une


carte postale qu’elle a fait tomber a terre (vol. I, obs. 144) : elle étudie donc
le déplacement de ces objets en leur imprimant d’elle-méme un mouvement,
et étudie en particulier le déplacement en profondeur.
Dans la suite (voir méme obs.), elle combine cet examen des trajectoires
avec la recherche des objets cachés que nous avons décrite a ]’instant. Ainsi
a 1; 3 (27), elle met sa main sur son épaule et lAche les objets dans son dos,
pour se retourner ensuite et les ramasser: il y a 1A simultanément étude du
déplacement en profondeur et élaboration d’un « groupe ». A 1; 4 (1), de
méme, elle jette les objets sous une table pour les y rechercher, etc.
Les essais de «faire rouler » (vol. I, obs. 145) sont du méme ordre.
Mais ces quelques conduites, dont nous avons déja parlé a propos des
«expériences pour voir », apparaissent, du point de vue spatial auquel nous
nous placons actuellement, comme le simple cas particulier d’une activité,
générale a cet Age, qui consiste a étudier n’importe quels déplacements :
Par exemple Jacqueline, a 1; 3 (9), est assise sur sa chaise pliante, ayant
devant elle les deux plateaux de la table attenante (un plateau supérieur
étroit reposant sur un grand plateau). Elle joue avec une poupée, dont je
note durant vingt minutes consécutives les déplacements. Elle commence
par la poser sur le plancher, a cété d’elle, et a la regarder pour la reprendre
et recommencer. Puis elle la pose sur le plateau supérieur et la pousse légé-
rement du doigt. Elle essaie de divers équilibres puis la repose a plat pour
la pousser. Elle la reprend sans cesse, la repose en un autre endroit du pla-
teau, et tantdt la déplace sans plus, tantdt essaie de la mettre en mouvement
en la poussant. Puis elle la place aussi loin que possible, sur le plateau infé-
rieur, pour la reprendre avec son autre main; apres quoi elle l’approche
de sa figure, jusqu’a la toucher, Puis elle l’applique contre les boules d’un
boulier situé prés de la chaise (le tout a duré dix minutes depuis le début
de l’obs.). Jacqueline recommence a mettre, plusieurs fois de suite, la pou-
pée aussi loin d’elle que possible. Elle rit puis le remet contre le boulier.
Aprés quoi elle la léve au-dessus de la table et la raméne précipitamment
sur Je plateau (Jacqueline ne sait pas encore lAcher les objets : elle les lance
ou les conduit elle-méme, comme ici, de la main). Elle met ensuite la pou-
pée sous le plateau supérieur de la table et va l’y rechercher; méme réaction
plusieurs fois de suite. Elle Ja remet sur le plateau et la frappe du doigt.
Apres une interruption, elle la remet sous le plateau supérieur, et se penche
en avant pour la voir dans cette position. Nouvelle interruption, puis elle se
penche encore pour la voir, elle l’enfonce plus profondément, la ressort et
Venfonce davantage pour la retirer enfin. Elle en frotte le pourtour du pla-
teau, la remet dessous, la retire, recommence et finit par Ja placer aussi loin
que possible sur le plateau inférieur.
164 LA CONSTRUCTION DU REEL

Un moment aprés Jacqueline, dans la méme position, a en mains une


bourse de perles. Méme jeu de déplacements : elle la passe d’un plateau a
l'autre, la glisse sous le plateau supérieur, puis la retire pour la poser dessus
et regarde l’espace qu'elle occupait en dessous, etc.
On voit clairement ce qui intéresse l’enfant en toutes ces démarches:
les déplacements et les positions de l’objet par rapport aux autres corps.
L’action de lancer, ou de cacher et de retrouver, n’intervient donc ici que
comme un simple cas particulier.

Obs. 107. — Lucienne de méme, dés 1; 0, s’intéresse aux déplacements


et les provoque pour les étudier en eux-mémes. A 0; 12 (30), elle pose ma
montre devant elle et étale la chafne, d’abord horizontalement et perpendi-
culairement a elle, puis en différentes autres positions. Aprés quoi elle la
tient verticalement et la secoue. Enfin elle l’étale sur ses Jjambes nues, la
fait glisser et finit par la saisir des deux mains et s’en racler le genou.
A 1; 3 (3), elle passe un caillou a travers les barreaux de son parc et
le rentre. Elle fait de méme avec les trois autres cailloux qu’elle a devant
elle. Puis elle les pose 4 20 cm. d’elle sur un tapis pour Jes rapprocher ensuite.
A 1; 3 (12), elle a une branche de feuillage a la main. Elle en détache
les feuilles pour les lancer a terre successivement. Elle examine chaque fois
avec grande attention la trajectoire suivie. Le méme jour, elle éloigne d’elle
un tamis ét le rapproche alternativement.
Le lendemain, a 1; 3 (13), elle utilise ce méme tamis pour élaborer un
groupe original de déplacements : elle pivote sur elle-méme et lors de chaque
nouvelle position, elle déplace le tamis d’un are de cercle correspondant,
apres l’avoir mis au début aussi loin d’elle que possible. Le tamis décrit ainsi
un large mouvement circulaire autour d’eile, en la suivant dans sa propre
rotation.
A 1; 3 (13) également, elle met une balle dans un arrosoir et la recherche
avec la méme main. Lorsqu’elle ne peut l’atteindre d’emblée, elle change
de main. A 1; 3 (14), c’est une vache de bois qu'elle enfile dans larrosoir
pour l’y rechercher. Lorsque le jouet s’accroche, Lucienne lui imprime un
mouvement vertical de va-et-vient (donc a l’intérieur de l’arrosoir), puisle
remet au fond pour le sortir enfin. Elle fait de méme avec différents autres
objets : un collier, des moules métalliques, etc.
A 1; 4 (8), elle pousse du doigt des plots sur une bofte fermée, et les
conduit au bord jusqu’a ce qu’ils tombent.
A 1; 4 (27), elle étudie la chute d’une petite plume trés légére, qui tombe
en papillonnant. Elle répéte sans fin l’expérience.
A 1; 4 (28), elle transporte une fleur d’un endroit a un autre (d'une table
a un canapé et vice versa). Lucienne la précéde chaque fois, en un chassé&
croisé qu'elle organise elle-méme.

Obs. 108, —- Nous avons yu (vol. I, obs. 140 et 141) comment Laurent,
a 0; 10 (10), a commencé a jeter a terre les objets, non plus pour analyser
l’acte méme du lAcher, mais pour étudier les trajectoires comme telles. Les
semaines suivantes, il a naturellement multiplié de telles expériences. A
0; 11 (28) encore, par exemple, je note que, durant plus d’une demi-heure,
il fait tomber tout ce qu’il trouve, en examinant avec une grande attention
la trajectoire et le point d’arrivée.
Or cet intérét pour les mouvements de chute est allé de pair, dés 0; 10 (15)
environ, avec un intérét systématique pour les déplacements des objets les
uns par rapport aux autres. On se rappelle (obs. 94), que, dés 0; 9, Laurent
a comimencé a déplacer, A la hauteur de ses yeux, les jouets nouveaux ou
LE CHAMP SPATIAL 165

méme connus, pour les «explorer», Mais on ne peut encore parler, a cet
égard, de déplacements des corps les uns par rapport aux autres. Dés la
seconde moitié du onziéme mois, par contre, il semble étudier de tels mouve-
ments. Lorsqu’il est assis, par exemple, a sa table, il s’amuse, non seulement
a faire tomber les objets sur le sol, mais a les changer de place, ales prendre
pour les poser a nouveau, etc. Que de tels gestes soient intentionnels, c'est
bien ce que semble montrer leur destinée ultérieure.
A 0; 11 (18), en effet, le doute n’est plus guére possible sur leur interpré-
tation. Laurent est de nouveau assis a sa table, et A coté d'une chaise. Il a
devant lui divers objets (jouets en peluche, etc.). Or, au lien de les jeter
tous a terre, il en déplace plusieurs en les posant, tantét a quelques centi-
métres de l’endroit ot il les a pris, tant6t sur la chaise elle-méme.
A 0; 11 (29), il me saisit la main pour la poser A quelque distance de
Vendroit o0 elle était et répéte cette manceuvre plusieurs fois de suite. I
la déplace également en lair.
A 1; 0 (23), il est assis devant une table et a cdté d'un plateau. I] met
un plot successivement entre ses jambes, sur la table, entre un coussin et
le dossier de sa chaise, sur le plateau, par terre, etc., et étudie avec atten-
tion ces déplacements.
A 1; 3 (4), encore, il répéte ce que faisait Lucienne presque exactement
au méme 4ge —- a 1; 3 (13): il pivote sur sa base en déplagant un caillou.
Plus précisément, il est assis, pose un caillou devant lui, puis le déplace
sur la droite, corrige sa propre position pour se remettre en face du caillou,
le déplace de nouveau a droite et ainsi de suite jusqu’a décrire un cercle
presque complet.

I] n’est pas de doute que ces conduites n’impliquent tout a


la fois l’élaboration de relations entre les objets comme tels, et
par conséquent celle de groupes « objectifs » plus ou moins com-
plexes de déplacements.
Prenons comme exemple le déplacement d’un objet perpen-
diculairement au regard de l'enfant, déplacement que l'enfant
suit des yeux de maniére a retrouver sans cesse l’objet devant
lui. On a vu précédemment pourquoi ce groupe, qui est apparu
a H. Poincaré comme le plus élémentaire possible, psychologi-
quement parlant, et comme suffisant a assurer la différenciation
des changements de position et des changements d’état, nous a
semblé au contraire demeurer longtemps a I’¢tat de simple groupe
« pratique » ou de groupe « subjectif ». En effet, d’une part l’en-
fant qui suit des yeux un objet ne sait pas, au début, qu'il se
déplace lui-méme, et, d’autre part, il n’établit pas de relations
entre les mouvements de cet objet et ceux, ou les positions, des
objets environnants. Aussi ]’enfant commence-t-il par demeurer
inconscient des groupes que ses actions élaborent, de tels groupes
consistant ainsi en purs groupes « pratiques ». Lorsque, durant le
troisiéme stade, il déplace lui-méme les objets en les manipulant
(par exemple lorsqu’il agite dans l’air un hochet), il situe par
contre ses propres déplacements (ceux de sa main) par rapport a
ceux de l’objet. Seulement il s’ignore toujours a titre de sujet
166 LA CONSTRUCTION DU REEL

visuel et surtout il ne situe les déplacements de l'objet que par


rapport a lui et non pas encore par rapport aux autres corps :
aussi le groupe qu'il élabore en manipulant les choses demeure-
t-il « subjectif » parce que relatif a |’action propre, sans que |’en-
fant se rende compte de cette relativité. Enfin, durant le qua-
triéme stade, l'enfant devient capable d’opérations réversibles
(cacher l'objet et le retrouver, etc.) mais il ne généralise pas cette
découverte jusqu’é la construction de groupes plus complexes
puisqu’il ne tient pas encore compte des déplacements successifs
de la chose cherchée. Au contraire, une opération comme celle
de Lucienne a 1; 3 (13) (tourner sur soi-méme en imprimant a
l'objet un mouvement circulaire correspondant) satisfait aux
deux conditions psychologiques du groupe « objectif », en méme
temps qu’elle constitue un groupe géométrique typique : d’une
part, Lucienne sait bien qu'elle tourne elle-méme et elle distin-
gue ainsi clairement les changements de position de l’objet des
changements d’état; d’autre part, tout le contexte montre assez
qu’en déplacant les corps, Lucienne ne cherche plus simplement
a les utiliser en vue de l’action propre (et ne se borne plus ainsi
a les situer par rapport a elle-méme), mais qu'elle étudie leurs
mouvements les uns par rapport aux autres (elle met les objets
les uns sur les autres, les uns dans les autres, etc.).
De méme, dans tous les autres faits cités, il y a a la fois con-
science des propres déplacements et conscience des rapports
existant entre les objets comme tels : il y a donc groupes « objec-
tifs » de déplacements.
Un autre ensemble de faits, qui montre également l’intérét
de l'enfant pour les rapports des objets entre eux, est celui
des conduites relatives 4 la position et a l’équilibre des corps.
Voici d’abord quelques exemples:

Obs. 109. — Lucienne, A 1; 3 (4) et le lendemain, met un bol de métal


sur un seau de bois (plus petit que le bol) et le }Ache. Il tombe et elle recom-
mence indéfiniment. A 1; 3 (6), elle s’exerce au méme jeu, mais ne lAche
pas le bol avant qu’il soit en équilibre.
A 1; 3 (19), elle empile trois objets. Elle pose sur le sol un moule en
fer (retourné), puis, sur lui une bofte et elle met sur la bofte un jouet qui
tombe. Elle recommence longuement.
A 1; 4 (25), elle pose sur ma jambe un cube de bois, lequel demeure bien
en place mais penché et en équilibre trés instable. Lucienne le regarde avec
attention puis pose néanmoins sur lui un cube plus petit, qui entrafne natu-
rellement la chute du tout.
A 1; 6 (27), enfin, Lucienne entasse des plots en colonne et parvient a
mettre jusqu’a six grands plots en équilibre. Elle les ajuste et corrige leur
position avant de les lacher et sait prévoir quand ils tiendront: il y a la
assurément, une acquisition par «tAtonnement dirigé et apprentissage ».
Elle a essayé également de mettre sur trois plots entassés une petite colonne
LE CHAMP SPATIAL 167

de bois : celle la met au bord du plot supérieur, mais la colonne tient néan-
moins du premier coup. Elle essaie alors d’en poser une autre sur celle-la,
mais tout s’écroule.

Obs. 109 bis. — A 1; 3 (6), Lucienne aligne quatre bols trés réguliére-
ment les uns a c6té des autres et en ligne droite. Elle défait ensuite la série
et recommence.
Les jours suivants elle fait de méme avec des cailloux et des plots, mais
s’en tient a l’alignement rectiligne.

Obs. 110. — Chez Laurent nous ne nous sommes pas borné, comme chez
Lucienne, a observer les conduites spontanées relatives aux positions et a
Véquilibre, mais avons cherché a déterminer par |!’expérience A quel
Age ces relations étaient comprises. On a vu (obs. 101) comment la relation
«posé sur» n’était apparue, a cet égard, que vers 0; 10(5): c’est donc
seulement au début du présent stade que Laurent a su saisir le rapport qui
existe entre un objet et son support. L’obs. 103 nous a montré d’autre part
que, jusqu’a 0; 10 (20), il n’est point parvenu a utiliser le support a titre
d’instrument ou d’intermédiaire. [1 est donc permis d’admettre que, jusque
vers 0; 11, l’enfant n’a guére prété attention aux rapports de position et
d’équilibre. C’est seulement vers cette date, en effet, (obs. 108) qu’il s’est
mis a changer systématiquement les objets de position pour en étudier les
déplacements relatifs.
Mais il faut attendre jusqu’a 1; 0 (15) pour que Laurent étudie systé
matiquement les positions comme telles et les conditions d’équilibre.
A 1; 0 (17), Laurent joue avec une bofte allongée qu’il pose verticalement
pour la pousser ensuite et la faire tomber. I] la redresse aussit6t en la posant
un peu plus loin et recommence. I] continue ce jeu avec une grande assi-
duité, en variant les endroits mais en remettant presque chaque fois la bofte
en hauteur: il y a donc la une recherche intentionnelle de la position ver-
ticale.
A 1; 1 (24), Laurent joue avec de petits meubles en bois. I] les met les
uns sur les autres deux par deux (quatre fois de suite). Il recommence les
jours suivants. A 1; 2 (25), il fait de méme avec des plots.
A 1; 4 (0), enfin, il essaie de faire tenir sur l’une de ses extrémités un
plot allongé en forme de parallélipipéde. Il se met en colére lorsqu’il ne
réussit pas, mais parvient en général a ses fins.
A 1; 4 (1), il met trois tasses l’une sur l’autre. Le méme jour il fait tenir
une poupée sur ses pieds, puis la pose successivement ainsi sur trois rondelles
différentes de carton.
A 1; 6 (0), enfin, il pose un plot sur une bolte et déplace celle-ci pour
étudier les mouvements du plot ainsi provoqués. II finit par remuer la bolte
de plus en plus vite, de maniére a faire tomber le plot. II le remet alors et
recommence le jeu, trés intéressé.

Il est indubitable que ces recherches de l'enfant concernant


les positions et les conditions d’équilibre des corps supposent ou
provoquent, elles aussi, un intérét pour les relations spatiales
des objets entre eux. Lorsque Lucienne met les choses les unes
sur les autres (obs. 109) ou les unes a cété des autres (obs. 109 bis),
elle établit des rapports entre elles, et lorsqu’elle étudie l’équi-
libre de plots ou de poupées, il s’agit toujours d’un équilibre
relatif aux supports.
168 LA CONSTRUCTION DU: REEL

Cet intérét pour les relations de position et de déplacements


des objets entre eux est assurément nouveau si on le compare
aux intéréts propres au quatriéme stade. Le quatriéme stade
inaugure, il est vrai, une conduite impliquant le début de telles
relations : chercher les objets sous les écrans. Mais le rapport
spécial de l'objet caché avec lobjet écran est loin d’impliquer
une mise en relations générale des objets entre eux : la preuve en
est que l'objet trouvé sous un écran A est ensuite recherché en
cette méme position malgré les déplacements qu'il subit ulte-
rieurement. L’objet-écran n’est donc pas concu par l'enfant
comme un objet quelconque avec lequel l’objet caché serait en
relation: l’écran est encore percu relativement au sujet et non
pas relativement a l’objet.
Ceci nous conduit a ]’examen d'une relation qui, pour nous,
rappelle celle de l’écran, mais qui, pour l'enfant, parait liée a
celles du présent stade, c’est-a-dire a la découverte des rapports
spatiaux des objets entre eux : la relation de confenu a contenant.
Ce n’est qu’au début de la seconde année, en effet, que l'enfant
se met a emboiter les objets pleins dans les objets creux et a vider
ces derniers pour retrouver les premiers. Voici quelques exemples :

Obs. 111. — Luctenne, de 1; 2 (28) a 1; 3 (6), met systématiquement


de l’herbe, de la terre, des cailloux, etc., dans tous les objets creux qu’elle a
sous la main: bols, seaux, boftes, etc.
A 1; 3 (6), elle explore du doigt la surface d’une pelle et découvre que
le manche métallique en est creux: elle enfonce son doigt dedans et alors
immédiatement cherche de l’herbe qu’elle introduit dans l’ouverture.
Le méme jour elle embofte des bols (de dimensions identiques) les uns
dans les autres : elle le fait délicatement en examinant avec soin les rapports
des objets entre eux.
A 1; 3 (7), elle a devant elle quatre ou cing cailloux. Elle les met un a
un dans un bol et les ressort de méme. Puis elle transvase d’un bol a l’autre,
toujours un a un.
A 1; 3 (9), elle découvre par contre la possibilité de vider d’un coup
ensemble du contenu d’un récipient: elle accumule dans un panier les
moules de métal qu’elle a sous la main, des pierres, brins d’herbe, etc., puis
elle renverse le tout.
A 1; 3 (12), elle met ses moules (au nombre de cinq) dans un grand tamis,
et les enléve un 4 un. Tantot elle en met deux ou trois en tas, tantét elle en
met un, puis l’enléve, un second, puis l’enléve, etc.
Aprés quoi elle met une pelle dans le tamis, puis le prend et fe renverse
de haut jusqu’a ce que la pelle tombe.
A 1; 3 (14), elle met ses moules dans un arrosoir et vide Je tout d'un
bloc.
A 1; 4 (11), on lui présente pour la premiére fois des boftes encastrées.
Elle cherche aussitét a sortir celles qui sont al’intérieur. N’y parvenant pas,
elle renverse intentionnellement le tout, et le contenu se répand sur le sol.
Puis elle essaie de les remettre, mais hativement et naturellement sans ordre.
LE CHAMP SPATIAL 169

Obs, 112, — Jacqueline, a 1; 3 (28), voit, pour la premiere fois les mémes
cubes a encastrer, mais dispersés sur le sol . Elle en prend un (J), le retourne
en tous sens et met l’index dedans. Elle le rejette et en prend un second (11),
méme comportement (elle met cette fois toute la main dedans). En relan-
gant ce second cube celle le fait tomber par hasard dans un exemplaire
beaucoup plus grand (Ii1) : elle l’en ressort aussitét pour l’y remettre. Puis
elle en prend un autre (IV) qu’elle met aussi dans le grand (III). Elle les
ressort et les remet les deux, plusieurs fois de suite.
Aprés quoi elle en prend un gros (V), presque aussi volumineux que celui
dont elle s’est servi jusqu’ici a titre de contenant (III), et essaie aussitdt de
le mettre dedans. Elle n’y parvient pas et le pose simplement de travers
sur l’ouverture de l’autre. Puis elle arrive a ]’introduire mais pas A le ressor-
tir. Elle n’a pas l’idée de retourner le grand (III) pour faire tomber le plus
petit (V). Elle découvre enfin un procédé adéquat, en glissant son doigt
contre Ja paroi intérieure du petit.
Elle choisit ensuite un cube beaucoup plus petit (VI) et le met dans le
grand (III). Elle le ressort et l’introduit a nouveau une dizaine de fois.
Elie reprend alors le gros (WV) qu’elle remet et ressort bien d’emblée. Puis
elle en prend un petit (VII), qu’elle entre et sort un grand nombre de fois.
Vient alors une expérience curieuse : elle prend l’un des plus gros cubes
(VIII) qu’elle essaie de mettre dans un plus petit (VI): elle tatonne un
moment puis renonce assez vite. Méme réaction une seconde fois.
Puis elle reprend les cubes V et III et essaie de mettre le premier dans
le second. Elle réussit bien a |’introduire mais a grande difficulté a le res-
sortir. Sitd6t parvenue a ses fins, elle recommence une dizaine de fois, par
assimilation fonctionnelle.
Enfin, le cube V étant dans le cube III, elle saisit un cube plus petit
(TV) qu’elle introduit dans le V. Elle le ressort et le remet et en vient a faire
cette opération tantét de la main gauche tantét de la main droiie.

Obs. 113. — Laurent a commencé, vers 1; 2 (18), a mettre des cail-


loux, des petites pommes, etc., dans des tasses, des seaux divers, etc., pour
les renverser ensuite. Cette conduite est devenue, durant les semaines suivan-
tes de plus en plus fréquente. La vision d’un objet creux, entre 1; 3 et 1; 6,
déclenche presque automatiquement chez Laurent l’envie de le remplir,
pour le déplacer et le vider tét apres. A 1; 3 (17), par exemple, il remplit
d’herbes et de cailloux une tasse de métal, pour la vider plus loin, ete.

Ces conduites relatives aux rapports de contenant et de con-


tenu montrent a nouveau |’intérét de l'enfant pour les relations
spatiales des objets entre eux. Quant aux « groupes » ainsi éla-
borés, ils sont d’abord trés frustes et constitués par des opéra-
tions simplement réversibles : meitre un objet dans un autre et
l’en ressortir. Sous cette forme, ils ne dépassent gueére le niveau
des groupes du quatriéme stade, surtout que, comme on Va vu
a propos de la notion d’objet (obs. 60-63), il suffit d’augmenter
le nombre des déplacements pour que l'enfant revienne a la
notion d’une position privilégi¢ée. Mais ensuite le « groupe » se
complique : vider le contenant pour ramasser le contenu a terre,
etc. En outre, lorsque, par exemple, Lucienne vide d’un coup
1 Voir a ce sujet Ch. BOHLER et Hetzer. Kleinkindertests (Barth 1932),
séries X-XITI.
170 LA CONSTRUCTION DU REEL

le contenu d’un panier qu'elle a rempli piéce a piece, elle résume


en une opération unique une série possible d’opérations de
détail.
L’opération qui consiste a retourner le contenant pour le
vider nous conduit aux groupes relatifs aux rolalions ou renver-
sements. On se rappelle qu’au cours du stade précédent |’enfant
était déjA devenu capable de retourner systématiquement les
objets. Mais il se bornait a les retourner en eux-mémes, c est-
a-dire naturellement par rapport a lui. I] s’ajoute a cela, au
cours du présent stade, qu’il apprend 4a les retourner les uns par
rapport aux autres:

Obs. 114. — Jacqueline, a 1; 3 (9), joue avec une poupée et la déplace


comme on a vu dans |’obs. 106. Mais, outre les déplacements, elle s’intéresse
a ses diverses positions par rapport aux objets environnants. C'est ainsi
qu’elle la pose sur ses pieds, puis la retourne et la met sur la téte; aprés quoi
elle essaie de divers équilibres (pench¢ce aux trois quarts, etc.). Enfin elle
la retourne, la face contre le sol, puis la remet sur le dos. I] y a donc la non
seulement étude des positions et de |’¢quilibre, mais une série de renverse-
ments de |’objet par rapport aux autres.
De méme, en possession d’une bourse de perles (voir plus haut la méme
obs. 106), elle la pose sur un cété puis la retourne pour la poser sur l'autre.
Aprés quoi elle la plie en deux et examine la fente ainsi formée: elle la
regarde par-dessous, puis par-dessus, en la renversant systématiquement.

Obs. 114 bis. — A 1; 3 (9), également, Lucienne ouvre et ferme une


gaine de montre. Elle essaie 4 un moment donné par la charniére, puis cor-
rige en tournant progressivement l’objet posé sur la table jusqu’a ce qu'elle
ait la fente située en face d’elle.
On a vu, en outre, comment Lucienne savait renverser systématique-
ment les cubes, bols, boftes, etc., pour les vider de leur contenu..

Obs. 115. — Laurent est déja parvenu, au cours du quatriéme stade


(voir obs. 92 et 93), a retourner les objets lorsque ceux-ci présentaient deux
faces principales (en particulier un envers et un endroit). Deux progrés
s’ajoutent a cela au cours du cinquiéme stade.
En premier lieu, l’enfant devient capable de retourner des objets a plu-
sieurs faces équivalentes pour trouver l’une d’entre elles. Par exemple, &
1; 0 (20), Laurent sait retrouver d’emblée le couvercle d’une bofte & peu
prés cubique. Dés 1; 1 (24), il sait découvrir l’un des deux cétés sur lesquels
il faut presser pour ouvrir une bofte d’allumettes ordinaire. A 1; 3 (18), il
retourne une pomme pour en retrouver la queue, etc. — Chacune de ces
rotations nous parast impliquer plus qu’un simple « groupe » d’opérations
réversibles : c’est en cela qu’elles sont supérieures a celles du quatriéme
stade.
En second lieu, Laurent est devenu capable, non pas seulement de
retourner par rapport & lui les objets, méme a plusieurs faces, mais encore
de leur imprimer une rotation relative a d’autres objets ou 4 leurs supports.
Lorsque, par exemple, a 1; 0 (17), Laurent (obs. 110), pose une bofte en
hauteur sur le sol pour la faire ensuite tomber, il lui arrive a plusieurs reprises
de devoir la retourner avant de la poser: cette rotation est donc relative
non pas seulement a lui mais au plan horizontal constitué par le sol.
LE CHAMP SPATIAL 171

Il en est de méme lorsqu’a 1; 1 (24) il met de petits meubles les uns sur
les autres et surtout lorsqu’a 1; 4 (0) il fait tenir en équilibre un plot allongé.
Mais voici quelques nouveaux faits. A 1; 2 (25), il met une pomme dans
une petite tasse pour renverser celle-ci aussitét aprés. Méme exercice avec
un seau. A 1; 5 (25), il retourne un couvercle pour le poser sur une théiére
en cuivre, pour la renverser ensuite et faire tomber le couvercle. La rotation
du couvercle est done relative a sa position sur la théiére et le renversement
de celle-ci est destiné a faire chuter le couvercle : il y a donc ici deux mou-
vements de rotation relatifs l’un a l’autre.
A 1; 6 (1), de méme, Laurent retourne un chien en peluche, tombé sur le
sol, pour le poser sur un coussin (en €quilibre sur les pieds), puis il se penche
Jui-rméme pour voir le chien de face. N’v parvenant pas entiérement, il
imprime au coussin une légére rotation, de 15° environ. II y a donc ici encore
un ensemble de mouvements « groupés » en fonction des relations des objets
eux-mémes.

Ces opérations de renversement nous montrent clairement


quel progres s’est accompli du quatriéme a ce cinquiéme stade.
On se rappelle que |’enfant du quatrieme stade était fort capable
de retourner un objet, mais en lui-méme et sans relation avec
les autres corps : c’est ainsi que Jacqueline (obs. 102) ne pouvait
parvenir a 0; 11 encore, 4 mettre un dé sur une boite faute de
le tourner du bon coté. A 0; 13, au contraire, on vient de voir
qu'elle retourne fort bien une poupée en tous sens, etc. Le carac-
tére du stade se retrouve donc ici: mise en relations spatiales
des objets entre eux.
Enfin, derniére acquisition essentielle : par le fait méme que
lenfant établit des rapports de positions et de déplacements
entre les objets, il commence a prendre conscience de ses propres
mouvements a titre de déplacements d’ensemble. Ce n’est pas a
dire encore qu’il se situe lui-méme par rapport aux autres corps
en un systéme de relations réciproques, mais il se déplace con-
sciemment dans la direction des objectifs a atteindre et acquiert
ainsi la possibilité d’élaborer des groupes plus complexes que
précédemment, en particulier en ce qui concerne la profondeur.
Voici quelques exemples:

Obs. 116. — Jacqueline, dés 1; 1 (26) dirige elle-méme sa marche (en


se retenant encore aux bras de sa maman) et s’oriente vers les chaises, le
canapé, etc. A 1; 3 (9), elle fait Je tour de la chambre sans plan prémédité,
mais en cherchant devant chaque meuble a atteindre le meuble suivant.
A 1; 3 (12), elle est dans son parc et je place un clown debout sur les
différents cOtés successivement; Jacqueline rejoint chaque fois 1l’endroit
voulu, en marchant, assez péniblement encore, le long des parois du cadre.
On.a déja vu (vol. I, obs. 167) comment, le méme jour, et a 1; 3 (16),
Jacqueline s’est révélée capable de pousser son parc dans la direction d’un
objectif éloigné qu'elle ne parvenait pas a atteindre sans plus.
A 1: 4 (20), elle me regarde alors que je mets son canard derriére mon
dos : elle se leve et tourne systématiquement autour de moi pour le chercher.
172 LA CONSTRUCTION DU REEL

Obs. 117. — Laurent a su, dés 1; 2 (15), construire, en marchant, de


véritables groupes de déplacement. En voici deux exemples ’.

I C B |

Fig. 1

Le premier est relatif A une porte qui l’attirait chaque jour au cours de
sa promenade au jardin. Pour atteindre cette porte P, i! était obligé soit
de suivre deux chemins A B et B P, décrivant ensemble un angle droit au
point B, soit de parcourir la trajectoire rectiligne A P en passant directe-
ment par l’herbe. Or au début de ses sorties quotidiennes, Laurent, parvenu
en A, regardait de loin la porte P, mais se crovait obligé, pour l’atteindre, de
suivre la trajectoire A B P. En outre, il revenait par le méme chemin, pro-
Jongeant la ligne B A pour rejoindre une autre porte a l’extrémité inverse
du jardin. Or, aprés quelques jours, il s’est mis, d’abord en revenant, a par-
courir Ja ligne P A, d’ou le groupe: A B, B P et P A. Dans la suite, il par-
court le méme itinéraire dans le sens inverse: A P, I? B et B A. --- On voit
qu’un groupe proprement dit est ainsi constitué par les déplacements mémes
de )’enfant.
Le second exemple est relatif A une plate-bande carrée, CD HI. I faut
savoir que le jardin dont il était ici question est formé de quatre carrés
juxtaposés (ABCD, EAD F,F DHG et DC 1H) constituant ensemble
un grand carré E B 1G. Or, aprés étre parti du point H pour aller a la fon-
laine en C au moyen de )’itinéraire H I C, Laurent sait fort bien revenir
en H en suivant la ligne C D H (i) suit ainsi les cOtés du carré D C I H).
On voit ainsi que, dans ]’un et dans l'autre de ces deux cas, l’enfant
constitue, par ses déplacements mémes, un groupe proprement dit. Un pro-
bléme subsiste, il est vrai, qui est de savoir si ces groupes sont simplement
dus au hasard ou conscients et intentionnels. Les deux possibilités sont
en effet également vraisemblables. La premiére est que ces deux groupes
se soient constitu¢és par simple coordination de signaux, sans préoccupation
relative a litinéraire parcouru. l’ar exemple, pour atteindre la porte P,

1 Voir lig. 1.
LE CHAMP SPATIAL 173

Venfant saurait, lorsqu’il est en A, qu'il faut passer au préalable a cété des
buissons situés en B (il a découvert cet itinéraire par hasard et a attribué
depuis lors une certaine signification aux arbustes situés en B). Inversement,
lorsque l’enfant est en P, il peut voir de loin certains signaux en A qui lui
permettent de parcouri> en ligne droite le trajet P A, sans savoir qu’il
résume ainsi, en une seule opération, les deux déplacements P B et B A. —
Dans l'autre hypothése, au contraire, l’enfant aurait conscience des rela-
tions spatiales unissant les trois points A, B et P.
I] est naturellement difficile de savoir comment de tels groupes sont
constitués, et, par conséquent, laquelle est la vraie, au début, des deux
hypotheses mentionnées. I] est méme fort probable, puisque ces groupes ne se
sont pas acquis en un seul jour, mais progressivement, que la premiére
interprétation est la bonne en ce qui concerne la phase de constitution.
C’est pourquoi nous classons ces faits dans le cinquiéme stade, lequel, du
point de vue du fonctionnement de l’intelligence (voir vol. I), est celui de
la découverte des moyens nouveaux par tatonnement dirigé et expérimen-
tation. Mais nous croyons que, sitdt constitué le systéme des indices per-
mettant a l’enfant de reconnaitre la signification des différentes droites en
présence, Laurent s’avére capable de combiner consciemment les déplace-
ments entre eux pour former ainsi de véritables groupes. A cet égard, l’argu-
ment décisif nous paraft étre fourni par la mimique de l'enfant : loin de
tatonner ou, au contraire, de paraftre agir automatiquement, on voit a
chaque instant Laurent examiner la situation, puis se décider comme s’il
était guidé par la perception des relations spatiales elles-mémes.

Il est clair que la possibilité de se déplacer ainsi soi-méme


consciemment et de former des « groupes » par ses propres allées
et venues complete nécessairement les groupes élaborés au moyen
des relations des objets les uns avec les autres. Au total, l'enfant
parvient ainsi, dans tous les domaines, 4 la construction de grou-
pes réellement « objectifs ». Est-ce a dire cependant que tout soit
terminé dans |’élaboration de la notion de « groupe », a part la
question de la complexité des différents groupes comparés entre
eux ? I] n’en est rien, parce que les groupes objectifs découverts
durant ce stade demeurent limités aux déplacements directe-
ment percus et n'englobent encore aucun déplacement simple-
ment représenté. En d'autres termes, |’enfant ne saura encore ni
tenir compte des déplacements se produisant en dehors du champ
de la perception (mais dont il percoit cependant le résultat) ni
se situer lui-méme par rapport aux objets (cette operation sup-
posant que l'on se représente en tant que mobile et non pas seu-
lement que l’on prenne conscience de ses propres déplacements).
Examinons ces deux sortes de lacunes qui séparent encore le
groupe objectif du groupe « représentatif ».
En ce qui concerne le premier point, on peut soutenir en un
mot que l'enfant, tout en sachant combiner entre eux les dépla-
cements successifs des objets qu'il percoit, ne parvient point
encore A prévoir les relations spatiales de ces objets entre eux
(sauf quand cette précision découle d’actions habituelles) ni a
174 LA CONSTRUCTION DU REEL

reconstituer les déplacements invisibles : en bref, il percoit l’es-


pace sans parvenir encore 4 se le représenter.
C’est ce qui résulte d’une maniere trés générale des observa-
tions consignées dans le vol. I sous le titre de « découverte des
moyens nouveaux par expérimentation active ». Lorsque, par
exemple, l’enfant se sert de supports pour attirer a lui les objets
éloignés, il lui arrive, comme a Lucienne (obs. 150) de tirer a lui
le support méme quand l'objet désiré est 4 coté et non pas dessus.
Ou, lorsque l'enfant utilise une ficelle fixée a l’objectif pour s’em-
parer de celui-ci, il ne tend pas la ficelle (obs. 154). Quant au
baton, il ne s’en sert d’abord que si cet instrument est percu
en méme temps que l’objectif et si tous deux sont proches l'un
de l’autre : en d’autres termes l'enfant demeure incapable d’évo-
quer |]’usage d’un baton trop éloigné de l'objet et de se repre-
senter le rapport entre les deux. Quant aux obs. 162-166, elles
nous montrent comment l'enfant qui cherche a faire entrer un
baton ou un jouet quelconque (un coq en carton, etc.) a travers
les barreaux de son cadre, a besoin d’un long apprentissage pour
découvrir que les barreaux retiennent l’objet trop large et qu ‘il
faut retourner celui-ci pour le faire entrer par son cété étroit :
il n’y a donc aucune représentation anticipée des rapports de
dimensions ni méme de l’imperméabilité d’un solide a |’égard
des autres solides. Ce dernier caractére se retrouve dans l’obs.
174, lorsque Lucienne, pour enfiler une bague autour d’un
baton, l’applique simplement contre ce baton, comme si le métal
allait traverser le bois pour se placer a l’endroit voulu. En bref,
dans toutes ces observations on s’apercoit que les relations spa-
tiales des objets entre eux sont encore affaire d’apprentissage et
ne donnent nullement lieu 4 représentations détachées de l'ac-
tion. Lorsque l'enfant percoit directement les objets en cause,
il s’essaie a les mettre en relations, mais sans prévoir en rien la
nature de ces derniéres et en se bornant a les organiser apres
coup. Au cours du stade suivant, au contraire, on pourra parler
de représentation spatiale proprement dite, parce que, aux
groupes objectifs simplement percus s’ajouteront des groupes
évoqués mentalement.
Voici encore un ou deux exemples de ces difficultés de repré-
sentations :

Obs. 118. — Lucienne, a 1; 2 (12), passe autour de sa téte un cerceau


qui entre jusque sur ses épaules. Elle l’enléve puis cherche a exécuter la
méme opération avec un couvercle (plein). Elle se l’applique sur le sommet
du crane et tire avec les deux mains sur les cétés, trés étonnée que le
couvercle n’entre pas: elle n’a donc nullement la notion que le fond du
couvercle peut étre retenu par sa téte elle-méme.
LE CHAMP SPATIAL 175
A 1; 6 (25), elle est debout a cété de moi. J’allonge par terre ma chaine
de montre et pose ma jambe dessus dans le sens de Ja longueur,
mais en
m’arrangeant de manieére que la chafne ne puisse pas sortir du c6té ov elle est
entrée. Lucienne la cherche alors en vain, et je la tire de l’autre coté. Dés
la
seconde épreuve, Lucienne parait avoir saisi le truc: des que je cache
la
chaine sur la gauche de ma jambe, elle la recherche sur la droite. Seulement,
il suffit que je répéte l’expérience sous l’autre jambe pour que Lucienne n’y
comprenne plus rien: elle recherche systématiquement la chaine du coté
ou elle est entrée, et ne paraft pas concevoir qu’elle ait pu passer sous cette
seconde jambe. C’est que, sous la premiére jambe, j'ai montré moi-méme a
Venfant comment retrouver la chafne de 1’autre cété, tandis que dans la
seconde épreuve, je suis resté passif.

Obs. 119. — Jacqueline, a 1; 6 (8), enfile un cygne, un poisson et une


grenouille dans sa barboteuse, en les entrant par Je haut. Aprés quoi elle
cherche a les reprendre, mais n’y parvient pas, son vétement étant trop
étroit : elle se borne a passer sa main jusqu’a la hauteur de la poitrine et a
regarder par l’orifice de la barboteuse les jouets qui sont tombés beaucoup
plus bas. Mais elle n’a pas l’idée de les faire sortir par le bas, c’est-a-dire
par les ouvertures des deux jambes.
Je sors alors moi-méme 1’un aprés l'autre les trois jouets en les saisissant
par les ouvertures inférieures de l’habit, a la hauteur des cuisses. Jacqueline
est alors fort ¢tonnée de ce retour du cygne, etc., et dilate aussitdt l’orifice
supérieur de Ja barboteuse pour regarder l'intérieur. Tout se passe donc
comme si elle tenait a vérifier que les objets n’étaient plus dans son vétement.
Elle a cependant bien dQ sentir tactilement la sortie des jouets par en bas,
mais, manifestement, elle n’a aucune représentation visuelle de leur trajec-
toire.
Cette observation est donc analogue 4a celle que }’on vient de lire de
Lucienne, qui, 4 1; 6 également, ne se représente pas encore comment un
objet peut passer sous un autre.

Obs. 120. — Laurent, a 1; 3(17), pose un certain nombre d’objets


(cailloux et jouets) sur une planchette, puis s’avise de vouloir contempler
ce spectacle par-dessous. II saisit ]a planchette, sans aucune précaution et
Ja retourne. Les objets se renversent alors sur la table. Laurent a l’air fort
surpris de cette chute, puis aprés avoir regardé un instant les jouets épars,
ii les replace sur Ja planchette. Tout se passe donc comme s’il n’avait pas
prévu l’événement.
Mais est-ce faute de représentation que ]’enfant n’a pas su prévoir le
phénomene (alors qu’il sait fort bien faire tomber les objets en retournant
leur support: voir obs. 115) ? On pourrait interpréter plus simplement la
chose en invoquant soit la distraction, soit la difficulté technique de mainte-
nir la planchette horizontale tout en regardant par-dessous. Mais un second
essai de l'enfant nous a permis d’écarter ces deux solutions. Presque sitét
apres avoir replacé les objets sur la planchette, Laurent saisit, en effet,
celle-ci 4 nouveau pour regarder par-dessous. La distraction est donc cette
fois exclue. D’autre part Laurent ne cherche en rien a maintenir le support
horizontal : il ne se représente ainsi simplement pas la situation.

En bref, l'enfant percoit les relations spatiales entre les choses,


mais il ne se les représente point encore en l’absence de tout
contact direct. Il en est naturellement de méme en ce qui con-
cerne son propre corps. L’enfant de ce stade a déja conscience
176 LA CONSTRUCTION DU REEL

des déplacements d’ensemble de son organisme, et en cela il est


en progres sur les stades précédents, mais il ne parvient point
encore a évoquer par simple représentation ses propres mouve-
ments. Lorsqu’il s’agit seulement de se déplacer pour atteindre
un objectif situé a distance, l’enfant sait diriger sa marche et
prend ainsi conscience de son propre mouvement qu’il distingue
de celui des objets, mais une telle conduite ne suppose point
encore qu'il se représente sa marche du dehors et situe ses dépla-
cements dans l’ensemble de la situation. En effet, lorsque le pro-
bléme, devant lequel se trouve l’enfant, suppose une telle repre-
sentation, on s’apercoit alors que le sujet se considére toujours,
sinon comme demeurant en dehors de l’espace, du moins comme
constituant un centre privilégié : il n’est point encore un objet
comme les autres dont les déplacements sont relatifs aux autres.
Obs. 121. —- Il faut rappeler d’abord les curieux comportements que
nous avons décrits dans le volume I (obs. 168 et 169) et au cours desquels
V’enfant cherche 4a saisir certains objets, tout en se trouvant sur eux et les
immobilisant ainsi: il semble évident, en de tels exemples, que |’enfant ne
se représente pas les relations qu’il soutient avec les corps qui l’entourent.
Voici un cas du méme ordre. A 1; 4 (20), Jacqueline joue a Ja balle avec
moi. Je cache la balle sous un coussin. Jacqueline se précipite pour la retrou-
ver, ayant attentivement regardé ce que je faisais. Mais elle met son pied
droit sur le coussin, tout en essayant de le soulever des deux mains: plus
elle tire sur l’objet-écran et plus elle le repousse de son pied, obligée qu’elle
est de rester en équilibre. Elle finit par renoncer a la balle, faute de se repré-
senter ce qui l’empéche d’enlever le coussin !

Obs. 122. — On peut ensuite citer, a l’appui de notre interprétation,


l’observation que voici: A 1; 6 (13), Jacqueline est descendue dans un fossé
étroit et profond (elle y disparait jusqu’a mi-cuisses) et cherche a en ressor-
tir. Elle pose son pied gauche sur le bord, mais ne parvient pas A se hisser.
Elle se baisse alors (tout en gardant le pied gauche dans cette position) et
saisit son pied droit des deux mains, comme pour l’amener a reioindre le
premier ! Elle fait une série d’efforts réels et devient rouge de sueur. Aprés
quoi elle renonce, et monte en rampant sur le ventre. Mais, sitdt sortie du
fossé, elle y redescend et reprend ses essais. Elle pose cette fois le pied droit
d’abord et saisit le gauche des deux mains, en tirant visiblement.
I] est a noter qu’elle est descendue seule dans le fossé et qu’elle se croit
seule durant l’observation.
Assurément, le probléme qui est en cause ici dépasse la simple géométrie :
c’est l'ensemble des relations physiques le reliant au sol que l'enfant semble
ignorer, en particulier la pesanteur. Mais il nous semble probable que pour
chercher 4 se mouvoir en ne s’appuyant que sur soi-méme, A la maniére de
M. de Crac, il faut étre peu capable de se représenter l’ensemble de son pro-
pre déplacement : Jacqueline per¢goit bien le pied qu’elle cherche A tirer,
mais elle se représente mal le mouvement total qu’elle voudrait exécuter.

En conclusion, le cinquieme stade marque un progrés sen-


sible quant a la construction de l'espace : avec l’élaboration des
groupes « objectifs » de déplacements, qui définissent le début de
LE CHAMP SPATIAL 177

cette période, on peut dire, en effet, que l’espace expérimental


est constitué. Tout ce qui entre dans la perception directe peut
donc (a part les erreurs proprement dites, bien entendu) étre
organisé en un espace commun ou en un milieu homogéne des
déplacements. En outre les propres déplacements deviennent
conscients et sont ainsi situés par rapport aux autres. Seulement
la construction intellectuelle qui a permis cette élaboration des
perceptions spatiales ne dépasse point encore la perception méme,
pour donner naissance 4 une représentation proprement dite des
déplacements. D’une part, l’enfant ne tient pas compte des
déplacements qui s’effectuent en dehors du champ visuel. D’autre
part, le sujet ne se représente par ses propres mouvements d’en-
semble en dehors de la perception directe qu’il en a.

§ 5. LE SIXIEME STADE: LES GROUPES REPRE-


SENTATIFS. — Comme on I’a vu a propos de la notion d’objet,
Penfant devient capable, durant ce sixiéme stade, de retrouver,
aprés plusieurs déplacements successifs, un objet caché méme
si certains d’entre eux sont effectués en dehors du champ visuel.
Il y a donc représentation des mouvements, quel que soit le
mode de production de ces représentations. Une telle nouveauté
semble, au premier abord, ne rien ajouter d’essentiel A la consti-
tution des relations spatiales. Mais, en réalité, la représentation
de l’espace est nécessaire 4 son achévement et cela pour deux
raisons.
La premiére est que, sans la représentation des déplacements
invisibles, l’univers de la perception demeure incohérent ou tout
au moins incompréhensible. En effet, les objets changent de
position les uns derriére les autres et sur des plans de profon-
deurs différentes : pour ordonner entre eux leurs divers déplace-
ments, force est donc de corriger la simple perception par une
représentation des mouvements non percus ou des déplacements
réels dissimulés sous les mouvements apparents.
La seconde raison est que, pour se situer ]ui-méme dans |’es-
pace et atteindre ainsi a la_ relativité constitutive d’un espace
homogéene, ]’enfant a besoin de se représenter lui-méme et d’ima-
giner ses propres déplacements comme s’il les voyait de l’exté-
rieur. Faute de posséder cette capacité, en effet, le sujet he sau-
rait que percevoir directement les mouvements qu’il exécute,
mais sans les situer du dehors dans un espace commun aux
objets et a lui-méme: d’ot un égocentrisme spatial, qui tend a
disparaitre dés le moment oi il se situe dans l’espace comme tel
au lieu de percevoir l’espace en fonction de lui.
178 LA CONSTRUCTION DU REEL

C’est précisément sur ces deux points que se marquent les


progrés de ce sixiéme stade: représentation des relations spa-
tiales entre les choses et représentation des déplacements du
corps propre.
On peut citer, de ce double point de vue, outre les groupes
« représentatifs » décrits au cours du chapitre précédent a propos
du sixiéme stade de la notion d’objet (chap. I, § 5), les faits
d’« invention des moyens nouveaux par combinaison mentale »
analysés dans le volume I. Lorsque l'enfant, par exemple, met
en boule une chaine de montre avant de l’introduire dans un
orifice étroit (obs. 179), ou redresse d’avance un baton pour |’en-
trer entre des barreaux (obs. 178), etc., il combine mentalement
les relations spatiales des objets entre eux. Or cette capacité de
représentation spatiale a d’emblée pour effet de permettre a
Venfant l’invention des « détours », c’est-a-dire des itinéraires a
suivre pour tenir compte des obstacles. Cette conduite du
« détour » nous parait étre la plus caractéristique de celles qui
s’acquiérent durant le présent stade. D’une part, en effet, elle
suppose la représentation des relations spatiales des objets entre
eux aussi bien que celle des déplacements du corps propre.
D’autre part, elle aboutit 4 l’élaboration de « groupes » propre-
ment dits, ceux-ci étant donc, non seulement objectifs mais
« représentatifs ».
Voici quelques exemples de ces comportements :

Obs. 123. — A 1; 6 (8), Jacqueline lance une balle sous un canapé.


Mais, au lieu de se baisser d’emblée et de la rechercher par terre, elle regarde
Vendroit, comprend que la balle a da traverser l’espace situé sous le canapé
et se met en marche pour aller par derriére. Seulement, ayant une table
asa droite, et le canapé étant adossé a un lit sur Ja gauche, elle com-
mence par tourner le dos a l’endroit ot la baiie a disparu, puis elle
contourne la table et enfin arrive derriére le canapé, directement a la
bonne place. Elle a done boucié le cercle par un itinéraire différent
de celui de l’objectif et élaboré ainsi un « groupe» par représentation du
déplacement invisible de la balle et du «détour» a accomplir pour la
retrouver.
A 1; 6 (11), de méme, Jacqueline perd sa balle sous un grand lit. Elle
se penche et voit que la balle est engagée profondément. Jacqueline se
reléve alors et fait le tour du lit en contournant aussi une table de chevet.
Le lendemain, au jardin, elle trouve un détour analogue pour me rejoindre
de l’autre cété d’une corde tendue (mais dans ce dernier cas le chemin entier
était visible d’avance).
Les semaines suivantes, je note de nombreux détours parmi les meubles
de mon bureau. Le plus net est celui-ci, 1; 10 (21). Je mets une poupée sur
Je dossier d’un canapé situé dans l’embrasure de la fenétre: Jacqueline,
constatant gu’elle aura trop de peine par devant, ne cherche méme pas A
l’atteindre, mais va se faufiler péniblement entre le canapé et la fenétre,
puis elle se léve et saisit l’objectif.
LE CHAMP SPATIAL 179

Obs. 124. — Lucienne, de méme, présente la conduite des détours dés


1; 6 environ. Nous avons déja noté (vol. I, obs. 181), comment, jouant pour
la premiere fois avec une voiture de poupée et l’ayant poussée jusque contre
la paroi de sa chambre, elle n’a pu la reculer sans plus: elle a, dés lors,
abandonné de suite la poignée de cette voiture pour passer de l’autre cété,
entre la paroi et |’extrémité antérieure, et s’est remise a pousser dans cette
nouvelle position. Le détour est ici d’autant plus net qu’il s’accompagne
d’une inversion de sens dans la traction de |’objet.
A 1; 6 (28), Lucienne, qui n’aime encore guére se lancer seule A travers
les espaces vides, cherche a me rejoindre sur sa droite, en un coin de la piéce.
Mais elle a peur des deux métres 4 parcourir sans appui: elle inspecte alors
VYensemble de la chambre et part sur la gauche rejoindre une chaise, d’ouv
elle atteint une table, d’ou elle traverse 1 m. 50 sans appui pour trouver un
canapé; de la elle change de direction pour partir de mon cété et me retrouve
aprés s’étre appuyée contre une autre chaise et ma table de travail. Le voyage
entier s’est fait sans me regarder.
Obs. 125. — Chez Laurent, le premier « détour » manifeste s’est observé
a1; 3 (4). L’enfant est debout, dans un jardin. De la main gauche il tient
son papa, et, de la droite, il essaie d’attirer A lui une porte de fer (pleine et
sans aucun grillage). Il y parvient dans une faible mesure, mais n’arrive pas
a ’ouvrir complétement. [1 s’arréte alors, puis, brusquement, m’entraine de
lVautre cété du mur: 1a, sans aucune hésitation ni aucune fausse manceuvre,
il pousse la porte des deux mains et achéve ainsi de l’ouvrir. I] a donc con-
tourné l’objet en se représentant d’avance le chemin a parcourir, puisque la
porte n’a rien de transparent (voir aussi, plus bas, l’obs. 159, a 1; 4 (4)).
Autre exemple. On se rappelle (obs. 117) le jardin carré I B E G formé
lui-méme de quatre plates-bandes juxtaposées ?. Or, 4 1; 4 (10), et les jours
suivants, Laurent parvient a exécuter, parmi les allées du jardin, un certain
nombre de détours supposant nettement la représentation. C’est ainsi que,
partant de G, il se dirige sans hésiter vers la porte P en suivant ]’itinéraire
GF DCB PP. Inversement, lorsqu’en P on lui dit « maman » (sa mére est
constamment assise en G), il refait sans hésiter la route inverse ou suit le
chemin PBADFG.

On voit en quoi ces « détours » différent des simples déplace-


ments de soi-méme observés au cours du cinquiéme stade. IIs
supposent, en effet, une représentation anticipée de la marche a
suivre et un itinéraire qui, ou bien n’est pas visible en son ensem-
ble (obs. 123 et début de l’obs. 124), ou bien suppose un jeu de
relations complexes (fin de l’obs. 124). Au contraire, durant le
cinquiéme stade, l’enfant se borne 4 parcourir le chemin qu’il
percoit directement (obs. 116-117), ou, s’il contourne un obsta-
cle (comme Jacqueline 4 1; 4 (20) qui cherche un canard dans
mon dos), il se borne a adopter l’itinéraire déja suivi par l’objec-
tif qui vient de disparaitre.
De tels «détours» impliquent donc la représentation des
relations spatiales entre les objets. Bien plus, ils impliquent la
représentation des mouvements d’ensemble du corps propre:
lorsque Jacqueline contourne un canapé ou un lit, ou Lucienne
1 Voir fig. 1, p. 172.
180 LA CONSTRUCTION DU REEL

une voiture de poupée, non seulement elles savent qu’elles se


déplacent elles-mémes, mais encore elles situent leurs déplace-
ments par rapport aux objets environnants. L’enfant se repré-
sente enfin lui-méme comme étant dans l’espace, au lieu de se
considérer comme un centre privilégié dont les déplacements
demeurent absolus (voir obs. 121).
Cette double représentation des relations spatiales entre les
objets et des propres déplacements se manifeste d’autre part
dans les faits d’orientation, lesquels prolongent d’ailleurs sans
plus la conduite des « détours ». Voici deux exemples :
Obs. 126. — A 1; 7 (27), Jacqueline me suit a une centaine de métres
d’un chalet de montagne, sur un chemin descendant vers la plaine et que
son grand-papa a pris trois jours auparavant lors de son départ. Je demande
a Jacqueline : « OU est maman ? », « Od est grand-papa ? », etc., en désignant
alternativement les membres de la famille demeurés au chalet et ceux des-
cendus en plaine. Jacqueline me montre chaque fois la direction correcte.
A 1; 11 (10), nous suivons une route droite 4 1 km. environ de la maison.
Je demande a Jacqueline ot est cette derniére: elle montre correctement
la direction, en se retournant. Au retour, je répéte ma question : Jacqueline
commence par montrer systématiquement derriére elle (ce qui est donc
e1roné). Mais aprés quelques métres elle se ravise en montrant par devant.
Or sa correction ne vient pas de ce qu’elle aper¢coit la maison au loin, mais
seulement de ce qu’elle constate qu’elle est sur le chemin du retour.

Obs. 127, — Laurent, dans le jardin dont il a été déja question (obs. 117
et 125), sait, dés 1; 4-1; 5, s’orienter au point de ne pas étre dupe des
fausses manceuvres que 1]’on essaie de lui faire accomplir.
Par exemple, allant de G a la porte P, en passant par les points G F et D,
Laurent s’engage, 4 mon incitation (je lui tiens la main droite), sur le trajet
D H. Mais, a peine a-t-il fait quelques pas qu’il se retourne et reprend |’iti-
néraire D C B. En C, nouvel essai : je entraine sur le trajet C I. Mais il se
retourne tout de suite et retrouve son chemin.
A 1; 5 (21), il sait pointer du doigt les différents membres de la famille,
qu’il ne voit plus, mais dont il suppose la position d’aprés les directions
respectives dans lesquelles ils se sont engagés plus d’une heure auparavant
ou d’aprés leurs occupations habituelles : il montre ainsi l’envers de la mai-
son, oW il sait que ses sceurs jouent, le point de l’espace vers lequel s’est
dirigé son grand-pére en promenade, etc.

Ces derniéres conduites sont importantes. Elles montrent,


en effet, combien l’enfant, devenu capable de représentation,
tend a ordonner les divers ensembles spatiaux les uns par rap-
port aux autres. Lorsque Jacqueline, engagée sur un chemin,
ne percoit plus ni son chalet de montagne ni sa maison, elle sait
cependant qu’ils sont derriére elle. Sans avoir revu son grand-
papa depuis trois jours, elle sait dans quelle direction il s’en est
allé. Bref, les déplacements de son propre corps ne l’empéchent
pas de se situer sans cesse dans un univers devenu immobile et
la contenant elle-méme.
LE CHAMP SPATIAL 181

Certes, il demeure quelque chose de l’espace absolu centré


autour du sujet. L’erreur de Jacqueline, a 1; 11 (10), situant sa
maison derriére elle-méme sur le chemin du retour montre que,
sans points de repére, il y aurait encore un « devant» et un
« arriére » absolus et les recherches que nous avons publiées pré-
cédemment montrent que jusque vers 8 ans subsistent sur le
plan verbal une gauche et une droite en soi}. Seulement, en ce
qui concerne ]’avant et l’arriére, il suffit que l’enfant, au lieu de
tourner simplement sur lui-méme, reconnaisse en rentrant chez
lui les points de repére qui ont jalonné sa route a |’aller pour
qu’il retrouve son orientation.
Les faits d’orientation, plus encore que les simples « détours »
témoignent donc de la double acquisition propre a ce stade.
D’une part, en effet, il appert que l’enfant met en relation, dans
sa représentation, non seulement les objets mais les ensembles
spatiaux entre eux. D’autre part, il se représente assurément ses
propres déplacements, sans quoi la mise en relation dont nous
venons de parler serait impossible.
En bref, grace a la représentation spatiale et a la capacité
d’élaborer des groupes représentatifs, l’espace est constitué pour
la premiére fois a titre de milieu immobile dans lequel se situe
le sujet lui-méme. Cette acquisition finale garantit ainsi l’objec-
tivité des groupes percus et la possibilité d’étendre ces groupes
aux déplacements ne tombant pas directement dans le champ
de la perception. Dés lors, l’espace égocentrique initial se trouve
en quelque sorte retourné, l’univers n’étant plus centré sur un
moi qui s’ignore, mais contenant en lui le corps propre conscient
de ses déplacements dans la série indéfinie des solides permanents
4a mouvements indépendants du sujet.

§ 6. LES PRINCIPAUX PROCESSUS DE LA CONS-


TRUCTION DE L’ESPACE. — Comme l’ont fort bien dit
M. Stern, a propos de la psychologie de l’enfant et M. Brun-
schvicg a propos des « Etapes de la philosophie mathématique »,
le probléme de l’empirisme et du nativisme est un probléme
mal posé : la réalité de l’espace est dans sa construction, et non
pas dans le caractére étendu ou inétendu des sensations envisa-
gées comme telles. Mais, cette constatation faite, il n’en reste
pas moins qu’une construction peut s’interpréter de l’un ou de
Yautre point de vue selon qu’elle est plus ou moins dirigée de
Yextérieur ou de )intérieur.

1 J. PraGET. Le Jugement et le Raisonnement chez Venfant, 2™° édit. (Dela-


chaux & Niestlé S. A.).
182 LA CONSTRUCTION DU REEL

A vouloir réduire au minimum les réalités innées qui servent


de point de départ 4 la construction de l’espace, on ne peut
contester l’existence de deux données fondamentales: d’une part,
le fonctionnement méme de |’assimilation biologique et psycho-
logique implique a priori une organisation par « groupes » et,
d’autre part, les organes de perception appliquent, dés le début
de leur activité, cette organisation aux déplacements qu’ils
percoivent.
La notion de groupe déborde de beaucoup la construction
de l’espace. Constitue un « groupe » tout systeéme d’opérations
fermé sur lui-méme, c’est-a-dire tel qu’il soit possible de revenir
au point de départ par une opération faisant partie du systéme.
En un sens tres général, on peut dire que toute organisation
vivante ou spécialement psychologique contient en germes les
opérations caractéristiques du « groupe », puisque le propre de
lorganisation est précisément de constituer une totalité de pro-
cessus interdépendants: la notion de groupe constitue ainsi le
principe de ce systéme d’opérations que les logiciens ont appelé la
« logique des relations », puisque le produit de deux relations est
encore une relation. Or la logique des relations est immanente a
toute activité intellectuelle : toute perception et toute conception
sont des mises en relation, et si, comme systeme normatif, la
logique des relations ne se réfléchit que tardivement, elle est
virtuellement préformée, a titre de fonctionnement dans tout
acte d’intelligence. On peut donc dire que le « groupe » est imma-
nent a l’intelligence elle-inéme. On peut méme aller jusqu’a dire
que tout acte d’assimilation, c’est-a-dire tout rapport entre l’or-
ganisation du sujet et le milieu externe, suppose un systéme
d’opérations ordonnées en « groupes»: en effet, l’assimilation
est toujours reproduction, c’est-a-dire qu’elle implique une réver-
sibilité, ou un retour possible au point de départ, lesquels défi-
nissent précisément le « groupe ».
Or ces considérations, appliquées a la perception et a l’exécu-
tion des mouvements font comprendre comment la constitution
de l’espace est esquissée des le fonctionnement des appareils de
la vision ou de l’équilibre. Lorsque, dés le sixiéme jour, l'enfant
de Preyer tourne sa téte dans la direction de la fenétre, alors
qu’on l’en éloigne, et cela pour retrouver la sensation de lumiére
qui lui est agréable, le seul fait de rechercher un aliment
fonctionnel a son regard constitue, indépendamment de toute
coordination précise, un groupe de déplacements immanent a
l’activité réflexe. La construction de l’espace est donc dirigée de
Vintérieur par les lois mémes du fonctionnement assimilateur.
Est-ce a dire que l’organisation spatiale soit innée en tant que
LE CHAMP SPATIAL 183

structure ? Il serait absurde d’en tirer cette conclusion. Sans


doute, la conformation de nos organes de perception influe-t-elle
sur la nature de notre intuition spatiale, puisque la géométrie du
sens commun repose sur un espace euclidien 4 trois dimensions.
Mais cette influence n’est que limitative, en restreignant les pos-
sibilités de l’intuition parmi toutes les géométries rationnellement
possibles. Quant A savoir comment se construit l’espace caracté-
ristique de cette intuition, ainsi que l’espace en général, l’organi-
sation groupale propre au fonctionnement de J’assimilation ne
saurait l’expliquer sans plus, car elle ne constitue qu’une organi-
sation fonctionnelle et non pas une structure concréte. Elle expli-
que simpiement pourquoi les mouvements réflexes sont déja
organisés dans l’espace, mais de la structure des mouvements
comme tels, on ne peut rien tirer en ce qui concerne les percep-
tions ou la représentation spatiales. Le probléme qu'il s’agit de
résoudre est donc celui du passage de l’espace physiologique a
lespace percu et congu, ou, si l’on préfére, le passage de l’a priori
fonctionnel a l’a posteriori structural.
Nous avons décrit les étapes de cette évolution : le dévelop-
pement des groupes « pratiques» en groupes «subjectifs» et
celui de ces derniers en groupes « objectifs ». Le probléme essen-
tiel que souleve une telle description est donc de comprendre
comment l’enfant, partant d’un espace entiérement centré sur
l’activité propre, parvient a se situer dans un milieu ordonné et
le comprenant lui-méme a titre d’élément. Deux processus sont
a distinguer ici, dont chacun requiert une explication spéciale,
bien qu'ils soient étroitement solidaires ]’un de l’autre : la struc-
turation progressive du champ spatial et la désubjectivation ou
consolidation de ses éléments.
La sirucluration d’abord. Durant le premier stade, les con-
duites (succion, vision, etc.) présentent chacune une coordination
héréditaire de leurs mouvements dans l’espace, mais sans coordi-
nation spatiale entre elles. — Les progrés propres au second
stade, liés 4 l’acquisition de la réaction circulaire primaire, per-
mettent a l’enfant, dans chacune des sphéres buccale, visuelle,
tactile, kinesthésique, etc., de suivre ou méme de retrouver les
tableaux perceptifs habituels, au moyen de mouvements groupés
en systémes cohérents superposés aux systémes réflexes. La per-
ception de l’espace se réduit donc encore a celle de certains mou-
vements des corps dans les champs respectifs des divers organes
des sens, et l'enfant n’imagine ni les déplacements extérieurs 4
ces champs ni les mouvements du corps propre, ne coordonnant
méme pas en un milieu unique les divers espaces ainsi ébauchés.
— Avec la réaction circulaire secondaire, c’est-d-dire la coordi-
184 LA CONSTRUCTION DU REEL

nation de la vision et de la préhension, la structuration de l’es-


pace réalise deux progrés notables: d’une part, la coordination
en un seul systéme des différents espaces pratiques constitués
jusqu’ici; d’autre part, la constitution de groupes dans le champ
méme de la perception. En effet, grace a l’intervention de la
préhension, l'enfant devient capable de déplacer les objets dans
le champ visuel et de leur faire décrire ainsi des trajectoires reve-
nant périodiquement au point de départ. Mais la coordination
ne dépasse pas les limites du champ de perception, et, faute de
représentation, celui-ci n’inclut pas le corps propre comme tel,
mais seulement l’activité manuelle. — Avec le quatriéme stade,
qui est celui de la coordination des schémes secondaires entre
eux, la structuration de l’espace commence a déborder le champ
de la perception immédiate, puisque |’enfant devient capable de
rechercher les objets disparus. Mais, faute de détacher suffisam-
ment l’objet de l’activité propre, cette structuration ne s’étend
qu’aux groupes réversibles et ne concerne encore ni les mouve-
ments libres des mobiles ni le corps propre concu comme un
objet. —- Au cours des cinquiéme et sixieme stades, enfin, grace
aux conditions nouvelles de la recherche dirigée et de la combi-
naison mentale des schemes, la structuration s’étend a l’'ensem-
ble des déplacements qui ont été percus successivement puis a
ceux que l’intelligence peut reconstituer déductivement méme
sans les avoir percus. Les relations de réciprocité s’établissent
ainsi entre les mobiles quels qu’ils soient et entre eux et le corps
propre concu sur le méme plan que les autres objets.
Du point de vue du simple comportement, cette structura-
tion graduelle, ou plus précisément cette construction des rela-
tions spatiales s’explique donc par le progrés de l’intelligence
elle-méme. Dans la mesure ow I’activité propre est réglée par des
schémes globaux, la coordination spatiale ne s’opére qu’entre
les mouvements du sujet et les objets qui sont dans leur prolon-
gement immédiat. Dans la mesure, au contraire, ot les schemes
deviennent assez mobiles pour se combiner entre eux de facons
multiples, les relations spatiales s’établissent entre les objets,
d’une part, et intéressent le corps propre dans son ensemble,
d’autre part. Ces constatations signifient donc que la vraie nature
de l’espace ne réside pas dans le caractére plus ou moins étendu
des sensations comme telles, mais dans l’intelligence qui relie
ces sensations les unes aux autres. Mais, comme les sensations ne
constituent en rien des éléments premiers, et qu’elles existent
seulement en fonction des perceptions d’ensemble li¢es a I’assi-
milation mentale, on pourrait admettre ]’existence de percep-
tions spatiales sui generis. Seulement, comme nous l’avons vu
LE CHAMP SPATIAL 185

au cours du volume I, les perceptions ne sont pas non plus des


éléments premiers et indépendants de l’intelligence: elles sont
le résultat de l’activité intellectuelle, et, A ce point de vue encore,
espace ne peut pas étre concu comme une réalité séparée de
Yensemble du travail de l’esprit. L’espace est donc l’activité
méme de Jl intelligence, en tant que celle-ci coordonne les
tableaux extérieurs les uns aux autres. Sans doute une telle
définition enveloppe-t-elle l’extériorité, c’est-a-dire le caractére
spécifique de l’espace lui-méme, mais l’essentiel est de concevoir
cette donnée d’étendue comme n’existant pas en soi mais en
relation seulement avec l’intelligence qui lui fournit une structure
progressive. Cette situation n’est d’ailleurs compréhensible
qu’apreés avoir examiné le second processus d’évolution de l’es-
pace.
La structuration de l’espace peut se décrire du point de vue
du seul comportement. La désubdjectivalion ou consolidation spa-
tiales sont au contraire essentiellement relatives a la prise de
conscience. I] est vrai que nous ne connaissons jamais la con-
science du bébé qu’au travers de son comportement, mais il est
possible de la reconstituer en partant de cette conduite méme,
car sans cette traduction intérieure de la construction de l’es-
pace primitif, le comportement de l’enfant en deviendrait incom-
préhensible.
A supposer que l’activité réflexe, seule en ceuvre durant le
premier stade, s’'accompagne de conscience et que les sensations
élémentaires soient, comme le veut le nativisme, d’emblée éten-
dues, il n’en demeure pas moins que les tableaux sensoriels
demeurent primitivement incoordonnés entre eux du point de
vue de l’espace. Seuls les mouvements qui accompagnent de telles
perceptions, sont, chacun dans son domaine, organisés hérédi-
tairement en mécanismes constituant autant d’espaces prati-
ques. Mais, si la conscience n’ignore pas tout de ces divers groupes
de déplacements, elle se réduit au sentiment de pouvoir retrouver
grace a certains actes globaux (parce que réglés d’avance) cer-
tains tableaux perceptifs sans doute déja extéricurs les uns aux
autres, mais sans aucune relation stable ni entre eux ni par rap-
port au sujet. Il n’y a ainsi a l’origine ni monde extérieur, ni
monde intérieur, mais un univers de « présentations » dont les
tableaux sont chargés de qualités affectives, cénesthésiques et
sensori-motrices aussi bien que de qualités physiques. Cet uni-
vers primitif constitue dés lors aussi bien le moi de l'enfant que
l’objectif de ses actions. I] n’y a donc encore ni substances, ni
objets individualisés, ni méme de déplacements, puisque, sans
objets les changements de position ne peuvent pas étre distin-
186 LA CONSTRUCTION DU REEL

gués des changements d’état : il n’y a que des événements glo-


baux liés aux mouvements du corps propre, donc aux impressions
kinesthésiques et posturales.
Or, au fur et A mesure de la construction de l’espace, la situa-
tion se renverse exactement. Au lieu de demeurer immanent a
chacun des tableaux hétérogénes correspondant aux diverses
classes de sensations, l’espace les englobe en un milieu unique.
Ces tableaux se détachent, d’autre part, de l’activité propre et
s’extériorisent pour s’ordonner les uns par rapport aux autres.
Une série de plans en profondeur transforment ainsi la figure de
lunivers dans la mesure ow les tableaux qualitatifs se consolident
en objets permanents et substantiels. Et surtout l’enfant décou-
vre son corps et le situe dans l’espace avec les autres objets, éta-
blissant un ensemble de relations de réciprocité entre ses propres
mouvements et ceux de l’extérieur.
Au total, la désubjectivation et la consolidation corrélatives
de l’espace consistent en une élimination graduelle de l'égocen-
trisme inconscient initial et en l’élaboration d’un univers au sein
duquel se situe en fin de compte le sujet lui-méme.
Une telle évolution ne saurait s’expliquer que par la conjonc-
tion des opérations constitutives de l’objet et de celles qui per-
mettent de structurer les groupes. Tant que l'enfant n’admet pas
l’existence d’objets substantiels, ]’étendue inhérente aux diverses
perceptions ne saurait étre celle d’un espace extérietr au moi.
Dans la mesure, au contraire, ott la coordination des schémes
entraine simultanément |’élaboration de groupes subjectifs, puis
objectifs, et la constitution de substances permanentes, l’étendue
devient la propriété des objets eux-mémes et de leurs relations
mutuelles : l’espace cesse ainsi d’étre centré sur l'activité propre,
mais englobe celle-ci en retour dans un systéme d’ensemble. On
comprend donc pourquoi |’étendue n’est pas donnée en soi, mais
demeure toujours relative 4 l’activité intellectuelle : c’est pour
autant que les groupes s’organisent, et que le sujet se situe au
sein d’un univers d’objets substantiels, que I’extériorité se cons-
titue réellement.
Nous voici dés lors en mesure de discuter les questions que
pose le débat classique de |’empirisme et du nativisme. En effet,
si l'on admet |’¢troite connexion du développement de l’espace
avec celui de l’intelligence elle-méme, le probléme apparait
comme échappant 4 une alternative aussi simple, les deux termes
en présence se révélant chacun comme équivoque. Le nativisme
se borne a nous présenter ie ou certains aspects de I’es-
pace comme congénitaux, tandis que l’empirisme considére ces
mémes réalités comme acquises en fonction de l’expérience. Mais
LE CHAMP SPATIAL 187

la vraie question est de savoir comment s’acquiérent les schémes


spatiaux, et, s’il en est d’héréditaires, quelle est leur significa-
tion eu égard aux relations entre l’organisme et le milieu exté-
rieur. Or, comme nous I’avons vu au cours du volume I (Intro-
duction et Conclusions), il existe, tant sur le plan de l’expérience
acquise que sur celui des caractéres hérités, au moins cinq inter-
prétations différentes du mécanisme génétique.
A supposer qu’il existe des caractéres spatiaux héréditaires,
comme |’admet le nativisme, ils peuvent, en effet, s’interpréter
selon les hypothéses suivantes, dont la premiére au moins n’a
rien de contradictoire avec l’idée d’une origine empirique de
Vespace. Selon cette premiére maniére de voir, les signes locaux,
etc., constitueraient des caractéres héréditaires acquis sous |]’in-
fluence du milieu lui-méme, l’espace étant ainsi concu comme
une propriété des choses, imprimée dans notre organisme sous
la pression des expériences ancestrales. Selon une seconde hypo-
thése, les données spatiales héréditaires ne seraient que des vir-
tualités préadaptées par un pouvoir vital organisateur, et
s’actualisant au contact des choses. Un troisiéme point de vue,
celui de l’apriorisme pur, considérerait l’espace comme inné
parce que constituant le mode nécessaire de perception propre
aux organes des sens : la connaissance spatiale ne devrait donc
rien au milieu, l’espace étant simplement projeté par ]’esprit dans
les choses sans leur appartenir en soi. Une quatri¢me interpréta-
tion, qui est celle du mutationisme, ajouterait 4 la précédente
cette réserve que notre espace, au lieu de constituer la forme
nécessaire de toute perception adaptée, pourrait n’étre que le
produit d’une variation fortuite, l’espéce humaine ayant des
organes des sens différents de ceux de la plupart des autres
espéces animales. Enfin, en cinquiéme lieu, on peut concevoir
l’adaptation spatiale comme due 4a une interaction entre l’orga-
nisme ct le milieu, la structure de nos organes impliquant cer-
taines relations héréditaires entre les choses pergues et le fonc-
tionnement de |’assimilation.
Or, avant de choisir entre ces différentes interprétations pos-
sibles du nativisme, il est essentiel de comprendre que ces mémes
cinq points de vue se retrouvent sur le plan du soi-disant « empi-
risme », pour autant que celui-ci se borne a nier que l’espace soit
donné dés la naissance et 4 affirmer qu’il exige, sous tous ses
aspects, un contact avec l’expérience pour se constituer.
Il y a tout d’abord l’empirisme pur, pour lequel la découverte
de l’espace consiste en une simple lecture progressive des proprié-
tés de l’espace expérimental. Seulement, a coté d’une telle inter-
prétation liée 4 l’associationnisme sous l'une ou l’autre de ses
188 LA CONSTRUCTION DU REEL

formes, on peut concevoir un empirisme vitaliste, qui se refuse-


rait A admettre un espace héréditaire, mais qui concevrait l’adap-
tation spatiale comme procédant simplement de la faculté que
posséde l’intelligence de comprendre la nature des choses. On
peut méme concevoir, en troisiéme lieu, un apriorisme niant,
avec ]’« empirisme », l’existence d’un espace donné dés la nais-
sance : les structures préformées seraient alors considérées comme
surgissant au fur et a mesure des besoins du sujet, dams ses con-
tacts avec l’expérience. En quatriéme lieu, I’hypothése des varia-
tions fortuites avec sélection aprés coup, laquelle, sur le terrain des
adaptations héréditaires, a donné naissance au « mutationisme »,
inspire, dans le domaine des adaptations individuelles, les inter-
prétations pragmatiques de I’intelligence et, par conséquent, ce
qu’on a appelé aprés H. Poincaré, le « conventionalisme » spatial.
On peut, en effet, concevoir l’espace de notre perception vulgaire
comme ne résultant pas de la nature des choses, comme n’étant,
d’autre part, nullement nécessaire du point de vue du sujet, mais
comme constituant simplement un instrument commode d’adap-
tation parmi d’autres possibles. Enfin, en cinquieme lieu, on
peut considérer l’espace comme dif a une activité intellectuelle
élaborant entre le sujet et les objets un ensemble de relations
tenant compte a la fois de l’expérience et des conditions de I’assi-
milation intellectuelle.
On voit donc qu’il existe un paralléle exact entre les diffé-
rentes formes possibles du nativisme et les interprétations que
lon peut donner des éléments spatiaux acquis au cours de l’ex-
périence individuelle. La vraie question pour nous n’est donc
pas de choisir entre le nativisme et l’empirisme, qui expriment
sans doute chacun I’un des aspects de la réalité, mais entre les
cing systémes explicatifs que l’on retrouve sur l'un et l'autre
plan.
Pour procéder du plus au moins connu, commencons par
nous orienter sur le terrain des acquisitions spatiales individuelles.
A cet égard, les processus de structuration progressive et de
désubjectivation ou de consolidation, que nous venons de décrire,
peuvent servir de pierre de touche dans ce choix nécessaire.
Il est, tout d’abord, impossible d’interpréter avec le pur
empirisme ]’évolution de l’espace comme le résultat d’une sim-
ple lecture des propriétés de la chose percue. En effet, il est clair,
du point de vue fonctionnel, que le « groupe » en tant qu’organi-
sation des déplacements n’est pas un produit de l’expérience,
mais, comme !’a montré H. Poincaré, une condition de la _per-
ception des mouvements. Si aucun groupe n’est sans doute inné
en tant que structure, le fonctionnement des organes de percep-
LE CHAMP SPATIAL 189

tion entraine nécessairement |’élaboration des groupes. Quant a


la structuration de ces derniers, le fait méme qu’elle aboutit a
un changement total de perspective, en procédant du phénomé-
nisme égocentrique a la constitution d’un univers formé d’objets
permanents 4 déplacements ordonnés, montre assez qu’il s’agit
d’une construction de relations intellectuelles et non pas de la
découverte de propriétés toutes faites.
D’autre part, les objections déja adressées au vitalisme et
au préformisme dans le domaine de I’intelligence (vol. I. Conclu-
sions) valent aussi en ce qui concerne l’espace. En particulier, le
passage des groupes pratiques aux groupes subjectifs et de ceux-ci
aux groupes objectifs témoigne d’une recherche continue, de plus
en plus expérimentale, qui contredit ’hypothése de structures
préformées s’imposant au fur et A mesure des besoins du sujet.
La construction des relations spatiales, plus encore que celle des
schémes perceptifs particuliers, atteste donc le primat de l’acti-
vité intellectuelle sur les structures toutes faites, primat que nous
parait négliger la « Gestaltpsychologie ».
En quatriéme lieu, le systéme de relations de plus en plus
cohérentes entre les perceptions et les mouvements que suppose
ainsi l’espace, et qui sont constitutives des perceptions elles-
mémes, ne saurait se réduire 4 un ensemble de simples conven-
tions pratiques, puisque c’est la structure méme des objets, et
leur permanence substantielle, qui s’élabore en corrélation avec
les groupes.
C’est donc, en fin de compte, le fonctionnement de I’intelli-
gence qui explique la construction de l’espace. L’espace est une
organisation des mouvements telle qu’elle imprime aux percep-
tions des formes toujours plus cohérentes. Le principe de ces
formes dérive des conditions mémes de l’assimilation, qui impli-
quent |’élaboration des groupes. Mais c’est l’équilibre progressif
de cette assimilation avec l’accommodation des schemes moteurs
4 la diversité des choses qui rend compte de la formation des
structures successives. L’espace est donc le produit d’une
interaction entre l’organisme et le milieu, dans laquelle on ne
saurait dissocier l’organisation de l’univers pergu de celle de
activité propre.
Quel réle peuvent jouer dans une telle organisation les élé-
ments spatiaux héréditaires ? I] faut distinguer, ainsi que nous
Vavons déja noté, l’organisation « groupale » en général et l’in-
tuition spatiale propre aux organes de perception. Le premier de
ces éléments n’agit sur l’élaboration de l’espace que par vole
indirecte, en imprimant a toute construction spatiale une forme
permettant la constitution de groupes, ceux-ci n’¢tant pas pre-
190 LA CONSTRUCTION DU REEL

déterminés 4 titre de structures toutes faites. Comme tel, ce pre-


mier élément peut étre concu comme ressortissant a |’« hérédité
générale » commune a toute organisation vivante. Quant aux
organes de perception, on peut admettre, nous semble-t-il, qu’ils
impliquent une certaine structure géométrique par opposition a
d’autres (l’espace euclidien a trois dimensions). I] y aurait la a
la fois une adaptation et une limitation. En tant que limitation,
cette structure constituerait sans doute une hérédité spéciale a
VYhomme ou aux animaux supérieurs. Mais comment rendre
compte de son acquisition ? Dans la mesure ou elle est adaptée,
une telle structure ne saurait s’expliquer que selon les cing solu-
tions classées tout a l’heure. Or, si les quatre premiéres d’entre
elles ne peuvent se justifier sur le plan de ]’adaptation indivi-
duelle, elles sont d’autant plus difficiles 4 admettre en ce qui
concerne le passé de l’espéce. Comment concevoir, en effet, que
l’expérience ancestrale nous ait imposé, par la voie de l’hérédité
des caractéres acquis, la géométrie euclidienne a trois dimen-
sions quand nous ne sommes sis ni qu’un tel processus hérédi-
taire soit possible ni que l’univers obéisse aux lois d’une telle
géométrie ? Comment croire, d’autre part, avec les solutions vita-
liste, préformiste et mutationiste, que les données héréditaires
éventuelles de l’espace se soient constituées indépendamment du
milieu ambiant quand nous assistons sans cesse, dés l’intelligence
sensori-motrice de l’enfant jusqu’aux découvertes les plus récen-
tes de la physique, a cette prodigieuse adaptation de l’esprit
humain que constitue l’accord des schémas géométriques avec
l’expérience elle-méme ? I] ne reste donc qu’é admettre que cette
interaction des choses et de ]’intelligence, dont le progrés géné-
tique nous montre |’existence sur le plan des acquisitions indi-
viduelles, est préparée par une interaction antérieure du milieu
et des processus biologiques héréditaires, bien qu’aucune analyse
positive ne puisse encore rendre compte de son mécanisme.
CHAPITRE III

LE DEVELOPPEMENT DE LA CAUSALITE

L’activité psychique du nourrisson commence par n’étre que


simple assimilation du milieu extérieur au fonctionnement des
organes. De cette assimilation élémentaire, l'enfant procéde
ensuite, par l’intermédiaire des schémes assimilateurs fixes, puis
«mobiles », A une mise en relations des moyens et des fins telle
que l’assimilation des choses 4 ]’activité propre et l’accommoda-
tion des schémes au milieu extérieur trouvent un équilibre de
plus en plus stable. A l’assimilation et a l’accommodation indiffé-
renciées et chaotiques qui caractérisent les premiers mois de
lexistence succédent ainsi une assimilation et une accommoda-
tion 4 la fois dissociées et complémentaires.
A ce processus d’évolution relatif au comportement intellec-
tuel, correspond, comme nous ]’avons vu par l’analyse de la
notion d’objet et de l’espace, une sorte de loi de développement
de la connaissance elle-rnéme. L’état initial est celui d’un uni-
vers ni substantiel ni étendu en profondeur, dont la permanence
et la spatialité toutes pratiques demeurent relatives 4 un sujet
s’ignorant lui-méme et ne percevant le réel qu’au travers de son
activité propre. L’état terminal est au contraire celui d’un monde
solide et vaste obéissant 4 des lois de conservation physiques
(objets) et cinématiques (groupes) et dans lequel le sujet se situe
consciemment a titre d’élément. De I’égocentrisme au relati-
visme objectif, telle semble donc étre la formule de cette loi
d’évolution.
Or, si tel est le cas, il faut nous attendre 4 trouver maintenant,
du point de vue de la causalité, un processus de formation entié-
rement analogue. Ainsi que nous allons chercher a !’établir, il
n’y a pas, au début, de causalité pour |’enfant en dehors de ses
propres actions : l’univers initial n’est pas un réseau de séquences
causales, mais une simple collection d’événements surgissant en
prolongement de I’activité propre. Efficace et phénoménisme,
tels sont donc les deux péles de cette causalité élémentaire, dent
192 LA CONSTRUCTION DU REEL

demeurent également absents et la spatialité physique et le sen-


timent d’un moi agissant 4 titre de cause intérieure. A l’autre
extrémité du développement sensori-moteur, l’univers devient un
ensemble cohérent, dans lequel les effets succédent a des causes
indépendantes du sujet, et au sein duquel l’activité propre doit,
pour intervenir dans la contexture des choses, se soumettre a
des lois objectives, A la fois spatiales et temporelles. De méme
que l’objet et l’espace, d’abord centrés sur un moi s’ignorant
comme tel, ont fini par le dépasser en |’englobant a titre d’élé-
ment, de méme la causalité et le temps, d’abord dépendants
d’opérations internes, inconscientes de leur subjectivité, finis-
sent par étre concus comme reliant entre eux les événements
extérieurs ou les objets et comme dominant le sujet devenu
conscient de lui.
Mais peut-on ainsi parler de «causalité» pour décrire les
conduites caractéristiques des deux premieres années de la vie
mentale ? I] est évident qu’une telle expression serait impropre
si elle conduisait 4 préter 4 l’enfant un besoin d’« explication »
a l’endroit des phénomeénes qui ]’entourent. I] est clair, en effet,
que sur le plan de l’intelligence sensori-motrice, a l’analyse de
laquelle nous limitons cette étude, l'enfant ne cherche jamais
qu’a agir, c’est-a-dire 4 atteindre un résultat pratique, et, méme
s'il use, 4 cet effet, de «représentations » et de constructions
mentales, son but n’est jamais de comprendre pour comprendre,
mais simplement de modifier le réel pour le mettre en accord
avec son action. Dés lors, il n’y a point de place, en de tels com-
portements, pour un souci d’«explication» ou de causalité
abstraite et théorique. Par contre, au niveau méme de I’intelli-
gence pratique, il est impossible que ]’enfant percoive les réalités,
sur lesquelles porte son action, sans les mettre en relation avec
cette action ou les unes avec les autres : il est donc aussi legitime
de parler de causalité, dés les premiers mois de l'existence, que
de parler d’objets et de connexions spatiales. I] y a une causalité
en actes comme i] existe un espace ou des objets pratiques et
cette causalité est aussi précoce, par rapport aux représentations
causales, que l’espace ou l'objet actif par rapport aux concepts
géométriques et a l’idée de matiére. Bien plus, la constitution
de ces connexions élémentaires propres a la causalité en acte
est inséparable de celle des objets eux-mémes, comme |’élabora-
tion du temps est inséparable de celle de l’espace. Qui dit « grou-
pes » de déplacements dit, en effet, ordination des mouvements
dans le temps, et qui dit « permanence » des objets sous-entend
nécessairement connexion causale entre les événements: les
séries causales et temporelles que nous allons étudier maintenant
LA CAUSALITE 193

ne constituent donc que l'autre face des séries objectives et spa-


tiales envisagées jusqu’ici. Si l’on fait de la causalité un schéme
sensori-moteur avant de le concevoir comme un concept, ou une
catégorie pratique avant qu'elle devienne catégorie noétique, le
langage dont nous nous servirons ne souléve aucune difficulté.
En outre, il se pourrait fort bien que l’évolution de la causa-
lité, sur le plan sensori-moteur, obéisse aux mémes lois que son
développement sur le plan de la pensée réfléchie et verbale. De
méme que l'objet de la physique primitive et l’espace géomé-
trique reflétent les phénomeénes propres A l’objet et a l’espace
pratiques, il se pourrait que la causalité noétique consistat en
une prise de conscience de la causalité pratique, mais en une
prise de conscience ne se bornant point a prolonger le dernier
stade auquel aboutit |’intelligence sensori-motrice et repassant,
grace 4 un ensemble de décalages, par des stades analogues a
ceux que l’on observe sur le plan initial. Ce parallélisme sans
synchronisme complique assurément la description de la cau-
salité, mais rend d’autant plus nécessaire l’emploi d’un langage
commun susceptible de s’appliquer 4 toutes les phases de cette
histoire enchevétrée.

§ 1. LES DEUX PREMIERS STADES: LA PRISE DE


CONTACT ENTRE L’ACTIVITE INTERNE ET LE MILIEU
EXTERIEUR ET LA CAUSALITE PROPRE AUX SCHE-
MES PRIMAIRES. — Comme en ce qui concerne ]’espace et les
objets, les premiers stades de la causalité sont surtout remar-
quables par leurs caractéres négatifs. Par conséquent, ]’analyse
de cet état initial ne saurait gucére étre conduite autrement que
par une méthode de récurrence, laquelle consiste a prolonger en
sens inverse les lignes du processus génétique révélé par ]’étude
des stades ultérieurs. Le bien-fondé des interprétations relatives
au point de départ d’une notion ne peut donc étre démontré
qu’a posteriori, par la vraisemblance de |’explication fondée sur
l’évolution totale de cette notion. Néanmoins, on est bien forcé
de commencer par la description des stades initiaux, quitte a
laisser le lecteur dans |’indécision jusqu’a ]’examen des suivants.
Nous appelons premier et deuxiéme stades la période des
purs réflexes et celle de l’acquisition des habitudes élémentaires,
jusqu’a la coordination de la préhension et de la vue, c’est-a-dire
jusqu’é l’apparition des «réactions circulaires secondaires ».
Durant ces deux stades, l’enfant apprend a sucer, a regarder,
a saisir ce qu’il touche, etc., par exercice réflexe puis par « réac-
tions circulaires primaires ». De plus il ne présente aucune con-
duite relative aux objets disparus et son espace demeure répandu

13
194 LA CONSTRUCTION DU REEL

en «groupes » purement pratiques et hétérogénes les uns aux


autres. S’il y a relativement t6t coordination de l’ouie avec la
vision et de la préhension avec la succion, il n’existe, en effet,
point encore de liaisons systématiques entre les univers visuel
et tactile, ni entre les espaces visuel et buccal. — Que peut donc
étre la causalité propre a cette période ?
Sans vouloir discuter encore pour elles-mémes les interpre-
tations classiques de Hume et de Maine de Biran, on doit néan-
moins se poser d’emblée deux questions relatives au point de
départ de la causalité pratique: celle du réle de l’habitude ou
de l’association externe et celle de J’influence du sentiment de
leffort.
La réaction circulaire primaire, qui caractérise le second
stade, constitue, en effet, le point de départ de I’habitude et de
Vassociation acquise. En s’exercant 4 sucer et en construisant
les schemes divers propres a cette activité, l’enfant en vient a
mettre en relations la position dans laquelle il se trouve et l’ap-
proche de la nourriture, ou encore le contact des joues avec le
mamelon et la tétée qui suit, etc. (voir vol. I, obs. 25-26). En
s’exercant a regarder, il découvre que telle figure annonce tel
événement ou correspond 4 telle voix (voir vol. I, obs. 37: la
vue de la garde ou de sa maman fait sourire Laurent comme
s'il prévoyait tout ce que cette image comporte). En exercant
son ouie, l’enfant associe les sons et les tableaux visuels et il en
vient a chercher systématiquement 4 voir ce qu'il a entendu. En
exercant sa préhension ]’enfant apprend enfin a associer certains
contacts avec certaines propriétés (les choses saisies sont 4 sucer,
etc.). Ne pourrait-on donc point admettre que les liaisons issues
des schémes d’assimilation et consolidées par les réactions cir-
culaires primaires constituent les premiéres formes de la causa-
lité ? Par exemple, ayant associé la perception tactile du mame-
lon avec l’impression gustative de la nourriture, l'enfant en
viendrait 4 considérer ]’objet fourni par la premiére perception
comme cause de la seconde, c’est-a-dire le sein maternel ou le
biberon comme causes de la nourriture. Ou bien, ayant associé
telle image visuelle et tel son, l'enfant comprendrait que l'objet
vu est cause du bruit, ou que la personne regardée est cause de la
voix, etc. Si de telles liaisons pouvaient s’établir d’emblée, la
causalité apparaitrait comme toute formée dés ce premier stade :
un univers coherent s’imprimerait sans plus sur l’esprit de l’en-
fant, grace a lhabitude et a l’association.
Seulement, trois raisons essentielles nous empéchent de con-
sidérer les choses comme ¢tant aussi simples. La premiére est
que, si nos précédentes interpretations sont exactes, l’univers
LA CAUSALITE 195

primitif du nourrisson ne consiste point encore en objets. En


effet, une fois disparus, le biberon, l’objectif sonore ou la per-
sonne intéressante, l'enfant se conduit comme s’ils étaient ren-
trés dans le néant. De telles réalités sont des faisceaux de qualités
percues simultanément plus que des objets substantiels : com-
ment donc admettre que |’enfant leur attribue une vertu cau-
sale ? On pourrait assurément supposer qu’en l’absence de sub-
stantialité, l’enfant commence par lier entre elles de simples
qualités, et l’essence de la solution phénoméniste consiste préci-
sément a considérer ces liaisons purement qualitatives comme
fondant, par leur répétition méme, la causalité et la substantia-
lité réunies. Seulement, si ]’on se place a ce point de vue du strict
phénoméne, qui est celui des premiers mois de l’existence, i] faut
bien noter que les qualités les plus frappantes pour le sujet ne
doivent pas étre celles que, par une longue habitude, nous attri-
buons seules a l’objet : en plus des qualités tactiles, gustatives,
sonores et visuelles, l'enfant doit percevoir, en intime union avec
elles, ses impressions de plaisir et de peine, de réussite et de
déception, d’effort et d’attente, etc. Comment donc isoler, dans
des faisceaux qualitatifs aussi complexes et qui constituent tout
Vunivers de la perception primitive, des séries associatives assez
réguli¢res pour que certains éléments soient concus comme causes
et d’autres comme effets ?
La seconde remarque 4 faire renforce la précédente : les qua-
lités percues par l'enfant ne sont point situées en un espace
commun. Les espaces buccal, visuel, auditif, tactile, kinesthési-
que, etc., sont autant de procédés de coordination des mouve-
ments relatifs a la succion, a la vision, 4 l’ouie, etc., mais ce ne
sont point encore des « milieux » renfermant 4 titre de contenus
des « objets » situés sur le méme plan. A plus forte raison ne
constituent-ils pas entre eux un milieu unique et homogene
comportant de tels contenus. Comment donc concevoir que les
faisceaux qualitatifs décrits tout a l’heure puissent donner lieu
en eux-mémes a des séries causales, s’ils ne scent point encore
ordonnés dans l'espace, et que leur spatialité demeure toute
relative a leur utilisation par l’action du sujet ?
Il convient enfin de remarquer que de tels faisceaux qualita-
tifs, non encore réalisés en objets ni encore situés « dans » l’es-
pace, ne sauraient se déployer en associations régulieres forma-
trices de causalité, pour cette troisiéme raison qu'ils ne sont point
différenciés de l’'action propre. Cette constatation resume d’ail-
leurs simplement les deux précédentes : en effet, si les faisceaux
qualitatifs que découvre l'enfant ne sont point encore réalisés
en objets, c’est quils demeurent relatifs 4 l’activité propre, et
196 LA CONSTRUCTION DU REEL

s'ils ne sont point situés dans un espace commun c’est que les
«groupes » spatiaux dépendent encore entiérement des mouve-
ments du sujet. Or, nous venons de voir que cette indiflérencia-
tion des faisceaux qualitatifs et de l'action propre a évidemment
pour résultat que le sujet associe toujours sans le savoir cer-
taines qualités du milieu extérieur et d'autres provenant de lui-
méme, et qu’il ne se borne pas a associer entre elles de pures
qualités extérieures. Par exemple, le contact avec la nourriture
Jui apparaitra comme le prolongement, non pas seulement des
contacts tactiles, etc., qui l’ont précédé, mais encore des efforts
accomplis, de la recherche sensori-motrice, des impressions pos-
turales et kinesthésiques, des sentiments d’attente et de récogni-
tion, etc. Bref, le faisceau qualitatif sur lequel porte l’action de
l'enfant forme un tout global et indissociable, dans lequel les
éléments internes et les éléments externes sont étroitement con-
fondus.
1] n’est donc pas possible de considérer les assimilations sen-
sori-motrices primitives et les réactions circulaires primaires
comme donnant lieu a des associations assez simples et réguliéres
pour engendrer les rapports de causalité. Envisagé du dehors,
le sujet parait bien mettre tel élément du milieu extérieur en
relation constante avec tel autre, et l'on peut étre tenté de croire
qu’il considére le premier comme cause du second : du point de
vue du comportement, il peut ainsi sembler que l'enfant ait
compris que le sein ou le biberon sont causes de la nourriture
et le hochet ou la personne percus par la vision sont causes du
son ou de la voix. Mais une analyse plus attentive de l'ensemble
des conduites de l’enfant montre au contraire que ces associa-
tions simples n’existent pas pour lui et que les relations aux-
quelles il parvient sont fonctions de schemes globaux et indiffé-
renciés, dans lesquels il n’y a place ni pour des objets, ni pour
un espace relatif aux choses elles-mémes, ni par conséquent pour
des causes extérieures a l’action du sujet.
Faut-il, dés lors,-chercher avec d’autres le point de départ
de la causalité dans l’activite méme de l'enfant ? Puisque le
milieu extérieur n'est point encore, ni organisé ni méme disso-
cié de |’action propre, ne pourrait-on pas admettre que la seule
cause accessible a la conscience du sujet est précisément située
au cceur de cette action ? Le résultat le plus net de notre ana-
lyse des débuts de l’assimilation mentale (vol. I, chap. I) est,
en effet, que, des les premiers contacts avec le milieu extérieur,
l'enfant est actif. Les réflexes de.succion, si parfaitement montés
soient-ils dans la structure héréditaire de l’individu, donnent
lieu dés la naissance a un exercice, A une recherche, bref A une
LA CAUSALITE 197
assimilation fonctionnelle proprement sensori-motrice, et cette
assimilation psychique se prolonge sans discontinuités en
schémes acquis et en réactions circulaires secondaires. La vision
et louie n’ont rien de passif : l'enfant s’exerce a regarder ou A
entendre, et les tableaux visuels ou auditifs constituent moins
des réalités externes faisant pression sur lui que des aliments
recherchés pour entretenir une activité sans cesse grandissante.
La préhension se développe de méme, par assimilations repro-
ductrice, récognitive et généralisatrice. Rien n'est donc plus
éloigné de la vérité psychologique que l’image proposée par
Pempirisme classique, d’un univers tout fait s’imprimant peu
a peu sur les organes sensoriels pour engendrer des associa-
tions fixes et constituer ainsi la causalité. Ne serait-ce donc pas
que la seule cause perceptible pour l’enfant est A chercher dans
cette activité méme qui caractérise chacune de ses acquisitions ?
La réalité de J’assimilation sensori-motrice n’implique-t-elle pas
cette conséquence que le petit enfant, dés les débuts de sa vie
mentale, concoit son propre effort comme cause de tout phé-
nomene ?
C’est ici qu’une critique soigneuse du mécanisme de l’assi-
milation doit nous mettre en garde contre un réalisme aussi peu
psychologique lorsqu’il s’agit de l’expérience intérieure que
lorsqu’il s’agit de l’expérience externe. En effet, si le sujet assi-
mile sans cesse les données du milieu extérieur a l’activité pro-
pre, cela ne signifie nullement que cette derniére prenne con-
science d’elle-méme antérieurement a l’acte d’assimilation ou
indépendamment de lui. Autrement, cela ne signifie en rien que
les impressions d’effort, d’attente, de satisfaction, etc., qui peu-
vent intervenir au cours des actions soient davantage attribueés
a un sujet substantiel interne, situé dans la conscience, que les
autres qualités pergues ne le sont a des objets permanznts
externes situés dans l’espace. C’est dans la mesure ou le sujet
organisera le monde extérieur qu'il se découvrira lui-méme et
concevra ses actions relativement 4 cet univers. Mais, tant que
cette organisation n’est point réalisée au dehors, il n’y a point
de raison d’admettre qu’elle le soit 4 l’intérieur. Qui dit assimi-
lation mentale, en effet, dit interdépendance entre |’assimilant
et l’assimilé, car cette assimilation ne saurait étre d’emblée l’iden-
tification d’un donné a une réalité interne déja toute constituee.
L’assimilation n’est que ]’un des péles du processus adaptatif,
dont l’accommodation est l’autre péle : par conséquent, loin de
consister en une force substantielle et permanente qui se présen-
terait A la conscience sous la forme d’une donnée immeédiate,
l’assimilation est une activité de mise en relation qui unit le
198 LA CONSTRUCTION DU REEL

monde extérieur au monde intérieur, mais exclut toute expé-


rience directe de l’un comme de |’autre.
Dés lors, quand le nourrisson trouve sa nourriture aprés avoir
fait effort pour l’atteindre, on découvre du regard l’objet dont
il a entendu le son, on ne peut dire sans plus qu'il percoit son
effort comme une cause dont le résultat de l’action serait l’effet,
et encore moins qu’il distingue dans ce résultat ce qui est da a
sa propre activité et ce qui provient d’un monde extérieur soumis
ou résistant. En effet, ses impressions d’effort, d’attente, de réus-
site ou de déception, etc., ne peuvent apparaitre d’emblée au
petit enfant comme émanant d’un moi distinct des faisceaux qua-
litatifs donnés a la perception immédiate : ces qualités internes
sont fondues avec les qualités externes en un bloc encore indis-
sociable. Par conséquent, le moi ni aucune réalité congue comme
«intérieure » n’est susceptible de constituer, pour l’enfant de ce
stade, une « cause », car le processus entier de l’action propre est
situé par le sujet sur le plan unique d’une expérience encore
indissociée, ni proprement externe ni proprement interne.
En conclusion, le sentiment de l’effort ou de l’activité inté-
rieure, pas plus que les associations ou habitudes extérieures, ne
saurait fournir un point de départ simple a la causalité. Cepen-
dant, a voir comment, dés le troisiéme stade, c’est-a-dire dés
qu’il pourra agir manuellement, l’enfant exercera sa puissance
sur les choses et construira mille relations causales entre les don-
nées tombant dans le champ de sa perception, on ne peut s’em-
pécher d’admettre que, au cours du premier stade déja, le sujet
doit introduire quelque notion de cause dans la conscience qu'il
prend des résultats de son activité assimilatrice. Que peut donc
étre cette causalité initiale ?
A interpréter par récurrence les lignes du processus évolutif
que nous verrons se dégager 4 partir du troisiéme stade, on
peut, nous semble-t-il, supposer ce qui suit. D’une part, l’en-
fant ne percoit rien, que ce soit dans le domaine de la succion,
de la vision, de la préhension, etc., sans que les données percues
prolongent une activité, a la fois assimilatrice et accommoda-
trice du sujet lui-méme. D’autre part, les données percues n’étant
ni congues comme objets, ni situées dans un espace indépendant
de l’action, leur liaison avec l’activité propre ne peut que s’im-
poser davantage a la conscience de )’enfant. Dés lors, le sujet
doit éprouver, en percevant quelque réalité qu’il a réussi a
atteindre par son action méme, une impression que ]’on pourrait
traduire sous cette forme : « I] se produit quelque chose. » Mais
la cause de ce quelque chose ne peut étre cherchée dans un « moi »
concu comme tel, puisqu’il n’y a pas de monde intérieur disso-
LA CAUSALITE 199

cié de l'autre. Elle ne saurait non plus étre située dans le monde
extérieur, puisqu’il n’y a point encore d’univers solide et perma-
nent. La production des résultats intéressants doit donc étre
sentie comme prolongeant sans plus les sentiments de deésir,
d’effort, d’attente, etc., qui précédent leur apparition. Autre-
ment dit la nourriture atteinte doit étre pergcue comme pro-
longeant l’acte de la succion, les tableaux visuels comme
prolongeant celui de la vision, etc. La causalité primitive peut
donc étre concue comme une sorte de sentiment d’efficience ou
d’efficace lié aux actes comme tels, 4 la condition seulement de se
rappeler que de tels sentiments ne sont pas réfléchis par le sujet
en tant qu’émanant de lui-méme, mais qu’ils sont localisés dans
les faisceaux perceptifs constituant le point de départ des objets
en général ou du corps propre. L’univers des premiers stades
serait donc une collection de centres de création ou de reproduc-
tion, dans lesquels l'enfant localiserait ses propres impressions
d’effort et d’activité, sans que l’on puisse dire qu’il concoive
ces centres ni comme extérieurs 4 lui ni comme intérieurs.
Un double aspect caractérise ainsi la causalité primitive.
Dune part, elle est dynamique (sentiment d’efficace) et exprime
sans plus la conscience de J'activité propre. Mais, d’autre part,
elle est phénoméniste et ne se constitue qu’a propos d’une donnée
externe percue par le sujet. C’est cette union indissociable du
dynamisme et du phénoménisme qui nous parait résulter le plus
directement, sur le plan de la causalité, des formes inférieures de
l’assimilation et de l’accommodation. En effet, dans la mesure ou
le nourrisson assimile les choses a son activité, il ne peut les con-
cevoir sans leur préter quelque chose du dynamisme ou du senti-
ment d’efficacité sous lequel il prend conscience de cette activité.
D’autre part, dans la mesure ou l’assimilation primitive est indif-
férenciée d’une accommodation brute et élémentaire aux choses,
ce dynamisme ne surgira qu’a propos seulement des rapports
phénoménistes percus entre les choses. Une causalité reposant
sur l’union du phénoménisme et de l’efficace est donc celle qui
exprime le plus simplement la prise de conscience propre aux
mécanismes intellectuels lémentaires. C’est cette union que nous
retrouverons au cours des stades suivants, et principalement au
cours du troisiéme, quitte A ce que, peu a peu, les deux poles
de la causalité externe ou physique et de la causalité interne ou
psychologique se dissocient l'un de |’autre et perdent, par le fait
méme, leur caractére confus de phénoménisme et de dynamisme,
pour devenir, l'un spatial et l'autre intentionnel.
En conclusion, le point de départ de la causalité nous semble
a chercher dans un sentiment diffus d’efficace qui accompagne-
200 LA CONSTRUCTION DU REEL

rait l’activité propre, mais qui serait localisé par I’enfant, non
pas en un moi, mais au point d’aboutissement de I’action elle-
méme. Cette «efficace » remplirait donc tout univers du petit
enfant ou plutét se localiserait en chaque centre familier de
perception, qu’il s'agisse des choses percues dans le milieu
ambiant aussi bien que du corps méme du sujet. Que le nourris-
son de 1 a 2 mois parvienne a sucer son pouce apres avoir fait
effort pour l’introduire dans sa bouche, ou qu'il suive du regard
un objet mouvant, il doit ainsi éprouver, bien qu’a des degrés
divers, la méme impression : c’est qu'une certaine action aboutit,
sans qu’il sache comment, a un certain résultat, autrement dit
qu’un certain complexe d’efforts, de tension, d’attente, de désir,
etc., est chargé d’« efficace ».

§ 2. LE TROISIEME STADE : LA CAUSALITE MAGICO-


PHENOMENISTE. — Nous définissons le troisiéme stade comme
étant celui qui débute avec les «réactions circulaires secondaires »,
c’est-a-dire avec la coordination systématique de la prehension
avec la vision. Du point de vue de l'espace, ce troisieme stade est
celui de la constitution des groupes subjectifs et de la coordination
des groupes pratiques entre eux. Du point de vue de la notion
d’objet, c’est celui de la permanence élémentaire prétée aux
choses en fonction de ]'action propre. I] faut done nous attendre
a ce que cette triple acquisition des schémes secondaires, des
groupes subjectifs et de la permanence relative a l’action entraine
un progrés essentiel en ce qui concerne la causalité.
C’est, en effet, 4 partir de ce stade, que l’on peut a coup sir
établir, dans les conduites de |’enfant, l’existence d’un intérét
systématique pour les relations causales : dés les premiéres réac-
tions circulaires secondaires, l'enfant examine le résultat de son
activité des mains ou des pieds, et met en rapport tel de ses
gestes et telle conséquence. I] sait ainsi remuer le toit de son ber-
ceau ou les objets suspendus 4a la toiture, il sait secouer ses
hochets, les balancer, en tirer des sons, les frotter contre les
bords de sa couchette, etc. Comment donc se représentera-t-il
les relations qu’il découvre et établit lui-méme ? Et, d’une ma-
ni¢re générale, quelle causalité attribuera-t-il A son univers ?
I] convient, pour essayer de résoudre une question aussi diffi-
cile, d’analyser s¢éparément les trois sortes de liaisons qui inter-
viennent dans le champ visuel de l'enfant de ce stade : les mou-
vements du corps, ceux qui dépendent de ces mouvements du
corps et les mouvements entiérement indépendants. Voici trois
exemples qui semblent justifier cette distinction: 1° L’enfant
voit remuer, dans son champ visuel, ses mains et ses pieds. I]
LA CAUSALITE 201

commande déja les mouvements de ses mains et apprend peu a


peu a faire de méme des pieds. 2° L’enfant découvre qu’en frap-
pant de la main les objets suspendus, ou en leur donnant des
coups de pied, il peut les faire osciller indéfiniment (voir vol. I,
obs. 103, etc.). 3° L’enfant tourne la téte quand il entend une
voix familiére et cesse de chercher quand il a apercu la personne
correspondante, comme s’i] avait compris que celle-ci était cause
du son. — Il semble au premier abord que les deux premiéres
de ces séquences doivent constituer, aux yeux de l'enfant, des
relations causales dépendant de son corps, et la troisiéme une
relation indépendante. Mais une telle hypothése n’a de valeur
qu’au point de vue de l’observateur et il s’agit de savoir comment
ces trois types de rapport de causalité se présentent du point de
vue de l’enfant lui-méme.
Pour ce qui est des mouvements du corps, on peut faire les
suppositions suivantes. La premiére fois qu’il a regardé avec
attention ses mains évoluer dans le champ visuel (la chose se
produit vers le milieu du stade précédent : vol. I, chap. II, § 4),
et surtout la premiére fois qu’il a pu influencer, en les regardant,
la trajectoire de ses mains (obs. 63-66), l’enfant doit éprouver
une double impression. D’une part, les mains examinées lui sont
évidenmment apparues comme des corps quelconques, au méme
titre que les objets observés dans le milieu ambiant. D’autre
part, le sentiment d’efficace dont nous avons supposé, a propos
du premier stade, qu'il s’attachait 4 toute perception prolon-
geant une action réelle, doit avoir été d’autant plus vif que, dans
le cas particulier, le désir ou l’effort aboutissent sans cesse & un
résultat effectif. Les mains et plus tard les pieds doivent donc
constituer dés les premiers stades des « centres » particuliérement
vivants de causalité par efficace. Or, que va-t-il se passer, lorsque
vers la fin du second stade, la main devient, non seulement un
spectacle que l’on peut conserver et presque diriger, mals un
instrument réel, servant a la préhension, et soumis par conse-
quent a des intentions conscientes de la part de l'enfant? _
C’est A ce moment précis du développement que la causalité
initiale commence A se différencier et & trouver la forme caracte-
ristique qu’elle revétira au cours du troisi¢me stade. La causalité
ne changera point encore de nature, et c’est toujours l’union de
Yefficace et du phénoménisme qui la définira en chacun de ses
aspects. Mais elle se différenciera sans doute sous la forme sul-
vante : par le fait qu’avec la préhension et la manipulation des
objets, la conduite de l’enfant devient plus systématique et par
conséquent plus « intentionnelle » (voir vol. I, chap. Il, Intro-
duction), le sujet dissociera mieux ]'intention ou le désir précé-
202 LA CONSTRUCTION DU REEL

dant le résultat de l’action et ce résultat lui-méme. Jusqu’ici, la


cause et ]’effet étaient pour ainsi dire condensés en un seul bloc,
centré lui-méme autour de l’effet percu : le sentiment d’efficace
ne faisait done qu’un avec le résultat de l’acte (l’action étant
trop globale pour étre analysée en deux temps: !a recherche et
son aboutissement). Dorénavant, au contraire, par suite de la
plus grande complexité des actes, et par conséquent de leur plus
grande intentionalité, la cause présente une tendance 4 s’inté-
rioriser et l’effet a s’extérioriser.
Avant de poursuivre cette analyse, cherchons & /’illustrer
par un exemple. Au cours du présent stade, en effet, les cas ne
sont pas rares dans lesquels l’enfant imprime 4 sa main toutes
sortes de mouvements qu’il examine avec la plus grande atten-
tion. Or, il ne s’agit plus ici d’un apprentissage proprement dit,
puisque la préhension est acquise, mais, pour ainsi parler, d’une
prise de possession. Ii est vrai que l’enfant se livre parfois a ces
examens ep vue de limitation, ou pour évaluer des distances et
construire son espace en profondeur. Mais souvent il semble agir
par pur intérét causal : c’est son pouvoir sur la main qu'il parait
étudier. En outre, méme lorsqu’il s’agit d’imitation ou d’espace,
cet aspect causal du phénoméne n’est pas a exclure. Voici, au
demeurant, quelques cas francs dans lesquels l’intérét pour la
causalité nous parait primer le reste:

Obs, 128. — A 0; 3 (12), c’est-a-dire quelques jours aprés qu'il a


témoigné de sa capacité a saisir les objets vus, Laurent est en présence d’un
hochet suspendu au toit de son berceau et dont pend une chaine de montre
(voir vol. I, obs. 98). Du point de vue des relations entre la chaine et le
hochet, le résultat de ’expérience est entiérement négatif : Laurent ne tire
pas de lui-méme la chaine, et lorsque je la lui mets dans les mains, qu’il la
secoue par hasard et entend le bruit, il agile sa main, mais lache la chafne.
Par contre, il semble établir aussitét un lien entre les mouvements de sa
main et ceux du hochet, car, ayant donc secoué sa main par hasard et entendu
le bruit du hochet, il recommence A agiter sa main a vide, en regardant le
hochet, et l’agite méme de plus en plus fort (il a d’ailleurs déja exécuté des
conduites de ce genre au cours des journées précédentes : voir vol. I, obs. 97).
Or, et c’est lA que nous voulions en venir, constatant que le hochet ne
bouge plus, ou plutdt ne voyant plus rien d’intéressant dans le hochet,
Laurent reporte son regard sur ses mains, qu’il agite toujours. I] examine
alors avec une grande attention sa main droite qu’il balance, et conserve
exactement, en face de cette main, la mimique qu'il avait en face du hochet.
Tout se passe donc comme s’i] ¢tudiait son propre pouvoir sur elle (de méme
quil vient d’entrevoir son pouvoir sur le hochet).

Obs. 129. — A 0; 8 (7) encore, c’est-a-dire 4 la fin de ce stade, Laurent


regarde ses mains avec la plus grande attention, comme s’il ne les connais-
sait pas. Il est seul dans son berceau, les mains immobiles, mais il remue ses
doigts et les examine sans tréve. Aprés quoi ce sont ses mains elles-mémes
qu'il déplace lentement, en les regardant avec la méme expression d’intérét.
LA CAUSALITE 203

Puis il les joint et les écarte au ralenti en continuant a étudier le phénoméne


et il finit par gratter ses couvertures, les frapper, etc., mais en ne quittant
pas ses mains du regard.
Or, il est A noter que chacune de ces conduites est trés primitive et
familiére a enfant. Ce ne peut donc pas étre leur résultat comme tel qui
excite a ce point son intérét momentané. Tout se passe donc comme si Lau-
rent était simplement frappé par la soumission de ses mains a ses intentions,
c’est-a-dire par l’étrange comportement de ces objets dépendants plus que
tous les autres du pouvoir de faire continuer, d’arréter ou de modifier le
spectacle percu.

Obs. 130. — A 0; 7 (21), 0; 7 (28), etc. je note que Jacqueline regarde


encore ses mains avec étonnement, alors qu’elle les écarte et les rapproche
Vune de 1]’autre.
Le méme jour, elle regarde attentivement sa main droite dont elle remue
les doigts.
A 0; 8 (9), elle retire son pouce de sa bouche et regarde longuement
ses doigts, qu’elle remue plus ou moins systématiquement.
A 0; 8 (13), elle regarde sa main droite qu’elle ouvre et ferme alternati-
vement.
Or les unes et les autres de ces conduites sont familiéres A Jacqueline
et ont été observées par elle durant toute l’acquisition de la préhension.
Pourquoi donc y revient-elle jusque vers 0; 8 (15) (ce n’est guére qu’a partir
de cette date que Jacqueline cesse de regarder ses mains pour elles-mémes) ?
Nous ne voyons a cela qu’une explication: ce ne sont pas ces spectacles
comme tels qui sont nouveaux et intéressants pour l’enfant, c’est la con-
science qu’il prend progressivement de son pouvoir sur les objets particu-
liers que constituent ses mains. En d’autres termes, l’intérét persistant de
Jacqueline pour les mouvements de ses mains, bien apres la coordination
de la vision et de la préhension, viendrait d’une sorte de réflexion sur l’in-
tentionalité de ces mouvements.
Mémes observations sur Lucienne, jusque vers 0; 8.

Comment donc interpréter la causalité que l’enfant doit


attribuer 4 ces mouvements du corps propre, ceux des mains et
des pieds tout particuli¢rement ? D’une part, il semble bien que,
durant ce troisi¢me stade, le sujet prenne conscience de leur
intentionalité : lorsque Laurent, 4 0; 3 (12), ayant cherché en
vain a reproduire le mouvement d’un hochet se console en regar-
dant sa main qu’il remue, ou lorsque Jacqueline, 4 0; 7 et 0; 8
encore, contemple l’activité de ses doigts, il n’y a guére de doute
qu’ils sentent leur pouvoir et qu’ils €_prouvent une conscience plus
ou moins claire de leur désir de continuer et de reproduire ces
mouvements. Mais, d’autre part, il serait assurément téméraire
de préter a l’enfant de cet dge une conscience du «moi». Le
«moi» ne se constitue que par comparaison et par opposition
avec les autres « moi » et avec le milieu extérieur : or la personne
d’autrui commence 4a peine, durant le présent stade, a étre ana-
lysée grace a l’imitation, et l’action sur le milieu matériel est si
faiblement ébauchée qu’elle ne donne encore lieu 4 aucun senti-
ment précis de résistance. L’enfant est donc encore fort loin de
204 LA CONSTRUCTION DU REEL

pouvoir attribuer ses intentions et ses pouvoirs 4 un «moi»


concu comme différent du « non-moi » et opposé a l’univers exté-
rieur: le moi et l'univers ne font encore qu’un seul et méme
ensemble.
Si l'enfant prend conscience de l’intentionalité de ses mouve-
ments et de la réalité de son pouvoir sur ses mains et ses pieds,
il ne saurait donc situer son intention et son pouvoir efficaces
ailleurs que dans un absolu s’identifiant avec le monde de la
perception. La conscience de l’intention a donc simplement pour
résultat d’amorcer la dissociation entre la cause et l’effet, la
cause s’identifiant ainsi avec l’intention efficace et l’effet avec
le phénomeéne percu. Sans doute la cause présente, de ce fait,
une tendance a s’intérioriser, mais elle ne s’intériorise point
encore dans un moi: elle demeure immanente a la réalité imme-
diate. Quant 4 l’effet, il est naturellement situé dans le méme
univers que celui des autres phénoménes: ce n’est que pour
lobservateur que les mains et les pieds de l’enfant appartiennent
a son corps, car, pour l’enfant lui-méme, ils sont sur le méme
plan de réalité que les autres objets.
Mais ce début de différenciation entre la cause et l’effet a une
importance considérable en ce qui concerne la structure de la
causalité. Pour ce qui est tout au moins des mouvements de son
corps — mais nous allons vuir qu’il en est de méme dans le cas
des autres séquences causales — l'enfant prend dorénavant con-
science de l’existence d’une cause générale: c’est l'efficace du
désir, de l’intention, de l’effort, etc., bref tout le dynamisme de
l’action consciente. Mais naturellement ce n’est jamais qu’a l’oc-
casion d’un phénoméne quelconque observé fortuitement (l’ap-
parition des mains, ou d’un objet a saisir, etc.) que se manifeste
cette causalité : l’union de l’efficace et du phénoménisme demeure
donc complete, et, si la premiére tend a se distinguer du second,
elle reste toujours immanente a lui.
Passons maintenant au deuxiéme type de relations causales :
les relations entre les mouvements des objets et ceux du corps
propre (donc les relations caractéristiques de la « réaction circu-
laire secondaire »). Au premier abord ces secondes relations sem-
blent devoir étre, du point de vue de l'enfant, essentiellement
différentes des premiéres. Dans le cas de la main qui remue inten-
tionnellement, en effet, il ne saurait y avoir pour le sujet aucun
rapport intelligible entre ses intentions et le mouvement percu:
enfant ne se connait point encore en tant que sujet doué de
vision, d’intentionalité, etc. La relation de cause A effet qui unit
ses désirs aux mouvements de son corps ne peut donc rester que
du type de la causalité par efficace et phénoménisme réunis. Au
LA CAUSALITE 205

contraire, lorsque l'enfant tire un cordon et ébranle ainsi les


hochets suspendus 4 la toiture ou le toit tout entier, il semble
que tous les éléments du probléme soient donnés a la perception
visuelle : l'enfant voit sa main qui saisit le cordon, il voit le cor-
don attaché aux hochets ou au toit, et n’a plus ainsi qu’a éta-
blir la relation entre ces diverses parties d’un méme ensemble
percu. Mais, en réalité, l’analyse du processus de la « réaction
circulaire secondaire », et surtout l’analyse de ses généralisations
en «procédés pour faire durer les spectacles intéressants » (voir
vol. J chap. III, § 4) montrent que, du point de vue de la causa-
lité, de telles relations ne different presque pas, pour |’enfant
lui-méme, des rapports n’intéressant que le corps propre : toutes
les transitions sont données entre ces deux: types de relations et
la réaction circulaire secondaire rentre ainsi complétement dans
la causalite par efficace et phénoménisme réunis.
En effet, si l'enfant commence sans doute (vers 0; 2 - 0; 3)
par examiner sa main vide, il s’habitue trés vite a la regarder
lorsqu’elle tient un objet. Bien plus, les coordinations entre la
vision et la préhension, qui marquent le début du présent stade
et donnent lieu a la découverte de l’intentionalité des mouve-
ments de la main, ne se produisent qu’a l’occasion de conduites
relatives aux objets eux-mémes: |l’enfant s’apercoit simultané-
ment que sa main obéit a ses désirs et qu’elle est devenue capable
de s’emparer des objets souhaités. L’efficace des intentions s’ap-
plique donc tout a la fois aux aspects visibles du corps propre et
aux objets eux-mémes. Cela étant, il va de soi que l’enfant se
lance d’emblée a la conquéte du monde, sans mettre d’avance
aucune limite a sa prise de possession. Or une conquéte entreprise
dans ces conditions n’a rien de causal, au sens physique et spa-
tial du terme : c’est une simple extension de 1’« efficace » magico-
phénoméniste qui explique les relations causales établies par
l'enfant au cours de ses réactions circulaires secondaires.
I] suffit, pour s’en convaincre, d’examiner comment s’acquie-
rent les « réactions circulaires secondaires ». Lorsque l’enfant a
obtenu par hasard le résultat intéressant qu’il va aussit6t essayer
de reproduire, il ne cherche nullement, pour ce faire, 4 assurer
le contact physique et spatial entre les différents éléments qui
entrent en jeu: il s’efforce simplement de répéter exactement
son geste, comme si le geste lui-méme était chargé de toute
l’efficace nécessaire.. Reprenons de ce point de vue les faits
décrits au cours du volume I (chap. III, § 1):
Obs. 131. — Lorsque Lucienne, a partir de 0; 3 (5), se secoue dans sa
roulotte pour faire osciller la toiture (vol. I, obs. 94), il est évident qu’il
n’existe pour elle aucun intermédiaire servant de lien physique entre les
206 LA CONSTRUCTION DU REEL

mouvements de son corps et ceux de la toiture: ces derniers prolongent


directement, pour elle, les sensations musculaires grace auxquelles elle con-
nait ses propres mouvements.
Il est vrai que, dés 0; 4 (27), elle assure un contact entre ses pieds et les
poupées suspendues (obs. 95), de maniére a les balancer. Mais ce contact
n’est point visuel. Il est simplement tactile et l’expérience faite sur Jacque-
line A ce propos (vol. I, obs. 96) montre que méme ainsi, il n’est pas concu
comme nécessaire : Jacqueline secoue ses jambes dés qu’elle voit la poupée
a distance, comme si le mouvement a vide était a lui seul chargé d’efficace.
De méme, lorsque Laurent (vol. I, obs. 97 et 98) secoue cordons et
chafnes pour secouer les hochets, il n’établit de relations qu’entre le fait de
saisir le bas de la chaine et le mouvement des hochets, sans voir dans la
chaine elle-méme un intermédiaire nécessaire entre ses gestes et les hochets.
La chafne est simplement chose a saisir et a secouer lorsqu’on veut agir sur
le hochet: elle n’est pas encore le prolongement physique et spatial du
hochet. —- Assurément, sur ce dernier point, on ne saurait d’emblée faire
la preuve que la liaison demeure phénoméniste. L’enfant semble agir, au
contraire, comme s’il avait compris la nécessité des contacts et l’on peut
étre longtemps dupe de cette apparence. Mais il suffit, pour interpréter
correctement la conduite du sujet, de voir comment elle s’acquiert et sur-
tout comment elle se corrige en cas d’insuccés.
Or, dans 1’un et l’autre cas, l’observation montre que l’enfant met tout
l’accent sur son geste comme tel et nullement sur les relations physiques
des objets entre eux. En effet, l’enfant apprend a exécuter les mouvements
corrects simplement en répétant ce qui réussit. Par exemple (début de
Vobs. 98), ayant secoué fortuitement une chaine et entendu le bruit des
hochets ainsi ébranlés, Laurent agite sa main A vide comme si c’était ce
mouvement qui était a lui seul producteur de |’effet percu. Puis il découvre
peu 4 peu que la chaine est nécessaire : mais on peut encore admettre que
ce sont les impressions tactiles et kinesthésiques liées a la chaifne saisie et
balancée qui sont mises en relation avec le mouvement des hochets, et non
pas la chaine en tant qu’objet spatial et physique. A 0; 3 (14), en effet, Lau-
rent ayant laché la chaine continue cing minutes de suite de balancer son
poing serré en regardant le hochet, sans chercher a contréler si son geste
s’insére correctement dans la série des intermédiaires nécessaires !
Mais nous avons vu que, outre les réactions circulaires secondaires rela-
tives aux mouvements du berceau, il se constitue, dés la coordination de la
vue et de la préhension, toutes sortes de réactions du méme type a propos
des objets familiers de ]’enfant : secouer, balancer, frotter, etc. (vol. I, obs.
102-104). Il semble ici que nous dépassons la simple « eflicace » pour entrer
dans le domaine de la causalité par contact spatial et mécanique. Mais rien
n’est moins sfir. En effet, tant que la main de l'enfant agit directement sur
un objet A et non pas sur A par l’intermédiaire d’un objet B entrant en
contact avec A, on ne peut parler d’une causalité proprement physique:
c’est par simple extension de 1’« eflicace » des gestes de préhension que le
sujet découvre les diverses propriétés dont il est question.

En bref, rien n’atteste, dans l’acquisition des réactions cir-


culaires secondaires, que l’enfant dépasse le niveau de l’efficace
et du phénoménisme. De méme que, dans les actions relatives a
sop propre corps, l’enfant met en relation directe ses intentions
et ses impressions d’effort avec ]’image de ses membres, comme
si les premiéres agissaient magiquement et sans intermédiaires
LA CAUSALITE 207

sur les seconds, de méme, dans ses actions sur les objets
extérieurs, il semble établir un lien immédiat entre ses mouve-
ments en tant que sentis de l’intérieur et leur résultat final,
sans préter attention aux connexions nécessaires reliant les
premiers au second. Sans doute, par une différenciation pro-
gressive de ses gestes, il en arrive trés tot A tirer, pousser,
taper, balancer, secouer, frotter, etc., selon les cas et leffet
désiré, mais ces actions ne sont point encore contrdélées de
lextérieur : elles le sont de l’intérieur, c’est-a-dire que l’enfant
cherche simplement, en se fondant sur ses diverses impres-
sions sensibles (ordinairement kinesthésiques et tactiles et beau-
coup plus rarement visuelles), 4 reproduire sans plus le geste
qui s’est révélé efficace. Mais quelle que soit cette différenciation
des mouvements propres, l’enfant ne parvient point encore — et
la est l’essentiel — a établir entre les objets percus une relation
autre que phénomeéniste : il ne parvient point 4 l’intelligence des
rapports spatiaux et physiques qui fondent Ja causalité objective.
Par exemple le cordon qui relie sa main au toit du berceau n’est
encore qu’une chose 4a saisir et 4 secouer pour obtenir tel mouve-
ment du toit: il n’est pas encore l’intermédiaire substantiel
nécessaire au contact entre la main et le toit. De ce point de vue,
la vraie cause des résultats obtenus au cours des réactions circu-
laires secondaires doit donc étre, pour |’enfant, l’efficace de ses
désirs, de ses efforts, de ses actions senties de l’intérieur, tout
comme s’il s’agissait du premier type de relations causales,
c’est-a-dire des purs mouvements du corps propre. Seulement
cette cause générale n’est toujours pas concue comme émanant
d’un « moi », puisque, précisément parce qu'il se sent tout-puis-
sant l’enfant ne saurait encore établir d’opposition entre son
moi et le monde extérieur. Enfin, c’est toujours 4 occasion d’un
résultat obtenu fortuitement que s’établissent de tels liens de
causalité : le phénoménisme demeure donc indissolublement uni
a I’« efficace ».
De telles interprétations peuvent paraitre arbitraires tant
que l’on demeure, ainsi que nous l’avons fait jusqu’a présent,
dans les limites étroites de la stricte « réaction circulaire secon-
daire ». Mais elles acquiérent une certaine force d’évidence des
que l’on envisage ces mémes conduites sous une forme plus large
et que l’on se rappelle les « généralisations » auxquelles elles
donnent lieu. En effet, 4 peine se trouve-t-il en possession d’un
geste dont l’efficace se révéle au cours d’une réaction circulaire
typique que l’enfant l’applique a tout. C’est ainsi que Laurent,
ayant appris A secouer le cordon attaché a sa main pour ebran-
ler le toit de son berceau, en vient a agiter sa main vide elle-
208 LA CONSTRUCTION DU REEL

méme pour faire durer le mouvement d’un hochet (vol. I, obs.


112). De méme Jacqueline tire le cordon pendant du toit pour
faire continuer le mouvement d’un livre, ou d’une bouteille, etc.,
que je balance au loin (vol. I, obs. 113). Ou encore des gestes tels
que secouer la main (geste d’adieu), taper le bord du berceau,
branler la téte latéralement, secouer ses jambes, se cambrer, etc.,
sont utilisés pour faire durer n’importe quel spectacle intéressant
(objets que l’on remue devant l'enfant, bruits et sons, etc. : voir
vol. I, obs. 114-118).
Or il est clair qu'une telle causalité ne saurait s’interpréter
autrement que par l’union de l’efficace et du phénoménisme.
D’une part, l’enfant confére une efficace 4 son geste comme tel,
indépendamment de tout contact physique ou spatial. Mais,
d’autre part, c’est toujours 4 propos d'une coincidence entre ce
geste et un effet intérieur que le sujet confére a sa propre action
une valeur d’efficace. La discussion d’un cas particulier, spécia-
lement intéressant du point de vue de la causalité, est ici néces-
saire pour justifier cette interprétation :

Obs. 132. — I. A 0; 8 (9), Jacqueline est étendue et regarde une sou-


coupe que je balance devant elle 4 50 cm. environ de ses yeux. Elle mani-
feste un vif intérét et exprime son contentement entre autres au moyen du
comportement bien connu qui consiste a se cambrer, en s’appuyant sur les
pieds et les omoplates pour se laisser ensuite retomber d’une masse. Je fais
alors repasser la soucoupe: elle Ja suit des yeux en riant, puis la fixe du
regard, sérieuse et attentive, et se cambre une seconde fois. Lorsque Jac-
queline est retombée, je repasse une fois encore l’objet : méme jeu encore
trois fois. Aprés quoi je tiens l’objectif immobile devant elle : elle se cambre
encore deux ou trois fois, puis passe a autre chose. Je reprends deux fois :
dés que la soucoupe est immobile, Jacqueline se cambre a nouveau. J’in-
terromps alors définitivement mon jeu: Jacqueline se cambre néanmoins
encore cinq ou six fois, en regardant l'objet, puis se lasse. — Toutes les fois
que le geste de l’enfant a été suivi du mouvement de la soucoupe, Jacque-
line a marqué un grand contentement. Sinon, mimique de déception et
d’attente.
A 0; 8 (13), Jacqueline est toujours étendue dans sa roulotte, mais la
toiture en est déployée et |’enfant la regarde au-dessus d’elle. Je m’arrange
alors a faire osciller ce toit, au moyen d’un long ruban, sans que Jacqueline
me voie ni me sache présent : aprés quelques petits mouvements de frayeur,
elle témoigne d’un vif intérét. Je m’arréte: elle attend quelques instants,
puis se cambre en regardant fixement la toiture. Je fais A nouveau osciller
celle-ci: dés que je m’arréte, elle se cambre (méme jeu six ou sept fois).
Sourire continu. Plaisir de réussir. — Cinq minutes aprés : mémes réactions,
de méme qu’a 0; 8 (15).
A 0; 8 (16), je donne a Jacqueline différents objets nouveaux (porte-
cigarette, etc.) qu’elle explore soigneusement (voir vol. I, obs. 136). Or,
parmi ses conduites d’exploration, qui sont, on s’en souvient, caractéristi-
ques du quatriéme stade du développement de !’intelligence sensori-motrice,
figure le geste de se cambrer. C’est en particulier le cas d’une bofte en fer-
LA CAUSALITE 209

blanc : Jacqueline l’a frappée un grand nombre de fois contre |’osier de sa


roulotte, en riant du bruit produit, puis s’est cambrée plusieurs fois en la
regardant.
Le méme jour, elle se cambre pour faire osciller un étui de cuir accro-
ché aux cordons qui pendent de la toiture.
Toujours a 0; 8 (16), Jacqueline me regarde alors que je mets mon index
dans la bouche et 1’en retire a intervalles réguliers (pour étudier limitation) :
au lieu de m’imiter, Jacqueline se cambre en regardant ma bouche avec une
grande attention. Je remets mon index : dés que je le retire, elle se cambre
a nouveau, etc.
II. Aprés cette derniére épreuve, je décide de faire dorénavant échec
a toutes les tentatives de Jacqueline pour utiliser le geste de se cambrer,
autrement dit de ne plus répéter Jes mouvements qu’elle essaie de faire durer
au moyen de son procédé. Je fais ainsi remuer la toiture sans qu’elle me
voie: Jacqueline se cambre aussitét, mais sans succés, puis recommence
cing ou six fois avec un air de surprise constante.
Méme jour. Je fais entendre une sorte de miaulement en laissant échap-
per de l’air entre les dents et les lévres. Jacqueline commence par ]’imiter
vaguement, puis, lorsque je m’interromps, elle se cambre trois ou quatre
fois. — Quelques minutes plus tard, elle se cambre une fois aprés que j’ai
refait ce bruit ou aprés que j’ai remis un doigt dans ma bouche.
Le Jendemain, 4 0; 8 (17), et a 0; 8 (19), Jacqueline continue de se cam-
brer a la suite des mouvements de Ia toiture, malgré l’échec de ce procédé.
A 0; 8 (20), elle se cambre deux fois aprés que j’ai tiré la langue, aprés que
j’ai fait balancer ma montre, aprés que j’ai fait «coucou» derriére un
chapeau, etc.
A 0; 9 (3) encore, elle se cambre trois ou quatre fois en présence d’un
objet que j’ai placé trop haut pour qu’elle puisse le saisir. Méme réaction
a 0; 9 (8). A 0; 9 (13), elle se cambre lorsque je cesse de battre des mains.

On voit comment la coincidence entre une attitude de con-


tentement du bébé (se cambrer) et des spectacles tels qu’une
soucoupe que je balance ou une toiture qui oscille suffit 4 donner
a l'enfant l’impression que son geste est efficace. On voit surtout
comment ce procédé, ainsi fixé aprés quelques succes apparents,
a duré de 0; 8 (16) a 0; 9 (13) malgré un mois d’échecs répétés |!
Or rien, dans ces comportements, n’a pu étre intelligible pour
l’enfant : seule l’union du phénoménisme le plus extérieur avec
le sentiment de l’efficace prétée a l’activité propre peut rendre
compte de la naissance et de la persistance d’une telle conduite,
laquelle, bien qu’apparue durant ce troisieme stade, s’est pro-
longée, chez Jacqueline, durant tout le quatrieme.
En bref, ces « procédés pour faire durer un spectacle intéres-
sant » confirment entiérement, du point de vue de la causalite,
l'interprétation que nous avons esquissée des réactions circu-
laires secondaires. En effet, les mouvements propres qui se révé-
lent a l'enfant, au cours de ces derniéres, comme susceptibles
d’engendrer tel résultat précis, sont immeédiatement utilisés en
dehors de ce contexte particulier et de tout contact matériel et
spatial :c’est donc bien la preuve que la causalité attribuée au

14
210 LA CONSTRUCTION DU REEL

geste n'est pas encore une causalité physique, fondée sur les
caractéres externes de ]’action, mais une causalité par simple
« efficace ».
Qu’est-ce, en conclusion, que cette efficace ? Dans le cas des
« réactions circulaires secondaires » et des « procédés pour faire
durer un spectacle intéressant » on ne peut dire qu’il s’agisse
d’un pur dynamisme interne, comme lorsque l'enfant se sent
agir sur ses mains et ses pieds sans savoir en rien comment il le
fait. Outre ses impressions de désir, d'effort, d’attente, de satis-
faction, etc., l'enfant é¢prouve des sensations kinesthésiques,
tactiles et méme visuelles qui donnent a chacun de ses gestes
une physionomie propre. C’est ainsi, semble-t-il, l’action en tant
que globale qui est sentie comme cause dans le type de relations
que nous discutons maintenant. Ce n'est pas l’action congue sous
son seul jour externe et matcriel, puisque précisément l'enfant
Ne se soucie en rien des contacts ni des connexions physiques.
Ce n'est pas non plus l’action concue comme émanant d’un «moi»,
puisqu’on vient de voir que le sujet se considére encore comme
capable de tout et ignore par conséquent l’opposition des mondes
intérieur et extérieur. C’est donc l’action sentie comme un tout
et située dans un réel 4 mi-chemin de l'interne et de l'externe.
Par cela méme ]’« efficace » est toujours phénomeniste. Si
l'enfant avait conscience d’un « moi » indépendant des choses et
auquel il attribuerait ses différents pouvoirs, il s’essayerait sans
doute a user de cette toute-puissance et a produire n'importe
quoi en dehors des incitations immeédiates du milieu. Mais, pré-
cisément parce que 1’« efficace » n’est sentie qu’a l'occasion d'une
conquéte fortuite (la réaction circulaire secondaire) ou d'une
situation présentant quelque analogie avec celles dans lesquelles
l’acte réussit (les spectacles intéressants qui rappellent les con-
quétes de Ja réaction circulaire), elle est toujours liée a un rap-
port phénoméniste. C'est en quoi cette causalité, quoique fondée
sur le dynamisme de l’action, s’éloigne de la cause absolue révée
par la théorie biranienne de l'effort : l’efficace n'est pas située
d’abord en un moi pour étre projetée ensuite dans les choses, elle
est au contraire située d’emblée dans le phénomenisme extérieur
pour s’en détacher progressivement et se rapprocher de Il’action
propre. Durant le premier stade, efficace et phénoménisme ne
faisaient encore qu'un. Dorénavant, ils commencent Aa se disso-
cier, puisque l’action est plus consciente d’elle-méme et de son
intentionalité. Mais ils demeurent toujours indissociables, tandis
que l’activité propre n'est pas attribuee a un moi interne et que
le phénoménisme n’est pas remplacé par un systéme de con-
nexions réellement externes, c’est-a-dire spatiales et objectives.
LA CAUSALITE 211

Venons-en maintenant au troisiéme des types de relations


causales représentées au cours de ce stade: celles qui, du point
de vue de |’observateur, semblent indépendantes du corps et de
Pactivité de l’enfant lui-méme. C’est ainsi que l’enfant, dés le
second stade, cherche a regarder les choses qu’il entend comme
s’il les concevait 4 titre de causes du bruit. Ou encore, il examine
avec un intérét trés vif, les actions que l’on exécute devant lui,
comme s’il savait que sa maman était cause de la venue du bibe-
ron, ou son papa cause des spectacles variés offerts a sa curiosité.
Comment donc l’enfant interpréte-t-il de telles relations ?
Trois solutions nous semblent possibles. La premiére consisterait
a admettre que ces relations n’ont rien de causal du point de
vue du sujet lui-méme: lorsque l’enfant voit l’objet qu’il a
entendu, ou examine une personne qui remue un jouet, il se
bornerait ainsi a percevoir des totalités plus ou moins cohé-
rentes, ou a établir des liaisons plus ou moins stables, mais sans
concevoir l’existence de centres objectifs d’action, tels que l’ob-
jet ou la personne soient regardés comme causes du bruit ou des
mouvements percus. La seconde solution consisterait, au con-
traire, & préter 4 l’enfant le pouvoir d’associer causalement
n’importe quelle perception avec n’importe quelle autre : il suffi-
rait ainsi que l’enfant ait associé réguli¢rement le son du hochet
& sa vue, ou les mouvements des jouets a ceux de la personne
qui les tient en mains pour que le hochet ou la personne soient
concus comme des causes !. En troisiéme lieu, enfin, on pourrait
admettre que les relations indépendantes du corps propre demeu-
rent étrangéres a la causalité tant qu’elles restent extérieures a
Vactivité du sujet, et qu’elles deviennent causales dans la mesure
ou elles sont incorporées a cette activité. Cette incorporation
peut d’ailleurs se concevoir de deux facons différentes : ou bien
Yenfant peut intervenir dans le contexte de ces relations (en
amenant, par exemple, le hochet a reproduire le son habituel ou
la personne a répéter ce qu'elle faisait, ou bien il peut concevoir
les objets par analogie avec sa propre activité et les revétir ainsi
d’un pouvoir causal issu du sien propre.
Comment choisir entre ces trois hypothéses ? I] est, cela va
de soi, impossible d’analyser directement la conduite de l’en-
fant relative aux séquences indépendantes de son action. Tout
au plus peut-on constater que ]’enfant prévoit certaines succes-
sions et établit ainsi une relation constante entre un antécédent A
(un son, par exemple) et le conséquent B (]’image visuelle corres-
pondante). Mais y a-t-il 1a causalité ? Rien ne le prouve: une
1C’est la solution classique de Hume et de I’associationnisme : l"habitude
engendre la causalité.
212 LA CONSTRUCTION DU REEL

telle relation peut étre un simple rapport de signifiant a signifié,


fondé sur la notion de signal ou d‘indice et nullement sur celle
de causalité. Quant aux actions auxquelles assiste l'enfant sans
y participer (lorsque, par exemple, une personne agite devant
lui un hochet), elles peuvent étre affaire de simple succession, ou
de perception complexe, et nimpliquer en rien la relation de
cause a effet.
Cependant, il est un moyen d’interpréter de telles relations.
Il suflira, pour ce faire, d’analyser la conduite de l'enfant au
moment ou celui-ci intervient dans les séquences causales déja
organisces avant cette intervention. Soit, par exemple, un objet
A, lequel, pour l’observateur, est cause de l'effet B. L’enfant qui
s'intéresse 4 B regarde l'ensemble A x 1, jusqu’au moment ou
A cesse de produire B. Comment donc l'enfant s’y prendra-t-il
pour faire durer le phénoméne ? Va-t-il essayer d’agir sur A
par simple déclenchement (le toucher ou le pousser léegérement,
par exemple) ? Dans ce cas, on peut supposer avec une grande
vraisemblance que A est concu par le sujet comme un centre
causal indépendant du corps propre, ce qui reviendrait 4 admet-
tre la seconde des trois solutions propos¢ées tout a l'heure. Va-t-il
au contraire agir sans plus sur B, ou essayer d’agir sur le
complexe A x B, comme s'il constituait un tout inanalysable ?
En ce cas la premiére solution sera vraisemblablement la bonne
(les relations indépendantes de l'action propre ne sont pas
concues comme causales) ou la troisieme, sous une forme ou
sous une autre.
C'est cette analyse que nous allons tenter maintenant. Mais il
faut prendre garde, pour éetudier de telles conduites, de ne pas
les confondre avec les comportements plus simples, dans les-
quels l'enfant ne distingue pas un dualisme entre A et B. Par
exemple, dans une réaction circulaire telle que de secouer un
hochet pour le faire résonner, on ne saurait soutenir, sans arbi-
traire, que l'enfant distingue a titre de données sépareées l'image
visuelle du hochet et le produit, autrement dit le hochet comme
cause et le son en tant qu’effet: le hochet ne fait qu'un tout
senti comme dépendant sans plus de l'activité propre. Il en est
de méme de toutes les réactions circulaires, quelle que soit leur
complexité du point de vue de l’observateur, si du moins l'on
admet l'interprétation que nous avons donnée d’elles, du point
de vue de la causalité. Quant aux « procédés pour faire durer un
spectacle intéressant », on ne saurait non plus, semble-t-il,
trouver en eux un terrain favorable d’analyse pour le but que
nous nous proposons d’atteindre. Au premier abord, il est vrai,
il pourrait sembler que lorsque l'enfant voit une personne remuer
LA CAUSALITE 213

un objet et qu’il se cambre pour la faire continuer, il assiste


d’abord au déroulement d’une séquence causale indépendante de
lui et cherche ensuite a agir sur cette séquence elle-méme. Seule-
ment comme le spectacle se produit en dehors du champ de
préhension, il n’est pas possible de déterminer sur quel point
précis l’enfant cherche a agir : essaie-t-il d’actionner la personne
qui remue l’ebjet ou l'objet lui-méme ? En réalité tout se passe
comme si l’enfant n’analysait en rien le détail du phénoméne
et cherchait sans plus a le reproduire globalement : il ne s'agit
donc pas pour lui d’une séquence causale entre la personne A
et l’effet B mais uniquement d’un rapport de causalité entre sa
propre action et le complexus A x B.
Examinons donc les situations dans lesquelles la séquence
causale présentée a l'enfant se déroule dans son champ de préhen-
sion et donne prise dés lors 4 une analyse du sujet lui-méme:
pour faire continuer le spectacle qu’il a sous les yeux, l'enfant
peut, en effet, soit employer des procédés globaux soit essayer
de mettre en relations la cause observée avec l'effet qu’il désire
voir se renouveler :
Obs. 133. — Laurent, a 0; 7 (7), regarde ma main, tandis que je fais
claquer mon médius contre la racine du pouce, et il rit aux éclats. Lorsque
je fais la chose 4 50 cm. ou 1 m. de lui, il emploie, pour me faire continuer,
les procédés magico-phénoménistes habituels : il se cambre, secoue ses mains,
branle la téte latéralement, etc. Mais que va-t-il faire, lorsque la main se
trouvera dans son champ de préhension ? Va-t-il simplement pousser légé-
rement ma main pour déclencher la répétition du mouvement, c’est-a-dire
la mettre en branle comme si elle constituait un centre autonome de causa-
lité (c’est ce que l’enfant fera durant le quatriéme stade), ou va-t-il essayer
de reproduire lui-méme l’effet désiré ?
Le résultat obtenu est trés net : Laurent saisit ma main entre les deux
siennes, et la frappe, la secoue, etc. I! la traite donc comme un simple hochet,
dont les propriétés dépendent de sa propre action, et nullement comme une
source indépendante d’activité.
Lorsque je remets ma main a 30 cm., il se cambre, etc., puis lorsque je
la raméne a 10 cm. il recommence 4a la battre, a ja secouer, etc.

Obs. 134. — Laurent, a 0; 7 (7), me regarde avec une grande attention,


alors que je tambourine du bout des doigts sur une bofte de fer-blanc de
15 x 20cm. La bofte est 4 plat sur un coussin, devant lui, et se trouve juste
2 cm. trop loin pour qu’il puisse Ja saisir. Par contre, dés que j’interromps
mon jeu, je place ma main a 5 cm. des siennes, sous ses yeux et la laisse
immobile. Tant que je tambourine, Laurent sourit, enchanté, puis, lorsque
je m’interromps, il regarde un instant ma main, devant lui, passe ensuite
trés rapidement a l’examen de la bofte et alors, tout en la regardant, il bat
des mains, fait adieu des deux mains, secoue la téte, se cambre, etc. Bref,
il emploie l’ensemble de ses procédés magico-phénoménistes habituels.
Quant A ma main, posée sous ses yeux, il la saisit un instant, a deux reprises,
la secoue, la frappe, etc. Mais il ne la reconduit nullement a la boite, bien
que cela soit facile, ni ne cherche a découvrir un procédé spécifique pour
déclencher sans plus son activité.
214 LA CONSTRUCTION DU REEL

Un moment apres, je saisis un oiseau en fer-blanc, a ailes mobiles. Je


tiens l’oiseau a 40 cm. de Laurent, en l’air, et en agite les ailes avec ma main.
Je pose ensuite ma main devant lui. La réaction de |’enfant est trés nette :
il essaie immédiatement d’agir sur l’oiseau, 2m se cambrant, en secouant la
téte, en agitant ses mains, etc. Mais il ne s’occupe pas de ma main. Cepen-
dant, chaque fois qu’elle quitte l’oiseau, pour venir se poser devant l'enfant,
Laurent la suit des yeux, la regarde un instant. Mais il recherche aussitét
A exercer son pouvoir sur l’oiseau, sans essayer de repousser ma main dans
la direction de l’objet (notons une fois de plus que cette derniére conduite
est celle qu’adoptera l’enfant durant le stade suivant).
A 0; 7 (8), Laurent est assis et je place devant lui un grand coussin
accessible A sa préhension. Je gratte le coussin. I] rit. Aprés quoi j’écarte
légérement ma main, 4 5 cm. du coussin, en la plagant entre cet objet et ses
propres mains, de telle sorte qu’il lui suffirait de la pousser légérement pour
l’appliquer contre le coussin. Or, dés que je m’interromps, Laurent frappe
le coussin, se cambre, balance la téte, etc. Dans la suite, il lui arrive, il est
vrai, de saisir ma main. Mais c’est pour la frapper, la secouer, etc., et il ne
cherche nullement a l’avancer ni a la mettre en contact avec le coussin.
A un moment donné, il gratte lui-méme ma main; il ne gratte par contre
pas le coussin, bien que cette conduite lui soit familiére.
A 0; 7 (11), je répéte l’expérience du coussin: Laurent commence par
se cambrer, etc., en regardant tantdt ma main, tantdt le coussin, puis il finit
par gratter lui-méme ce dernier. Mais, 4 aucun moment, il n’essaie de pous-
ser ma main. A 0; 7 (12), dans les mémes conditions, il regarde a peine la
main que je lui offre 4 proximité du coussin: il frappe celui-ci, essaie de le
secouer, etc. Mais il n’a pas ]’idée, comme la veille, de le gratter lui-méme,
car ses mains n’étaient pas comme hier, pos¢ées sur le coussin au début de
Vexpérience. Laurent finit par saisir ma main des deux siennes, et par la
secouer, mais il ne la rapproche pas du coussin. Un moment aprés, je recom-
mence a gratter le coussin, alors que Laurent a sa main gauche posée sur
lui: il le gratte aussitot.
Puis, toujours a 0; 7 (12), je reprends l’expérience de la bofte en fer-
blanc, sur laquelle je tambourine pour laisser ensuite ma main a 5 cm. de
l’objet. Laurent s’empare d’emblée de la boite, la frappe, etc., mais ne s’oc-
cupe pas de ma main. Je recommence, en éloignant assez la bofte pour qu’elle
soit inaccessible et en mettant, aprés le tambourinage, ma main entre elle
et l’enfant : Laurent se cambre en regardant la bofte, bat des mains, etc., et
finit par... gratter le coussin qui est demeuré a coté de lui.

Obs. 135. — A 0; 7 (22), Laurent est en présence d’un hochet suspendu


et me regarde agir. J’approche lentement ma main du hochet et lorsque
je suis A 2 cm. de |’objectif je lui imprime une forte secousse par déclic de
Vindex appuyé sur le pouce. Aprés quoi je retire aussit6t ma main, mais en
la laissant en l’air, A 10 cm. du hochet, a disposition de |’enfant et préte a
étre poussée dans la direction de l’objectif. Laurent rit aux éclats, et se
cambre immédiatement, branle la téte, secoue sa main, etc., en regardant
l’objectif. Mais il ne regarde d’abord que le hochet, sans se soucier de ma
main. Comme |’effet désiré ne se reproduit pas, Laurent finit par examiner
ma main, A trois reprises, mais sans agir (sans méme se cambrer). Par contre,
dés qu’il regarde a nouveau le hochet, il se cambre, etc., évidemment dési-
reux de voir se répéter le phénomeéne précis de la secousse, qui est nouveau
pour lui.
A 0; 7 (23), mémes réactions, ainsi que dans l’expérience de |’oiseau en
métal (il ne cherche A agir que sur |’oiseau, et non pas sur ma main). Il en
est encore ainsi a 0; 7 (29) avec le hochet et l’oiseau.
LA CAUSALITE 215

A 0; 8 (1), je fais balancer une chafne et lui présente ensuite ma main :


i] ne cherche toujours a agir que sur l’objectif et non pas sur ma main.

Obs. 136. -— Dés 0; 8 (7), Laurent change de comportement et présente


des conduites appartenant au stade suivant : au lieu de n’agir que sur |’ob-
jectif ou de se contenter de frapper, secouer, etc., ma main, Laurent la
repousse dans la direction de l’objet, en comptant ainsi sur mon activité
et non pas sur la sienne, pour aboutir au résultat désiré.
Par contre, a 0; 8 (25), il retombe momentanément dans les conduites
de ce stade étant donnée la difficulté du probléme posé. I] regarde mon pied
que je dirige vers une table pour en heurter légérement le plateau, d’oU s’en-
suit un ébranlement du pot de fleur posé sur le plateau. II suffit ensuite qu’il
me voie approcher le pied de la table ou qu’il entende le choc pour qu'il
regarde immédiatement les fleurs. I] comprend donc qu’il existe une rela-
tion entre le mouvement de mon pied et celui de ces fleurs. Mais est-ce une
relation objectivement causale ou une simple succession phénoméniste ?
Lorsque je mets mon pied sur ses genoux, il ne le dirige nullement vers la
table, mnais tripote mon soulier et surtout tape dessus, ce qui reproduit un
bruit analogue au premier : alors, a deux reprises, il regarde les fleurs comme
si le fait de frapper mon pied allait déclencher sans plus le mouvement de
celles-ci.
Ce comportement est donc intermédiaire entre ceux de ce stade et ceux
du stade suivant.

De telles observations nous paraissent significatives. L’en-


fant se trouve en présence d’une relation, qui, pour l’observateur,
est d’ordre causal, et dans laquelle la cause A (la main de I’adulte)
est nettement distincte de l’effet B (le son produit par Je claque-
ment du doigt, ou l’acte de tambouriner contre une boite, de
remuer un oiseau métallique ou de gratter un coussin). L’enfant
voit la main A engendrer l’effet B, puis il la voit s’éloigner et
peut constater que le phénomene cesse avec cet éloignement. Si
enfant considérait la main A comme une cause indépendante et
suffisante du phénomeéne, il lui serait donc bien facile, soit de la
rapprocher de son point d’application, soit de la mettre simple-
ment en branle, sans vouloir se substituer 4 elle. Or peut-on
admettre que l’enfant agit comme s'il faisait de la main A un
centre autonome de causalité ?
I] nous semble que non. Tout le comportement de |’enfant
parait indiquer qu’au moment de |’interruption du spectacle.
intéressant il n’a recours qu’a un seul agent causal: sa propre
activité. Tantot, en effet, il cherche 4 reproduire lui-méme direc-
tement l’effet observé B, mais il s’y prend alors par des procédés
relevant de l'efficace et du phénoménisme. Tantdt il cherche a
agir sur la main A: seulement il se conduit a l’égard de cette
main, non pas comme si elle était un moteur réel qu’il s’agit de
déclencher, mais comme si elle demeurait soumise a l’activité
propre, l’activité d’autrui étant ainsi congue par le sujet comme
dépendant de la sienne.
216 LA CONSTRUCTION DU REEL

En ce qui concerne le premier point, on remarque, en effet,


que Laurent, pour reproduire l’effet B, cherche a agir directe-
ment sur l'objet : il se cambre, etc., en regardant la boite de fer-
blanc, l’oiseau mécanique et le coussin, ou il frappe et secoue
lobjet quand il lui est accessible. Or, certains de ces procédés
sont sans plus ceux dont nous avons discuté plus haut a propos
de l’eflicace (se cambrer, secouer Ja téte, agiter ses mains, etc.).
Quant aux autres, ce sont les gestes habituels inhérents a la réac-
tion circulaire secondaire (frapper, secouer, etc.) et non pas des
imitations de ce qu’avait fait la main A ou des procédés adaptés
a l’effet B. L’enfant considére donc l’effet B comme l'un des
nombreux phénoménes qui prolongent sa propre action et non
pas comme le produit d’un processus indépendant de cette acti-
vité.
Quant aux actions exercées sur la cause A, elles sont trés
significatives également. L’enfant ne cherche nullement, comme
il le fera plus tard, a pousser vers l’objet B la main qu'il a cepen-
dant vue agir, juste auparavant, ni a la mettre simplement en
branle en Ja touchant sans plus. Dira-t-on qu’en la frappant ou
en la secouant, comme il le fait, le sujet désire en réalité mettre
précisément cette main A en action ? I] est évident, certes, qu’il
cherche 4 la remettre en activité (il veut la conduire 4 tambouri-
ner 4 nouveau, ou a balancer l’oiseau, ou 4 gratter le coussin).
Seulement toute la question est de savoir s'il considére cette
main comme un centre causal indépendant de l’activité propre
ou comme le prolongement de cette activité : considére-t-il donc
cette main A comme une réalité analogue a sa propre main, mais
autonome par rapport a cette derniére, ou bien la regarde-t-il
comme quelque chose de comparable a un hochet, par exemple,
lequel n’existe et n’agit, pour l'enfant, que lorsqu’il est saisi et
manipulé par lui ? Posée ainsi, la question semble facile 4 résou-
dre. Lorsqu’il cherche 4 mettre en mouvement la main A, |’en-
fant se borne, en effet, A la frapper, A la secouer, etc. : il la traite
donc comme une sorte de dépendance de l’action propre, dépen-
dance dont les propriétés ne se manifesteraient qu’en fonction
de ses mouvements 4 lui, et nullement comme un objet indépen-
dant, dont l’activité serait autonome.
Une telle interprétation nous semble donc devoir conduire
a la troisiéme des trois solutions indiquées tout a l’heure: les
séquences indépendantes de l’activité propre ne deviennent
causales que dans la mesure ou elles entrent dans la sphére de
cette activité. Elles ne sont, au début, que de simples spectacles
ou « présentations » sans causalité réelle. Est-ce & dire cependant
que toute causalité en soit absente ? Nous ne le croyons pas,
LA CAUSALITE D7

parce que toute perception, ainsi qu'on l’a vu a propos du pre-


mier stade, implique un effort d’assimilation et d’accommoda-
tion. I] est donc fort possible que, dans la mesure ou il suit des
yeux un objet, se retourne pour le voir ou simplement concentre
son attention et son intérét sur ce spectacle, l’enfant ait l'impres-
sion que ce dernier est lié 4 son plaisir, 4 son attente, etc., bref
au dynamisme plus ou moins conscient de son activité. La cau-
salité des séquences indépendantes demeurerait donc celle des
premiers stades, tant que la prehension et l’action intentionnelle
n’interviennent pas dans leur contexte. Par contre, dés que
celles-ci surgissent, de telles séquences sont ramenées sans plus
a celles du second type, c’est-a-dire 4 celui des relations dépen-
dant des mouvements propres (« réactions circulaires secondaires »
et « procédés pour faire durer un spectacle intéressant »).
La seule différence que l’on peut établir entre le deuxiéme et le
troisiéme types de relations causales est une différence de degre.
Lorsque l'enfant agit directement et répéte son action, le rapport
de causalité qu’il établit entre elle et le résultat obtenu est un
pur rapport d’eflicace et de phénoménisme : I’effet produit pro-
longe sans plus le dynamisme de ]’acte. Lorsque, au contraire,
lenfant intervient dans une suite d’événements qui a débuté
avant cette intervention (obs. 133-136), il doit éprouver une
impression un peu plus forte d’objectivité ou d’extériorité. Mais
c'est la question de dosage et nullement encore d’opposition
réelle.
Des deux possibilités indiquées tout a l’heure a propos de la
troisieme solution, la premiére seule se réalise donc a ce stade:
l'enfant ne préte pas encore, par analogie avec sa propre action,
de pouvoir causal aux objets qu’il percoit, il se borne a les englo-
ber dans ses schémes habituels de causalité et 4 les soumettre a
l’efficace magico-phénoméniste de ses propres gestes.
En bref, les trois types de relations causales que nous avons
distinguées a propos de ce stade — actions exercées sur le corps
propre, actions du corps sur les objcts extérieurs, et actions des
objets les uns sur les autres — n’en constituent en réalité qu’un
seul : dans ces trois cas, c’est au dynamisme de sa propre activité
que l'enfant attribue toute l’efficace causale et le phénomene
percu au dehors, si éloigné soit-il du corps propre lui-méme,
n’est concu que comme un simple résultat de l’action propre.
Dans le premier cas, ce résultat est peut-étre senti comme plus
intime et plus familier, dans le troisitme comme plus extérieur,
mais il n’y a 1a que diftérence de degré. Dans la mesure, en outre,
ou |’extériorité du résultat s’affirme, le phénoménisme se disso-
cie de l’efficace et tend a se transformer en causalité physique,
218 LA CONSTRUCTION DU REEL

mais la dissociation n’est encore nullement achevée et l'ensemble


des connexions causales propres a ce troisiéme stade demeurent
ainsi fondées sur ]’union du phénoménisme et de l’efficace.
Il reste un dernier point a examiner. C’est le cas de la cau-
salité « par imitation », causalité qui chevauche, en somme, sur
les trois types de relations distinguées Jusqu’ici et que nous avons,
pour cette raison, réservée pour la fin. Le phénomene est, en
deux mots, le suivant : dés que l'enfant apprend a imiter systé-
matiquement, c’est-a-dire dés 0; 6-0; 7, il use de ce nouveau
pouvoir pour essayer de faire répéter aux autres les gestes divers
dont ils ont pris J‘initiative. On voit ainsi qu’une telle forme de
causalité participe des trois types énumérés précédemment. Il
y a d’abord action de ]’enfant sur son propre corps, puisque l’en-
fant imite une conduite extérieure a lui et que, en |’imitant, il
se l’incorpore au sens strict. I] y a ensuite action de l'enfant sur
un objet externe, puisqu’il cherche 4 agir sur la personne d’au-
trui. Il y a, enfin, relation indépendante du moi, puisque avant
d’imiter l’enfant est simple spectateur et que la question se pose
de savoir comment il concoit cette production, laquelle, du
point de vue de l’observateur, est indépendante de lui. Deman-
dons-nous donc ce que signifie une telle conduite, relativement
a la causalité :

Obs. 137, — Jacqueline, a 0; 7 (27), est assise devant un grand duvet.


Sa maman frappe de la main sur le duvet et Jacqueline l]'imite aussitét en
riant aux éclats. Pendant un court instant, toutes deux frappent ensemble
et c’est cette convergence qui parait enchanter Jacqueline. Mais aprés un
moment, Jacqueline cesse de frapper le duvet pour regarder la main de sa
mére. Celle-ci frappe encore quelques secondes puis s’arréte Aa son tour.
Alors Jacqueline, en fixant du regard la main maternelle (et sans regarder
la sienne a aucun moment de I’observation), se met a frapper elle-méme sur
le duvet, d’abord doucement puis de plus en plus fort, exactement comme
si elle cherchait 4 contraindre sa maman a recommencer. Sa mere céde alors,
Jacqueline s’arréte (ce qui montre bien que l'imitation était entiérement
innée en procédé causal), puis lorsque la main de sa maman s’immobilise
a nouveau, Jacqueline recommence a taper en la fixant des yeux.
Cing heures aprés, je frappe le duvet de ma main. Jacqueline me regarde
puis imite quand je m’arréte. Lorsyue je recommence elle cesse, et ainsi de
suite : elle ne tend manifestement qu’a me faire continuer.
A 0; 8 (8), de méme, Jacqueline regarde une bouteille que je fais balan-
cer. Lorsque je m’interromps, elle tire un cordon suspendu au toit, pour la
faire continuer (bien que la bouteille soit a 50 cm. de 1a). C’est donc 14 un
procédé analogue a ceux de l’observation 113 (vol. I). Puis, constatant
l’échec, elle esquisse un mouvement d’imitation de la main en regardant la
bouteille et sans du tout chercher Aa la saisir. J’ébranle 4 nouveau celle-ci :
Jacqueline en imite alors 10-12 fois le mouvement en la fixant des yeux
tandis que l’objectif demeure immobile.
A 0; 8 (10), Jacqueline tousse, je tousse en réponse et elle rit de mon
imitation. Pour me faire continuer, elle tousse alors de plus belle, d’abord
LA CAUSALITE 219

normalement, puis de plus en plus fort et de plus en plus vite. La manié¢re


dont elle me regarde avec une mimique de désir et d’attente et la facon
dont elle gradue sa toux en fonction de mon silence ne lJaissent guére de
doute sur l’intention de cette conduite.
Cette causalité par imitation s’est prolongée chez Jacqueline durant tous
les stades suivants comme nous aurons l’occasion de le voir plus bas.

Obs. 138. — C’est vers 0; 7 que j’ai observé chez Lucienne les premiers
cas nets de causalité par imitation.
A 0; 7 (1), par exemple, lorsqu’elle me voit ouvrir et fermer la main,
tantdét elle secoue ses jambes (c’est l’un de ses « procédés pour faire durer les
spectacies intéressants »), tantét elle remue les doigts en esquissant mon
geste. Dans les deux cas, elle a la méme mimique d’attente et semble donc
chercher a agir sur ma main. ;
A 0; 7 (20), imitation du méme modéle joue nettement le réle de pro-
cédé causal : elle gradue son geste en commencant lentement et en l’accélé-
rant jusqu’a ce que je recommence le mien.
Méme observation A 0; 7 (27). Le lendemain elle ouvre et ferme ses
mains en regardant un lustre, comme pour le balancer.
A 0; 7 (29), elle imite Je geste u’adieu et celui de secouer latéralement
la téte en graduant ses effets jusqu’a reprise de ma part: il y a lA nettement
un sentiment causal.
Ces réactions sont de plus en plus fréquentes les jours suivants.
A 0; 8 (17), elle pousse un cri que j’imite. Elle m’imite alors pour me
faire recommencer, etc. A 0; 8 (18), c’est moi qui pousse le premier ce méme
cri: elle commence par secouer ses mains (procédé causal habituel) et par
branler la téte (idem) de plus en plus fort, puis elle m’imite, doucement
d’abord puis de plus en plus fort et vite, jusqu’a ce que je reprenne.

Obs. 139. — A 0; 3 (29), déja, Laurent imite mon geste d’adieu pour
me faire continuer (il gradue ses essais jusqu’au moment oU je reprends).
Il se sert d’ailleurs couramment de ce geste comme procédé causal, et sait
Vimiter depuis 0; 3 (23).
A 0; 4 (23), il m’imite lorsque je secoue la téte jusqu’a ce que je recom-
mence. I] se sert également de ce geste comme procédé causal en d’autres
occasions.
Durant tous les mois suivants, il lui arrive également d’utiliser ses imi-
tations, naissantes ou consolidées, comme procédés d’ordre causal.
A 0; 7 (11), il imite un son que j’émets avec la glotte jusqu’a ce que
je recommence, etc.
La causalité par imitation s’est en outre prolongée, chez lui comme chez
ses sceurs, beaucoup plus tard encore, au cours des stades suivants.

Le probléme qui se pose, au sujet de telles observations, est


de savoir si l'emploi de l’imitation a titre de procédé causal res-
sortit a la loi générale de l'union de l’efficace et du phénomenisme,
ou si l'enfant attribue a la personne qu’il imite une causalité
indépendante de celle de l'activité propre. Au premier abord,
il semble que de telles conduites marquent un progres sur les
précédentes et dépassent le niveau de la simple efficace. Par le
220 LA CONSTRUCTION DU REEL

fait méme que l'enfant imite autrui, on est tenté de croire qu’il
attribue a la personne imitée une activité causale distincte de
la sienne et que la causalité commence a s’objectiver ainsi. Mais
cette apparence correspond-elle a la réalité ?
I] faut reconnaitre que la personne d’autrui constitue, pour
enfant de ce stade, un centre d’actions plus vivant que n’im-
porte quel objet. I] suffit d’observer la mimique du sujet pour
se rendre compte de cette différence. D’une part, l'enfant semble
davantage attendre les événements, en face d’une personne, que
les commander, ainsi qu’il le fait en présence des choses: lors-
qu’une personne surgit, il demeure toujours un instant sur la
réserve, prét a la suivre dans la direction qu'elle indiquera et lui
attribuant ainsi une certaine spontanéité. D’autre part, l'enfant
sourit et rit incontestablement plus souvent en présence des per-
sonnes que des choses: c’est bien la preuve que les premieres
l’excitent davantage que les secondes et qu’elles revétent ainsi
a ses yeux une vitalité plus grande. Il est donc bien probable,
comme nous l’avons déja plusieurs fois entrevu, que le contact
avec les personnes joue un role essentiel dans les processus d’ob-
jectivation et d’extériorisation : la personne constitue le premier
des « objets » et le plus extérieur des mobiles évoluant dans lI’es-
pace. Or i] existe un paralléle remarquable entre le développe-
ment des objets et des cadres spatiaux et celui de la causaliteé :
c’est évidémment dans la mesure ot l’objet s’extériorise et se
substantifie que la causalité se détache de l’action propre pour
se cristalliser en centres indépendants. I] est dés lors vraisem-
blable que la personne d’autrui représente le premier de ces
«centres » et contribue plus que toute autre chose a dissocier la
causalité des gestes de l’enfant lui-méme pour l'objectiver dans
le monde extérieur.
Seulement une telle évolution est loin de se faire en un jour,
a partir du moment ou, grace a l'imitation, l'enfant commence
a analyser les actes de la personne d’autrui. En effet, si l'enfant
préte aux autres une certaine spontanéité, ilest loin de la subir
sans plus et peut la considérer, aussi bien que celle des choses,
comme asservie dans les grandes lignes a sa propre activité. Que
l’enfant pleure, et l’on vient tét ou tard a son secours, qu'il ait
faim et l’on y pourvoit, qu’il prenne plaisir aux démonstrations
de tendresse, et elles lui sont répétées autant qu'il le souhaite.
Bref, la personne d’autrui ne saurait assumer le privilége de
paraitre d’emblée radicalement indépendante de l'efficace et du
phénoménisme : elle est peut-€tre le plus extériorisé des centres
de production qui animent l’univers de ce stade, mais rien ne
l’oppose encore en principe au reste de cet univers.
LA CAUSALITE 221

Preuve en soit que tous les procédés employés par l’enfant


pour agir sur les choses sont appliqués aux personnes elles-mémes.
C’est ainsi que les « procédés pour faire durer un spectacle inté-
ressant » sont sans exception utilisés pour faire reproduire aux
personnes leurs actions amusantes: quel’on siffle, que l'on chante,
que l’on claque des doigts, etc., et l'enfant se cambre, secoue sa
téte, agite ses mains, les frotte contre le bord du berceau, remue
ses jambes et en vient méme parfois 4 tirer des cordons pour
faire durer ces activités d’autrui. I] fait donc entrer ces derniéres
dans l’ensemble des phénoménes susceptibles d’étre dominés
par l’efficace de ses propres gestes. Assurément, la personne
d’autrui ne donne pas lieu a des réactions circulaires secondaires,
a la maniére des hochets suspendus au toit du berceau ou des
jouets quelconques. Mais toutes les fois que l’on se préte aux sol-
licitations de l’enfant, de véritables cycles s’élaborent d’emblée.
Nous croyons précisément que ]’imitation réciproque donnant
lieu aux essais d’utilisation causale dont nous venons de parler
constitue de tels phénomeénes: l'enfant qui imite autrui a la
seule fin de le pousser a persévérer dans ses actes ne fait autre
chose que celui qui, en présence du premier objet venu, agit de
maniére A reproduire sans cesse le méme résultat. La seule dif-
férence est que, dans le cas de ]’objet, l'enfant emploie les moyens
quelconques que lui a révélés le hasard, tandis que, dans le cas des
personnes, la causalité prend une forme précise, dictée par la
convergence entre le corps d’autrui et le corps propre, celle de
limitation. Seulement qu’est-ce que l’imitation, 4 ce niveau élé-
mentaire, sinon le simple prolongement de cette réaction cir-
culaire que Baldwin a si justement appelée |’« imitation de soi-
méme » (durant le troisiéme stade, ]’enfant n’imite, en effet, que
les conduites qu'il sait déja exécuter de lui-méme) ?
En bref, les premiéres fois que l’enfant cherche a agir sur
autrui en ]’imitant, et le contraint ainsi de répéter ses actes inté-
ressants, il ne présente pas une conduite beaucoup plus compli-
quée que !orsqu’il exerce son effort sur son propre corps. La per-
sonne d’autrui ne constitue donc pas encore un centre causal
indépendant : elle n’est toujours, en un sens, que le prolongement
de l'activité propre. La causalité par imitation tient ainsi aux
trois types de relations causales distingués jusqu’ici. Elle est
parente de l’activité exercée sur le corps propre. Elle rentre,
d’autre part, dans le groupe des actions exercées directement
sur les objets externes. Enfin, dans la mesure ou autrui agit de
lui-méme avant d’étre imité, il y a relation indépendante du
sujet et que celui-ci rend causale en intervenant aprés coup.
C’est précisément parce qu'elle réunit ainsi en elle ces trois formes
222 LA CONSTRUCTION DU REEL

de causalité, que la causalité par imitation ne comporte point


encore a elle seule de progres décisif et n’entraine pas sans plus
lextériorisation et l’objectivation des rapports d’ordre causal.
Au total, on peut donc dire que, sans marquer d’emblée
d’innovation notable dans l’objectivation de la causalité, la cau-
salité par imitation achemine l’enfant vers cette extériorisation
et fait ainsi transition entre les conduites du troisiéme et celles
du quatriéme stade. Une autre transition entre les conduites
causales du troisitme stade et celles du quatrieme est fournie
par certains comportements intermédiaires entre Ja « réaction
circulaire secondaire » et l’« application des schemes connus aux
situations nouvelles ». Du point de vue de la causalité, ces com-
portements sont, en effet, exactement a mi-chemin entre 1’« effi-
cace » propre aux gestes « circulaires » et la causalité spatialisée.
Lorsque, par exemple, sans avoir produit lui-méme un résultat
quelconque, l’enfant en percoit les effets sur son propre corps,
ou les percoit dans son champ de préhension, il arrive qu’il
cherche a reproduire l’ensemble du phénoméne en agissant sim-
plement sur ]’une de ses parties: il s’ensuit un début d’analyse
spatiale de la causalité. De tels faits rentrent assurément dans
le méme groupe que les réactions circulaires secondaires et que
les « procédés pour faire durer un spectacle intéressant », puis-
qu’il s’agit encore d’un résultat a faire durer ou a reproduire,
et non pas, comme dans les conduites supérieures, de relations
nouvelles 4 constituer. Néanmoins, les présentes conduites annon-
cent celles du groupe suivant puisque l’enfant cherche déja a
dissocier les relations.
Voici un exemple :

Obs. 140. — Jacqueline, a 0; 8 (17), a en main une clochette d’étoffe


(silencieuse), suspendue au toit du berceau. J’imprime au toit de légéres
secousses, sans qu’elle comprenne comment, mais ces secousses se réper-
cutent chaque fois sur la clochette, que l’enfant tient fermement. Lorsque
je m’arréte, Jacqueline agite sa clochette en regardant la toiture. Elle ne
tire pas le cordon de suspension, et montre bien ainsi qu’il ne s’agit pas d’un
procédé connu: elle se borne a remuer légérement et latéralement ]’objet.
Lorsque je secoue en méme temps le toit, elle rit, persuadée de l’efficacité
de son procédé. On peut donc rendre compte de cette conduite en disant que
Vun des aspects du phénomeéne total a été utilisé comme moyen pour repro-
duire l’ensemble. C’est le pars pro tolo sous sa forme la plus élémentaire.
Le soir du méme jour, Jacqueline a en main une poupée d’étoffe égale-
ment reliée au toit. Je répéte l’expérience et secoue la toiture : le résultat
est le méme et Jacqueline agite la poupée. Mais une demi-heure aprés la
poupée est abandonnée a portée de main. Je secoue la capote. Jacqueline
se cambre alors (voir obs. 132), mais une fois seulement. Constatant l’échec
(elle regarde toujours la toiture), elle cherche alors la poupée. Elle la saisit
a l’endroit précis (prés de la téte) ot est attaché le cordon de suspension, si
LA CAUSALITE 223

bien qu’en la prenant elle secoue du fait méme le toit : elle tire donc plusieurs
fois, en riant de son succés. Aprés quoi elle se cambre A nouveau une fois
et tire ensuite la poupée. A la premiére interruption, je secoue moi-méme
la toiture : Jacqueline tire de nouveau la poupée, tout en se cambrant une
fois simultanément. Deux procédés sont donc employés ensemble, le second
tendant a n’étre plus qu’un symbole adjuvant.

On voit que, sans impliquer encore d’autres relations cau-


sales que celles en jeu dans la réaction circulaire secondaire, de
telles conduites annoncent cependant un progrés imminent dans
la spatialisation de la causalité. Les schemes en jeu ici n’étant
pas dus a linitiative fortuite de l’enfant, celui-ci ne peut plus se
contenter simplement de répéter l’action globale qui l’a conduit
au succes (comme, aprés avoir tiré par hasard les cordons qui
pendent de la toiture de son berceau, il se borne a les tirer a
nouveau pour retrouver le résultat intéressant) : 11 doit tatonner
et aborder l'ensemble complexe des phénoménes en commencant
par reproduire le plus accessible, c’est-a-dire celui qui intéresse
directement le corps propre. D’ou l’apparence d’analyse causale
et de spatialisation de la causalité que présente cette conduite.
Mais le fait méme que l’enfant croit pouvoir atteindre le tout au
moyen de la partie et reconstituer l'ensemble du processus
causal observé en reproduisant sans plus ses effets sur le corps
propre montre assez qu’il n’y a pas analyse véritable, mais sim-
plement réaction circulaire appliquée a un scheme non encore
construit et en seule voie d’¢laboration.
En bref, malgré les progres annoncés par ]’imitation des per-
sonnes et ces liaisons entre la partie et le tout, la causalité de ce
stade demeure imprégnée d’efficace et de phénoménisme et
n’aboutit encore ni a une objectivation ni a une spatialisation
réelles.

§ 3. LE QUATRIEME STADE: L’EXTERIORISATION


ET L’OBJECTIVATION ELEMENTAIRES DE LA CAUSA-
LITE. — La causalité par efficace, propre au troisiéme stade et
dont les résidus s’observent bien au-dela des sept ou huit pre-
miers mois de l’existence de l'enfant, est une forme de rapport
causal étrangére a la connexion objective et spatiale : lorsqu’il
agit ou croit agir sur le monde extérieur, l’enfant du troisiéme
stade n’a point une claire conscience des mouvements de son
corps en tant que déplacements objectifs produisant les effets
percus, et encore moins des intermédiaires reliant ces mouve-
ments du corps a ces effets pergus. En présence d’un spectacle
intéressant qu’il a produit ou dont il désire la continuation, le
bébé réagit par une attitude globale, qui se prolonge bien en
224 LA CONSTRUCTION DU REEL

mouvements différenciés, mais la connexion causale ne s’établit


pas, pour lui, entre ces mouvements, la série des intermédiaires
et le résultat final: elle se borne 4a relier ]'attitude d’ensemble,
surtout sentie de J’intérieur, et l’effet produit. A partir du cin-
quieme stade, au contraire, nous allons assister a une spatialisa-
tion progressive de la liaison causale, en ce sens que ]’enfant va
remarquer et utiliser de plus en plus les intermédiaires existant
entre ses propres mouvements et le point d’aboutissement de
ses actes. Pour la méme raison la causalité parviendra a s’objec-
tiver, c’est-a-dire qu’elle se détachera de l’activité propre pour
se constituer en centres indépendants.
Mais, durant le stade intermédiaire dont nous abordons
maintenant |’étude et qui, dans les grandes lignes s’étend entre
0; 9 et 0; 11, ni la spatialisation ni l’objectivation des causes
n’aboutissent a une dissociation compléte de ces causes par rap-
port 4 l’action propre: les objets commencent a acquérir une
causalité en eux-mémes, au lieu d’étre concus comme entieére-
ment soumis a l’activité propre, mais ils n’acquierent cette cau-
salité intrinséque que dans des situations dans lesquelles |’ac-
tivité propre entre précisément en jeu. En d’autres termes, la
causalité des objets constitue dorénavant un pole inverse a celui
de l’action propre, mais ces deux pdles ne s’opposent l'un a I’au-
tre que dans la mesure ot ils sont donnés simultanément : le
monde extérieur n’est donc point encore con¢cu comme un sys-
téme d’actions parmi lesquelles peut s’insérer l’activité propre,
mais dont l’existence et l'efficience ne dépendent pas de cette
derniere.
Ce quatriéme stade relatif 4 la causalité est donc entiérement
comparable aux quatriémes stades de )’évolution de la notion
d’objet et du développement des groupes de déplacements. Entre
le moment ou la permanence de l'objet prolonge simplement
l’activité propre (deuxieme et troisiéme stades) et celui ou l’objet
constitue une substance indépendante du moi et susceptible de
changer de position sans changer d'état (cinquiéme stade), nous
avons, en effet, reconnu l’existence d’un stade intermédiaire au
cours duquel l’objet acquiert une certaine permanence mais en
des positions privilégiées seulement, ces positions dépendant
elles-mémes des succés antérieurs de l’activité propre. Ce qua-
trieme stade correspond donc, logiquement et chronologiquement,
4 la période ow la causalité se détache de l’action de l'enfant sans
pourtant étre attribuée une fois pour toutes a des objets indé-
pendants du moi. De méme, du point de vue de l’espace, entre
les « groupes subjectifs » caractéristiques d’un troisiéme stade,
durant lequel les groupes dépendent entierement de |’activité
LA CAUSALITE 225

propre, et les « groupes objectifs » caractéristiques d’un cinquiéme


stade, durant lequel les déplacements des objets sont eux-mémes
ordonnés en groupes, on peut reconnaitre |’existence de groupes
intermédiaires ou «groupes des opérations réversibles », qui
annoncent les groupes objectifs tout en dépendant encore des
actions du corps propre. Or ce quatriéme stade du développement
de l’espace correspond lui aussi au quatriéme stade de Ja cau-
salité: un espace qui tend a s’extérioriser sans cependant se
détacher du moi est, en effet, entiérement comparable a une
causalité qui tend 4 se spatialiser sans cependant se dissocier
encore de l’efficace des gestes.
Bien plus, cet ensemble de processus intermédiaires, compor-
tant donc un aspect spatial, un aspect objectif et un aspect
causal, dépend lui-méme d’un niveau essentiel de l’évolution
de l’intelligence : celui qui est caractérisé par l'« application des
schémes connus aux situations nouvelles ». Cette application,
qui débute vers 0; 8, lors de l’apparition du présent stade,
consiste, en effet, en un ajustement des moyens aux fins, c’est-
a-dire en une opération impliquant précisément la constitution
de séries 4 la fois causales, objectives et spatiales. Mais, bien
entendu, si c’est 4 l’occasion de cet ajustement des schemes les
uns aux autres que se déclenchent l’objectivation et la spatialisa-
tion de la causalité, ces processus débordent la simple « applica-
tion des moyens connus aux situations nouvelles » : on les observe,
en effet, en toutes sortes de situations qui peuvent consister
aussi bien en réactions simples (par exemple certaines réactions
circulaires secondaires d’ordre supérieur et d’apparition tardive,
telles que balancer les objets, etc.) qu’en actes complexes d’in-
telligence (subordination de schémes servant de moyens a des
schémes assignant un but 4 ]’action).
C’est donc en gros a partir des premi¢res « applications de
moyens connus aux circonstances nouvelles » qu’il convient de
faire débuter ce quatriéme stade relatif a la causalité. I] est
malheureusement bien difficile de trouver un critére précis per-
mettant d’affirmer que, 4 partir d’un moment donné, ]’enfant
concoit le contact spatial comme nécessaire a l’action causale
d’un corps sur un autre. Tout ce que l’on peut faire, c’est de
suivre pas a pas le comportement de |’enfant et de noter les cas
ou celui-ci renonce a son désir lorsque la connexion spatiale lui
parait insuffisante.
Les premiéres formes de causalité spatiale et objective sont,
a cet égard, les formes directement liées a l’activité manuelle :
attirer ou écarter. Dés le début du troisiéme stade (puisque c’est
la le critére d’apparition du stade), l'enfant apprend 4 saisir:

a5
226 LA CONSTRUCTION DU REEL

il sait donc qu’en voyant un objet il lui suffira de tendre et de


ramener a lui sa main pour le rapprocher des yeux ou de sa
bouche. Cette expérience élémentaire constituerait le point de
départ de la causalité spatiale si la main était concue du dehors
comme un intermédiaire entre l’objet et le corps propre; mais,
ainsi qu’on l’a vu, l’acte de saisir n’est au contraire appréhendé
par la conscience que globalement et sous les espéces de I'efficace
magico-phénomeniste. Tout au moins habitue-t-il l'enfant a la
nécessité des contacts : il n’y a point de préhension sans un con-
tact de la main et de l’objet et, sans étre encore causal, ce rap-
port fondamental peut habituer l’esprit aux schemes de |’action
par contiguité nécessaires a l’élaboration de la causalité spatiale.
Quand donc un tel schéme donnera t-il naissance a cette causa-
lité ? A partir du moment, nous semble-t-il, ou le rapport de la
main et de l'objet sera percu de l'extérieur, objectivement, et
lexistence de cette perception externe ne peut elle-méme étre
établie 4 coup sir qu’a partir de l’instant ow l'enfant percoit ce
rapport sur autrui. L’une des premiéres formes de la causalité
spatiale sera donc la conduite que nous avons également citée
comme exemple le plus simple d’« application des moyens connus
aux situations nouvelles » : écarter la main d’autrui lorsque cette
main retient un objet désiré ou va s’en emparer.

Obs, 141, —- Nous avons déja décrit (vol. I, obs. 124) les opérations
élémentaires au moyen desquelles Jacqueline écartait les obstacles. A 0; 8 (8),
elle repousse ma main qui saisit son canard en méme temps qu'elle et a
0; 8 (17), elle repousse la main qui lui tend un reméde désagréable. Elle
préte donc a la main ou a la personne d’autrui une causalité spatialisée dis-
tincte de la sienne propre.
Bien plus, les actes simples ont donné lieu assez vite a des séries plus
complexes au cours desquelies l'enfant attribue sans contredit une causalité
propre aux mains et aux bras d’autrui. A 0; 11 (19), par exemple, je retiens
avec ma main les pieds de Jacqueline cachés sous une couverture. Elle ne
voit donc ni ses pieds ni ma main. Elle essaie d’abord de se dégager sans plus,
mais, n’y parvenant pas, elle se penche et repousse la partie visible de mon
bras. I] n’est pas nécessaire d’invoquer ici une représentation des contacts,
puisqu’ils sont sentis tactilement, mais on peut, a coup sir, conclure que
mon bras est con¢u par Jacqueline comme cause de la rétention de son pied.

De tels comportements semblent donc indiquer que des


tableaux percus comme extérieurs au corps propre sont concus
a titre de centres d’action indépendants : la main ou le bras
d’autrui sont donc doués de causalité, et, pour les empécher
d’exercer leur action, l’enfant les saisit et les déplace intention-
nellement. Seulement, en de telles observations, on peut se
demander jusqu’ow s’étend la causalité attribuée au corps d’au-
trui. L’action que l’enfant reconnait 4 ce dernier demeure, en
LA CAUSALITE Dot

effet, essentiellement négative : le sujet écarte un obstacle plus


qu'il n’utilise un instrurnent actif. Les observations suivantes
démontrent au contraire que trés tét, et A peu prés A la méme
époque que celle des conduites précédentes, l’enfant attribue a
autrui une activité particuliére :

Obs. 142. — Nous avons déja vu (voi. I, obs. 127) comment Jacqueline
utilisait, dés 0; 8 (13), la main de sa maman pour lui faire répéter ce qu’elle
faisait t6t auparavant: Jacqueline saisit cette main, la place devant un
volant d’étoffe et la pousse pour la contraindre a le balancer a nouveau.
Or ce comportement s’est généralisé immédiatement. Ainsi, a 0; 8 (17),
Jacqueline et sa maman s’imitent réciproquement en chantant la méme
mélopée. A un moment donné Jacqueline s’arréte, puis, au lieu de faire con-
tinuer sa mére en utilisant les procédés caractéristiques de la causalité par
« efficace » (se cambrer, agiter les mains, etc.), elle touche délicatement de
son index droit la Iévre inférieure de ]’adulte. Sa mére se remet alors a
chanter. Nouvelle interruption : Jacqueline recommence a toucher la Iévre.
Cela continue ainsi un moment aprés quoi, sa mére faisant échec a ce pro-
cédé, Jacqueline presse de plus en plus fort la lévre maternelle.
A 0; 8 (19), Jacqueline me regarde alors que j’écarte et rapproche alter-
nativement mon index et mon pouce. Lorsque je m’interromps elle pousse
légérement soit )’index, soit le pouce, pour me faire continuer. Son mouve-
ment est sec et rapide: c’est un simple déclenchement et non pas une pres-
sion continue.
Enfin, et surtout, comme nous l’avons déja noté précédemment (vol. I,
obs. 127), Jacqueline, a 0; 10 (30), me prend la main, me la pose contre une
poupée chantante qu’elle n’arrivait pas a actionner elle-méme, et exerce
une pression sur mon index pour que je fasse le nécessaire. Cette derniére
observation montre assez combien, pour Jacqueline, ma main est devenue
source indépendante d’actions par contact.

Obs. 143. — Chez Lucienne, de méme, on assiste a de tels faits des 0; 9


environ. En particulier, 4 0; 10 (7), je la porte dans mes bras, et lui imprime,
toutes les quinze A vingt secondes une petite secousse qui la fait rire. Lorsque
je m/’arréte elle secoue son bras dans le vide pour me faire continuer (c’est
la une forme de la causalité fondée sur l’efficace du geste, dont nous avons
parlé précédemment). Comme je résiste, elle le fait de plus en plus fort
puis en vient a me taper l’épaule et les joues. Les fois suivantes, elle se
borne a une légére pression sur ]’épaule.
Le méme jour, je fais vibrer ma lévre inférieure avec mon index. Elle
rit, puis secoue son bras pour me faire continuer. Je résiste : elle me touche
les joues. Je résiste encore : elle me touche les lévres et finit par imiter mon
mouvement lui-méme.
A 0; 11 (7), elle est assise, je lui chatouille le ventre et pose ma main
sur le bord de la roulotte : elle rit, agite sa main, en regardant la mienne,
puis touche la main, essaie de la pousser et finit par la prendre et l’amener
A son ventre. Essais suivants: mémes réactions, chaque étape durant un
bon moment, mais, comme je résiste, elle en vient toujours a saisir ma main
pour l’amener a elle.

Obs. 144. — Chez Laurent, cette nouvelle forme de causalité est appa-
rue a 0; 8 (7), dans les circonstances que voici. Je tapote ma joue avec mon
médius gauche, puis je tambourine sur mes lunettes (il rit). Apres quoi je
228 LA CONSTRUCTION DU REEL

mets ma main gauche 4 mi-distance entre ses yeux et ma figure, mais sans
lui boucher la vue. Il regarde mes Junettes, puis ma main. Alors, au lieu de
chercher a agir sur mes lunettes, il saisit ma main et la repousse dans la
direction de ma figure. —- Je recommence alors 4 tambouriner sur mes
lunettes pour remettre ensuite ma main dans la position précédente: il la
repousse chaque fois avec plus de décision. — Je reste finalement inerte:
il me saisit la main et en frappe, non pas ma figure qu’il n’arrive pas a attein-
dre, mais le haut de ma poitrine.
Un moment aprés j’abaisse ma main trés lentement en partant de trés
haut et en la dirigeant vers ses pieds pour le chatouiller finalement un ins-
tant. Il en rit aux éclats. Lorsque je m’arréte 4 mi-chemin, il saisit ma main
ou mon bras et les pousse dans la direction de ses pieds.
A 0; 8 (25), il y a régression momentanée aux conduites du troisiéme
stade, étant données les difficultés du probléme (obs. 136). A 0; 8 (29),
par contre, Laurent me regarde alors que je tambourine sur une boite pour
lui présenter ensuite ma main (cf. l’obs. 134) : il commence par vouloir saisir
la bofte, cherche ensuite a agir sur elle a distance (il branle la téte en la regar-
dant, se secoue, etc.), puis aprés ces comportements hérités du troisiéme
stade, il pousse légérement ma main dans la direction de la boite, en la diri-
geant seulement un peu trop bas.
Le méme jour, il repousse ma main dans la direction d’une clochette
que je viens d’ébranler de mon index: cette fois l’ajustement spatial est
correct et son but est sans aucun doute possible de me faire continuer a la
balancer
A 0; 9 (0), il saisit ma main et l’applique contre son ventre, que je viens
de chatouiller: il en déclenche donc simplement le mouvement et ne la
frappe pas comme précédemment et comme si mon activité dépendait entié-
rement de la sienne. Mémes réactions 4 0; 9 (15), 0; 10 (8), ete.
A 0; 9 (6), de méme, alors qu’il est au lit, il dirige ma main contre les
barreaux pour me pousser a les gratter comme je viens de le faire juste
auparavant.
A 0; 9 (13), Laurent est dans son nid-volant que je secoue trois ou
quatre fois en tirant un cordon: il prend ma main et l’applique contre le
cordon.

De tels faits nous paraissent indiquer que, durant ce qua-


triéme stade, l’enfant cesse de considérer sa propre action comme
seule source de causalité, pour attribuer au corps d’autrui un
ensemble de pouvoirs particuliers. D’une part, en effet, l’enfant
ne parvenant pas a reproduire lui-méme les résultats qui l’inté-
ressent, se sert de la main, ou des épaules, ou des lévres d’autrui
comme d’intermédiaires nécessaires. D’autre part, il agit sur le
corps d’autrui, non pas comme sur une matiére inerte prolon-
geant sans plus sa propre action, mais en se bornant a déclen-
cher l’activité Ce ce corps par une discréte pression, par un simple
attouchement, etc.
Il y a donc dans de telles conduites la preuve d’une objecti-
vation en méme temps que d’une spatialisation de la causalité.
Il y a objectivation dans la mesure précisément ot le corps
d’autrui devient, aux yeux de l'enfant, centre autonome d’ac-
tivité causale. Mais il y a la également une spatialisation de la
LA CAUSALITE 229

causalité, en ce sens que, pour obtenir la répétition du phéno-


méne qui l’intéresse, ]’enfant ne se borne plus 4 agir par « efficace »
sur la main d’autrui, comme si cette derniére allait, par « effi-
cace » également, déclencher le phénoméne attendu: il pousse
cette main et si elle ne se dirige pas d’elle-méme a |’endroit voulu,
i] ?améne de lui-méme et la met en contact avec l’objet sur lequel
elle est censée exercer son action.
Or, notons-le, il n’était nullement nécessaire, logiquement,
que la spatialisation aille de pair avec l’objectivation. En d’au-
tres termes, les phénoménes d’objectivation n’impliquent pas
comme tels une spatialisation de la causalité!. C’est ainsi que
Lucienne, 4 0; 11 (7), commence par agiter simplement sa main
en regardant la mienne, lorsque je l’ai chatouillée et que j’ai
retiré ma main sur le bord du berceau (obs. 143, a la fin): il ya
la une objectivation de la causalité sur ma propre main, mais sans
spatialisation du rapport causal (c’est lorsque Lucienne touche
ma main, et finit par l'amener 4 elle pour que je continue, que
Yon peut parler de contact spatial). Seulement, l’observation
montre précisément que, a l’époque méme ou apparaissent les
premiers faits d’observation causale apparaissent aussi les pre-
miers exemples de spatialisation. Psychologiquement les deux
processus vont donc de pair: c’est dans Ja mesure ot |’enfant
préte aux objets eux-mémes (y compris le corps d’autrui) un
certain pouvoir causal qu’il s’intéresse aux contacts spatiaux et,
inversement c’est dans la mesure ov il insére des intermédiaires
entre son corps et les résultats désirés qu’il préte une causalité
objective a ces intermédiaires.
Ces remarques nous permettent de comprendre en quoi de
telles conduites s’opposent a celles du stade précédent. Au pre-
mier abord, on pourrait considérer la différence comme minime.
Lorsque l’enfant agite un hochet pour produire un son il semble
préter 4 ce dernier autant de pouvoir causal que lorsqu’il touche
les lévres d’autrui pour les déterminer a les faire vibrer 4 nou-
veau. Ou encore, lorsqu’il tire un cordon pour secouer le toit de
son berceau, il semble spatialiser la causalité et l’objectiver
dans le cordon ou le toit autant que lorsqu’il saisit une main
d’adulte pour la conduire devant un volant d’étoffe, afin qu’elle
le balance. — Mais, si l’on admet notre interprétation de la cau-
salité propre aux premiéres réactions circulaires secondaires et
aux « procédés pour faire durer un spectacle intéressant », une
différence essentielle oppose néanmoins cette causalité a celle
1 D’autre part, inversement, Ja spatialisation de la causalité n’implique pas
non plus son objectivation : on peut concevoir que l’enfant établisse une série
d’intermédiaires entre sa main et l’effet désiré sans préter a aucun de ces inter-
médiaires ni a )’objet termina] de causalité propre.
230 LA CONSTRUCTION DU REEL

que nous étudions maintenant. Dans le cas présent, en effet,


l’enfant ne cherche plus a produire lui-méme le résultat désiré :
il déclenche simplement un intermédiaire concu comme capable
d’engendrer comme tel ce résultat. Au contraire, durant le troi-
siéme stade, l’intermédiaire est toujours considéré comme un
simple prolongement du geste de |’enfant : il est passif et c’est
le geste qui est seul efficace. Sans doute, l'enfant sait-i] déja la
nécessité de certains contacts: il sait tendre le cordon du toit
pour ébranler celui-ci, etc. Mais dans la mesure ou il utilise les
intermédiaires comme des prolongements de ses membres au
lieu de déclencher simplement en eux une activité latente, on
ne peut interpréter cette recherche des contacts que comme le
produit d’une différenciation des schémes de l’action propre et
non pas comme I’indice d’une spatialisation de la causalité elle-
méme. Sans doute l’enfant du troisiéme stade se borne-t-il sou-
vent aussi 4 des actions de déclenchement (comme lorsqu’il se
cambre sans plus pour amener autrui a répéter un acte ou un
objet a reproduire un effet intéressant). Mais rien ne prouve, en
de telles circonstances, qu’il attribue vraiment une efficace a la
personne ou 4a ]’objet sur lequel il cherche a agir : tout se passe
comme si son geste seul était concu comme causal, le reste en
découlant globalement et nécessairement. Au contraire, dans les
présentes conduites, l’enfant analyse le détail des séquences
observées, au lieu de se borner 4 une action globale, et met en
contact les divers éléments (la main adulte et le volant d’étoffe,
ou la poupée chantante, etc.) si l‘opération initiale de déclenche-
ment ne suffit pas 4 produire le résultat désiré. Assurément les
différences que nous notons maintenant sont affaires de dosages
et tous les intermédiaires existent entre les extrémes, mais elles
n’en sont pas moins l’indice d’orientations opposées dans |’éla-
boration des séries causales: l’efficace, primitivement concen-
trée dans le geste propre, se décentralise, s’objective et se spa-
tialise en se transférant sur les intermédiaires.
Ces oppositions une fois définies, il importe maintenant de
rétablir la continuité en montrant que, si les présentes conduites
different de celles du troisieme stade, elles différent aussi de
celles du cinquiéme, lesquelles impliquent une. causalité entiére-
ment attribuée aux objets. En d’autres termes, si la causalité
du quatriéme stade suppose un début d’objectivation et de spa-
tialisation, elle n’est cependant point encore nécessairement
libérée de l’« efficace » propre au deuxiéme stade, et fait ainsi
transition entre les formes subjectives et les formes objectives de
causalité. En effet, rien ne nous renseigne sur la causalité que
l'enfant préte aux personnes en dehors de son action propre, Il
LA CAUSALITE 23

se pourrait qu’il leur attribue déja une activité enti¢rement


indépendante de lui-méme : dans cette hypothése, il considére-
rait sa maman ou son papa comme étant capables d’exécuter en
tous temps et en tous lieux certains actes, qu’il en soit témoin
ou non, peu importe. Mais il se pourrait, au contraire, que
lactivité des personnes lui apparaisse comme se déclenchant
seulement en sa présence, et par conséquent sous son influence,
cette activité étant donc concue a la fois comme cause de
certains résultats extérieurs et comme dépendant en une cer-
taine mesure de l’efficace propre. Comment donc choisir entre
ces deux interprétations ?
I] convient tout d’abord de se rappeler que le développement
de la causalité est solidaire de celui de l'objet et de l’'espace. Une
causalité réellement objectivée et spatialisée suppose, sans nul
doute, l’existence d’objets permanents dont les déplacements
s’ordonnent en groupes indépendants du moi: pour étre concue
par l'enfant comme une cause réellement détachée de I’activité
propre, la personne d’autrui doit ainsi constituer un objet sub-
stantiel a propriétés invariantes et susceptible de déplacements
n’altérant point sa nature. Or, c’est précisément cette constitu-
tion objective et spatiale que l’enfant de ce stade ne semble
point encore attribuer a son univers, si l’on en croit les résultats
des deux derniers chapitres : l'objet du quatriéme stade demeure
a mi-chemin entre la permanence dépendant de l’action propre
et la permanence réelle, et les « groupes » correspondants demeu-
rent intermédiaires entre les groupes « subjectifs » et les groupes
« objectifs ». Il y a donc 1a de sérieuses présomptions en faveur
de la seconde des deux interprétations proposées 4 l’instant : la
causalité attribuée aux personnes doit étre encore congue par
l’enfant comme liée a son activité propre.
Mais peut-on faire plus et trouver des arguments en faveur
de cette interprétation sans sortir du domaine de la causalité
elle-méme ? I] le semble. D’une part, en effet, si l'enfant de ce
stade agit sur les personnes, par contact et causalité spatiale
(en touchant ou en poussant leurs mains, leurs levres, etc.), il
cherche encore constamment a agir sur elles par des procédés
relevant de la simple « efficace » : il se cambre, agite sa main, etc.,
comme si les actes d’autrui dépendaient sans plus des désirs et
des gestes propres. D’autre part, il est 4 noter que durant ce
quatriéme stade, on n’observe pas encore de conduites qui,
telles les réactions circulaires tertiaires, teémoignent d’une cau-
salité permanente attribueée par l'enfant aux objets. La réaction
circulaire tertiaire est, en effet, une sorte de recherche de la nou-
veauté, ou d’expérience pour voir, qui repose sur ce postulat
232 LA CONSTRUCTION DU REEL

implicite qu’il y a quelque chose d’inconnu a découvrir dans


chaque objet nouveau. Au contraire, lesconduites que nous avons
appelées réactions circulaires secondaires et «applications de
moyens connus aux situations nouvelles » se bornent 4 reproduire
les effets intéressants observés sur l’objet ou a transposer ces
procédés de reproduction en des circonstances nouvelles. La
réaction circulaire tertiaire nous semble donc impliquer l’attri-
bution d’une causalité permanente aux choses et aux personnes
(puisque l’enfant s’essaie 4 découvrir les propriétés des objets
comme si eJles étaient nécessairement nouvelles et par conséquent
non dues a sa propre activité), tandis que les conduites propres
au troisi¢me et au quatriéme stade peuvent s’interpréter comme
si la causalité ne surgissait chez les objets qu’au moment ou le
sujet agit sur eux (puisqu’il se borne a reproduire sans plus les
effets qu’il observe sur eux au moment ou ils donnent prise a son
activité).
En bref, l’action de l’enfant sur les personnes semble témoi-
gher, durant ce quatriéme stade, d’une causalité intermédiaire,
déja en partie objectivée et spatialisée — puisque les personnes
constituent déja, pour l’enfant, des centres extérieurs d’activite
particuliére, — mais non encore libérée de l’eflicace du geste
propre — puisque ces centres d’activité sont concus par ]’enfant
comme dépendant toujours de ses procédés personnels d’action
Qu’en est-il des objets matériels ? Les observations suivante:
montrent que, eux aussi, ils sont doués d’une activité concuc
en partie comme autonome et en partie comme soumise 8 I’ac-
tion propre :

Obs. 145. — A 0; 8 (21), Jacqueline a en main la clochette en étoffe


dont il a été question dans |’obs. 140, Mais j’ai gardé moi-méme, sans qu’elle
s’en doute, l’extrémité du cordon fixé a cet objet. J’ébranle alors la clochette
et la retire A moi. Jacqueline la lache aussitét avec effroi et la regarde curicu-
sement. Aprés quelque hésitation, elle approche sa main avec une grande
délicatesse et touche la clochette en la poussant doucement, comme pour
voir ce qui va se passer. A chaque reprise de ]’expérience, elle récidive avec
plus d’assurance.
A 0; 9 (14), elle présente a l’égard de ma montre la méme réaction, qui
est toute nouvelle par rapport a celle des mois précédents. A 0; 8 (20), par
exemple, je lui offre ma montre, qu’elle saisit aussit6t des deux mains et
examine avec un vif intérét : elle la palpe, la retourne, fuit ap/f, etc. Je tire
alors la chaine et elle sent la résistance: elle retient l’objet avec force et
sourit de ce jeu. Je finis par secouer la chaine, et elle lache la montre, mais
elle la cherche aussitét des mains, la rattrape et la remet devant ses yeux.
Je recommence a tirer : elle rit de la résistance de la montre et la recherche
dés qu’elle la lache, etc. (Voir l’ensemble de l’obs. plus haut, chap. I, obs. 13.)
Or, a 0; 9 (14), je reprends exactement la méme expérience. Mais, chose
curieuse, Jacqueline, qui reconnaft cependant bien l’objet (elle joue fré-
quemment avec cette montre), ne cherche plus a le rattraper quand il
LA CAUSALITE DSS

s’échappe de ses mains, parce qu’elle éprouve une légére inquiétude: elle
regarde la montre avec stupeur, comme si les mouvements de |’objet étaient
entiérement spontanés. Jacqueline essaie bien de la toucher, et avance
méme son index pour la remettre en branle, mais au premier mouvement
de la montre, elle retire sa main avec précipitation.
Ces réactions de Jacqueline a l’égard d’un objet, bien connu d’elle,
semblent bien montrer qu’elle commence A lui attribuer une causalité indé-
pendante de l’activité propre.

Obs 146, — A 0; 9 (9) déja, Jacqueline avait présenté une réaction du


méme genre a l’égard d’un objet également familier, mais dans des circons-
tances un peu différentes, en ce sens que c’était elle-méme qui avait imprimé
au mobile ses premiers mouvements.
Jacqueline est assise sur un canapé et je mets a cété d’elle son perroquet
en celluloid Ne l’ayant sans doute jamais vu dans cette position, elle le
touche avec une grande prudence en retirant aussit6t sa main, si bien que
le perroquet saute légérement. Elle recommence alors un grand nombre de
fois, en le déplacant un peu a chaque reprise. Elle le pousse donc, d’une part,
mais, d’autre part, elle se conduit a son égard comme vis-a-vis d’un étre
doué de vie et de mouvement spontané.
Ii importe de comparer cette conduite aux réactions, un peu antérieures
puis contemporaines, qui consistent a faire balancer les objets suspendus
et a Jes laisser aller et venir d’eux-mémes pour les remettre ensuite en mou-
vement. Nous avons décrit ces réactions circulaires secondaires d’ordre
supérieur dans le volume I (obs 138-140) : lacher et rattraper une cravate,
un linge suspendu, faire balancer un abat-jour, etc. Ces conduites témoi-
gnent, elles aussi, d’un début de mouvement spontané prété aux objets,
tout en subordonnant encore ce mouvement a ceux du corps propre.
A 0; 9 (9) également, Jacqueline regarde, sans qu’elle puisse me voir,
le perroquet que je fais osciller verticalement devant elle. Quand je m’arréte,
elle imite ce mouvement de la main, s’arréte puis recommence évidemment
pour le faire continuer. Constatant ]’échec, elle donne de sa main droite un
coup sec au perroquet, pour le remettre en mouvement.
Obs. 147. —- Lucienne, de méme, 4 0; 9 (8), présente a ]’égard de sa
poupée familiére (une poupée de caoutchouc suspendue au toit de son ber-
ceau) une réaction relativement nouvelle par rapport a celles du stade pré-
cédent. Elle est en train de sucer cette poupée, laquelle est fixée 4 un cordon
tendu au maximum. Sans me laisser voir et sans que Lucienne m’ait vu
auparavant, j’imprime quelques fortes secousses 4 la poupée, par ]’intermé-
diaire du cordon. Lucienne sourit immédiatement a sa poupée, sans la
iacher des mains, et finit méme par lui rire aux éclats, comme a une personne.
Elle ne cherche aucune cause extérieure 4 ce mouvement et ne regarde que
la poupée, fixement et préte a rire 4 chaque nouveau mouvement. Puis
lorsque je cesse de la secouer, Lucienne essaie de la faire continuer, d’abord
en remuant sa propre téte latéralement, puis en se cambrant, en agitant ses
propres pieds et finalement en poussant la poupée elle-méme, qu’elle n’a pas
cessé de tenir en main !
Ces derniers gestes n’auraient rien d’intéressant sans la réaction du début.
Mais l’ensemble de ces conduites est caractéristique du comportement de
ce stade.

Ces réactions 4 ]’égard des objets paraissent confirmer ce que


nous avons supposé tout a l’heure des réactions a l’égard des
personnes : elles témoignent a la fois d’une objectivation rela-
234 LA CONSTRUCTION DU REEL

tive de la causalité et d’une spatialisation intervenant dans la


mesure ou l’enfant continue a considérer ses propres actions
comme nécessaires a celles de l’objet.
L’objectivation de la causalité parait indéniable. En effet,
lenfant se conduit 4 |’égard de l’objet d’une manieére toute nou-
velle, par comparaison avec les conduites du troisiéme stade.
Lorsque, en présence des mouvements multiples de la toiture
de son berceau, des hochets suspendus ou tenus en mains, des
objets manipulés par l’adulte, etc., ]’enfant examine chaque
spectacle et cherche a le faire durer (soit par réaction circulaire
soit par action a distance, c’est-a-dire, dans les deux cas, par
«efficace » mélé de phénoménisme), on n’éprouve nullement
l’impression qu’il situe en chaque tableau percu un centre auto-
nome de causalité. Tout d’abord, ainsi que nous avons cherché
a l’établir au cours des chapitres précédents, |’enfant ne substan-
tialise point encore ces tableaux en objets individualisés et
permanents et n’ordonne point encore les déplacements, méme visi-
bles, des corps en « groupes » objectifs : il serait donc fort embar-
rassé d’attribuer aux choses comme telles un pouvoir causal,
qu'il doit bien plutét sentir comme diffusant a travers l'ensemble
du spectacle. D’autre part, du point de vue de notre analyse
actuelle, le fait méme que l'enfant essaie de faire durer ces spec-
tacles par un procédé global ne reposant pas sur une réaction
des intermédiaires, mais sur la simple « efficace » de gestes plus
ou moins différenciés, montre que le tableau extérieur et l’acti-
vité propre de l’enfant (l’attitude inhérente a la perception, les
sentiments de plaisir, d’attente, d’effort, etc., et l’action propre-
ment dite exercée sur la chose percue) ne constituent encore, du
point de vue du sujet, qu’un seul tout mal dissociable. Dés lors
il parait fort probable que, durant le troisiéme stade, les événe-
ments les plus saillants du monde extérieur ne sont point concus
comme émanant de centres discrets de causalité: ils doivent
étre sentis comme des prolongements de l’activité propre au
sens le plus large du terme. Au contraire, les observations que
nous venons de décrire témoignent d'une attitude toute diffé-
rente : au lieu de participer d’emblée au spectacle qu'il pergoit
l'enfant semble se réserver pour laisser agir les choses. Au lieu
de paraitre prévoir et approuver les mouvements qu'il observe,
il semble les tenir pour imprévisibles et méme inquiétants, par
conséquent comme spontanés. La différence des réactions de
Jacqueline, a 0; 8 et a 0; 9, en présence du méme phénoméne,
est extrémement instructive: alors qu’A 0;8 elle cherchait
immédiatement a rattraper ma montre qui lui échappait des
mains, 4 0; 9, au contraire, elle la regarde avec stupéfaction.
LA CAUSALITE 235

En bref, l’enfant, par son attitude, témoigne clairement qu’il


situe dans le mobile un centre autonome de forces, tandis que,
jusqu’ici, il ne paraissait voir dans les mouvements des choses
que des événements dont il participait lui-méme.
Mais si la causalité s’objective ainsi, on ne peut encore sou-
tenir qu’elle se détache radicalement de l’activité propre. En
d’autres termes, on ne peut encore, durant ce stade, faire la
preuve que, pour l’enfant, les objets se meuvent ou agissent
les uns sur les autres en toute indépendance par rapport A ses
propres actions. Sans revenir sur les raisons que l’on peut avoir
de penser ainsi étant données les notions que l’enfant se fait
jusque vers 1; 0 de l’objet et de l’espace, il faut tout au moins
noter combien les procédés fondés sur 1’« efficace » demeurent
fréquents jusqu’a la fin de la premiére année. C’est ainsi que
Lucienne, a 0; 9 (8), aprés avoir vu sa poupée remuer sponta-
nément (obs. 147) essaie encore de la faire continuer en se cam-
brant, en secouant la téte, etc., bref en employant des moyens
datant du troisiéme stade. Cette persistance de l’eflicace jusqu’a
la fin de la premiére année montre assez que les débuts de l’ob-
jectivation causale n’excluent pas le sentiment de pouvoir agir
directement sur les choses. De plus, dans les trois observations
que nous venons de citer, on s’apercoit que, sitét observée l’acti-
vité spontanée des objets percus, l’enfant se croit 4 méme de
pouvoir en entretenir la continuité en intervenant lui-méme : il
ne situe donc pas les causes de tels événements en dehors de sa
propre sphere d’action.
Seulement comment concoit-il dorénavant son action sur les
choses ? C’est ici que se marque le second progrés caractéristique
de ce quatriéme stade: la spatialisation de la causalité. S’il
demeure toujours de nombreuses traces de la causalité par effi-
cace jusqu’a la fin de la premiere année, il est cependant visible
que, des 0; 9 environ, l’enfant en vient a agir sur les choses
comme nous avons constaté plus haut qu’il agissait sur les per-
sonnes: par contact physique, par pressions, essais de déclen-
chement, etc. C’est ainsi que Jacqueline voyant ma montre
sautiller, la pousse légérement de l’index (obs. 145), c’est ainsi
qu’elle déclenche par contacts brefs les secousses du perroquet
couché Aa ses cétés (obs. 146) et c’est encore ainsi que Lucienne
finit par agir pour remettre en branle sa poupée de caoutchouc
(obs. 147). Chacun de ces actes constitue une action par déclen-
chement analogue a celles de l’enfant qui touche les mains ou
les lévres de l’adulte pour lui faire reproduire un geste intéres-
sant (obs. 142-144). I] est vrai que, ici encore, la différence peut
paraitre minime entre de tels actes et ceux du stade précédent.
236 LA CONSTRUCTION DU REEL

Lorsque, par exemple, un enfant de 4-6 mois tape sur un hochet


suspendu, le saisit pour le secouer, ou le frotte contre le bord du
berceau, ne semble-t-il pas que sa causalité soit aussi spatialisée
que lorsqu’il touche, comme on vient de le voir, une montre,
un perroquet ou une poupée, pour les faire avancer ? Mais il
semble cependant qu’une différence notable oppose ces deux
sortes de réactions. Comme nous y avons insisté a propos de
l’action sur les personnes, la causalité dont l’apparition caracteé-
rise ce stade est, en effet, une causalité par déclenchement,
tandis que la seule forme de causalité représentée au cours du
troisiéme stade prolonge simplement celle de l’action propre.
En d’autres termes, lorsque l’enfant de 4-6 mois frappe, secoue,
frotte, etc., il ne dissocie pas, du point de vue de la causalite,
les divers éléments de son champ de perception : l’action forme
un tout, méme si elle parvient a se différencier en fonction des
obstacles d’une maniére qui, pour l’observateur, ressemble a une
utilisation de la causalité par contact spatial. Au contraire, lors-
que l'enfant de 0; 9-0; 11 pousse tres prudemment une montre,
un perroquet, une poupée, pour en déclencher le mouvement,
il les concoit comme des mobiles en partie indépendants de lui
et agit sur eux par contact: l’objectivation entraine donc, ici
encore, un début de spatialisation réelle de la causalité.
Si l'on éprouve des doutes concernant ces distinctions, que
l’on se reporte une fois de plus 4 nos analyses de l’espace et de
Yobjet : elles seules nous font comprendre comment une action
en apparence semblable aux noétres peut en étre différente du
point de vue du sujet, la structure objective et spatiale de l'uni-
vers n’étant pas la méme pour Il’observateur et pour l'enfant lui-
méme.
D’une maniére générale, ce quatriéme stade est done un
stade de transition : il marque le déclin de la causalité par effi-
cace et le début de la causalité par contacts objectifs, mais les
conduites qui le caractérisent participent en réalité de ces deux
types de connexion. Pour ce qui est de l’objectivation, l'enfant
commence a préter aux objets une activité proprement dite, et
par conséquent a centrer en eux une causalité jusque-la réservée
a l’activiteé propre. Mais, comme les objets ne sont point encore
concus a titre de substances réellement permanentes, et qu’ils
n’existent toujours qu’en fonction de l'’action, quelque con-
sistance qu ‘ils soient en voie d’acquérir, on ne saurait affirmer
que cette objectivation aboutisse encore 4 un détachement
complet. Quant a la spatialisation, l'enfant commence a établir
intentionnellement les contacts nécessaires aux liaisons spatiales,
mais comme il ne renonce pas, pour autant, 4 la causalité par
LA CAUSALITE 237

efficace, et n’élabore toujours point de groupes objectifs de


déplacements, on ne saurait non plus conclure a une transfor-
mation radicale de la causalité. En bref, l’univers et l’activité
propre forment encore une symbiose ou un tout global, dans
lequel deux pdles sont en voie de différenciation, mais sans que
les actions personnelles soient encore concues comme de simples
séries causales parmi l’ensemble des autres.

§ 4. LE CINQUIEME STADE: L'OBJECTIVATION ET


LA SPATIALISATION REELLES DE LA CAUSALITE. —
Vers la fin de la premiére année s’affirment, ainsi que nous l’avons
vu au cours des chapitres précédents, une série de-progrés essen-
tiels, du point de vue de l’espace et de la notion d’objet. L’objet
acquiert une permanence réelle et une identité physique indé-
pendamment de ses mouvements dans le champ de préhension
ou en profondeur. L’espace se constitue parallélement, et s’or-
donne en fonction de ces groupes objectifs de déplacements. I]
va donc de soi que ces transformations vont retentir profondé-
ment sur la structure de la causalité, ]’évolution de celle-ci étant
corrélative de celle des catégories statiques dont il vient d’étre
question. En d’autres termes, la causalité va s’objectiver et se
spatialiser réellement, se détachant ainsi de ]’action propre pour
s’extérioriser dans ]’univers de la perception, quitte a s’appliquer
en retour aux aspects visibles de l’action propre elle-méme.
L’ensemble de ces transformations est d’autre part fonction
de deux aspects nouveaux et fondamentaux du développement
de l’intelligence comme telle. Vers un an, en effet, apparaissent
deux types de conduites bien caractéristiques : la « réaction cir-
culaire tertiaire» et l’« invention des moyens nouveaux par
expérimentation active». Or ces conduites impliquent l'une et
l’autre une certaine organisation de l’espace et la constitution
d’objets proprement dits : on ne concoit guére comment pour-
raient se développer des conduites qui ne consistent plus seule-
ment a reproduire les résultats obtenus par hasard ni a appli-
quer a tout les gestes efficaces, mais 4 expérimenter réellement
les objets, si l’univers purement phénoméniste des premiers
stades ne se solidifiait point au fur et 4 mesure de telles expéri-
mentations. Dés lors il va de soi que ces mémes conduites, sources
de la spatialisation et de ]’objectivation en général, vont trans-
former la causalité dans un sens analogue, et la constituer enfin
dans l’univers extérieur.
C’est ce que nous allons maintenant chercher 4 démontrer.
Nous allons voir que les « réactions circulaires tertiaires » sont
sources d’objectivation de la causalité et que l’apprentissage par
238 LA CONSTRUCTION DU REEL

« expérimentation active » consolide de son cété la spatialisation


des séries causales. Mais il importe, pour comprendre ce méca-
nisme, de se rappeler que l’objectivation et la spatialisation
constituent deux processus qui, quoique corrélatifs, demeurent
relativement indépendants l’un de l’autre. C’est ainsi que l’ap-
prentissage par « expérimentation active » a essentiellement pour
résultat de spatialiser les séries causales relatives a l’action du
corps propre sur les choses. Cette conduite apprend donc 4 |’en-
fant la nécessité des contacts et des intermédiaires entre lui-
méme et les objets, mais sans le renseigner toujours sur les rela-
tions causales des objets entre eux. La «réaction circulaire ter-
tiaire », au contraire, a surtout pour effet d’initier l'enfant a ces
derniéres et de le mettre en présence d’un systéme de causes
indépendantes de lui. Or il se trouve que ces deux sortes de
transformations de la causalité, quoique ne résultant donc pas
toujours des mémes expériences, s’appuient l’une l’autre et
aboutissent au méme résultat : la constitution d’un univers dans
lequel l’action de l'enfant se situe parmi les autres causes et
obéit aux mémes lois.
Avant d’établir comment |’« invention des moyens nouveaux
par expérimentation active » conduit a la spatialisation de la
causalité, examinons d’abord en quoi les « réactions circulaires
tertiaires » réalisent l’objectivation des séries causales amorcée
déja au cours du stade précédent.
Voici d’abord un certain nombre de faits :

Obs 148. — Le premier exemple net de causalité entiérement objectivée


nous parait étre celui des conduites consistant a placer un objet dans une
position déterminée pour qu’il se mette de lui-méme en mouvement.
Rappelons a ce sujet ce que nous avons déja constaté a propos des réac-
tions tertiaires (vol. I, obs. 144). C’est que, si l'enfant commence, vers
0; 11 (15), a lancer les objets a terre, il n’a nullement d’embiée la notion de
la pesanteur : il lance ]’objet au lieu de le laisser choir. Tant que le sujet pro-
céde ainsi (jusque vers 1; 3 (20) chez Jacqueline), on ne peut parler a coup
sir de causalité objectivée. L’action propre de jeter apparait a l’enfant
comme nécessaire a la chute: par conséquent, de tels faits appartiennent
encore au type des conduites du quatriéme stade.
Par contre, lorsqu’il s’agit de faire glisser le mobile le long d’un plan
incliné, il semble que l’enfant apprenne dés la fin de la premiére année a
laisser agir l’objet : il le met simplement dans la bonne position et lui attri-
bue le pouvoir d’agir de lui-méme (voir vol. I, obs. 145).
C’est ainsi que Jacqueline, a 0; 11 (19), place son chevalet au bord de
sa table et le pousse doucement jusqu’au moment ov elle le laisse tomber.
A 0; 11 (20), elle fait glisser une série d’objets le long d’une couverture en
pente, etc. (voir vol. I).
Mais surtout, a 1; 0 (3), elle saisit un jouet en peluche et le pose sur un
canapé, visiblement dans l’attente d’un mouvement, puis elle le change de
place une série de fois, toujours comme s’il allait s’ébranler de lui-méme. Le
LA CAUSALITE 239

comportement de l’enfant est trés intéressant du point de vue de la causalité :


Jacqueline, au lieu de pousser l’objet, ou méme de lui imprimer une secousse
par simple déclenchement, s’efforce au contraire de le poser le plus rapide-
ment possible et de le lacher aussitét, comme si son intervention ailait
entraver les mouvements spontanés du jouet au lieu de les favoriser !-Aprés
quelques essais infructueux, elle change de méthode, le ]ache A quelques
millimétres au-dessus du canapé ou le pousse légérement. Finalement, elle
le pose sur un coussin incliné, jusqu’a ce gu’il roule.
Les mémes attitudes causales se retrouvent a 1; 1 (19): Jacqueline pose
a terre une balle rouge et s’attend a la voir rouler. Ce n’est qu’aprés cing ou
six essais qu’elle la pousse légérement. La balle, comme Je jouet de peluche,
est donc devenue un centre autonome de forces, la causalité se détachant
ainsi de ]’action propre de pousser pour se transférer sur ]’objet lui-méme.

Obs. 149. — A 1; 0 (29), Jacqueline est pour la premiére fois en pré-


sence du jouet bien connu des poules actionnées par un poids. Un certain
nombre de poules sont rangées en cercle sur un anneau de bois et |’avant de
chaque poule est relié par une ficelle 4 une méme boule pesante située sur
un plan inférieur a celui de !’anneau: le moindre mouvement de la boule
déclenche ainsi celui des poules, qui viennent frapper du bec contre le bord
de l’anneau. |
Jacqueline, aprés avoir examiné un instant le jouet que j’actionne en
le déplagant doucement, touche d’abord la boule et constate le mouvement
concomitant des poules. Elle déplace alors systématiquement la boule en
regardant les poules. Convaincue ainsi de 1’existence de la relation, dont
elle ne comprend évidemment pas le détail, elle pousse trés délicatement
de V’index droit cette boule chaque fois que le balancement s’arréte com-
plétement.
Dans cet exemple, Jacqueline n’attribue donc pas de mouvements spon-
tanés 4 la boule (comme elle le faisait dans l’exemple précédent de la balle
ou du jouet de peluche), mais elle con¢oit nettement 1’activité de cette boule
comme cause de celle des poules. I! y a donc, de ce point de vue, objectiva-
tion de la causalité. En outre, la boule n’est pas, pour elle, un simple pro-
longement de son action manuelle (comme les cordons suspendus au toit du
berceau, etc.) : elle la met en activité par simple déclenchement.

Obs. 150. — Voici une observation prise sur Jacqueline a 1; 3 (9), dans
laquelle elle ne réussit point, comme dans l’observation précédente, a trou-
ver la cause recherchée, mais au cours de laquelle on retrouve les mémes
attitudes d’objectivation.
Je présente a l’enfant un clown dont les bras se meuvent et actionnent
des cymbales dés qu’on lui pése sur Ja poitrine. Je le mets en mouvement
puis l’offre A Jacqueline..Elle le saisit, et Je regarde en tous sens, cherchant
évidemment a comprendre. Puis elle essaie de mouvoir directernent les cym-
bales, l’une aprés l’autre. Aprés quoi elle touche les pieds du clown et essaie
de les remuer. Méme recherche avec Jes boutons fixés sur la poitrine. Elle
renonce, soupire et le regarde. — Je le mets A nouveau en action: Jacque-
line crie pou assez haut (causalité par imitation du son) puis touche a nou-
veau les boutons. ~- Aprés une nouvelle incitation de ma part, Jacqueline
remue une fois de plus les cymbales elles-mémes, en criant pou, lou, etc.
(imitation de l’ensemble obseryé), puis elle essaie encore de secouer les bou-
tons, et abandonne la partie.
On voit ainsi que, outre un essai d’action directe (actionner les cymbales)
et d’action par’l’eflicace de l'imitation, Jacqueline cherche sur le corps
méme du clown (pied, boutons, etc.) la cause du mouvement observé.
240 LA CONSTRUCTION DU REEL

Obs. 151, — Laurent, de méme, attribue vers la fin de sa premiére année


une causalité entiérement objectivée aux objets.
A 1; 0 (0), par exemple, il s’empare d’une balle nouvelle, qu’il vient de
recevoir a l’occasion de son anniversaire, et la met au haut d’un coussin en
pente pour la lacher et la laisser rouler seule. [] essaie méme de la faire partir
en la posant simplement sur le sol, et, aucun mouvement ne se produisant,
il se borne a un léger déclenchement pour la pousser.
A 1; 0 (9), Laurent est debout a cété d’un battant de fenétre ouverte,
contre lequel appuie le dossier d’une chaise. J’imprime alors au battant de
fenétre un mouvement, en poussant légérement du pied la chaise. Laurent,
qui n’a pas remarqué le mouvement de mon pied, est surpris par le déplace-
ment subit de la fenétre, et cherche a le comprendre: il remet le battant
de fenétre contre le dossier de la chaise, puis donne une petite secousse a
celle-ci pour s’assurer que c’est bien elle qui était cause du mouvement. II
n’est satisfait qu’aprés avoir reproduit exactement le phénoméne. Une telle
séquence causale est donc a la fois objectivée et spatialisée.

I] faut joindre 4 ces observations les faits d’objectivation


de la causalité dans les personnes. Cette objectivation, esquissée
au cours du stade précédent, devient complete dés le début de la
seconde année comme en témoignent les exemples suivants :
Obs. 152. — A 1; 0 (3), Jacqueline est devant moi et je lui souffle dans
les cheveux. Lorsqu’elle désire que ce jeu continue, elle n’essaie pas d’agir
par gestes eflicaces, ni méme, comme jadis, de me pousser les bras ou les
lévres : elle se remet simplement en position, la téte inclinée, persuadée que
je vais de moi-méme faire le nécessaire. A 1; 0 (6), méme réaction lorsque
je murmure quelque chose dans son oreille: elle revient m’appliquer son
oreille contre la bouche lorsqu’elle désire la reprise de mon geste.
A 1; 3 (30), Jacqueline a dans la main droite une boite qu’elle ne peut
ouvrir. Elle la tend alors 4 sa mére, laquelle fait semblant de ne pas voir. Elle
passe alors la boite de sa main droite dans sa main gauche, puis elle saisit
de sa main libre la main de sa mére, elle l’ouvre et y dépose la boite. Le
tout a été exécuté sans un grognement. — Ce dernier type de conduites s’est
montré fréquent autour de 1; 4.
De méme, les jours suivants, elle fait intervenir l’adulte dans le détail de
ses jeux, dés qu’un objet se trouve trop éloigné, etc. : elle appelle, elle pleure,
montre les objets du doigt, etc. Bref, elle sait bien qu’il dépend de l’adulte
de la satisfaire : la personne d’autrui devient son meilleur procédé de réalisa-
tion. Bien plus, son grand-pére étant le plus fidéle de ses serviteurs, elle en
vient a dire Panana (= grand papa), dés qu’échouent ses projets et qu’elle
a besoin d’un instrument causal non défini ni donné tel quel dans le contexte
de son champ d'action.

Obs. 153. —- De méme, Laurent, dés 0; 10 (3) déja, réagit a l’action des
personnes en se remettant simplement en position d’attente. Par exemple,
sa mere se frotte le front contre le sien: il se replace ensuite contre elle, et
attend sans plus qu’elle recommence.
A 0; 10 (30), il me tend une boite que je viens de lancer, pour que je la
relance de la méme manieére.
A 0; 11 (2), alors que je retiens par derriére son nid-volant A une cer-
taine hauteur, il cherche au-dessus de lui la cause de cette immobilisation.
Au contraire, a 0; 9 (9) encore, il ne cherchait aucune raison extérieure a
LA CAUSALITE 241

ce phénomeéne et se bornait a se secoucr pour le faire durer lorsque j’interrom-


pais mon essai.
A 0; 11 (17), il me remet dans ou sur la main un jouet que je viens de
lancer, pour que je recommence.
Réactions analogues a (0); 11 (28), etc.

Obs. 153 bis. — Lucienne, de méme, a 1: 1 (18), remet dans ma main


une poupée que je viens de lancer a ses pieds, tandis que jusque-la, elle
approchait ma main du jouet pour déclencher mon activité.
Dés 1; 3 (2), elle tend, comme Jacqueline, a ses parents les boftes qu’elle
ne peut pas ouvrir ou les jouets qu’elle ne peut pas actionner, ou bien elle
désigne du doigt les objectifs trop éloignés pour qu’on les lui apporte.

De telles conduites paraissent bien distinctes de celles du


stade précédent. En ce qui concerne les personnes, par exemple,
Yenfant ne se borne plus a déclencher leur activité en poussant
de la main leurs bras, leurs lévres, etc. : il se place devant elles
dans la position ot elles peuvent agir sur lui, ou bien il leur met
dans les mains ]’objet sur lequel il attend qu’elles agissent, etc.
(obs. 152). Or un tel comportement implique l'existence d’une
attitude nouvelle: l’enfant considére dorénavant la personne
d’autrui comme une source enti¢rement autonome d’actions, et
non plus comme un centre en partie indépendant, mais aussi en
partie dépendant de l’activité propre. I] est vrai que, en agis-
sant ainsi, l'enfant semble revenir simplement a une conduite
dont l’emploi se révéle fort précoce : lorsque le bébé crie pour
avoir son repas, ce qu'il sait faire dés les premiers mois, ou crie
spécialement en présence de sa mere, i] peut paraitre qu'il con-
sidere |’adulte comme une cause autonome et qu’il attende tout
de cette puissance extérieure. Bien plus, lorsque le bébé, dans
les bras maternels, se calme parce qu’il sait que le repas appro-
che, on ne peut s’empécher d’éprouver l’impression qu'il se
représente les choses exactement comme le ferait un enfant de
2-3 ans et que sa causalité est d’emblée objectivée et extériorisée
en ce qui concerne la personne de ses parents. Qu’ajoutent donc
a ces conduites les comportements dont nous parlons mainte-
nant (obs. 152) ? La différence ne tient-elle pas simplement a un
progrés technique, ou moteur, l’enfant sachant désormais se
mettre dans une position d’attente ou placer dans les mains
d’autrui ]’objet sur lequel il désire qu’on agisse, alors que précé-
demment il se contentait de pleurer ou de crier, Ja causalite ¢tant
la méme dans les deux cas? Gardons-nous cependant du
«sophisme du psychologue »: si la situation est la méme dans
ces différents cas, du point de vue de lobservateur, rien ne
prouve qu'elle le soit du point de vue de l'enfant. Lorsque len-
fant du second et du troisieme stade crie pour faire agir autrui,

16
242 LA CONSTRUCTION DU REEL

ou se calme en voyant sa mere le mettre en position de manger,


il ne se représente pas autrui sous la forme d’un objet permanent,
a déplacements ordonnés dans l’espace, et agissant par lui-méme
sur d’autres objets tels que le biberon, le corps propre, etc.:
tout se passe au contraire comme si l’univers consistait en
tableaux mouvants, se prolongeant sans plus les uns dans les
autres et prolongeant en bloc les désirs, les efforts, les cris et les
gestes qui caractérisent l’activité propre. L’action primitive
exercée sur autrui ressortit donc a la causalité par efficace et au
phénoménisme mélés, et nullement encore a la causalité physi-
que a la fois objectivée et spatialisée. Lorsque durant le qua-
tri¢me stade, l’enfant ajoute a cela l’emploi des contacts (déclen-
cher l’activité d’autrui en lui touchant les mains, les levres, les
épaules, etc.), i] commence assurement a dissocier deux termes
en de telles liaisons : la personne d’autrui est ainsi concue comme
un centre d’action dépendant ]ui-méme de |’action propre. Mais
cette notion, parfaitement exacte tant qu’elle s’applique aux
données de la perception directe ne s’'accompagne pas nécessai-
rement de l’idée qu’autrui constitue un objet permanent suscep-
tible en tout temps d’actions spontaneées : l'objet n’existe encore
que lorsqu’il est percu, ou situé en une position privilégiée et il
n’entre en action que sollicité par l’activité propre. Au contraire,
avec les conduites du présent stade, il semble bien qu’autrui
revéte enfin ces caractéres de la causalité extériorisée et objec-
tivée : en se bornant, pour faire agir l’adulte, a se mettre devant
lui, en position de subir ]’action, ou a lui mettre en mains ]’objet
sur lequel va s’exercer l’action, l'enfant parait lui attribuer, défi-
nitivement, les caracteres d’une cause autonome et objective.
Le progres est le méme en ce qui concerne les objets mateé-
riels: l'enfant du présent stade concoit dorénavant ces objets
comme des sources permanentes et indépendantes d’actions.
L/obs. 148 nous montre, par exemple, que Jacqueline, 4 1; 0, se
comporte a l’égard de son jouet en peluche, ou a 1; 1, a l’égard
de sa balle, exactement comme elle le fait & Végard des per-
sonnes: elle place ces objets en position d’agir et attend qu ils
se mettent d’cux-mémes en action. Si l'on compare ce compor-
tement a ceux du quatri¢me stade (obs. 145-147) on ne peut que
reconnaitre une diflérence essentielle : ces derniers consistent a
déterminer l'action des objets, tandis que la conduite présente
consiste a la tenir pour spontancée et objectivement nécessaire.
Dans le cas des obs. 149 a 151, le progres accompli est encore
plus remarquable: Penfant congoit un objet A, ou une partie A de
Pobjet total, comme cause des mouvements de lobjet B ou de
la partie B de Vobjet total. I] déclenche ainsi l’activité de la
LA CAUSALITE 243

boule A (obs. 149) pour mettre en mouvement les poules B, il


cherche 4 trouver dans les boutons, les pieds, etc., d'un clown
A (obs. 150) la cause des mouvements des cymbales B fixées
aux bras de ce méme clown ou encore (obs. 151) il cherche dans
les mouvements d’une chaise A la cause de ceux d’une fenétre B.
Or nous prétendons qu’il y a 1a une conduite nouvelle et impor-
tante du point de vue de l’objectivation de la causalité.
Elle est nouvelle, parce que jusque-la, l'enfant n’a jamais,
malgré les apparences, dissocié les éléments d’un scheme global
d’action pour les sérier du point de vue causal. En effet, lorsque,
au cours des réactions circulaires secondaires, l’enfant utilise un
objet A pour produire un résultat B (lorsqu’il tire un cordon, par
exemple, pour agiter un hochet ou le toit du berceau), il ne con-
sidére nullement l’activité de cet objet A comme cause du résul-
tat B: la vraie cause, c’est le geste propre (= tirer le cordon), et
Yobjet A (= le cordon) n’est que le prolongement de ce geste
ou de la main. Preuve en soit que ce geste est appliqué a tout,
et doué d’une efficace qui dépasse de beaucoup les situations ou
son action s’exerce réellement : l’enfant tire le cordon pour par-
venir aux effets les plus divers. (Voir vol. I, obs. 113). Il est vrai
que l’objet A est concu comme nécessaire au résultat B (l’enfant
tire le cordon pour produirele résultat B, au lieu d’exécuter a
vide le geste de tirer). Mais cela ne prouve en rien que les mouve-
ments de A soient concus comme causes du résultat B: cela
s’explique sans plus par le fait que le scheme de I’action propre
s’est constitué et différencié en fonction de l'objet A. De méme
que le résultat agréable obtenu en se sucant le pouce nécessite
un contact et une coordination entre la main et la bouche sans
que l’enfant concoive ni ses doigts ni ses levres comme causes
de ce résultat, de méme le balancement des hochets suspendus
au toit suppose une liaison entre la main et le cordon A, sans que
Venfant concoive celui-ci comme une cause indépendante de
Pactivité propre. Au contraire, lorsque, dans les obs. 149-151,
Venfant déclenche le mouvement de la boule pour agir sur les
poules, ou pousse légérement une chaise pour mettre en mouve-
ment le battant de fenétre en contact avec elle, son attitude est
toute différente. La boule de l’obs. 149 n’est pas un simple pro-
longement du geste propre ni le simple élément d’un scheme
global d’action : elle constitue une cause indépendante recher-
chée comme telle, sur laquelle enfant agit par simple déclen-
chement. C’est une cause du méme genre que le sujet cherche
dans les obs. 150-151. Est-ce 4 dire, dés lors, que de telles causes
se réduisent sans plus a celles du quatricme stade, et qu'elles
consistent ainsi en centres de force en partie autonomes et en
244 LA CONSTRUCTION DU REEL

partie soumis a l'action propre ? Non pas, car le résultat B (le


mouvement des poules ou de la fenétre) est cong¢u comme dépen-
dant enti¢rement de A: il y a donc pour Ja premicre fois série
causale détachée de l’action propre, autrement dit relation de
cause a effet entre un objet extérieur et un autre objet également
extérieur. La constitution de ces séries est ainsi comparable sur
le terrain de la causalité, a celle de la permanence réelle et a celle
des groupes objectifs de déplacements, en ce qui concerne |’éla-
boration des objets et l’espace lui-méme.
La nouveauté caractéristique de telles conduites n’est donc
autre que l’objectivation réelle de la causalité. Pour la premicre
fois l'enfant reconnait l’existence de causes enticrement exteé-
rieures a son activité, et pour la premiére fois il établit entre les
é¢vénements percus des liens de causalité indépendants de l’ac-
tion propre. Par le fait méme que les objets sont dorénavant
détachés de cette action et posés a titre de substances perma-
nentes, et que leurs mouvements sont ordonnés dans l’espace en
groupes vraiment « objectifs », ils deviennent capables de cons-
tituer des centres autonomes d’activité et de servir ainsi de
substratum a un systeme de relations causales externes.
D'une manitre generale, un tel progres s'exprime, dans le
développement du mécanisme de l'intelligence comme telle, par
le passage de la réaction circulaire secondaire 4 la réaction cir-
culaire tertiaire. La réaction secondaire, qui consiste en une
simple répétition et generalisation des gestes ayant donné par
hasard lieu a des résultats intéressants, ne comporte pas d'autre
structure causale que celle de lefficace et du phénoménisme
combinés. Lorsque les schemes ainsi acquis sont adaptés intelli-
gemment a certains problemes par « application des moyens con-
nus aux situations nouvelles » (quatrieme stade), un début d'ob-
jectivation et de spatialisation canalise cette «efficace », sans
cependant l'climiner enti¢rement. Avec la «réaction circulaire
tertiaire », une inversion de sens se produit par contre : une telle
conduite consiste, en effet, en «experiences pour voir » destinées
a découvrir ce que chaque nouvel objet comporte de propriétés
inconnues et d’activités particuli¢res. L'orientation d’esprit qui
caractérise un tel comportement est donc celle-ld4 méme qui
definit lobjectivation de la causalité ; l’intéerét se porte sur les
objets cux-mémes et non plus sur le geste destineé a les utiliser,
et les objets acquicrent, pour la premicre fois, une consistance
propre contraignant le sujet a s'accommoder a elle et s’exprimant
sous forme de causalité indépemdante et extérieure au moi.
Venons-en maintenant au deuxieme progres essentiel deéfi-
nissant ce cinquieme stade: la spatialisation de la causaliteé.
LA CAUSALITE 245

Nous avons déja remarqué que ce second aspect de la causalité


ne découle pas analytiquement du préecédent. On concoit, en effet,
un univers tel que des centres d'action soient concus par le sujet
comme exteérieurs a lui et se trouvent ainsi enti¢rement objecti-
vés dans les choses, mais sans que ces centres soient reli¢s spa-
tialement les uns aux autres ni que le sujet cherche a entrer en
contact spatial avec eux: ce serait, si l’on veut, un univers de
monades agissant a distance les unes sur les autres, et non pas
un monde d’objets physiquement interdépendants. Seulement
une telle conception, dans la mesure ou elle intervient chez l'en-
fant !, n’apparait jamais, en fait, que sur un plan bien supérieur
a celui de Vintelligence sensori-motrice: elle est le produit
d’une réflexion, incomplete sans doute et déformée par l'égocen-
trisme propre aux formes initiales de la pensée, mais d’une
réflexion bien supérieure au schématisme de J’intelligence pra-
tique, et supposant tout le travail de la conceptualisation. Sur
le plan sensori-moteur, auque] nous limitons ici nos investiga-
tions, il se trouve au contraire que l’objectivation de la causalité
va toujours de pair avec sa spatialisation. La spatialisation de
la causalité débute, en effet, par une spatialisation de l’action
propre exercée sur les choses. C’est dans la mesure ou, pour agir
lui-méme, |’enfant découvre Ja nécessité des intermédiaires et des
contacts spatiaux, qu'il renonce a la causalité par efficace et Jui
substitue une causalité proprement physique. Cette tendance,
dont nous avons analysé les débuts a propos du quatrieme stade,
s’affirme définitivement dans les conduites que nous avons appe-
lées (vol. I, chap. V) «découverte des moyens nouveaux par expé-
rimentation active ». En lui-méme, il est vrai, un tel processus
ne conduit pas nécessairement a l’objectivation de la causalité :
on peut concevoir un univers tel que le sujet n’intervienne dans
les événements que par contact spatial avec les choses, mais en
attribuant a sa propre action l’ensemble des phénomenes (il y
aurait ainsi spatialisation de l'« efficace », mais sans que I|’indi-
vidu sorte de son solipsisme ni ne reconnaisse ]’existence d’in-
teractions entre des objets individualisés et indépendants). Seu-
lement il se trouve que la spatialisation de l’action propre entraine
psychologiquement l'objectivation de la causalité, car c’est la
méme attitude mentale d’intérét pour les objets et d’accommo-
dation a leurs particularités physiques et spatiales qui anime
Ja recherche des moyens nouveaux par « expérimentation active »
et qui déclenche la « réaction circulaire tertiaire ». Autrement dit,
le fait de multiplicr les intermédiaires entre l’action propre et

1 On en peut discerner des traces dans l’animisme et la magie infantiles.


246 LA CONSTRUCTION DU REEL

son résultat extérieur implique le méme processus d’extériorisa-


tion que le fait d’expérimenter sur les propriétés des objets:
dans les deux cas, le sujet apprend a dissocier, sinon déja son
moi du monde extérieur, du moins un pole interne d’effort et
un pole externe de résistance objective, et, dans les deux cas,
la causalité tend ainsi a s’objectiver en liaisons spatialisées,
cependant que la causalité par efficace tend de son cété a s’in-
térioriser pour ne plus s’appliquer qu’aux liaisons unissant l’in-
tention au mouvement du corps lui-méme.
Cela dit, examinons donc comment 1]’« invention des moyens
nouveaux par expérimentation active » a pour effet de spatia-
liser les connexions causales qui caractérisent l’action du corps
sur les choses. Rappelons simplement les divers exemples que
nous avons donnés de ces conduites, et cherchons, a propos de
chacun, en quoi ils intéressent la causalité et en quoi ils syn-
chronisent avec les exemples précédents d’objectivation causale.
La conduite des « supports » constitue un premier cas inté-
ressant : tirer a soi un objet volumineux quelconque (coussin,
couverture, etc.) pour atteindre les objets situés sur Jui. Or, ainsi
que nous l’avons vu (vol. I, obs. 148-152), ce comportement
demeure, au début, simplement phénoméniste. En saisissant le
support, l'enfant voit l’objet remuer. I] établit ainsi un lien de
cause a effet entre les mouvements du premier et ceux du second.
Seulement, ce lien est, au point de départ, si peu spatialisé que
l'enfant en vient méme a tirer a lui le support lorsque l'objet
désiré est situé a coté (obs. 150). Jusque-la la causalité demeure
donc caractéristique du quatri¢me stade: intermédiaire entre
l’« efficace » phénomeéniste et la causalité réellement spatialisée.
Par contre, dans la mesure ot la «conduite du support » est
devenue systématique, elle se spatialise et, des les debuts de la
seconde année, elle donne lieu aux connexions typiques du
cinquieme stade. Lorsque Lucienne, par exemple (vol. I, obs.
152), fait pivoter, 4 1;0 (5), un carton pour s’emparer de
lobjet situe a son extrémité, il n'y a plus de doute que les
relations causales ¢tablies par elle entre les mouvements du
support et ceux de l'objet sont d'un type objectif et réellement
spatial.
La conduite de la «ficelle » donnerait lieu a des remarques
analogues.
Quant a Tusage du « baton» il est d'une interprétation un
peu plus delicate. Dans les grandes lignes, son développement
est le méme: d’abord simplement phénoménistes, les relations
causales qu'il implique se spatialisent peu a peu. C’est ainsi
que l'enfant commence par découvrir fortuitement que le baton
LA CAUSALITE 247

frappant l’objet peut le mettre en mouvement (vol. I, obs. 157-


158), puis il s’apercoit qu’il peut diriger ce mouvement (obs. 158)
et finalement il attire a lui l'objet de ses désirs. En devenant
réellement instrument, ce qui ne se produit qu’entre 1; 2 et 1; 4,
le baton devient donc tout a la fois centre causal objectif et organe
de liaison spatiale entre les mouvements du bras et ceux des
choses elles-mémes. Seulement, une telle conduite étant plus
complexe que celle du «support» ou celle de la «ficelle », les
termes de transition qu'elle met en ceuvre entre la simple efficace
et les formes spatiales de la causalité sont plus nombreux et
posent le probleme de Ja transformation structurale de la notion
de cause d’une facon plus précise. Pour comprendre la chose,
essayons de distinguer les divers types de liaison causale révélés
par l’analyse de la conduite du « baton»:

Obs. 154, Nous désignerons par les lettres A, B, C et D les quatre


types de liaison observés chez Jacqueline.
A. Jacqueline, 4 1; 0 (28), aprés m’avoir vu utiliser un baton pour faire
tomber un bouchon, imite mon geste et utilise le baton, soit qu'elle le ren-
contre du regard, soit qu’elle le cherche a cet effet (obs. 159 et 160). Ces pre-
mieres réactions peuvent, nous semble-t-il, étre classées, du point de vue
causal, dans le type caractéristique du quatri¢me stade : ce sont des formes
intermédiaires entre l’eflicace phénoméniste et la causalité objectivée et
spatialisée.
B. Jacqueline a présenté, a 1; 1 (0), une conduite qui peut étre envi-
sagée comme ¢tant en régression, ou comme un produit de dissociation des
précédentes, dans le sens de l’efficace pure. Environ deux heures aprés s’étre
servie d’un baton (que je lui désignais du doigt) pour attirer 4 elle un jouet
situé sur le bord de sa roulotte (voir vol. I, début de l’obs. 161), Jacqueline
a en mains une poupée de celluloid garnie de grenaille qui résonne au moindre
mouvement. Je la Jui prends des mains et la cache derriére le bord de la
roulotte (en un point différent de celui ot se trouvait le jouet deux heures
auparavant): Jacqueline essaie alors de voir la poupée disparue, elle se
penche et cherche pendant un instant, puis, comme si une idée surgissait
en son esprit, elle s’empare du baton posé a ses pieds et en frappe le bord
du berceau, exactement a l’endroit ot s’est éclipsée la poupée. Aprés quel-
ques minutes, je lui rends la poupée et répéte l’expérience sur plusieurs
autres points: chaque fois, Jacqueline reprend le baton pour taper sur le
bord de la roulotte a la place méme ou a disparu I’objet désiré. Il est bien
difficile de ne pas voir dans de tels gestes un procédé pour faire revenir la
poupée : la causalité inhérente au baton régresse donc, en un tel cas, vers
la pure « eflicace ».
C. Au contraire dans Je fait suivant intervient, nous semble-t-il, une
causalité spatialisée et objective typique du cinquiéme stade. A 1; 1 (28),
Jacqueline (voir vol. I, obs. 161) touche de son baton un chat en peluche
posé sur le sol, mais sans savoir l’attirer a elle. Le contact spatial et optique
entre le baton et le chat lui paraft suffire pour déplacer l’objet : la causalité
est donc spatialisée, mais sans tenir compte encore des lois mécaniques
et physiques que révélera l’expérience (nécessité d’une pression du baton
s’exercant dans certaines directions, etc., résistance du mobile, etc.).
248 LA CONSTRUCTION DU REEL

D. Enfin, A 1; 3 (12), Jacqueline utilise correctement le baton (voir


vol. I, obs. 161) : la causalité objective et spatiale s’applique donc aux con-
ditions physiques elles-mémes du probléme.

Une telle succession de variétés causales (les formes A a D)


ne souléve pas de probleme nouveau du point de vue de I’objec-
tivation de la causalité. En effet, d’abord simple prolongement
de la main (c’est le cas, dés le troisieme stade, lorsque l’enfant
tient par hasard un baton et découvre fortuitement son pouvoir
sur les choses), le baton devient un objet susceptible d’actions
particuli¢res semi-autonomes (formes A et B), puis un objet dont
l’'activité est soumise 4 des lois propres (formes C et D). Par
contre, du point de vue de la spatialisation, la succession de ces
formes souléve une question délicate, qui est de savoir comment
enfant concoit les contacts nécessaires a l’action causale du
baton sur l’objet, et comment évolue cette notion des contacts.
Examinons 4a cet égard les formes A a D séparément.
La forme A parait, au premier abord, impliquer dans l’esprit
de l’enfant un contact spatial net entre le baton et l’objet dont
celui-ci déclenche le mouvement. Seulement, ce n’est la qu'une
apparence, et c’est pour cette raison que nous considérons cette
premiére variété comme une forme résiduelle des stades pré-
cédents : en réalité, le baton n'est encore qu’un prolongement
de la main, et son pouvoir est toujours concu comme participant
de l’efficace du geste autant que comme nécessitant un contact
physique. En effet, l'objet sur lequel agit le baton est en équi-
libre instable et tombe au moindre heurt, ce qui entretient
lillusion, propre a la réaction circulaire secondaire, que le geste
engendre sans plus certains résultats. Le geste suppose, il est
vrai, une accommodation plus ou moins fine, mais sans que soit
nécessaire une perception des intermédiaires ni une notion nette
des contacts. C’est ce qui se produit également lorsque l'enfant
découvre les pouvoirs du baton, non pas comme Jacqueline en
faisant tomber un objet mobile, mais en frappant sur des objets
posés sur le sol : les mouvements de l'objet paraissent liés immé-
diatement 4 ceux du baton, sans perception précise des contacts.
Preuve en soit la facilité avec laquelle la forme B se constitue
par dissociation des conduites du type A. La forme B nous
rameéne, en effet, aux manifestations les plus caractéristiques et
les plus primitives de la causalité par « efficace » et phénomenisme
combinés ; l'emploi du baton ayant eu pour résultat d’attirer a
soi l'objet désiré, l'enfant en conclut qu‘il suffit de frapper au
moyen du baton l’endroit ou a disparu l'objet pour faire revenir
celui-ci. L'absence complete de contact spatial dont fait preuve
une telle conduite montre assez combien la forme A (anteérieure
LA CAUSALITE 249

dans le temps a la forme B) demeurait intermédiaire entre l’effi-


cace et la causalité spatialisée. I] est 4 remarquer que ce phé-
nomene est d’ailleurs général. Nous verrons dans la suite (chap.
III, § 5) combien toute conquéte de l’ordre de la causalité spa-
tiale peut donner lieu a ses débuts a des retours d’efficace et de
phénoménisme : preuve que la spatialisation est un processus lent
et délicat et que ses manifestations initiales sont plus fragiles
en réalité qu’en apparence. La conduite des « supports » nous a
fourni tout a l’heure un exemple du méme genre : dés que |’en-
fant découvre la possibilité d’amener a lui un objet en tirant le
support sur lequel il est situé (par exemple un jouet sur un cous-
sin), il en vient a tirer le support, méme si l'objet est visiblement
a cété, le geste se chargeant ainsi d’emblée d’efficace.
Par contre, avec les formes C et D, apparait une causalité
tout autre : l’enfant apprend que pour mouvoir l’objet au moyen
du baton, il faut que le baton touche et pousse l’objet. En effet,
le sujet ne se contente plus de frapper ou de cogner: il assure
intentionnellement et délicatement un contact réel entre |’objet
et le baton. Le baton n’est donc plus le simple prolongement de
Ja main: il devient l’intermédiaire spatial indispensable a l’ac-
tion de la main sur I’objet.
Or, une différence notable sépare le type C du type D, et
préecisément c’est l’écart entre ces deux types qui permet, non
seulement de mesurer |’effort nécessaire a la spatialisation, mais
encore de mettre en évidence le progres accompli par rapport
aux types précédents. Lorsque, en effet, l’enfant se borne a tou-
cher l’objet au moyen du baton, comme si ce contact suffisait
a mouvoir l’objet, il fait quelque chose d’analogue 4 ce que nous
avons vu plus haut de son comportement relatif aux mobiles:
de méme qu'il pose a terre une balle ou un jouet comme s’ils
allaient se mettre d’eux-mémes en mouvement, de méme il met
le baton en contact avec les objets comme s’il allait de luicméme
déclencher leurs déplacements. Dans les deux cas, il y a donc
objectivation complete de la causalité, l’enfant transférant l’effi-
cace de ses gestes sur les corps eux-mémes, mais dans le second
cas il y a en outre spatialisation, le baton étant concu comme
devant toucher l’objet pour agir sur lui. — Quant a la forme D,
elle temoigne non pas d’un retour a l’efficace du geste, mais au
contraire d’un progres dans ]’application de la causalité spatiale
aux conditions effectives du phénoméne lui-méme.
Ce dernier point appelle quelques remarques, car on trouve
l'analogue de cette évolution du type C au type D dans tous les
autres cas de spatialisation de la causalité. Nous touchons méme
a la question la plus importante que soulevent les conduites de
250 LA CONSTRUCTION DU REEL

ce cinquiéme stade. En effet, au moment oui débute la spatialisa-


tion de la causalité, les objets ne sont encore, du point de vue de
Venfant, que des tableaux sans consistance substantielle ni per-
manence de leurs caractéres spatiaux; dés le début du cinquiéme
stade ils acquiérent, il est vrai, le caractére d’objets réels et leurs
déplacements s’ordonnent en groupes effectifs, mais il est clair
que de telles acquisitions constituent simplement les cadres au
sein desquels les propriétés particuli¢res de chaque tableau res-
tent a découvrir et a situer les unes par rapport aux autres. Or
c’est précisément ce qui se produit dans le cas du baton: une
fois promu simultanément au rang d’objet substantiel 4 dépla-
cements ordonnés dans l’espace et au rang de centre causal
autonome, il acquiert la capacité d’étre mis en relation avec
d’autres objets semblables; mais les relations que l'enfant cons-
truit ainsi pour la premiere fois (le baton n’était en effet jusqu’ici
qu’un prolongement de la main, ressortissant ainsi a d’autres
types de relations causales) demeurent tout extérieures et pure-
ment optiques (c’est-a-dire dominées par la perception immédiate
et non encore analysée intellectueliement). Seulement, par le fait
méme que l’enfant commence tout a la fois a se soucier des con-
tacts spatiaux et a faire du baton une cause objective obéissant
a des lois propres, il découvre ces lois et apprend peu & peu a
déplacer les objets en tenant compte des données physiques
elles-mémes du probléme. Le type D prolonge ainsi sans plus
le type C.
D’une maniére générale la causalité qui intervient dans les
relations de simple contact optique constitue ainsi le point de
départ de la spatialisation vraie. Or comme les conduites assurant
le développement de ces contacts vont de pair avec les réactions
circulaires tertiaires qui entrainent de leur cété l'objectivation
de la causalité, on assiste donc, durant ce cinquiéme stade, a la
constitution de séries causales extérieures au moi, lesquelles
permettent pour la premiére fois 4 l'enfant d’ordonner réelle-
ment son univers. I] convient cependant de marquer les limites
de cette spatialisation et de cette objectivation corrélative : ces
processus ne s’étendent encore qu’aux seules données de la per-
ception et ne s’accompagnent pas de représentation. Nous avons,
en effet, longuement insisté, au cours du volume I, sur le fait
que les tatonnements dirigés et les expérimentations propres a
ce stade procédent par schémes dynamiques et non pas encore
représentatifs. Lorsque l'enfant cherche en vain a passer un
solide a travers les barreaux d'un parce (obs. 162-166) ou a passer
un anneau a travers le bois d’une baguette (obs. 174), il se borne
4 considérer ces barreaux ou cette baguette pour ce qu’ils sont
“LA CAUSALITE 251

dans la perception immédiate — de simples tableaux optiques


dont rien ne prouve-a priori qu’ils ne peuvent pas étre traversés
de part en part — et 4 mettre en relations ces données percep-
tives sans se représenter d’avance les événements ni combiner
mentalement les expériences au lieu de les exécuter réellement.
C’est seulement au cours d’un sixiéme stade que nous verrons
la causalité devenir représentative et dépasser le niveau de la
simple spatialisation des données percues.
I] reste un dernier point 4 discuter 4 propos de ce stade:
c’est la maniére dont l’enfant concoit sa propre causalité.
Mais deux questions sont a distinguer ici: celle des rela-
tions qui unissent, du point de vue du sujet, l’intention a
Vacte, et celle des rapports établis par l’enfant entre l’action
de son corps et les séquences causales caractéristiques du monde
extérieur.
En ce qui concerne la premiére, on peut se borner 4 dire que
les deux pdles d’efficace et de phénoménisme, dont nous avons
parlé 4 propos des second et troisiéme stades, se dissocient pro-
gressivement au cours du quatriéme et surtout du présent stade.
Dans la mesure, en etfet, ot |’enfant renonce a considérer les
phénomeénes extérieurs comme le simple prolongement de son
action pour leur conférer, en méme temps que l’objectivité et
la spatialité, une structure causale proprement physique et indé-
pendante du moi, il est fort vraisemblable qu'il prend conscience
de son activité particuliére, en tant que pouvoir direct de ses
intentions sur son organisme. En d’autres termes, de méme que
le phénoménisme se transforme en causalité spatiale, en se diffé-
renciant de l’efficace, celle-ci, de son cété, ne disparait point,
mais se confine dans le domaine de I’activité propre et se mue
ainsi en causalité simplement psychologique.
En effet, si nos hypothéses sont exactes, le processus d’évo-
lution auquel obéit la causalité au cours des cing premiers stades
est celui d’une dissociation graduelle 4 partir d’un état initial
d’indifférenciation au sein duquel l’efficace et le phénoménisme
sont indissolublement unis. L’univers primitif (celui des premiers
stades) est un ensemble confus de tableaux sensoriels dont cha-
cun apparait au sujet tout a la fois comme obéissant a certaines
régularités données (phénoménisme) et comme prolongeant cer-
taines attitudes de désir et d’effort (efficace). Lorsque, durant le
troisiéme stade, l'enfant commence a agir sur les choses par l’in-
termédiaire de la préhension, la situation demeure la méme, sauf
que deux péles commencent a s’opposer l’un a l’autre parmi les
séquences causales dont le sujet prend conscience: 1’« efficace »
se présente 4 son maximum dans les relations intéressant direc-
252 LA CONSTRUCTION DU REEL

tement le corps propre, et le phénoménisme dans les relations


entre les choses elles-mémes. Mais il ne s’agit encore que de deux
poles indissociables, puisque toute séquence participe a la fois
de |’efficace et du phénoménisme : les séquences relatives au
corps sont simplement senties par le sujet comme dépendant
davantage de son intentionnalite, et les séquences éloignées
comme en dépendant moins, mais toutes sont concues comme
liées a elle. A partir du quatriéme stade et surtout durant le
cinquiéme une rupture d’équilibre se produit par contre. Cer-
taines séquences causales commencent 4 se dissocier soit par-
tiellement (quatri¢me stade) soit completement (cinquieme
stade) de l’intentionnalité propre, puisque la causalité s’objec-
tive et se spatialise simultanément. Des lors le phénoménisme
se différencie de l’efficace et se transforme par cela méme en
causalité physique. Est-ce a dire que l’efficace soit appelée a dis-
paraitre complétement ? I] n’en est rien : elle se confine seulement
dans le domaine des connexions dont l’enfant prend conscience
entre ses intentions et les mouvements de son corps, et sans doute
aussi entre elles et ceux du corps d’autrui. La causalité par effi-
cace devient ainsi causalité psychologique, celle-ci n’existant
que par opposition avec la causalité physique. En effet, dans la
mesure ol le sujet découvre que certaines relations se consti-
tuent entre les objets indépendamment de lui, il prend conscience
d’autant plus clairement des pouvoirs particuliers que ses inten-
tions, ses désirs ou ses effurts possedent sur ce corps central et
perpétuellement présent que constitue pour lui le corps propre :
toute 1’« efficace » jusque-la prétée a son activité se limite ainsi,
et en se limitant, se précise et s’affirme dans le domaine des
mouvements percus sur ]’organisme.
D’autre part, il est intéressant de noter que c’est précisément
durant ces quatrieme et cinqui¢me stades que l'enfant devient
capable d’imiter les modéles nouveaux qu'on lui propose lors-
qu’ils correspondent a des régions visibles de son corps ou
d’imiter les gestes connus exécutés par les parties invisibles }.
Ces deux sortes de progrés l’aident naturellement a se mieux
connaitre et a mieux analyser ses mouvements, par analogie
avec ce qu'il percoit du corps d'autrui. De tels facteurs conver-
gent ainsi avec ce que nous venons de voir de |l’objectivation
et de Ja spatialisation de la causalité externe pour renforcer la
dissociation du monde extérieur et du moi, et, des lors, de la
causalité propre aux séquences indépendantes de l’organisme et
de la causalite interne ou psychologique.
1 Voir a ce sujet notre ouvrage, La Genése de UImifation chez Enfant
(Delachaux & Niestlé S. A).
LA CAUSALITE 253

Mais une seconde question se pose ici: celle des relations


causales établies par l’enfant entre son propre corps et les objets
du milieu ambiant. S’il est vrai que deux types de causalité sont
dorénavant distingués par l'enfant, une causalité objectivée et
spatialisée intéressant les rapports des choses entre elles, et,
d’autre part, une causalité par efficace ou psychologique unis-
sant l’intention aux actes, comment donc le sujet va-t-il conce-
voir les relations entre son corps lui-méme et les actions des
choses comme telles ?
C’est sur ce point que se marque le mieux |’inversion de sens
propre aux conduites du présent stade, comparées a celles des
stades précédents. Non seulement, comme nous l’avons vu tout
a l'heure, l'enfant spatialise les relations ‘causales qui caracté-
tisent son action sur les choses, mais encore, comme nous allons
chercher a l’établir maintenant, il concoit son action comme
dépendant en partie des lois du monde extérieur. Or ce dernier
point est fondamental. Jusqu’ici l’activité propre était, en effet,
concue — dans la mesure d’ailleurs ot l'enfant demeurait inca-
pable de ]’attribuer a un « moi » distinct du monde extérieur —
comme le centre de production des mouvements de ]’univers.
Or voici, non seulement que cette activité s’avére comme limitée
en son pouvoir par un ensemble d’actions indépendantes du moi,
mais encore qu’elle se sent soumise elle-méme a des pressions
émanant d’un tel univers externe. Plus précisément, l'enfant
cesse de situer son activité au centre du monde, pour la conce-
voir comme soutenant des rapports de dépendance mutuelle
avec les choses elles-mémes: au lieu de monopoliser la seule
causalité possible, il devient simple cause parmi d’autres causes.
Or, notons-le, une telle transformation va exactement de pair
avec celle qui caractérise, au cours de ce méme stade, l’évolution
des objets et de l’espace entier. L’enfant de 11-12 mois commence,
en effet, A découvrir ce fait essentiel qu'il n’est qu’un objet
parmi d'autres objets et qu'il n’occupe qu’un point au sein d’un
espace le débordant de toutes parts, alors que précédemment
l'univers consistait en images mouvantes n’existant et ne s’or-
ganisant spatialement qu’en fonction de son action; l’évolution
de la causalité est donc identique, l'enfant se sentant dépendant
autant qu’actif, a l’¢gard du monde extérieur, dans la mesure
exacte ou le monde se constitue en objets réels et en espace
comprenant le corps propre.
Mais comment prouver que l'enfant de ce stade ne concoit
plus son action que comme une cause parmi d’autres causes et
sent ainsi sa dépendance a |’égard du monde extérieur autant
que son pouvoir sur lui? Toute la spatialisation de l’action
254 LA CONSTRUCTION DU REEL

propre, dont nous avons parlé a propos de l’« invention des


moyens nouveaux par tatonnement dirigé et apprentissage » est
un indice de cette attitude et implique un renoncement 4 I'effi-
cace au profit de la mise en relations du corps et des choses.
Mais un certain nombre de situations permettent d’isoler cette
attitude nouvelle. Voici un ou deux exemples qui, sans rien pré-
senter de particuliérement intéressant du point de vue de I’in-
telligence mise en jeu par l'enfant, sont cependant représentatifs
des liens de causalité établis par lui entre son action et les objets
dont elle dépend :

Obs. 155. — Jacqueline, dés 1; 0 (10), sait utiliser les lois du balance-
ment. Assise dans son nid-volant, elle imprime un élan croissant a l’appareil,
puis se renverse en arriére, reléve les jambes et se laisse balancer, parfaite-
ment tranquille jusqu’a ce que le mouvement cesse. La différence entre cette
attitude et celles qui caractérisaient son jeu jusqu’a ce jour est la suivante:
jusqu’ici elle était constamment active lorsqu’elle se balan¢ait dans le nid-
volant, comme si ses propres mouvements étaient nécessaires 4 la durée du
phénoméne, tandis que maintenant elle sait que l’action est soumise elle-
méme et peut s’en remettre aux lois de J’activité du nid-volant comme
tel.
De méme, 4 1; 3 (10), Jacqueline, dans son parc, découvre la possibilité
de se laisser tomber assise : elle se retient a la barre, et se baisse doucement
jusqu’a quelques centimétres du sol, pour lacher alors son point d’appui.
Précédemment elle ne quittait pas la barre avant d’étre convenablement
posée, tandis que désormais elle se laisse aller et prévoit ainsi la trajectoire
que suivra son mouvement de chute indépendamment de toute activité de
sa part.
Notons encore comment, a 1; 3 (12), elle sait faire marche arriére,
lorsque sa robe s’accroche a un clou, et essayer de se détacher, au lieu de
tirer simplement pour vaincre la résistance : son attitude témoigne ainsi de
la conscience des relations de dépendance qui existent entre ses mouvements
et les obstacles extérieurs.

Ces quelques faits, de l’ordre le plus banal, convergent pour


montrer comment !’enfant se considére désormais comme dépen-
dant de lois extérieures a lui ou comme subissant l’effet de causes
indépendantes de lui. Jusque vers la fin de la premiére année,
Yenfant est, semble-t-il, constamment actif lorsqu’il n’est pas
assoupi ou distrait. Ou bien, en effet, il réussit a ployer lui-
méme la réalité a ses désirs, ou bien il s’'abandonne aux actions
d’autrui, mais avec l’impression qu’elles prolongent la sienne.
I] est frappant de constater, par exemple, comment le nourrisson
que sa mére installe pour le repas, compte peu sur elle pour attein-
dre l’objet de ses désirs : il se déméne, s’impatiente, cherche a
saisir le biberon ou crie de déception, mais ne se borne point a
attendre la suite naturelle des événements. Tout se passe donc
comme s’il ne comptait que sur lui pour atteindre son but. Au
LA CAUSALITE 255

contraire Jacqueline, lorsqu’elle se laisse aller au balancement


du nid-volant et a la chute qui l’assiéra sur le sol, ou lorsqu’elle
revient en arriére pour décrocher sa robe, se conduit comme si
ses actions dépendaient elles-mémes d’une série de relations
causales extérieures. Alors que, jusqu’ici, Venfant commandait
sans plusa la nature, il commence a ne plus le faire qu’en « lui
obéissant ».
Cependant cette application de la causalité aux actions que
le corps propre subit, au lieu de les exercer, reste limitée aux
données de la perception: comme nous I’avons déja remarqué
tout 4 V’heure a l’occasion de la spatialisation de la causalité,
Venfant ne congoit encore les causes qu’en fonction des objets
quil percoit, incapable de se représenter les causes absentes
d’un effet présent. Dés lors, en ce qui concerne le corps propre,
les déplacements d’ensemble, non directement percus, échappent
précisément a la notion d’une dépendance du sujet et donnent
toujours lieu 4 des interprétations causales voisines de l’efficace.
Nous avons cité, par exemple, a propos de l’espace (chap. II,
obs. 122) le cas de Jacqueline qui, 4 1; 6 (13), cherche a sortir
d’un fossé en tirant ses pieds avec ses propres mains! Inverse-
ment nous avons cité (vol. I, obs. 168 et 169) les cas dans les-
quels l’enfant cherche 4 saisir un mouchoir ou une couverture
sur lesquels il se tient luicméme debout, sans avoir lidée de se
retirer. (Voir également l’obs. 121 du présent ouvrage.) Dans
tous ces exemples, le corps propre est encore soustrait a la cau-
salité du monde extérieur pour se situer sur un plan privilégié :
mais c’est faute de représentation et parce que la constitution
des séries causales ne dépasse point encore le niveau de la per-
ception.
D’une maniére générale, nous pouvons tirer de l’analyse des
faits de ce stade les conclusions suivantes. Tandis que le qua-
triéme stade constituait une période de transitions, au cours de
laquelle l’objectivation et la spatialisation naissantes de la cau-
salité restaient entachées des résidus de l’égocentrisme causal
primitif, ces processus d’extériorisation paraissent dorénavant
libérés, en paralléle exact avec ce qui se produit aux mémes Ages
dans la construction des objets substantiels et du champ spa-
tial. Tant le comportement de |’enfant 4 l’égard des personnes,
dorénavant concues comme des centres autonomes d’actions
indépendantes, que la conduite relative aux choses, auxquelles
sont attribuées des series de pouvoirs extérieurs, attestent cette
objectivation. Quant a la spatialisa tion, elle résulte des progres
mémes de Vintelh igence, puisque Ja coordination plus poussee
des schémes entraine une mise en relations proportionnée des
256 LA CONSTRUCTION DU REEL

objets comme tels. Enfin, sauf en ce qui concerne le domaine des


representations qui dépassent le champ de la perception imme-
diate, l’enfant concoit dorénavant son propre corps comme inséré
dans les séries causales extérieures, c’est-a-dire comme soumis
a l’action des choses autant que comme source d’actions s’exer-
cant sur elles.

§ 5. LE SIXIEME STADE: LA CAUSALITE REPRE-


SENTATIVE ET LES RESIDUS DE LA CAUSALITE DES
TYPES PRECEDENTS. — Au cours du stade précédent l’uni-
vers est devenu, pour l'enfant, un systeme indépendant de causes
et d’effets, parmi lesquels les séquences caractérisant l’action
propre viennent se situer a titre d’éléments dans un ensemble
qui les dépasse. De méme qu’il finit par se considérer comme un
objet parmi d’autres, apres avoir concu les tableaux du monde
extérieur comme prolongeant sa propre activité, de méme qu'il
finira par se localiser dans un espace commun apres s'étre cru au
centre de l’univers, de méme l'enfant du cinquiéme stade décou-
vre qu'il n’est qu’une cause parmi d'autres causes, et que ses
actes dépendent sans cesse de facteurs externes, alors qu'il
regardait plus ou moins jusque-la toute causalité comme liée
a l’action propre. On pourrait donc considérer l’évolution de la
causalité sensori-motrice comme terminée avec les résultats
ainsi obtenus. Mais il n’en est rien, et cela pour deux raisons.
La premiére est que les causes reconnues par l'enfant du cin-
qui¢me stade sont uniquement celles qui tombent dans le champ
de la perception, et non pas celles qui demanderaient a étre
représentées, ou €voquées par la pensée en dehors de toute sen-
sation immédiate. La seconde est que l'enfant ne parvient pas
non plus a se représenter sa propre activité dans la mesure ou
elle dépasse les données de la perception directe. L’une et l'autre
de ces restrictions se raménent donc A ceci que l'enfant du cin-
quieme stade n’est pas encore capable d’une représentation de
la causalité : il pergoit les causes mais il ne sait point encore les
évoquer lorsque leurs effets seuls sont donnés.
C’est cette acquisition essentielle qui définit l’apparition
d’un sixiéme stade, et qui marque ainsi l’achevement de la cau-
salité sensori-motrice. De méme qu’au terme du développement
sensori-moteur des objets et du champ spatial, l'enfant devient
capable d’évoquer des objets absents et de se représenter des
déplacements non donnés tels quels dans le champ de la per-
ception, de méme l'enfant du sixiéme stade devient apte a
reconstituer des causes en présence de leurs seuls effets, et sans
avoir percu ]’action comme telle de ces causes. Inversement, il
LA CAUSALITE Qi,

devient capable, étant donné un certain objet percu comme


source d’actions virtuelles, de prévoir et de se représenter ses
effets futurs. Or, notons-le, cette representation des causes et des
effets, qui vient se superposer 4 la simple perception, est elle-
méme neécessaire 4 ]’achevement de cette perception : |'univers
ne peut étre per¢u comme un systeme coh¢rent de causes et
d'effets, englobant l’activité propre elle-méme, que s’il est un
univers qui dure, et non pas une succession de créations et
d’anéantissements. Or cette durée suppose une représentation,
et non point seulement une perception de la causalité : de méme
que la permanence propre a l’objet se prolonge ainsi nécessaire-
ment en représentation des objets absents, de méme |’objectiva-
tion et la spatialisation de la causalité physique entrainent t6t ou
tard la représentation des séquences non données directement
dans le champ sensoriel.
Du point de vue théorique de telles considérations semblent
aller de soi. Du point de vue de l’observation pratique, par
contre, la difficulté est grande de saisir A partir de quel moment
il y a vraiment représentation des causes et des effets. I] con-
vient, par exemple, de distinguer soigneusement cette représen-
tation d’une simple anticipation due au jeu des signaux. Lors-
qu'un enfant de 7-8 mois s’attend par exemple 4 voir sa maman
cn entendant la porte s’ouvrir, rien ne prouve qu’il consideére le
mouvement de la porte comme un effet ayant pour cause une
action de sa mére: il n’y a la que « légalité », c’est-a-dire succes-
sion réguliére, et point encore « causalité », c’est-a-dire com-
préhension de ce rapport. D’autre part, il y a dans toute percep-
tion des causes et des effets un début de représentation. Lorsque
l’enfant du cinquiéme stade pose a terre une balle en s’attendant
a la voir rouler, il y a dans cette attente une esquisse de repreé-
sentation. Ou donc trouver la limite entre ]’anticipation per-
ceptive et la représentation ? Nous croyons que les seuls faits
stirs de représentation de la causalité sont ceux qui sont relatifs
aux séquences nouvelles, que celles-ci aient été récemment
découvertes par l’enfant ou soient en voie d’élaboration. En de
tels cas, en effet, le signal ne joue plus de role et la perception ne
peut donner lieu a des anticipations sensori-motrices pré-repré-
sentatives. Ou bien donc, comme c’est le cas durant les derniers
stades, l’enfant s’en tient alors aux données de la seule percep-
tion, ou bien il se représente vraiment des causes non percues,
et des effets non encore produits.
Le premier type de ces conduites est celui des reconstitutions
mentales de la cause, a partir d’un effet percu. L’enfant pergoit
l'effet B: pour l’interpréter, il €voque une cause absente A,

17
— 258 LA CONSTRUCTION DU REEL

cette évocation devenant manifeste pour l'observateur soit


grace a l’attitude de recherche du sujet soit grace a son langage
(ce stade est, en effet, contemporain des premiéres formulations
systématiques). Voici des exemples :

Obs. 156. -- Donnons d’abord une observation faisant transition entre


celles du clnqui¢me et celles du présent stade. A 1; 6 (6), Jacqueline me
regarde alors que je pose un petit mouton sur le haut d’un duvet et le fais
courir de plus en plus vite dans sa direction (je fais fch, tch, tch en descen-
dant le jouet, et elle rit aux éclats). Aprés quoi je pose le mouton sur le haut
du duvet, je retire ma main et reste immobile. Jacqueline attend un instant,
sans chercher a agir sur le mouton lui-méme. Puis, au moment ol je fais
ich, tch, (ch, elle regarde |’animal, mais le voyant sans ma main, elle tourne
aussitét les yeux dans la direction de mon bras, en restant fixée dans cette
position. Jacqueline sait donc bien que le mouton ne va pas se mettre en
branle de lui-méme, mais que ma main seule est cause de son mouvement —
c’est 1a de la causalité objectivée et spatialisée — et en outre elle s’attend
a voir ma main se déplacer dans la direction de ]’objet. C’est 14 un début de
représentation de la causalité, mais, comme Jacqueline vient de percevoir
ma main en contact avec Je mouton, il n’y a la encore qu’anticipation fondée
sur l’expérience immédiatement antérieure; un tel comportement ne sau-
rait donc, a lui seul, marquer le passage du cinquiéme au sixiéme stade.
Seulement, le lendemain, a 1; 6 (7), Jacqueline est en train d’examiner
le bras d’un vieux fauteuil (qu’elle ne connait point), d’ou sort une tirette
(servant a poser des plateaux) que j’actionne par derriére. Cette fois Jac-
queline ne m’a pas vu manceuvrer et elle ne voit pas mon bras lorsque je
pousse la tirette. Néanmoins, lorsque celle-ci s’arréte, Jacqueline se tourne
vers moi, regarde ma main et montre ainsi nettement, par son comporte-
ment, qu’elle me considére comme cause du mouvement de Il’objet. — Il
s’agit donc bien ici de la reconstitution mentale des causes d’un effet
percu.

Obs. 157. — A 1; 6 (8), Jacqueline est assise dans un lit, & cdté de sa
maman. Je suis au pied du lit, du cété opposé a celui de Jacqueline et sans
que celle-ci m’ait apercu et me sache méme dans la chambre. Je brandis
au-dessus du lit une canne, a l’extrémité de laquelle est attachée une brosse
et je balance le tout. Jacqueline s’intéresse beaucoup a ce spectacle: elle
dit «canne, canne » et examine le balancement avec une grande attention.
A un moment donné, elle cesse de regarder l’extrémité de la canne et cherche
manifestement A comprendre. Elle essaie alors d’apercevoir l’autre extré-
mité de la canne et, pour cela, se penche par devant puis par derriére sa
maman, jusqu’é ce qu’elle m’ait vu. Elle n’éprouve alors aucune surprise,
comme si elle savait que c’était moi qui étais cause du spectacle.
Un instant apres, pendant qu’on cache Jacqueline sous les couvertures
pour la distraire, je passe a l’extrémité du lit et recommence mon jeu.
Jacqueline rit, dit « Papa », me cherche a l’endroit 0 elle m’a vu la premiére
fois, puis essaie de me découvrir dans la chambre tant que la canne bouge.
Elle ne songe seulement pas a me trouver A l’extrémité du lit (je suis caché
par le bois de lit), mais elle ne met pas en doute que je sois cause du phé-
nomeéne,.

Obs. 158. — A 1; 8 (11), Jacqueline apercevant de sa fenétre des brouil-


lards au flanc des montagnes dit « Brouillard fumée papa ». Le lendemain,
en face du méme spectacle, elle dit « Brouillard papa ». Les jours suivants,
LA CAUSALITE 259

en me regardant fumer la pipe elle dit « Fumée papa». I] me parait donc


difficile de ne pas traduire les premiers de ces propos par une relation causale
pouvant se formuler comme suit : « C’est papa qui a produit ces brouillards
avec sa pipe» ou plus prudemment : « Il y a dans ces brouillards quelque
chose qui s’apparente a la fumée que fait papa avec sa pipe ». Comme les
jours suivants, jusque vers 1; 9 (10), Jacqueline a constamment répété
« Nuages papa en présence des nuages eux-mémes, la premiere interpréta-
tion nous parait la plus probable. Mais, quoi qu’il en soit de cet artificialisme,
sur lequel nous n’avons pas 4 insister ici, il semble évident que de tels propos
impliquent un effort de représentation causale, c’est-a-dire de reconstitu-
tion mentale d’une causalité non immédiatement donnée dans le champ de
Ja perception. C’est sur ce point seulement que nous voulions insister.
Obs. 159. — Lucienne et Laurent ont présenté des conduites analogues
aux mémes Ages. En voici seulement deux exemples.
A 1; 1 (4), Laurent est assis dans sa roulotte et je suis sur une chaise a
cété de lui. Tout en lisant ct sans m’occuper de lui d’une manieére apparente,
je passe un pied sous la roulotte et la déplace ainsi lentement. Laurent,
sans hésiter, se penche par-dessus bord et cherche la cause dans la direction
des roues. Dés qu’il apercoit la position de mon pied, il est satisfait et sourit.
A 1; 4 (4), soit un mois aprés l’obs. 125, Laurent essaie d’ouvrir une
porte de jardin, mais ne parvient pas a la pousser devant lui parce qu’elle
est retenue par un meuble. I] ne peut se rendre compte ni visuellement ni
par aucun signal sonore de la cause qui empéche la porte de s’ouvrir, mais,
apres avoir essayé de la forcer, il semble comprendre brusquement: il fait
le tour du mur, arrive de l’autre cété de la porte, déplace le fauteuil qui la
retenait et l’ouvre avec une mimique de triomphe.

On voit en quoi de tels comportements différent de ceux


du cinquiéme stade, tout en le complétant. Dans les observations
caractéristiques de ce dernier stade, en effet, ou bien la cause et
effet sont donnés dans le méme champ de perception, et il
s’agit simplement de les mettre en relations l’une avec |’autre,
ou bien l’un de ces deux termes n’est pas directement pergcu,
mais, étant lié 4 l’autre par des schemes habituels ou récemment
mis en ceuvre, son évocation n’implique aucune représentation.
Au contraire, dans les observations précédentes, le lien causal
sur lequel porte la recherche de ]’enfant se trouve étre nouveau,
tandis que la cause n’est pas donnée dans le champ de la per-
ception : il s’agit donc, pour l’enfant, de reconstituer ou sim-
plement de chercher la cause d’un phénoméne observé lorsque
cette cause n’est ni connue ni percue directement. La différence
entre ces conduites du sixiéme stade et celles du cinquiéme est
donc du méme ordre que |’opposition des « groupes représenta-
tifs » et des « groupes objectifs » simplement percus: dans les
deux cas, la construction mentale succéde au contact direct,
bien que dans les exemples actuels il s’agisse de comprehension
plus que d’invention.
Un second groupe de faits rentrant dans le présent stade est
constitué par les démarches inverses, qui procédent de la cause
260 LA CONSTRUCTION DU REEL

a l’effet et non plus de l’effet a la cause. Au lieu de reconstituer


les causes en partant d’un effet donné, l'enfant se trouve, au
contraire, conduit a prévoir les effets en partant dune cause
considérée. Mais, bien entendu, pour qu'une telle conduile res-
sortisse réellement a la causalité et ne constitue pas simplement
un fait d’anticipation sensori-motrice a base de signaux ou d’in-
dices, il faut que la situation définissant le lien causal soit rela-
tivement nouvelle pour |’enfant et ne donne pas leu a simple
application de rapports connus.
Obs. 160. — A 1; 4(12), Jacqueline vient d’étre arrachée a un jeu
qu'elle désire continucr et mise dans son pare d’ou elle voudrait sortir.
Elle appelle, mais en vain. Elle exprime alors de la maniére la moins équi-
voque un certain besoin, bien que les événements écoulés durant les dix
derniéres minutes prouvent qu'elle ne l’éprouve plus. A peine sortie du parc,
elle montre le jeu qu'elle voulait reprendre !
On voit done comme Jacqueline, comprenant qu'un simple appel
ne suflirait point a la délivrer de sa réclusion, a imaginé un moyen plus effi-
cace, en prévoyant plus ou moins clairement la succession des actions qui
en résulteraicnt.

D'une maniére générale, l'enfant du sixieme stade est donc


devenu capable de déduction causale et non plus seulement de
perception ou d'utilisation sensori-motrice des relations de
cause a effet. Si lobjectivation et la spatialisation de la causa-
lité ont donc débuté dés le quatricme stade et se sont affirmées
dés le cinquiéme, on peut dire cependant que le sixieme
seul marque l’achévement de tels processus, puisque la
représentation est nécessaire pour que l'univers se constitue
en tant que systéme durable de connexions causales (sans repreé-
sentations, le champ de la perception est sans cesse rendu incom-
préhensible par les événements dont la source demeure au-dela
de ses limites étroites) et que l’action du corps propre lui-méme
est inintelligible sans représentation de son activité d’ensemble.
Avec la déduction causale caractéristique de ce stade, l'enfant
devient au contraire accessible et 4 une extension dans le temps
des données de la perception et a une application a soi-méme
des connexions causales observées sur autrui : le sujet peut ainsi
pour la premiere fois se situer réellement a titre d’élément, a la
fois cause et effet, dans le contexte d’un univers le dépassant
de toute part. Une telle mise en relation, succédant a l’égocen-
trisme radical de l'efficace primitive, a certes été préparée par
les acquisitions des stades précédents, et en particulier par celles
du cinquiéme: elle ne devient effective qu’avec les débuts de
représentation propres au présent stade.
I] convient maintenant de corriger ce tableau sommaire par
un certain nombre de remarques que nous aurions pu faire au
LA CAUSALITE 261

cours des paragraphes antérieurs mais que nous avons réservées


pour celui-ci, afin d’éviter les répétitions. En effet, les acquisi-
tions propres a un stade donné n’abolissent nullement de facon
immédiate les manifestations caractéristiques des stades précé-
dents. Le probléme de ]’évolution des formes de causalité n’est
donc pas résolu par les analyses antérieures, lesquelles se sont
bornées a définir les nouveautés propres a ]’apparition de chaque
stade, et non pas a expliquer le mode de succession de ces diffé-
rentes etapes.
On peut concevoir, en effet, de deux maniéres le déroulement
des stades du développement d'une notion telle que la causalité.
On peut admettre, en premier lieu, que chaque stade introduit
une transformation complete, et dont les manifestations sont a
peu pres simultanées, de l’esprit de l'enfant. Dans cette hypo-
thése il suffirait, par exemple, que l’enfant devienne capable
d’objectivation et de spatialisation de la causalité pour qu'il
renonce par la méme a toute «eflicace» et a tout phénoménisme :
la découverte de la nouvelle forme de causalité, tout en se pro-
duisant a propos d’un probleme précis posé a l'enfant et d’un
phénoméne particulier et bien délimité, donnerait ainsi lieu a
une gén¢ralisation immediate, telle que les formes antérieures en
seraient refoulées. Selon une seconde conception, au contraire,
l’apparition de chaque stade serait simplement marquée par la
différenciation d’un noyau dont Ja formation ne retentirait nulle-
ment de facon directe sur l’ensemble des strates constitués par
les acquisitions des stades précédents. Ce qui définirait ainsi le
nouveau stade, c’est que |’enfant deviendrait capable de cer-
taines conduites auxquelles il n’était pas apte jusque-la: ce
n’est donc pas le fait qu’il renonce aux conduites des stades
précédents, méme si celles-ci sont contraires aux nouvelles ou
contradictoires avec elles, du point de vue de l’observateur. La
succession des stades serait ainsi a concevoir comme une série
de différenciations successives ou de néoformations se constituant
au sein des formations anciennes, sans que celles-ci soient immé-
diatement abolies.
Or les faits nous semblent parler trés nettement en faveur
de cette seconde solution. Cela est vrai d’abord, cela va sams dire,
lorsque les acquisitions anciennes ne perdent pas leur valeur
objective en présence des nouvelles. C’est ainsi que les conduites
caractéristiques du sixiéme stade (représentation des relations
causales) n’excluent en rien celles du cinquiéme (perception de
ces mémes relations), mais les complétent et, de plus, les sup-
posent. Mais cela reste en partie vrai lorsque les acquisitions
anciennes sont dénuées de valeur objective comparées aux nou-
262 LA CONSTRUCTION DU REEL

velles. I] semblerait, par exemple, que l'enfant du quatriéme


ou du cinquiéme stade, lequel a découvert la nécessité des con-
tacts spatiaux au cours de certaines de ses actions, dit renoncer
a croire a l’efficace du geste, autrement dit a l’action a distance
des mouvements de la main ou de la téte sur des objets sans
contact avec le corps ni reliés au corps propre par aucun intermé-
diaire. Or il n’en est rien: on trouve encore, en plein sixiéme
stade, des conduites identiques 4 celles des premiers!
Essayons d’abord de décrire les différents résidus des stades
primitifs, qui subsistent au cours du présent stade, puis nous
chercherons a dégager les conclusions théoriques que comportent
de telles observations.
On rencontre, tout d’abord, jusqu’en plein sixiéme stade, de
nombreux cas de causalité par imitation :

Obs. 161. — Jacqueline, a 0; 10 (30), comme on I’a vu (obs. 142 et vol. I,


obs. 127) essaie de reproduire le son d'une poupée chantante que je viens
d’actionner. Elle commence par pousser ma main, afin que je continue (ce
qui est une réaction de quatriéme stade), puis aprés une série de manceuvres
infructueuses, elle pousse de petits cris aigus qui ressemblent au son de la
poupée (et cela en regardant fixement celle-ci).
On se rappelle, d’autre part, les conduites analogues qu'elle a présen-
tées A 1; 3 (9) pour actionner un clown (obs. 150) : elle en a imité le son faute
de pouvoir en découvrir le mécanisme.
A 1; 3 (10), je suspends en face d’elle, A sa hauteur, un petit singe et
lui montre comment on peut le faire balancer avec un baton. Quant il a
fini d’osciller, Jacqueline, au lieu de se servir du baton, fait un geste imitatif
de la main (mouvement de va-et-vient) en regardant l’objectif. Il en est de
méme plusieurs fois de suite aprés que j’ai A nouveau montré l’usage du
baton. Puis, constatant I’échec de son procédé, elle s’'empare du baton, et,
dés le premier essai, elle réussit (cf. obs. 154, D). Mais, sitdt le singe revenu
a la position immobile, Jacqueline recommence a imiter de la main le mou-
vement qu’elle désire lui imprimer !
A 1; 6 (16), Jacqueline est au lit et je fais la navette entre sa gauche et
sa droite. Elle rit, puis, dés que je m’arréte, elle branle la téte (geste de
négation, mais plus rapide), évidemment pour me faire continuer.
A 1; 6 (17), elle a un journal sur la téte et se secoue pour le faire tomber.
Une ou deux heures plus tard elle me regarde alors que je pose une carte
postale sur le sommet de ma téte. Elle secoue aussitét sa propre téte, évi-
demment pour faire tomber la carte. — Mais espére-t-elle que j’imiterai son
geste et laisserai ainsi tomber |l’objectif, ou bien veut-elle agir directement
sur ce dernier ? Chose intéressante, Jacqueline a constamment regardé la
carte postale, et non pas ma figure, ce qui parle en faveur de la seconde inter-
prétation. En outre, aprés avoir, 4 un moment donné, touché la carte de
son index mais sans réussir a la faire tomber de ma téte, elle a recommencé
aussitot a se secouer en regardant l’objectif. Il semble done bien y avoir 1a,
comme la veille, un résidu de causalité par imitation.

Obs. 161 bis. — Laurent, de méme, A 1; 0 (10), secoue la téte en regar-


dant une boite d’allumettes que j’ai posée sur le sommet de mon crane et
qu’il ne peut pas atteindre de la main.
LA CAUSALITE 263

A 1; 0 (12), il est assis dans son berceau et imite le mouvement de va-


et-vient de sa toiture en s’inclinant légérement pour se redresser et recom-
mencer. Mais est-ce la une simple imitation représentative, analogue A celles
qu’il a présentées la veille A propos d’une fenétre ' ou un essai d'action cau-
sale ?
A 1;1 (2), il me regarde a quelques métres actionner un mécanisme
qui me force A me pencher et a me relever sans cesse. Dés que je m’arréte,
Laurent penche et redresse la téte (geste de salut), cette fois dans I’intention
évidente de me faire continuer.

Obs. 162. — Chez Lucienne, nous avons encore observé dans la seconde
année, outre des conduites analogues aux précédentes (par exemple, a
1; 1 (25), elle se balance en regardant ma bicyclette dés que j’interromps
le mouvement de va-et-vient que j’imprime 4a cet objet), l’intéressant com-
portement que voici.
A 1; 3 (6), apres avoir entendu avec grand plaisir un chant de sa mére,
Lucienne essaie de la faire continuer: elle commence par lui toucher les
lévres de l’index en pesant légérement (réaction intermédiaire entre celles
du quatriéme et celles du cinquiéme stade), puis, cette méthode n’étant
pas suffisante, elle regarde fixement la bouche de sa mére en ouvrant et en
fermant lentement la sienne propre.
Un moment aprés je lui prends la main droite et la secoue, ce qui l’amuse
beaucoup. Pour me faire recommencer, elle me tend la main. C’est la une
réaction typique du cinquiéme stade : Lucienne compte sur mon initiative
pour la continuation du jeu et non pas sur l’eflicace de ses gestes imitatifs
ou de ses « procédés magico-phénoménistes ». Seulement, comme je demeure
immobile, elle secoue sa téte en regardant ma main !

Voici maintenant un ensemble de conduites observées apres


la premiére année et dans lesquelles on retrouve également des
manifestations non équivoques de I'efficace et du phénoménisme
combinés propres aux formes initiales de causalité:

Obs. 163. — Voici d’abord quelques conduites résiduelles de Jacqueline


relatives aux choses et non pas aux personnes.
A 1; 6 (8), elle est assise dans un grand lit, en face d’un duvet en boule
faisant montagne. Je pose sur le sommet du duvet un petit mouton de bois
et je frappe sur le bas du duvet de maniére que, 4 chaque secousse, le
mouton se rapproche de l’enfant et finisse par rouler dans ses mains. Je
replace alors le mouton sur le haut du duvet: Jacqueline imite aussitot
avec succés ce qu’elle vient d’apprendre et fait ainsi rouler a deux ou trois
reprises le mouton jusqu’a elle.
Je mets alors le mouton sur une table de chevet, a environ 1 m. de
Jacqueline, a la méme hauteur qu’elle mais séparée du lit par une ruelle
d’au moins 80 cm. de largeur. Or, Jacqueline ne s’en met pas moins a frapper
le duvet comme précédemment en regardant le mouton, et en tapant de
plus en plus fort comme si l’insuccés de ce procédé était dd a la faiblesse
des coups..
Un quart d’heure aprés :méme conduite avec un poisson, qu’elle a pu
faire tomber du duvet et qu’elle semble vouloir attirer par }e méme procédé
alors que je l’ai posé sur la table de chevet.

1 Voir La Genése de I’ Imitation chez l’Enfant, obs. 58.


264 LA CONSTRUCTION DU REEL

Lorsque je mets le mouton ou le poisson sur le bord de la fenétre, c’est-


a-dire plus loin et un peu plus haut, elle les regarde sans réagir, mais, dés
que je les replace sur la table elle recommence a frapper le duvet.
A 1; 6 (13), soit cing jours plus tard, Jacqueline est dans le méme lit.
Je lui prends son mouton, mais, au lieu de le mettre sur le duvet, je le dépose
d’emblée sur la table et je le pousse légérement du doigt. Dés que je m’ar-
réte, Jacqueline frappe le duvet en regardant le jouet !
A 1; 6 (20), elle est dans un autre lit. Je mets ma chaine de montre sur le
haut du duvet. Elle frappe aussitdt celui-ci, et la chafne la rejoint en glis-
sant. Jacqueline rit et recommence. Je prends alors |’objet et le pose sur une
chaise, Aa 1 m. du lit: Jacqueline tape deux ou trois fois sur le duvet, mais
mollement et sans conviction, comme «pour voir si» peut-étre le procédé
allait réussir quand méme. — Je mets enfin Ja chafne sur le dossier de la
chaise : Jacqueline la regarde, mais ne réagit plus.
Obs. 164. Si les conduites précédentes ont été provoquées par un dis-
positif de notre part, voici, au contraire, un exemple de comportement
exactement analogue, mais spontané.
A 1; 6 (5), Jacqueline marche dans une chambre et vient a ébranler une
chaise dont le dossier touche ]’un des battants d’une fenétre ouverte. La
fenétre en est un peu déplacée et Jacqueline remarque le mouvement ainsi
imprimé indirectement : elle saisit alors la chaise des deux mains et l’ébranle,
intentionnellement cette fois, en regardant la fenétre et les secousses ainsi
produites. Aprés quoi, Jacqueline continue sa promenade dans la chambre,
sans plus paraftre s’occuper de la chose. Mais, heurtant une autre chaise, a
deux métres de 1a, elle la saisit, 1’ébranle comme précédemment et regarde
la fenétre. Elle voit bien qu’un large espace vide la sépare de cette fenétre
et qu’aucun contact intelligible n’existe entre celle-ci et la nouvelle chaise :
néanmoins, et malgré l’échec de sa tentative, elle continue un bon moment
a secouer la chaise en regardant la fenétre.
Obs. 165. — Passons maintenant aux procédés résiduels de Jacqueline
relatifs aux personnes.
A 1; 9 (28), Jacqueline va et vient dans une chambre a demi obscure.
Je suis étendu sur un divan, une pélerine sur les jambes, qui sont pliées.
Jacqueline apercoit A un moment donné la montagne ainsi formée et vient
poser la téte dessus. Je remue légérement : elle léve la téte brusquement,
sourit, la remet et je recommence. Lorsque je m’arréte définitivement, elle-
branle la téte de plus en plus fort, en regardant la montagne. Ce geste, évi-
demment destiné A me faire continuer, ne s’adresse pas a moi, mais & mes
genoux couverts d’une pélerine. Jacqueline ne regarde pas ma figure, qui est
d’ailleurs a peine visible dans l’obscurité croissante et ne sait peut-étre méme
pas que ce sont mes jambes qui sont sous la pélerine.
A 1; 10 (16), Jacqueline s’amuse dans une chambre, dont j’occupe le
lit depuis le matin, étant souffrant. Elle ne me voit pas, et se trouve derriére
Je bois du lit, mes clefs en main. Elle rencontre le panier A papier et en
frappe le fond vide au moyen des clefs. Je pousse alors une sorte de cri:
« Oh... »: elle tressaute puis rit, sachant bien que c’est moi, et, sans se retour-
ner, recommence a frapper. Je crie A nouveau, et ainsi de suite six a sept
séries. Puis je m’interromps et la regarde sans qu’elle me voie: elle redouble
de coups et, constatant |’échec, elle s’arréte, retire ses clefs de la main droite,
pousse lentement avec la gauche le panier environ 10 cm. plus loin, comme
pour ]’ajuster, et recommence a frapper. Je crie une nouvelle fois, et elle
éclate de rire. Mais je demeure muet lorsqu’elle se remet a taper. Toute la
manceuvre reprend alors: elle redouble de coups, puis retire les clefs, réa-
juste le panier quelques centimetres plus loin et frappe 4 nouveau.
LA CAUSALITE 265

Jacqueline parait donc admettre que mes cris dépendent de la maniére


dont elle frappe et de la position du panier, comme s’ils étaient réglés maté-
riellement pour ces facteurs, et non pas par mon seul désir de l’amuser. A
aucun moment, en effet, Jacqueline n’a cherché a me voir ni 4 communiquer
avec moi par la parole.

Obs. 166. — Lucienne, 4 1; 0 (14), est dans une roulotte que je secoue
par la poignée. A un moment donné, j’approche ma main de cette poignée,
mais sans la toucher. Lucienne regarde ma main, sans s’occuper du reste
de ma personne, et, tout en la regardant elle se secoue, puis elle agite sa
propre main. Elle essaie donc d’agir sur ma main par des procédés directs,
comme Jacqueline, dans ]’observation précédente, voulait me contraindre
a crier par un procédé purement matériel.
A 1; 1 (23), au cours des essais qu’elle fait pour mettre convenablement
une bague dans un étui (voir vol. I, obs. 174), Lucienne fait rouler la bague
trop loin pour pouvoir la reprendre. Elle tend un instant la main a vide dans
la direction de l’objet, puis renonce. Mais alors elle cherche ]’étui d’ow la
bague vient de sortir, étui qu’elle n’avait plus en mains, et, apres l’avoir
retrouvé, elle le tend dans la direction de la bague, comme si cet étui allait
Vattirer ou la rejoindre!
A 1; 10 (2), elle essaie, sans y parvenir, d’ouvrir une boite de gramo-
phone fermée. N’y parvenant pas, elle se met a chanter.

Obs. 167. — A 1; 4 (20), Lucienne est debout au milieu d’une chambre,


dont j’éteins la lumiére trois fois de suite pour la faire rire. Lorsque je ral-
lume, la troisiéme fois, elle ferme les yeux, soit pour me faire continuer, soit
pour imiter l’obscurité, soit encore pour n’étre pas éblouie par ces change-
ments brusques de lumiére. Je me retire alors a un métre du bouton élec-
trique : Lucienne, rouvrant les yeux, me regarde alors puis regarde attenti-
vement le bouton, de loin. Elle s’en rapproche aprés un instant et alors,
bien en face du bouton et sans plus s’occuper de moi, elle ferme longuement
les yeux. Lorsqu’elle les rouvre, elle regarde un instant la lampe, puis a nou-
veau le bouton: j’éteins a nouveau et rallume deux ou trois fois, puis je
m’en vais.
Lorsque je rentre, quelques minutes plus tard, sur la pointe des pieds,
Lucienne est en train de faire l’expérience seule, en face du bouton: elle a
Jes veux fermés puis les rouvre en regardant la lampe.
Elle présente les mémes réactions, a 1; 6 (22).

Obs. 167 bis. — Laurent, a 1; 4 (2), a présenté une réaction tout a fait
analogue. I) est dans une chambre a demi obscure lorsque j’allume brusque-
ment, ce qui |’éblouit complétement. Lorsqu’il est remis, il cligne des yeux
devant Ja lampe, puis va cligner des yeux devant le bouton électrique pour
se retourner immédiatement et regarder la lampe!

Obs. 168, — Ce comportement de Laurent est, d’autre part, identique a


celui du petit G., dont le D' Raymond de Saussure a bien voulu me fournir
Vobservation :
A 0; 11, G. pleure Ja nuit, et l’on allume la lampe suspendue en tirant
sur un certain cordon que G. connait bien. La lumiére éblouit alors G., qui
cligne des veux. Or, a plusieurs reprises, désireux évidemment de voir la
Jampe se rallumer ou. de voir a nouveau la lumiére éblouissante (la lampe
une fois allumée est moins frappante), G. regarde le cordon en clignant inten-
tionnellement des veux.
Aprés quatre mois d'interruption, comme le D* de Saussure me racon-
tait Ja chose, nous avons cherché G. (alors 4gé de 1; 3) et |’avons placé a
266 LA CONSTRUCTION DU REEL

50 cm. du cordon et en plein jour. Nous avons allumé: G. a cligné involon-


tairement des yeux, puis, au bout de quelques secondes, constatant qu’il
ne se passait plus rien, il a cligné plusieurs fois des yeux, cette fois inten-
tionnellement, en regardant le cordon.

Ces conduites résiduelles, jointes a celles que nous avons déja


eu l'occasion d’observer en passant (voir, par exemple, l’obs. 154,
lettre B), sont d’un grand intérét pour la compréhension de la
causalité propre a l’intelligence sensori-motrice de ]’enfant. Elles
nous font comprendre, en effet, a quels mobiles profonds obéis-
sent les premiéres formes de la causalité, puisque ces formes élé-
mentaires réapparaissent encore, par une sorte de décalage con-
tinu, durant le sixiéme de nos stades, lorsque les problemes poses
a l’enfant sont trop nouveaux et trop difficiles pour lui.
Il est bien difficile, tout d’abord, de contester l’analogie de
ces faits, observés cependant au cours de la seconde année du
développement avec ceux qui caractérisent les premiers stades
de la causalité. Lorsque, par exemple, Jacqueline, dans l’obs. 163,
imite la maniére dont je fais descendre un jouet du haut d’un
duvet et applique ensuite ce procédé a distance lorsque le méme
jouet est posé sur une table séparée de son lit, il est impossible
de ne pas traduire la chose en termes d'efficace et de phénomeé-
nisme : Jacqueline tout en sachant imiter mon geste n’en com-
prend pas suffisamment les conditions physiques pour ne pas
essayer de l’appliquer 4 une nouvelle situation et indépendam-
ment de tout contact. Dans cet exemple, la relation entre le
geste de frapper le duvet et la chute de l’objectif est donc restée
phénoméniste, faute de compréhension (le rdle des secousses
imprimées au duvet et celui des déformations de la surface
échappent ainsi sans doute au sujet) et le geste a été revétu par
la méme d'une efficace indépendante des conditions contingentes.
De méme, dans |’obs. 164, le contact entre la chaise et la fenétre
n’ayant pas été compris, la relation demeure phénoméniste et
l’acte d’ébranler les chaises est concu comme comportant une
causalité générale relativement a la fenétre. Dans l’obs. 166 la
relation phénoméniste ¢tablie entre l’étui et la bague est d'au-
tant plus curieuse qu'il s’agit d’un simple rapport de contiguité
que l'enfant considére comme causal, comme dans les opérations
magiques fondées sur la croyance en I|’action a4 distance des objets
ayant été un jour en contact. Dans les observations 167 et 168,
l’enfant, ne comprenant naturellement rien encore au mécanisme
de ]’éclairage, note simplement la relation entre l’action du bou-
ton électrique (ou du cordon), l’apparition de la lumiére dans la
lampe et son propre éblouissement : or cette relation phénomé-
niste s’'accompagne d'une croyance telle en la solidarité des trois
LA CAUSALITE 267

termes en présence que le sujet considére ses propres clignements


d’yeux comme chargés d’une efficace suffisante pour agir sur le
bouton et sur la lampe ! Dans les obs. 165 et 166 (début), enfin,
le phénoménisme des relations observées (entre mon cri et les
coups de la clef, par exemple) est également assez puissant, étant
donné le faible pouvoir d’adaptation sociale dont dispose encore
l’enfant, durant la seconde année de son existence, pour lui faire
oublier qu’il cherche a agir sur des personnes et non pas sur des
choses : aussi la maniére dont le sujet cherche a contraindre les
adultes a faire ce qu’il désire ressortit-elle encore aux lois de
lefficace et du phénoménisme mélés. Soit dit en passant, cette
confusion du physique et du psychique dont témoigne I’obs. 165
est extrémement instructive et montre assez l’exagération qu’il
y aurait 4 admettre, avec certains psychologues de l’enfance, que
la distinction des personnes et des choses est donnée deés le début
de la vie mentale et en particulier dés les premiers sourires!
Quant aux obs. 161 et 162, c’est-a-dire 4 la causalité par imita-
tion, elles posent un probléme du méme genre. On peut se deman-
der, en effet, si l’enfant, lorsqu’il veut contraindre les adultes a
continuer des actions intéressantes et que, dans ce but, il imite
leurs gestes, ne cherche pas simplement 4 se faire imiter d’eux
en retour, ce qui conduirait au résultat désiré. Dans ce cas, la
causalité par imitation serait 4 interpréter comme un simple
langage sans parole, c’est-a-dire comme une action causale d’or-
dre psychique et non pas d’ordre physique. Mais, si la causalité
par imitation aboutit effectivement plus tard a des faits de ce
gere, nous ne croyons pas que les obs. 161 et 162 puissent s’in-
terpréter ainsi : il est A noter, en effet, que dans ces observations
l’enfant ne regarde pas la personne sur laquelle il cherche a agir,
autrement dit ne regarde pas sa figure, mais seulement la région
précise de son corps sur laquelle |’action doit porter (les mains,
la bouche, etc.) ou surtout l’objet méme sur lequel s’exerce I’ac-
tivité de ]’adulte (le clown, la carte postale, la boite d’allumettes,
la bicyclette, etc.). Enfin cette causalité par imitation s’exerce
sur des choses (le singe de l’obs. 161) aussi bien que sur des
personnes.
En bref, les obs. 161-168 nous mettent bien en présence de
formes de causalité analogues A celles des premiers stades du
développement de cette catégorie fondamentale. Comment donc
expliquer ce retour paradoxal ? I] suffit d’admettre que les stades
primitifs que nous avons décrits constituent les étapes néces-
saires de la formation de la causalité pour comprendre comment
ces formes élémentaires peuvent réapparaitre par décalage toutes
les fois que des problémes trop nouveaux et trop difficilesse
268 LA CONSTRUCTION DU REEL

posent au cours de l’activité de l'enfant. En effet, toutes les


situations décrites dans les obs. 161-168, sauf celles de l’obs.
161 bis a 1; 0 (12) (et précisément sur ce point il est douteux
que la réaction soit d’ordre causal, et, si elle ]'est, on peut ]’in-
terpréter par un simple automatisme), constituent des situations
nouvelles et peu aisées 4 comprendre : de l’obs. 161 a l’obs. 162,
il s’agit d’actions, inconnues jusque-la, des adultes, dans les
obs. 163 et 164 et 166 (fin) a 168 il s’agit de phénomeénes phy-
siques incompreéhensibles durant la seconde année et dans les
obs. 165 4 166 (début) d’actions personnelles imprévues ou éga-
lement nouvelles. Dans tous ces cas, par conséquent, |’enfant
désadapté ne peut que demeurer 4 la surface de l’expérience et
que se fier, 4 l’instar du bébé de quelques mois, aux simples
rapprochements phénomenistes entre les éléments covariants de
la réalité. Or, ce qui est intéressant, dans ce contexte de phéno-
ménisme obligé, pour ainsi dire, c’est que |’efficace réapparait
d’emblée : dés que, par la nouveauté méme des problémes posés
et le caractére incompréhensible des phénoménes observés, ]’en-
fant ne peut plus structurer le réel en situant sa propre action
parmi les causes et les effets ordonnés en un systéme extérieur
a elle, il lui confére 4 nouveau un pouvoir illégitime. Cela montre,
évidemment, a quel point la réduction progressive de l’égocen-
trisme constitue une conversion pénible a la réalité et combien
le moi cherche a échapper a cette soumission dés que les faits
paraissent laisser se relacher l’ordre de la causalité spatialisée
et objectivée pour donner prise 4 une intervention de |’action
propre.
En conclusion, malgré les progres de ]’objectivation et de la
spatialisation dus au travail propre des quatriéme et cinquiéme
stades, et malgré le progrés de la représentation causale qui
caractérise le sixieme stade, on observe, & chaque nouvelle diffi-
culté, une réapparition du phénoménisme et de l'efficace com-
binés. En outre, a c6té de ces « décalages en extension », il faut
noter que, sur le plan méme de la représentation, l'activité pro-
pre due 4 ]’égocentrisme du sujet se retrouve, par un « décalage
en compréhension » dans la maniére dont l'enfant concoit les
causes. C’est ainsi que, dés que l'enfant parvient 4 attribuer
entiérement aux personnes les actions qu'il ne peut plus consi-
dérer comme émanant de lui (obs. 156 et 157), il préte par 1a
méme a autrui un pouvoir exagéré sur l'univers, c’est-a-dire une
sorte d’artificialisme dQ a la projection de l'activité propre dans
ces nouveaux centres de forces que constituent les autres « moi ».
C’est ainsi que dans l’obs. 158 et dans les observations analogues
que l’on pourrait multiplier, « Papa » est censé produire lui-méme
LA CAUSALITE 269

les brouillards et les nuages. Mais ce « décalage en compréhen-


sion » pose tout le probleme du passage de |intelligence sensori-
motrice a la pensée verbale proprement dite de l’enfant. Aussi
sort-il des cadres de notre étude actuelle, et doit-il étre repris
dans l’essai de systématisation que nous tenterons dans les con-
clusions générales de cet ouvrage.

§ 6. LA NAISSANCE DE LA CAUSALITE. — La construc-


tion des schémes d’ordre causal est enti¢rement solidaire de celle
de l’espace, des objets et des séries temporelles. Si l’enfant par-
vient, en effet, a constituer des séries causales indépendantes du
moi, au sein desquelles le corps propre intervient au méme titre
que les autres causes et sans privilége d’aucune sorte, c’est que
s’organise par ailleurs un champ spatio-temporel et que les
tableaux percus acquiérent la permanence des objets. Dans la
mesure, au contraire, ott la causalité reste li¢ée a l’activité du
moi, l’espace, le temps et les objets demeurent dans la méme
situation. I] est donc inutile de revenir sur la source des proces-
sus évolutifs d’objectivation et de spatialisation de la causalité,
qui sont trop évidemment paralléles aux mécanismes déja ana-
lysés a propos de l’objet et de l’espace. Par contre, il convient
de chercher 4 en rendre compte en reprenant, du point de vue
de la causalité elle-méme, les cing tendances entre lesquelles
oscillent les diverses théories de l’intelligence. A cet égard, la
classification des hypothéses célébres relatives a l’origine de la
causalité suffit 4 montrer combien l’opposition de ces tendances
se retrouve dans tous les domaines, sans que la symétrie demeure
artificielle.
En premier lieu, l’empirisme associationniste a inspiré a
Hume une interprétation de la causalité qui conserve tout son
intérét et dont les faits qui précédent permettent une discussion
sur le terrain méme choisi par le philosophe: celui de la nais-
sance des habitudes. — En'second lieu, on ne peut se refuser a
qualifier de vitaliste ]’interprétation non moins fameuse de
Maine de Biran, selon laquelle la causalité résulterait de la
conscience de l’activité volontaire congue comme une donnée
premiére. C’est, en effet, dans cette doctrine du moi et de la
causalité personnelle que le vitalisme biranien s’écarte le plus
nettement du rationalisme ordinaire. — En troisiéme lieu, ]’inter-
prétation a prioriste de la causalité implique une hypothese psy-
chologique, selon laquelle la notion de cause constitue une struc-
ture nécessaire inhérente 4 tout acte intellectuel et donnée, par
conséquent, dés les premiers contacts de l’esprit avec la realite.
— En quatriéme lieu, pour la théorie pragmatiste des essais et
270 LA CONSTRUCTION DU REEL

des erreurs, les relations de causalité constituent autant de cons-


tructions destinées a assurer la prévision des phénoménes et
l’adaptation de l’action propre au monde extérieur, mais ces
constructions ne sont fondées ni sur la nature des choses ni sur
aucune structure nécessaire de l’esprit. — Enfin, pour le rela-
tivisme, la causalité est l’ensemble des relations que |’intelli-
gence sensori-motrice puis la pensée élaborent pour comprendre
les choses, et dont le succés déductif croissant montre qu’elles
correspondent 4 une interaction réelle du sujet et de l’objet.
Or l’interprétation de Hume, bien démodée en ce qui con-
cerne les formes supérieures de la causalité, conserve toute sa
vraisemblance dans le domaine des formes inchoatives. I] est
parfaitement exact, en effet, que, dés le moment ot, dépassant
le niveau purement réflexe, l’enfant élabore ses schemes en fonc-
tion de l’expérience, il commence par associer n’importe quoi
a n’importe quoi. C’est ainsi que, dés le second stade, le bébé
tourne la téte dans la direction du son pour trouver le tableau
visuel correspondant. Or, il est évident qu’entre le son et l'image,
enfant de ce niveau ne saurait établir aucune connexion ration-
nelle et que l’association demeure purement phénoméniste. De
méme, lorsque, au cours du troisiéme stade, ]’enfant tire un cor-
don pour ébranler le toit de son berceau, il n’existe pour lui
aucune relation intelligible entre le mouvement du cordon et
celui de la toiture. Bien plus, dans la mesure ow l’univers des
premiers stades ne consiste qu’en tableaux mouvants sans per-
manence substantielle, la causalité demeure nécessairement phé-
noméniste. Enfin, pour ce qui est des actions exercées par l'en-
fant sur son propre corps, Hume a évidemment raison: le bébé
découvre peu a peu que ses désirs commandent aux mouvements
de ses mains ou de ses jambes, mais il ne peut en rien comprendre
le comment d’une telle opération. Mais, de ce phénoménisme
indéniable et général des premiers stades de la causalité, faut-il
tirer avec Hume cette conséquence que la connexion causale
tient a la force de Il’habitude ? Nous ne le croyons pas.
Certes, comme nous venons de le rappeler, les relations cau-
sales élémentaires sont toutes dues au mécanisme de la réaction
circulaire, primaire puis secondaire, et si la réaction circulaire
était réductible 4 la notion simple de l’habitude, Hume aurait
raison. Or, la réaction circulaire implique un élément d’organi-
sation ou de répétition active qui déborde précisément |’habi-
tude. « Chaque fois, dit Hume, que la répétition d’un acte ou
d’une opération particuliére produit un penchant a renouveler
le méme acte ou la méme opération sans qu’on y soit poussé
par aucun raisonnement ou aucune démarche de |’entendement,
LA CAUSALITE 271

nous disons toujours que ce penchant est |’effet de l’habitude. ! »


Mais peut-on dire que le moteur de la réaction circulaire n’im-
plique « aucune démarche de l’entendement » alors que ce moteur
consiste en un acte d’assimilation tendant a reproduire un résul-
tat intéressant, c’est-a-dire 4 retrouver un effet identique a celui
qui vient d’étre percu ou senti ? I] est évident que non: l’assi-
milation, qui est au point de départ de tous les schémes, est
source de classements et de mises en relations, qui dépassent les
cadres de l’habitude simple, et qui impliquent par conséquent
une notion plus complexe de la causalité. C’est ce que nous allons
essayer de montrer.
I] convient tout d’abord de rappeler ce que nous avons déja
dit des théories de l’intelligence (vol. I, Conclusions) qui consi-
dérent l’habitude comme un fait premier, que ce soit sous le nom
de réflexe conditionné, de transfert associatif ou de la simple
association : les mécanismes sur lesquels s’appuient de telles doc-
trines ne sont jamais autonomes mais sont toujours étayés par
des processus plus complexes qui les rendent possibles. Le réflexe
conditionné ne s’explique aius{ que par une assimilation de cer-
tains signaux aux schémes réflexes, et le transfert associatif
par une assimilation analogue des signaux aux schémes des
divers degrés. I] serait donc invraisemblable qu’une notion aussi
fondamentale pour l’esprit que la notion de la causalité résultat
de processus non autonomes simplement suspendus a |’existence
de mécanismes plus profonds. L’habitude ne constituant ainsi,
sous aucune de ses formes, un fait premier, ce n’est pas elle qui,
comme telle, peut rendre compte de la causalite.
Par contre, on peut faire remonter les relations causales jus-
qu’a l’assimilation reproductrice qui explique elle-méme la nais-
sance de l’habitude. Lorsque, ayant déclenché par hasard un
phénoméne intéressant, l’enfant s’essaie aussit6t a reproduire
son geste et a retrouver le résultat désiré, on peut admettre
que cet effort (lequel engendrera donc par la suite une habitude)
constitue la forme la plus élémentaire de la relation causale. Seu-
lement, la constitution de ce schéme suppose que, dés le début,
le sujet établisse une liaison entre le résultat percu (que ce résul-
tat soit situé dans le monde extérieur ou demeure inhérent au
corps propre, peu importe) et une certaine attitude (plus ou
moins analysée) de l’activité elle-méme. C’est donc cette liaison,
et non pas son automatisation en habitudes, qui définit la cau-
salité. Une telle liaison suppose, bien entendu, une sanction
expérimentale, et sur ce point l’empirisme a certes raison, mais

1 Voir Essai sur l’entendement humain, dans CEuvres philosophiques. Trad.


M. David (Alcan 1912), p. 49.
272 LA CONSTRUCTION DU REEL

ne résulte pas de l’expérience seule: elle implique aussi la


capacité de relier, en quoi consiste l’assimilation reproductrice
et généralisatrice, et, en général, l’organisation des schémes. Les
relations ainsi établies ne sont pas, il va de soi, d’emblée ration-
nelles, puisqu’elles sont en partie phénoménistes et qu’elles font
jouer par ailleurs a l’activité propre un role qu’elle ne remplit
pas en fait. I] faudrait donc se garder de croire que la causalité
est d’emblée une identification ou qu'elle constitue dés l’abord
une catégorie 4 structure ne varietur. Mais l’organisation des
schémes qui constitue comme telle la causalité est susceptible
d’une structuration progressive dans le sens de la réversibilité
et de la connexion géométrique et qui annonce ainsi dés le début
la possibilité d’une rationalisation ultérieure.
I] faut enfin noter que, dans la mesure méme ou la causalité
apparait en fonction de l’assimilation reproductrice, c’est tou-
jours, durant Jes premiers stades, 4 l’occasion de l’activité propre
due les connexions causales sont établies. Ce n’est donc jamais,
au début, entre une cause et un effet extérieurs que le sujet
élabore une relation. Une telle situation montre, une fois de
plus, les difficultés du schéma de Hume, puisqu’elle exclut
d’emblée |’existence des liaisons empiriques purement externes.
Quant a admettre qu’un simple mécanisme associatif puisse
rendre compte de la relation qui s’établit ainsi entre le résultat
extérieur, d’une part, et l’activité propre, d’autre part, celle-ci
étant congue comme la seule cause des phénomeénes, Hume lui-
méme a montré (critiquant d’ailleurs en cela par avance la thése
de Maine de Biran) que |’action du moi ne pouvait donner lieu
a une intuition directe, ce qui rend impossible, nous semble-t-il,
toute association pure entre cette action et les tableaux percus
dans le monde extérieur. En effet, la maniére dont l'enfant se
concoit comme cause dépend donc, selon Hume lui-méme, de la
conscience progressive qu'il prend de son activité: sentiments
diffus d’effort et de désir, tout d’abord, puis conscience de plus
en plus précise des gestes et des intentions. Des lors, la cause et
l’effet ne peuvent étre, au début, situés sur le méme plan: la
causalité implique une mise en relations qui dépasse en profon-
deur la conscience de la cause, ce qui est contraire a |]’interpréta-
tion empiriste. D’autre part, lorsque, sous l'influence de la spa-
tialisation et de l’objectivation progressives de la causalité, la
cause et l’effet sont peu a peu situés sur le méme plan, cette
homogénéité ne s'acquiert que grace a une élaboration de plus
en plus complexe des schemes et, ici encore, c’est l'‘organisation
de ces schémes qui constitue la causalité et non pas l’expérience
seule.
LA CAUSALITE 273

Cette intervention nécessaire de l’activité propre aux origines


de la causalité nous conduit a la discussion de la théorie célébre
de Maine de Biran, c’est-a-dire du point de vue du vitalisme sur
les sources internes de Ja causalité. I] semble, en effet, que les
phénoménes sur lesquels nous venons d’insister parlent en faveur
de ’hypothése biranienne, suivant laquelle le prototype de la
causalité est 4 chercher dans l’action du moi: c’est au cours de
leffort pour obtenir un résultat donné (que ce résultat soit sim-
plement la répétition d’un événement fortuit, ou implique un
but posé d’avance, peu importe) qu’apparait la connexion cau-
sale. Seulement, a la suite des travaux de J. M. Baldwin, nous
savons aujourd’hui combien il est difficile d’attribuer au bébé
une intuition directe de son moi et méme une délimitation entre
Vobjectif et le subjectif. Ce qui est donné, au point de départ,
c’est tout au plus la liaison entre tel résultat et un sen-
timent d’effort remplissant tout l’univers du sujet. Mais, loin
de constituer ]’intuition de la volonté propre ou de |’action du
moi, c’est-a-dire ]’intuition d’un courant d’énergie se portant sur
Vobjet, cette liaison ne constitue qu’une prise de conscience aprés
coup, et pour ainsi dire centripéte, de l’activité assimilatrice qui
incorpore ]’objet a l’action propre. I] n’y a donc pas 1a d’intuition
de la causalité subjective, mais, comme nous venons de le voir
a propos de Hume, prise de conscience progressive des relations
constituées par les schemes d’assimilation antérieurement a
toute distinction de l’interne et de ]’externe. En d’autres termes,
la conscience surgit a l'occasion du contact avec les choses,
comme l’a bien dit Biran, mais, loin d’opposer d’emblée l’un a
l’autre un objet et un sujet déja percus en eux-mémes, elle s’ap-
puie sur leurs relations mutuelles pour les constituer : au moment
ou elle apparait, l’action est donc déja engagée dans une cons-
truction que la conscience ne fait que prolonger. La causaliteé
est donc essentiellement une élaboration intellectuelle, inhérente
a l’organisation des schémes et a ]’organisation de l’univers qui
lui est concomitante. Pas plus que Hume ne nous a convaincu
de réduire la causalité au pur phénoménisme, Maine de Biran
ne nous persuade de l’identifier au sentiment d’efficace : nais-
sant des relations entre l’activité propre et le monde extérieur,
elle participe bien, au début, de l’efficace et du phénoménisme
mélés, mais pour se dégager ensuite a la fois de ce subjectivisme
et de cet empirisme, et pour se constituer en un systéme de
pures relations 1.
De ce que la causalité demeure nécessairement une relation
Voir J. PiaGcet, avec la collaboration de H. KraFFT. De quelques formes
primitives de causalité chez l’Enfant, Année psychol., vol. 26 (1925), pp. 31-71.

18
274 LA CONSTRUCTION DU REEL

entre l’objet et le sujet, faut-il conclure selon un troisiéme point


de vue possible, que la causalité constiltue une forme a priori
de l’esprit, c’est-a-dire une catégorie a structure permanente et
nécessaire ? La difficulté de l’apriorisme est l’invariance struc-
turale qu’il est obligé de préter aux catégories de l’intelligence.
En effet, méme si, la causalité demeure 4a |’état de relation vir-
tuelle dont l’esprit prend peu a peu conscience sans que le con-
tenu en soit épuisé d’emblée par intuition directe, une telle
notion, pour autant que la structure en est imposée avec néces-
sité par l’esprit, doit présenter un contenu permanent. Or, c’est
précisément cette hypothése de linvariance structurale que
l’'analyse génétique de la causalité permet de mettre en défaut.
A ne considérer que les stades sensori-moteurs, c’est-a-dire ceux
sur lesquels ont porté les recherches exposées dans cet ouvrage,
on peut déja établir l’existence de transformations structurales
évidentes. D’abord simple relation entre l’efficace de l’action
propre et le phénoménisme de l’expérience immediate, la causa-
lité s’objective et se spatialise progressivement pour unir, non
plus seulement des impressions musculaires a des tableaux sen-
soriels extérieurs, mais bien les déplacements objectifs les uns
aux autres: une telle transformation suppose |’élimination d’un
univers solipsiste au profit d’un systeme de séries temporelles,
spatiales et objectives. On pourrait admettre, il est vrai, que la
relation de cause a effet demeure invariante au cours de cette
histoire, les termes reliés entre eux étant seuls a varier. Mais
comment concevoir une relation indépendamment des termes
qu’elle unit ? D’autre part, le propre des liaisons primitives est
de situer la cause (les impressions d’efficace attachées a l’action
propre) et l’effet (les tableaux sensoriels fournis par l’expérience
phénoméeniste) sur des plans hétérogénes, tandis que le propre
des formes évoluées de causalité est d’établir une homogénéité
de plus en plus poussée, pour ne pas parler d’identification
nécessaire, entre la cause et l’effet. Enfin, comment séparer les
relations de causalité des relations spatiales, temporelles et de
la constitution des objets eux-mémes ? L’élaboration de la cau-
salité est étroitement solidaire de celle de l’univers et, de ce
point de vue, il semble impossible d’admettre une transforma-
tion progressive de la perception ou de la représentation du
monde sans reconnaitre l’existence d’une évolution structurale
de la relation comme telle qui unit les causes aux effets. Certes,
il existe un invariant dont les manifestations sont visibles au
cours de toute ]’histoire de la causalité. Mais cet invariant est
de nature fonctionnelle et non pas structurale. I] consiste en ceci
que, a tous les niveaux, le sujet assimile en un systéme de sché-
LA CAUSALITE 275

mes cohérents les actions et leurs résultats, actions du corps


propre, tout d’abord, puis actions attribuées a des objets de plus
en plus extériorisés et spatialisés : c’est donc l’assimilation en sa
permanence fonctionnelle qui est source de la causalité, dans la
mesure ou les schemes assimilateurs s’accommodent 4 la succes-
sion des événements et non pas seulement a leur aspect statique
et classificatoire. Dira-t-on, dés lors, que l’assimilation ne con-
duit a la causalité qu’a la condition de supposer d’abord le
temps ? Mais la perception de la succession, qu’il ne faut pas
confondre avec la succession des perceptions, ne se constitue
elle-méme qu’en fonction, sinon de la causalité comme telle, du
moins de organisation des actions, c’est-a-dire du processus
assimilateur envisagé dans son ensemble. Les racines de la cau-
salité et du temps sont donc a chercher dans le fonctionnement
de l’action et les différentes structures que revétent ces caté-
gories ne sont pas données a priori mais constituent les construc-
tions successives dues a ce fonctionnement, lequel seul est inva-
riant.
Seulement, d’un quatriéme point de vue possible, on pourrait
interpréter ces constructions comme de simples adaptations pra-
tiques, n’ayant qu’une valeur provisoire et n’émanant ni de
nécessités internes ni de la nature du monde extérieur. Certes
les premiéres des formes de causalité que nous avons distinguées
paraissent répondre 4 une telle conception par leur inadéquation
et leur caractére empirique. Mais si le phénoménisme primitif
demeure a la surface des choses et si le sentiment d’efficace, qui
semble caractériser les débuts de la prise de conscience des rela-
tions causales, demeure a la surface du travail de l’esprit, cepen-
dant, envisagée en son progrés, |’évolution de la causalité con-
duit 4 la construction de schémes qui témoignent d’une union
toujours plus étroite entre l’expérience et la déduction. La cau-
salité objective et spatialisée des derniers de nos stades est ainsi
plus proche a la fois des caractéres physiques de l’objet et du
schématisme spatial di a l’activité du sujet.
Seul le cinquiéme point de yue nous parait donc justifié : la
causalité consiste en une organisation de ]’univers due 4a l’en-
semble des relations établies par ]’action puis par la représenta-
tion entre les objets ainsi qu’entre l’objet et le sujet. La causaliteé
suppose donc a tous les niveaux une interaction entre le moi
et les choses, mais si l’égocentrisme radical des débuts conduit
d’abord le sujet 4 attribuer tous les événements extérieurs a l’ac-
tivité propre, la constitution d’un univers permanent permet
ensuite au moi de se situer parmi les choses et de comprendre
l'ensemble des séquences dont il est le spectateur ou dans les-
276 LA CONSTRUCTION DU REEL

quelles il est engagé comme cause ou comme effet. Une telle éla-
boration suppose un fonctionnement invariant, ainsi que nous
l’avons vu a l’instant, mais une structuration progressive et non
pas a priori. Comment en rendre compte ?
Il est évident que les progrés d’une telle structuration tien-
nent a ceux de |’intelligence et que la causalité est 4 concevoir,
en définitive, comme étant |’intelligence elle-méme en tant que
celle-ci s’applique aux relations temporelles et qu’elle organise
un univers durable. C’est pourquoi, dans la mesure ow l’activité
a la fois assimilatrice et accommodatrice en quoi consistent les
mécanismes intellectuels ne se dégage point encore des schémes
réflexes ou des réactions circulaires, primaires ou secondaires, la
causalité se réduit, du point de vue structural, 4 un mélange
indissociable d’efficace et de phénoménisme: l’efficace, c’est
l’assimilation des événements 4a ]’activité propre, et le phénomé-
hisme, c’est accommodation aux données empiriques insépa-
rables de cette activité. C’est pourquoi, d’autre part, dans la
mesure ow |’assimilation et l’accommodation se dissocient pour
constituer des systémes de plus en plus complexes, d’abord par
coordination simple des schémes, puis par expérimentation active
et enfin par combinaison mentale, le noyau causal qu’est l’acti-
vité propre se pulvérise en une série de centres par objectivation
progressive de la causalité et les relations entre ces centres se
spatialisent corrélativement. C’est en ce sens que le développe-
ment de la causalité est corrélatif de celui de l’espace et de l’ob-
jet: ce n’est pas que l’objectivation et la spatialisation de la
causalité soient déterminées du dehors par les progrés de ces
catégories, mais que ces diverses constructions sont interdépen-
dantes, chacune constituant l’un des aspects de l’élaboration
de l’intelligence elle-méme.
Inutile de revenir longuement sur l’explication des débuts
de la causalité. Nous venons de voir, en discutant les hypothéses
de Hume et de Maine de Biran, que si la causalité plonge sa
source dans l’effort de reproduction caractérisant l'activité
réflexe et la naissance des premiéres habitudes, elle implique
d’emblée et simultanément une assimilation et une accommoda-
tion indissociables. Or si ces mécanismes constituent le point de
départ de toute l’activité intellectuelle ultérieure, c’est-a-dire,
dans le domaine dont nous nous occupons en cet instant, de cette
union de la déduction et de l’expérience qui constitue la causa-
lité rationnelle, ils s’accompagnent néanmoins, durant la phase
d’indifférenciation radicale qui caractérise les débuts de la vie
mentale, d’illusions systématiques de perspective qui expli-
quent les formes primitives de la notion de cause. L’assimilation
LA CAUSALITE Dik

des événements a l'activité propre entraine, en effet, nécessaire-


ment la croyance a I'« efficace » de celle-ci, dans la mesure ow les
actions ne sont encore régies que par des schemes globaux et
par la reproduction pure (trois premiers stades, c’est-a-dire
schémes réflexes, primaires et secondaires). D’autre part, tant
que l’'accommodation de ces schemes aux conditions de l’expé-
rience ne conduit point encore a des conduites de recherche et
d’expérimentation proprement dite (réactions tertiaires, etc.),
elle ne saurait entrainer qu’un phénoménisme inséparable de
l’« efficace » et non pas une adaptation réelle aux séquences
objectives. L’union du phénomenisme et de l'efficace, caractéris-
lique des débuts de la causalité, résulte donc sans plus des formes
initiales de l’'accommodation et de l’assimilation.
Par contre, dés que, avec le quatriéme stade, les schémes
commencent a se coordonner entre eux en séries intentionnelles
dans lesquelles il devient possible de distinguer des moyens et des
fins, les choses changent d’aspect. D’une part, le fait méme que
laction du sujet se dissocie en éléments discrets et que des rela-
tions sont établies entre des termes jusque-la confondus 4a l’in-
térieur de schémes globaux, ces termes tendent 4 acquérir une
certaine autonomie et par conséquent une causalité distincte de
celle de l’activité propre. C’est ainsi que dans les exemples que
nous avons donnés de coordination des schemes (vol. I, obs. 120-
130), obstacle que l’enfant écarte pour atteindre ]’objectif est
senti comme ayant une action indépendante du moi et contre-
carrant ses intentions (obs. 120-126), tandis que les objets ser-
vant d’intermédiaires ou de moyens sont sentis comme ayant
une action positive (obs. 127-130). On peut donc dire que la
coordination des schémes secondaires entre eux conduit a
Vobjectivation de la causalité, de méme qu'elle entraine un
début de constitution des objets eux-mémes et des groupes
objectifs de déplacements dans l’espace. D’autre part, cette
méme coordination suppose un ajustement progressif des moyens
aux fins, c’est-a-dire des objets les uns aux autres: d’oti la spa-
tialisation de la causalité, allant de pair avec son objectivation.
Quant aux innovations propres au cinquiéme stade dans le
domaine de J’intelligence, c’est-a-dire la « réaction circulaire
tertiaire » et la « découverte des moyens nouveaux par expéri-
mentation active », nous avons déja vu, au cours du § 4, combien
elles étaient essentielles dans la constitution de la causalité, la
premiére conduisant a une objectivation et la seconde a une
spatialisation plus poussées que celles du quatriéme stade. Enfin,
il est évident que la causalité représentative qui apparait au
cours du sixiéme stade doit ses caractéres propres au développe-
278 LA CONSTRUCTION DU REEL

ment de la déduction pratique ou combinaison mentale des


schémes qui constitue la nouveauté de cette période du point
de vue de |’intelligence.
Mais, s’il est donc clair que les progres de la causalité sensori-
motrice sont dus 4 ceux de l’intelligence elle-méme, il ne faut
pas négliger une circonstance qui, sans sortir d’ailleurs du
domaine des mécanismes intellectuels, accélere certainement ce
développement. De méme, en effet, que les personnes constituent
sans doute les premiers objets permanents reconnus par le bébé,
de méme elles sont fort probablement les premiéres sources
objectivées de causalité et cela parce que, grace a |’imitation
d’autrui, le sujet parvient rapidement 4 attribuer a l’action de
ses modéles une efficace analogue 4 celle de |’action propre.
L’imitation d’autrui, comme |’a montré Baldwin, est source a la
fois de l’alter et de l’ego. On peut vraisemblablement aller jusqu’a
dire qu’elle représente ]’une des occasions principales de distinc-
tion entre le monde extérieur et le moi et par conséquent un
facteur de substantification et de spatialisation du monde.
I] est frappant, en effet, de constater combien l'enfant, dans
la mesure ov il apprend a imiter, en vient a préter une causalité
objective aux personnes qui ]’entourent. I] est vrai que l’imita-
tion sitét acquise engendre une «causalité par imitation» qui
constitue l’une des variétés de 1’« efficace » (Obs. 137-139) : les
personnes imitées sont donc concues, au début, a |’instar d’ail-
leurs des divers corps inertes susceptibles d’étre remués, balan-
cés, etc., comme des centres de mouvement sur lesquels il est
possible d’agir directement et qui prolongent ainsi l’activité
propre. Mais, dés que ]’enfant commence a imiter des modéles
nouveaux pour lui ou des gestes connus mais exécutés au Moyen
des parties invisibles du visage (quatriéme stade), il préte par
cela-méme au corps d’autrui une activité a la fois distincte de
l’activité propre et semblable a elle : la causalité est ainsi néces-
sairement objectivée. C’est précisément a cette époque, en effet,
qu’apparaissent les faits de causalité par déclenchement que nous
avons notés a propos des personnes (obs. 142-144). Or, et cela
est essentiel 4 noter, cette attribution de la causalité allant de
pair avec les progrés de |’imitation ne consiste nullement en une
simple prévision fondée sur l’habitude ou le transfert, mais bien
d’une objectivation réelle. Dés les premiers mois, le bébé sait ce
que fera sa mére dans les diverses circonstances de la journée :
allaitement, bain, etc. Mais cela n’implique encore aucune cau-
salité objectivée car il ne s’agit pas lA de causalité, mais de
tableaux qui se succédent avec régularité et qui permettent
simplement la formation d’habitudes: pour qu'il y ait causa-
LA CAUSALITE 279

lité, il faut une sorte de fixation ou de délégation de l’efficace


sur des centres extérieurs et autonomes: or c’est précisément ce
que produit ]’imitation.
Mais, répétons-le, nous ne sortons point ainsi du domaine de
Vintelligence, puisque c’est le développement de celle-ci qui
commande ]’imitation et que les coordinations des schémes
expliquent l’imitation des gestes nouveaux, comme elles rendent
compte a elles seules déja de l’objectivation et de la spatialisa-
tion de la causalité.
CHAPITRE IV

LE CHAMP TEMPOREL

Dans la pensée adulte ou, du moins, dans la pensée scienti-


fique, tout rapport de causalité suppose une relation temporelle.
Que l’on concoive la causalité, avec E. Meyerson comme l’iden-
tité dans le temps, ou, avec H. Heeffding, L. Brunschvicg et la
tradition kantienne, comme une application analogique de la rela-
tion de raison a conséquence aux séries temporelles, dans tous
les cas la cause est congue comme antérieure 4a l’effet. Ce n’est
que dans certaines liaisons magiques que l’effet et la cause
paraissent simultanés, mais encore faut-il distinguer le moment
ou la relation s’est automatisée et le moment ou elle a pris nais-
sance au cours de conduites dans lesquelles la conscience de la
durée joue certainement un réle. Qu’en est-il donc de la causalité
sensori-motrice, dont nous venons de retracer ]’évolution ?
On peut dire, en un sens, du temps comme de l’espace, qu’il
est donné déja dans toute perception élémentaire : toute per-
ception dure, de méme que toute perception est étendue. Mais
cette durée premiére est aussi éloignée du temps proprement
dit que ]’étendue de la sensation lest elle-méme de l’espace
organisé: le temps comme l’espace se construit peu a peu et
implique ]’élaboration d’un systéme de relations. On peut méme
dire que ces deux constructions sont corrélatives. Poincaré a
soutenu que le temps précéde l’espace, puisque la notion de
déplacement suppose ]’avant et l’aprés. Mais on peut aussi bien
dire que le temps suppose l’espace, car le temps n’est autre chose
qu’une mise en relation des événements qui le remplissent, et
ceux-ci impliquent, pour se constituer, la notion d’objet et l’or-
ganisation spatiale.
C’est cette solidarité des quatre catégories fondamentales de
l’objet, de l’espace, de la causalité et du temps qui rend possible
une analyse de ce dernier, au niveau sensori-moteur de l’intelli-
gence enfantine. Sans les relations du temps avec les autres for-
LE CHAMP TEMPOREL 281

mes d’organisation de l’univers, il serait inutile, en effet, de cher-


cher a reconstituer les series temporelles qu’élabore l’esprit de
Yenfant, puisque la conscience du temps ne s’extériorise pas
sous forme de comportements isolables comme la conscience des
rapports spatiaux. Mais si ce que nous avons établi jusqu’ici des
objets, de l’espace et de la causalité, comporte un aspect tem-
porel, il suffit, pour le dégager, de confronter entre eux les résul-
tats ainsi obtenus 4 propos de chacune de ces catégories.
Dira-t-on que la conscience du temps se manifeste sans plus
par le progrés de la mémoire ? Mais la mémoire elle-méme —
laquelle constitue, il est vrai, le meilleur des « réactifs » de l’or-
ganisation temporelle — ne se révéle pas non plus de facon
directe dans la conduite de l’enfant : c’est 4 propos, précisément,
du déplacement des objets et des séries causales que ]’on arrive
le mieux 4 discerner ses formes élémentaires.. Seulement, si
nous sommes ainsi contraints de revenir sans cesse sur des faits
déja analysés 4 d’autres points de vue, la perspective nouvelle
d’ou nous allons maintenant examiner la succession des stades
nous parait, comme les précédentes, nécessaire a |’intelligence
des débuts de la vie mentale.
D’une maniére générale la constitution du temps est donc
paralléle a celle de l’espace, et complémentaire de celles des
objets et de la causalité. En d’autres termes, elle procéde éga-
lement de l’immeédiateté caractéristique de l’égocentrisme radical
a une mise en relations telle que l’esprit se libére du point de
vue prapre pour se situer dans un univers cohérent. Le temps
se confond donc, en son point de départ, avec les impressions
de durée psychologique inhérentes aux attitudes d’attente, d’ef-
fort et de satisfaction, bref 4 l’activité du sujet lui-méme. Cette
durée est ensuite mise en rapports de plus en plus étroits
avec les événements du monde extérieur. A son point d’arrivée,
le temps est promu au rang de structure objective de l’univers
comme tel: la succession des actes du sujet s’insére ainsi, en
tant que succession vécue, dans la série des événements remé-
morés, constituant l’histoire du milieu ambiant, au lieu que
cette histoire demeure incohérente, comme précédemment, et
que ses fragments restent accrochés a l’action présente concue
comme seule réelle.
On voit que, dés l'intelligence sensori-motrice, le temps
déborde nécessairement la « durée pure» et que, si cette durée
est bien aux sources du temps, jamais elle ne serait devenue
réellement temporelle sans une spatialisation et une objectiva-
tion inséparables de !’activité intellectuelle enti¢re. C’est donc
sans arbitraire que, pour décrire Jes étapes de la constitution du
282 LA CONSTRUCTION DU REEL

champ temporel et de la mémoire, nous pouvons nous servir du


cadre tout préparé des stades caractéristiques de ]’évolution de
l’espace, des objets et de la causalité elle-méme.

§ 1. LES DEUX PREMIERS STADES : LE TEMPS PRO-


PRE ET LES SERIES PRATIQUES. — La seule question que
l’on puisse se poser, 4 propos du stade réflexe et du stade des
réactions circulaires primaires, est de savoir si ces conduites pri-
mitives -remplissent les conditions que la suite des observations
révélera nécessaires pour que se constituent l’ordination des
moments du temps et |’évaluation de la durée. Aucune analyse
directe des formes initiales du temps n’étant, en effet, possible,
contentons-nous de comparer ce que fait — ou ne fait pas —
enfant des deux premiers stades avec ce qu’est susceptible
d’exécuter, du’ point de vue temporel, l’enfant des stades sui-
vants.
Dés son activité réflexe et, 4 plus forte raison, dés la formation
de ses premiéres habitudes, le nourrisson se montre capable de
deux opérations qui intéressent ]’élaboration des séries tempo-
relles. En premier lieu, il sait coordonner ses mouvements dans
le temps, et exécuter ainsi certains actes avant d’autres en un
ordre régulier. Par exemple, il sait ouvrir la bouche et chercher
le contact avant que de sucer; il sait diriger sa main vers sa
bouche et méme diriger sa bouche vers son pouce avant que
d’introduire celui-ci entre les lévres, etc. En second lieu, il sait
(dés le second stade) coordonner ses perceptions dans le temps et
méme utiliser l'une comme signal de l’autre. C’est ainsi que dés
0; 1 (22) - 0; 2 (12), l’enfant (voir vol. I, obs. 44-49), sait tourner
la téte lorsqu’il entend un son et chercher a voir ce qu'il a
entendu : la perception auditive précéde, réguli¢rement, dans de
tels cas, la perception visuelle et méme la commande par voie de
signalement. — Qu’impliquent donc l'une et l’autre de ces con-
duites du point de vue de la conscience du temps ?
I] va de soi que la premiére précaution 4 prendre pour tenter
laventure de cette interprétation est de dissocier le point de
vue de l’observateur et celui du sujet. Pour l’observateur, non
seulement les actes de l’enfant s’ordonnent dans le temps, mais
encore il est aisé d’établir qu’ils tiennent compte de la succession
des événements. Seulement, rien de cela ne prouve que cette
succession comme telle soit percue par le sujet, c’est-a-dire
qu’elle donne naissance A une conscience de la succession. Ou
bien, si cette conscience existe, rien ne prouve qu’elle soit rela-
tive a la succession des événements extérieurs (des gestes en
LE CHAMP TEMPOREL 283

tant que déplacements physiques ou des mouvements des choses),


et non pas seulement au déroulement d’états intérieurs, objec-
tivés et concus comme remplissant l’univers de la perception.
Pour faire le départ entre le point de vue de l’observateur et
celui du sujet, il importe donc de comparer les faits 4 ceux des
stades ultérieurs et 4 ceux que présente ]’évolution de la notion
de l’espace.
Or, pour ce qui est de l’espace, nous avons vu que le nourris-
son, au lieu de commencer par se situer lui-méme, ainsi que les
objets, en un milieu commun, se bornait A coordonner spatia-
lement ses propres gestes sans les concevoir comme se déployant
en « groupes » extériorisés et relatifs aux choses. Le « groupe
pratique » des deux premiers stades, c’est précisément cet espace
en action : il précéde ainsi toute perception et, a plus forte rai-
son, toute représentation des groupes qui définissent l’espace en
tant que relation entre les objets, et que milieu commun,
homogéne et externe. Dés lors, tout porte a croire que les groupes
initiaux de déplacements, qui restent purement « pratiques » du
point de vue de l’espace, le demeurent également du point de
vue du temps : en d’autres termes, |’enfant peut parvenir 4 ordon-
ner ses actes dans le temps sans percevoir ni se représenter aucune
succession ni aucune série temporelle ordonnant les événements
eux-mémes.
Que si nous comparons maintenant ces «séries pratiques »
(pour dénommer les successions temporelles par analogie avec
les « groupes » spatiaux correspondants) aux « séries » plus com-
plexes que révélera ]’étude des stades ultérieurs, une différence
notable s’impose a l’attention. Dés la réaction circulaire secon-
daire, en effet, c’est-a-dire dés l’apparition du troisiéme stade,
l’enfant devient capable, en présence d’un spectacle quelconque
R, sur lequel il veut agir, de chercher au préalable 4 produire
un effet extérieur concu comme condition causale (C) du résultat.
C’est ainsi que pour ébranler un hochet suspendu au toit (R),
Laurent est capable (voir vol. I, obs. 98), dés 0; 3 (13), de cher-
cher de la main une chaine fixée a ce hochet et de la tirer (C).
Donc, en présence du spectacle R (le hochet), l’enfant est apte
A reconstituer la série C —> R. Au contraire, dans les séries des
deux premiers stades, les choses ne se présentent jamais ainsi :
ou bien la série des gestes demeure purement pratique, c’est-
a-dire sans perception d’événements successifs, ou bien il y a
succession de perceptions, mais du type R,— R,, etc., et non
du type récurrent C—> R.
Dans le cas des « séries pratiques », par exemple lorsque 1’en-
fant dirige son pouce vers sa bouche pour le sucer, on ne peut,
284 LA CONSTRUCTION DU REEL

en effet, comparer la succession des gestes 4 la série C—>R,


et cela pour deux raisons. D’abord une succession de gestes coor-
donnés constitue un acte unique, un schéme global, tant que ces
gestes ne rencontrent pas de résistance de la part du milieu
externe, alors que dans la réaction circulaire secondaire, ]’inter-
vention des choses différencie les moments successifs de l’acte et,
en particulier, les moyens et les fins. C’est pourquoi nous avons
considéré les conduites du troisieme stade comme « intention-
nelles », par opposition aux «réactions primaires »: du point de
vue du temps, cela signifie que les deux termes C et R de la
série C —> R sont différenciés, tandis que dans les séries pratiques
ils forment encore un bloc indissocié. D’autre part, dans le cas
de la série pratique (mettre son pouce dans la bouche pour le
sucer), il n’y a pas perception de spectacles extérieurs (l’enfant
ne regarde pas d’abord son pouce puis sa bouche), tandis que
dans la série C—> R, il y a perception séparée de deux choses
ou, événements distincts (de la chaine et du hochet). Rien ne
prouve donc que dans la «série pratique » l’enfant prenne con-
science de deux moments successifs du temps, tandis que dans
la série C—>R, cette distinction s’impose: partant de la per-
ception de R, l’enfant doit, en effet, reconstituer lui-méme la
succession C —> R. En bref la série pratique, quoique ordonnée
dans le temps du point de vue de ]’observateur, reste globale
et indifférenciée du point de vue du sujet, tandis que les séries
inhérentes aux réactions circulaires secondaires tendent néces-
sairement a se différencier.
Quant aux successions de perceptions dues, par exemple, aux
coordinations inter-sensorielles du second stade (entendre un
son puis apercevoir le tableau visuel ainsi annoncé) ou a l’obser-
vation de l’activité d’autrui (attendre le biberon aprés avoir vu
la porte s’ouvrir), nous prétendons qu’élles ne sont jamais du
type C —> R, mais uniquement du type R, —> Rg, etc. Autrement
dit, l'enfant, en présence d’un tableau perceptif R, s’attend, par
voie de signalisation, a voir le tableau Rg, etc., tandis que dans
le cas de la série C—> R |'enfant, voyant le tableau R, reconsti-
tue lui-méme, grace 4 un procédé de récurrence, la succession
C — R pour agir sur R. C’est pourquoi, dans ce dernier cas, il est
fort vraisemblable que la succession C — R est apercue comme
telle. Au contraire, dans le cas de la succession R, —> R,, on
peut se demander si l’enfant a conscience de la succession ou
non. Or, on l’a souvent remarqué, une succession de perceptions
n’entraine pas nécessairement une perception de la succession.
Bien plus, toute la suite de notre analyse nous montrera que
l’enfant ne tient compte de l’ordre de succession des événements
LE CHAMP TEMPOREL 285

que lorsqu’il a lui-méme imposé cet ordre ou lorsqu’il est lui-


méme intervenu dans sa constitution. Par contre, lorsqu’il
assiste passivement a une succession d’événements dans les-
quels il n’est pour rien, l'enfant n’arrive pas, jusque vers 11-12
mois, a se rappeler ou a utiliser cet ordre (on l’a vu déja au chap.
III a propos de la notion d’objet: l’ordre de succession des
déplacements n’intéresse pas le sujet jusqu’au cinquiéme stade).
Dés lors, dans le cas de la succession R,; —> Rg, etc., tout se passe
comme si l’enfant éprouvait successivement une série de percep-
tions, mais sans percevoir la succession comme telle.
Dira-t-on cependant que, dans ce dernier cas, la signalisa-
tion entraine une attente qui est l’équivalent d’une conscience
de la succession ? D’une maniére générale, ne peut-on pas sou-
tenir que, dans toute « série pratique » il y a effort, désir, donc
attente, sentiment d’insatisfaction, puis de satisfaction, bref
conscience d’une durée et d’une succession d’états ? Nous tou-
chons ici, croyons-nous, au nceud de la question. Les considéra-
tions qui précédent ne démontrent, en effet, nullement, que la
conscience du temps soit absente des deux premiers stades de
l’évolution intellectuelle. Tout ce que nous affirmons, c’est qu’il
n’y a point encore de notions du temps s’appliquant aux phe-
noménes extérieurs ni de champ temporel englobant le déroule-
ment des événements en eux-mémes et indépendamment de
l’action propre. Mais, de méme que l’espace commence par étre
simple coordination pratique des mouvements du corps avant
de se constituer a titre de relation entre des objets permanents
et le corps lui-méme, de méme le temps commence par étre sim-
ple durée immanente aux « séries pratiques », avant de s’affirmer
comme instrument d’ordination reliant entre eux les événements
extérieurs et les actes du sujet. Le temps primitif est donc non
pas un temps percu au dehors, mais une durée sentie au cours
de l’action elle-méme.
Que peut étre cette durée ? Elle se confond avec les impres-
sions d’attente et d’effort, avec le déroulement méme de I’acte,
vécu intérieurement. Comme telle, elle remplit assurément tout
Yunivers de l’enfant, puisque aucune distinction n’est encore
donnée entre un monde interne et l’univers externe. Mais elle
ne comporte ni un «avant» et un «aprés » réels, lesquels sont
toujours relatifs A des événements ordonnés en eux-mémes, Ni
une mesure des intervalles, laquelle dépend elle aussi d’une mise
en relation des actions avec les points de repére du monde exté-
rieur. C’est donc le « temps propre » dans son immédiateté comme
dans son imprécision : le simple sentiment d’un déroulement et
de directions successives immanents aux états de conscience.
286 LA CONSTRUCTION DU REEL

Du point de vue de la mémoire, de cette « perception du


temps » comme l’appelle Delacroix, une telle situation comporte
la conséquence suivante : la seule forme de mémoire dont témoi-
gneront les conduites des deux premiers stades sera la mémoire
de récognition, par opposition aux mémoires de localisation ou
d’évocation. En effet, l'enfant, dés les premiéres semaines de
son existence, sait reconnaitre les tableaux perceptifs (ainsi que
nous y avons insisté au cours du vol. I, 4 propos de |’assimilation
récognitive). Mais cela ne prouve ni qu’il sache en évoquer
Vimage lorsqu’il ne les pergoit pas, ni qu’il puisse, au moment ot
il les pergoit, localiser dans le passé le souvenir de les avoir vus
antérieurement. I] est vrai que, selon M. Delacroix, toute réco-
gnition entrainerait une localisation. Mais, s’il est exact que,
pour |’adulte, l’impression du « déja vu », inséparable de la réco-
gnition, implique une distinction entre le passé et le présent,
donc un début de localisation, il n’est pas prouvé qu’au stade
durant lequel aucun point de repére ne permet encore d’établir
une sériation des événements dans le monde extérieur, la recon-
Naissance dépasse un sentiment global du familier qui ne
suppose aucune différenciation nette entre le passé et le présent
Mais simplement le prolongement qualitatif de celui-la dans
celui-ci.

§ 2. LE TROISIEME STADE: LES SERIES SUBJEC-


TIVES. — Le temps caractéristique des deux premiers stades
est un temps pratique, reliant entre eux les mouvements succes-
sifs d’un méme schéme, mais inconscient de son propre déroule-
ment et donnant tout au plus occasion a des sentiments d’at-
tente, d’eflort, d’arrivée au but, etc., caractéristiques de la durée
purement psychologique. A partir du troisiéme stade, par contre,
cette situation se modifie dans la mesure ow, grace 4 la préhen-
sion des objectifs visuels, l'enfant commence 4 agir sur les choses
et a utiliser les relations qu’elles présentent entre elles. Les
« séries » temporelles débordent ainsi les rapports purement pra-
tiques que soutiennent entre eux les actes et les gestes propres
pour s’appliquer désormais aux événements extérieurs eux-
mémes. Seulement, cette extension du temps aux mouvements
des choses demeure subordonnée 4 une condition essentielle:
elle n’a lieu que dans Ja mesure oti ces mouvements dépendent
de l’action propre. En d’autres termes, le temps commence &
s’appliquer a la succession des phénomeénes, mais dans la mesure
ou cette succession est due a l’intervention de l'enfant lui-méme.
C’est ce type de séries que nous appellerons les « séries subjec-
tives ».
LE CHAMP TEMPOREL 287

Pour comprendre la nature de ces « séries subjectives », il est


nécessaire de les comparer aux « groupes subjectifs » caractéri-
sant le troisiéme stade du développement de l’espace, ainsi qu’aux
conduites des stades correspondants de l’objet et de la causalité.
On se rappelle qu’aprés avoir témoigné durant les deux premiers
stades d’une indifférence presque totale pour les tableaux qui
disparaissent du champ de la perception, l’enfant se décide,
durant le troisiéme stade, a leur attribuer un début de perma-
nence; mais cette consistance objective naissante demeure toute
relative a ]’action propre elle-méme, puisque ce n’est qu’en pro-
longeant les mouvements esquissés d’accommodation que l’en-
fant se montre capable de rechercher les objets disparus. L’objet
commence donc a se constituer, mais dans la mesure ot il émane
sans plus de l’activité du sujet. La causalité de méme, qui se
confond au début avec les relations intérieures a l’acte (les rap-
ports unissant le désir a la satisfaction), commence, a partir du
troisiéme stade, 4 s’appliquer aux choses. Mais elle s’y applique
sans se détacher pour autant de I’activité propre : tout au con-
traire, la causalité du troisiéme stade consiste en une relation
d’efficace et de phénoménisme mélés telle que l’action propre
soit concue comme seule cause, non seulement des résultats dont
l’expérience montre qu’elle est effectivement capable de les pro-
duire, mais encore de n’importe quel effet surgissant sans con-
tact objectif avec le sujet. Dans ces conditions, l’espace du troi-
siéme stade consiste en une projection des groupes « pratiques »
dans le champ de la perception, mais dans un champ circonscrit
par l’action propre seule. En d’autres termes, l’enfant n’établit
point encore de relations spatiales entre les objets comme tels
et ne tient pas compte des déplacements du corps propre dans
sa totalité: l’espace qu’il percoit demeure immanent a l’action
exercée sur les choses et les « groupes subjectifs » ainsi définis
restent intermédiaires entre les groupes pratiques et les groupes
objectifs. Or, pour ce qui est du temps, il en va exactement ainsi :
ces «séries subjectives » constituent une application du temps
propre aux choses, mais dans la mesure ou la succession des évé-
nements qui se produisent au sein des choses est réglée par le
sujet lui-méme. En d’autres termes, |’enfant ne percoit point
encore la succession comme telle des événements indépendants
de lui, c’est-a-dire qu’il n’est point apte encore a constituer des
«séries objectives». Mais il a dépassé le niveau du temps sim-
plement vécu : les « séries subjectives » font ainsi transition entre
les « séries pratiques » et les « séries objectives ».
C’est dans le champ des «réactions circulaires secondaires »
que se déploient les « séries subjectives », de méme que c’est la
288 LA CONSTRUCTION DU REEL

«réaction circulaire différée » qui constitue le premier exemple


str de mémoire de localisation. Mais on peut se demander si
n’importe quelle réaction circulaire secondaire donne naissance
a des séries temporelles subjectives, et c’est en quoi une discus-
sion des observations, 4 ce nouveau point de vue, est nécessaire
pour définir les « séries » en question.
Au moment ow la réaction circulaire secondaire prend nais-
sance, il n’est pas certain, en effet, qu'elle nécessite immédiate-
ment une ordination des perceptions dans le temps. L’enfant se
borne a constater que tel geste produit tel résultat et a reproduire
le geste efficace avec le plus de précision possible : l’ordination
temporelle qu’exige une telle conduite commence donc par étre
« pratique », et ne suppose point d’emblée une mise en séries des
perceptions elles-mémes, autrement dit une élaboration de
« séries subjectives ». Par exemple, lorsque Lucienne, entre 0; 3
et 0; 4 (vol. I, obs. 94 et 94 bis), découvre qu’en secouant ses
jambes elle ébranle le toit de son berceau, il va de soi qu'elle
ordonne ses gestes dans le temps: il ne lui arrive pas de regarder
le toit pour le voir remuer ni de s’attendre 4 ce qu'il remue avant
qu’elle ait elle-méme secoué ses jambes. I] y a donc 1a une « série
pratique » nette: elle secoue d’abord et s’attend ensuite seulement
aux mouvements du toit, si minime que soit |’intervalle séparant
le premier terme du second. Mais cette ordination pratique
implique-t-elle d’emblée l’action plus complexe qui consiste a
percevoir la sériation comme telle, et & découvrir que ]’un des
termes de la série est nécessairement antérieur a l’autre ? Nous
demeurerions nous-mémes fort empéchés, par exemple, de recons-
tituer la succession exacte des mouvements que nous exécutons
pour nager, plonger de haut, etc., alors que nous savons fort bien
la sérier pratiquement. I] est donc difficile de faire la preuve que
les « séries subjectives » se constituent déja a l'occasion de tels cas.
En effet, une fois constitués ces schemes é]émentaires de la réac-
tion circulaire secondaire (et ils s'élaborent en partie fortuite-
ment), point n'est besoin, pour les remettre en ceuvre, de perce-
voir les sériations que comporte chacun d’eux. II suffit ainsi que
Venfant retrouve du regard la toiture de son berceau, pour que
le scheme dont il vient d’étre question soit activé a nouveau :
le mouvement des jambes nen apparaitra point nécessairement,
pour autant, antérieur, aux yeux de l'enfant, a celui du toit
qu’elles ébranlent, le tout étant encore concu comme une liaison
indissociable et quasi immédiate.
Par contre, lorsque la perception du tableau R, au sein
duquel se produira le résultat désiré, déclenche, non pas un geste
susceptible de se produire immédiatement (tel que le mouve-
LE CHAMP TEMPOREL 289

ment des jambes, dont nous venons de parler), mais un geste


complexe faisant intervenir la recherche et l'emploi d’un objet
intermédiaire percu C, la situation se présente sans doute diffé-
remment. Soit, par exemple, un hochet (R), dont l'enfant sait
qu'il peut le balancer moyennant |’ébranlement de la chaine (C)
qui lui est fixée, la perception de R déclenchera non pas direc-
tement l’action de tirer, mais celle de chercher la chaine puis
seulement de la tirer. En un tel cas, l’enfant a beau ne rien savoir
des contacts entre la chaine et le hochet (la causalité demeure
donc ici du type de l’efficace et du phénoménisme mélés), il est
probablement conduit a percevoir la sériation de ses propres
démarches : la vision de R déclenche la série C —> R, et comme
cette série donne lieu a la fois 4 une recherche véritable (la condi-
tion C n’étant pas remplie automatiquement) et a une perception
externe des mouvements exécutés (ces mouvements étant rela-
tifs & des objets matériels), la sériation cesse d’étre purement
« pratique » pour entrer dans la sphere des séries « subjectives ».
I] est naturellement difficile, si l’on veut tenter une reconsti-
tution hypothétique des réactions internes propres a de telles
conduites, de dire avec assurance quand prennent fin en fait les
s€ries purement pratiques et quand débutent réellement les séries
subjectives. Mais si l’on cherche simplement, comme nous l’avons
fait jusqu’ici, ou bien a décrire les choses en termes de conduites,
ou bien a trouver dans le comportement le critére d’opérations
qu’il est permis de concevoir en termes de conscience, on peut
considérer que les « séries subjectives » sont constituées lorsque
la réaction circulaire secondaire porte sur deux objets a la fois,
et non plus seulement sur un seul. En effet, la présence de deux
objets distincts dont l’un est condition de l’activité de ]’autre,
permet une perception de la succession en plus d’une simple
ordination pratique des gestes successifs. I] convient d’ailleurs
de noter que de telles réactions circulaires, portant sur deux
objets, sont aussi précoces que les autres. Le hasard seul décide
si l'enfant débutera par l’un ou l'autre type.
Voici les exemples que |’on peut citer :

Obs. 169. — A 0; 3 (13), Laurent, déja habitué depuis quelques heures


4 ébranler un hochet suspendu en tirant la chaine fixée a cet objet (voir
vol. I, obs. 98) est attiré par le son du hochet (que je viens de secouer) et
regarde A la fois ce hochet et la chaine pendante. Alors, tout en fixant du
regard le hochet (R), il Jache de la main droite un drap qu’il sugait pour
chercher de cette main l’extrémité inférieure de la chaine pendante (C). Sitét
en contact avec la chaine, il la saisit et tire, reconstituant ainsi la série C>R.
Méme observation a 0; 3 (23), 0; 5 (25), etc. A propos d’un cordon sus-
pendu (C) et de la toilure (R) du berceau (voir vol. I obs. 99).

19
290 LA CONSTRUCTION DU REEL

Méme observation a 0; 4 (30), A propos d’une poupée suspendue (C) aux


hochets (R) accrochés au toit : il regarde d’abord les hochets et secoue ensuite
seulement la poupée (vol. I, obs. 99).
Mémes observations sur Jacqueline a 0; 7 (23), 4 propos du toit R et
d’un cordon C (voir vol. I, obs. 100) et sur Lucienne a 0; 6 (5) (voir vol. I,
obs. 100 bis).

Il reste A interpréter de telles « séries subjectives » du point


de vue de l’intelligence du temps, c’est-a-dire 4 les opposer aux
conduites plus complexes que révélera le quatriéme stade. Pour
le dire en un mot, il semble que le sujet apte aux présentes con-
duites utilise seulement les notions de l’avant et de l’aprés, mais
il n’est point encore capable d’une ordination des événements
eux-mémes. I] convient, en effet, de se rappeler que le champ
temporel est corrélatif a ]’élaboration des séries causales. Or, la
« réaction circulaire secondaire », méme lorsqu’elle porte sur deux
objets a la fois, differe encore nettement de 1|’« application des
moyens connus aux situations nouvelles »: dans la premiére de
ces deux conduites, ce n’est pas l’activité de l’objet A qui est
concue comme cause des mouvements de l’objet B, mais bien
le geste global qui utilise A, tandis que, dans la seconde conduite,
la causalité est spatialisée et objectivée en A, si bien que B est
regardé comme dépendant de A. Du point de vue du temps, cela
signifie donc que l'enfant apte a exécuter la premiére de ces
conduites est par 14 méme capable de discerner un « avant » et
un « aprés » au sein des résultats de ses propres actes, tandis que
seule la pratique de la seconde conduite lui enseignera a ordonner
les événements en eux-mémes, c’est-a-dire en tant que relatifs
aux objets comme tels.
Cette distinction peut paraitre subtile. Mais nous allons
maintenant constater, en examinant les progres d'ordre mnémo-
nique dont témoigne ce troisi¢me stade, qu’eltie correspond a des
faits réels et n’est point, par conséquent, qu’une simple vue de
l’esprit. On se rappelle que la mémoire propre au second stade
est essentiellement une mémoire de récognition, supposant la
constitution d’habitudes sensori-motrices et une assimilation des
objets familiers 4 ces schémes pratiques. I] nous a done paru
que ni la localisation dans le temps ni, a plus forte raison, |’évo-
cation des souvenirs n’étaient accessibles A cette mémoire élé-
mentaire, sauf en ce qui concerne peut-étre une localisation toute
intérieure se traduisant par l’impression du familier et, précisé-
ment, du connu. Or, avec le troisiéme stade et ses «séries sub-
jectives », apparait un début de localisation des souvenirs dans
le temps, mais, comme nous allons le voir, cette localisation
demeure lice 4 l’action elle-méme et ne se prolonge point encore
LE CHAMP TEMPOREL 291

en une ordination relative aux événements comme tels. Nous


retrouvons donc, sur le plan de la mémoire, la distinction établie
a l’instant a propos de la causaliteé.
La premiére forme de localisation des souvenirs nous parait
étre fournie par cette conduite sur laquelle nous avons déja
insisté a propos des objets, la « réaction circulaire différée » (voir
chap. I, § 2). Il s’agit d’actions interrompues que le sujet reprend
sit6t aprés interruption et sans qu’intervienne a nouveau
lexcitant habituel. Par exemple l'enfant regarde un objet (réac-
tion circulaire primaire) ou exerce sur lui sa propre activité
(réaction circulaire secondaire), et, aprés avoir été distrait un
instant par une autre source d’intérét, il se remet d’un bond
dans la position premiére de contemplation ou d’action. Nous
avons cité (obs. 18-20) des exemples de réactions secondaires
différées. Voici des cas de réactions primaires également différées,
aussi intéressantes que les derni¢res au point de vue de la
mémoire :

Obs. 170. — A 0; 8 (7), Laurent voit sa mére entrer dans la chambre et


la suit des yeux jusqu’a ce qu’elle s’asseye derriére lui. I] reprend alors ses
jeux, mais se retourne a plusieurs reprises pour la revoir. Cependant aucun
son ni aucun bruit ne peut lui rappeler cette présence.
Il y a donc 1a un début de constitution de l’objet, analogue a ceux que
nous avons cités a propos du troisiéme stade de ]’objectivation : ce processus
va donc de pair avec un début de mémoire ou de localisation dans le temps.

Obs. 170 bis. — A 0; 9 (18), Jacqueline s’amuse avec une boite de cris-
tal, qu’elle saisit, repose devant elle, etc. A plusieurs reprises, elle lache
l’objet pour regarder sa mére, qui est a cété d’elle, et lui sourire. Mais chaque
fois, elle revient A la bofte en dirigeant d’emblée son regard et sa main dans
la bonne direction.
A 0; 9 (20), de méme, alors qu’elle est assise dans son berceau et joue
avec divers objets, elle apercgoit ma main au-dessus d’elle, posée sur la toi-
ture semi-transparente. Elle sourit, puis se remet a jouer, mais, plusieurs
fois de suite, reléve la téte pour retrouver d’emblée Ja main du regard.

Or, il est indéniable que de telles conduites supposent, outre


le début de permanence et de localisation spatiale que nous avons
commenté a propos des objets et de l’espace, un commencement
de localisation dans le temps. Lorsque Laurent, par exemple,
regarde sa maman s’asseoir derri¢re lui, puis revient aux objets
que je lui présente pour se retourner ensuite plusieurs fois, il est
évident qu’il est capable, non seulement de la reconnaitre
(mémoire de récognition), mais encore de la situer de mémoire
a.l’endroit qu’elle vient d’occuper dans un passé proche, par
opposition aux autres lieux ot elle a été vue précédemment
(localisation dans le temps). Comme les réactions secondaires
292 LA CONSTRUCTION DU REEL

relatives 4 deux objets réunis, une telle conduite suppose donc


une notion ¢lémentaire de I’« avant » et de l’« apres » : au moment
ou. Laurent regarde les jouets que je lui tends, il se rappelle que
juste auparavant sa mere était assise derriere lui. Bien entendu,
il n'y a point encore 1a d’« évocation » et c'est, pour ainsi dire,
grace au geste de se retourner pour voir que l'enfant constitue
son souvenir naissant, mais si « moteur » et si peu représentatif
que soit ce souvenir, il n’en suppose pas moins un début de
localisation.
Seulement, peut-on conclure de la a une ordination des sou-
venirs relativement aux événements externes comme tels ? C'est
la que réapparait la distinction, établie tout a l’heure, entre les
«séries subjectives » et les débuts d’ordination objective. En
effet, il suffit que les événements sur lesquels porte cette mémoire
éleémentaire se déroulent indépendamment de lI’action de l’en-
fant (du geste de se retourner), ou supposent une suite d’actions
identiques et non pas une coordination de schemes distincts,
pour que le sujet cesse de conserver le souvenir de la succession.
C’est ce que nous avons constaté sans cesse a propos de la notion
d’objet et de l’espace : l'enfant ne tient pas compte des positions
successives occupées par l'objet, comme s'il les oubliait au fur
et a mesure ou comme si l'objet n’avait point pour lui de perma-
nence spatiale (nous avons admis jusqu’ici que ces deux expli-
cations revenaient au méme: voir chap. I, § 2 et 3).
Citons encore un exemple pour completer l’obs. 170 commen-
tée a l’instant :

Obs. 171. — A 0; 8 (7), Laurent, immédiatement aprés les conduites de


Vobs. 170, présente une réaction qui en éclaire la signification: sa mére
s’étant levée et ayant quitté la chambre, Laurent l’a suivie des yeux jusqu’a
la porte, puis, aussitét apres sa disparition, l’a de nouveau cherchée du
regard derriére lui, a l’endroit o8 elle était auparavant !

Il est vrai qu’un probléme préjudiciel se pose a propos de


tels faits : c’est de savoir s’ils intéressent réellement la mémoire
et le temps, et non pas seulement la structure de l'objet et le
champ spatial. En d’autres termes, lorsque Laurent, apres avoir
vu sa mere sortir de la chambre, la recherche derriére lui, la ou
elle était auparavant, est-ce parce qu'il a perdu le souvenir des
déplacements successifs de l'objet, ou simplement parce que ces
déplacements ne sont encore ordonnés ni dans un espace cohe-
rent ni dans un univers de substances permanentes ? La ques-
tion que nous rencontrons ainsi se retrouvera, sous une forme
plus précise, 4 propos du quatriéme stade, mais force nous est
déja de prendre position. Supposons donc que ni le temps ni la
LE CHAMP TEMPOREL 293

mémoire n’interviennent dans ]’explication de telles conduites:


selon cette hypothése, si l'enfant, tout en se rappelant fort bien
que sa maman, apres avoir été assise derriére lui, est sortie de la
chambre, la recherche cependant 4 sa place initiale, c’est que sa
mere n’est point pour lui un objet permanent, dont les déplace-
ments s’ordonnent dans l’espace, mais simplement un tableau
sensoriel susceptible de réapparaitre 14 méme ou il a été anté-
rieurement percu. Or, précisément parce que nous admettons
ces dernieres théses en ce qui concerne l’espace et l'objet (ce sont
celles-la mémes que nous avons cherché a démontrer dans les
chap. I et II), nous croyons qu’elles impliquent des interpréta-
tions paralleles en ce qui concerne la mémoire et le temps. En
d’autres termes, si Laurent se rappelait les déplacements succes-
sifs de sa maman, il serait capable, en appliquant une telle apti-
tude a tous les tableaux perceptifs intéressants pour lui, de
construire un espace cohérent et un monde d’objets substantiels,
et il ne chercherait pas sa mere derriére lui lorsqu’elle disparait
en un autre endroit. Inversement, s’il recherche sa mére ou il
l’a vue d’abord, sans tenir compte de son déplacement en une
direction opposée de ]’espace, c’est, nous semble-t-il, que sa
mémoire — donc sa perception du temps — demeure entierement
asservie a ses gestes pratiques, comme lorsque nous cherchons
notre montre dans notre poche apres ]’avoir déposée sur la table.
En effet, si notre mémoire ne fonctionnait jamais que comme
dans ce dernier exemple, nous ne posséderions ni espace organisé
ni objets : l’univers demeurerait pour nous ce qu’il est pour I’en-
fant du présent stade, un monde de réactions polarisées et non
pas d’événements ordonnés dans l’espace et dans le temps.
En bref, l'enfant du troisitme stade sait percevoir une suc-
cession d’événements lorsqu’il a lui-méme engendré cette succes-
sion, ou lorsque |’« avant » et 1’« apres » sont relatifs a sa propre
activité, mais il suffit que les phénoménes percus se succedent
indépendamment de lui pour qu’il néglige l’ordre du déroulement.
Nous ne voulons pas soutenir par la qu'il intervertisse systema-
tiquement cet ordre ni qu'il soit incapable d’en saisir des linéa-
ments : nous prétendons simplement qu’en de telles conditions,
la mémoire pratique, c’est-a-dire liée aux gestes, prime toute
opération dirigée par les faits extérieurs, et qu’ainsi la structura-
tion objective du temps demeure impossible.
L’analyse des faits relatifs 4 la mémoire des positions con-
firme donc celle des comportements intéressant la causalité. Si
le troisieme stade est en progrés sur les précédents en ce qu'il
semble comporter, pour la premiere fois, une conscience du temps
ou une perception de I’«avant» et de l’«aprés», tout concorde,
294 LA CONSTRUCTION DU REEL

par conséquent, pour montrer que cette perception demeure


relative 4 l’activité propre : les « séries » constituées restent donc
« subjectives », au sens ou nous avons parlé des « groupes sub-
jectifs », l’objectivation du temps ne se dessinant qu’a partir
du prochain stade. En d’autres termes, l’enfant du présent stade
n’est pas encore capable de reconstituer l'histoire des phénoménes
extérieurs eux-mémes, ni de situer sa durée propre dans celle
des choses, ni d’évaluer la longueur des intervalles, mais seule-
ment de percevoir la succession élémentaire de ses actions déja
organisées.

§ 3. LE QUATRIEME STADE: LES DEBUTS DE L’OB-


JECTIVATION DU TEMPS. — Pour comprendre en quoi ce
quatriéme stade différe des précédents, il convient une fois de
plus de mettre |’évolution du temps en rapport avec celle des
objets, de l’espace, de la causalité et de l’intelligence en son méca-
nisme total. C’est & la seule lumiére de ces rapprochements que
le détail des faits acquiert quelque signification.
Or le quatriéme stade est celui a partir duquel les schémes
acquis au moyen des réactions circulaires secondaires donnent
lieu a ce type de conduites que nous avons appelées « application
des moyens connus aux situations nouvelles ». Aprés avoir sim-
plement reproduit les gestes aboutissant a d’intéressants résul-
tats, l’enfant devient apte 4 combiner les schemes entre eux et
de les subordonner les uns aux autres a titre de moyens et de fins.
Un tel progrés entraine, il va de soi, d’importantes conséquences
en ce qui concerne le développement du temps. Une sériation
des moyens et des fins n’est, en effet, possible que dans la mesure
ou le sujet est capable d’ordonner dans le temps les événements
eux-mémes : les « séries subjectives » propres 4 la réaction cir-
culaire secondaire commencent ainsi 4 s’objectiver.
Cette supposition acquiert plus de vraisemblance encore a
l’examen des conduites propres a l'objet, A l’espace et a la cau-
salité. En ce qui concerne la notion d’objet, nous avons constaté
que l’enfant de ce stade commence 4a rechercher les choses dis-
parues derriére les écrans : les notions de l’« avant » et de l’« aprés »
s’appliquent donc désormais aux déplacements de l’objet lui-
méme et non plus seulement aux mouvements que fait l'enfant
au cours de ses actions. De méme, en ce qui concerne l’espace, la
constitution des « groupes réversibles » dénote un début d’objec-
tivation des groupes de déplacements, et par conséquent une
objectivation des séries temporelles correspondantes. Quant a Ja
causalité, les esquisses de spatialisation et d’objectivation qui
LE CHAMP TEMPOREL 295

marquent son évolution durant ce stade entrainent les mémes


conséquences du point de vue du temps: les séries temporelles
commencent a s’appliquer aux choses elles-mémes, c’est-a-dire
aux liaisons objectives et spatiales unissant une cause externe a
son effet particulier.
En bref, les diverses conduites caractéristiques de ce stade
convergent pour montrer comment le temps, d’abord inhérent
a l’action propre seule, commence 4 s’appliquer aux événements
indépendants du moi et a constituer ainsi des « séries objectives ».
Mais, du méme coup, elles convergent pour montrer combien
cette objectivation reste limitée. En effet, dans les divers
domaines auxquels nous venons de nous référer |’objectivation
propre au quatrieme stade demeure relative et ne parvient point
encore a s’aflranchir du primat de l’activité propre. C’est ainsi
que |’« application des moyens connus aux situations nouvelles »
ne constitue qu’un terme de transition entre la simple réaction
circulaire et les conduites plus complexes utilisant sans restric-
tion les rapports des choses entre elles. C’est ainsi que la recherche
de l’objet disparu demeure faussée, durant tout le stade, par la
notion d’une position privilégiée, laquelle notion dérive, comme
nous l’avons vu, des illusions inhérentes a l’activité propre. Les
mémes remarques s’appliquent a l’espace lui-méme. Enfin la
causalité, tout en commengcant a s’objectiver et a se spatialiser,
reste intermédiaire entre l'« efficace » subjective et la causaliteé
physique. L’ensemble de ces circonstances pése assurément sur
le destin des séries temporelles. Nous allons voir, en effet, en etu-
diant maintenant le détail des faits, combien l’objectivation de
ces séries demeure inchoative, comparée aux progres caractéris-
tiques des stades suivants.
Les exemples les plus clairs d’ordination temporelle propre
a ce quatriéme stade sont ceux que révéle l’analyse de la notion
d’objet. Ainsi qu’on l’a vu par les obs. 36-38 (chap. I), l'enfant
de ce stade est devenu capable de rechercher l’objet disparu
lorsqu’il a vu qu’on le cachait sous un écran ou que |’écran
venait s’interposer entre l’objet et son regard. Du point de vue
de la mémoire ou de la sériation des perceptions dans le temps,
il y a la une conduite importante, car, pour la premicre fois,
nous semble-t-il, l'enfant retient une suite d’événements dans
lesquels il n’est pour rien. Jusqu’alors, en effet, l'enfant ne cher-
chait l'objet disparu que si, au moment de la disparition, un
geste de préhension était déja esquissé, qui permettait a la
mémoire de prolonger l’action en cours. Ou encore, lors des
«réactions circulaires différées », l'enfant retrouvait l’action ou
la perception interrompues en reprenant sans plus son attitude
296 LA CONSTRUCTION DU REEL

ou sa position initiales, ce qui constituait une autre forme de


mémoire active. Au contraire, les conduites dont nous parlons
maintenant consistent a ordonner dans le temps des événements
indépendants de l’action propre: l'enfant percoit un objet
(tableau O), puis il percoit un écran venant masquer cet objet
(tableau P), mais, tout en percevant P, il garde le souvenir du
tableau O et agit en conséquence. Pour la premiere fois, l'enfant
téemoigne donc de la capacité de se remémorer des événements
comme tels et non pas des actions.
Bien entendu, toutes les transitions existent entre les simples
réactions circulaires différées et de telles conduites. Lorsque
lenfant du stade précédent regarde un objet O, puis est distrait
par P et revient enfin a O, il semble également qu'il se rappelle
les événements comme tels et les ordonne dans le temps. Nous
n’avons cependant pas pu interpréter les choses ainsi: il nous a
semblé que l'enfant ordonne moins l’existence objective ou la
position de O que l’action ou la position du corps propre relatives
a O. Au contraire, lorsque, sans agir lui-méme, l'enfant voit dis-
paraitre O derriere P et se rappelle ensuite la présence de O,
nous croyons que ce sont les faits extérieurs eux-mémes, indé-
pendamment de I’action, qui donnent lieu a cette sériation. Mais
il va de soi qu’une telle distinction est affaire de nuances bien
difficile a préciser : la seule chose certaine est que la mémoire et
la construction du temps ne procédent pas sans plus d’un temps
physique et objectif 4 la durée interne, mais au contraire d’une
durée non ordonnée et d’abord purement pratique (c’est-a-dire
a la fois interne et externe) 4 un temps bien ordonné et dont
l’aspect physique se différencie progressivement de l’aspect psy-
chologique. C’est seulement par rapport a une telle loi d’évolu-
tion qu’un essai d’analyse différentielle des conduites successives
acquiert quelque signification. A cet égard, la recherche de l’ob-
jet caché par un écran nous parait constituer un progrés dans
lobjectivation des séries temporelles, par comparaison avec
lacte de retrouver un objet quitté du regard; mais, s’il fallait
homologuer ces deux comportements I’un a l’autre, nous dirions
que la mémoire pratique prédomine encore dans la recherche
de l’objet caché plutét que d’admettre le primat de la mémoire
objective dans l'une et l'autre conduite.
La preuve que la mémoire pratique et les « séries subjectives »
subsistent dans la recherche de l'objet disparu n’est d’ailleurs
pas difficile 4 fournir. I] suffit, en effet, de compliquer tant soit
peu les déplacements de l'objet pour constater combien fragile
demeure encore ]’objectivation des séries temporelles. Le moment
est venu, a cet égard, de discuter, du point de vue de Ja notion
LE CHAMP TEMPOREL 297

de temps, les faits exposés au § 3 du chapitre I a propos de la


notion d’objet (obs. 39-45 et 46-52).
L’on cache un jouet en A. L’enfant le cherche et le trouve.
Apres quoi on cache le méme objet en B. Or il se produit ceci,
durant le quatricme stade, que l'enfant, tantét se dirige directe-
ment vers A, la ou sa recherche a été auparavant couronnée
de succés (c’est la « réaction typique » — obs. 39-45 — des débuts
du stade), tantét se dirige vers B mais, s’il ne réussit pas d'em-
blée a voir l’objectif, retourne en A (« réaction résiduelie » de la
fin du stade : obs. 46-52). Comment interpréter ces faits du point
de vue de la mémoire et de la notion de temps ?
On pourrait tout d’abord supposer que de telles observations
n'ont aucun rapport avec les séries temporelles. Dans cette hypo-
these, l'enfant qui cherche en A l’objet qu’il vient de voir dispa-
raitre en B saurait parfaitement ordonner dans son souvenir les
positions de l'objet en A, puis en B; mais, ayant constaté l’anéan-
tissement de l’objectif en B, ii admettrait que, par un procédé
ou un autre, le méme objectif serait capable de réapparaitre en A.
S’il en était ainsi la structure objective de l’univers serait diffé-
rente pour le sujet de ce qu'elle est pour nous, mais sans que
cette différence implique nécessairement un défaut d’ordination
dans le temps.
Mais, si une telle interprétation demeure plausible du point
de vue logique, elle ne l’est guére du point de vue génétique. En
effet, comme nous avons essayé de le montrer déja a propos de
lobjet, la construction des objets, celle de l’espace et celle du
temps sont étroitement solidaires. A quoi servirait-il a l'enfant
de se rappeler, c’est-a-dire d’ordonner dans le temps, la série
des déplacements ou des positions d’un objet tant que la perma-
nence de cet objet est concue comme liée a une situation privi-
légiée ? Et, inversement, si l'enfant était capable de cette séria-
tion objective, pourquoi ne concevrait-il point la permanence
des objets comme liée précisément a la loi de leurs déplacements ?
S’il n’en est rien, c’est que, nous l’avons vu, la permanence que
confére l’action propre prime encore celle des structures objec-
tives. Du point de vue du temps, une telle interpretation nous
parait entrainer les conséquences suivantes: lorsque |’enfant
recherche en A l'objet qu'il vient de voir disparaitre en B, le
souvenir pratique de l’action liée a la position A l’emporte encore
sur toute mémoire de la succession des déplacements eux-mémes.
En d’autres termes la série redevient « subjective » des que réap-
parait la considération des actions passées exercées sur l'objet,
tandis que les séries marquant les débuts de ce stade demeurent
« objectives » avant l'intervention de l’action. C’est ce qui expli-
298 LA CONSTRUCTION DU REEL

que, du point de vue de la mémoire, le paradoxe des « réactions


résiduelles ». L’enfant voit disparaitre l’objet en A, il le recherche
et le trouve, puis il le voit s’éclipser en B, explore un instant la
position B et retourne enfin en A ! Qu’est-ce a dire sinon que le
sujet commence a élaborer une série temporelle « objective »
impliquant cette fois deux déplacements successifs, mais que,
a la premiere difficulté pratique, la série redevient « subjective »,
c’est-a-dire dominée par le souvenir des actions qui ont réussi ?
En d’autres termes, l'enfant agit ici comme l’adulte qui a sorti
sa montre de sa poche pour la poser sur la table et qui, la recher-
chant ensuite sous ses papiers, ne se rappelle qu’un instant tres
court l’avoir mise devant lui, puis n’en est plus trés sar et revient
a la position habituelle : la mémoire pratique finit ainsi par domi-
ner celle des déplacements réels.
En bref les conduites du quatriéme stade relatives a l'objet
montrent que l’enfant devient capable d’élaborer des « séries
objectives » et d’ordonner ainsi dans le temps les événements
eux-mémes, mais que cette acquisition demeure fragile et sou-
mise au primat de la mémoire pratique, autrement dit encore
des « séries subjectives ».
L’examen des comportements relatifs a l’espace conduit aux
mémes conclusions. En son analyse de la notion du groupe, H.
Poincaré a soutenu, il est vrai, que la constitution du temps
précéde celle de l’espace, puisque le groupe des déplacements
suppose une ordination temporelle des mouvements. Mais com-
ment concevoir une sériation des événements sans une élabora-
tion spatiale et causale de ceux-ci ? I] nous parait donc que, si
l’on distingue les séries subjectives et les séries objectives, ]’éla-
boration de ces derniéres ne saurait s’opérer indépendamment
de l’espace : la constitution du temps n’est a cet égard autre
chose que sa spatialisation. Or les « groupes » du quatriéme stade
demeurent, tout comme la permanence elle-méme des objets,
intermédiaires entre l'état « subjectif » et l’état « objectif » : c'est
assez dire que la structure temporelle dont ils participent pré-
sente elle aussi cette forme de transition dont nous venons de
parler a propos du temps dans lequel se meuvent les objets.
Quant a la causalité propre au quatriéme stade, c’est elle,
nous semble-t-il, qui permet de préciser avec le plus de nuances
en quoi consistent les séries temporelles dont nous cherchons ici
a faire l’analyse.
La principale différence entre la causalité du quatrieme stade
et celle du troisiéme peut étre caractérisée comme suit : lorsque
l’enfant utilise un objet A pour agir sur un objet B, il ne consi-
dére plus seulement comme cause des mouvements de B le geste
LE CHAMP TEMPOREL 299

global qu’il accomplit lui-méme en utilisant A, mais bien l’ac-


tivité de A en tant que centre de forces relativement distinct.
Par exemple (obs. 142-144), l'enfant utilise la main d’autrui en
la placant simplement dans la position convenable (en contact
avec B), montrant ainsi qu’il attribue a cette main un pouvoir
autonome et spontané. I] y a donc 1a, tout a la fois, début d’ob-
jectivation de la causalité et début de spatialisation des liaisons
causales. Or, il va de soi que de tels comportements témoignent,
du point de vue du temps, d’une aptitude a ordonner les événe-
ments eux-mémes en séries objectives : par exemple, l’activité
des mains d’autrui est nécessairement concue par le sujet comme
« antérieure » a ses effets, puisque, avant de chercher a atteindre
de tels effets, l'enfant s’efforce de mettre en action ces mains a
titre de moyens indispensables. Il y a donc «série objective »
dans l’ordre temporel qui définit de telles liaisons causales.
Seulement, si le temps s'applique aux choses comme telles
dans la mesure ou la causalité s’objective et se spatialise, il faut
faire 4 propos de tels faits la méme réserve qu’a propos des obser-
vations relatives a l'objet et a l’espace : les conduites de ce qua-
triéme stade ne marquent qu’une phase de transition et, si la
causalité commence a s’extérioriser, elle demeure, ainsi que nous
Yavons vu, encore toute imprégnée de I’efficace caractéristique
de l’activité propre. Dés lors, si les premiéres « séries objectives »
s’observent durant cette période, ]’« avant » et l’« aprés » qu’elles
introduisent dans les événements eux-mémes ne donnent guére
occasion a des ordinations systématiques et suivies. Le temps
n’est point encore un milieu commun englobant l’ensemble des
phénomeénes y compris l’action propre: il n’est qu’un prolonge-
ment dans les événements de la durée subjective inhérente a I’ac-
tivité de l’enfant lui-méme. En d’autres termes, la mémoire de
Venfant commence a lui permettre de reconstituer de bréves
suites d’événements indépendants du moi, mais elle n’est point
apte encore a retracer l’histoire globale des phénomeénes percus
dans le monde extérieur, ni a fortiori 4 permettre une évaluation
de la durée des intervalles.

§ 4. LE CINQUIEME STADE: LES «SERIES OBJEC-


TIVES ». — Avec les conduites du cinquiéme stade, dont la plu-
part apparaissent vers un an, le temps déborde définitivement
la durée inhérente a |’activité propre pour s’appliquer aux choses
elles-mémes et constituer le lien continu et systématique qui
unit les uns aux autres les événements du monde extérieur. En
d’autres termes, le temps cesse d’étre simplement le scheme
nécessaire de toute action reliant le sujet 4 l’objet pour devenir
300 LA CONSTRUCTION DU REEL

le milieu général englobant le sujet au méme titre que l’objet.


Au moment ou les choses cessent d’étre de simples spectacles a
disposition du sujet pour s’organiser en un univers substantiel
et permanent, ou l’espace se libere de la perspective propre a
l’action individuelle pour s’affirmer en tant que structure de cet
univers, et ot: la causalité transcende I’efficace de l’activite sub-
jective pour coordonner entre eux les phénomenes externes, il est
naturel que le temps obéisse 4 une loi d’évolution analogue pour
se constituer a titre de réalité objective, solidaire de la causalité,
de l’espace et de la permanence physiques, et pour incorporer
les séquences issues de l’action propre, auxquelles il avait été
jusque-la asservi.
Ce progres décisif de l’élaboration du temps se manifeste au
cours de chacune des conduites précédemment étudiées a propos
de l’objet, de l’espace et de la causaliteé.
En ce qui concerne les premieres, on se rappelle que les con-
duites caractéristiques de ce cinquiéme stade consistent en une
recherche systématique de l’objet disparu, en tenant compte de
la succession de ses déplacements. Ainsi lorsque l'enfant a trouvé
l'objet caché en A puis le voit disparaitre en B il ne le cherche
plus en A, comme il le faisait au cours du stade précédent, mais
directement en B. Du point de vue du temps, cela signifie assu-
rément que l'enfant se rappelle les déplacements successifs de
l'objet et les ordonne convenablement. On pourrait, il est vrai,
supposer que le sujet oublie la position A et cherche l'objet en B
simplement parce que cette position est la derniére observée.
Mais comme, durant le quatrieme stade, c'est precisément vers A
que l'enfant s’orientait d’abord, une telle objection ne saurait
étre retenue : la position A prime, en effet, dans la mémoire la
position B, parce que lice a un succes pratique. Il est done per-
mis de conclure que, pour la premicre fois, l'enfant s’avere capa-
ble d’élaborer une « série objective », c’est-a-dire d’ordonner dans
le temps les événements ext¢rieurs eux-mémes et non plus seule-
ment les actions propres ou leurs prolongements.
Les séries objectives ainsi constituees demeurent, il est vrai,
limitées par une condition qui est commune 2 toutes les con-
duites de ce stade: elles ne concernent que les é¢vénements
directement percus et non pas encore les déplacements simple-
ment representés. Comme on l’a vu par les obs. 55-57 du cha-
pitre I, il suffit, en effet, que certains des déplacements de l'objet
demeurent invisibles pour que l'enfant retombe dans les habi-
tudes propres au quatrieme stade. Mais cela tient aux difficultés
de la représentation et non point a celles de l'ordination elle-
méme. Seulement, ne pourrait-on pas répondre que Ja représen-
LE CHAMP TEMPOREL 301

tation est déja incluse dans ]’ordination du passé et dans les


opérations mnémoniques que celle-ci nécessite ? Lorsque 1]’enfant
se rappelle que l’objet a été placé en A, et qu’ila été retrouvé,
pour étre finalement caché en B, ne se livre-t-il point, grace a sa
mémoire, 4 une évocation proprement dite, qui constitue une
représentation ? Cela est possible, encore que la mémoire dont
il s’agit ici consiste a classer des actes (l’acte d’avoir saisi l’objet
en A et l’acte virtuel esquissé par la perception du départ de
l'objet en B), et aboutit a une ordination des événements eux-
mémes sans nécessiter la représentation de ces €vénements. Mais,
méme s'il y a évocation, c’est-a-dire représentation des événements
passés, autre chose est reproduire simplement ce passé, autre
chose combiner mentalement des représentations de déplace-
ments qui n’ont jamais été percus de facon directe. L’interpré-
tation que nous donnons des conduites du cinquiéme stade, du
point de vue de la notion de temps, n’est donc pas contradictoire
avec celle que nous avons admise du point de vue de la notion
d’objet.
Quant aux conduites du présent stade relatives a l’espace,
elles convergent avec les précédentes pour montrer comment
l'enfant est devenu capable d’élaborer des « séries objectives ».
Comme les groupes dont il vient d’étre question 4 propos des
expériences portant sur la permanence de l'objet, les groupes
spontanés surgissant au cours du présent stade témoignent d’une
ordination dans le temps des événements eux-mémes.

Obs. 172. — A 1; 0 (20), Jacqueline lance par-dessus le bord de son


berceau une poupée habituellement accrochée a un cordon au-dessus d’elle
et qu'elle s’amuse souvent a saisir ou A balancer dans cette position. Elle
examine un court instant l’endroit ot elle est tombée (étude de la trajec-
toire). Dans la suite, aprés qu’elle a joué a autre chose, je tire le cordon a
l’endroit ot la poupée était suspendue d’habitude: Jacqueline se dirige
alors d’emblée du cété ov elle l’a lancée, pour la regarder par-dessus le bord
du berceau. Elle a donc gardé un souvenir exact du déplacement.
A 1; 3 (12), elle joue avec un étui A lunettes au moment ov je mets un
livre de l’autre cOté des barreaux du parc dans lequel elle est assise. Voulant
atteindre le livre, elle met derriére elle l’étui qui la géne. Pendant au moins
cing minutes, elle essaie, mais sans succés, de passer le livre a travers les
barreaux. Le livre glisse chaque fois de ses mains. Alors, lassée, elle recher-
che sans hésiter l’étui qu’elle ne voit plus: a demi retournée elle tend la
main derriére son dos jusqu’a ce qu'elle l’ait touche.
Mais, lorsque les actions sont trop éloignées les unes des autres dans le
temps et nécessitent ainsi une mémoire représentative exacte pour étre
ordonnées, |’enfant retombe dans ses difficultés antérieures. C’est ainsi qu’a
1; 6 (27) encore, Jacqueline cache une clef sous une balustrade en A. Puis,
elle joue dix minutes dans un pré et rejoint la balustrade en B (a 8 metres
de A et de l’autre coté d’un escalier). Elle dit « cle/, clef » et court la chercher
directement en A. Elle emporte ensuite la clef et la pose sur une couverture.
302 LA CONSTRUCTION DU REEL

Un quart d’heure aprés, Jacqueline rejoignant 4 nouveau la balustrade dit


encore «clef, clef » et retourne la chercher en A, longuement ect minutieuse-
ment. Il y a donc la un résidu des conduites du quatriéme stade, dQ au fait
de la complication du probléme et des actions intermédiaires.

Les conduites du présent stade relatives a la causalité par-


lent en faveur des mémes interprétations. I] est évident, en effet,
qu'une causalité entiérement objectivée et spatialisée suppose
ou entraine une ordination des événements dans le temps. Lors-
que, par exemple, Jacqueline, a 1; 0 (29) (obs. 149), regarde le
jouet des poules que j’actionne en le faisant tourner tres douce-
ment sur lui-méme, elle ne voit que le mouvement concomitant
de la boule et des poules et ne percoit directement aucune séria-
tion impliquant un «avant» et «aprés»: cependant, il suffit
qu’elle cherche a comprendre la relation de la boule et des poules
pour qu’elle ordonne dans le temps cette liaison causale. C’est
ainsi qu’en touchant la boule, elle regarde d’avance les poules,
ou que, une fois les poules arrétées, elle revient a la boule: elle
témoigne donc de la notion d’une succession réguliére entre
Vactivité causale de la boule et l’activité engendrée des poules.
I] en est de méme partout ot la causalité s’objective et se spa-
tialise, méme lorsqu’elle donne lieu a des liaisons réversibles.
Ce que nous venons de dire du jouet des poules resterait, en effet,
exact si l’enfant avait utilisé les poules pour mettre en mouve-
ment la boule. L’essentiel n’est point Ja direction suivie par ]’ac-
tion causale : ]’essentiel est qu'il y ait un ordre, c’est-a-dire une
succession de mouvements distincts se déroulant selon un prin-
cipe intelligible. A cet égard, la principale différence entre la cau-
salité par efficace et la causalité spatialisée est que la premiére
est immédiate et inanalysable et que la seconde se déploie en
moments distincts et susceptibles d’une ordination objective.
D’une maniére générale, le type de conduites qui caractérise
le présent stade du point de vue du fonctionnement intellectuel,
c’est-a-dire la «découverte des moyens nouveaux par expéri-
mentation active », implique l’élaboration de telles « séries
objectives ». Qu’il s’agisse d’utiliser les supports sur lesquels se
trouve l’objectif, les ficelles qui le prolongent ou des instruments
réels, tels que le baton, ou qu’il s’agisse d’imprimer 4 l'objet cer-
tains mouvements pour l’amener au but désiré, les conduites en
question supposent une subordination des moyens et des fins
d’un type nouveau par rapport aux conduites des stades précé-
dents. Au cours des réactions circulaires secondaires, ce sont, en
effet, les actions propres comme telles qui sont subordonnées
les unes aux autres et non pas les mouvements des choses:
c’est le fait de tirer un cordon et non pas l’activité du cordon lui-
LE CHAMP TEMPOREL 303

méme, qui est considéré comme le moyen nécessaire & ]’arrivée


au but, d’ot la méconnaissance des conditions de contact spatial
et de sériation temporelle objective. Au contraire, les conduites
du présent stade (auxquelles préparent, a titre de comportements
de transition les faits d’« application des moyens connus aux
circonstances nouvelles») ont pour caractéristique de subor-
donner les uns aux autres les phénoménes extérieurs eux-mémes :
les « supports », les « ficelles », les « batons », etc., ne sont plus
seulement des symboles de l’action propre, ce sont des objets
dont l’activité « objective » vient s’insérer dans la trame des évé-
nements eux-mémes et se subordonner ainsi 4 des conditions
précises de temps et de lieu. D’owt la constitution de « séries
objectives » proprement dites: par exemple, lorsque Lucienne
(vol. I, obs. 152), cherchant a atteindre un objet situé en dehors
de son champ de préhension, fait pivoter le carton servant de
support a cet objectif, il n’y a pas de doute que les notions
d’« avant » et d’« aprés » ne se limitent plus a ses actes seuls
mais s’appliquent dorénavant aux phénomeénes eux-mémes,
c’est-a-dire aux déplacements percus, prévus ou remémorés.

§ 5. LE SIXIEME STADE: LES « SERIES REPRESEN-


TATIVES ». — L’élaboration des séries temporelles, dont nous
venons de retracer les principales étapes, est un effort pour
dépasser le présent au profit du passé et de l’avenir immédiats.
C’est par conséquent une tentative, parmi d’autres, de libérer
lesprit de la perception directe au nom d’une activité intellec-
tuelle capable de situer les données de cette perception dans un
univers stable et cohérent. Mais, plus encore que la construction
des objets, de l’espace et de la causalité, l’élaboration du champ
temporel exige le développement des représentations. S’il est
possible, en effet, de postuler la permanence des choses, de cons-
tituer des groupes réels de déplacements et d’unir entre eux les
objets ou ces mouvements par des connexions causales sans sortir
systématiquement du champ de la perception, tout essai de
reconstitution du passé ou de déduction de |’avenir suppose ou
engendre la représentation. Or, si l’on admet les résultats de nos
analyses précédentes, concernant le fonctionnement de l’intelli-
gence (vol. 1) ou le développement des catégories réelles, la repré-
sentation en tant qu’évocation par l'image ou par un systeme
de signes des objets absents n’apparait guére qu’au cours d’un
sixiéme et dernier stade, contemporain des progrés du langage
et dont nous allons étudier maintenant les manifestations du
point de vue du temps. C’est pourquoi les séries temporelles
décrites jusqu’ici se sont révélées a la fois si courtes et si dépen-
304 LA CONSTRUCTION DU REEL

dantes des constructions propres a l’objet, 4 l’espace et a la cau-


salité : c’est que, faute de représentations proprement dites, le
temps qu’elles développaient restait nécessairement lié aux per-
ceptions actuelles, aux souvenirs pratiques issus de l’action
récente et aux anticipations dues a l’action en cours. Mais, sitdt
assimilation mentale libérée de la perception directe et suscep-
tible de fonctionner sans appui extérieur, les « séries objectives »,
constituées grace a l’ensemble du travail intellectuel qui a pré-
cisément rendu possible cette libération, se prolongent d’elles-
mémes dans le futur et dans le passé sous forme de séries repré-
sentatives. Les «séries représentatives » ne sont donc que des
«séries objectives» prolongées grace aux opérations intellec-
tuelles propres 4 ce sixiéme stade, et ces opérations, dans la
mesure ou elles engendrent des représentatrons relatives au
temps, ne sont autre chose que la mémoire d’évocation. Celle-ci
ne constitue donc en rien une « faculté » spéciale : elle n’est que
assimilation psychique et, en particulier, l’« assimilation repro-
ductrice » en tant que reconstituant mentalement, et non plus
réellement, un passé de plus en plus étendu.
Obs. 173. — Les premiers exemples stirs que l’on puisse donner des
séries représentatives, a part celles qui sont liées aux groupes de déplace-
ments déja cités a propos de l’objet et de l’espace, sont celles qui résuitent
des progrés du langage et de l’apparition des récits.
A 1; 7 (25), Jacqueline ramasse une herbe qu’elle met dans un seau
comme s’il s’agissait des sauterelles que lui apportait quelques jours aupa-
ravant un petit cousin. Elle dit alors: « Tolelle [= sauterelle], (olelle...
hop la {= sauter] ... gargon [= son cousin].» En d’autres termes, la
perception d’un objet qui lui rappelle symboliquement une sauterelle lui
permet d’évoquer des événements passés et d’en reconstituer |’ordre.
A 1; 7 (27), de méme, Jacqueline, sur la terrasse d'un chalet de mon-
tagne, situe les personnes que je lui nomme, en tenant compte de leurs dépla-
ceinents récents : «OU est maman ? — (Elle montre le chalet). — Ou est
grand-papa ? — (Elle indique la direction de la plaine, 00 son grand-pére
est descendu il y a deux jours.) — Ou est garcon ? — (Elle montre le chalet.)
— Ovest Vivianne ? — (Elle montre la forét o4 Vivianne est partie en pro-
menade), etc.

Notons, en outre, que de telles séries représentatives relatives


aux événements extérieurs englobent d’emblée le souvenir de
activité propre, non plus le souvenir purement pratique des
«séries » primitives, mais une évocation proprement dite, per-
mettant de situer dans le temps l’action du moi parmi les autres
évenements :
Obs. 173 bis. —- A 1; 6 (15), Jacqueline pleure en appclant sa mére.
Je limite en répétant «maman, Maman » sur un ton larmoyant et elle rit.
Or, deux jours plus tard, a 1; 6 (17), nous nous amusons a reproduire des
cris d’animaux et Jacqueline insére ce souvenir dans l’ensemble du jeu:
LE CHAMP TEMPOREL 305

« Comment fait la chévre ? — Méé. — Et la vache ? — Mou. — Et le chien ?


— Vouvou. — Et Jacqueline ? — Maman.» Cette derniére réponse a été
donnée en imitant exactement le ton de !’autre jour, et en souriant de maniére
significative, ce qui montre bien que Jacqueline fait allusion a une conduite
passée et n’improvise pas un jeu actuel.

I] est d’ailleurs inutile d’insister sur des faits d’un ordre


aussi banal. I] importait seulement de les rappeler pour nous
permettre de clore notre analyse des débuts de la construction
du temps.
En comparant ces derniéres réactions — qui marquent ainsi
le début des notions réfléchies et conceptualisées relatives aux
catégories temporelles par opposition aux schemes de l’intelli-
gence sensori-motrice — avec les conduites propres aux cing
stades successifs étudiés jusqu’ici, on peut, nous semble-t-il,
conclure ce qui suit. Le développement du temps, parallele a
celui de l’espace, de l’objet et de la causalité, procéde d’un égo-
centrisme pratique initial tel que les événements soient ordonnés
en fonction d’une action propre d’ailleurs immobilisée dans un
présent continuel, 4 une objectivation telle que les événements
s’enchainent en un ordre qui finit par englober la durée propre
et les souvenirs en tant qu’épisodes particuliers de cette histoire
véritable. C’est ainsi que, pendant les deux premiers stades,
tout se passe comme si le temps se réduisait entiérement aux
impressions d’attente, de désir et de réussite ou d’échec. Il y a
bien 14 un début de succession, liée au déroulement des diffé-
rentes phases d’un méme acte. Mais chaque succession forme un
tout isolé des autres sans que rien ne permette encore au sujet
de reconstituer sa propre histoire et de considérer ses actes
comme se succédant les uns aux autres. En outre, chaque succes-
sion consiste en un glissement de la phase préliminaire de désir
ou d’effort dans la phase terminale de succés ou d’échec, sentie
comme un présent sans histoire. Enfin et surtout, cette durée
toute psychologique ne s’accompagne pas d’une sériation des
événements en tant qu’extérieurs et indépendants du moi puisque
aucune frontiére n’existe encore entre |’activité propre et les
choses. Durant le troisiéme stade, par contre, les événements
externes commencent A s’ordonner en fonction des « réactions
circulaires secondaires », c’est-a-dire des débuts de l’action sur
les choses. Mais, comme |’enfant ne percoit encore l’ordre des
phénoménes que lorsqu’il en a été lui-méme la cause, il demeure
incapable de concevoir l’histoire de son univers indépendamment
de l’action propre. En effet, un univers sans objets permanents,
sans groupes objectifs de déplacements dans l’espace et sans cau-
salité extériorisée dans les choses elles-mémes ne saurait com-

20
306 LA CONSTRUCTION DU REEL

porter de séries temporelles autres que relatives aux actes du


sujet. Mais, par 1A méme, cette durée propre, tout en étant rela-
tive aux réalités sur lesquelles portent les actions autant qu’a
celles-ci, ne saurait s’insérer dans la durée générale du milieu
ambiant et encore moins donner prise 4 une évaluation quanti-
tative des moments du temps: il n’y a donc toujours point de
temps objectif pour ]’enfant lui-méme. Avec le quatriéme stade,
cette objectivation progresse, dans la mesure ow |’ajustement
des moyens aux fins, dans les conduites intelligentes, entraine
une permanence des objets, une organisation des groupes de
déplacements et une spatialisation de la causalité qui contrai-
gnent ]’enfant 4 commencer d’ordonier les événements eux-
mémes et non plus seulement ses propres actions. Avec le
cinquiéme stade, cette ordination du temps ne s’applique plus
seulement 4 quelques événements privilégiés mais, en principe, a
tout le champ de la perception, sans pour autant s’étendre
encore 4 une mémoire plus lointaine du passé, c’est-a-dire a
l’évocation des moments d’un temps révolu sans trace perceptive
actuelle. Enfin, avec le sixiéme stade, l’objectivation des séries
temporelles s’étend a4 la représentation elle-méme, c’est-a-dire
que l’enfant, devenant capable d’évoquer des souvenirs non liés
a la perception directe, parvient par cela méme 4 les situer dans
un temps qui englobe toute Il’histoire de son univers. Bien
entendu, cela n’implique point encore que cette histoire soit bien
sériée ni que ]’évaluation des durées soit exacte, mais ces opéra-
tions deviennent possibles, abstraction faite de leurs conditions
sociales, parce que, dorénavant, la durée propre est située par
rapport a celle des choses, ce qui rend possible a la fois l’ordina-
tion des moments du temps et leur mesure en relation avec les
points de repére extérieurs.
CONCLUSION

L’ELABORATION DE L’UNIVERS

Dans une premiere étude sur les débuts de la vie mentale,


nous avons analysé « la naissance de l’intelligence chez |’enfant »
et cherché 4 montrer comment se constituaient les formes de
Vactivité intellectuelle sur le plan sensori-moteur. Dans le pré-
sent ouvrage, nous avons cherché, par contre, 4 comprendre
comment s’organisaient les « catégories réelles » de l’intelligence
sensori-motrice, c’est-a-dire comme se construit le monde au
moyen de cet instrument. Le moment est venu, pour conclure,
de montrer l’unité de ces divers processus et leurs relations avec
ceux de la pensée de l’enfant envisagés sous leur aspect le plus
général.

§ 1. ASSIMILATION ET ACCOMMODATION. — L’étude


successive des notions d’objet, d’espace, de causalité et de temps
nous a conduit aux mémes conclusions: l’élaboration de l’uni-
vers par l’intelligence sensori-motrice constitue le passage d’un
état dans lequel les choses sont centrées autour d’un moi qui
croit les diriger tout en s’ignorant lui-méme en tant que sujet
a un état dans lequel le moi se situe au contraire, au moins pra-
tiquement, dans un monde stable et concu comme indépendant
de l’activité propre. Comment cette évolution est-elle possible ?
On ne saurait l’expliquer que par le développement de l’in-
telligence elle-méme. L’intelligence procéde, en effet, d’un état
dans lequel ]’accommodation au milieu est indifférenciée de l’as-
similation des choses aux schémes du sujet 4 un état dans lequel
laccommodation des schémes multiples est devenue distincte
de leur assimilation respective et réciproque. Pour comprendre
ce processus, qui résume toute |’évolution de I'intelligence
sensori-motrice, rappelons-en les étapes en partant du dévelop-
pement de ]’assimilation elle-méme.
En ses débuts, l’assimilation est essentiellement lutilisation
du milieu externe par le sujet en vue d’alimenter ses schémes
308 LA CONSTRUCTION DU REEL

héréditaires ou acquis. Que de tels schémes, comme ceux de la


succion, de la vision, de la préhension, etc., aient besoin de s’ac-
commoder sans cesse aux choses et que les nécessités de cette
accommodation contrecarrent souvent |’effort assimilateur, cela
va sans dire. Mais cette accommodation demeure tellement
indifférenciée des processus assimilateurs qu’elle ne donne leu
a aucune conduite active spéciale, mais consiste simplement en
un ajustement de ceux-ci au détail des choses assimilées. I] est
donc naturel qu’a ce niveau du développement, le monde exté-
rieur n’apparaisse point comme constitué par des objets perma-
nents, que l’espace ni le temps ne soient encore organisés en
groupes et en séries « objectifs », et que la causalité ne soit ni
spatialisée ni située dans les choses. En d’autres termes, ]’uni-
vers consiste, au début, en tableaux perceptifs mobiles et plas-
tiques, centrés sur l’activité propre. Mais il va de soi que dans
la mesure ou celle-ci est ainsi indifférenciée des choses elles-mémes
qu’elle s’assimile sans cesse, elle demeure inconsciente de sa
subjectivité comme telle: le monde extérieur commence donc
par se confondre avec les sensations d’un moi qui s’ignore lui-
méme, avant que les deux termes ne se détachent l’un de l'autre
pour s’organiser corrélativement.
Par contre, dans ]la mesure ou les schémes se multiplient et
se différencient, grace a leurs assimilations réciproques ainsi
qu’a leur accommodation progressive aux diversités du réel,
celle-ci se dissocie peu a peu de |’assimilation et assure du méme
coup une délimitation graduelle du milieu extérieur et du sujet.
L’assimilation cesse donc d’incorporer simplement les choses a
l’activité propre pour établir, grace aux progres de cette activité,
un réseau toujours plus étroit de coordinations entre les schemes
qui définissent cette derniére, et par consequent entre les choses
auxquelles s’appliquent ces schemes. En termes d’intelligence
réfléchie, cela signifierait donc que la déduction s’organise et
s’applique a une expérience concue comme extérieure. Dés lors,
lunivers se constitue en un ensemble d’objets permanents reliés
par des relations causales indépendantes du sujet et situés dans
un espace et un temps objectifs. Un tel univers, au lieu de dépen-
dre de l’activité propre, s’impose au contraire au moi en tant
que comprenant l’organisme comme une partie dans un tout.
Le moi prend ainsi conscience de lui-méme, au moins dans son
action pratique, et se découvre en tant que cause parmi les
autres et qu’objet soumis aux mémes lois que les autres.
Dans l’exacte mesure, par conséquent, des progrés de |’in-
telligence dans le sens de la différenciation des schémes et de
Jeur assimilation réciproque, l’univers procede de ]’égocentrisme
L’ELABORATION DE L’UNIVERS 309

intégral et inconscient des débuts 4 une solidification et une


objectivation croissantes. Durant les premiers stades, en effet,
lenfant pergoit les choses 4 la maniére d’un solipsiste qui s’ignore-
rait lui-méme en tant que sujet et ne connaitrait que ses propres
actions. Mais, au fur et 4 mesure de la coordination de ses instru-
ments intellectuels, il se découvre en se situant comme un objet
actif parmi les autres dans un univers extérieur a lui.
Ces transformations globales des objets de la perception et
de l’intelligence elle-méme qui les fagonne peu 4 peu dénotent
donc l’existence d’une sorte de loi d’évolution que l’on peut
énoncer comme suit: l’assimilation et l’accommodation procé-
dent d’un état d’indifférenciation chaotique a un état de diffé-
renciation avec coordination corrélative.
En leurs directions initiales, l’assimilation et ]’accommoda-
tion sont évidemment opposées l'une 4 l’autre, puisque |’assimi-
lation est conservatrice et tend 4 soumettre le milieu 4 l’orga-
nisme tel qu’il est tandis que l’accommodation est source de
changements et plie l’organisme aux contraintes successives du
milieu. Mais si, en leur principe, ces deux fonctions sont ainsi
antagonistes, c’est précisément le réle de la vie mentale en géné-
ral et de l’intelligence en particulier que de les coordonner l’une
a autre.
Rappelons tout d’abord que cette coordination ne suppose
aucune force spéciale d’organisation, puisque, dés |’origine |’as-
similation et l’accommodation sont indissociables l'une de l'autre.
L’accommodation des structures mentales 4 la réalité implique,
en effet, l’existence de schémes d’assimilation en dehors desquels
toute structure serait impossible. Inversement, la constitution
des schémes par I’assimilation implique l'utilisation de réalités
extérieures auxquelles force est 4 ceux-la de s’accommoder si
grossiérement que ce soit. L’assimilation et l’accommodation
sont donc les deux pdles d’une interaction entre l’organisme
et le milieu, Jaquelle est la condition de tout fonctionnement
biologique et intellectuel, et une telle interaction suppose dés le
point de départ un équilibre entre les deux tendances de péles
contraires. Toute la question est de savoir quelles formes prend
successivement cet équilibre en voie de constitution.
Or, si l’assimilation du réel aux schémes du sujet implique
une accommodation continue de ceux-ci, ]’assimilation ne s’en
oppose pas moins a toute accommodation nouvelle, c’est-a-dire
4 toute différenciation des schémes en fonction de conditions du
milieu non rencontrées jusque-la. Par contre, si l’accommodation
lemporte, c’est-a-dire si le schéme se différencie, il marque le
départ de nouvelles assimilations. Toute conquéte de l’accommo-
310 LA CONSTRUCTION DU REEL

dation devient donc matiére a assimilation, mais celle-ci résiste


sans cesse A de nouvelles accommodations. C’est cette situation
qui explique la diversité des formes d’équilibre entre les deux
processus, selon que l’on envisage le point de départ ou la des-
tinée de leur développement.
Au point de départ, ils sont relativement indifférenciés l'un
par rapport a l'autre, puisqu’ils sont tous deux inclus dans l’in-
teraction qui unit l’organisme au milieu et qui, sous sa forme
initiale, est si étroite et si directe qu’elle ne comporte aucune
opération spécialisée d’accommodation (telles que seront, dans
la suite, les réactions circulaires tertiaires, les conduites d’expé-
rimentation active, etc.). Mais ils n’en sont pas moins antago-
nistes, puisque si chaque schéme d’assimilation est accommodé
aux circonstances usuelles, il résiste a toute accommodation
nouvelle, faute précisément de technique accommodatrice spé-
cialisée. On peut donc parler d’indifférenciation chaotique. C’est
a ce niveau que le monde extérieur et le moi demeurent indisso-
ciés au point que ni objets ni objectivations spatiales, tempo-
relles ou causales ne sont possibles.
Par contre, dans la mesure oli les accommodations nouvelles
se multiplient, 4 cause des exigences du milieu, d’une part, et
des coordinations entre schémes, d’autre part, l’accommodation
se différencie de ]’assimilation et par cela méme en devient
complémentaire. Elle se différencie, c’est-a-dire que, en plus de
laccommodation nécessaire aux circonstances usuelles, le sujet
s’intéresse 4 la nouveauté et la poursuit pour elle-méme: plus
les schémes se différencient, en effet, et plus l’écart entre le
nouveau et le connu diminue, de telle sorte que la nouveauté, au
lieu de constituer une géne évitée par le sujet, devient un pro-
bléme et sollicite la recherche. Dés lors, et dans cette méme
mesure, |’assimilation et l’accommodation enirent en relations
de dépendance mutuelle: d’une part, l’assimilation réciproque
des schémes et les multiples combinaisons qui en découlent
favorisent leur différenciation et par conséquent leur accommo-
dation; d’autre part, l’accommodation aux nouveautés se pro-
longe t6t ou tard en assimilation puisque (l’intérét pour le nou-
veau étant fonction a la fois des ressemblances et des différences
par rapport au connu) il s’agit de conserver les acquisitions nou-
velles et de les concilier avec les anciennes. Une solidarité tou-
jours plus étroite tend ainsi a s’établir entre les deux fonctions
toujours mieux différenciées et, en prolongeant les lignes, cette
interaction finit, nous l’avons vu, par aboutir, sur le plan de la
pensée réfléchie, 4 la mutuelle dépendance de la déduction assi-
milatrice et des techniques expérimentales.
L’ELABORATION DE L’UNIVERS 311

On voit donc que l’activité intellectuelle débute par la confu-


sion de l’expérience et de la conscience de soi, du fait de l’indif-
férenciation chaotique de l’accommodation et de I’assimilation.
Autrement dit, la connaissance du monde extérieur débute par
une utilisation immédiate des choses tandis que la connaissance
de soi est bouchée par ce contact purement pratique et utilitaire.
Il y a donc simplement interaction entre la zone la plus super-
ficielle de la réalité extérieure et la périphérie toute corporelle du
moi. Au contraire, au fur et 4 mesure de la différenciation et de
la coordination de l’assimilation et de l’'accommodation, |’acti-
vité expérimentale et accommodatrice pénétre a |’intérieur des
choses cependant que l’activité assimilatrice s’enrichit et s’or-
ganise. I] y a donc mise en relations progressive entre les zones
de plus en plus profondes et éloignées du réel et les opérations
toujours plus intimes de l’activité propre. L’intelligence ne débute
ainsi ni par la connaissance du moi ni par celle des choses comme
telles, mais par celle de leur interaction, et c’est en s’orientant
simultanément vers les deux péles de cette interaction qu’elle
organise le monde en s’organisant elle-méme.

Fig. 2

Une image fera comprendre la chose. Soit !’organisme repre-


senté sous la forme d’un petit cercle inscrit dans un grand cercle,
lequel correspond lui-méme a l’univers ambiant. La rencontre
entre l’organisme et le milieu s’opére au point A et en tous ies
points analogues, a la fois les plus extérieurs 4 lorganisme et les
plus extérieurs au milieu lui-méme. Autrement dit les premiéres
312 LA CONSTRUCTION DU REEL

connaissances que le sujet puisse acquérir de l’univers ou de soi-


méme sont des connaissances relatives a l’apparence la plus
immédiate des choses ou a l’aspect le plus externe et matériel
de son étre. Du point de vue de la conscience, ce rapport primitif
entre le sujet et l’objet est un rapport d’indifférenciation, corres-
pondant a la conscience protoplasmique des premiéres semaines,
lorsque aucune distinction n’est faite entre le moi et le non-moi.
Du point de vue de la conduite, ce rapport est celui qui constitue
l’organisation morphologico-réflexe, en tant que condition de la
conscience primitive. Mais, de ce point de jonction et d’indiffé-
renciation A, la connaissance procéde selon deux voies complé-
mentaires. Par le fait méme que toute connaissance est a la fois
accommodation a l’objet et assimilation au sujet, le progrés de
intelligence s’opére dans le double sens de |’extériorisation et
de l’intériorisation et ses deux péles seront la prise de possession
de l’expérience physique (—> Y) et la prise de conscience du fonc-
tionnement intellectuel lui-méme (—> X). C’est pourquoi toute
grande découverte expérimentale, dans le domaine des sciences
exactes, s’accompagne d’un progrés réflexif de la raison sur elle-
méme (de la déduction logico-mathématique), c’est-a-dire en
fait d’un progrés dans la constitution de la raison en tant qu’ac-
tivité intérieure, et cela sans qu’on puisse décider une fois pour
toutes si le progrés de l’expérience est da a celui de la raison
ou Vinverse. De ce point de vue, l’organisation morphologico-
réflexe, c’est-a-dire l’aspect physiologique et anatomique de
lorganisme, apparait peu a peu a l’esprit comme extérieure a
lui et l’activité intellectuelle qui la prolonge en l’intériorisant
se présente comme l’essentiel de notre existence en tant qu’étres
vivants.
C’est en fin de compte ce processus de mise en relation entre
un univers toujours plus extérieur au moi et une activité intel-
lectuelle progressant en intériorité qui explique l’évolution des
catégories réelles, c’est-a-dire des notions d’objet, d’espace, de
causalité et de temps. Tant que l'interaction du sujet et de l’objet
se présente sous la forme d’échanges de faible amplitude en une
zone d’indifférenciation, l’univers apparait comme dépendant
de l’activité propre, bien que celle-ci s’ignore en tant que subjec-
tive. Dans la mesure, au contraire, ot l’interaction s’amplifie, le
progres de la connaissance dans les deux directions complémen-
taires des choses et du sujet permet a celui-ci de se situer
parmi celles-la comme une partie dans un tout cohérent et per-
manent. Dans la mesure, par conséquent, ou l’assimilation et
l'accommodation dépassent l'état initial de « faux-équilibre »
entre les besoins du sujet et la résistance des choses pour par-
L’ELABORATION DE L’UNIVERS 313

venir 4 un équilibre vrai, c’est-a-dire 4 une harmonie entre I’or-


ganisation intérieure et l’expérience externe, la perspective du
sujet sur l’univers se transforme radicalement : de l’égocentrisme
intégral 4 l’objectivité, telle est la loi de cette évolution. Les
relations de l’assimilation et de l’accommodation constituent
ainsi, dés le plan sensori-moteur, un processus formateur ana-
logue 4 celui que représentent, sur le plan de l’intelligence ver-
bale et réfléchie, les rapports de la pensée individuelle et de la
socialisation : de méme que l’accommodation au point de vue
des autres permet a la pensée individuelle de se situer dans un
ensemble de perspectives qui assure son objectivité et réduit son
égocentrisme, de méme la coordination de l’assimilation et de
accommodation sensori-motrices conduit le sujet A sortir de
lui-méme pour solidifier et objectiver son univers au point de
pouvoir s’y englober tout en continuant de se 1]’assimiler.

§ 2. LE PASSAGE DE L’INTELLIGENCE SENSORI-


MOTRICE A LA PENSEE CONCEPTUELLE. — Cette der-
niére remarque nous conduit A examiner bri¢vement, a titre de
conclusion, les rapports entre l’univers pratique élaboré par l’in-
telligence sensori-motrice et la représentation du monde due a
la pensée réfléchie ultérieure.
L’évolution de l’intelligence sensori-motrice, au cours des
deux premiéres années de l’enfance, ainsi que ]’élaboration cor-
rélative de l’univers, apparaissent, telles que nous avons tenté
de les analyser, comme aboutissant 4 un état d’équilibre voisin
de celui de la pensée rationnelle. C’est ainsi que, partant de l’exer-
cice des réflexes et des premiéres associations acquises, ]’enfant
parvient, en l’espace de quelques mois, a construire un systéme
de schémes susceptibles de combinaisons indéfinies qui annonce
celui des concepts et des relations logiques. Durant le dernier
stade de leur développement, ces schemes deviennent méme
aptes a certains regroupements spontanés et internes qui équi-
valent a la déduction et 4 la construction mentales. D’autre part,
au fur et A mesure que s’élaborent les objets et la causalité, l’es-
pace et le temps, un univers cohérent succéde au chaos des per-
ceptions égocentriques initiales. Lorsque, durant la seconde
année, la représentation vient compléter l’action grace a linte-
riorisation progressive des conduites, on pourrait donc s’attendre
a ce que l’ensemble des opérations sensori-motrices passent sans
plus du plan de l’action sur celui du langage et de la pensée et a
ce que l’organisation des schémes se prolonge ainsi directement
en un systéme de concepts rationnels.
314 LA CONSTRUCTION DU REEL

En réalité, les choses sont loin d’étre aussi simples. Tout


d’abord, a ne rester que sur le plan de l’intelligence pratique, les
belles études d’André Rey! montrent que tous les problémes
ne sont pas résolus par l’enfant au niveau de la fin de la deuxiéme
année. Dés que l’on complique les données des questions et que
l’on oblige, par exemple, les sujets 4 atteindre leurs objectifs au
moyen de contacts ou de déplacements complexes, on retrouve,
dans la solution de ces nouveaux problémes, grace 4 une sorte
de « décalage en extension », toutes les difficultés que nous avons
analysées dans ce volume a propos des stades élémentaires des
deux premiéres années. Bien plus, et ceci est précieux pour la
théorie des « décalages », ces difficultés réapparaissent dans le
méme ordre, malgré ]’écart qui sépare les Ages de 0 a 2 ans étu-
diés ici des Ages de 3 a 8 ans explorés par André Rey. C’est ainsi
que, dans ces derniéres expériences, l'enfant commence par pré-
senter une sorte de « réalisme dynamique », « au cours duquel le
mouvement (tirer, pousser, etc.) posséderait une vertu indépen-
dante de toute adaptation aux données particuliéres du milieu » *.
Puis il passe par une phase de « réalisme optique », analogue a
celle qu’on observe chez les chimpanzés et durant laquelle il
substitue aux relations physiques des corps les relations visuelles
qui correspondent aux données apparentes de la perception. Or,
comment ne pas comparer ces deux étapes préliminaires a celles
qui caractérisent les débuts de l’intelligence sensori-motrice et
de l’univers pratique qui en résulte ? Le « réalisme dynamique »,
c’est le résidu de cette assimilation des choses aux actions qui
rend compte des groupes et des séries « pratiques », de la causa-
lité magico-phénoméniste et de l’univers sans objet propres a
nos stades élémentaires. En effet, avant de pouvoir structurer
une situation complexe, l'enfant de 3-4 ans comme le bébé de
quelques mois en présence des situations plus simples mais
obscures 4 son point de vue, se borne a l’assimiler a l’acte qu'il
faudrait exécuter et confére encore, grace A une croyance rési-
duelle au pouvoir en soi de l’activité propre, une sorte de valeur
absolue a ses gestes, ce qui revient 4 oublier momentanément que
les choses sont des substances permanentes « groupées » spatia-
lement, sériées temporellement et soutenant entre elles des rela-
tions causales objectives. Quant au « réalisme optique », il semble
clair qu’il constitue un résidu des conduites intermédiaires entre
les stades égocentriques primitifs et les stades d’objectivation,
conduites qui sont caractérisées par les groupes et séries « sub-
jectifs » ou par les comportements de transition relatifs aux
1 André Rey. L’intelligence pratique chez l’Enfant. Paris (Alcan 1934).
4 Ibid., p. 203.
L’ELABORATION DE L’UNIVERS 315

débuts de l’objet et de la causalité spatialisée. En effet, le « réa-


lisme optique » consiste lui aussi a considérer les choses comme
étant ce qu’elles apparaissent dans la perception immédiate et
non par ce qu’elles deviendront une fois insérées dans un systéme
de relations rationnelles dépassant le champ visuel. C’est ainsi
que l’enfant s’imagine qu’une baguette est capable d’attirer
Yobjectif parce qu’elle est 4 cété de lui ou qu’elle le touche,
comme si le contact optique équivalait 4 un lien causal : or, c’est
précisément cette confusion des perceptions visuelles immédiates
avec les réalités physiques elles-mémes, qui caractérise les groupes
ou séries « subjectifs », par exemple lorsque le bébé ne sait pas
retourner un biberon faute de concevoir 1’« envers » de l’objet,
ou lorsqu’il s’imagine pouvoir retrouver les objectifs 1A ow il les
a vus une premiere fois, indépendamment de leur trajectoire
effective.
Il y a donc, entre l’intelligence sensori-motrice qui précéde
l’apparition du langage et l’intelligence pratique ultérieure qui
subsiste sous les réalités verbales et conceptuelles, non seulement
continuité linéaire mais encore « décalages en extension » tels
qu’en présence de chaque probléme réellement nouveau les
mémes processus primitifs d’adaptation réapparaissent, quoique
diminuant en gros d’importance avec 1’age.
Mais surtout, méme si ces difficultés rencontrées dans 1’ac-
tion par l’enfant de 2 4 7 ans sont destinées a étre toutes vain-
cues en fin de compte, grace aux instruments préparés par l’in-
telligence sensori-moirice des deux premiéres années, le passage
du plan simplement pratique 4 celui du langage et de la pensée
conceptuelle et socialisée comporte des obstacles sui generis qui
compliquent singuliérement le progrés de |intelligence.
Deux nouveautés opposent, en effet, d’emblée la pensée con-
ceptuelle a ]’intelligence sensori-motrice et expliquent la difficulté
du passage de l’une a l’autre de ces deux formes de I’activité
intellectuelle. En premier lieu, |’intelligence sensori-motrice ne
recherche que l’adaptation pratique, c’est-d-dire qu’elle vise
seulement a4 la réussite ou a l’utilisation, tandis que la pensée
conceptuelle tend a la connaissance comme telle, et se soumet
ainsi 4 des normes de vérité. En effet, méme lorsque |’enfant
«explore » un objet nouveau, ou étudie les déplacements qu'il
provoque par une sorte d’« expérience pour voir », il y a toujours
dans ces sortes d’assimilations sensori-motrices et quelle que
soit la précision de l’accommodation dont elles font preuve, la
notion d’un résultat pratique A atteindre : par le fait méme que
l'enfant ne peut pas traduire ses observations en un systeme de
jugements verbaux et de concepts réflexifs, mais simplement les
316 LA CONSTRUCTION DU REEL

enregistrer au moyen de schémes sensori-moteurs, c’est-a-dire


en esquissant des actions possibles, il ne saurait étre question de
lui attribuer la capacité de parvenir 4 de pures constatations
ou a des jugements proprement dits, mais il faut admettre que
ces jugements, s’ils s’exprimaient en mots, équivaudraient a
quelque chose comme « on peut faire ceci avec cet objet », «on
pourrait aboutir a ce résultat », etc. A plus forte raison, dans les
comportements orientés en fonction d’un but effectif, tels que
la « découverte de moyens nouveaux par expérimentation active »,
I’« invention de moyens nouveaux, par combinaisons mentales »,
le seul probleme est d’atteindre le but désiré, les seules valeurs
en jeu sont donc la réussite ou l’échec et il n’est pas question
pour l’enfant de rechercher une vérité en elle-méme ou de réflé-
chir les relations qui ont permis d’atteindre le résultat voulu.
Il n’est donc pas exagéré de dire que |’intelligence sensori-
motrice se borne 4 vouloir la réussite ou l’adaptation pratique,
tandis que la pensée verbale ou conceptuelle a pour fonction de
connaitre et d’énoncer des vérités.
Une seconde différence sépare ces deux types d’activité :
l'intelligence sensori-motrice est une adaptation de l’individu
aux choses ou au corps d’autrui, mais sans socialisation de ]’in-
tellect comme tel, tandis que la pensée conceptuelle est une
pensée collective obéissant 4 des régles communes. En effet,
méme lorsque le bébé imite un acte intelligent exécuté par
autrui, ou comprend, 4 un sourire ou a une expression de mécon-
tentement, les intentions d’autrui, on ne peut encore parler d’un
échange de pensées aboutissant a modifier la structure de celles-ci.
Au contraire, dés le langage, la socialisation de la pensée se
manifeste par ]’élaboration des concepts, des relations et par la
constitution de régles, c’est-a-dire qu’il y a évolution structurale.
C’est méme précisément dans la mesure ot la pensée verbo-con-
ceptuelle est transformée par sa nature collective qu’elle devient
capable de constatation et de recherche de la vérité, par opposi-
tion au caractére pratique des actes d’intelligence sensori-
motrice et 4 leur recherche de la réussite ou de la satisfaction.
En effet, c’est en fonction de la coopération avec autrui que
lesprit parvient aux jugements constatifs, la constatation
impliquant une présentation ou un échange et n’ayant pas de
signification en elle-méme pour l’activité individuelle. Que la
pensée conceptuelle soit rationnelle parce que sociale ou l’in-
verse, l’interdépendance de la recherche du vrai et de la socia-
lisation nous parait indéniable.
Or, l’adaptation de l’intelligence a ces réalités nouvelles,
lorsqu’au plan sensori-moteur se superposent le langage et la
L’ELABORATION DE. L’UNIVERS 317

pensée conceptuelle, entraine la réapparition de toutes les diffi-


cultés déja vaincues dans le domaine de I’action. C’est pourquoi,
malgré le niveau atteint par l’intelligence aux cinquiéme et
sixiéme stades de son développement sensori-moteur, elle ne se
présente pas d’emblée comme rationnelle lorsqu’elle commence
a s’organiser sur le plan verbo-conceptuel. Au contraire, il se
manifeste une série de décalages, en compréhension et non plus
seulement en extension, l'enfant d’un Age donné étant moins
avancé, sur le plan verbo-conceptuel qu’il ne l’est, eu égard aux
opérations correspondantes, sur le plan de I’action. Soit dit en
termes plus simples l’enfant ne parvient pas d’emblée a réfléchir,
en mots et en notions, les opérations qu’il sait déja exécuter en
actes, et, s’il ne peut les réfléchir, c’est qu’il est obligé, pour
s’adapter au plan collectif et conceptuel sur lequel se meut doré-
navant sa pensée, de refaire le travail de coordination entre
assimilation et l’accommodation déja accompli dans son adapta-
tion sensori-motrice antérieure a l’univers physique et pratique.
I] est facile, en effet, de constater que |’assimilation et l’ac-
commodation de l’individu par rapport au groupe social présen-
tent, lors des débuts du langage, un équilibre moins poussé que
dans le domaine de l’intelligence sensori-motrice et que, pour
permettre l’adaptation de l’esprit au groupe, ces fonctions doivent
repasser par les mémes étapes, et dans le méme ordre, que durant
les premiers mois de ]’existence. L’accommodation au point de vue
social n’est pas autre chose, en effet, que ]’imitation et l’ensemble
des opérations permettant 4 l’individu de se soumettre aux
exemples et aux impératifs du groupe. Quant a l’assimilation,
elle consiste, comme précédemment, a incorporer la réalité a
activité et aux perspectives du moi. Or, de méme que, sur le
plan de l’adaptation A l’univers sensori-moteur, le sujet, tout
en subissant dés le début les contraintes du milieu, commence
par considérer les choses comme dépendant de ses actions pour
he parvenir que peu a peu 4 se situer, atitre d’élément, dans un
ensemble cchérent et indépendant de lui, de méme, sur le plan
social, l’enfant, tout en obéissant d’emblée aux suggestions
d’autrui, demeure longtemps enfermé dans son point de vue
propre avant de le situer parmi les autres. Le moi et le groupe
commencent donc par rester indissociés en un mélange sui generis
d’égocentrisme et de soumission aux contraintes ambiantes,
pour se différencier ensuite et donner lieu 4 une coopération des
personnalités devenues autonomes. En d’autres termes, au
moment ow |’assimilation et l’accommodation sont déja dissociées
sur le plan de l’adaptation sensori-motrice, elles ne le sont point
encore sur le plan social et reproduisent ainsi, sur ce dernier, une
318 LA CONSTRUCTION DU REEL

évolution analogue a celle qui a déja été parcourue sur le pre-


mier.
D’ot une série de conséquences fort importantes pour la
structure de la pensée enfantine 4 ses débuts. De méme que
l’intelligence sensori-motrice est d’abord assimilation des objets
aux schemes de l’activité propre avec accommodation nécessaire
mais de tendance inverse a la précédente, pour parvenir ensuite
a une adaptation précise a la réalité par la coordination de I’as-
similation avec l’accommodation, de méme la pensée, lors de son
apparition, commence par étre assimilation du réel au moi,
avec accommodation a la pensée des autres, mais sans synthése
entre ces deux tendances pour ne conquérir que plus tard ]’unité
rationnelle qui concilie la perspective propre avec la réciprocité.
En premier lieu, de méme que !’intelligence pratique recher-
che la réussite avant la vérité, la pensée égocentrique, dans la
mesure ou elle est assimilation au moi, tend 4a la satisfaction et
non pas a l’objectivité. La forme extréme de cette assimilation
aux désirs et aux intéréts propres est le jeu symbolique ou jeu
d’imagination, dans lequel le réel est transformé au gré des
besoins du moi au point que les significations que comporte la
pensée peuvent demeurer strictement individuelles et incommu-
nicables. Mais entre cette région ultime de la pensée égocentrique
(région dans laquelle ]’imagination symbolique permet de décu-
pler les possibilités de satisfaction offertes a ]’action comme telle
et par conséquent de renforcer les tendances d’assimilation a
lactivité propre antérieurement manifestées par lintelligence
sensori-motrice) et la pensée adaptée A autrui, on trouve une
zone importante de pensée qui, tout en ne présentant aucun
caractére ludique, présente des caractéres analogues d’anomie
et d’égocentrisme. I] suffit, pour s’en rendre compte, de constater
la difficulté des petits enfants, entre 2 et 6 ans, a participer a
une conversation ou a une discussion, a faire un récit ou 4 donner
une explication, bref 4 sortir de la pensée propre pour s’adapter
a celle des autres : dans toutes ces conduites sociales de la pensée,
il est facile de voir combien l'enfant est plus facilement porté a
satisfaire ses désirs et 4 juger de son point de vue propre qu’a
entrer dans celui des autres pour parvenir a une vision objective.
Mais, par ailleurs, et en contraste avec cette puissante assimila-
tion du réel au moi, on assiste, durant les premiers stades de la
pensée individuelle, 4 une étonnante docilité de l’enfant aux
suggestions et aux affirmations d’autrui; le petit enfant répéte
sans cesse les propos qu’il entend, imite les attitudes qu’il observe
et céde aussi facilement aux entrainements du groupe qu'il
résiste a la réciprocité rationnelle. En bref, l’assimilation au moi
L’ELABORATION DE L’UNIVERS 319

et l’accommodation aux autres débute par un compromis sans


synthése profonde et le sujet oscille d’abord entre ces deux ten-
dances sans pouvoir les dominer ni les organiser.
D’ou, en second lieu, une série de structures intellectuelles
propres 4 ces débuts de la pensée infantile et qui reproduisent,
par décalage, les structures sensori-motrices initiales. C’est ainsi
que les premiers concepts dont use |’enfant ne sont point d’em-
blée des classes logiques, susceptibles de ces opérations d’addi-
tion, de multiplication, de disjonction, etc., qui caractérisent
la logique des classes dans son fonctionnement normal, mais des
sortes de préconcepts procédant par assimilations syncrétiques.
De méme I’enfant qui parvient cependant 4 manier les relations
sur le plan sensori-moteur, commence, sur le plan verbal et
réflexif, par substituer aux relations des qualités absolues, faute
de pouvoir coordonner les différentes perspectives et de sortir du
point de vue propre auquel il assimile toutes choses. Dés lors, le
raisonnement enfantin primitif parait en recul sur Jes coordina-
tions sensori-motrices des cinquiéme et sixiéme de nos stades:
ne connaissant encore ni classes ni relations proprement dites, il
consiste en fusions simples, en transductions procédant par assi-
milations syncrétiques. Ce n’est qu’au cours d’un développement
laborieux, qui transforme l’assimilation égocentrique en déduc-
tion véritable et l’accommodation en un ajustement réel a l’ex-
périence et aux perspectives dépassant le point de vue propre,
que le raisonnement enfantin devient rationnel et prolonge ainsi,
sur le plan de la pensée, les conquétes de |’intelligence sensori-
motrice.
On voit ainsi combien l’histoire de l’assimilation et de I’ac-
commodation caractérisant l’intelligence sensori-motrice cons-
titue un phénoméne général susceptible de se reproduire sur ce
plan nouveau que constitue la pensée conceptuelle avant que
celle-ci ne prolonge réellement celle-la. I] convient, pour mieux
comprendre ce processus évolutif et ce décalage, de serrer de
plus prés quelques exemples concrets, tirés précisément des faits
analysés dans le présent volume.

§ 3. DE L’UNIVERS SENSORI-MOTEUR A LA REPRE-


SENTATION DU MONDE DE L’ENFANT. I. L’ESPACE ET
L’OBJET. — L’intelligence des relations spatiales est un pre-
mier exemple particuliérement clair de ce parallélisme avec déca-
lage entre les conquétes sensori-motrices et celles de la penste
représentative.
On se rappelle comment, en partant de « groupes » purement
pratiques et quasi-physiologiques, !’enfant commence par éla-
320 LA CONSTRUCTION DU REEL

borer des groupes «subjectifs», puis parvient aux groupes


« objectifs » et enfin seulement devient capable de groupes
« représentatifs »..Mais les groupes de ce dernier type, s’ils cons-
tituent le point d’achévement de l’espace pratique et insérent
ainsi dans les relations spatiales sensori-motrices la représentation
de déplacements ne tombant pas dans le champ de la percep-
tion directe, sont loin de marquer le début d’une représenta-
tion compiéte de l’espace, c’est-a-dire d’une représentation
entiérement détachée de l’action. Que va-t-il se passer, en
effet, lorsque l'enfant sera appelé, en dehors de toute action
actuelle, 4 se représenter un groupe de déplacements ou un sys-
teme de perspectives cohérentes ? C’est a partir de ce moment
décisif que l’on assiste, sur le plan de la pensée proprement dite,
a une répétition de l’évolution déja accomplie sur le plan sensori-
moteur.
Soit, par exemple, le probleme suivant !: on présente a l’en-
fant une maquette d’environ 1 m? représentant en relief trois
montagnes et i] doit reconstituer les différentes perspectives
selon lesquelles une petite poupée les apercoit en des positions
que l’on fait varier selon un ordre donné. Aucune difficulté tech-
nique ou verbale ne retient l'enfant, car il peut simplement mon-
trer du doigt ce que voit la poupée, ou choisir entre quelques
dessins figurant les perspectives possibles, ou encore reconsti-
tuer, grace a des cartons correspondant symboliquement aux
montagnes, la photographie que la poupée pourrait tirer d’un
point de vue donné. La question posée a l'enfant consiste, d’au-
tre part, a se représenter les relations spatiales les plus simples
de toutes celles qui dépassent l’action et la perception directes,
c’est-a-dire a se représenter ce qu'il verrait lui-méme s'il était
dans les positions successives dont on lui parle. Au premier
abord, il semblerait donc que les réponses de l'enfant dussent
prolonger sans plus les acquisitions propres au sixiéme des stades
de l’espace sensori-moteur et parvenir d’emblée aux représenta-
tions correctes.
Or, chose intéressante, les plus jeunes des enfants capables
de comprendre ce probléme des montagnes et d’y répondre sans
difficultés d’ordre verbal ou technique présentent une attitude
qui, au lieu de prolonger les « groupes objectifs » et « représenta-
tifs» du sixiéme de nos stades, régresse au contraire jusqu’aé
l’égocentrisme intégral des « groupes subjectifs ». En effet, loin
de représenter les divers tableaux que contemple la poupée selon
1Ce probléme a été étudié, A notre demande, par notre assistante, M'¢ E,
MEYER (voir E. Meyer, La Représentation des relations spatiales chez l’Enfant,
Cahiers de Péd. ore et de Psych. de l’Enfant de l'Institut des Sciences de
l’Education, n° 8, 1935).
L ELABORATION DE L UNIVERS 321

les points de vue, l'enfant considére a chaque moment sa propre


perspective comme absolue et l’'attribue ainsi a la poupée sans
se douter de cette confusion. En d’autres termes, lorsqu’on lui
demande ce que voit la poupée d’une position particuliére, l’en-
fant décrit ce qu’il apercoit lui-méme de sa place sans tenir
compte des obstacles qui empéchent la poupée de parvenir a la
méme vision; lorsqu’on lui présente plusieurs dessins parmi les-
quels il doit choisir le seul qui corresponde a la perspective de
la poupée, il désigne celui qui représente sa propre perspective;
enfin, lorsqu’il doit reconstituer au moyen de cartons, la photo-
graphie que pourrait tirer la poupée de sa place, |’enfant repro-
duit a nouveau sa propre vision des choses.
Puis, lorsque l'enfant se dégage de cet égocentrisme initial
pour conquerir les relations en jeu dars ces problemes, on assiste
a un ensemble de phases de transition. Ou bien l’enfant, qui
commence donc a comprendre que la perspective differe selon
la position de la poupée, opcre des mélanges variés entre ces
perspectives et la sienne propre (« prérelations »), ou bien il ne
tient compte que d’une relation a Ja fois (gauche-droite ou devant-
derriere, etc.) et ne parvient pas a multiplier les relations entre
elles. Ces transitions correspondent donc aux groupes de dépla-
cements limités propres au quatriéme des stades_ sensori-
moteurs. Enfin, la relativité complete est atteinte, ce qui corres-
pond aux stades V-VI de la méme série.
Comment donc expliquer ce décalage et ce retour aux phases
déja dépass¢ées sur le plan de l’espace sensori-moteur ? Pour agir
dans l’espace, l’enfant est certes obligé de comprendre peu a peu
que les choses qui l’entourent ont une trajectoire indépendante
de lui et que leurs déplacements se « groupent » ainsi en systemes
« objectifs ». D’un point de vue purement pratique, l’enfant est
donc déja conduit 4 sortir d’un égocentrisme initial, dans lequel
les choses sont censées dépendre de la seule activité propre, pour
conquérir une relativité qui s’établit entre les déplacements
percus successivement ou méme entre certains mouvements
percus et d’autres simplement représentés. Mais l’égocentrisme
et la relativité objective dont il s’agit ici ne concernent que les
rapports existant entre l'enfant et les choses et rien dans lac-
tion sensori-motrice ne contraint celui-ci a sortir de ce domaine
étroit :tant que le probléme n'est pas de se représenter le réel
en lui-méme, mais seulement de l’utiliser ou d’exercer une
influence sur lui, point n’est besoin, en effet, de dépasser le sys-
teme des relations qui s’établissent entre les objets et soi-méme
ou entre les objets comme tels, dans le champ de la perspective
propre; point n’est donc besoin de supposer |!’existence d'autres
322 LA CONSTRUCTION DU REEL

perspectives et de les relier entre elles en y englobant la sienne.


Certes, l’acte par lequel on confére une objectivité aux déplace-
ments des choses implique déja un élargissement de la perspec-
tive égocentrique initiale, et c’est en ce sens que nous avons pu
parler, A propos des cinquiéme et sixiéme stades sensori-moteurs,
d’un changement de perspective et de la conquéte d’un univers
dans lequel le moi se situe au lieu de le ramener illusoirement
a soi. Mais ce n’est la qu’une premiere étape et, méme dans cet
univers pratique objectif, tout est relatif 4 un seul systeme de
référence, qui est celui du sujet et non pas des autres sujets
possibles : il y a donc objectivité et méme relativité, mais dans
les limites d’un domaine toujours concu comme absolu, parce que
rien ne pousse encore a le dépasser. Si l’on nous permet une com-
paraison un peu osée, l’achévement de l’univers pratique objectif
ressemble aux conquétes de Newton par rapport a l’égocentrisme
de la physique aristotélicienne, mais le temps et l’espace absolus
du newtonisme demeurent eux-mémes é€gocentriques du point
de vue de la relativité einsteinienne, parce qu’ils n’envisagent
qu’une perspective sur l’univers parmi d’autres également pos-
sibles et réelles. Au contraire, dés que l'enfant cherche, non plus
seulement 4 agir sur les choses, mais a se les représenter en elles-
mémes et indépendamment de |’action immédiate, cette perspec-
tive unique, au sein de laquelle il avait réussi a introduire l’ob-
jectivité et la relativité, ne suffit plus et il s’agit de la coordonner
avec les autres.
Cela est vrai pour deux raisons, l’une relative 4 l’intention
du sujet dans son effort de représentation, l’autre relative aux
nécessités de celle-ci. En effet, pourquoi le sujet cherche-t-il, 4 un
moment donné de son évolution mentale, a se représenter les
relations spatiales au lieu d’agir simplement sur elles ? C’est
évidemment pour communiquer 4 autrui ou pour obtenir d’au-
trui quelque renseignement sur une réalité se rapportant a
l’espace. En dehors de ce rapport social on ne voit pas de raison
pour que la représentation pure succéde a l’action. L’existence
des multiples perspectives relatives aux divers individus est donc
impliquée déja dans l’effort que fait l'enfant pour se représenter
lespace. D’autre part, se représenter l’espace ou les objets dans
l'espace, c’est nécessairement concilier en un acte unique les
différentes perspectives possibles sur le réel et ne plus se conten-
ter de les adopter successivement. Soit, par exemple, une boite
ou un objet quelconque sur lequel agit l'enfant. Au terme de son
évolution sensori-motrice celui-ci devient parfaitement capable
de retourner la boite en tous sens, de se représenter ainsi son
envers comme les parties visibles, son contenu comme son exté-
L’ELABORATION DE L’UNIVERS 323

rieur, etc. Mais ces représentations liées a l’activité pratique, au


« praktisch-handelndes Verhalten » dont Gelb et Goldstein ont
parlé dans leurs belles recherches sur l’espace, suffisent-elles a
constituer une représentation totale de la boite, une conduite de
« theoretisch-schauendes Verhalten » ? Assurément point, car il
reste, pour en arriver la, 4 voir la boite de tous les cétés simulta-
nément, c’est-a-dire a la situer dans un systeme de perspectives
ou l’on puisse se la représenter de n’importe quel point de vue
et passer de l’un a l’autre sans recourir a l’action. Or, s’il est pos-
sible de s’imaginer soi-méme occupant plusieurs positions a la
fois, il est évident que c’est plutdt en se représentant la perspec-
tive d’autrui et en la coordonnant avec la sienne que |’enfant
résoudra un tel probleme dans la réalité concréte. C’est en ce
sens que l’on peut soutenir que la représentation pure et déta-
chée de l’activité propre suppose l’adaptation a autrui et la coor-
dination sociale.
Dés lors, on comprend pourquoi, dans le probleme des mon-
tagnes qui est typique a cet égard, l'enfant de 4 a 6 ans encore
présente un égocentrisme rappelant les débuts de J’intelligence
sensori-motrice et les « groupes subjectifs » les plus élémentaires :
c’est que, sur le plan de la représentation pure, auquel cette
épreuve se référe, le sujet doit comparer divers points de vue au
sien propre et que rien ne le prépare encore a cette opération.
Aussi les attitudes déja dépassées dans Ics relations entre les
choses et lui réapparaissent-elles A l’occasion des rapports qui
s’établissent avec autrui : l’égocentrisme social succéde a ]’€go-
centrisme sensori-moteur et en reproduit les phases, mais, comme
le social et le représentatif sont interdépendants, il semble y
avoir régression alors que l’esprit livre simplement les mémes
batailles sur un plan nouveau pour aboutir a de nouvelles con-
quétes.
D’ailleurs, ce « décalage en compréhension », c’est-a-dire sur-
gissant a l’occasion du passage de la pensée d’un plan inférieur
a un plan supérieur, peut se combiner avec les « décalages en
extension » dont nous parlions plus haut, c’est-a-dire surgissant
a l’occasion de problémes situés sur le méme plan mais présen-
tant une complexité croissante. C’est ainsi qu’aprés avoir cons-
truit, a l’occasion des mouvements proches, les groupes de dépla-
cements étudiés précédemment, l’enfant se trouve en presence
de questions analogues soulevées par l’observation des mouve-
ments plus éloignés: déplacements relatifs aux corps situés a
Yhorizon ou aux mouvements célestes. Il] y a bien des annees
déja nous avons, par exemple, observé l’attitude de enfant a
légard de Ja lune et souvent des nuages, des étoiles, etc. : Jusque
324 LA CONSTRUCTION DU REEL

vers 7 ans il croit étre suivi par ces corps et considére comme
réels leurs mouvements apparents. Or, du point de vue de |’es-
pace, il n’y a la qu’un prolongement des conduites relatives aux
objets proches observées durant les premiers stades sensori-
moteurs : l'enfant, en prenant |’apparence pour la réalité, rap-
porte 4 lui tous les déplacements au lieu de les situer dans un
systéme objectif englobant le corps propre sans se centrer sur
lui. De méme, nous avons observé sur nos propres enfants des
illusions analogues relatives aux montagnes, soit en course dans
les Alpes, soit en automobile le long de collines: vers 4-5 ans
encore, les montagnes leur paraissaient se déplacer et changer
réellement de forme, en liaison avec nos propres mouvements,
exactement comme les objets proches dans les groupes « subjec-
tifs » du bébé.
Ces derniéres survivances de l’espace primitif chez l'enfant
d’age scolaire nous conduisent aux décalages des processus rela-
tifs a l’objet. I] va de soi, en effet, que, dans Ja mesure ow les
groupes de déplacements exigent un nouveau travail de cons-
truction sur le plan de la représentation ou de la pensée concep-
tuelle pour aboutir a leur achévement, l'objet de son coté ne
saurait étre considéré comme enti¢rement élaboré une fois cons-
titué sur le plan sensori-moteur. Lors des décalages en extension,
dont nous venons de parler 4 propos de la lune et des montagnes,
la chose est claire. Des montagnes qui se déplacent et changent
de forme en fonction de nos mouvements ne sont pas des « objets »,
puisqu’il leur manque la permanence de la forme et du volume.
De méme une lune qui nous suit n’est pas «la» lune en tant
qu’objet des perceptions simultanées ou successives des diffé-
rents observateurs possibles : preuve en soit qu’a l’époque ot
l’enfant se croit suivi par les astres, il admet l’existence de plu-
sieurs lunes naissant et renaissant sans cesse et susceptibles
d’occuper a la fois des régions différentes de l’espace.
Mais cette difficulté 4 attribuer l’'identité substantielle aux
objets éloignés n’est pas le résidu le plus intéressant des proces-
sus d’objectivation propres aux stades de l’intelligence sensori-
motrice. Ou plutot, elle ne constitue qu’un résidu explicable par
le mécanisme simple des décalages en extension, tandis que,
grace aux décalages en compréhension conditionnant le passage
du plan sensori-moteur au plan de la pensée réfléchie, la construc-
tion de ]’objet apparait non seulement comme un processus con-
tinu qui se poursuit sans relache au cours de l’évolution de la
raison et se retrouve jusque dans les formes les plus élaborées de
la pensée scientifique, mais encore comme un processus repas-
sant sans cesse par des phases analogues a celles de la série sen-
L’ELABORATION DE L’UNIVERS 325

sori-motrice initiale. C’est ainsi que les différents principes de


conservation dont la constitution progressive occupe tout le
développement de la physique enfantine ne sont que les aspects
successifs de l’objectivation de l’univers. Par exemple, la conser-
vation de la matiére n’apparait nullement comme une nécessité
pour l’enfant de 3 a 6 ans dans le cas des changements d’état ou
méme des changements de forme. Le sucre fondant dans l’eau
est considéré comme rentrant dans le néant, le gotit seul (c’est-
a-dire une pure qualité) étant censé subsister et encore quelques
jours seulement. De méme, lorsqu’on présente a l'enfant deux
boulettes de méme poids et de méme volume, puis lorsque l’on
transforme l’une d’entre elles en un boudin allongé, celle-ci est
considérée comme perdant a la fois de son poids et de sa matiére.
Lorsque l’on transvase le contenu d’un grand bocal d’eau dans
une série de petits bocaux ou de tubes, la quantité de liquide est
concue comme changée 1, etc. Au contraire, dans la suite l’enfant
parvient 4 la notion d’une conservation nécessaire de la matiére,
indépendamment des changements de forme ou d’état. Mais,
parvenu 4 ce niveau, il n’en continue pas moins a croire que le
poids des corps peut changer avec leur forme: c’est ainsi que
la boulette, en devenant boudin perd de son poids tout en con-
servant Ja méme quantité de matiére. Vers 11-12 ans, par contre,
Venfant devient si persuadé de la conservation du poids qu’il
attribue aux particules du sucre fondu dans ]’eau le méme poids
total qu’au morceau initial 3.
On voit ainsi que, du point de vue de la conservation de la
matiére et du poids, l’enfant repasse, sur le plan de la pensée
conceptuelle et réfléchie, par des stades analogues 4 ceux qu’il
traverse, du point de vue de la conservation de l’objet lui-méme,
sur le plan sensori-moteur. De méme, en effet, que le bebé com-
mence par croire que les objets rentrent dans le néant quand ils
ne sont plus percus, pour en ressortir lorsqu’ils rentrent dans le
champ de la perception, de méme |’enfant de 6 ans pense encore
que-la quantité de matiére augmente ou diminue selon la forme
que prend l’objet et qu’une substance qui fond s’anéantit entie-
rement. Puis, de méme que de nombreux stades intermédiaires
s’échelonnent entre le niveau ou le bébé est victime de l’appa-
rence sensible des choses et celui ot il construit une permanence
suffisante pour croire aux objets, de méme l’enfant qui parle
passe par une série d’étapes avant de postuler, indépendamment

1 Cette belle expérience est due A notre assistante, Mile SzeMINSKA (voir
A. SZEMINSKA, Essai d’analyse psychologique du raisonnement mathématique,
Cahiers de Psych. Enf. et de Péd. exp., n° 7). . ;
2 Voir B. INHELDER, Observations sur le principe de conservation dans la physique
de l'enfant, Cahiers de Psych. de l’Enfant et de Péd. exp., n° 9, 1936.
326 LA CONSYRUCTION DU REEL

de toute expérience directe, la constance du poids lui-méme


malgreé les changements de forme et avant de constituer dans ce
but une sorte d’atomisme grossier qui concilie l’invariance quan-
titative avec les variations qualitatives.
Comment donc expliquer ce décalage et pourquoi la pensée,
au moment ou elle recueille le travail de l’intelligence sensori-
motrice et en particulier la croyance aux objets permanents,
n’attribue-t-elle pas d’emblée a ceux-ci la constance de la matiére
et du poids ? C’est que, nous l’avons vu, trois processus constitu-
tifs sont nécessaires a ]’élaboration de la notion d’objet : l’'accom-
modation des organes qui permet de prévoir la réapparition des
corps, la coordination des schemes qui permet de conférer a cha-
cun de ces corps une multiplicité de qualités solidaires et la
déduction propre aux raisonnements sensori-moteurs qui permet
de comprendre ses déplacements et de concilier sa permanence
avec ses variations apparentes. Or, ces trois facteurs fonction-
nels de prévision, de coordination et de déduction changent
entiérement de structure lorsqu’ils passent du plan sensori-
moteur a celui du langage et des opérations conceptuelles, et que
se substituent aux simples schémes pratiques des systémes de
classes et de relations réfléchies. En effet, tandis que l’objet
substantiel est un simple produit de l’action ou de |’intelligence
pratique, les notions de la quantité de matiére et de la conserva-
tion du poids supposent au contraire une élaboration rationnelle
tres subtile. I] n’y a rien de plus, dans la notion pratique de
l’objet que lidée d’une permanence des qualités (forme, consis-
tance, couleur, etc.) indépendamment de la perception immé-
diate. Il y a, par contre, dans la notion de Ja conservation d’une
matiére comme le sucre, la boulette d’argile changeant de forme
ou le liquide transvasé d’un grand récipient dans plusieurs petits,
une relation quantitative qui, dés qu'elle est apercue, apparait
comme nécessaire: c’est Vidée que, malgré les changements
d’états ou de forme (de forme réelle et plus seulement de forme
apparente) quelque chose se conserve. Ce quelque chose n’est
pas d’emblée le poids, c’est le volume, l’espace occupé, puis seu-
lement le poids, c’est-a-dire une qualité quantifiée dans la mesure
ou elle est considérée comme invariante. Or ces rapports quan-
titatifs n’impliquent pas seulement, pour se constituer, une pré-
vision qui reste d’ordre pratique (prévision du niveau de l'eau
lorsque le sucre sera fondu, du poids de Ja boulette devenue bou-
din, etc.) : ils impliquent surtout, car, sur le plan de la réflexion
la prevision devient peu a peu fonction de la déduction au lieu
de la préceder, une coordination de classes et de relations logiques
ainsi qu’une déduction proprement dite.
L’ELABORATION DE L’UNIVERS Sot

En effet, comment l’enfant parvient-il, dans le cas du sucre


qui fond dans l’eau, 4 postuler la permanence de la matiére et
méme a faire l’hypothése atomique de particules invisibles de
sucre répandues dans le liquide, particules dont le volume total
équivaut a celui du morceau initial au point d’expliquer que le
niveau de l’eau reste au-dessus du niveau primitif ? De toute
évidence, il ne s’agit pas la d’une simple lecon de l’expérience,
ou, comme dans le cas de la permanence de l’objet pratique,
d’une structuration intelligente de ]’expérience, mais bien d’une
déduction due surtout a la réflexion et dans laquelle intervien-
nent une série complexe de concepts et de relations. De méme,
Vidée que la boulette conserve son poids en devenant un boudin
est une construction déductive, que l’expérience ne saurait suffire
a expliquer, car l’enfant n’a ni les moyens d’exécuter les pesées
fines que nécessiterait la vérification d’une telle hypothése ni
surtout la curiosité de tenter une telle vérification puisque son
affirmation lui parait aller de soi et qu’en régle générale le pro-
bléme ne se pose pas pour lui. Ce qui est, en effet, le plus intéres-
sant dans la réaction de l’enfant, c’est ce fait que, n’ayant sans
doute jamais pensé 4 la question, il la résout d’emblée a priori
et avec une telle certitude qu'il s’étonne qu’on la pose, alors
qu’un ou deux ans auparavant il l’aurait précisément résolue
dans ]’autre sens et n’aurait pas recouru a l’idée de conservation !
En bref, le développement des principes de conservation ne
saurait s’expliquer qu’en fonction d’un progrés interne de la
logique de l’enfant, sous son triple aspect d’une élaboration des
structures déductives, des relations et des classes constituant
un systéme solidaire. Or c’est la l’explication du décalage dont
nous parlons ici. Dans la mesure oti l’enfant, parvenu grace au
langage sur le plan de la pensée représentative, qui est en méme
temps le plan de la pensée socialisée, doit s’adapter a autrui, son
égocentrisme spontané, déja vaincu sur le plan sensori-moteur,
réapparait au cours de cette adaptation comme nous venons d’en
constater des exemples a propos de l’espace. D’ou une série de
conséquences en ce qui concerne la structure de la pensée, ainsi
que nous y avons insisté au cours du § 2. D’une part, dans la
mesure ou l’enfant ne parvient pas 4 coordonner avec la sienne
les perspectives propres aux différents individus, il ne peut domi-
ner la logique des relations, et cela bien que sachant manier les
rapports pratiques sur le plan sensori-moteur : c’est ainsi que
les notions du « lourd » et du « léger », qui intéressent précisément
la conservation du poids, sont concues comme des qualités abso-
lues bien avant d’étre comprises comme purement relatives,
parce qu’elles sont rapportées au point de vue égocentrique de
328 LA CONSTRUCTION DU REEL

la perception immédiate avant d’étre transformées en relations


entre les différents sujets et les différents objets, et en relations
entre les objets eux-mémes une fois détachés de tout systéme de
références propre. D’autre part, et par cela méme, l'enfant com-
mence par n’utiliser que de pseudo-concepts syncrétiques avant
d’élaborer de véritables classes logiques, parce que les opérations
constitutives des classes (addition et multiplication logiques)
supposent un systéme de définitions dont la fixité et la généralité
dépassent le point de vue propre et ses adhérences subjectives
(définitions par l’usage, classifications syncrétiques, etc.). D’ou
enfin, cette conclusion qu’une structure déductive sur le plan
de la pensée réfléchie suppose un esprit libéré du point de vue
propre par les méthodes de réciprocité inhérentes a la coopéra-
tion ou a l’échange intellectuel, et que le raisonnement dominé
par légocentrisme, sur le plan verbal et social, ne saurait étre
que « transductif », c’est-a-dire procédant par la fusion de pré-
concepts situés 4 mi-chemin des cas singuliers et de la généralité
vraie.
Si la conquéte de l’objet, sur le plan sensori-moteur, ne se
prolonge donc pas d’emblee, sur le plan conceptuel, par une objec-
tivation susceptible d’assurer la permanence rationnelle, c’est
que l’égocentrisme réapparaissant sur ce nouveau plan empéche
la pensée d’atteindre d’embiée les structures logiques nécessaires
a cette élaboration. Cherchons a préciser encore ce mécanisme,
en analysant quelques exemples choisis dans les périodes de début
du langage et de la pensée réfléchie, qui nous montreront a Ja fois
combien |’enfant a peine a constituer d’emblée des classes logi-
ques véritables et combien ces pseudo-concepts et ces transduc-
tions primitives nous raménent, du point de vue de l'objet, a un
stade qui semblait dépassé par l’intelligence sensori-motrice et
qui réapparait sur le plan conceptuel.
Tout d’abord, il est d’observation courante que les premiers
concepts génériques utilisés par l'enfant, lorsqu’ils ne désignent
pas certains objets usuels et relatifs a l’activité quotidienne,
mais des ensembles proprement dits, demeurent a mi-chemin de
Vindividuel et du général. Pendant longtemps, par exemple, un
de mes enfants auquel je montrais des limaces, au cours de pro-
menades successives, désignait chaque nouvel exemplaire ren-
contré du nom de « la limace » sans que j’arrive a savoir s’il vou-
lait dire «le méme individu » ou «un nouvel individu rentrant
dans le genre limace ». Sans qu’il soit possible de fournir de
preuve décisive, tout semble indiquer, dans un tel cas, que l’en-
fant lui-méme ne parvient ni méme ne cherche a trancher la
question et que «la Limace» est pour lui une sorte de type
L’ELABORATION DE L’UNIVERS 329

semi-individuel et semi-générique, dont « participent » les divers


individus. Il] en est de méme quand l’enfant rencontre « le Mou-
ton », «le Chien », etc. : nous ne sommes en présence ni de J’in-
dividuel ni du générique au sens de la classe logique, mais d’un
état intermédiaire qui est précisément comparable, sur le plan
conceptuel, a I’état primitif de l’ohjet sensori-moteur flottant
entre le tableau perceptif sans substantialité et la substance
permanente.
L’interprétation peut paraitre hasardeuse tant qu’il s’agit
d’observations de ce genre, parce qu’on peut toujours les attri-
buer a de simples confusions du sujet, mais elle devient plus sire
lorsque ces pseudo-concepts entrent en fonction dans des trans-
ductions proprement dites, c’est-a-dire dans des raisonnements
explicatifs ou classificatoires procédant par fusion de cas ana-
logues. Que ]’on veuille bien se reporter, par exemple, aux expli-
cations que nous ont données les plus jeunes de nos sujets du
phénoméne de l’ombre ou du courant d’air!: l’ombre produite
sur une table sous leurs yeux provient, selon eux, de « dessous
les arbres » et des autres sources possibles d’obscurité, de méme
que le courant d’air d’un éventail émane de la bise qui souffle
en dehors de la chambre. L’enfant assimile donc, comme nous
le faisons nous-mémes d’ailleurs, l’ombre d’un cahier a celle des
arbres, le courant d’air au vent, etc., mais, au lieu de faire rentrer
simplement les deux phénoménes analogues dans une méme
classe logique, et de les expliquer par la méme loi physique, il
considére les deux termes comparés comme « participant » l’un
de l’autre a distance et sans lien physique intelligible. Ici encore,
par conséquent, la pensée de |’enfant flotte entre l’individuel et
le générique. L’ombre du cahier n’est pas un pur objet singulier,
puisqu’elle émane de celle des arbres, qu’elle «est » vraiment
celle des arbres surgissant dans un nouveau contexte. Mais il
nh’y a pas non plus classe abstraite, puisque précisément la rela-
tion entre les deux ombres comparées n’est pas une relation de
simple comparaison et de commune eppartenance 4 un méme
ensemble, mais de participation substantielle. L’ombre percue
sur la table n’est donc pas plus un objet isolable que, sur le plan
sensori-moteur, la montre disparaissant cous un coussin et dont
Venfant s’attend a la voir surgir en méme temps sous un autre.
Seulement, s’il y a ainsi retour apparent au passé, c’est pour une
raison inverse 4 celle qui fait obstacle a ]’objectivation dans ]’in-
telligence sensori-motrice : dans ce dernier cas, en effet, lobjet
est difficile A constituer dans la mesure ot l’enfant a peine a

1 J. PraGET. La Causalité physique chez l’Enfant. Pavis (Alcan, 1927.

22
330 LA CONSTRUCTION DU REEL

coordonner entre eux les tableaux perceptifs, tandis que sur le


plan de Ja pensée conceptuelle, l’objet, déja élaboré, perd a
nouveau son identité dans la mesure ou il s’agit de le coordonner
avec d'autres pour construire une classe ou une relation.
En conclusion, dans le cas de l’objet comme dans celui de
l’espace, il y a, lors des débuts de la réflexion verbale, retour des
difficultés déja vaincues sur le plan de l’action et répétition, avec
décalage, des stades et du processus d’adaptation définis par le
passage de l’égocentrisme 4a ]’objectivité. Et, dans les deux cas,
le phénoméne est di aux difficultés qu’éprouve l’enfant, parvenu
sur le plan social, a faire entrer ses acquisitions sensori-motrices
dans un cadre de relations, de classes logiques et de structures
déductives susceptibles de généralité vraie, c’est-a-dire tenant
compte du point de vue des autres et de tous les points de vue
possibles aussi bien que du sien propre.

§ 4. DE L’UNIVERS SENSORI-MOTEUR A LA REPRE-


SENTATION DU MONDE DE L’ENFANT. ITI. LA CAUSA-
LITE ET LE TEMPS. — Le développement de la causalité, des
premiers mois de ]’existence 4 la onziéme ou douziéme année de
lenfance présente la méme courbe que celui de l’espace ou de
lobjet : alors que la conquéte de la causalité parait achevée avec
la constitution de l’intelligence sensori-motrice, dans la mesure
ou lobjectivation et la spatialisation des relations de cause a
effet succédent a ]’égocentrisme magico-phénoméniste des liai-
sons primitives, toute une évolution reprend avec |’apparition
du langage et de la pensée représentative, qui semble reproduire
la précédente avant de la prolonger réellement.
Mais il faut distinguer une fois de plus, parmi les décalages
auxquels donne lieu cette histoire de la notion de cause, les sim-
ples décalages en extension dus a la répétition des processus pri-
mitifs lors de nouveaux problémes analogues aux anciens et les
décalages en compréhension dus au passage d’un plan d’acti-
vité 4 un autre, c’est-a-dire en l’occurrence du plan de l’action
a celui de la représentation. Il nous parait inutile d’insister sur
les premiers. Que la croyance en l’efficace de l’activité propre,
croyance encouragée par les rapprochements fortuits dus a l’ex-
périence immédiate ou phénoméniste, se retrouve durant toute
lenfance dans ces moments d’inquiétude et de désir qui caracté-
risent la magie infantile, rien de plus naturel. Par contre, le
second type de décalages souléve des questions qu’il est utile
de mentionner ici.
Durant les premiers mois de l’existence, l’enfant ne dissocie
pas le monde extérieur de son activité : les tableaux perceptifs,
L’ELABORATION DE L’UNIVERS 331

non encore consolidés en objets ni coordonnés en un espace coheé-


rent, lui paraissent commandeés par ses désirs et ses efforts, sans
que ceux-ci soient d’ailleurs attribués 4 un moi distinct de cet
univers. Puis, au fur et a mesure des progrés de l'intelligence
qui élabore objets et espace en tissant un réseau serré de rela-
tions entre ces tableaux, l’enfant attribue aux choses et aux
personnes une causalité autonome et concoit l’existence de rela-
tions causales indépendantes de lui, son corps propre devenant
une source parmi les autres d’effets intégrés dans ce systéme
d’ensemble. Que va-t-il donc se passer lorsque, grace au langage
et 4 la pensée représentative, le sujet parviendra, non plus seule-
ment a prévoir le déroulement des phénoménes et 4 agir sur eux,
mais 4 les évoquer en dehors de toute action pour essayer de les
expliquer ? C’est ici qu’apparait le paradoxe du décalage en
compré¢hension.
En effet, sit6t que grace aux « pourquoi» obsédant l’esprit
de l’enfant sa représentation du monde peut étre dégagée sans
trop de risques d’erreur, on s’apercoit que cet univers centré sur
le moi, qui semblait aboli parce qu’éliminé de |]’action pratique
relative au milieu immédiat, réapparait sur le plan de la pensée
et s’impose comme seule conception intelligible d’ensemble pour
le petit enfant. Sans doute celui-ci ne se conduit-il plus, a la
maniére du bébé, comme s’il commandait 4 ,tout et 4 tous: il
sait que les grandes personnes ont leur volonté propre, que la
pluie, le vent, les nuages, les astres et toutes choses sont caracté-
risées par des mouvements et des effets qu’il subit sans les régler
lui-méme. Bref, sur le plan pratique, l’objectivation et la spatia-
lisation de la causalité restent acquises. Mais cela ne l’empéche
en rien de se représenter l’univers comme une grande machine
organisée on ne sait exactement par qui mais avec l’aide des
grandes personnes et en vue du bien-étre des hommes, tout spé-
cialement des enfants. De méme que tout, dans une maison, est
arrangé selon un plan, malgré les imperfections et les échecs par-
tiels, de méme la raison d’étre de chaque chose, dans ]’univers
physique, est fonction d’une sorte d’ordre du monde, ordre a la
fois matériel et moral, dont l’enfant est le centre. Les adultes
sont la pour « nous soigner », les animaux pour nous rendre ser-
vice, les astres pour nous chauffer et nous éclairer, les plantes
pour nous nourrir, la pluie pour faire pousser les jardins, les
nuages pour « faire la nuit », les montagnes pour grimper dessus
et les lacs pour les bateaux, etc. Bien plus, a cet artificialisme
plus ou moins explicite et cohérent correspond un animisme
latent qui préte a toute chose la volonté de jouer son réle, la
force et la conscience juste nécessaires pour agir régulierement.
332 LA CONSTRUCTION DU REEL

C’est ainsi que l’égocentrisme causal qui, sur le plan sensori-


moteur, disparait peu A peu sous I’influence de la spatialisation
et de l’objectivation réapparait lors des débuts de la pensée sous
une forme presque aussi radicale. Sans doute, ]’enfant ne s’attri-
bue-t-il plus la causalité propre a autrui ou aux choses, mais,
tout en dotant ces derniers d’activités particuliéres, il centre
toutes ces activités autour de l’homme et surtout de lui-méme.
I] semble clair qu’en ce sens on peut parler de décalage d’un plan
a un autre et que le phénoméne est ainsi comparable 4 ceux qui
caractérisent ]’évolution de l’espace et de l’objet.
Mais c’est en un sens plus profond encore que les schémes
primitifs de la causalité se retrouvent transposés dans les pre-
miéres représentations réfléchies de ]’enfant. En effet, s’il est
exact que l’enfant, dés sa seconde année, attribue la causalité 4
autrui et aux objets au lieu d’en réserver le monopole a son
activité propre, il reste 4 savoir comment il se représente le
mécanisme de ces relations causales. Or, nous venons de rappeler
qu’a l’artificialisme égocentrique qui fait graviter ]’univers autour
de homme et de l'enfant correspond un animisme susceptible
d’expliquer l’activité des étres et des choses dans cet ordre du
monde. Cet exemple est précisément de nature a faire comprendre
le second type de décalage dont nous parlons maintenant: si
l’enfant renonce, “en effet, a considérer ses actions comme la
cause de tout événement, il n’arrive pas encore, par contre, a se
représenter ]’action des corps autrement qu’au moyen de sché-
mes tirés de sa propre activité. Un objet animé d’un mouvement
« naturel », comme le vent qui pousse les nuages ou la lune qui
avance, parait ainsi doué d’intentionnalité et de finalité, car l’en-
fant ne parvient pas 4 concevoir une action sans but conscient.
A défaut de conscience, tout processus impliquant un rapport
d’énergies, comme la hausse du niveau de |’eau dans un verre
ou l’on immerge un caillou, semble dd a des forces calquées sur
le modéle de l’activité propre: le caillou « pése » sur le fond de
l’eau, il la « force » de monter et si l’on retenait le caillou par un
fil 4 mi-hauteur de la colonne d’eau le niveau ne changerait pas.
Bref, méme objectivité sur le plan pratique, la causalité peut
demeurer égocentrique du point de vue représentatif, dans la
mesure ol les premiéres conceptions causales sont tirées de la
conscience toute subjective de l’activité du moi. Quant a la
spatialisation du lien causal, on observe le méme décalage entre
la représentation et l’action. C’est ainsi que l’enfant peut fort
bien admettre en pratique la nécessité d’un contact spatial entre
la cause et l’effet, sans que la causalité soit pour autant géo-
métrique ou mécanique : par exemple les piéces du mécanisme
L’ELABORATION DE L’UNIVERS 333

d’une bicyclette apparaissent toutes nécessaires A l’enfant bien


avant qu’il songe a établir entre elles des séries causales irré-
versibles.
Par contre, a la suite de ces stades primitifs de la représenta-
tion, au cours desquels on voit donc réapparaitre sur le plan de
la pensée des formes de causalité parentes de celles des premiers
stades sensori-moteurs et qui semblent dépassées par les struc-
tures causales des stades ultimes de I’intelligence sensori-motrice,
on assiste 4 une objectivation et 4 une spatialisation proprement
réflexives, dont le progrés est paralléle 4 celui que nous avons
décrit sur le plan de I’action. C’est ainsi qu’a la suite de |’ani-
misme et du dynamisme dont il vient d’étre question, on voit
se constituer un « mécanisme » graduel, corrélatif des principes
de conservation décrits au § 3 et de I’élaboration d’un espace
relatif. La causalité, comme les autres catégories, évolue donc
sur le plan de la pensée d’un égocentrisme initial 4 une objectivité
et une relativité combinées, reproduisant ainsi, en la dépassant,
son évolution sensori-motrice antérieure.
Quant au temps, dont nous avons cherché a décrire, sur le
plan purement pratique des deux premiéres années, la transfor-
mation des «séries subjectives » en « séries objectives », il n’est
pas besoin d’insister pour faire comprendre le parallélisme de
cette évolution avec celle qui, sur le plan de la pensée, se carac-
térise par le passage de la durée intérieure, concue comme seul
modéle temporel, au temps physique constitué par des relations
quantitatives entre les points de repére spatiaux et les événe-
ments extérieurs. Durant les premiéres phases de la pensée repré-
sentative, en effet, enfant ne parvient 4 évaluer ni les durées
concretes ni méme les vitesses autrement qu’en se référant au
simple temps psychologique. Dans la suite, au contraire, il consti-
tue en pensée et non plus seulement en action des séries objectives
reliant la durée interne au temps physique et 4 histoire de l’uni-
vers extérieur lui-méme. Par exemple, si l’on dessine devant des
enfants deux pistes concentriques, dont l’une décrit un grand
cercle et l’autre un cercle beaucoup plus petit, et que l’on fait
parcourir 4 deux automobiles de mémes dimensions ces deux
trajectoires dans le méme temps, les sujets les plus jeunes ne
peuvent pas s’empécher de croire que |’automobile suivant le
petit cercle est allée « plus vite » que l’autre. « Plus vite » signifie
simplement dans ce cas « plus facilement », «avec moins d’ef-
fort », etc., sans que l’enfant tienne compte du rapport du temps
a l’espace parcouru. Pour les grands, au contraire, la vitesse se
mesure grace a ce rapport et l’expression « plus vite » perd son
sens subjectif. De méme, les expressions « plus de temps » ou
334 LA CONSTRUCTION DU REEL

«moins de temps » n’ont pas de signification objective pour les


petits et en acquiérent pour les grands, etc.

§ 5. CONCLUSION. — La constitution de l’univers, qui


paraissait achevée avec celle de l’intelligence sensori-motrice,
se poursuit au travers de tout le développement de la pensée,
ce qui est certes naturel, mais se poursuit en paraissant tout
d’abord se répéter, avant de progresser réellement pour englober
les données de l’action dans un systéme représentatif d’ensemble.
Tel est l’enseignement que vient de fournir la comparaison de
nos observations actuelles avec les résultats de l’examen des
représentations de l’enfant de 3 4 12 ans.
Pour comprendre la portée d’un tel fait, il convient de pro-
longer ce que nous disions, au $1 de ces conclusions, des
relations entre ]’assimilation et ]’accommodation intellectuelles
en appliquant maintenant ces réflexions aux processus de la
pensée elle-méme.
Nous avons essayé de montrer comment, sur le plan sensori-
moteur, l’assimilation et l’accommodation, d’abord 4 la fois indif-
férenciées mais tiraillant la conduite en sens contraire, parve-
haient peu a peu a se différencier et 4 devenir complémentaires.
Or, d’aprés ce que nous venons de voir de l’espace, de l'objet, de
la causalité et du temps, il est clair que, sur le plan de la pensée
représentative qui est en méme temps celui des relations sociales
ou de la coordination entre les esprits individuels, de nouvelles
assimilations et de nouvelles accommodations deviennent néces-
saires, qui débutent 4 leur tour par une phase d’indifférenciation
chactique pour procéder ensuite 4 une différenciation et 4 une
harmonisa‘ ion complémentaires.
Durant les premiers stades de la pensée, en effet, l’'accommo-
dation demeure & la surface de l’expérience physique comme de
l’expérience sociale. Certes, sur le plan de ]'action, l’enfant n’est
plus entiérement dominé par l’apparence des choses, puisque,
grace a |’intelligence sensori-motrice il est parvenu a construire
un univers pratique cohérent, en combinant ]’accommodation
aux objets avec leur assimilation 4 des structures coordonnées
les unes aux autres. Mais, lorsqu’il s’agit de dépasser Il’action
pour se faire une représentation désintéressée de Ja réalité,
c’est-a-dire une image communicable et destinée a atteindre la
vérité plus que la simple utilité, l’accommodation aux choses se
trouve aux prises avec de nouvelles difficultés. Il ne s’agit plus
seulement d’agir mais de décrire, de prévoir mais d’expliquer et,
méme si les schémes sensori-moteurs sont déja adaptés a4 leur
fonction propre qui est d’assurer l’équilibre entre l’activité indi-
L’ELABORATION DE L’UNIVERS 335

viduelle et le milieu pergu, la pensée est obligée de construire


une nouvelle représentation des choses pour satisfaire la con-
science commune et les exigences d’une conception d’ensemble.
C’est en ce sens que Ie premier contact de la pensée proprement
dite avec l’univers matériel constitue ce que l'on peut appeler
l’«expérience immédiate », par opposition A l’expérience -scien-
tifique ou corrigée par l’assimilation des choses a la raison.
L’expérience immédiate, c’est l’accommodation de la pensée
a la surface des choses, c’est )‘expérience simplement empirique,
qui considére comme donnée objective la réalité telle qu’elle
apparait a la perception directe. En de nombreux cas, ceux dans
lesquels la réalité coincide avec l’apparence, ce contact superfi-
ciel avec ]’objet suffit 4 conduire au vrai, Mais, plus on sort du
champ de l’action proche afin de construire une représentation
adéquate du réel, et plus il est nécessaire, pour comprendre les
phénoménes, de les englober dans un réseau de relations s’éloi-
gnant toujours davantage de l’apparence et d’insérer celle-ci
dans une réalité nouvelle élaborée par la raison. En d’autres
termes, il arrive de plus en plus que ]’apparence demande une
correction et que celle-ci nécessite la mise en relation ou l’assimi-
lation réciproque de points de vue divers. Dans l’exemple que
nous citions au § 3 des groupes de déplacements relatifs aux mon-
tagnes, il est évident que toute une structuration de l’expérience,
c’est-a-dire une assimilation rationnelle et une coordination de
multiples points de vue possibles, sont indispensables a l'enfant
pour comprendre que, malgré l’apparence, les montagnes ne se
déplacent pas lorsqu’on se meut par rapport a elles et que les
perspectives variées qui existent sur elles n’excluent en rien la per-
manence de leurs formes. I] en est de méme pour attribuer 4 un
fleuve ou a un lac des rives immobiles lorsque le bateau avance,
et, d’une maniére générale, pour organiser l’espace lointain ne
dépendant plus de l’action directe. — Pour ce qui est des objets,
songeons, par exemple, 4 la différence qui sépare l’expérience
immédiate relative aux astres, c’est-a-dire l’accommodation sim-
ple de la perception 4 leurs dimensions et 4 leurs mouvements
apparents, de ]’expérience réelle qu’en acquiert l’esprit lorsqu’il
combine cette accommodation avec une assimilation des mémes
données a I|’activité de la raison. Du premier de ces points de
vue, les astres sont de petites boules ou de petites taches situées
a la hauteur des nuages, leurs mouvements dépendent de notre
propre marche et leur permanence est impossible 4 déterminer
(méme en ce qui concerne le soleil, on voit des enfants qui croient
4 son identité avec la lune lorsqu’ils n’admettent pas au contraire
l’existence de plusieurs soleils et de plusieurs lunes). Du second
336 LA CONSTRUCTION DU REEL

point de vue, au contraire, les dimensions et les distances réelles


n’ont plus aucun rapport avec l'apparence, les trajectoires effec-
tives ne s’accordent avec les mouvements apparents que grace
a des relations d’une complexité croissante et l’identité des corps
célestes devient fonction de ce syst¢me d’ensemble. Or, ce qui
est vrai, sur une grande échelle, des astres eux-mémes, l’est tou-
jours, et a toutes les échelles, des objets sur lesquels ne porte pas
Vaction directe. — Quant a la causalite, le premier exemple
venu, comme celui de !a flottaison des bateaux, si suggestive pour
la pensée du petit enfant, donne lieu aux mémes considérations.
En suivant le cours de l'expérience immediate, l’enfant commence
par admettre que les petits bateaux flottent parce quils sont
légers; mais, 4 la vue d’un grain de plomb ou d’un menu caillou
coulant au fond de l'eau, il ajoute que ces corps sont sans doute
trop légers et trop exigus pour étre retenus par ]’eau; d’autre
part les grands bateaux flottent parce qu’ils sont lourds et peu-
vent ainsi se porter eux-mémes. Bref, si ]’on en reste a la surface
des choses, l’explication ne demeure possible qu’au prix de con-
tradictions continues, car la pensée, pour épouser les sinuosités
du réel, est obligée d’additionner sans cesse les liaisons apparen-
tes les unes aux autres au lieu de pouvoir les coordonner en un
systeme cohérent d’ensemble. Au contraire, le contact de l’esprit
avec l’expérience réelle conduit 4 une explication simple, mais
a condition de compléter cette accommodation élémentaire de
la pensée aux données immédiates de la perception par une assi-
milation corrélative de ces données a un systéme de relations
(rapports entre le poids et Je volume, etc.) que la raison ne par-
vient a élaborer qu’en remplacant l’apparence des choses par
une construct‘on réelle. — Contentons-nous également, dans le
domaine du temps et de la durée, d’un seul exemple, celui de la
décomposition de la vitesse en relations entre le temps et l’es-
pace parcouru. Du point de vue de l’expérience immédiate, l’en-
fant parvient trés tot a évaluer les vitesses, dont il a une con-
science directe, les espaces parcourus dans un temps identique
ou |’« avant » et l’« apres » dans I’arrivée au but, en cas de trajec-
toires de méme longueur. Mais de lA a décomposer les vitesses
pour en tirer une mesure du temps lui-méme, il y a un écart con-
sidérable, car il s'agirait précisément de remplacer les intuitions
directes propres a l'accommodation élémentaire de la pensée
aux choses par un systéme de relations impliquant une assimila-
tion constructive.
En bref, dans tous les domaines la pensée débute par un
contact de surface avec les réalités extérieures, c’est-a-dire par
une simple accommouation a l’« expérience immédiate ». Pour-
L’ELABORATION DE L’UNIVERS aay7/

quoi donc cette accommodation demeure-t-elle, au sens propre


du mot, « superficielle » et n’aboutit-elle pas d’emblée A corriger
lapparence sensible par la vérité ratiohnelle? C’est que, et c’est
14 que nous voulions en venir, l’accommodation primitive de la
pensée, comme auparavant celle de l’intelligence sensori-motrice,
demeure 4a la fois indifférenciée d’une assimilation déformante
du réel au moi et orientée en sens contraire.
En effet, durant cette méme phase d’accommodation super-
ficielle 4 l’expérience physique et sociale, on observe une assimi-
lation continue de l’univers non pas seulement a la structure
impersonnelle de l’esprit — laquelle n’est précisément pas ache-
vée, sauf sur le plan sensori-moteur — mais encore et surtout
au point de vue propre, 4 ]’expérience individuelle et méme aux
désirs et a l’affectivité du sujet. Considérée sous l’angle social,
cette assimilation déformante consiste, comme nous ]’avons vu
(§ 2), en une sorte d’égocentrisme de la pensée tel que celle-ci,
encore insoumise aux normes de la réciprocité intellectuelle et
de la logique, recherche Ja satisfaction plus que la vérité et
transforme le réel en fonction de l’affectivité propre. Du point
de vue de l’adaptation de la pensée 4 l’univers physique, d’autre
part, cette assimilation conduit a une série de conséquences qui
nous intéressent ici. Dans le domaine de l’espace, par exemple,
il est évident que si l’enfant reste dominé par I'« expérience imme-
diate » de la montagne qui se déplace et par les autres accommo-
dations superficielles citées tout a l'heure, c’est que celles-ci
restent indifférenciées d’une assimilation continuelle du réel au
point de vue propre : c’est ainsi que l’enfant croit que ses dépla-
cements réglent ceux des montagnes du ciel, etc. I] en est de
méme en ce qui concerne les « objets » : dans la mesure, par exem-
ple, ou l’enfant a peine a constituer l’identité de la June et des
astres en général, parce qu’il ne dépasse pas l’expérience immé-
diate de leurs mouvements apparents, c’est qu’il se croit encore
suivi par eux et qu’il assimile ainsi le tableau de leurs déplace-
ments a son point de vue, exactement comme le bébé dont l’uni-
vers est mal objectivé parce que trop centré sur l’activité propre.
Quant a la causalité, si l’enfant a peine 4 unifier ses explications
en un systéme cohérent de relations, c’est de nouveau parce que
l’accommodation & la diversité qualitative du réel demeure
indifférenciée d’une assimilation des phénomenes a Iactivité
propre: pourquoi, par exemple, les bateaux sont-ils concus
comme lourds ou légers en soi, sans que soit envisagée la relation
du poids et du volume, sinon parce que le poids est évalué en
fonction de l’expérience musculaire du sujet au lieu d’étre trans-
formé en relation objective ? De méme, le primat de la durée
338 LA CONSTRUCTION DU REEL

intérieure sur le temps extérieur atteste l’existence d’une assi-


milation déformante qui accompagne nécessairement l’accommo-
dation primitive de l’esprit 4 la surface des événements.
L’accommodation superficielle des débuts de la pensée et
assimilation déformante du réel au moi sont donc tout d’abord
a la fois indifférenciées et opérant en sens contraire l’une de
lautre. Elles sont indifférenciées parce que l’« expérience immé-
diate » qui caractérise la premiére consiste toujours, en derniére
analyse, a considérer le point de vue propre comme l’expression de
l’absolu et 4 soumettre ainsi ]’apparence des choses 4 une assimi-
lation égocentrique, de méme que cette derniére va nécessaire-
ment de pair avec une perception directe excluant la construc-
tion d’un systéme rationnel de relations. Mais si indifférenciées
que soient au début les opérations accommodatrices et celles
dans lesquelles se reconnait l’assimilation, elles travaillent en
sens contraire. Précisément parce que l’expérience immeédiate
s’accompagne d’une assimilation des perceptions aux schémes
de l’activité propre ou calqués sur son modele, l’accommodation
au mécanisme profond des choses en est sans cesse génée. Inver-
sement |’assimilation des choses au moi est sans cesse tenue en
échec par les résistances nécessitant cette accommodation, puis-
qu’il s’agit de tenir compte au moins de l’apparence du réel,
lequel n’est pas indéfiniment ployable au gré du sujet. De méme,
sur le plan social, la contrainte de l’opinion d’autrui contrecarre
légocentrisme, et réciproquement, bien que les deux attitudes
de l’imitation des autres et de l’assimilation au moi soient sans
cesse coexistantes et témoignent des mémes difficultés d’adapta-
tion 4 la réciprocité et 4 la coopération vraie.
Au contraire, au fur et 4 mesure de ]’évolution de la pensée
de enfant, l’assimilation et l’accommodation se différencient
pour devenir de plus en plus complémentaires l'une de l'autre.
Dans le domaine de la représentation du monde cela signifie,
d’une part, que |’accommodation, au lieu de demeurer a la sur-
face de l’expérience, pénétre toujours davantage en son intimité,
c’est-a-dire que sous le chaos des apparences il cherche Jes régu-
larités et devient capable d’expérimentations réelles pour les
établir. D’autre part, l’assimilation, au lieu de réduire les phé-
noménes aux notions inspirées par l'activité propre, les incorpore
dans le sysiéme des relations dues a l'activité plus profonde de
Vintelligence elle-méme. L’expérience véritable et la construc-
tion déductive deviennent ainsi a la fois distinctes et corrélatives,
tandis que dans le domaine social, |’ajustement toujours plus
intime de la pensée propre A celle des autres et la mise en rela-
tions réciproque des perspectives assure la possibilité d’une
L’ELABORATION DE L’UNIVERS 339

coopération qui constitue précisément le milieu propice a cette


élaboration de la raison.
On voit donc que la pensée, en ses divers aspects, reproduit,
sur Je plan qui lui est propre, le processus d’évolution que nous
avons observé dans le cas de l’intelligence sensori-motrice et de
la structure de l’univers pratique initial. Le développement de
la raison, esquissé au niveau sensori-moteur, se poursuit ainsi
selon les mémes lois, une fois constituées la vie sociale et la
réflexion. En présence des difficultés que souléve l’apparition
de ces réalités nouvelles, |’assimilation et l’accommodation se
retrouvent, au début de cette seconde période de l’évolution
intellectuelle, dans une situation qu’elles avaient déja dépassée
sur le plan inférieur. Seulement, en procédant de l'état purement
individuel qui caractérise l’intelligence sensori-motrice 4 la
coopération qui définit le plan sur lequel se meut dorénavant
la pensée, l’enfant, aprés avoir vaincu son égocentrisme et les
autres obstacles qui font échec a cette coopération, recoit de
celle-ci les instruments nécessaires pour prolonger la construc-
tion rationnelle préparée durant les deux premiéres années et
pour la déployer en un systéme de relations logiques et de repré-
sentations adéquates.

Imprimé en Hollande
INDEX DES NOMS D’AUTEURS

Le chiffre I désigne La Naissance de I’Intelligence chez


l'Enfant et le chiffre II La Construction du Réel chez l’ Enfant.

Baldwin (J. M.) I 35, 50, 55, 115, Lewin I 305, 329.
126. 11 130, (273: | Lotze I 207.
Baley II 155, 156. Loéwenfeld (B.) 179.
Beaumont I 108. Mac Dougal I 116.
Bergson I 207. Mach I 297.
Berkeley IJ 119. Maier (N. R. F.) I 333.
Brunschvicg I 18. IJ 160, 181, 280. Maine de Biran I 124. II 81, 269,
Bihler (Ch.) I 56, 58, 59, 69, 81, 272-3, 276.
129.- 253; 260. IE 35, 43; 80; Marquis I 57,
169. Meyer (E.) II 320.
Buhler (K.) JT 253. Meyerson (E.) I 18. II 280.
Buytendijk I 114, 123. Meyerson (1.) I 307.
Claparéde I 44, 45, 114, 126, 134, Newton II 322.
135, 244, 288, 289, 331, 337, Pavlov I 116.
346 seq., 348 seq., 353 seq. Piéron I 326.
Coghill I 117. Poincaré (H.) II 89-91, 94, 129,
Delacroix I 114, 125. II 286. 130, 165, 188, 280.
Duncker I 333. Preyer I 32, 34, 61, 62, 81, 89,
Frank IT 130, 137, 145. 90. If 105.
Frank] II 80. Ray 157:
Gelb II 323. Rey (André) I 118. IJ 314.
Goldstein IF 323. Rignano I 289, 297.
Graham Brown I 39, 117. Ripin I 31, 56, 59.
Herrick I 117. Rubinow II 80.
Hetzer I 31, 56, 59, 108, 253, 260. Russell I 20,
II 35, 43, 169. Sherrington I 117, II 79.
Hoeffding I 16, 17. II 280. Sigwart I 207.
Hume I18, 321. II 211, 269, 270, Spalding I 32.
272, 273, 276. Spearman I 315.
Inhelder II 325. Stern I 129. II 43, 94, 111, 120-21,
Isaacs (N.) I 316 seq. 131, 181.
James (W.) I 354. Szeminska IJ 237. II 325,
Janet II 74. Szuman II 79, 80, 155-6,
Jennings I 345, 346. Tarde I 302.
Kant I 207. Thorndike I 345, 351.
Koehler (W.) I 16, 106, 288, 305, Tournay I 89.
315, 329, 331, 333, 344. Valentine I 69 seq.
Krafft (H.) II 273. Wallon I 26, 27, 38, 55, 90.
Lamarck I 20. Wertheimer I 329, 365.
Larguier des Bancels I 32, 118. Wiehemeyer I 108.
TABLE DES MATIERES

Pages

Introduction

Chapitre premier

Le développement de la notion d’objet

§ 1. Les deux premiers stades : aucune conduite spéciale


relative aux objets disparus, 10. — § 2. Le troisiéme stade :
début de permanence prolongeant les mouvements d’ac-
commodation, 18. — § 3. Le quatriéme stade : recherche
active de l’objet disparu, mais sans tenir compte de la
succession des déplacements visibles, 42. — § 4. Le cin-
quiéme stade: |’enfant tient compte des déplacements
successifs de l’objet, 60. — § 5. Le sixiéme stade : la repré-
sentation des déplacements invisibles, 70. — § 6. Les
processus constitutifs de la notion d’objet, 77.

Chapitre II

Le champ spatial et ’élaboration des groupes


de déplacements 86

§ 1. Les deux premiers stades : les groupes pratiques et


hétérogénes, 90. — § 2. Le troisiéme stade : la coordination
des groupes pratiques et la constitution des groupes subjec-
tifs, 100. — § 3. Le quatriéme stade : le passage des groupes
subjectifs aux groupes objectifs et la découverte des opé-
rations réversibles, 134. — § 4. Le cinquiéme stade: les
groupes « objectifs », 160. — § 5. Le sixiéme stade: les
groupes représentatifs, 177. — § 6. Les principaux processus
de la construction de l’espace, 181.
342 TABLE DES MATIERES

Pages
Chapitre III

Le développement de la causalité 191


§ 1. Les deux premiers stades : la prise de contact entre
Vactivité interne et le milieu extérieur et la causalité propre
aux schémes primaires, 193. — § 2. Le troisiéme stade:
la causalité magico-phénoméniste, 200. — § 3. Le quatriéme
stade : l’extériorisation et l’objectivation élémentaires de
la causalité, 223. — § 4. Le cinquiéme stade: l’objectiva-
tion et la spatialisation réelles de la causalité, 237. —
§ 5. Le sixiéme stade: la causalité représentative et les
résidus de la causalité des types précédents, 256. — § 6. La
naissance de la causalité, 269.

Chapitre IV

Le champ temporel 280


§ 1. Les deux premiers stades : le temps propre et les
séries pratiques, 282. — § 2. Le troisiéme stade : les séries
subjectives, 286. — § 3. Le quatriéme stade: les débuts
de l’objectivation du temps, 294. — § 4. Le cinquiéme
stade : les « séries objectives », 299. — § 5. Le sixiéme stade :
les « séries représentatives », 303.

Conclusion

L’élaboration de lunivers 307


§ 1. Assimilation et accommodation, 307. — § 2. Le
passage de l’intelligence sensori-motrice 4 la pensée concep-
tuelle, 313. — § 3. De l’univers sensori-moteur a la repré-
sentation du monde de ]’enfant. I. L’espace et l’objet, 319.
— § 4. De l’univers sensori-moteur a la représentation du
monde de l'enfant. II. La causalité et le temps, 330. —
§ 5. Conclusion, 334.

Index des noms d’auteurs


Achevé d’imprimer
.le ler mai 1967
pour le compte des

Editions Delachaux et Niestlé


Neuchatel (Suisse)
A. Girolami-Boulinier
GUIDE DES PREMIERS
PAS SCOLAIRES

En lecture, écriture et calcul, la réussite


est acquise si la méthode est rigoureuse
et si l'on donne a l’enfant des aliments”
a sa mesure.

S. Isaacs
LES PREMIERES ANNEES
DE L’ENFANT
La découverte du monde par lenfant
entre 2 et 6 ans: ses premiers mouvements
affectifs et leur signification, les normes de
développement, les rapports entre parents
et enfants.

Th. Gouin-Deécarie
INTELLIGENCE ET
AFFECTIVITE CHEZ LE
JEUNE ENFANT

Le développement de la notion d’objet


(selon Jean Piaget) et l’évolution de la
relation objectale (selon la théorie psy-
chanalytique contemporaine) chez de trés
jeunes enfants.

H. Aebli
DIDACTIQUE PSYCHOLOGIQUE
Application a la didactique de la psycholo-
gie de Jean Piaget.
ACTUALITES PEDAGOGIQUES ET PSYCHOLOGIQUES
Extrait de la Série Psychologie Volumes in-8 et in 16

AEBLI A. Didactique psychologique


FOERSTER F.-W. L’école et le caractére
INHELDER B. Diagnostic du raisonnement chez les débiles mentaux
LOVELL K. Psycho-pédagogie des enfants
NASSEFAT M. Etude quantitative sur l’évolution des opérations
intellectuelles
ODIER Ch. L’angoisse et la pensée magique
L’homme esclave de son infériorité
OSTROVSKY E. L’influence masculine et l’enfant d’age préscolaire
PIAGET J. La naissance de l’intelligence chez l’enfant
La construction du réel chez l’enfant
Le développement des quantités physiques chez l'enfant
La formation du symbole chez l’enfant
Le langage et la pensée chez l’enfant
Le jugement et le raisonnement chez l’enfant
PIAGET J.et La genése des structures logiques élémentaires
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PIAGET Joet La genése du nombre chez l'enfant
SZEMINSKA A.
RBY A. Monographies de psychologie clinique
REYMOND-RIVIER B. Choix sociométrique et motivations
STAMBAK M. Tonus et psycho-motricité dans la petite enfance
TANNER, INHELDER, Entretiens sur le développement psycho-biologique de
MEAD, PIAGET etc. Venfant
LLL AOA. CtC. Manuel pour l’examen psychologique de l’enfant
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