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ÉTUDES et RÉFLEXIONS

LIRE
LES « PENSÉES »
DE PASCAL

Sébastien Lapaque

«. ..sans aucun ordre et sans aucune suite... »


Préface de l'édition de Port-Royal, 1669-

' l'aube d'une passion pascalienne, il y a souvent un

A « classique pour tous ». Un volume que l'on n'abandonne


i | jamais, que l'on conserve pieusement aux côtés des édi-
tions des Pensées qui le rejoignent ultérieurement : celle de Léon
Brunschvicg, celle de Jacques Chevalier, celle de Louis Lafuma, celle
de Philippe Sellier, et celle de Michel Le Guern, reprise dans le
second volume des Œuvres de Pascal en Pléiade qui contient éga-
lement l'édition de Port-Royal publiée par le duc de Roannez,
Arnauld, Nicole, Filleau de La Chaise et Etienne Perrier (1).
Un petit volume à l'origine d'une grande passion : « Pascal,
"Pensées", extraits, notices et notes par J. Calvet, agrégé de lettres,
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REVUE DES DEUX MONDES AVRIL 2 0 0 0
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de Pascal

nouvelle édition avec des sujets de composition française, question-


naire et jugements critiques, Paris, librairie Hatier, 1944, dépôt ini-
tial 1921. »
Ou bien : « Pascal, "Pensées et opuscules", avec une notice
biographique, une notice historique et littéraire, des notes explica-
tives, des jugements, un questionnaire et des sujets de devoirs, par
f.-Roger Charbonnel, agrégé de lettres, professeur de première au
lycée Michelet, docteur es lettres, librairie Larousse, 15e édition,
1942. »
Les sociologues de la reproduction ignorent probablement
que le capital culturel peut se transmettre aussi discrètement, dans
des petits classiques insignifiants, cornés, tachés d'encre et, mieux
encore, dans les scolies portées dans leurs marges par un grand-
père, une mère, un oncle, un frère ou un amateur anonyme.
Tracés au crayon, à l'encre marine ou turquoise, accompagnés de
dessins, de signes de ponctuation, ces commentaires marginaux
sont essentiels pour que se transmette non seulement l'amour des
textes mais l'art de vivre familièrement avec eux. Ainsi cette men-
tion manuscrite - à apprendre » que l'on retrouve un jour en marge
d'un fragment inévitable, même dans le plus sommaire des
volumes de morceaux choisis : « L'homme n 'est qu 'un roseau, le
plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut
pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser : une vapeur, une
goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais, quand l'univers l'écraserait,
l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait
qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui. »
On la lit en songeant que quelqu'un est déjà passé par là.
On la lit en se sentant à son tour obligé d'apprendre le fragment
par cœur. D'autres suivent, qui concernent l'éloquence, le temps,
les libertins, la mort, Jésus-Christ, étonnamment proches. On les
apprend du même cœur.

« Un amas de pensées détachées »


Les lecteurs sont nombreux à avoir découvert les Pensées
comme une série de morceaux de bravoure : le roseau pensant, les
deux infinis, les divertissements, le cœur et ses raisons, l'énigme de

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l'homme, l'esprit de finesse et l'esprit de géométrie, les puissances


trompeuses, le pari. Pascal sur un chemin battu, balisé, commenté.
Comme s'il fallait être accompagné pour oser soutenir le regard de
cet effrayant génie.
À terme, le risque est de tenir les Pensées de Pascal pour une
suite de démonstrations implacables installées dans une architecture
impeccable. Non que les scoliastes soient malhonnêtes : « Inutile
de dire que le classement adopté par les diverses éditions est arbi-
traire et qu 'il n 'y faut pas voir un essai de composition dû à la
volonté de Pascal » (J. Calvet). Mais les solides colonnes de l'édifice
brunschvicgien, base de la plupart des éditions scolaires, sont
trompeuses. Elles font oublier que les papiers de Pascal furent
retrouvés « sans aucun ordre et sans aucune suite », omettre qu'il
n'y a pas d'autre façon de lire les Pensées, qu'en revenant au
19 août 1662, en s'introduisant dans la chambre du mort et en
s'avançant vers sa table de travail pour constater avec Florin Périer,
son beau-frère : « Ce que l'on a trouvé dans ses papiers ne consiste
presque qu'en un amas dépensées détachées » (Pléiade, I, p. 466).
Il est essentiel de redécouvrir Pascal dans une édition qui
rende cette expérience possible en donnant le texte à lire dans ses
discontinuités, ses ruptures, son inachèvement. Une édition qui
rappelle la déchirure, le découpage, l'éparpillement de la page
écrite par l'écrivain et renonce au dérisoire projet de mettre du
continu à la place du discontinu.
La route fut longue depuis 1662. Il y eut d'abord un Pascal
de Port-Royal (Pensées de M. Pascal sur la Religion et sur quelques
autres sujets, qui ont esté trouvées après sa mort parmy ses papiers,
1669), un Pascal de Condorcet (Pensées de Pascal, nouvelle édition,
corrigée et augmentée, 1776), un Pascal de Voltaire (Éloge et
Pensées de Pascal, nouvelle édition, commentée, corrigée et aug-
mentée par M. de ***, 1778) et un Pascal de l'abbé Bossut (Œuvres
de Biaise Pascal, 1779). Tous prétendaient enfermer les fragments
pascaliens dans un système plus ou moins abusif. Victor Cousin
s'en désola le premier dans un discours intitulé De la nécessité
d'une nouvelle édition des "Pensées" de Pascal pour qu'on revienne
au manuscrit lui-même, prononcé à l'Académie française en 1842.
On venait de redécouvrir le Recueil original dans lequel
Louis Périer, neveu de Pascal, avait collé sans ordre les auto-

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graphes de l'Apologie aux alentours des années 1710-1711. L'appel


de Cousin fut entendu par Prosper Faugère (1844), Ernest Havet
(1852), Victor Rocher (1873), Auguste Molinier (1877-1879),
Augustin Vialard (1886), Gustave Michaut (1896) et surtout Léon
Brunschvicg (1897) qui donnèrent à lire un texte presque intégral.
Demeurait le problème de l'ordre. Celui de Brunschvicg était
empreint de rationalisme. Jacques Chevalier (Pensées sur la vérité
de la religion chrétienne, 1925) lui en opposa un autre, appuyé sur
le Discours sur les "Pensées" de Filleau de La chaise.
Il fallut attendre que les éditeurs modernes s'intéressent aux
deux copies des papiers de Pascal effectuées par ses proches « tels
qu 'ils étaient et dans la même confusion qu 'on les avait trouvés » au
lendemain de sa mort, en 1662-1663, pour que les éditions des
Pensées progressent à nouveau. Ce qui fut fait par Louis Lafuma
(1951) et Michel Le Guern (1977) qui s'appuyèrent sur la première
copie tandis que Philippe Sellier (1976) préférait l'ordre de la
seconde copie. Leur travail apparaît évidemment révolutionnaire à
ceux qui le découvrent après avoir trop longtemps tété le lait pas-
calien aux mamelles brunschvicguiennes ou, pire encore, dans la
maladroite édition de Jacques Chevalier, éditeur d'un volume de la
Pléiade (1954) que les deux tomes présentés, établis et annotés par
Michel Le Guern (1998-2000) viennent remplacer.
Grâce à Lafuma, Sellier, Le Guern, on peut ouvrir les Pensées
en se souvenant que ce livre n'existe pas, que ce ne sont là que
des fragments numérotés de manière plus ou moins heureuse. Les
tables de concordance de plus en plus compliquées entre les
diverses éditions modernes sont d'ailleurs là pour le rappeler aux
lecteurs oublieux.
Le roseau pensant? 231 chez Sellier, 200 chez Lafuma, 347
chez Brunschvicg, 186 chez Le Guern. Le mémorial ? 742 chez
Sellier, 913 chez Lafuma, absent chez Brunschvicg, 711 chez Le
Guern. Les quatre laquais ? 53 chez Sellier, 19 chez Lafuma, 318
chez Brunschvicg, 17 chez Le Guern. Le pari ? 680 chez Sellier, 418
chez Lafuma, 233 chez Brunschvicg, 397 chez Le Guern. Dans cette
grande orgie de numéros, les Pensées retrouvent leur éclatement et
leur désordre originels.
Le texte de Pascal redevient mobile, baroque, plein de fulgu-
rances intimidantes... « Descartes inutile et incertain »

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(Le Guern, 702)... « La puissance des mouches » (Le Guern, 20)...


« Ils se cachent dans la presse et appellent le nombre à leur secours -
(Le Guern, 457)... « Lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la
Chine ? » (Le Guern, 672).
Il est bon d'être dérouté, bousculé par Pascal. Michel Le
Guern y insiste : « Il faut avoir le courage de renoncer aux sécurités
artificielles. Vouloir lire les "Pensées" en évitant le vertige, c'est vou-
loir lire autre chose que les "Pensées" de Pascal. [...] Les textes de
Pascal ne sont pas seulement les témoins du passé. Ce qui fait leur
prix, c'est le maintien d'une présence, un je-ne-sais-quoi, qu'on
pourrait peut-être chercher à expliquer en disant que la rencontre
du lecteur avec ses écrits établit un véritable dialogue, quelquefois
difficile, toujours actuel. »

Sébastien Lapaque*

1. Pascal, Œuvres complètes, tome second, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,


1 710 p., 445 francs.

* Écrivain. Sébastien Lapaque a fait paraître cet automne un deuxième roman {les
Idées heureuses) ainsi qu'une anthologie de l'ivresse en littérature, en collabora-
tion avec Jérôme Leroy {Triomphe de Dionysos) ; ces deux livres sont édités chez
Actes Sud.

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