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- 2011b, «Gouverner les eaux courantes en France au XIXe siècle.

Didier Fassin
Administration, droits et savoirs », Annales HSS, 1, p. 69-104.
- 2012, «Conflits sur les eaux courantes en France au XIXe siècle
entre administration et justice. De l'enchevêtrement des
droits et des savoirs experts », dans Julien Dubouloz et Alice Sur le seuil de la caverne
Ingold (eds.), Faire la pmtve de la propriété. Droits et sauoirs
en Méditerranée (Antiquité-Temps modernes), Rome, École
u
française de Rome, p. 303-333.
L'anthropologie comme pratique critique
KALAORA Bernard et SAVOYE Antoine, 1989, Les inventeurs oubliés.
Le Play et ses continuateurs à l'origine dessciencessociales,Seyssel,
o
Champ Vallon.
a Quels que soient les plaisirs ou les compensations qui
MOSCATILaura, 1993, ln materia di acque. Tra diritto comune e
accompagnent cette curieuse activité de critique, il
codificazionealbertina, Rome, Fondazione Sergio Mochi Onory semble non seulement qu'elle porte presque toujours
'"o per la storia del diritto italiano, Biblioteca della rivista di storia
Z quelque raideur d'utilité dom elle se réclame, mais aussi
'" del diritto italiano, 33. qu'elle soit sous-tendue par une sorte d'impératif plus
c général - plus général encore que celui d'écarter les
OSTROMElinor, 1990, Governing the Commons: The Evolution erreurs. Il y a quelque chose dans la critique qui s'appa-
of Institutions for Collective Action, Cambridge, Cambridge rente à la vertu.
University Press. Michel Foucault, «Qu'est-ce que la critique? ». 1978.

SAVOYE Antoine et AUDREN Frédéric, 2008, Frédéric Le Play et ses


élèves.Naissance de l'ingénieur social.Les ingénie,!rs desMines et la
DAN SUN E NOT E de la préface à la première édi-
sciencesocialeau XIX" siècle,Paris, Presses de J'Ecole des Mines.
tion de la Critique de la raison pure, Kant (2004, p. 6) a cette
WHITERichard, 1995, The Organic Machine: The Remaking of the
phrase souvent citée: «Notre siècle est le siècle de la critique
Columbia Rivel; New York, Hill and Wang.
à laquelle il faut que tout se soumette. » Formule performative
autant que diagnostique qui consacre ainsi les Lumières finis-
santes comme âge de la critique. Quelques années plus tôt, il
avait du reste déjà développé cette idée dans Ull essai (2007,
Fassin, Didier (2012), "Sur le seuil de p. 79) qui s'ouvrait par une déclaration non moins fameuse:
la caverne. L'anthropologie comme «Qu'est-ce que les Lumières? La sortie de l'homme de sa
pratique critique" in Haag, Pascale et minorité dont il était lui-même responsable. Minorité, c'est-
Lemieux, Cyril, Faire des sciences à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir
de penser) sans la direction d'autrui.» Ainsi «Sapere aude!»
sociales. Critiquer, Paris, Éditions de (Ose penser!) est, selon le philosophe de Konigsberg, la devise
l'EHESS, p. 263-287. des Lumières qu'à son tour il fait sienne, tout en marquant
sa différence avec ses prédécesseurs. La critique est donc une
émancipation. Historiquement, elle est un processus inin-
terrompu de libération intellectuelle et donc politique. Au
XVIIIesiècle, elle met en cause l'absolutisme du pouvoir et
le dogmatisme de la religion. Au XIXC siècle, elle dénonce ~
I'exploitation économique et dévoile l'idéologie qui la masque.
Au xx- siècle, elle se retourne contre le savoir lui-même, qu'on critique à la sociologie de la critique, de Pierre Bourdieu à ,~
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en fasse une construction bourgeoise dans la ligne de l'école Luc Boltanski (Bénatouïl, 1999). Au-delà de ces singularités N

de Francfort, occidentale dans la perspective des postcolonial nationales cependant, ces débats autour de la critique se sont
studies ou masculine dans une optique féministe. Ainsi, notre construits dans les deux pays, et bien sûr aussi ailleurs dans z
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modernité a-t-elle pu être décrite comme un ébranlement des le monde, à travers une série de confrontations dialectiques
r- certitudes et des évidences dont les prolongements postmo- entre la neutralité axiologique et l'engagement intellectuel,
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u dernistes ont du reste poussé les limites bien au-delà de ce l'objectivité du chercheur et l'objectivation de sa position,
que Kant lui-même pouvait imaginer, s'attaquant à la raison l'autonomie de l'agent et sa détermination par les structures,
et aux Lumières elles-mêmes, en particulier à l'irrésistible l'épistémologie critique et la critique sociale. Finalement,
croyance dans le progrès scientifique et moral qui en était le c'est la fonction de la science et le rôle des savants dans la
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corollaire - autrement dit à ce qui, à l'origine, avait justement société qui n'ont cessé d'être posés, sous des formulations
rendu possible la critique. variées et parfois contradictoires, depuis plus d'lm siècle.
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Les sciences sociales s'inscrivent dans cette histoire de Compte tenu donc de la diversité non seulement des
z la pensée critique. EUes en sont le produit et ont en retour significations mais également des implications de la notion
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o contribué à la produire. Si leur institutionnalisation comme de critique, qu'est-il possible d'en garder à l'usage des sciences
disciplines savantes remonte à la fin du XIXC siècle seulement sociales et même plus spécifiquement du point de vue de
elles plongent toutefois leurs racines dans la critique née des leur pO' ible utilité sociale? Pour aborder cette question, je
Lumières pour se déployer jusque dans la critique de ces m'appuierai sur la réponse que lui apporte Michel Foucault.
dernières. A une extrémité, les débuts de la sociologie comme Pa r un paradoxe dont il n'étai t pas avare, dan sa confér nee de
de l'anthropologie mêlent indissociablement, du socialisme 197 à la ciété françai e d philos phie intitulée a posteriori
de Durkheim à l'antiracisme de Boas, la volonté de savoir et «Qu'est-ce que la critique?» (1990), il discute principalement
le souci de transformer, l~ critique comme geste intellectuel le texte cie Kant sur les Lumières, alors que, dans l'es ai cie
et comme acte politique. A l'autre, de théorie né marxistes 1984« What is nlightenment? », écrit à la late anniversair
d'Eric Wolf ou Michael Burawoy aux para ligmes interpré- de c lui de Kant, pr nant appui sur la pen ée d c clernier,
tatifs de Clifford Geertz ou constructivistes le Bruno Latour il ngage cette fois de ma ni re beaucoup plus personnelle
leurs développements contemporain offrent des variati ns sa réflexi n sur la critique (Foucault, 2001, p. J 392-1393).
infinies sur le thème de la radicalité. Les tensions que suscite ette derni r est, s Ion lui, une capa .ité à penser l'évid nee
la pensée critique en science sociales prennent toutefoi des du présent: «Dans ce qui nous est d I1Jlé mme universel,
formes diverses en fonction des contextes nationaux. Aux néces aire, obligat ir ,qu Il st la part de ce qui est singuli r,
États-Unis, elles se sont cristallisée principalement, dans c ntingent et lû à des contraintes arbitraircs P» erre capa-
les années 1990, autour de l'opposition entre universa- cité d'ét nuement devant ce que le sen c mrnun, le savoir
lisme et déconstruction, lutte des ela es et revendication institué ou encore 1 p uvoir nous présentent c mme allant
des minorités, approches revendiquant les valeurs huma- de soi et donc ne p uvant pa être remis en cause, cette id /e
nistes des Lumières et modèles fondés sur la reconnais- que ce qui est pourrait être autrement, c' st la condition de
sance des différences, Jürgen Habermas et Jacques Derrida possibilité des sciences sociales et c'est aussi une condition de
(Calhoun, 1995). En France, elles ont été marquées, au possibilité du changement politique.
cours de la même période, par le déplacement du paradigme Cependant, la radicalité de la critique, telle que l'entend
phénoménologique au paradigme pragmatiste, des théories Michel Foucault, rencontre elle-même une double limite,
du dévoilement aux théories de la traduction, de la sociologie peut-on penser. Premièrement, au niveau théorique, la
(

-o critique s'arrête au constat de la contingence et de l'arbitraire


-o qu'ils mènent. Le marxisme et le freudisme sont embléma-
'" des configurations idéologiques existantes: elle en révèle le tiques de la première position. Les théories pragmatiste et
caractère non nécessaire et donc en suggère d'autres pos- cornmunautarienne illustrent la seconde. Au cours des der-
sibles qui auraient pu et donc qui pourront advenir; mais nières décennies, la sociologie française s'est divisée autour
elle n'explore pas les conséquences de la configuration en de ces deux approches.
question, elle ne cherche pas à savoir ce que l'on gagne et Il est pourtant possible de récuser cette alternative en
u'" ce que l'on perd avec cette configuration par rapport à une se situant sur le seuil de la caverne, c'est-à-dire en alliant
autre. Deuxièmement, au niveau pratique, la critique se dis- l'attention à l'égard des agents, de ce qu'ils disent, pensent
socie radicalement de l'action: le philosophe lui-même a pris et font, et le recul pour saisir ce qui leur échappe, soit qu'ils
soin, dans toute son oeuvre, de distinguer ce qui relevait de aient intérêt à ne pas voir, soit qu'ils occupent une place ne le
c son activité académique et ce qui appartenait à son enga- leur permettant pas. Au fond, il s'agit de dépasser ce qui a été
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gement citoyen, même si sa recherche et son activisme sur présenté comme l'indépassable contradiction entre la socio-
en
la question des prisons révèlent un certain chevauchement; logie critique et la sociologie de la critique. Probablement
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z d'une manière générale, par principe, il prend le parti de dis- l'anthropologie, par le type de pratique qui est le sien, asso-
'"o tinguer le savant et le politique, probablement instruit par la ciant l'observation rapprochée et le regard distancié, est-elle
confusion des genres introduite par les intellectuels marxistes particulièrem nt à même de contribuer à ce franchissement.
avec lesquels il avait pris ses distances. Il me semble que les 'est ce que j'essaierai de montrer en m'appuyant principa-
sciences sociales permettent pourtant le franchis ment de lement sur mes propres travaux, non en ce que je les consi-
ces deux limites et c'est ce que j'aimerais démontrer lans ce dère comme exemplaires, mais simplement parce qu'en ayant
texte. D'une part, on peut e livrer à une analyse des consé- v' cu les tensions, je suis mieux placé pour les analyser t,
quences de l'avènement d'une configuration plutôt qu'une à travers elles, lonner à voir les question qui se posent à
autre, à travers notamment la notion d'enjeux. D'autre la pratique le la critique dans les sciences sociale'. Je n'en
part, on peut lier la recherche et l'action, non pas en tirant d taillerai cel endant pas les modalités méthodologiques, que
des conclusions normatives sur le 111 de d la r c mrnan- j'ai dével pp es lans 1 s uvrages auxqu Is je m.e réfère. Je
dation comme le font les experts, mais en montrant à traver m'attacherai plutôt à établir que toute pensée critique se situe
l'enquête ce qui est en jeu. dans un pace P Iitique et moral qu'il imp l'te de prendre
Pour mettre en oeuvre ce programme, il faut une en 0111pt tout autant que 1 s objet et les situations aux-
méthode que je définirai à partir de I'i lée de seuil. Si J'on se quels elle se confronte. J'espère ainsi montrer, sur la base
réfère à l'allégorie platonicienne de Ja caverne, deux posi- d'étude de as aut ur les trois grand s raisons - inégali-
tions peuvent en effet être envisagées pour l'intellectuel ou tair , s' curitaire et hurnanitair - qui animent les sociétés
le chercheur. La plus classique consiste à prendre de la dis- contemp raines, que le travail empirique est le lieu à la fois
tance, c'est-à-dire à se placer à l'extérieur de la caverne, dans de la mise en chantier et de la mise à l'épreuve de la réflexion
la lumière du soleil, pour constater l'état d'ignorance des théorique: c'est en effet sur cette double enquête - empi-
êtres humains restés à l'intérieur, leur méconnaissance de rique et théorique - que se fonde l'autorité de la critique en
leur propre condition et du monde qui les entoure, puisqu'ils sciences sociales.
prennent leurs illusions pour la réalité. La seconde se situe
au plus près des hommes et des femmes, et donc dans la
caverne, afin de les comprendre mais aussi de reconnaître
pour ce qu'ils sont les savoirs qu'ils cultivent et les combats
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Critique de la raison inégalitaire la sévérité de l'épidémie, bien plus grande sur le continent '0
N africain qu'elle ne l'était dans le monde occidental, et invitait N

Tout se passe comme si chaque société distribuait entre ses à considérer le rôle de la pauvreté. D'autre part, il suspec-
membres une quantité de vie qui reflète l'importance qu'elle tait, derrière l'enthousiasme manifesté par les spécialistes,
accorde à la protection de leur existence, affirme en substance les organisations internationales et les compagnies pharma-
Georges Canguilhem (1966, p. 103). Autrement dit, les choix ceutiques pour les succès des médicaments antirétroviraux,
'" faits par les sociétés - que l'on se place au niveau d'un pays une alliance d'intérêts au détriment des populations africaines,
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donné ou de la planète entière - semblent avoir pour traduc- voire un complot orchestré contre elles. En Afrique du Sud
tion des espérances de vie variables et, pourrait-on ajouter, et partout clans le monde, on s'indignait ou se moquait. On
traduisent en retour la valeur différentielle qu'elles accordent dénonçait la paranoïa du président et son irresponsabilité.
u aux vies humaines. Cette lecture des inégalités sociales devant Les activistes de la campagne pour l'accès aux traitements
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la vie, il est remarquable - mais rarement remarqué - que faisaient des procès au gouvernement. Les journalistes des
Foucault, qui fut l'élève de l'auteur du Normal et le patho- médias généralistes conune de la presse savante condamnaient
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Z logique et consacra nombre de ses cours à l'étude des bio- l'impéritie des autorités. Les sciences sociales n'étaient géné-
'"o politiques, ne l'ait jamais faite sienne. Mais il est vrai que les ralement pas en reste dans ce concert réprobateur. Pour la
inégalités, et singulièrement les inégalités devant la vie, se plupart de ommentateurs, exercer son s ns critique signifiait
donnent rarement à voir comme telles et que leur reconnais- alor avant tout critiquer le pouvoir.
sance demande un effort particulier de déchiffrement de L'idée que je voudrais défendre ici, à contr -courant de
l'ordre social. J'en pris la mesure en travaillant, entre 2000 ce large on ensus, est que les sciences sociales n sont jamais
et 2006, sur le sida en Afrique du Sud (Fas sin, 2006), pays si nécessaires que lor que les faits apparaissent incompréhen-
confronté à une situation épidémiologique inédite par sa gra- sibles et si utiles que lorsqu'elles peuvent leur apport rune
vité, puisqu'on prédisait un recul de l'espérance de vie de certaine intelligibilité. La suspensi n du jugement est alors
vingt ans dans les deux décennies à venir l our la population lU1 im] ératif épistérnol gique tout autant qu'éthiqu . Il n'y
noire, notamment celle vivant encore, misérable et ségrégée, a tout f, i lan cette affirrnati n aucun relativisme moral,
dans les townships. aucune rnplaisan à I'égar 1 de discour ou de pratique.
La perception de cette tragédie et de ses enjeux était largement répr uvés p ur leur écart à la vérité (portée par
cependant obscurcie par le contexte polémique dans lequel la science) et au bien (attendu de la politique). En tant que
elle se produisait. La controverse la plus virulente concernait citoyen, le s cial gue ou l'anthropologue peut assurément
des déclarations successives du président sud-africain et de pren Ire parti. ; n tant que ch rcheur, sa prise de position est
ses ministres de la Santé, qui mettaient en cause l'explication sans conséquence autre qu'un effet d'autorité. En revanche,
virale du sida et l'efficacité des médicament antirétroviraux. s'il parvient à donner un sens à ce qui semble en manquer
Dans une lettre adressée aux chefs d'État des pays riches, puis et à proposer un cadre pour interpréter ce qui résiste à
lors de son discours d'ouverture de la Conférence mondiale l'entendement, il fournit aux acteurs les instruments pour
sur le sida que son pays accueillait, Thabo Mbeki exprimait à la fois comprendre et, s'ils le souhaitent, agir. Certes, on
ses doutes sur ces deux points, révélant par là même qu'il devine que cette mise à distance du jugement et, en l'occur-
s'était rallié aux thèses dissidentes que des chercheurs, pour la rence, ce renoncement à la condamnation sont d'autant
plupart états-uniens, s'efforçaient de promouvoir depuis une plus difficiles à pratiquer et plus encore à défendre qu'il est
décennie contre le consensus de la communauté scientifique. question de vies humaines, en l'occurrence même de vies de
D'une part, il contestait qu'un virus pût rendre compte de nouveau-nés, autour desquelles les accusations pèsent d'un
o poids exorbitant. Mobiliser les émotions dans ce registre est Une importante proportion de la population, noire princi- H
r-. r-;
N
du reste devenu une arme rhétorique redoutablement effi- palement, soutient le président et l'on ne peut donc pas se N

cace qui annihile ou discrédite pratiquement toute réflexion contenter d'une lecture psychiatrique des errements de ce
possible. Or, même - et peut-être particulièrement - dans dernier. En fait, ce sont deux camps qui se disputent. Du côté z'"
ces conditions où le pathos semble rendre vaine l'analyse, du pouvoir, se trouvent à la fois des dissidents qui récusent le '"
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cette dernière demeure indispensable. Comme le remarquait savoir produit par la communauté scientifique internationale,
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u Raymond WIlliams (1976, p. 75-76), trop souvent la critique des spécialistes de santé publique qui, sans remettre en cause
se résume à une simple «recherche de faute»: il nous faut ce savoir, soulignent les déterminants sociaux de l'épidémie,
donc trouver une autre manière de penser qui ne procède et de nombreux Sud-Africains des milieux populaires qui, Q

pas «de l'habitude (ou du droit ou du devoir) de juger». En sans se prononcer sur les questions savantes, se veulent loyaux
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somme, dans cette perspective exigeante, la critique, c'est le à l'égard d'un gouvernement représentant pour eux la nou-
contraire de critiquer. velle ère démocratique et se révèlent souvent perméables aux
w Donner à comprendre signifie-t-il pour autant se placer théories du complot nourries de leur expérience de la domi-
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dans une position surplombante d'où le savant verrait ce que nation blanche. Du côté des adversaires, une convergence
c les autres ne discernent pas et révélerait ce qu'ils se dissi- s'est opérée entre les activistes, qui sont souvent d'anciens
mulent à eux-mêmes? On sait que le reproche en a été fait, militants de la lutte contre l'apartheid, les médecins, dont la
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non sans raison, à la sociologie critique de Pierre Bourdieu: profession s'accommodait au contraire fort bien de l'ancien
I'omniscience du chercheur viendrait démasquer la duperie régime, et les opposants politiques, que la controverse sert
des dominants et éclairer l'ignorance des dominés. D'un en faisant oublier leur compromission antérieure. Plus qU'IDl
point de vue ethnogra phique, cette posture est insu ffisante: affrontement intellectuel entre hétérodoxes et orthodoxes,
l'enquêteur ne peut ignorer qu'il tient de se enquêtés une on a affaire à cieux:coalitions de groupes qui défendent des
grande part de son information et donc de sa compréhension. valeurs distinctes, voire contradictoires. Deuxièmement, le
Mais alors, la tâche du chercheur se ramène-t-elle à mettre au débat scientifique ne se ramène pas à une confrontation entre
jour les positions défendues par les agents au cours d'épreuves la vérité et l'erreur, comme il est souvent représenté clans
qu'ils traversent? On reconnaît ici la démarche revendiquée l'espace publ ic. Si le prési lent et ses ministres recouren t
par la sociologie de la critique de Luc Boltanski: le scienti- à de interprétations hérétiques et parfois fantaisistes, en
fique décrit et rnodéli e des disputes, livrant une grammaire revanche, certaines de leurs thèses mettent en lumière à la
des justifications qu'énoncent les agents pour rendre compte fois le rôle des conditions économiques dans la production de
de leurs actions. D'un point de vue anthropologique, cette l'épidémie etl'attitude ambiguë des compagnies pharmaceu-
approche est insatisfaisante : le chercheur s'efforce de situer tiques dans la gestion de la crise. À l'inverse, si les activistes
les discours dans leur contexte culturel et historique et de témoignent d'une indiscutable rigueur clans leur approche
les objectiver au regard des places occupées par les agents du sida, l'attention portée au fait biologique et aux médica-
dans l'espace social. ments les a conduits à sous-estimer les mécanismes sociaux
Pour ce qui est de l'Afrique du Sud, l'enquête suggère un de la maladie et les mesures de santé publique en découlant.
triple déplacement par rapport à l'évidence telle qu'elle est Les ID1Sn'ont vu que les inégalités, les autres les ont négli-
produite par le discours sur la controverse. Premièrement, gées. Troisièmement, la gestion politique du problème ne
la scène sud-africaine ne se réduit pas à l'opposition entre se résume pas à lill conflit entre le bien et le mal. Malgré les
l'hétérodoxie de quelques membres isolés du gouvernement incontestables fautes commises à la tête de l'État, nombre
et une orthodoxie rassemblant les forces vives de la nation. de fonctionnaires fidèles au gouvernement et dévoués à la
population se réclament d'une éthique de la justice et d'une manifeste le poids de siècles de domination et de ségrégation
éthique de la responsabilité au nom desquelles doivent être et leur traduction en termes de dévalorisation des personnes
pesés les risques d'accroître les disparités face aux soins et de et des vies. Les biographies des malades du sida révèlent
'"'" générer des effets secondaires dommageables. Et quel que comment, dans les townships, la précarité économique peut '"z
"
CJ soit l'engagement des organisations non-gouvernementales se convertir en sexualité vénale et la vulnérabilité sociale '"'"
et d'une partie de la communauté médicale auprès des exposer au risque infectieux, concrétisant les effets de la
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u patients, leur éthique de la vie et leur éthique de la conviction «violence structurelle» (Farmer, 1999). La seconde imprime
les conduisent à déployer des modes d'intervention aboutis- la marque de l'inégalité dans la perception du monde. Il en
sant à une radicalisation des oppositions et à sous-estimer les résulte une appréhension de la réalité à travers les grilles de
dangers des protocoles ultérieurement révélés par les essais la suspicion et du ressentiment. Les interprétations de l'épi-
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cliniques. Au tableau manichéen associant la diabolisation démie comme résultant d'actions criminelles et la méfiance
des uns et l'héroïsation des autres, il faut donc substituer un à l'encontre des réponses vues comme dictées par les pays
'"u paysage moral plus complexe et moins contrasté. occidentaux procèdent de cette «historiographie des vain-
Z L'analyse de ce triple déplacement s'appuie à l'évidence cus» (Koselleck, 1997). L'économie politique rend compte
"'u sur les formes d'action et les régimes de justification des de la théorie sociale de la maladie, l'approche phénoméno-
agents, conformément au programme de la sociologie de la logique de la thèse du complot. Le travail critique consiste
critique, mais il les met en perspective des jeux de position ici à reconnaître, à travers l'opacité d'une controverse, la
'" et des rapports de domination dans l'espace social, comme double trace, objective et subjective, de l'inégalité et à en
'" le fait la sociologie critique. L'activité de traduction trouve rendre compt comme le produit, non d'une aberration
ici son prolongement dans le travail de dévoilement et c'est pathologique, mais d'une hi toire incorporée.
même de l'attention portée aux acteurs d'un côté et du
déchiffrement des enjeux de l'autre qu'émerge la possibilité
de la critique. Mais cette dernière suppose 'Lilleautre condi- Critique de la raison sécuritaire
tion que ces deux sociologies mettent rarement en œuvre:
I'historicisation, La controverse sur le sida peut en effet être L'art de gouverner a connu une inflexion historique fonda-
lue comme une irruption de l'histoire au sens où l'entend mentale lorsqu'il est passé de la vision machiavélienne de
Walter Benjamin (2000): l'affleurement soudain du pas é la sûreté du prince à la perspective moderne de la sécurité
dans le présent. Alors que les élites sud-africaines pensaient de la population, affirme Michel Foucault (2009) dans son
avoir conjuré le spectre de I'apartheid avec la mise en place cours au Collège de France où il reprend, sans d'ailleurs
de la remarquable commission Vérité et Réconciliation, les vraiment le développer, le thème du biopouvoir, Pour lui,
démons de la mémoire, évacués par la porte grâce à l'exor- l'invention de la sécurité implique une série d'innovations
cisme national, sont revenus par la fenêtre avec la crise politiques que l'on peut résumer ainsi: le pouvoir ne s'exerce
épidémiologique. La théorie sociale de la maladie et la thèse plus sur un territoire, mais sur une population; il ne pense
du complot mettent en effet en lumière ce que l'on peut ana- plus des événements, mais des probabilités; il ne gouverne
lyser comme une incorporation de l'inégalité. Dans l'Afrique plus des corps, mais des conduites; il ne discipline plus, mais
du Sud contemporaine, cette incorporation prend une double protège, et il est à cet égard significatif que ses exemples
forme: l'une, objective, sous-tend la théorie sociale de la concernent la ville, la disette et l'épidémie. On reconnaît
maladie; l'autre, subjective, nourrit la thèse du complot. La là un modèle qui est celui de la biopolitique et plus encore
première inscrit l'inégalité dans la matérialité des corps. Elle de la gouvernementalité, laquelle met en valeur la norme
plutôt que la loi, la régulation plutôt que l'imposition, la mieux qu'aucun autre événement récent, ont permis de saisir
préservation de la vie plutôt que la condamnation à mort. La les enjeux de la nouvelle raison sécuritaire.
sécurité, c'est donc le contrepoint nécessaire de l'économie Faire une ethnographie de la police, c'est-à-dire litté-
dans le bon déploiement du libéralisme. Loin de dénoncer ralement en mener l'observation sur le terrain et restituer le
les politiques de la sécurité, le philosophe les analyse et les produit de cette dernière sous une forme écrite, pose cepen-
commente, adressant, au début de son cours, une double dant des questions difficiles. D'abord, sur un plan pratique,
mise en garde: distinguer le bien du mal ne peut être qu'une l'obtention d'une autorisation constitue un obstacle majeur
u'"
question d'esthétique (et non d'éthique); décider des bons qui, en France notamment, permet de réduire presque à
combats ne peut se faire que dans un champ de forces où néant les possibilités d'études impliquant une véritable pré-
des agents luttent (et non du haut d'une chaire ou dans un sence prolongée sur le terrain au milieu des policiers, dans
o livre). Dès lors, la critique n'est pas celle qu'on attend: elle leur activité quotidienne (Montjardet, 2005). Ensuite, sur un
o
ne s'indigne pas du contrôle grandissant, des châtiments plan déontologique, rendre public, dans des articles et surtout
injustes, en somme de l'empire sécuritaire. Elle consiste à dans des livres, le fruit d'une recherche qui, d'un côté, fait
'"o appel à une relation de confiance entre celui qui enquête et
Z repenser la sécurité dans un cadre plus large (où il s'agit
'"
o autant de protéger contre des dangers que de sanctionner ceux qui sont enquêtés, et de l'autre, conduit à découvrir
'" des crimes) et moins normatif (où il s'agit moins de condam- des pratiques dont certaines sont légalement problématiques
ner que de comprendre). À la lumière des développements ou moralement condamnables, pose de délicats problèmes
récents des questions de sécurité dans le monde contem- (Avanza, 2008). Dans ces conditions, le positionnement du
porain, tant au niveau international, notamment depuis le travail critique est délicat lorsqu'on veut échapper notam-
11 septembre 2001, que national, notamment depuis les ment au double écueil de la dénonciation et de la justification
élections de 2002 pour ce qui concerne la société française, des abus de l'usage de la force publique.
on peut toutefois reprendre à nouveaux frais la discussion sur La sociologie critique et la sociologie de la critique
la raison sécuritaire. En effet, là où l'auteur de Surveiller et ont adopté deux stratégies pour lépasser cette difficulté.
punir disait de la sécurité qu'elle concernait la population tout Présentant deux entretiens avec un commissaire et une ins-
entière, on voit qu'il s'agit désormais de protéger une partie, pectrice, Rémi Lenoir (1993) s'attache aux petites frustrations
essentiellement privilégiée, contre une autre, principalement des agents, liées à leur métier, à leur position, à leurs relations
vue comme dangereuse, et tandis qu'il insistait sur une cer- avec leurs collègues ou leur hiérarchie, avec leur public de
taine atténuation de la surveillance et de la pénalisation, on victimes et de délinquants qui sont mises en relief. Dans
constate au contraire un développement de techniques plus ces autoportraits, la sympathie manifestée par les policiers
précises et plus invasives et de punitions plus systématiques à l'égard du «gamin qui a volé un stylo dans un magasin»
et plus dures. La sûreté et la discipline, dont on avait peut- ou de la «pauvre fille pour laquelle c'était soit la drogue soit
être prématurément annoncé la fin, semblent revenir avec le trottoir» semble prise pour argent comptant, en dehors
la force de l'évidence depuis quelques décennies, C'est pour de toute observation des pratiques effectives, tandis que le
explorer cette réalité que j'ai conduit une enquête sur l'acti- travail d'objectivation se situe au niveau des rapports de pou-
vité quotidienne de la police française et singulièrement sur voir et d'autorité dans le champ de la répression. L'enquête
les brigades anticriminalité qui ont été développées depuis nous livre ainsi une image doloriste de leur profession bien
les années 1990 pour faire face aux désordres urbains et à la plus qu'une analyse réaliste de leur activité, y compris des
délinquance juvénile (Fas sin, 2011). La temporalité de cette débordements auxquels elle donne lieu. C'est précisément
enquête encadrait les émeutes de l'automne 2005, lesquelles, à cette dimension que s'intéressent, dans une perspective
pragmatiste, Dominique Linhardt et Cédric Moreau de terminologie officielle. Deuxièmement, l'activité policière,
Bellaing (2005), puisqu'ils s'attachent à l'étude de la vio- pour faire face à cette contradiction, se développe non pas sur
lence policière pour en cerner les conditions de légitimité ou le mode de la protection de la population, voire du territoire,
plus précisément de légitimation. Ils s'efforcent en particulier dans son ensemble, comme la thèse foucaldienne le laisse '"z
de comprendre le travail de l'IGS, Inspection générale des penser, mais sur le mode d'une répression se concentrant sur "'"
>
services, généralement connue sous l'appellation de «police certaines populations et certains territoires. D'une part, un <
o

u" des polices ». Des modalités de l'usage de la force, on a donc, ciblage populationnel s'opère à travers le contrôle des indivi-
non pas des faits empiriques résultant de l'observation, mais dus dont l'apparence physique laisse à penser qu'ils peuvent
le reflet indirect par le biais d'un dispositif dont la situation être en situation irrégulière. D'autre part, une focalisation
au sein de l'administration de la sécurité publique limite territoriale se produit sur les zones urbaines dites sensibles,
c évidemment l'autonomie. Aussi différentes soient-elles, ces dont les chiffres de la police montrent pourtant qu'elles ne
o
deux approches ont en commun de mettre à distance les sont pas plus affectées par la criminalité et la délinquance
'" pratiques policières: dans le premier cas, en faisant porter que les territoires adjacents, mais où certains délits comme
o
Z l'analyse sur le système dont les agents sont eux-mêmes les la consommation de cannabis sont facile à établir. Ces pra- "::>
Vl
'" victimes; dans le second, en la déplaçant vers les dispositifs tiques discriminatoires e manifestent non seulement dans
o

qui administrent les plaintes. En appréhendant l'activité des la fréquence des contrôles et des interpeJJations, mais aussi
forces de l'ordre non plus à travers des entretiens ou des dans la manière de procéder aux lU1S et aux autres, plus bru-
'" dossiers, mais à partir d'une ethnographie, il est pourtant tale et plus humiliante qu'elle ne l'est lorsque la police a
" possible d'en proposer une autre lecture. affaire à des individus appartenant aux classes moyennes et
C'est ce que j'ai tenté de faire en observant, pendant vivant dans des quartier résidentiels. Tr isièmement, ces
quinze mois, le travail des policiers et, plus largement, le pratiqu s trouvent leur justification dans un double registre.
déploiement des politiques de sécurité dans une agglomé- D'un côté, le magistrats sont volontiers vus comme laxistes,
ration de la région parisienne. J'en indiquerai trois prin- une représentation que le dise urs de autorités publiques
cipales conclusions. Premièrement, les forces de l'ordre vient a créditer, et les policier se servent de cet argument
se trouvent soumises à une profonde contradiction entre, pour rendre la ju tice sur le terrain. De l'autre, les popu-
d'un côté, une injonction à réprimer s'exprimant à travers la tions sont considérées comme dangereuses et hostiles, une
une politique dite du chiffre, qui consiste à évaluer l'acti- croyance construite dès les année de formation et d'autant
vité policière sur les statistiques de mises à di po ition et plu facile à adopter que les jeunes recrues, en provenance de
de gardes à vue notamment et, de l'autre, une diminution zones rurales et de villes de province, n' nt pas l'expérience
constante de la criminalité et de la délinquance, en parti- des banlieues où elles ont affectées.
culier des actes les plus graves, rendue invisible cependant En aSSOCi311t l'ethnographie des forces de l'ordre et l'ana-
par l'inclusion de nouveaux délits dans la loi et par les modi- lyse des politiques de sécurité, on peut donc proposer une
fications des pratiques en matière d'enregistrement des faits analyse critique du travail des policiers qui rend compte des
constatés. Ce décalage se manifeste sur le terrain à travers constats empiriques faits. Les frustrations qu'ils expriment
une faible sollicitation des fonctionnaires par les habitants et dans le entretiens prennent sens par rapport au décalage
donc un déplacement de l'intervention réactive, en réponse entre le métier qu'ils imaginaient en le choisissant et la
à la demande, vers une intervention proactive, avec l'objec- fonction qu'on leur assigne, et les violences que les instances
tif d'arrêter des individus en infraction à la législation sur disciplinaires ont à examiner s'inscrivent dans un dispositif
les étrangers ou à la législation sur les stupéfiants, selon la plus large qui les favorise et les légitime. Pour ce qui est
des déviances constatées au regard de la déontologie ou de inégalités. Elle l'est certainement, et l'on trouve un usag' 0\
1
l'éthique policières, telles les discriminations ou les bruta- cynique des arguments moraux dans la conduite des affaires "1

lités, il ne s'agit dès lors pas de les dénoncer, mais d'abord publiques et privées, mais l'identification de ce cynisme ne
de décrire les circonstances de leur survenue, ce que permet rend pas compte de la totalité des mobilisations morales dans "'z
l'observation des pratiques, et ensuite, de les interpréter, ce le monde contemporain et, même sous l'hypothèse cynique, '"
que rend possible leur mise en relation avec les discours sur la "'
n'explique pas le succès de ces arguments. il nous faut donc "..,
u
u'" sécurité et le type d'action publique qui en découle. Un pro- prendre au sérieux cette logique morale et tout particuliè-
longement possible de cette critique consiste à montrer, dans rement son expression contemporaine dans la raison humani-
une démarche comparable à celle de Bernard Harcourt (2007) taire (Fassin, 2010). Par cette formule, j'entends l'utilisation
..,'"
-e à propos des discriminations dites statistiques aux États- des sentiments moraux dans l'administration du monde,
u
o
Unis, que ces pratiques et ces politiques sont inefficaces, qu'il s'agisse de politique, par exemple pour justifier des
voire contre-productives, puisqu'elles font le contraire de interventions militaires en rupture des principes de souve-
'"o ce qu'elles prétendent en contribuant à générer l'insécurité raineté, ou d'économie, à travers notamment la bienfaisance
Z qu'elles sont censées combattre. philanthropique associée à l'expansion du capitalisme. Je
'"
o l'analyserai ici plus spécifiquement à partir du travail que
j'ai conduit sur l'action humanitaire dans le cadre du conflit
Critique de la raison humanitaire israélo-palestinien.
'" L'exercice de la critique s'avère toutefois singulière-
" La raison gouvernementale moderne s'est construite dan ment délicat lorsqu'il s'applique à la raison humanitaire. Il
une tension entre la police et le marché, entre le souci de ya plusieurs explications à cela. La première tient à ce que
protéger la population du crime aussi bien que du malheur et les acteur qui s'en réclament, à commencer par les organi-
la volonté de limiter l'intervention des pouvoirs publics dans sations n n-gouvernementale , ont d'abord monopolisé la
la production et la circulation des biens, finalement entre plus réflexi n sur ce thème, délimitant ce qui pouvait être qualifié
d'État et moins d'État: telle est la thèse centrale des cours d'humanitaire (es entieJJement en relation avec leur propre
que Michel Foucault (2004) a donnés au Collège de France activité, plutôt que dans le cadre d'une gouvernementalité
sur la biopolitique. Autrement dit, la raison gouvernementale plu large) et déterminant ce qui constituait le territoire de la
est à la fois raison politique et raison économique. L'histoire critique légitime (principalement les dérives ou les manipu-
du monde moderne peut assurément être lue à la lumière de lations, plutôt que le fonctionnement normal et la justification
cette double logique et des tensions qu'elle suscite, que ce ordinaire). La deuxième concern la forme de moralisation
soit au niveau national, dans chaque pays, ou international, qu'a prise le travail des chercheurs qui, initialement, se sont
dans les relations entre les agents de ce qu'on peut appeler intéressés à l'action humanitaire, avec une polarisation entre
le gouvernement global. Je voudrais pourtant y ajouter une la dénonciation de l'idéologie de la bonne conscience et la
troisième logique. Elle est morale. Elle concerne les formes célébration d'une nouvelle solidarité internationale (dans les
de légitimation des actions publiques autant que privées sur deux cas avec peu d'éléments empiriques pour fonder leur
la base de valeurs et d'émotions. Mais peut-être plus que cela: position). À ces deux éléments circonstanciels, il faut en
on peut en effet penser que cette logique morale n'est pas ajouter un troisième, structurel. La raison humanitaire donne
seulement le supplément d'âme qui vient justifier le régime une représentation morale du monde dans laquelle les agents
de police, avec ses abus en termes de privation de liberté, qui s'en revendiquent se situent du côté du bien et repous,sent
et le régime de marché, avec ses excès du point de vue des les autres, notamment ceux qui relèvent de la raison d'Etat,
o à commencer par les militaires, du côté du mal. Mais il ne de la sociologie critique, on appelle un champ, même si leur H

00 00
N
s'agit pas seulement de représentations, il est aussi question approche est largement informée par l'étude des politiques N

de pratiques dont les agents invoquant la raison humanitaire publiques, des mobilisations sociales et de la professionnalisa-
s'attribuent l'exclusivité: leur mission est de sauver des vies tion. Pour autant, malgré sa richesse empirique, cette enquête z
et d'alléger des souffrances, de témoigner sur des exactions et ne nous livre pas plus que la précédente la signification du '"'"
>
d'en dénoncer les coupables. Dès lors, la raison humanitaire gouvernement humanitaire, ce qu'il transforme de la manière <:

contemporaine d'affronter les malheurs et d'administrer des "


u'" se trouve en quelque sorte protégée par une forme d'intou-
chabilité morale. Quelle critique faire d'un gouvernement populations. Probablement faut-il y voir la conséquence à
la fois du choix théorique de traiter le sujet dans une stricte '"
Q
du bien? Comment peut-on objectiver des agents et analyser
'"
H
synchronie plutôt que dans une perspective historique, et de
-e leurs actions au risque de déstabiliser leur action? À ces ques- ::>
o tions, des réponses différentes ont été apportées. l'option méthodologique de multiplier les entretiens et les '"
o
Dans un travail pionnier, Luc Boltanski (1993) s'est terrains plutôt que d'approfondir ethnographiquement un
intéressé au déploiement de la «politique de la pitié» et de cas particulier.
'"c
z la «morale humanitaire» sur la base d'une enquête puisant L'intervention des organisations médicales françaises
'" principalement dans les œuvres littéraires classiques, tout dans le conflit israélo-palestinien me servira ici d'illustration
o
en faisant quelques incursions dans le monde contemporain. de l'approche alternative que je propose pour penser une
Le cœur de son analyse distingue les trois «topiques de la critique de la raison humanitaire. Fidèles à leur engagement
souffrance» - dénonciation, sentiment, esthétique - qui sur les lieux du malheur et de la souffrance, Médecins sans
'"
'" permettent au spectateur de s'engager face aux malheurs du frontières et Médecins du monde œuvrent depuis longtemps
monde. Si cette topologie décrit la rhétorique de l'huma- dans les Territoires occupés palestiniens. Les singularités de
nitaire, elle ne donne pas accès à ce qui est en cause et parfois cette mission, par rapport notamment aux problématiques
en débat. Du reste, lorsque, à la fin de l'essai, l'auteur se de catastrophes naturelles, de guerres ouvertes ou de camps
hasarde brièvement sur ce terrain, c'est pour critiquer les de réfugiés, auxquelles elles sont plus habituées sur les conti-
adversaires de l 'humanitaire et leur «demander ce qu'ils nents africain et asiatique, ont conduit ces organisations à
veulent et ce qu'ils proposent», comme si, en entrant dans se concentrer sur les questions de santé mentale. Avec la
le vif du sujet, il lui fallait renoncer à la réflexion distanciée seconde Intifada, les traumatismes liés au conflit sont devenus
pour adopter un mode polémique. Par contraste, la recherche l'objet principal de leur intervention. Ce diagnostic, qui avait
conduite par Pascal Dauvin et Johanna Siméant (2002) se récemment acquis sa pleine légitimité avec l'introduction
présente comme une ambitieuse tentative de dépasser de l'état de stress post-traumatique dans la classification de
l'analyse du langage et de l'iconographie humanitaires pour l'American Psychiatrie Association en 1980, était déjà uti-
s'attacher à compn;ndre qui sont les agents qui s'en réclament lisé par certaines organisations palestiniennes et israéliennes.
et ce qu'ils font. A l'étude des romans et des images qui L'originalité des organisations françaises tenait cependant à
livrerait la quintessence de la politique de la pitié, ils pré- ce qu'elles étaient moins occupées à soigner qu'à soutenir et
fèrent les entretiens avec les membres des organisations témoigner. Choix pratique autant que politique: d'une part,
non-gouvernementales et l'observation de leur travail dans les conditions de leur intervention, souvent dans les zones
les missions. Leur investigation permet de décrire les moti- les plus difficilement accessibles et dangereusement exposées,
vations des acteurs qui le construisent et l'occupent, d'analy- ne permettaient guère la sérénité et la disponibilité néces-
ser les formes de l'action qu'ils conçoivent et conduisent sur saires au travail thérapeutique; d'autre part, le plaidoyer sur
le terrain, en somme d'appréhender ce que, dans le langage la base des conséquences de la violence leur permettait de
rr,
N
00
sensibiliser l'opinion publique internationale. Cette double le témoin et même l'auteur de la violence peuvent présenter 00
N orientation - le traumatisme et le témoignage - tranchait ces symptômes. Les deux rapports rédigés par Médecins du N

radicalement sur les modèles antérieurs de l'action huma- monde, l'un sur les violations des droits des Palestiniens par
nitaire en Palestine (Feldman, 2007), qui relevaient de formes les troupes israéliennes, l'autre sur les réactions israéliennes '"z
'"'"
traditionnelles d'assistance. aux attentats commis par des Palestiniens, conduisent ainsi à
>
La stratégie de communication er de mobilisation ainsi une mise en équivalence des souffrances et donc des victimes, -c
o
'"
u
mise en œuvre, à la fois pour défendre la cause des victimes la mère de Cisjordanie dont l'enfant a été blessé paraissant
et justifier la présence des humanitaires, s'est révélée efficace partager une même affliction que la femme de Jérusalem qui
à bien des égards, donnant souvent des récits émouvants et a été bouleversée par les retransmissions télévisées de scènes "'
Q

"'~ des images fortes de la souffrance des populations palesti- dramatiques consécutives à l'explosion d'une bombe. Cette
-c
o niennes. Elle a toutefois un triple coût. Premièrement, elle mise en équivalence, fondée du point de vue clinique, ne l'est
o
élude la subjectivité des agents. Sous la plume des agents pas au regard des histoires collectives et donc de l'intelligi-
humanitaires, les jeunes lanceurs de pierres se transforment bilité que l'on peut donner au conflit, générant du reste des
"'o
Z en individus affectés par les traumatismes de la guerre et disputes au sein même de l'organisation.
"'
o les symptômes qui lui sont associés. Plutôt que les résis- La critique ne se limite pas ici à mettre en question l'évi-
tants qu'ils se veulent, ils se voient dépeints en victimes. Ce dence de la catégorie du traumatisme et de la pratique du
que leur représentation gagne en humanité, elle le perd en témoignage, comme l'analyse foucaldienne y invite. Elle est
combativité. Non que l'une des représentations soit plus cela, mais elle est aussi autre chose. Elle vise à comprendre ce
"'
'" vraie que l'autre, mais la substitution de l'une à l'autre qui est gagné et ce qui est perdu dans cette reconfiguration du
tend à remplacer la parole des opprimés par la vision qu'en discours, des représentations et des pratiques, lorsque, dans la
ont ou que veulent en donner, pour leur bien, leurs porte- défense d'une cause, on passe de la dénonciation de l'oppres-
parole. Deuxièmement, le témoignage ainsi construit réduit sion à la sympathie pour les victimes, du langage de la résis-
la complexité des expériences. Si le traumatisme signe la trace tance au lexique de la résilience. Il s'agit en somme de porter
de l'événement violent, ce dernier peut avoir des sources un regard conséquentialiste sur le gouvernement humanitaire
multiples qui ne se réduisent pas au conflit. Nombre de au lieu de le voir seulement en termes de principes éthiques
vignettes livrées dans les chroniques de Médecins sans fron- ou de vertus morales, comme le font généralement ceux qui y
tières révèlent que les troubles psychiques dont souffrent participent, ainsi que le montre Peter Redfield (2005). On voit
les habitants des villes et villages palestiniens ont en fait une que cette perspective presque comptable diffère des approches
origine plus lointaine, plus intime et plus ordinaire, notam- précédemment évoquées, qu'elles s'attachent aux figures de la
ment des violences familiales. On peut souffrir d'état de stress rhétorique humanitaire ou aux raisons d'agir des travailleurs
post-traumatique en contexte de guerre pour des raisons sans humanitaires. Il s'agit d'appréhender le contenu de l'action
rapport avec cette dernière, tout comme du reste, on peut et sa signification plutôt que les formes de sa justification ou
être exposé à la violence sans, heureusement, présenter ce les logiques de ses agents. Comprendre la raison humanitaire
tableau clinique. La psychologie ne livre donc pas la clé de suppose d'étudier ce qui se joue dans l'intervention des agents
la réalité politique. Troisièmement, la présentation adoptée qui s'en réclament. L'enquête dévoile alors les tensions, les
éclipse l'histoire. Les insomnies, cauchemars, réactions de contradictions et les apories qui traversent non seulement le
frayeur et autres éléments psychologiques liés au traumatisme moncle humanitaire, mais plus largement l'espace politique
ne sont pas plus spécifiques d'un type de violence que d'une et moral de nos sociétés.
position sur la scène où elle se déroule, puisque la victime,
* cours dans un champ social donné. La seconde décrit les
* * arguments déployés et les épreuves affrontées. Chacune, à
leur manière, nous montre le jeu des agents, sans véritable-
""' Depuis un peu plus de deux siècles s'est progressivement ment nous livrer ce qui est en jeu. Le travail critique que j'ai "'z
"o imposée l'idée qu'il ne pouvait y avoir de pensée que critique. proposé ici porte sur ces enjeux. Par enjeu, j'entends ce qui ""'
>
Certes, sous ce terme, des manières de faire très diverses est en cause dans l'action humaine, les normes et les valeurs -c
u
"
u
se sont déployées, mais toutes ont en commun de remettre qui la sous-tendent, les effets et les transformations qu'elle
en cause les multiples doxas - religieuse, politique, savante, produit. Les trois études de cas le montrent, je crois: ces
ordinaire. Au cœur de cette idée se situe la distinction entre la enjeux apparaissent pour une part dans les disputes et les
pratique exigeante de la critique et le simple fait de critiquer. débats, comme le suppose la sociologie de la critique, mais
u C'est la suspension du jugement qui est au fondement de la ils résultent aussi du travail de recherche qui met au jour ce ""'
o '"
pensée critique. Non qu'il soit possible de neutraliser toute qui demeure invisible ou indicible, ainsi que le laisse entendre
posture morale de l'intellectuel ou du chercheur, mais au la sociologie critique. Surtout, ils font sens au regard d'une
"'o
Z moins peut-on attendre de ces derniers qu'ils se livrent à un double opération de mobilisation de l'histoire et de l'ethno- ""
V"l
"'c double exercice de distanciation par rapport aux objets qu'ils graphie. L'histoire permet de saisir à la fois la généalogie
analysent et de réflexivité par rapport à leur propre position. de ces enjeux et la manière dont ils sont incorporés dans
Au cours des dernières décennies, des tensions se sont déve- les pratiques individuelles et collectives. L'ethnographie
loppées en suivant des lignes de rupture différentes selon les fonde une intelligence du monde social qui s'appuie sur ce
"'
" contextes nationaux. Dans le cas français, l'opposition entre qu'en comprennent les agents sans pour autant s'y résu-
une sociologie de la domination et une sociologie de la justi- mer. Rendre intelligibles les enjeux politiques et moraux du
fication a semblé un temps aboutir à une impasse, la radicalité monde contemporain à partir de cette double enquête: c'est
de la première débouchant sur une forme de dénonciation, cette voie que j'ai voulu explorer ici.
le formalisme de la seconde réduisant la critique à un objet Les trois critiques des raisons - inégalitaire, sécuritaire,
d'étude. J'ai tenté dans ce texte de montrer qu'il était pos- humanitaire - esquis ent un e pace possible de réflexion sur
sible et nécessaire, pour les sciences sociales, de sortir de les sociétés contemporaines. S'appuyant sur les expériences
cette impasse, c'est-à-dire, au fond, de recommencer à nous et les compétences des agents, mais développant un point de
parler ml peu plus de la société en renouant les fils qui lient vue autonome et distancié, elles offrent une alternative à la
le travail empirique et la réflexion théorique. vision enchantée de l'émancipation et à la lecture détermi-
Ce dépassement n'est pourtant pas ml renoncement à niste de la domination. Elle ouvrent ainsi un possible lieu
tirer parti de ce que l'une et l'autre de ces sociologies por- de passage entre la recherche et l'action.
taient de meilleur dans leur projet: du côté de la sociologie
critique, la nécessité du travail de dévoilement, l'articulation Remerciements
de la structure et de l'action, l'intérêt pour les inégalités et
leur reproduction; du côté de la sociologie de la critique, la Cette enquête sur la critique a été conduite dans le cadre
reconnaissance de la lucidité des agents, l'étude des épreuves de l'Advanced Grant du Conseil européen de la recherche
et des disputes, l'attention aux injustices et à leur justification. intitulée «Towards a Critical Moral Anthropology». Je suis
Mais en même temps, ces deux sociologies me paraissent reconnaissant à Cyril Lemieux pour ses utiles remarques ...
éluder ce qui est pour moi un objet essentiel de la critique. critiques.
La première analyse les concurrences et les luttes qui ont
r-,
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