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RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX ET VIOLENCES URBAINES

Laurent Bonelli

Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales »

2001/1 n° 136-137 | pages 95 à 103


ISSN 0335-5322
ISBN 2020486199
DOI 10.3917/arss.136.0095
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https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-
sociales-2001-1-page-95.htm
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Laurent Bonelli

Renseignements généraux
et violences urbaines

«Pour quelqu’un qui a un marteau à la main, de la surveillance du territoire (DST) prend un tour
le monde ressemble à un clou»1. particulier. La France vient de traverser une décennie
marquée par plusieurs vagues d’attentats terroristes:
ASALA en 1983, réseau Ali Fouad Saleh en 1985-
1986, Action Directe, séparatistes basques, etc. D’où

L
es Renseignements généraux (RG) occupent l’accroissement considérable du nombre de fonction-
historiquement une place centrale dans l’exer- naires et l’importance prise par les sections opération-
cice du pouvoir politique en France. Chargés nelles antiterroristes, qui se retrouvent à cette époque
de la défense des institutions et de l’ordre social désœuvrées.
contre toutes les «menaces» de subversion, ils sont Cette période d’incertitude est propice à une redéfini-
spécialisés dans la surveillance des mouvements tion des missions et des carrières: elle rend possible,
sociaux et politiques «contestataires». Le caractère en particulier, l’accès à de hautes fonctions de person-
«politique» de cette mission, qui tient tant aux nages dont les propriétés diffèrent des propriétés
objets surveillés qu’à ses destinataires (gouvernement, modales. Tel est le cas de Jacques Fournet qui devient
préfets), fait des RG l’incarnation d’une «vision poli- – à sa demande – directeur central des RG, avec le
cière de la politique» qui se caractérise par un mépris retour des socialistes au gouvernement. Préfet de la
traditionnel de la question de la délinquance (aban- Nièvre, fief de François Mitterrand, ancien élève de
donnée – avec l’accord des responsables politiques et l’École nationale des impôts, énarque, il a commencé
policiers – à d’autres services, comme les polices sa carrière comme inspecteur des impôts et ignore
urbaines ou la police judiciaire). Leur autonomie tout du monde du renseignement. Il va y importer
organisationnelle se traduit par le renoncement – le des logiques de rationalisation – qui traduisent ses
plus souvent implicite – du personnel politique au conceptions «modernisatrices» – qui y sont tout à
contrôle au jour le jour de leurs activités, en contre- fait étrangères. Il va ainsi réorienter le service (renfor-
partie de la production d’informations «pertinentes» cement de la section opérationnelle et création d’une
dans le jeu politique. section chargée de surveiller les milieux financiers du
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Or, ces échanges se dégradent au début des années quartier de la Défense) mais également évoquer à plu-
1990 au point que va se poser la question de leur sieurs reprises l’idée de regrouper RG et DST en un
«utilité» et de leur pérennité. En effet, la menace de grand service de renseignement unifié: la Direction
subversion politique par des groupes gauchistes, qui de la sécurité intérieure (DSI). Ce projet, qui impli-
a mobilisé les RG durant les années 1970 et jusqu’au quait la suppression pure et simple de certaines sec-
milieu des années 1980, n’existe plus (les groupes qui tions des RG (politiques, presse, courses et jeux) et la
remettaient radicalement en cause le système ont dis- fusion de certaines autres (antiterrorisme notam-
paru ou perdu toute influence). La ritualisation de ment), représentait un véritable bouleversement
l’action politique rend les modes de surveillance des des cultures professionnelles et des routines de
outsiders obsolètes (sections manipulation, infiltra- travail. Il suscita de nombreuses oppositions, tant
tion, etc.). D’autre part, le recours plus systématique internes (notamment celle d’Yves Bertrand, son
dans le jeu politique à d’autres auxiliaires du champ
politique – journalistes et instituts de sondage – déva-
lue cette «ressource d’État» dans la compétition poli-
tique. Dans le même temps, au sein des services de 1 – Gary T. Marx, «La société de sécurité maximale», Déviance et
renseignement, la concurrence entre RG et Direction société, février 1988, p. 161.

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Les «affaires» ou une reconversion ratée

L
es «affaires» deviennent logiques judiciaires. En effet, à la Debré, ministre de l’Intérieur –
centrales dès le début des différence du domaine politique refusèrent de collaborer avec le
années 1990 dans le champ où les RG avaient le monopole juge d’instruction, au nom d’une
politique. Le personnel politique de la production d’informations, «nécessaire» protection de
«de gauche» comme «de ils entrent sur ce terrain en leurs informateurs1.
droite» se ralliant progressive- concurrence avec la police judi- Mais à une période où l’autono-
ment aux thèses libérales et par- ciaire et des magistrats, dont l’in- mie du champ politique est mal-
tageant des savoir-faire et des térêt pour les dossiers écono- menée par les attaques judi-
savoir-être – médiatiques notam- miques et financiers se renforce ciaires, les logiques et les
ment – communs, la différence alors. Ainsi, la commissaire Bri- justifications ordinaires qui y
se fait de plus en plus à propos gitte Henri, en charge de ces avaient cours ne sont plus opé-
de la «moralité» (la vertu) des dossiers à la DCRG fut entendue rantes. Auxiliaires de l’activité
candidats. La connaissance des six fois, mise en garde à vue et politique, les RG sont à leur
malversations – liées entre autres vit son domicile perquisitionné manière victimes – sur ce sujet –
au financement des partis – pour n’avoir pas révélé à la Jus- de cette perte d’autonomie et
devient une ressource dans le jeu tice – mais seulement à son ne peuvent de la sorte rebâtir
politique. Les RG ont donc directeur central – les résultats leur légitimité contestée dans ce
essayé d’occuper «ce créneau» de ses investigations, qui met- domaine. Comme le résume un
qui leur permettait de se réins- taient au jour – preuves à haut fonctionnaire des RG: «J’ai
crire dans l’échange politique, en l’appui – les mécanismes illégaux compris qu’il y avait des affaires,
transmettant au gouvernement de financement du RPR. Justifiant mais que ce n’était pas mes
des informations sensibles dans leur mission par l’importance affaires»…
ce domaine. En vain, semble-t-il. d’«obtenir des renseignements
Le principal obstacle au dévelop- sur les affaires financières ayant
pement de cette activité réside une incidence médiatique ou 1 – Voir Éric Merlen et Frédéric Ploquin, La
Commissaire et le corbeau, Paris, Le Seuil,
dans l’antagonisme entre les pouvant en avoir une», les 1998; et Francis Zamponi, Les RG à l’écoute
logiques du renseignement et les RG – soutenus par Jean-Louis de la France, Paris, La Découverte, 1998.

second) qu’externes (dont celle de François Mitter- (PU), des RG et, dans certains départements, la police
rand, hostile à la toute-puissance potentielle d’un ser- de l’air et des frontières (PAF). En clair, cette réforme
vice unique de renseignement interne) et constitua se traduit à la fois par la perte d’autonomie de ser-
une ligne de fracture entre sections et au sein même vices jusqu’alors indépendants dans la définition de
des sections. Son départ pour la DST, en juin 1990, leurs missions, des priorités, des moyens et des
aviva encore ces oppositions et l’inquiétude de nom- modes d’action et par la priorité accordée à la répres-
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breux policiers, persuadés que le service était amené à sion de la petite et moyenne délinquance. Consé-
disparaître. D’autant plus que ce mouvement était quences difficiles à accepter pour une institution
concomitant d’une réforme de fond de l’organi- comme les RG2.
gramme policier qui remettait également en cause les Menacés par la départementalisation, contestés dans
prérogatives des RG: la départementalisation. leur travail routinier de renseignement, les RG appa-
Celle-ci s’inscrit dans la continuité de la politique de raissent donc, au début des années 1990, en quête de
modernisation de la police, impulsée en 1984 par perspectives d’avenir et prêts à se saisir de toute
Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, afin d’accroître son opportunité susceptible de restaurer leur crédit
efficacité face à la petite et moyenne délinquance. Elle auprès des hommes politiques. L’actualité leur four-
est formalisée dans le «projet de contrat pluriannuel nit cette occasion de reconversion: les émeutes de
de formation pour la police nationale» (mars 1989) Vaulx-en-Velin et, plus encore, le mouvement lycéen
qui vise à territorialiser la police nationale, en créant, de l’automne 1990, leur permettent de «prouver»
d’abord au niveau de cinq départements (l’expérience
sera rapidement étendue à dix-sept autres), des direc-
tions départementales de la police nationale (DDPN) 2 – Voir par exemple Émile Perez «La départementalisation: quel
concentrant les commandements des polices urbaines avenir?», La Tribune du commissaire de police, 57, janvier 1993.

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RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX ET VIOLENCES URBAINES

qu’ils peuvent jouer un rôle spécifique dans les ques- contribuent à la mise en scène publique d’un problème
tions de petite et moyenne délinquance. Imposant à dont ils sont devenus les spécialistes. Et en revendiquant
un objet, dont ils étaient initialement très éloignés, une expertise en la matière, ils dépolitisent peu à peu un
leurs schèmes politiques de (di)vision du monde et débat, qui, pendant les années 1970, opposait une
droite garante de la «sécurité» à une gauche adepte de
leurs savoir-faire bureaucratiques ordinaires, ils vont
la «liberté». S’accordant sur la nature du problème, sur
le façonner à leur image, de telle sorte que les «vio- le diagnostic et sur les solutions à y apporter, ils tendent
lences urbaines» apparaissent comme une «mise en à effacer les clivages antérieurs et à produire un consen-
forme RG» de la délinquance juvénile, lui conférant sus – auquel les médias vont largement faire écho – sur
une dimension collective, instrumentale et dirigée les actions publiques à mener.
contre l’État. Les rodéos des Minguettes et de Vénissieux (1981)
constituent le point de départ de «nouvelles» politiques
publiques de «traitement des causes de la violence des
Violences, violence politique
banlieues». Trois modes d’approche sont privilégiés: le
et «violences urbaines» développement social des quartiers (Commission natio-
nale pour le développement social des quartiers
Les phénomènes de violence et de délinquance des [CNDSQ]), la prévention de la délinquance (Conseil
jeunes des quartiers populaires existent depuis de national de prévention de la délinquance [CNPD]) et
nombreuses années, sous des formes récurrentes, l’amélioration du bâti (Banlieues 89). Le développement
mais ils étaient en général perçus sous l’angle de la de la politique de la Ville aboutira, à la fin des années
pathologie sociale et/ou morale3. Or, ils deviennent 1980, à la création de la délégation interministérielle à
la Ville (DIV), puis d’un ministère de la Ville. En octobre
centraux, sous le label générique d’«insécurité», à
1990, la flambée de violence du quartier du Mas du Tau-
partir de la fin des années 1970, où s’opère pour la reau, à Vaulx-en-Velin, bénéficiaire de l’ensemble de ces
première fois, avec le rapport Peyrefitte, une sépara- dispositifs, marque une rupture. Elle signe «l’échec» de
tion entre le «crime» et la «peur du crime»4. Cette la politique de la Ville et le début de sa réitération, dans
rupture est fondamentale, car elle est à l’origine de la les médias notamment, qui allaient dès lors accorder une
gestion politique de la peur. Introduire le «sentiment importance bien plus grande aux «embrasements» spo-
d’insécurité» comme forme d’opinion publique sur radiques dans les banlieues7.
la sécurité5 permettait en effet d’inscrire la question La question se routinise dans le jeu parlementaire8 et fera
l’objet en 1991-1992, d’un rapport sur La violence des
de la délinquance (qui demeurait jusqu’alors de la
jeunes dans les banlieues, présenté par Julien Dray à
responsabilité exclusive de la police) dans le jeu poli- l’Assemblée nationale. Rassemblant dans un même
tique. Objet de techniques policières (enquêtes, énoncé «la violence», les lieux où elle s’opère – «les ban-
prises de plaintes, etc.), elle devenait prétexte à des lieues» – et les populations qui s’y livrent – «les
représentations universalisantes promues au rang de jeunes» –, le titre est significatif. Le rapport commence
ressources dans le jeu politique et suscitant l’inves- ainsi: «L’idée de ce rapport est née d’un choc lors des
tissement d’hommes politiques et en particulier
d’élus locaux. Comme le souligne Jacques Toubon
dès 1984, «l’insécurité est aujourd’hui une des prin-
3 – Voir Gérard Mauger et Claude Fossé-Poliak, «La politique des
cipales préoccupations quotidiennes des Français. bandes», Politix, 14, 1991, p. 27-43.
Les hommes politiques, les élus qui sont à l’écoute 4 – Ce rapport du Comité d’études sur la violence, la criminalité et la
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délinquance explique en effet qu’«insécurité, criminalité et violence
des habitants dans leurs circonscriptions, de leur sont trois phénomènes interdépendants, mais aussi, dans une large
commune sont bien obligés de prendre acte de cette part, autonomes». Voir Réponses à la violence, Paris, Presses Pocket,
peur insidieuse. […] Il ne s’agit pas d’idéologie, ni de 1977, p. 41.
5 – Il est significatif que ce comité se base sur un sondage d’opinion
mythe, il s’agit d’un sentiment, d’une peur, vrais, qu’il a lui-même commandité (IFOP, 8-15 novembre 1976), ainsi que
qu’il faut comprendre, traiter et maîtriser. Sans quoi, sur des titres d’articles de presse pour conclure à la résurgence du
aucune politique n’aura, dans ce domaine, de prise «sentiment d’insécurité»…, Réponses à la violence, op. cit., p. 46.
6 – Jacques Toubon, Pour en finir avec la peur, Paris, Robert Laffont,
sur la réalité»6. 1984, p. 11 et p. 36.
7 – Alors que les rodéos des Minguettes n’avaient fait l’objet que
De fait, petite et moyenne délinquances deviennent un d’un entrefilet dans Le Monde, Le Figaro et L’Humanité (Libération les
passe sous silence), la presse écrite nationale a consacré 60 articles,
enjeu central lors des consultations électorales: le thème
la presse audiovisuelle 34 reportages et 9 éditoriaux aux affronte-
de «l’insécurité» structure le débat lors des élections ments de Vaulx-en-Velin dans la semaine qui les a suivis. Dès lors,
municipales de 1983 et sera au cœur de la campagne les articles sur le «malaise», le «mal» ou «la crise» des banlieues
pour les élections législatives de 1986. Elle devient «la se multiplient et deviennent un «genre» journalistique à part
spécialité» d’un certain nombre d’hommes politiques entière.
8 – Dès lors, les attaques contre la gauche au pouvoir se multiplient
qui bâtissent leur carrière politique sur la sécurité. En sur ce thème, faisant coïncider son exercice du pouvoir avec les pro-
suscitant la constitution d’arènes administratives et poli- blèmes des banlieues. Voir par exemple le rapport sur La politique de
tiques consacrées au «problème des banlieues», ils la Ville, présenté par Gérard Larché, Sénat, session 1992-1993.

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manifestations lycéennes de l’automne 19899. C’est avec dimension politique: «À la veille de l’été 1991, on
une certaine stupeur qu’on assiste à des actes de violence s’est demandé si le phénomène allait faire tache
et de vandalisme. Dans les années 1970, la violence était d’huile, s’il allait y avoir une espèce de révolution
présente dans les manifestations […] mais elles se don- générale dans les banlieues, on s’est posé beaucoup
naient un visage ou un alibi idéologique. […] L’impres-
de questions sur d’éventuelles manipulations»18.
sion de malaise dégagée par ces événements et ceux de
Sartrouville, puis Mantes-la-Jolie a été et reste d’autant D’ailleurs, le service «Violences urbaines» est initia-
plus grande que, depuis 1982-1983, les pouvoirs publics, lement rattaché à la sous-direction qui s’occupe des
les collectivités territoriales semblaient avoir fait de la violences politiques: ce n’est que par la suite qu’il se
lutte pour le développement social des quartiers une prio- rattachera à la cellule «Analyse et prospective».
rité»10. Pour rendre opératoire cette continuité a priori contre
nature, il fallait des acteurs dotés des propriétés
Les RG, dont les prestations offertes aux hommes sociales les plus légitimes dans l’institution et por-
politiques étaient dévaluées, saisissent l’opportunité teurs de son historicité. C’est le cas d’Yves Bertrand,
de ce désarroi pour «démontrer» leurs performances qui est depuis 1989 l’adjoint de Jacques Fournet à la
en ce qui concerne les violences collectives. Les mani- DCRG (Direction Générale des Renseignements Géné-
festations lycéennes et, en particulier, celle du raux). Entré aux RG en 1970, il y a fait la quasi-tota-
12 novembre 1990, sont marquées par de nom-
breuses dégradations et affrontements avec la
police11. Paris Match titre sur «les nouvelles hordes
9 – Paradoxalement, il ne semble pas y avoir eu de manifestations
sauvages»12, Le Monde parle de «western urbain lycéennes en 1989. Elles se déroulèrent un an plus tard, à l’automne
grandeur nature» et de «saccage jamais vu depuis 1990…
mai 68»13, etc. Les principaux incidents – mise à sac 10 – Rapport d’information sur La violence des jeunes dans les ban-
lieues, présenté par Julien Dray, Assemblée nationale, session ordi-
du C&A de Montparnasse et, en soirée, les affronte- naire de 1991-1992, n° 2832, p. 9.
ments du pont de l’Alma – correspondent pourtant à 11 – Sur ce sujet, voir Christophe Gaubert, «Badauds, manifestants,
deux formes de violences assez différentes mais vont casseurs. Formes de sociabilité, ethos de virilité et usages des mani-
festations», Sociétés contemporaines, 21, 1995, p. 103-118.
permettre les amalgames. Le premier est le fait de 12 – Paris Match, 2166/22, novembre 1990.
jeunes lycéens venant majoritairement de banlieue, 13 – Le Monde, 14 novembre 1990.
14 – Ces groupes antifascistes radicaux se sont illustrés dans de vio-
alors que le second concerne essentiellement des
lents affrontements avec des skinheads néonazis qui connaissaient, à
groupes politiques issus de la mouvance antifasciste la fin des années 1980, un début de structuration, avec les Jeunesses
radicale et autonome. Confortés notamment par le nationalistes révolutionnaires (JNR). Numériquement faibles, pré-
sents essentiellement en région parisienne, ils furent fortement
discours d’un redskin14 issu de ces groupes, les RG médiatisés par des magazines comme Globe ou Newlook. En 1992, ces
vont opérer la connexion: «Ces skins «commu- groupes avaient à peu près disparu.
nistes» […] étaient en tête de la manifestation du 15 – Lucienne Bui-Trong, Les bandes en France, communication aux
Entretiens du GIF, 16-18 mars 1992, p. 6. Pour illustrer ces conni-
12 novembre 1990 à Paris. Ils se sont vantés par la vences, la commissaire des RG reprend in extenso un témoignage
suite d’avoir été à l’origine de la casse des magasins, recueilli par des journalistes à la suite de la manifestation. Voir
pour permettre aux Blacks et aux Beurs de se servir à «Julien le Red Warrior: une violence irréversible», L’Express,
22 novembre 1990, p. 58-59.
volonté»15. En décembre 1990, le premier rapport 16 – La Zulu nation a été fondée par DJ Africa Bambaataa à New York,
de la section «Violences urbaines» – créée au cours en 1975. Ce mouvement essentiellement noir prône une forme de
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non-violence et s’intéresse à la musique, la danse – le Hip-Hop – et
de l’automne à la DCRG – concerne ainsi les «Zou- au Tag. Assez éphémère en France, il décline vers le milieu des
lous, les bandes de banlieue et les casseurs», mais années 1980 et certains de ses membres deviennent dans les années
également les redskins. En décrivant la «chasse» aux 1988-1989 des «chasseurs de skins». Le terme de Zoulou va alors se
galvauder et s’appliquer, dans la presse notamment, à tous les
skinheads néonazis à laquelle se livrent simultané- groupes – structurés ou non – qui touchent de près ou de loin aux
ment à cette époque (1988-1992) des bandes de red- banlieues et à la violence. Pour des reportages à sensation, voir par
skins et des groupes de Zoulous16, les RG créditent le exemple «Les dernières tribus», Paris Match, 2167/6, décembre
1990.
phénomène d’une cohérence politique largement fac- 17 – Des groupes comme les Docky boys et les Rudy Fox tentent, en
tice. L’unité de lieu et de pratiques et l’unité discur- vain, de nouer des relations avec des groupes issus des banlieues,
dans lesquels ils voient – en plus d’un renfort numérique non négli-
sive (qui ne dépassera jamais les proclamations unila-
geable lors des affrontements avec la police – l’incarnation de
térales)17 permettent d’établir un lien entre violence «l’énergie» contestataire de la société.
collective «politique» et violence collective rapide- 18 – Lucienne Bui-Trong, conférence «Violence urbaine et police: les
méthodes sont-elles encore adaptées?», Bibliothèque nationale de
ment qualifiée d’«urbaine». Investissant dans l’ana- France, 3 février 2000. Si la thèse de la manipulation par l’extrême
lyse leur vision de l’Histoire, caractérisée par le soup- gauche a pratiquement disparu des analyses des RG, elle y a été rapi-
çon permanent d’un complot contre l’État, ils dement remplacée par celle d’une violence instrumentale de groupes
islamistes ou mafieux cherchant à «fermer le quartier pour protéger
cherchent à découvrir le chef d’orchestre caché d’une leur source de puissance ou de revenus». C’est-à-dire deux nouvelles
violence à laquelle ils confèrent immédiatement une formes potentielles de contestation organisée et occulte de l’État…

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RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX ET VIOLENCES URBAINES

lité de sa carrière en s’occupant notamment des représentait la Direction centrale des polices urbaines
groupes «extrémistes» entre 1973 et 1983. Sa trajec- (DCPU) à la DIV – afin d’évaluer le degré d’implica-
toire l’a conduit à maintenir les «traditions» des RG, tion des services de police dans la politique de la
y compris contre son directeur. Informé des velléités Ville (i.e. dans les quartiers DSQ). Elle confronte les
de réforme et connaissant l’ensemble des routines de résultats: «Presque à chaque fois ça collait. Je me
l’organisation, il détient les savoir-faire pratiques (et suis mise chez moi et j’ai noté sur un papier les diffé-
les savoir-dire) qui lui permettent de mobiliser les rents cas de figure. Presque partout, il y avait des
ressources nécessaires à la «défense» de l’institution, jeunes qui occupaient abusivement l’espace. Et puis,
en pesant sur la (re)définition de la menace, via le par endroits, il y avait des choses qui se rajoutaient.
basculement des violences politiques vers les «vio- Et dans d’autres, d’autres choses encore. Je me suis
lences urbaines». Mais s’il joue un rôle central dans dit qu’il y avait une escalade. Au final, j’ai compté, ça
cet intérêt de la DCRG pour ce problème nouveau, la faisait huit degrés…»22 (cf. page suivante).
section est dès l’origine confiée à Lucienne Bui-Trong, Son travail s’inscrit dans une tout autre logique que
qui la dirige encore aujourd’hui. Son autonomisation celle du premier rapport sur les bandes. Mobilisant
– elle devient «Villes et banlieues» en avril 1991 – des capacités analytiques, elle opère des regroupe-
doit autant à son travail qu’aux propriétés sociales ments, définit socialement une situation, allant bien
qu’elle y investit. au-delà d’un simple assemblage policier. Sur la base
d’intuitions – «l’impression qu’il y avait cette esca-
Diffusion et naturalisation lade et qu’elle devait se faire dans le temps»23 –, elle
de la catégorie «violences urbaines» produit des rationalisations intellectuelles des com-
portements déviants qui constituent «la menace».
La configuration dans laquelle se met en place la sec- Elle classe ces comportements dans des catégories qui
tion «Violences urbaines» à la DCRG, à l’automne prennent la forme d’une échelle de mesure des «vio-
1990, est marquée par la crise que traversent les RG. lences urbaines».
Cette période de flou institutionnel et la structure Mais son travail n’est pas au centre des préoccupa-
des jeux qui la caractérisent perturbent les carrières tions de la DCRG et elle reste relativement isolée:
et les propriétés sociales valorisées dans l’institution. «J’avais demandé un jour à mon directeur s’il avait
Ainsi, Lucienne Bui-Trong est une policière au profil des directives à me donner. Il m’a simplement
singulier. Agrégée de philosophie, issue de l’ENS de répondu: “Ne faites pas long, parce que si vous
Fontenay, elle n’a passé le concours de commissaire dépassez une page, on ne vous lira pas”24.» Pour
qu’à 41 ans, après être restée dix-sept ans mère au «exister», elle doit se livrer à un véritable travail
foyer. Ses propriétés sociales (femme, relativement d’entreprenariat administratif, en publicisant ses ana-
âgée et sans expérience policière), sa méconnaissance lyses: alors que les écrits des RG sur leurs activités
du renseignement (qui l’empêche a priori de saisir les sont plutôt rares, ses interventions publiques foison-
enjeux qui y sont attachés), son extériorité par rap- nent à partir de 199225. La DCRG lui laisse une
port aux luttes de clans qui traversent la DCRG,
témoignent du caractère accessoire des «violences
urbaines» au sein des RG à cette époque. Les fonc-
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19 – Les luttes de pouvoir au sein des RG à cette période sont
tions nobles et les postes de pouvoir sont ailleurs: décrites par Patrick Rougelet, RG, la machine à scandales, Paris, Albin
dans le débat sur la départementalisation et la Michel, 1997.
réforme des services de renseignement19. D’ailleurs, 20 – Entretien Lucienne Bui-Trong, 21 février 2000.
21 – Ibid.
elle peine à se situer dans son travail: «Au début, je 22 – Ibid.
ne savais pas comment faire. Je ne connaissais per- 23 – Lucienne Bui-Trong, conférence «Violence urbaine et police:
sonne dans les services»20. À la suite des affronte- les méthodes sont-elles encore adaptées?».
24 – «Sur quelques secrets de fabrication. Entretien avec Lucienne
ments de la cité des Indes, à Sartrouville, en mars Bui-Trong», Les Cahiers de la sécurité intérieure, 33, 3e trimestre
1991, on la presse de produire des notes: «On était 1998, p. 230.
25 – Elle revendique plus de deux cents interventions publiques et a
fin mai [1991] et il fallait que je sorte une synthèse signé de nombreux articles sur les «violences urbaines», dans La
avant l’été, car on craignait à la direction que l’été ne Revue du syndicat des commissaires (janvier 1991), la Revue de
soit chaud»21. Ne disposant d’aucun relais, elle l’OCTRIS (avril 1993), Les Cahiers de la sécurité intérieure (octobre
1993 et novembre 1998), La Revue de la gendarmerie (1er trimestre
apprend que les RG de la préfecture de police de 1994 et 4e trimestre 1995), Futuribles (février 1996), Informations
Paris (RGPP) ont diffusé un questionnaire sur les sociales (septembre 1998), Centre national de documentation pédago-
cités d’Île-de-France, et décide de l’utiliser pour gique (mars 1998), par exemple. Elle a aussi participé à la plupart
des colloques institutionnels qui touchaient la question, des Entre-
mobiliser les services locaux. Elle récupère également tiens du GIF (avril 1992), aux Rencontres nationales des acteurs de la
un questionnaire élaboré par Daniel Dugléry – qui prévention de la délinquance (Montpellier, mars 1999).

99
LAURENT BONELLI

Elle s’est affinée – par l’introduction d’échelons inter-


Degrés et fonctionnement médiaires –, étendue – 800 quartiers «sensibles»
étaient surveillés par les services territoriaux en 1991,
de l’échelle «Bui-Trong»1 ils sont 1 200 aujourd’hui –, mais les logiques qui la
sous-tendent n’ont jamais été remises en cause, pas
1er degré: violence en bandes, dénuées de caractère
plus que les catégories inventées ou les amalgames
anti-institutionnel (vandalisme, razzia dans les com-
opérés. Les rapports de synthèse réguliers auxquels
merces, rodéos et incendies de voitures volées, délin-
elle donne lieu se bornent à analyser ses fluctuations,
quance crapuleuse en bandes, rixes, règlements de
y compris saisonnières (ce qui lui permet de parler de
comptes).
2e degré: provocations collectives contre les vigiles, la chronobiologie des «violences urbaines») et à les
injures verbales et gestuelles contre les adultes, vanda- interpréter. Toutefois, cet instrument de mesure, qui
lisme furtif contre les biens publics. produit des indices propres, s’insère difficilement
3e degré: agressions physiques sur les agents institu- dans les routines policières. D’abord, les services
tionnels (pompiers, militaires, contrôleurs, vigiles, comme la sécurité publique ou la police judiciaire
enseignants, travailleurs sociaux) autres que policiers. recensent ordinairement les crimes et délits constatés
4e degré: attroupements lors d’interventions de dans les cent sept rubriques de l’état 400126, notam-
police, menaces téléphoniques aux policiers, lapidation ment à partir du dépôt de plainte. Cette activité est
de voitures de patrouille, manifestations devant les aujourd’hui stabilisée et s’inscrit dans la continuité du
commissariats, chasse aux dealers. travail policier. En introduisant de nouvelles catégo-
5e degré: attroupements vindicatifs freinant les inter- ries et des nouvelles façons de collecter, les RG
ventions, invasion du commissariat. importent dans la mesure de la délinquance des
6e degré: agressions physiques contre les policiers, logiques de travail différentes (et notamment l’oppo-
attaque ouverte du commissariat, embuscades, pare- sition violences contre les institutions/délinquance).
chocages. Ensuite, la sécurité publique, qui est la première
7e degré: vandalisme ouvert, massif (saccage de concernée par les incidents qui peuvent se produire
vitrines, de voitures, jets de cocktails Molotov) en un dans les cités, a vu de mauvaise grâce les RG s’intéres-
temps généralement bref, et sans affrontement avec les ser à ce domaine: «Confrontée directement au pro-
forces de l’ordre, de la part de 15 à 30 jeunes. blème, avec des obligations de résultat, elle trouve
8e degré: guérilla, émeute, saccages massifs suivis d’af- que nous avons la partie belle et nous soupçonne de
frontements avec les forces de l’ordre, répétition 3 à
venir mettre en doute son efficacité. […] Sa première
5 nuits d’affilée, de la part de 50 à 200 jeunes.
réaction a été le scepticisme: qu’est-ce que les RG
1 – «Sur quelques secrets de fabrication. Entretien avec Lucienne viennent faire là-dedans? Les banlieues ne sont pas
Bui-Trong», Les Cahiers de la sécurité intérieure, 33, 3e trimestre 1998, votre problème»27. Enfin, ce type de service avait
p. 217. déjà accumulé une connaissance indigène des pro-
blèmes locaux traduite opérationnellement sans
éprouver la nécessité d’un recours à la formalisation
théorique.
grande latitude dans ce domaine, qui est à la mesure De ce fait, la notion de «violences urbaines» a réussi
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de la faible importance accordée à la lutte contre les à s’imposer en puisant les ressources nécessaires dans
«violences urbaines» au sein des RG: ainsi n’obtien- d’autres champs, plus en affinité avec ce type de pro-
dra-t-elle jamais l’adjoint qu’elle réclamait. Néan- duction. Ainsi, la clé du succès des catégories de
moins, Lucienne Bui-Trong parvient à mettre en cir- Lucienne Bui-Trong réside surtout dans leur nature et
culation de nouvelles catégories d’appréhension de leur format, particulièrement adaptés aux questionne-
phénomènes publiquement consacrés comme «vio- ments des journalistes, «experts», universitaires et
lences». Sa grille d’analyse – connue sous le nom hommes politiques. Elles constituent, en effet, une
d’échelle Bui-Trong – comporte 8 degrés qui vont de
«la violence en bandes, dénuées de caractère anti-ins-
titutionnel» (degré 1) aux «émeutes» (degré 8). La 26 – L’état 4001 est une grille de comptabilisation en cent sept
progression sur l’échelle suit les difficultés rencon- rubriques des crimes et délits constatés par les services de police et
de gendarmerie dans leur circonscription. Un bilan annuel est publié
trées par les pouvoirs publics et la police en particu- à La Documentation française sous le titre: Aspects de la criminalité et
lier, pour intervenir dans les «quartiers sensibles» et de la délinquance constatées en France, qui livre une synthèse des prin-
mesure donc la «gravité» de la situation à l’aune des cipales tendances.
27 – Lucienne Bui-Trong, «Les violences urbaines à l’échelle des
schèmes de perception RG, c’est-à-dire de la contesta- Renseignements généraux. Un état des lieux pour 1998», Les Cahiers
tion collective des symboles de l’autorité de l’État. de la sécurité intérieure, 33, 3e trimestre 1998, p. 227.

100
RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX ET VIOLENCES URBAINES

forme de prêt-à-penser immédiatement opératoire gènes qui débordent largement l’activité du service de
délivrant une information totalisante (schème global Lucienne Bui-Trong, multipliant les interprétations et
d’interprétation), continue (avec une production les prises de position, sans d’ailleurs que les RG en
régulière de données comparables) et en direct (dis- aient toujours le contrôle.
positif d’alerte). Mais surtout, ces rapports sur les
«violences urbaines» sont marqués du sceau de la De «la théorie RG» à «la pratique RG»
confidentialité et constituent une forme de ressource
protégée, garantie par une position d’autorité dans La section «Villes et banlieues» de la DCRG a rapide-
l’État. Ils sont «vrais» parce que «secrets» et sont ment reçu un soutien appuyé et inattendu d’un ser-
repris sans jamais être questionnés, comme si les dif- vice régional qui a produit une quantité importante
ficultés pour se les procurer dispensaient d’interroger de travaux – uniques en leur genre – sur les «vio-
les conditions sociales de leur élaboration28. Enfin, lences urbaines» et qui ont marqué durablement les
ils sont aussi «vrais» parce qu’ils sont uniques: la responsables policiers et politiques. À l’origine de ce
section «Villes et banlieues» se retrouve, en effet, en travail, des cadres des RG venus de l’antiterrorisme
situation de monopole pour la production de chiffres basque, qui ne trouvent pas localement d’activité
sur les «violences urbaines». Aucune autre institu- valorisante et qui se saisissent des événements de
tion n’est capable de mobiliser un réseau similaire et Vaulx-en-Velin, Mantes-la-Jolie et Sartrouville pour
de collecter autant d’indicateurs sur le territoire s’engager sur ce terrain: «On s’est dit que si des
national, ni a fortiori d’apporter à cette mesure la légi- grandes villes avaient été touchées par les violences
timité que confère l’État à la production de statis- urbaines, il n’y avait pas de raison que X ne soit pas
tiques. Ainsi peut-on rendre compte de la prégnance concernée. Et en plus, ça ne servait plus à rien de sur-
des chiffres et des analyses des RG, dans les médias veiller les partis politiques»32.
par exemple, qui divulguent ces informations, notam- Important dans «les quartiers sensibles» les
ment parce qu’elles sont en adéquation avec les dis- méthodes de la lutte antiterroriste qu’ils avaient expé-
positifs de cadrage de l’événement des journalistes29. rimentées ailleurs, ils projettent sur des groupes de
Mais elles trouvent aussi un écho élargi grâce au tra- pairs non structurés les pratiques et l’organisation de
vail d’autres agents qui s’en saisissent et se les réap- formations clandestines engagées dans la lutte armée
proprient dans le débat public: leur «rareté» auxquelles ils étaient jusqu’alors confrontés et met-
confère, en effet, à ceux qui peuvent se les procurer tent en place des modes de surveillance très particu-
une autorité sur laquelle ils fondent leur légitimité. liers – «dits de milieu fermé» – comme l’infiltration
Quelques «experts»30 – policiers ou non – arguent ou «le traitement d’agents» et surtout le tournage de
de cette connaissance pour asseoir leur expertise en
énonçant «les vrais chiffres» de la délinquance, dans
28 – Ainsi, sous le titre «Les vrais chiffres de l’insécurité que la
des ouvrages, dans les journaux, sur des plateaux de police nous cache», Le Figaro Magazine (17 juin 2000) explique que
télévision, lors de conférences, voire même dans des «les quartiers les plus durs de France sont surveillés par les Rensei-
formations universitaires. Ainsi se constitue le groupe gnements généraux, qui chaque année en dressent la liste confiden-
tielle. […] On imagine sans peine qu’obtenir la liste 1999 des cités
restreint de «ceux qui savent» et sont à ce titre mobi- les plus dures relève du fantasme. Pourtant, cette liste, nous la
lisés dans les différentes arènes, qu’ils saturent com- publions pour la première fois», cartes en couleur à l’appui…
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plètement. Ce cercle de la raison sécuritaire dissimule 29 – Voir, par exemple, «Délinquance: cette réalité que les bien-
pensants refusent de regarder en face», Marianne, 12-18 octobre
ses prises de position idéologiques – déniées comme 1998; «Violences urbaines: les vrais chiffres de la police»,
telles – derrière les informations tirées de leur proxi- L’Express, 10 décembre 1998; «Sécurité: mobilisation générale», Le
Point, 1373, 9 janvier 1999; «La carte des cités interdites», Le Pari-
mité avec des membres des services de renseignement sien, 17 février 1999; «Sécurité: c’est encore pire que vous ne
et disqualifient systématiquement ses contradicteurs croyez», Le Figaro Magazine, 20 février 1999, etc. Le Monde du
en les renvoyant à un «angélisme» qui serait dû à 8 décembre 1998 dresse même, sous le titre: «Une intellectuelle
chez les RG», un portrait très flatteur de Lucienne Bui-Trong.
l’ignorance de la «réalité» d’une situation qu’ils ne 30 – Tel est le cas d’Alain Bauer, consultant en sûreté urbaine, de
peuvent pas connaître, puisqu’ils n’ont pas accès aux Xavier Raufer, chargé de cours à l’institut de criminologie de l’uni-
données – confidentielles – censées l’évaluer. Enfin, versité Paris II ou de dirigeants du Syndicat des commissaires et
hauts fonctionnaires de la police nationale (SCHFPN) comme
les analyses de la section «Villes et banlieues» trou- Richard Bousquet.
vent également – mais pour des raisons différentes – 31 – Le caractère longtemps marginal de cet objet de recherche et
son faible investissement par les chercheurs laisse place dans l’ana-
des relais à l’université, où l’usage incontrôlé de ces lyse à des catégories policières qui «font science». Par exemple,
chiffres par un certain nombre de chercheurs contri- Christian Bachmann et Nicole Le Guennec, Autopsie d’une émeute,
bue à leur conférer un vernis scientifique qui ren- Paris, Albin Michel, 1997, p. 12-15; Michel Wieviorka (sous la dir.
de), Violences en France, Paris, Le Seuil, 1999, p. 37-38.
force leur légitimité31. La catégorie de «violences 32 – Entretien commandant de police DRRG de l’un des vingt-six
urbaines» suscite donc des investissements hétéro- départements classés «très sensibles», 11 mai 1999.

101
LAURENT BONELLI

films et des photographies, visant à rendre compte de L’ensemble de ces conceptions et de ces pratiques
«l’organisation délinquante» des quartiers. Mais ces trouve «logiquement» sa confirmation dans une cir-
méthodes ne font pas l’unanimité au sein même des culaire du 11 mars 1998 qui vient entériner de
RG: «Tout le monde ici a vu les albums photos de X. manière officielle la nature de l’échange. Elle stipule
Et alors? Qu’est-ce qu’on en fait? Comment rend-on qu’«au cours de ces dernières années les violences
compte au procureur? Ça sort de notre zone de com- urbaines n’ont cessé de croître en nombre. Dans les
pétence. On est dans le droit commun et donc plus quartiers sensibles recensés par la DCRG, elles ont
dans le renseignement»33. Au travers de la sur- plus que quadruplé de 1993 à 1997. […] Elles por-
veillance des «violences urbaines», des conceptions tent sérieusement atteinte à l’autorité de l’État. […]
différentes des missions des Renseignements généraux Elles ne sont pas tolérables. […] La situation actuelle
s’affrontent. Cette querelle oppose une vision «tradi- appelle une réaction ferme et rapide de l’État»39.
tionnelle» – où la surveillance politique reste cen- Pour le ministre – qui se base sur les constats de la
trale – à ceux qui entendent modifier la hiérarchie des DCRG et donc de la section «Villes et banlieues»,
«menaces» et orienter le service vers de nouvelles dont le travail se voit ainsi consacré – l’État ne peut
cibles (et notamment le système d’organisation éco- rester inactif, sauf à perdre sa crédibilité. D’abord, il
nomique et sociale parallèle qui se développerait dans faut «améliorer la connaissance des auteurs et des
certains quartiers, mêlant immigration, délinquance modalités des violences urbaines par un renforcement
et islam), mettant l’accent sur le nécessaire élargisse- de la recherche et de l’exploitation du renseignement.
ment du spectre des activités de surveillance, le ren- En premier lieu, les services des Renseignements
seignement opérationnel et les méthodes pro- généraux développeront leurs activités sur les villes et
actives34. Ces techniques permettent en effet de les quartiers objets de violences urbaines. Par la mise
définir et d’identifier des «groupes à risques» sur les- en œuvre de méthodes opérationnelles de recherches
quels seront focalisés les efforts de surveillance. Il (surveillances, filatures, utilisation de correspon-
serait ainsi possible «d’anticiper, à court terme, sur la dants…) et l’emploi de matériels techniques néces-
nervosité d’un groupe de pairs occupant l’espace saires (caméscopes, appareils photo, moyens d’obser-
public, sur les formes, la durée et l’intensité de ses vation à distance de jour et de nuit…), ils apporteront
éventuelles violences en cas d’événement grave tou- des renseignements pour identifier et situer les auteurs
chant l’un de ses membres. On pourrait aussi prévoir de ce type d’infractions»40.
des absences de réaction en analysant le profil de la Les logiques de surveillance de ces services des RG
victime d’un drame et les habitudes du groupe de deviennent l’une des principales réponses institu-
pairs, ou en surveillant si les meneurs étaient actuel- tionnelles au «problème des violences urbaines»: ils
lement présents ou absents du quartier»35. Néan- reçoivent des moyens supplémentaires, confirmant
moins, même si elles reflètent surtout des luttes ainsi légalement un nouvel usage politique de la sur-
internes, ces images revêtent une importance particu- veillance, dont la stabilité des échanges entre
lière dans les processus de naturalisation et d’objecti- hommes politiques et RG est à la fois le moteur et
vation de la catégorie «violence urbaine». Elles vien- l’enjeu. En juin 1994, lorsque Charles Pasqua,
nent en effet attester de la «réalité» de la menace, lui ministre de l’Intérieur – qui a mis fin à la départe-
donner un corps (des corps): «C’est une chose de
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dire qu’un militant d’ETA mangeait tel jour dans une
pizzeria de Biarritz, ça ne vaut pas une photo. Là,
c’est la même chose, nous avons apporté la preuve de 33 – Entretien commissaire principal DCRG, 1er mars 2000.
34 – Ce contrôle «proactif» tente, à partir de corrélations statis-
ce qu’on avançait»36. Ces photos viennent en tiques établies sur des trajectoires individuelles, de produire un dis-
quelque sorte boucler, dans une logique policière de positif d’information orienté vers l’action répressive, capable d’anti-
constitution de la preuve, le dispositif de luttes sym- ciper, en amont de la commission d’une infraction ou d’un délit, le
comportement probable d’individus aux propriétés similaires. Voir
boliques attaché aux «violences urbaines»: «Le Didier Bigo, «La recherche proactive et la gestion du risque»,
directeur a vu les photos, les films et a été emballé. Il Déviance et Société, décembre 1997, vol. 21, 4, p. 423-429.
a fait partager son enthousiasme à Guéant [alors 35 – Lucienne Bui-Trong, «Les violences urbaines à l’échelle des
Renseignements généraux. Un état des lieux pour 1998», art. cit.,
directeur général de la police nationale], en lui pré- p. 219-220.
sentant ça comme la solution pour les violences 36 – Entretien commissaire divisionnaire DRRG de l’un des vingt-six
urbaines»37. Ces techniques reçoivent même le sta- départements classés «très sensibles», 5 mai 1999.
37 – Entretien Lucienne Bui-Trong.
tut de «vitrine publique» des activités du service, 38 – J.-P. Van Geirt et J.-C. Fontan, «RG, les flics de l’ombre»,
lorsque le ministre de l’Intérieur autorise deux jour- Reportages, TF1, 15 février 1997.
39 – Jean-Pierre Chevènement, La lutte contre les violences urbaines,
nalistes à les mettre en scène dans l’un des seuls circulaire du 11 mars 1998 adressée aux préfets.
documentaires télévisés consacrés aux RG38. 40 – Ibid.

102
RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX ET VIOLENCES URBAINES

mentalisation dès son arrivée place Beauvau41 – est SCRG, ou ceux des directions régionales des départe-
violemment attaqué à la suite de l’écoute du conseil ments les plus urbanisés, qui voient leurs missions
national du Parti socialiste par un enquêteur des RG, réorientées vers la surveillance des banlieues. Mais le
il lui suffit de proclamer qu’il ne «souhaite pas que service ne sera jamais contesté, attestant par là même
les RG continuent à s’occuper des partis politiques, de la solidité des relations reconstituées au début des
dont l’action est totalement transparente (sic), [et que années 1990. Plus encore, la réorientation des mis-
leur] action doit être recentrée sur la défense des ins- sions des RG, qui paraissent s’éloigner des dossiers
titutions et la prévention des violences urbaines»42. proprement politiques pour se consacrer à de nou-
Il réaffecte symboliquement les trente-sept fonction- velles «préoccupations publiques de sécurité», a
naires de la deuxième section des RGPP aux sections permis à Yves Bertrand, directeur du service depuis
chargées de la lutte contre l’immigration irrégulière 1992, de traverser sans encombres trois changements
et le travail clandestin, ou des «violences urbaines». de majorité, alors que tous ses prédécesseurs avaient
Il mute de même la plupart des cent soixante-dix perdu leur poste avec l’alternance…
policiers qui se consacrent à la vie des partis au
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41 – Les DDPN sont remplacées par des directions départementales


de la sécurité publique (DDSP) qui ne s’occupent plus que des
polices urbaines. Parallèlement, le Service central des renseigne-
ments généraux (SCRG) est recréé au sein de la DGPN. Lettre aux
préfets, 14 juin 1993.
42 – Le Figaro, 22 juillet 1994.

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