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Dallenbach, Jean-Ricardou Et Les Miroirs Producteurs
Dallenbach, Jean-Ricardou Et Les Miroirs Producteurs
"Si prisée naguère par le nouveau roman des années 60"1, la mise en
abyme aurait-elle perdu son actualité pour la littérature d'aujourd'hui?
Le fait qu'un même auteur puisse défendre ce point de vue2 et, simultané
ment, l'infirmer par la place de plus en plus grande que ses fictions et ses
écrits théoriques réservent à la procédure suggère plutôt que cette dernière
a connu une modification intérieure. Qu'en est-il au juste de cette trans
formation? Il suffira pour le savoir d'interroger un livre qui a poussé
jusqu'au paroxysme l'usage du dédoublement : Les Lieux-dits de Jean
Ricardou3.
I. La réflexion comme système
Si cet ouvrage intéresse plus qu'un autre notre questionnement, c'est
qu'il se conforme sans faillir à un mot d'ordre qu'aucun nouveau roman
ne s'était donné avant lui. Ce mot d'ordre est double et peut s'énoncer
comme suit : "toute la mise en abyme", — ce qui explique la très com
plète panoplie dont le roman fait étalage et ses allures de compendium
du procédé; "rien que la mise en abyme", — puisque le récit érige le
narcissisme en principe et que ses moindres éléments semblent "appartenir
à une sorte de mathématique réfléchie qui mène tout et par laquelle tout
passe".4
Qu'en est-il de la mise en abyme dans un livre dont l'ambition est
d'embrasser la totalité du phénomène réflexif? Quel lien existe-t-il entre
une réflexion ubiquiste et le débat théorique fondamental que le texte met
1
G. Genette, Figures 111, Paris, Ed. du Seuil, 1972, p. 242.
2
J. Ricardou déclare en effet au colloque historique de Cerisy-la-Salle (1971):
". . . le problème de la mise en abyme se trouve en quelque façon évincé dans
le nouveau stade de la production où en est arrivé disons le Nouveau Nouveau
Roman . . ." (Nouveau Roman : hier, aujourd'hui, Paris, Union générale d'éditions,
coll. 10/18, 1972, t. I, p. 284).
3
L'analyse qui suit, partielle, emprunte la plupart de ses développements à la
dernière section de notre Récit spéculaire (à paraître).
i
Les Lieux-dits, petit guide d'un voyage dans le livre, Paris, Gallimard, 1969,
exergue.
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5
au jour et arbitre? Telles sont les questions qui, en premier lieu, doivent
nous retenir.
A la première, nous apporterions une réponse sans surprise si nous
nous bornions à constater que Les Lieux-dits recourent à toutes les
variétés de duplications intérieures. Non moins remarquable que cette
exhaustion nous paraît être la tendance manifestée par les réflexions à
se répartir en deux groupes : celles, largement majoritaires, qui existent
sans mélange et metaphorisent exclusivement les règles de fonctionnement
du récit; celles, plus rares mais aussi de plus grande envergure, qui con
stituent de véritables nœuds réflexifs et dont la vaste toile du Musée
Crucis est sans doute le premier exemple.
Expressément qualifié d'allégorie, ce tableau-modèle ne se borne pas
à occuper le centre de la salle d'exposition; il possède la propriété
remarquable de synthétiser les huit paysages qui l'entourent. Or ces huit
vues ont une fonction bien précise : elles programment à la fois l'itinéraire
"touristique" des protagonistes (les huit lieux-dits) et la composition
générale du roman (les huit chapitres qui leur correspondent). Quant à
la représentation qui les dédouble, elle se donne à lire en ces termes :
Au centre de la toile, surmontant un repli de terrain obliquement ombragé
par les ramures d'un chêne figuré sur la gauche, un calvaire dresse sa haute
croix sur le ciel orageux. A gauche de l'arbre, au sommet d'une ondulation
lointaine, on distingue les hautes tours et les murailles d'un château fortifié.
A l'extrême gauche, enfin, au premier plan, un soldat casqué et revêtu d'une
cotte de mailles tient la bannière dans sa main. Un souffle déporte vers la
droite les franges et les mobiles courbures de la soie. Sur le fond blanc qui
ondule, la rouge croix de Malte en subit les lisibles conséquences (pp. 17 sq.).
Cependant, face à une mise en abyme placée sous la juridiction d'un
texte dont il n'a pas encore pris connaissance, le lecteur se trouve démuni
pour saisir toute la portée du dédoublement; incapable de rapporter telle
figure à tel lieu-dit, il prêtera une vertu reflexive aux éléments privilégiés
par la description et introduits dans les séquences antérieures, — à savoir
la croix disposée "au centre" du tableau, le croisé "au premier plan", la
bannière qui donne son titre au chapitre et sur laquelle se détache l'em
blème des croisades : la croix rouge sur fond blanc.
5
Défini comme "l'étrange querelle qui s'occupe de définir lequel, des mots ou des
choses, est l'élément majeur" (p. 33), ce débat théorique fondamental est arbitré
par le récit en ce sens que la lutte à mort de ses deux protagonistes — une fiction
affirmant la prééminence des mots (le "roman" ou Lasius) et un texte véhiculaire
qui "considère le langage comme traduction d'un réel antécédent" (loc. cit.) (le
"guide touristique" ou Atta) — se solde par la victoire (du champion) de la
littérature. Ce qu'il importe donc de marquer, c'est que Les Lieux-dits n'est pas
seulement un texte de la théorie du texte, mais un texte démonstratif de cette
théorie.
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Instruit par ce commentaire, nous savons donc que ce qui définit pour
l'essentiel l'activité du texte, c'est qu'il s'écrit en se lisant et, pour ainsi
dire, en se contrelisant : alimenté par les contradictions qu'il génère, il se
multiplie par scissiparité toujours relancée et va-et-vient réflexif entre
roman et guide, "narration" et "fiction". En effet :
Il n'y a pas entre fiction et narration, relation spéculaire d'un calme
miroir, mais relation dialectique qui se raffine, incessamment se subtilise et
échappe à toute immobilisation. On devine alors l'ensemble de la stratégie.
Il est clair que l'autoreprésentation bat en brèche la représentation. Tous les
efforts que fait la fiction pour représenter la narration qui l'engendre
s'accomplissent au détriment de toute éventuelle représentation du monde.
Mais, nous l'avons vu, cette auto-représentation n'est pas statique. S'éloignant
toujours plus du naturalisme, elle met en cause, curieusement, en son activité,
son activité même. Suscitant toujours décalage et relance, elle provoque son
contraire : la métamorphose de ce qu'elle auto-représente. On peut donc
avancer, paradoxal, cet autre précepte : c'est notamment en s'auto-représen-
tant que le texte se transforme17.
Si ce mouvement perpétuel de navette entre deux miroirs (presque)
parallèles n'est pas sans évoquer la déception infinie qui hante Les Faux-
Monnayeurs ou Contrepoint de Huxley18, la réinterprétation qu'elle subit
est si manifeste qu'elle confirme avec éclat la conclusion vers laquelle
tendaient nos analyses et qui, d'ailleurs, se trouvait déjà in nuce dans le
mot d'ordre du livre, — à savoir qu'un texte ne peut être la somme et le
produit de continuelles mises en abyme sans que la nature de celle-ci n'en
soit altérée. Généraliser l'usage du dédoublement, c'est le condamner à ne
pouvoir réfléchir la totalité du récit, rendre le procédé autrement lisible,
et par conséquent le soustraire à sa définition stricte. Cette révolution
structurelle va-t-elle de pair avec un déplacement ou un remaniement du
"Ibid., p. 71.
17
J. Ricardou in Nouveau Roman: hier, aujourd'hui, t. 2, p. 221.
18
Témoin ce passage de Pour une théorie du nouveau roman, p. 105 : la fiction
"n'est, vertigineusement, que celle qui, vertigineusement, s'applique à montrer ce
qu'elle est. Toujours séparée d'elle-même par l'imperceptible renaissant décalage
d'une nouvelle désignation de soi, sa stabilité est toujours différée."
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A partir d'une notion qui a été plus ou moins fixée par Gide, Fernand
Meyer pratique une dérivation. La mise en abyme telle qu'elle est travaillée
ces derniers temps connaît une sorte d'extension, une diversification telle
qu'on doit plutôt la considérer comme un champ de possibilités à pratiquer
et à théoriser que comme une notion dont il faut surveiller l'emploi avec
rigorisme22.
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