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Jean Ricardou et les miroirs

producteurs (les derniers avatars


d'une forme: la mise en abyme)
LUCIEN DÄLLENBACH

"Si prisée naguère par le nouveau roman des années 60"1, la mise en
abyme aurait-elle perdu son actualité pour la littérature d'aujourd'hui?
Le fait qu'un même auteur puisse défendre ce point de vue2 et, simultané­
ment, l'infirmer par la place de plus en plus grande que ses fictions et ses
écrits théoriques réservent à la procédure suggère plutôt que cette dernière
a connu une modification intérieure. Qu'en est-il au juste de cette trans­
formation? Il suffira pour le savoir d'interroger un livre qui a poussé
jusqu'au paroxysme l'usage du dédoublement : Les Lieux-dits de Jean
Ricardou3.
I. La réflexion comme système
Si cet ouvrage intéresse plus qu'un autre notre questionnement, c'est
qu'il se conforme sans faillir à un mot d'ordre qu'aucun nouveau roman
ne s'était donné avant lui. Ce mot d'ordre est double et peut s'énoncer
comme suit : "toute la mise en abyme", — ce qui explique la très com­
plète panoplie dont le roman fait étalage et ses allures de compendium
du procédé; "rien que la mise en abyme", — puisque le récit érige le
narcissisme en principe et que ses moindres éléments semblent "appartenir
à une sorte de mathématique réfléchie qui mène tout et par laquelle tout
passe".4
Qu'en est-il de la mise en abyme dans un livre dont l'ambition est
d'embrasser la totalité du phénomène réflexif? Quel lien existe-t-il entre
une réflexion ubiquiste et le débat théorique fondamental que le texte met
1
G. Genette, Figures 111, Paris, Ed. du Seuil, 1972, p. 242.
2
J. Ricardou déclare en effet au colloque historique de Cerisy-la-Salle (1971):
". . . le problème de la mise en abyme se trouve en quelque façon évincé dans
le nouveau stade de la production où en est arrivé disons le Nouveau Nouveau
Roman . . ." (Nouveau Roman : hier, aujourd'hui, Paris, Union générale d'éditions,
coll. 10/18, 1972, t. I, p. 284).
3
L'analyse qui suit, partielle, emprunte la plupart de ses développements à la
dernière section de notre Récit spéculaire (à paraître).
i
Les Lieux-dits, petit guide d'un voyage dans le livre, Paris, Gallimard, 1969,
exergue.

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JEAN RICARDOU ET LES MIROIRS PRODUCTEURS
5
au jour et arbitre? Telles sont les questions qui, en premier lieu, doivent
nous retenir.
A la première, nous apporterions une réponse sans surprise si nous
nous bornions à constater que Les Lieux-dits recourent à toutes les
variétés de duplications intérieures. Non moins remarquable que cette
exhaustion nous paraît être la tendance manifestée par les réflexions à
se répartir en deux groupes : celles, largement majoritaires, qui existent
sans mélange et metaphorisent exclusivement les règles de fonctionnement
du récit; celles, plus rares mais aussi de plus grande envergure, qui con­
stituent de véritables nœuds réflexifs et dont la vaste toile du Musée
Crucis est sans doute le premier exemple.
Expressément qualifié d'allégorie, ce tableau-modèle ne se borne pas
à occuper le centre de la salle d'exposition; il possède la propriété
remarquable de synthétiser les huit paysages qui l'entourent. Or ces huit
vues ont une fonction bien précise : elles programment à la fois l'itinéraire
"touristique" des protagonistes (les huit lieux-dits) et la composition
générale du roman (les huit chapitres qui leur correspondent). Quant à
la représentation qui les dédouble, elle se donne à lire en ces termes :
Au centre de la toile, surmontant un repli de terrain obliquement ombragé
par les ramures d'un chêne figuré sur la gauche, un calvaire dresse sa haute
croix sur le ciel orageux. A gauche de l'arbre, au sommet d'une ondulation
lointaine, on distingue les hautes tours et les murailles d'un château fortifié.
A l'extrême gauche, enfin, au premier plan, un soldat casqué et revêtu d'une
cotte de mailles tient la bannière dans sa main. Un souffle déporte vers la
droite les franges et les mobiles courbures de la soie. Sur le fond blanc qui
ondule, la rouge croix de Malte en subit les lisibles conséquences (pp. 17 sq.).
Cependant, face à une mise en abyme placée sous la juridiction d'un
texte dont il n'a pas encore pris connaissance, le lecteur se trouve démuni
pour saisir toute la portée du dédoublement; incapable de rapporter telle
figure à tel lieu-dit, il prêtera une vertu reflexive aux éléments privilégiés
par la description et introduits dans les séquences antérieures, — à savoir
la croix disposée "au centre" du tableau, le croisé "au premier plan", la
bannière qui donne son titre au chapitre et sur laquelle se détache l'em­
blème des croisades : la croix rouge sur fond blanc.
5
Défini comme "l'étrange querelle qui s'occupe de définir lequel, des mots ou des
choses, est l'élément majeur" (p. 33), ce débat théorique fondamental est arbitré
par le récit en ce sens que la lutte à mort de ses deux protagonistes — une fiction
affirmant la prééminence des mots (le "roman" ou Lasius) et un texte véhiculaire
qui "considère le langage comme traduction d'un réel antécédent" (loc. cit.) (le
"guide touristique" ou Atta) — se solde par la victoire (du champion) de la
littérature. Ce qu'il importe donc de marquer, c'est que Les Lieux-dits n'est pas
seulement un texte de la théorie du texte, mais un texte démonstratif de cette
théorie.

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LUCIEN DAELLENBACH

Certes, il faudrait le supposer versé déjà dans la problématique ricardo-


lienne pour l'imaginer à même d'apercevoir que le syntagme "la croix et
la bannière" a pu servir ici de calembour générateur6. Mais fût-il novice en
ces matières, il ne pourra pas ne pas entendre que les répétitions et les
variantes auxquelles cette croix se trouve soumise en un espace si restreint
la désignent comme le foyer du texte et sa principale base de lancement7;
de plus, il lui suffira d'apprendre que la formule "croix de par Dieu" est
"l'exact synonyme d'alphabet" (p. 109) pour se convaincre que la croix
est au principe du récit et qu'en la plaçant réflexivement en son centre,
ce dernier entend réactiver le sens d'origine du mot littérature* et ne se
reconnaître pour fondement que le matériau qui le produit.
La suite de la description n'est pas moins instructive :
La moitié droite du tableau est plus simple : aucun soldat, point de
murailles, nulle croix. Seules, dans l'éloignement, trois collines forment
massif. Leur végétation, où quelques arbres vers le sommet se distinguent des
verdures anonymes, subit sur le penchant les ravages d'un incendie.
Au ras du sol, se multiplient les rougeoiements. Parfois des colonnes de
feu se dressent, ondulantes, vite effacées par les obscures nébulosités qu'elles
suscitent. Ainsi, avec des troncs de flammes et des frondaisons de fumée,
s'élève, agrandie, mobile, ultime, l'image de la forêt détruite.
En gagnant obliquement de l'altitude, les vapeurs pâlissent, se métamor­
phosent vers la gauche, jusqu'à former les lourdes blancheurs d'orage dis­
séminées dans le ciel. Plus bas, entre la croix et le brasier, se révèle la zone
déjà détruite avec ses cendres, ses fumerolles, les branches calcinées.
Il y a donc, indiscutablement, double contradiction. Tandis que le feu se
propage de gauche à droite en remontant la pente des collines, la brise,
comme le signale la direction des fumées, souffle dans l'autre sens. Ainsi
s'oppose-t-elle, à l'autre bout de la toile, à l'haleine mesurée qui déploie vers
la droite les ondulations du drapeau.
— En leur excès, telles inadvertances suffiraient à désigner le tableau,
n'est-ce pas, comme une allégorie?
— Sans doute, monsieur, répond le guide (pp. 20 sq.).
Sans nous attarder sur les modulations textuelles de la "croix rouge"
— ici la "croix et le brasier" — ni sur la thématique que ces modulations
6
Dans l'esprit de La Prise/Prose de Constantinople, on notera en effet que l'expres­
sion signifie "c'est beaucoup d'histoires" selon le Petit Robert et "le comble des
formalités" selon le Petit Larousse . . .
7
Relevons que le texte tourne littéralement autour de Belcroix et que le pouvoir
d'engendrement du vocable est tel qu'après avoir suscité croisé et croisade, il
convoquera croissant, crucial, Crucis, Delacroix, croisée, croisillons, entrecroisés
par paronymie ou étymologie, croix rouge par malice et croisement avec une
autre série et, par sollicitation graphique, l'inconnue X célébrée par le fameux
sonnet mallarméen (cf. p. 139).
8
". . . avec ses vingt-quatre signes, cette Littérature exactement dénommée les
Lettres . . ." (Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1965,
p. 850).
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autorisent, nous retiendrons l'insistance avec laquelle les derniers para­


graphes évoquent la "double contradiction". Cette dernière, apprend-on,
désigne le caractère allégorique du tableau. Qu'est-ce à dire? Qu'elle
signale le caractère réflexif de la toile et la donne à lire comme une re­
présentation du conflit dont le texte est à la fois l'instigateur et le champ
de bataille? Certes, mais il y a plus encore : sitôt reconnu le fait que "la
contradiction des mouvements de la bannière et des fumées" désigne "un
effet de miroir" (p. 33), n'a-t-on pas toutes raisons d'inférer que la
"double contradiction" est une allégorie . . . de la mise en abyme elle-
même? Une autre duplication est à cet égard on ne peut plus nette :
le paquet de cigarettes Pall Mall décrit par convenance (et esprit de
contradiction) à . . . Cendrier.
Introduite par une phrase qui, dans Les Lieux-dits, blasonne le dé­
doublement, cette description exhibe en outre son caractère réflexif par la
mention expresse du terme reflets, l'évocation d'une "gaine de cellophane"
réverbérante et, ultérieurement, une référence appuyée à l'art héraldique.
Outre que son chromatisme fait pendant de manière inverse à la fameuse
bannière blanche à croix rouge, le paquet de cigarettes comparé à une
page d'écriture porte quatre inscriptions chiffrées (pall mall famous
cigarettes, in hoc signo vinces, wherever particular people congregate, per
aspera ad astra) ainsi que des "armoiries centrales" qui font l'objet d'une
description des plus minutieuses :
De part et d'autre d'un blason ovale que surmonte un heaume couronné
regardant vers la gauche, et le tenant entre leurs griffes, deux lions coiffés
d'une même couronne se font face debout. Par symétrie, respectivement,
s'opposent leur gauche et leur droite. Leurs membres inférieurs prennent
appui sur cette devise que développe une étoffe ondulée : in hoc signo vinces,
tu vaincras par ce signe. La légende rapporte que, peu avant une décisive
bataille, une croix accompagnée de ces quatre mots parut dans le ciel
au-dessus de l'armée de Constantin. Celui-ci s'empressa, dit-on, de faire
inscrire le signe sur son étendard, et fut victorieux.
S'il accorde à l'emblème une attention suffisante, le visiteur notera que
plusieurs différences contestent la symétrique identité des deux supports. Plus
massif que son vis-à-vis, l'animal de droite déploie sur ses épaules une
crinière supérieure. Tout porte même à croire, malgré l'idéalisation héraldique,
que le fauve de gauche n'est pas une lionne : l'oreille pointue désignerait
plutôt un spécimen d'une autre espèce, comme la panthère. Ainsi est-il permis
de se demander si, au lieu de soutenir le blason central, les deux féroces
partenaires ne s'efforcent pas, respectivement, de se l'arracher. En cette
opposition, la visible supériorité de l'animal de droite est balancée, semble-t-il,
par la réussite de la bête de gauche que le heaume regarde. En outre
convient-il de ne pas omettre que, pour la commodité, l'exposé a inversé
l'orientation traditionnelle des armoiries. La héraldique suppose en effet,
comme il est naturel, que le point de vue est situé derrière le blason. Il
convient donc d'entendre dextre pour gauche et, pour droite, senestre (pp.
83 sq.).
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Afin d'écarter les interprétations fallacieuses ou d'éviter que le sens de


la description ne demeure celé, le texte accompagne cette dernière d'une
ample glose explicative (pp. 84 sq.). Elucidant avant tout une symbolique
des nombres dont la lecture aurait pu ne pas avoir la clé, le commentaire
enseigne que la "bataille" coïncide avec le livre lui-même, que celui-ci,
construit sur le huit au carré, "a été divisé en huit chapitres de huit
sections toutes égales" (p. 138) et que les multiples oppositions mises en
œuvre par la duplication désignent bien l'antagonisme entre réalisme et
poésie, guide touristique et roman.
Toutefois, est-il sûr que le mystère soit ainsi en pleine lumière? Sur un
point essentiel en tout cas, l'allégorèse est en défaut par rapport à l'allé­
gorie : elle laisse entièrement au lecteur le soin de découvrir qu'en men­
tionnant l'instrument de la victoire, la mise en abyme prophétise l'issue
du conflit. Le pronostic, en effet, est indubitable : si seul est assuré du
triomphe le camp qui aura inscrit sur sa bannière la "croix de par Dieu",
il est clair déjà qu'il appartiendra au roman de rester maître du terrain.
A côté de cette indiscutable leçon, il en est pourtant une autre qui ne
paraît pas douée d'un moindre degré d'évidence. Ce qui la distingue de la
précédente, c'est qu'elle discerne dans le paquet de Pall Mall et ses
nombreux "effets de miroir" les referents premiers de "hoc signo". La
conclusion coule de source : proclamant lui-même sa renommée, le signe-
miracle est autonyme et vaut d'abord pour la réduplication qui, à travers
lui, se représente une nouvelle fois elle-même.
Or qu'en est-il de ces deux lectures? Faudrait-il choisir entre elles et
se rallier soit au parti du langage, soit à celui de la réflexion? Tout bien
considéré, il semble au contraire qu'écriture et réduplication fassent cause
commune, mieux : qu'arborer le langage revienne, textuellement parlant,
à combattre sous le signe de la mise en abyme. De la séquence procéderait
donc ce théorème réversible : Γauto-affirmation victorieuse du langage est
corrélative à la mobilisation du dédoublement.
A partir de là, bien des choses s'éclairent : n'est-ce pas à démontrer
la validité de ce précepte que le livre dédié à Ed. Word s'emploie sans
relâche? Insister comme il le fait sur la propriété commune au miroir et
au blason d'inverser symétriquement ce qu'ils représentent, n'est-ce pas
suggérer que la réduplication est providentielle en ce qu'elle permet de
retourner la fonction représentative et de souligner que le texte n'a de
rapport qu'avec lui-même?9
9
Cf. J. Ricardou, Pour une théorie du nouveau roman, Paris, Ed. du Seuil, 1971,
p. 32. J. Baudrillard confirme d'un tout autre point de vue que tel est bien l'effet
obtenu : "le miroir finit l'espace, il suppose le mur, il renvoie vers le centre :
plus il y a de glaces, plus glorieuse est l'intimité de la pièce, mais aussi plus
circonscrite sur elle-même" (Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 32).

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JEAN RICARDOU ET LES MIROIRS PRODUCTEURS

Tel est bien, nous semble-t-il, l'enseignement du Jardin des Oppositions.


Quoique la marge de manœuvre consentie à cet opposant textuel paraisse
limitée de par la position retardataire qu'il occupe (avant-dernier chapitre),
celui-ci porte si efficacement la contradiction au sein de la diégèse qu'il
télescope l'avant et l'arrière de l'histoire et réussit à contester sa secon­
dante structurelle en comprenant sous sa loi la totalité du champ auquel
il appartient. Servie par un embrayage générique et stylistique, cette
révolte d'un fragment contre le tout qui le contient présuppose une tactique
en deux phases : "d'une part, opérer l'appropriation d'une tournure ou
d'un lexique par un récit; d'autre part, utiliser telles tournures ou tel
lexique dans un autre, de manière à le perturber"10 Dès lors qu'on a
affaire à un pseudo-Journal où chaque jour se distingue du précédent
par la suscription du terme aujourd'hui, il suffit que ce vocable irradie
dans le récit premier pour muer celui-ci en récit satellite; inversement, il
n'est besoin pour déjouer cette tentative d'annexion que de faire en sorte
que le récit enchâssé, supposé antérieur, cite textuellement le récit
enchâssant et avoue ainsi sa dépendance. On le devine : en tant qu'elle
est mutuelle, cette main-mise d'un récit sur l'autre ne peut aboutir qu'à
dénaturaliser le texte et à le désoriginer. Car qui imite qui? Le père La
Fourmi (auteur de l'opuscule) son prédécesseur (auteur de l'œuvre)? Ce
prédécesseur le père La Fourmi? Question sans réponse puisque la mise
en jeu de la réciprocité interdit précisément de faire le départ entre la
cause et son produit, l'original et l'apocryphe.
On notera cependant que l'échange de rôle entre macrocosme et micro­
cosme n'est pas seul ici à faire osciller le texte à l'intérieur de lui-même.
Ce qui le conduit à courber son espace, c'est aussi qu'il est sujet en soi
et pour soi et exclusivement occupé à se dire. N'est-ce pas là ce qui
ressort de l'exégèse qu'il offre du Jardin des Oppositions? S'il s'avère que
"les lignes des fourmis rouges et bleues, avec leurs pattes dépassant de
chaque côté de l'axe des mots, n'étaient, selon la formule de Crucis,
qu'une métaphore du texte" (p. 136), n'est-on pas conduit à interpréter
en ce sens les fourmis du récit premier et, de proche en proche, la
totalité des éléments fictionnels? Affirmer que "tout cela ( . . . ) n'est
jamais que métaphores" (p. 78, cf. aussi p. 160), c'est signifier en effet
que la seule lecture adéquate à ce livre est celle qui entend tout figurément
selon le principe que "la fiction est une immense métaphore de sa narra­
tion"11 ou, ce qui revient au même, que "les grands récits se reconnaissent
à ce signe que la fiction qu'ils proposent n'est rien d'autre que la drama­
tisation de leur propre fonctionnement"12. Récit exemplaire et digne, à
10
J. Ricardou, Le nouveau roman, Paris, Ed. du Seuil, 1973, p. 123.
11
Pour une théorie du nouveau roman, p. 220.
12
J. Ricardou, Problèmes du nouveau roman, Paris, Ed. du Seuil, 1967, p. 178.

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L U a E N DAELLENBACH

cet égard, de Mallarmé et de Roussel13, Les Lieux-dits est un roman


"allégorique de lui-même" en ce sens que sa thématique est fournie par
la réflexion de sa matérialité et les retours incessants qu'il fait sur sa
propre démarche. Cette désignation par la fiction du texte où elle prend
corps ainsi que des diverses opérations qui l'engendrent explique qu'à côté
des grandes constellations reflexives, le roman donne à lire tour à tour une
mise en abyme de la mise en abyme elle-même (pp. 10 sq.), une "fable
de l'anagramme" (p. 39), une "parabole de la linguistique distinction
entre le paradigme et le syntagme" (p. 41), une loi textuelle selon laquelle
"qui se ressemble s'assemble" (loc. cit.), un symbolisme des resurgences
thématiques (pp. 49 sq. et 91 sq.) ou des fonctionnements greffés (p. 57),
une théorie de la métaphore (p. 66), deux définitions de la fabrique
roussélienne (pp. 87 sq. et 150 sq.), un exposé portant sur le thème,
les opérateurs et l'enjeu même du livre (pp. 107 sq.), et une elucidation
du damier qui lui sert de grille (p. 138).
Nous n'entrerons pas dans l'examen de ces diverses mises en abyme
metatextuelles, mais si, à titre d'exemple, nous portions notre attention
sur la plus importante d'entre elles (pp. 107 sqq.), nous remarquerions
qu'elle nous est proposée par un libraire qui ne vend des livres "que pour
accomplir une métaphore" et se présente lui-même comme une "allégorie
de l'écrivain". Ce double, toutefois, n'a pas pour vocation de révéler par
artifice le visage d'un auteur; il est destiné à faire apparaître son tenant-
lieu comme une fonction textuelle et un pur être de papier :
— En somme, dit Olivier, la parfaite érudition qui vous caractérise
serait capable de nous guider infiniment dans le livre.
— Assurément.
— Si bien que par un gauchissement universel dont la portée, semble-t-il,
commence à m'apparaître, toute l'activité du guide est irrémédiablement
enclose dans le roman.
— C'est exact.
— Il est donc permis de croire que toute la doctrine dont vous nous
exposez les racines n'est qu'une émanation du roman lui-même dans la
bataille qu'il mène pour imposer contre le guide et les choses, son langage et
sa fiction.
— Peut-être.
— Alors faudrait-il que vous-même, monsieur Epsilon, ici, dans votre
réserve de livres, face à nous, ne fussiez jamais autre chose que l'invention
d'un livre . . .
— Logiquement . . .
— Et que nous-mêmes, logiquement, comme vous avez spécieusement
tenté de l'insinuer, fussions les deux voyageurs issus de quelque mythique
conflit formel. Or, loin d'être convaincus par ces extravagances . . . (pp.
114 sq.).
13
Nous pensons évidemment au Sonnet en X, souvent cité par Ricardou, ainsi qu'à
sa lecture de Parmi les Noirs dans Pour une théorie du nouveau roman, pp. 98-
108.
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JEAN RICARDOU ET LES MIROIRS PRODUCTEURS

Dans l'esprit du Quichotte, cette rébellion des personnages qui se veu­


lent des personnes apparaît comme le dernier sursaut du guide qui, se
sachant condamné, tente une manœuvre dilatoire pour retarder la victoire
du roman. Or cette victoire du langage, nous savons qu'elle a été non
seulement annoncée, mais aussi préparée de longue main par la mise en
abyme : dans la mesure où elle n'a cessé de court-circuiter la fonction
représentative et de montrer que le texte n'émane pas d'un auteur par voie
d'expression, celle-ci a libéré le roman de toute attache extérieure. Dès
lors, force est bien d'admettre que ce dernier n'a fait que se générer soi-
même et de se demander si la mise en abyme a pris une part active à
cette auto-génération.
Entreprendre de répondre à cette question, c'est commencer par en
poser une autre : si le texte se donne pour un champ de transformations
circonscrit entre deux blancs, où commence-t-il et comment prend-il le
départ? Est-il une base de production sur laquelle il pourrait construire?
Résulte-t-il, au contraire, d'une création ex nïhilol Cette hypothèse étant
manifestement incompatible avec le propos déclaré du livre, il faut bien
qu'une base existe puisque rien ne procède de rien. Mais d'autre part, une
entité préalable est-elle admissible si le texte est véritablement inaugural?
Le problème n'est qu'apparemment insoluble : "puisque rien ne peut être
pris pour base, ce qui est pris pour base, c'est le mot rien"14 dans La Prise
de Constantinople et, dans Les Lieux-dits, son équivalent matériel : ces
"massives sédimentations de blancheurs" ou ces "nuées" évoquées par la
virginité de la page.
Ainsi voyons-nous le texte naître par nomination de sa matière première
et se former par réfraction de son procès, — autrement dit se produire
par dédoublements successifs.
Relisons la première phrase : "A peine franchie, sous les nuées, cette
sombre ligne de faîte, tout le pays, en contrebas, dispense ses reflets."
Selon J. Ricardou, cette seule ouverture ne comprend pas moins de trois
mises en abyme superposées :
La première figure le texte lui-même : les nuées répercutent la blancheur
du papier en haut de la page initiale; la sombre ligne de faîte fait allusion à
la première ligne d'écriture au sommet du texte. La seconde renvoie à l'un
des aspects du récit. Ce dernier fait notamment intervenir, dans la série des
aventures, une manière de conflit philosophique opposant ceux pour qui les
choses sont à l'origine des mots et ceux pour qui les mots sont la provenance
des choses. La première phrase peut donc proposer une seconde lecture, liée
à ce conflit : c'est du haut d'un texte que l'on voit les choses. La troisième
miniaturise un des fonctionnements du texte, la mise en abyme, elle-même,
comme par hasard : "Tout le pays, en contrebas, dispense des reflets".,15
14
J. Ricardou, "Naissance d'une fiction" in Nouveau Roman : hier, aujourd'hui, t. 2,
p. 380.
15
Le nouveau roman, p. 70.
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LUCIEN DAELLENBACH

Ce n'est pas tout : une fois lancé, le mouvement s'avère inarrêtable


puisque
La troisième mise en abyme, dans la mesure où elle définit le pays comme
un dispensateur de mise en abyme, c'est-à-dire comme une image du texte
lui-même, en permet par iso-fonctionnement une quatrième, qui n'est rien
d'autre que l'inversion de la première, thèse des adversaires dans l'ultérieur
conflit philosophique : c'est du haut des choses que l'on voit le texte. Et tout
porte à croire, en ce qui concerne cette phrase, que le processus de greffe
des fonctionnements n'est pas fini . . ,16

Instruit par ce commentaire, nous savons donc que ce qui définit pour
l'essentiel l'activité du texte, c'est qu'il s'écrit en se lisant et, pour ainsi
dire, en se contrelisant : alimenté par les contradictions qu'il génère, il se
multiplie par scissiparité toujours relancée et va-et-vient réflexif entre
roman et guide, "narration" et "fiction". En effet :
Il n'y a pas entre fiction et narration, relation spéculaire d'un calme
miroir, mais relation dialectique qui se raffine, incessamment se subtilise et
échappe à toute immobilisation. On devine alors l'ensemble de la stratégie.
Il est clair que l'autoreprésentation bat en brèche la représentation. Tous les
efforts que fait la fiction pour représenter la narration qui l'engendre
s'accomplissent au détriment de toute éventuelle représentation du monde.
Mais, nous l'avons vu, cette auto-représentation n'est pas statique. S'éloignant
toujours plus du naturalisme, elle met en cause, curieusement, en son activité,
son activité même. Suscitant toujours décalage et relance, elle provoque son
contraire : la métamorphose de ce qu'elle auto-représente. On peut donc
avancer, paradoxal, cet autre précepte : c'est notamment en s'auto-représen-
tant que le texte se transforme17.
Si ce mouvement perpétuel de navette entre deux miroirs (presque)
parallèles n'est pas sans évoquer la déception infinie qui hante Les Faux-
Monnayeurs ou Contrepoint de Huxley18, la réinterprétation qu'elle subit
est si manifeste qu'elle confirme avec éclat la conclusion vers laquelle
tendaient nos analyses et qui, d'ailleurs, se trouvait déjà in nuce dans le
mot d'ordre du livre, — à savoir qu'un texte ne peut être la somme et le
produit de continuelles mises en abyme sans que la nature de celle-ci n'en
soit altérée. Généraliser l'usage du dédoublement, c'est le condamner à ne
pouvoir réfléchir la totalité du récit, rendre le procédé autrement lisible,
et par conséquent le soustraire à sa définition stricte. Cette révolution
structurelle va-t-elle de pair avec un déplacement ou un remaniement du
"Ibid., p. 71.
17
J. Ricardou in Nouveau Roman: hier, aujourd'hui, t. 2, p. 221.
18
Témoin ce passage de Pour une théorie du nouveau roman, p. 105 : la fiction
"n'est, vertigineusement, que celle qui, vertigineusement, s'applique à montrer ce
qu'elle est. Toujours séparée d'elle-même par l'imperceptible renaissant décalage
d'une nouvelle désignation de soi, sa stabilité est toujours différée."

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JEAN RICARDOU ET LES MIROIRS PRODUCTEURS

concept dans la théorie que Ricardou propose de la mise en abyme? A


cette question, un second ensemble d'analyses tentera d'apporter une
réponse.
II. Modalités théoriques et enjeu d'une pseudomorphose
Notre exposé sera organisé en fonction d'un problème restreint mais
capital : la définition ricardolienne de la mise en abyme.
Premier point à nous retenir : son mode de relation avec la définition
canonique (gidienne) du procédé.
Conformément à la célèbre page du Journal, cette définition s'énonce
de la manière suivante : est mise en abyme tout redoublement spéculaire,
"à l'échelle des personnages", du "sujet même" d'un récit19. C'est dire
que dans son acception normative, le terme de mise en abyme désigne un
énoncé sui generis dont la condition d'émergence est fixée par deux déter­
minations minimales : 1 ) la relation de similitude qu'il avoue avec le tout
de l'histoire narrée; 2) la relation d'inclusion qu'il entretient avec le récit.
Au premier abord, Ricardou ne paraît guère s'écarter de l'usage établi,
puisque toutes les fois qu'il en vient à traiter de mise en abyme ex pro-
fesso, il commence par rendre à Gide ce qui est à Gide et citer (partielle­
ment) la page du Journal. Toutefois, le problème est de fixer le statut de
cette référence : fonctionne-t-elle comme un retour aux sources, un appel
d'autorité, un excursus historique, un hommage rendu en passant? Que
Ricardou se sente lié lui aussi par la charte qui octroie à la mise en abyme
son droit de cité littéraire, on peut à bon droit le soutenir puisque les
métaphores auxquelles il recourt (enclave, microcosme de l'œuvre, miroir),
les qualifications qu'il utilise (micro-récit, histoire dans l'histoire, résumé)
et les marques qu'il assigne au procédé (réflexivité + inclusion20) sem­
blent directement inspirées du miroir convexe de la peinture flamande et
du blason dans le blason. Mais s'il reprend à son compte la définition
gidienne, que penser alors des réticences pour le moins curieuses qui,
invariablement, émoussent le renvoi? Ecrire : "tel enrichissement narratif
remonte à très loin (. . .). Mais nul en tout cas, semble-t-il, ne l'a mieux
évoqué qu'André Gide" et "Cette procédure, on admet communément
aujourd'hui que Gide compte parmi ceux qui l'ont le plus nettement
définie"21, n'est-ce pas, à force de concessions, relativiser singulièrement
l'exemplarité de l'exemple, suggérer que le document princeps n'est pas
ne varietur et prévenir par là-même une mise sous tutelle qui exclurait
l'innovation? Un propos de Ricardou mue le soupçon en certitude :

"Cf. A. Gide, Journal 1889-1933, Paris, Gallimard, Pléiade, 1948, p. 41.


20
Voir par exemple Le nouveau roman, pp. 65 sq.
21
Problèmes du nouveau roman, p. 172 et Le nouveau roman, p. 47. Nous
soulignons.

207
LUOEN DAELLENBACH

A partir d'une notion qui a été plus ou moins fixée par Gide, Fernand
Meyer pratique une dérivation. La mise en abyme telle qu'elle est travaillée
ces derniers temps connaît une sorte d'extension, une diversification telle
qu'on doit plutôt la considérer comme un champ de possibilités à pratiquer
et à théoriser que comme une notion dont il faut surveiller l'emploi avec
rigorisme22.

Qu'est-ce à dire? Qu'à côté de la stricte acception du vocable, il y a


place pour une définition plus large et plus lâche, — et que la défense
de F. Meyer est en fait un plaidoyer pro domol Sans aucun doute, car
une lecture même rapide des écrits théoriques de Ricardou suffit à faire
concevoir que sa définition de la mise en abyme constitue autant une
rupture qu'un relais par rapport à Gide. Cette rupture paraît se consom­
mer sur trois points :
a) En répétant que la mise en abyme reproduit le récit "tout ou
partie"^, Ricardou évacue le critère qui pouvait la distinguer de ce qu'il
nomme métaphore structurelle ou de la "fonction poétique" au sens où
l'entend Jakobson. L'extension qui en résulte se résume dans les deux
définitions suivantes : "Une mise en abyme se définit comme telle si une
autre scène, analogiquement, vient s'y répercuter"; " . . . la mise en abyme
appartient à un domaine plus vaste, celui des similitudes textuelles"24.
b) Pour obtenir une "rénovation radicale de la mise en abyme", Ricar­
dou qui, dans tous ses textes, prêche d'exemple, propose de la traiter en
sorte "qu'elle reproduise tout ou partie l'histoire non de manière allusive,
mais dans son entière littéralité"25, ou encore qu'elle répète textuellement
une séquence dont un mot (ou une lettre de ce mot) serait changé. Or
comment reproduire littéralement le tout d'une histoire? La mise en
abyme, nous le voyons, est assimilée cette fois à une simple répétition —
ou à une répétition truquée.
c) Le mimétisme qui prévaudrait — et qui, chez Ricardou, prévaut
— entre "fiction" et "narration" n'est pas sans retentir lui aussi sur l'inter­
prétation du procédé. S'il est autonyme et allégorique de part en part, le
récit comme tel est mis(e) en abyme.
Autant dire qu'en matière de réflexivité, la position de Ricardou est
plus mallarméenne et roussélienne que gidienne, que la mise en abyme
telle qu'il la conçoit œuvre dans l'infiniment petit (au niveau des phrases,
des mots, des lettres même, d'où l'intérêt porté aux anagrammes) aussi
bien que dans l'infiniment grand (le récit devenant réflexif en son entier),
— et que le seul fil sûr pour la déterminer est l'existence de quelque
22
Ricardou in Le Nouveau Roman : hier, aujourd'hui, t. 2, p. 337.
23
Cf. Problèmes du nouveau roman, p. 189, Pour une théorie du nouveau roman,
p. 119 et Le nouveau roman, p. 69.
24
Le nouveau roman, pp. 111 et 75, nous soulignons. Cf. aussi p. 109.
25
Problèmes du nouveau roman, pp. 188 sq.
208
JEAN RICARDOU ET LES MIROIRS PRODUCTEURS

chose qui ressemble à, répète ou métaphorise quelque autre chose. Avec


une définition si large — et en un sens si laxiste — du procédé, on voit
mal comment le concept pourrait ne pas subir une mutation ou une dissi­
pation de sens26. Cette dernière, nous l'avons vu, résulte d'une dérivation
par affaiblissement de critères. En effet : la mise en abyme telle que la
définit Ricardou par-delà Gide est toujours amputée d'une marque
essentielle : alors que a) et b) ne font plus valoir l'exigence de réfléchir
la totalité de la fiction, ce qui est fondamentalement omis en c) est la
nécessité de l'inclusion.
Toutefois, il ne suffit pas d'avoir aperçu que Ricardou refond le concept
de mise en abyme, encore convient-il de discerner pourquoi il estime cette
refonte indispensable :
. . . au lieu de continuer à l'appliquer mécaniquement [la notion de mise
en abyme] selon ce qu'elle signifiait, c'est-à-dire de rester prisonnier d'elle,
il faut la transformer en lui faisant subir une extension telle que ce qu'elle
désignait soit désormais un simple secteur d'un domaine plus ample27.
Comment cet impératif est-il lui-même motivé? Reconnaître qu'il trouve
sa justification la plus fondamentale dans le souci ricardolien d'articuler
théorie et pratique et de conceptualiser ce que le Nouveau nouveau Roman
vient de (ou va) réaliser en acte, n'est-ce pas en arriver à la conclusion qu'à
partir d'un certain stade, la mise en abyme entendue stricto sensu doit se
généraliser, être régionalisée ou, ce qui revient au même, se dissoudre
parce que sa solidarité de principe avec une certaine métaphysique, une
certaine idéologie et, bien sûr, une certaine économie textuelle la rend
désormais impraticable?
Si son abandon a plusieurs causes assignables, la principale est en effet
à chercher dans l'évolution du Nouveau Roman lui-même. On a dit qu'à
ses débuts, celui-ci se concevait essentiellement comme critique des formes
romanesques traditionnelles et exploration de nouveaux modes narratifs.
Or, éclairés par la logique propre de leur travail et l'avancée théorique
qui s'est opérée partout entre 1960 et 1970, certains nouveaux romanciers
ont pris conscience qu'ils ne quitteraient pas le terrain du réalisme tant
qu'ils ne souscriraient pas à une pratique de Yécriture conçue comme
expérience radicale du langage. Cette conviction portait à conséquence :
faire sienne la notion d'écriture ainsi que celles, tout aussi fondamentales,
26
Remarquons que Ricardou, subrepticement, en revient parfois à la conception
classique, d'où, sous sa plume, cette double affirmation qui n'est qu'apparemment
contradictoire : le Nouveau nouveau Roman marque Véviction de la mise en
abyme; le Nouveau nouveau Roman procède à une généralisation de la mise en
abyme. Nul doute en effet que l'éclipsé et la prolifération ne soient les deux
faces du même phénomène.
27
Ricardou in Claude Simon : Analyse, Théorie (Colloque de Cerisy dirigé par Jean
Ricardou), Paris, Union générale d'éditions, coll. 10/18, 1975, p. 175.

209
LUCIEN DAELLENBACH

de texte et de production, n'était-ce pas congédier, du même coup, l'an­


cienne mise en abyme fictionnelle? Bien qu'elle fût naguère un organe de
contestation et de progrès, celle-ci apparaissait désormais comme la
séquelle d'une pratique dépassée : comment conserver la mise en abyme
de la fiction alors que celle-ci devenait un jeu sériel ou un ensemble multi­
polaire et contradictoire? Comment éviter qu'elle ne domestique le récit
après avoir été domestiquée par lui et ne le contraigne, pour honorer le
pacte reflexif, à parler plus haut que les injonctions du langage? Comment
empêcher le centrage qu'elle présuppose de le hiérarchiser au lieu de le
défocaliser, de le stabiliser au lieu de le dynamiser, et de le concentrer
autour d'un Sens ultime ou prédominant? Comment s'opposer d'autre part
à ce que les mises en abyme du texte, auxquelles le romancier parvenait
souvent grâce au texte définitif, ne masquent l'aventure de l'écriture et ne
désignent un objet fini quand il eût fallu montrer, en acte, un travail
imprévisible et, sans doute, non métabolisable? Autant de questions aux­
quelles les nouveaux romanciers ont diversement répondu.
Au plan théorique, c'est précisément en généralisant la mise en abyme
que J. Ricardou a tenté de les résoudre — ceci afin de rendre les miroirs
producteurs26. Car c'est bien autour des notions de reproduction {mimesis)
et de production que se joue, en dernière instance, ce débat. Même si le
fait d'utiliser un même concept dans l'un et l'autre contexte a le défaut
d'occulter la rupture accomplie et d'opérer un brouillage sémantique dont
le caractère subversif reste discutable29, il faut porter au crédit de Ricardou
son refus de capituler devant l'appartenance de la mise en abyme à la
mimesis et d'avoir tenté l'impossible pour libérer celle-ci du joug de la
re-présentation.
Peut-être à présent sommes-nous en mesure de comprendre l'enjeu de
l'évanouissement (éviction) —épanouissement (généralisation) qui carac­
térise le passage du Nouveau Roman au Nouveau nouveau Roman : si
celui-là se servait de la mise en abyme pour se reproduire et proclamer
l'autonomie ou la spécificité de la littérature, celui-ci en use pour se
produire et promouvoir cette époque de réflexion du langage dont Mal­
larmé, avec Roussel, avait préparé les voies.
Genève
28
Voir à ce sujet Ricardou in Claude Simon, pp. 175 sq.
29
A J.-C. Raillon qui l'interrogeait sur l'opportunité de conserver un concept en
porte-à-faux — " . . . si la fonction de l'abyme se généralise, le moment est
peut-être venu de l'abandonner [la notion de mise en abyme], car elle n'est plus
distinctive. Cet abandon montrerait bien qu'une pratique actuelle rend caducs
certains concepts opérants naguère." —, Jean Ricardou répond comme suit :
". . . tant que nous sommes dans une période intermédiaire et que la théorie n'est
pas constituée, il est bon de maintenir ces notions pour mieux les transformer,
les subvertir en les étendant" (in Claude Simon, pp. 173 et 176).

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