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Le premier sondage d'opinion

Jean-Christophe Marcel
Dans Revue d'Histoire des Sciences Humaines 2002/1 (no 6), pages 145 à 153
Éditions Éditions Sciences Humaines
ISSN 1622-468X
ISBN 2859397477
DOI 10.3917/rhsh.006.0145
© Éditions Sciences Humaines | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.239.80.143)

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Revue d'Histoire des Sciences Humaines, 2002, 6, 145-153.

Le premier sondage d'opinion


Jean-Christophe MARCEL

Le document présenté ici est le premier sondage d’opinion jamais réalisé en


France. L’auteur en est Jean Stoetzel, qui l’a réalisé en août 1938. Cette enquête,
restée inédite 1, peut-être considérée comme l’annonce de profonds changements dans
l’histoire de la sociologie française, car elle inaugure une nouvelle façon de concevoir
la recherche empirique. Son auteur, que l’on considère comme « l’importateur » en
France de la méthode d’enquête par sondage d’opinion, (c’est lui qui invente ce terme
français pour la désigner) a un parcours atypique qui contribue à éclairer sa vocation
de pionnier.
Stoetzel est né le 23 avril 1910 (il est mort en 1987), à Saint-Dié, dans les Vosges.
Après être passé par l'hypokhâgne de Louis-le-Grand, il échoue deux fois au concours
de l’Ecole normale supérieure, où il finit par entrer en 1932. Il échoue aussi deux fois
à l'agrégation de philosophie en 1934 et 1935 2, « à la surprise générale et au grand
désespoir de Célestin Bouglé qui se demande ce qu’on va faire de lui et s’il ne va pas
falloir lui conseiller une autre voie 3 ». Ce n’est pas un esprit docile. En réaction
contre le milieu intellectuel ambiant, il est « agressif » à l’égard des philosophes,
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développant dès cette époque « une incompatibilité tenace » 4 avec eux, qui allait
s’avérer durable 5. Si bien qu’à côté des cours de philosophie, Stoetzel décide de faire
son droit et de suivre les séances de l’ISUP (l’Institut de Statistiques de l’Université
de Paris). Il passe, sous la direction d’un Bouglé pourtant peu enclin de par ses
intérêts intellectuels à accorder quelque attention au sujet, un Diplôme d’Études
Supérieures 6 sur la psychologie de la réclame, lequel l’avait amené préalablement à
faire des recherches en Belgique et en Angleterre. En 1935 Stoetzel avait aussi visité
le National Institute for Industrial Psychology de Londres, et y avait fait la découverte
des études de marchés 7. Assez rapidement, il manifeste donc un intérêt pour toutes les
questions qui concernent ce qu’on appellera ultérieurement l’opinion publique.

1
On la trouve sous la forme d’un texte ronéotypé de 7 pages, aux Archives Nationales, dans les papiers
du Centre de Documentation Sociale (cote 61 AJ 97).
2
Qu’il finit par obtenir en 1937.
3
Célestin Bouglé (1870-1940), normalien et agrégé de philosophie lui aussi, ancien collaborateur de
Durkheim et co-fondateur de l’Année Sociologique, est sous-directeur (1927-1935), puis directeur (1935-
1940) de l’École Normale Supérieure. CHEVALIER, 1988-1990, 78.
4
Ibid., 77.
5
C’est sur ce positionnement contre la sociologie durkheimienne d’inspiration philosophique, qu’il
continue bâtir son image de sociologue marginal et dissident après 1945 (cf. STOETZEL, 1991 (1946), et
BLONDIAUX, 1991). Son collègue et ami A. Girard rappelait qu’une des boutades préférées de Stoetzel
consistait à dire « je ne pense pas » (entretien avec l’auteur, 20 juin 1994).
6
L’équivalent de notre actuel DEA.
7
D'après BLONDIAUX, 1991.
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

En 1937 le doyen de l'Université de Columbia, en visite à l'Ecole, fait une confé-


rence. Subjugué, le jeune agrégé le suit aux États-Unis où il fait un voyage d'étude
d'un an (l’année universitaire 1937-1938) en tant que professeur détaché à la
Columbia University de New-York. C'est là-bas, au contact des travaux de George
Gallup 8, dont il découvre d’abord les enquêtes dans la presse 9, qu'il a la « révéla-
tion », parfait sa formation de statisticien, et commence à s'intéresser très sérieuse-
ment à la technique du sondage et aux notions d'attitude et d'opinion.
À cette date, le sondage a fait son entrée à Columbia notamment en la personne
d’Hadley Cantril 10. Ce dernier a dirigé en 1937 avec Paul Lazarsfeld 11 un projet de
recherche sur l’impact culturel et psychologique de la radio (qui donnera lieu plus tard
à la création de l’Office of Radio Research, dirigé par le même Lazarsfeld). Or,
Cantril est un des premiers universitaires à avoir marqué publiquement son intérêt
pour les sondages d’opinion, prenant parti pour Gallup à la veille des élections de
1936 12. Quand Stoetzel arrive à Columbia, il bénéficie donc d’une ambiance excep-
tionnelle, due au bouillonnement intellectuel intense que produit le développement

8
Né en 1901 et mort en 1984, Gallup est journaliste de formation. Il s’est initialement fait connaître
dans la recherche en marketing car il est l’inventeur d’une technique de mesure des pratiques de lecture
qu’il a mise au point dans sa thèse. En 1935, comprenant les applications multiples que lui autorise sa
méthode dans le secteur de la publicité, il fonde L’American Institute of Public Opinion qui vend à des
journaux américains de petites enquêtes. Auparavant, en 1932, il avait quitté l’université (il était professeur
de journalisme à la Northwestern University dans l’Illinois) pour devenir directeur de recherche dans
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l’agence publicité new-yorkaise Young & Rubicam. Il est aujourd’hui considéré comme l’un des inventeurs
de la méthode des sondages d’opinion à partir d’échantillons représentatifs (pour plus de détails, cf.
BLONDIAUX, 1998, 158 et suiv.).
9
D’après GIRARD, 1987.
10
Cantril est né en 1906, et mort en 1969. Professeur de psychologie sociale, c’est un spécialiste de
psychologie des attitudes. Il collabore activement avec Gallup, et fonde en 1940 l’Office of Public Opinion
Research qui collecte et analyse les données de sondage. Profondément convaincu de la valeur heuristique
des sondages d’opinion, Cantril ambitionnait de mettre au jour les « lois de l’opinion publique ».
11
Né en 1901 en Autriche, et mort en 1976, Lazarsfeld a étudié à Vienne le droit, la science politique,
les sciences économiques et les mathématiques. Dans les années 1920, il s’intéresse à la psychologie, et en
particulier à certains processus psychologiques comme ceux qui conduisent au choix d’une décision, dont il
propose une approche statistique. Il fonde avec Karl et Charlotte Bühler, deux psychologues, un centre pour
appliquer la psychologie à des problèmes économiques et sociaux, qui est sans doute la seule institution de
ce type en Europe, à l’époque. En 1933, il émigre aux États-Unis, et prend en 1935 la décision de ne plus
en partir après l’arrestation de la plupart des membres de sa famille. R. Lynd, alors professeur à Columbia,
lui obtient un poste à l’Université de Newark. En 1940, il occupe une chaire de sociologie de Columbia.
Dans la lignée de ses précédents travaux viennois, Lazarsfeld apporte de nombreuses contributions à la
sociologie, s’intéressant aux choix politiques des acteurs sociaux (The People Choice, 1944), ou à leurs
choix économiques (Personnal Influence, 1955). Aujourd’hui, on connaît aussi Lazarsfeld parce qu’il a
contribué de manière décisive à la critique et à la clarification du langage utilisé dans les recherches
sociales, en particulier l’utilisation des données chiffrées.
12
Grossièrement, on peut dire qu’avant 1936 les sondages d’opinion sont très contestés aux États-Unis,
aussi bien dans les milieux politiques et journalistiques qu’à l’Université, où la scientificité de la méthode
est mise en cause, notamment autour de la question de la représentativité. Or, à la veille de l’élection
présidentielle de 1936, les principaux organismes de sondages dirigés par Gallup, et ses concurrents Elmo
Roper et Archibald Crossley, sont les seuls à pronostiquer la victoire de Franklin D. Roosewelt sur son
concurrent Alf Landon. L’élection, qui leur donnera raison, achève d’accréditer l’efficacité de la méthode
aux yeux de l’opinion (pour en savoir plus, cf. BLONDIAUX, 1998).

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rapide de la réflexion autour de ces questions, et plus généralement de l’application


des méthodes statistiques chiffrées au traitement des problèmes sociaux 13.
Après son séjour à Columbia, et une fois rentré en France, Stoetzel crée en no-
vembre 1938 l'Institut Français d’Opinion Publique 14. « Fondé sans intention com-
merciale, dans un esprit de recherche scientifique, à la fois pour investiguer au jour le
jour les faits d’opinion et pour analyser les conditions sociologiques de ce phéno-
mène » 15, et « fonctionnant d’une manière totalement indépendante » 16, c’est le pre-
mier organisme français à produire des sondages. Avec l’IFOP c’est à la fois une mé-
thode d’investigation scientifique, mais aussi de nouvelles façons de penser la société
que Stoetzel ramène d’Amérique.
Dans un article qu’il livre dans les Annales Sociologiques par exemple, il explique
que la psychologie sociale, voie médiane entre la psychologie et la sociologue, est
appelée à devenir la science de la conduite humaine par excellence. Car si « on carac-
térise un individu en disant qu’il est colérique […] ou qu’il est coléreux […] on le
caractérise beaucoup plus heureusement […] en montrant qu’il s’emporte surtout
quand on attaque devant lui les principes du libéralisme économique, l’autorité de
l’Église ou le prestige de l’État » 17. Il s’agit donc de « combler une lacune entre la
psychologie et la sociologie », en gardant à l’esprit que la conception psychosociale,
qui a pour tâche de voir comment l’être biologique et psychique s’est socialisé et
comment il utilise et exprime les types sociaux qui l’environnent, n’est pas « une
sociologie rendant compte de ses actions par une participation à la vie d’un Grand
Tout collectif, doué de conscience et de volonté » 18. La rupture avec la sociologie
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13
Si l’on croit ce qu’écrit Stoetzel dans sa thèse secondaire sur L’étude expérimentale des opinions
(1943), les méthodes en question, du moins celles qu’il retient, concernent d’une part les problèmes
d’ajustement de courbe pour interpréter les distributions d’opinions (là Stoetzel « dialogue » principalement
avec K. Pearson), et d’autre part les études factorielles appliquées à la personnalité psychosociale (dans ce
deuxième cas, Stoetzel cite régulièrement les noms de L. Thurstone, et G. H. Thomson).
14
D'après CHEVALIER, ibid., 78, les débuts sont difficiles. Stoetzel crée l’Association des amis de
l’IFOP qui lui permet de couvrir les frais incompressibles. Par ailleurs, grâce à la série d’enquêtes menées
tous les deux mois depuis août 1938, il accumule des résultats publiés dans la revue Sondages, dès 1939,
qui lui permet de continuer « à assurer son financement » (STOETZEL, 1948, 16). Durant la guerre, Stoetzel
et ses amis essaient, sans grand succès « car il était très dur d’obtenir des résultats représentatifs » (Ibid.,
16), de mettre en place des sondages clandestins. La conjoncture, et les moyens rudimentaires dont dispo-
sent l’équipe (de simples règles à calcul) empêchent la production de résultats sophistiqués et allongent les
délais. Néanmoins, cela permet à l’IFOP de perfectionner son organisation, et de se faire remarquer par le
Quartier Général des Forces Alliés, qui, le 7 septembre 1944, charge l’IFOP de découvrir les attitudes,
opinions et besoins des populations dans les territoires récemment libérés. Les Américains, qui au départ
pensaient créer de toutes pièces à Paris un organe d’enquête par sondage, sont favorablement impres-
sionnés. À cette occasion, l’organisme se dote d’un atelier mécanographique qui, grâce à ses trieuses,
assure la mise sur cartes perforées (un million, confisquées aux troupes allemandes, BLONDIAUX, 1998,
340) des réponses, et leur dépouillement. À partir de 1947, l’IFOP assure son financement grâce aux
travaux de l’ETMAR, l’Institut pour l’étude des marchés en France et à l’étranger, organisme privé qui
vend aux industriels, administrations et partis politiques les études nécessaires à la mise en place de leurs
politiques de marketing (RIFFAULT, 1981).
15
STOETZEL, 1948, 16.
16
Ibid.
17
STOETZEL, 1941, 7.
18
Ibid., 5.

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Revue d'Histoire des Sciences Humaines

durkheimienne, qui recommandait de ne surtout pas mener d’investigation en s’appu-


yant sur des impressions individuelles déformées par les prénotions, paraît définitive-
ment consommée 19. Il devient possible, et recommandable, de traiter les sentiments et
les impressions, en un mot de théoriser l’affectif. :
« Alors que l’Europe continentale continuait à chercher l’essence du fait social, ou
les lois générales de la vie psychologique, certains, outre-Atlantique, s’avisaient d’étu-
dier les comportements individuels, soit pris isolément, soit en masse. Ils découvraient,
à la source des conduites concrètes, certaines formes de préparation à l’action, qu’ils
dénommaient des « attitudes », et dont l’expression verbale n’est autre chose que
l’opinion » 20.

L’opinion, forme verbale de la volonté du public, est recueillie par des question-
naires auprès d’un échantillon représentatif de la population. Les réponses aux ques-
tions, une fois traitées, sont résumées en une courbe qui croise le nombre de person-
nes partageant une opinion avec le degré de « faveur » que reçoit ladite opinion. La
forme de la courbe permet alors de dire s’il se dégage un consensus (qui suggère alors
qu’il existe un noyau d’attitudes collectivement partagées, signe de la stabilité de la
société) ou si au contraire le groupe est partagé, voire indifférent sur la question. En
bref, « la forme que revêt la distribution des opinions dans un groupe fonde une
distinction entre opinions privées et opinions publiques » 21, celles-là relevant plus du
domaine des affects et du vécu individuel.
Il serait faux toutefois de conclure à une simple réutilisation par Stoetzel d’apports
d’auteurs américains, dont il dénonce encore trente ans plus tard la « relative indif-
férence philosophique pour la question » 22. Les concepts d’attitude et d’opinion sont
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l’objet chez lui d’une retraduction conceptuelle qui marque son originalité, et qui
n’est sans doute pas pour rien dans le relatif succès qu’a eu sa conception de la
science sociale dans la France de l’après-guerre 23, où elle entre en concurrence avec
les programmes alternatifs de Georges Friedmann, Raymond Aron et surtout Georges
Gurvitch 24.

19
À noter que le texte est commandité par C. Bouglé, décidément peu rancunier. En effet, ce dernier
avait déjà auparavant fait profiter de la tribune qu’offrait les Annales Sociologiques, dont il dirige une
section de 1934 à sa mort, à de jeunes chercheurs comme R. Aron et D. Essertier qui y avaient publié des
textes très critiques à l’égard de la sociologie durkheimienne, à l’image du texte ci-dessus cité de Stoetzel.
20
STOETZEL, 1948, 8.
21
GIRARD, 1987, 202.
22
STOETZEL, 1972, 10.
23
Rappelons que Stoetzel, en 1946, est nommé à Bordeaux sur l'ancienne chaire de Durkheim dite de
« sciences sociales ». Il fonde avec D. Lagache le laboratoire de Psychologie Sociale de la Sorbonne, en
1952. À la fin de l'année 1955, est créée pour lui, en Sorbonne, la première chaire française de Psychologie
Sociale. En même temps, il ne cesse pas d'occuper des fonctions à l'Institut National d’Études Démogra-
phiques, à la fondation duquel il participe activement en 1945, et où il organise les recherches psychoso-
ciologiques appliquées aux problèmes démographiques. À la même date, il est nommé directeur du Centre
d'Études Sociologiques, longtemps l’unique laboratoire de sociologie en France, à la tête duquel il reste
jusqu'en 1968. En 1960 il est à l'origine de la création de la Revue Française de Sociologie, dont l'autorité
ne fera que croître, jusqu'à évincer les Cahiers Internationaux de Sociologie, fondés en 1946 par Gurvitch.
24
Friedmann (1902-1977) est normalien et agrégé de philosophie, tout comme Aron. Dans les années
trente, il est l’assistant de C. Bouglé au Centre de Documentation Sociale (sorte de bibliothèque sociolo-
gique, et en même temps centre de formation et de recherche, le premier du genre pour la discipline socio-

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Jean-Christophe Marcel

À vrai dire, dès sa thèse Stoetzel s’efforce de préciser l’importance des notions
d’attitude et d’opinion pour la réflexion sociologique. Il importe pour lui de s’atteler à
élaborer une théorie, c’est-à-dire « un ensemble de concepts et de rapports systéma-
tisés rationnellement, sans relation apparente avec l’expérience, mais qui permet de
retrouver par voie déductive les lois expérimentales » 25. Pour atteindre cet objectif
« l’intuition interprétative des auteurs continentaux doit apporter sa contribution pour
corriger l’empirisme aveugle des Américains ; la subjectivité sans contrôle des pre-
miers doit être tenue en lisière par la discipline scientifique des seconds » 26.
Pour les auteurs américains, la notion d’opinion, essentiellement psychologique,
conduit à se demander « quelle est la signification d’une prise d’attitude particulière
pour un individu déterminé » 27. Cette attitude, supposée moins stable que les traits de
personnalité, parce qu’éventuellement reliée à d’autres attitudes, interférant avec di-
verses contraintes et intérêts, est perçue comme une variable latente qui permet
d’expliquer la régularité, ou du moins l’orientation de certains des comportements
dudit individu. Or, argumente Stoetzel, il ne faut jamais oublier, effectivement, que
l’individu qui opine est plongé dans son milieu social. En ce sens, l’opinion répond à
une question sociale et est elle-même une réponse sociale :
« Prendre position en présence d’un problème, définir son attitude sur une question,
c’est impliquer qu’on est admis à coopérer à la solution du problème, c’est présupposer
que la réaction d’opinion est attendue du groupe et sera reconnue » 28.

Exprimer une opinion manifeste le statut social possédé ou postulé de l’individu


dans son groupe. En un mot c’est une fonction sociale au même titre que la paternité.
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Dans les questions d’opinion publique, l’individu prend en compte la solution
collective à un problème, donnée par le groupe. « L’efficacité de l’opinion de la
majorité ne vient donc pas d’une puissance mystérieuse attachée […] au simple poids
du nombre. En réalité la majorité tient son prestige de ce qu’elle est la preuve sensible
du sentiment du groupe » 29.

logique dans l’Université française). Il y fait sa thèse sur les problèmes humains du machinisme industriel,
et expérimente une méthode d’observation in situ dans les ateliers. Après la guerre, un pôle de recherche
actif, centré sur la sociologie du travail se développera autour de Friedmann. Aron (1905-1983) est un
temps secrétaire-archiviste du même Centre, sous les auspices duquel il passe une thèse (portant sur la
question de la causalité dans les recherches historiques). Il se veut l’introducteur de M. Weber en France, et
s’intéressera après la guerre à de nombreuses questions touchant le monde contemporain (classes sociales,
caractérisation de la société industrielle…). Gurvitch (1894-1965), russe d’origine, arrive en France en
1925. Philosophe de formation, c’est, semble-t-il, par l’intermédiaire de L. Brunscvicg qu’il se fait
connaître dans l’université française. Il devient ami avec les durkheimiens et en particulier est connu de
M. Mauss, le neveu de Durkheim. Il s’intéresse initialement à la sociologie du droit. Après la guerre, il
entreprend de reconstruire la sociologie tout entière en proposant une vaste synthèse programmatique,
conciliant principalement les apports de Marx et ceux de Mauss, et qui, combinée à certains protocoles de
recherche importés des États-Unis (la sociométrie de J. Moreno), devaient permettre à ses yeux de retrouver
une vraie « explication » des phénomènes sociaux.
25
STOETZEL, 1943, 15.
26
Ibid., 16.
27
Ibid., 347.
28
Ibid., 356.
29
Ibid., 359.

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Revue d'Histoire des Sciences Humaines

À ce stade du raisonnement, c’est bien « Stoetzel l’Européen » qui prend le pas


sur « Stoetzel l’Américain ». Car la production des opinions publiques manifeste une
mentalité collective, or si cette mentalité ne peut en aucun cas être considérée comme
une âme identique et permanente, pas plus qu’il ne faut y voir une entité, néanmoins
« il faut reconnaître à l’opinion publique […] une permanence, une durée qui dépas-
sent les fluctuations ou même les apparitions et les disparitions individuelles » 30.
Pour rendre compte de cette durée, le concept d’attitude – à condition de le définir
comme une « disposition mentale », une « préparation à l’action à l’égard de certains
objets ou certaines situations déterminées » 31 –, est le plus heuristique. Ainsi se décla-
rer prêt à voter pour un parti politique lors d’un sondage, c’est manifester qu’on est
prêt à faire barrage à la politique que proposent les organisations rivales. L’attitude
est donc explicative de l’opinion. Or, ce que montre à l’évidence cette notion d’atti-
tude revisitée, c’est qu’il existe « un montage psychologique qui rend le sujet plus ou
moins favorable à certaines coutumes, à certaines personnes, à certains événements, à
certaines idées » 32. L’attitude est en somme une prédisposition à agir collectivement
constituée et partagée, et l’opinion doit être comprise comme le reflet des positions
que la société adopte face aux problèmes qui se posent à elle. En opinant l’individu
fournit une représentation de l’expression que prend le groupe dans la pensée de ses
membres. L’opinion publique est le reflet des valeurs auxquelles souscrit le corps so-
cial de manière quasi unanime, et ces valeurs reflètent à leur tour des positions que la
société adopte face aux problèmes qui se posent à elle. C’est pourquoi les sujets ont
plus ou moins clairement l’impression que les sentiments que cela suscite en eux leur
sont communs.
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On comprend mieux aussi l'intransigeance de l'opinion publique et l'adhésion
totale que le sujet se doit de lui accorder, qui sont deux caractéristiques bien connues
des stéréotypes que les enquêtés colportent lors des sondages. Car finalement, si le
membre du groupe s'attache de toutes ses forces à la position qu'il prend collective-
ment avec les autres, c'est que c'est là le comportement que le groupe, soucieux de se
préserver dans le temps et l'espace, souffle insidieusement à chacun. Les opinions
publiques sont plus conservatrices que les opinions privées. C’est ainsi que par exem-
ple un individu peut se déclarer très hostile à l’arrivée de nouvelles vagues d’immi-
gration en France, et affirmer parallèlement une sympathie non dissimulée à l’égard
de voisins immigrés avec lesquels il partage un vécu commun 33. En bref,
« [...] La mentalité collective tend naturellement au misonéisme34. Un groupe ne
subsiste que par la conservation de son idéal, de ses instincts, et de ses traditions et de
ses coutumes. L'individu peut, dans certaines circonstances, aspirer au changement. Le
groupe, par l'effet même de son vouloir – vivre, est conservateur » 35.

30
Ibid., 362.
31
Ibid., 67.
32
Ibid., 68.
33
STOETZEL, GIRARD, 1953, 40-41.
34
C’est-à-dire manifeste spontanément une aversion pour tout ce qui est nouveau et risque de
provoquer du changement.
35
STOETZEL, 1943, 170.

150
Jean-Christophe Marcel

En conséquence, l'attitude, qui connote « l'idée d'une disposition plus ou moins


permanente, adaptée à des conditions plus ou moins spécifiques » 36 est la forme que
prend individuellement l'instinct social de conservation que le groupe transmet à ses
membres :
« Les attitudes sont donc explicatives des opinions. Ce rôle explicatif des attitudes
est d'ailleurs très analogue à celui de l'instinct ou de la tendance, dont au surplus, elles
paraissent prendre progressivement la place et recueillir l'héritage » 37.

S'éclaire aussi cette idée selon laquelle opiner c'est exprimer, manifester une inten-
tion sociale, qui doit désormais être comprise comme la nécessité de survivre et s'a-
dapter qui anime le groupe 38.
On comprend mieux rétrospectivement l’importance que revêt pour Stoetzel le
sondage publié ci-après 39, qui est en quelque sorte comme un « coup d’essai », la
première tentative pour essayer de valider par des résultats empiriques une théorie
alors en pleine maturation. Rappelons que l’enquête est faite avec des moyens tout à
fait artisanaux 40, quelques mois avant qu’il ne se lance dans la création de l’IFOP, qui
a eu le succès que l’on sait.
Notons aussi que le contexte historique dans lequel est effectué ce travail est
caractérisé par une conjoncture fort troublée. L’occasion paraît bonne pour tester une
méthode d’enquête destinée à mettre au jour des mouvements d’opinion. Rappelons,
en effet, que, le 11 mars 1938, Hitler a envahi l’Autriche et fait ratifier deux jours plus
tard l’Anschluß. Il fait alors pression sur l’Angleterre et la France, afin d’obtenir les
Sudètes, territoire tchécoslovaque peuplé par une forte minorité allemande. On sait
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que lors de la conférence de Munich, le 30 septembre 1938 (soit un mois après la
réalisation de l’enquête 41), E. Daladier et N. Chamberlain, en présence de
B. Mussolini, accepteront l’annexion, contrairement aux engagements pris auprès du
gouvernement tchécoslovaque dirigé par E. Benes. En France, le Front Populaire est
définitivement enterré par un E. Daladier qui remet en cause une partie des acquis
sociaux obtenus en 1936. Le sondage est donc réalisé à un moment où la menace de la

36
Ibid., 66.
37
Ibid., 68.
38
On notera au passage le caractère paradoxalement « holiste », voire durkheimien, de cette concep-
tion, qui n’est pas sans rappeler les travaux de Maurice Halbwachs, sous la direction duquel Stoetzel avait
fait la thèse – Théorie des opinions –, publiée aux Presses Universitaires de France, d’où est issu le passage
que nous citons. La bienveillance avec laquelle Stoetzel n’a jamais cessé d’évoquer son « cher maître »
suggère, au-delà des affinités personnelles », une certaine parenté intellectuelle. En ce sens, on peut dire
que la psychologie collective d’Halbwachs prépare le terrain à une conception plus psychologique et
« microsociologique » de la vie sociale, ne se contentant plus d’un discours général sur la société (sur ce
point, cf. MARCEL, 1998).
39
Sous les auspices du Centre de Documentation Sociale, que Stoetzel fréquentait lui aussi.
40
Les moyens financiers investis (par le Centre de Documentation Sociale ?) dans l’enquête sont
dérisoires, Stoetzel doit faire appel à des enquêteurs folkloristes bénévoles pour réaliser les interviews. La
première enquête officielle de l’IFOP, réalisée en décembre 1938, sera exploitée à partir d’un échantillon
de 357 réponses. Il est peu probable que l’échantillon constitué ici ait dépassé ce nombre.
41
Dont Stoetzel présente le compte rendu écrit le 14 septembre (!), comme on peut le lire sur la
dernière page.

151
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

guerre se fait de plus en plus sentir, et où le temps est à la rigueur économique et aux
restrictions.
Construit à partir d’un échantillon représentatif de la population française,
l’enquête, dont le ton général reste prudent 42, s’efforce de mettre l’accent sur la
relative unanimité qui semble se dégager à propos de questions de politiques
extérieures (l’importance de l’alliance de la France et de l’Angleterre face au bloc que
forment l’Allemagne et l’Italie), en opposition aux choix partisans qui divisent les
Français sur les problèmes de politique intérieure (notamment l’appréciation à porter
sur les acquis du Front populaire). Si opinion publique il y a, c’est donc bien plutôt
dans le premier cas :
« On peut cependant remarquer un résultat d’importance : le partage de l’opinion
est beaucoup plus net, l’unanimité est bien plus grande sur les questions de politique
étrangère que sur les questions de politique intérieure. Il est raisonnable de voir une
cause de cette unanimité dans l’existence d’une communauté nationale d’intérêts à
l’égard de l’étranger » (5).

On remarquera, pour finir, que la question de la représentativité, bien que seule-


ment évoquée – « Un procédé statistique […] s’est efforcé d’attribuer aux opinions de
chaque catégorie le poids qui lui revient dans la société nationale » (2) –, est posée
comme un critère de scientificité garant du sérieux du travail. Les analyses s’efforcent
de dégager les variables les plus explicatives de tel ou tel choix d’opinion. Le texte
scientifique en sociologie prend ici une nouvelle forme qui annonce les nouveaux
canons en vigueur dans les productions sociologiques de l’après-guerre.
© Éditions Sciences Humaines | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.239.80.143)

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Jean-Christophe MARCEL
ISHA - Université Paris IV
jcmarcel@club-internet.fr

Bibliographie

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française de l'après-guerre (1945-1958), Revue Française de Sociologie, 32, 3, 411-441.
BLONDIAUX L., 1998, La fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil.
CHEVALIER L., 1988-1990, Stoetzel, Bulletin de l’Association des Anciens Elèves de l’ENS,
1988-1990, 75-77.
GIRARD A., 1987, Jean Stoetzel (1910-1987), Revue Française de Sociologie, 28, 2, 201-211.
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Makes Up His Mind in a Presidential Campaign, New York, Duell, Sloan and Pearce.
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MARCEL J.Ch., 1998, Jean Stoetzel élève de Maurice Halbwachs : les origines françaises de la
théorie des opinions, L’Année Sociologique, 48, 2, 319-351.

42
« Il est improbable que l’on puisse légitimement tirer aucune conclusion nette de ces résultats par-
tiels et obtenus une fois seulement. Nous nous bornerons à quelques remarques simples », écrit Stoetzel, 5.

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Jean-Christophe Marcel

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