Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
RHSH 006 0145
RHSH 006 0145
Jean-Christophe Marcel
Dans Revue d'Histoire des Sciences Humaines 2002/1 (no 6), pages 145 à 153
Éditions Éditions Sciences Humaines
ISSN 1622-468X
ISBN 2859397477
DOI 10.3917/rhsh.006.0145
© Éditions Sciences Humaines | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.239.80.143)
1
On la trouve sous la forme d’un texte ronéotypé de 7 pages, aux Archives Nationales, dans les papiers
du Centre de Documentation Sociale (cote 61 AJ 97).
2
Qu’il finit par obtenir en 1937.
3
Célestin Bouglé (1870-1940), normalien et agrégé de philosophie lui aussi, ancien collaborateur de
Durkheim et co-fondateur de l’Année Sociologique, est sous-directeur (1927-1935), puis directeur (1935-
1940) de l’École Normale Supérieure. CHEVALIER, 1988-1990, 78.
4
Ibid., 77.
5
C’est sur ce positionnement contre la sociologie durkheimienne d’inspiration philosophique, qu’il
continue bâtir son image de sociologue marginal et dissident après 1945 (cf. STOETZEL, 1991 (1946), et
BLONDIAUX, 1991). Son collègue et ami A. Girard rappelait qu’une des boutades préférées de Stoetzel
consistait à dire « je ne pense pas » (entretien avec l’auteur, 20 juin 1994).
6
L’équivalent de notre actuel DEA.
7
D'après BLONDIAUX, 1991.
Revue d'Histoire des Sciences Humaines
8
Né en 1901 et mort en 1984, Gallup est journaliste de formation. Il s’est initialement fait connaître
dans la recherche en marketing car il est l’inventeur d’une technique de mesure des pratiques de lecture
qu’il a mise au point dans sa thèse. En 1935, comprenant les applications multiples que lui autorise sa
méthode dans le secteur de la publicité, il fonde L’American Institute of Public Opinion qui vend à des
journaux américains de petites enquêtes. Auparavant, en 1932, il avait quitté l’université (il était professeur
de journalisme à la Northwestern University dans l’Illinois) pour devenir directeur de recherche dans
© Éditions Sciences Humaines | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.239.80.143)
146
Jean-Christophe Marcel
147
Revue d'Histoire des Sciences Humaines
L’opinion, forme verbale de la volonté du public, est recueillie par des question-
naires auprès d’un échantillon représentatif de la population. Les réponses aux ques-
tions, une fois traitées, sont résumées en une courbe qui croise le nombre de person-
nes partageant une opinion avec le degré de « faveur » que reçoit ladite opinion. La
forme de la courbe permet alors de dire s’il se dégage un consensus (qui suggère alors
qu’il existe un noyau d’attitudes collectivement partagées, signe de la stabilité de la
société) ou si au contraire le groupe est partagé, voire indifférent sur la question. En
bref, « la forme que revêt la distribution des opinions dans un groupe fonde une
distinction entre opinions privées et opinions publiques » 21, celles-là relevant plus du
domaine des affects et du vécu individuel.
Il serait faux toutefois de conclure à une simple réutilisation par Stoetzel d’apports
d’auteurs américains, dont il dénonce encore trente ans plus tard la « relative indif-
férence philosophique pour la question » 22. Les concepts d’attitude et d’opinion sont
© Éditions Sciences Humaines | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.239.80.143)
19
À noter que le texte est commandité par C. Bouglé, décidément peu rancunier. En effet, ce dernier
avait déjà auparavant fait profiter de la tribune qu’offrait les Annales Sociologiques, dont il dirige une
section de 1934 à sa mort, à de jeunes chercheurs comme R. Aron et D. Essertier qui y avaient publié des
textes très critiques à l’égard de la sociologie durkheimienne, à l’image du texte ci-dessus cité de Stoetzel.
20
STOETZEL, 1948, 8.
21
GIRARD, 1987, 202.
22
STOETZEL, 1972, 10.
23
Rappelons que Stoetzel, en 1946, est nommé à Bordeaux sur l'ancienne chaire de Durkheim dite de
« sciences sociales ». Il fonde avec D. Lagache le laboratoire de Psychologie Sociale de la Sorbonne, en
1952. À la fin de l'année 1955, est créée pour lui, en Sorbonne, la première chaire française de Psychologie
Sociale. En même temps, il ne cesse pas d'occuper des fonctions à l'Institut National d’Études Démogra-
phiques, à la fondation duquel il participe activement en 1945, et où il organise les recherches psychoso-
ciologiques appliquées aux problèmes démographiques. À la même date, il est nommé directeur du Centre
d'Études Sociologiques, longtemps l’unique laboratoire de sociologie en France, à la tête duquel il reste
jusqu'en 1968. En 1960 il est à l'origine de la création de la Revue Française de Sociologie, dont l'autorité
ne fera que croître, jusqu'à évincer les Cahiers Internationaux de Sociologie, fondés en 1946 par Gurvitch.
24
Friedmann (1902-1977) est normalien et agrégé de philosophie, tout comme Aron. Dans les années
trente, il est l’assistant de C. Bouglé au Centre de Documentation Sociale (sorte de bibliothèque sociolo-
gique, et en même temps centre de formation et de recherche, le premier du genre pour la discipline socio-
148
Jean-Christophe Marcel
À vrai dire, dès sa thèse Stoetzel s’efforce de préciser l’importance des notions
d’attitude et d’opinion pour la réflexion sociologique. Il importe pour lui de s’atteler à
élaborer une théorie, c’est-à-dire « un ensemble de concepts et de rapports systéma-
tisés rationnellement, sans relation apparente avec l’expérience, mais qui permet de
retrouver par voie déductive les lois expérimentales » 25. Pour atteindre cet objectif
« l’intuition interprétative des auteurs continentaux doit apporter sa contribution pour
corriger l’empirisme aveugle des Américains ; la subjectivité sans contrôle des pre-
miers doit être tenue en lisière par la discipline scientifique des seconds » 26.
Pour les auteurs américains, la notion d’opinion, essentiellement psychologique,
conduit à se demander « quelle est la signification d’une prise d’attitude particulière
pour un individu déterminé » 27. Cette attitude, supposée moins stable que les traits de
personnalité, parce qu’éventuellement reliée à d’autres attitudes, interférant avec di-
verses contraintes et intérêts, est perçue comme une variable latente qui permet
d’expliquer la régularité, ou du moins l’orientation de certains des comportements
dudit individu. Or, argumente Stoetzel, il ne faut jamais oublier, effectivement, que
l’individu qui opine est plongé dans son milieu social. En ce sens, l’opinion répond à
une question sociale et est elle-même une réponse sociale :
« Prendre position en présence d’un problème, définir son attitude sur une question,
c’est impliquer qu’on est admis à coopérer à la solution du problème, c’est présupposer
que la réaction d’opinion est attendue du groupe et sera reconnue » 28.
logique dans l’Université française). Il y fait sa thèse sur les problèmes humains du machinisme industriel,
et expérimente une méthode d’observation in situ dans les ateliers. Après la guerre, un pôle de recherche
actif, centré sur la sociologie du travail se développera autour de Friedmann. Aron (1905-1983) est un
temps secrétaire-archiviste du même Centre, sous les auspices duquel il passe une thèse (portant sur la
question de la causalité dans les recherches historiques). Il se veut l’introducteur de M. Weber en France, et
s’intéressera après la guerre à de nombreuses questions touchant le monde contemporain (classes sociales,
caractérisation de la société industrielle…). Gurvitch (1894-1965), russe d’origine, arrive en France en
1925. Philosophe de formation, c’est, semble-t-il, par l’intermédiaire de L. Brunscvicg qu’il se fait
connaître dans l’université française. Il devient ami avec les durkheimiens et en particulier est connu de
M. Mauss, le neveu de Durkheim. Il s’intéresse initialement à la sociologie du droit. Après la guerre, il
entreprend de reconstruire la sociologie tout entière en proposant une vaste synthèse programmatique,
conciliant principalement les apports de Marx et ceux de Mauss, et qui, combinée à certains protocoles de
recherche importés des États-Unis (la sociométrie de J. Moreno), devaient permettre à ses yeux de retrouver
une vraie « explication » des phénomènes sociaux.
25
STOETZEL, 1943, 15.
26
Ibid., 16.
27
Ibid., 347.
28
Ibid., 356.
29
Ibid., 359.
149
Revue d'Histoire des Sciences Humaines
30
Ibid., 362.
31
Ibid., 67.
32
Ibid., 68.
33
STOETZEL, GIRARD, 1953, 40-41.
34
C’est-à-dire manifeste spontanément une aversion pour tout ce qui est nouveau et risque de
provoquer du changement.
35
STOETZEL, 1943, 170.
150
Jean-Christophe Marcel
S'éclaire aussi cette idée selon laquelle opiner c'est exprimer, manifester une inten-
tion sociale, qui doit désormais être comprise comme la nécessité de survivre et s'a-
dapter qui anime le groupe 38.
On comprend mieux rétrospectivement l’importance que revêt pour Stoetzel le
sondage publié ci-après 39, qui est en quelque sorte comme un « coup d’essai », la
première tentative pour essayer de valider par des résultats empiriques une théorie
alors en pleine maturation. Rappelons que l’enquête est faite avec des moyens tout à
fait artisanaux 40, quelques mois avant qu’il ne se lance dans la création de l’IFOP, qui
a eu le succès que l’on sait.
Notons aussi que le contexte historique dans lequel est effectué ce travail est
caractérisé par une conjoncture fort troublée. L’occasion paraît bonne pour tester une
méthode d’enquête destinée à mettre au jour des mouvements d’opinion. Rappelons,
en effet, que, le 11 mars 1938, Hitler a envahi l’Autriche et fait ratifier deux jours plus
tard l’Anschluß. Il fait alors pression sur l’Angleterre et la France, afin d’obtenir les
Sudètes, territoire tchécoslovaque peuplé par une forte minorité allemande. On sait
© Éditions Sciences Humaines | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.239.80.143)
36
Ibid., 66.
37
Ibid., 68.
38
On notera au passage le caractère paradoxalement « holiste », voire durkheimien, de cette concep-
tion, qui n’est pas sans rappeler les travaux de Maurice Halbwachs, sous la direction duquel Stoetzel avait
fait la thèse – Théorie des opinions –, publiée aux Presses Universitaires de France, d’où est issu le passage
que nous citons. La bienveillance avec laquelle Stoetzel n’a jamais cessé d’évoquer son « cher maître »
suggère, au-delà des affinités personnelles », une certaine parenté intellectuelle. En ce sens, on peut dire
que la psychologie collective d’Halbwachs prépare le terrain à une conception plus psychologique et
« microsociologique » de la vie sociale, ne se contentant plus d’un discours général sur la société (sur ce
point, cf. MARCEL, 1998).
39
Sous les auspices du Centre de Documentation Sociale, que Stoetzel fréquentait lui aussi.
40
Les moyens financiers investis (par le Centre de Documentation Sociale ?) dans l’enquête sont
dérisoires, Stoetzel doit faire appel à des enquêteurs folkloristes bénévoles pour réaliser les interviews. La
première enquête officielle de l’IFOP, réalisée en décembre 1938, sera exploitée à partir d’un échantillon
de 357 réponses. Il est peu probable que l’échantillon constitué ici ait dépassé ce nombre.
41
Dont Stoetzel présente le compte rendu écrit le 14 septembre (!), comme on peut le lire sur la
dernière page.
151
Revue d'Histoire des Sciences Humaines
guerre se fait de plus en plus sentir, et où le temps est à la rigueur économique et aux
restrictions.
Construit à partir d’un échantillon représentatif de la population française,
l’enquête, dont le ton général reste prudent 42, s’efforce de mettre l’accent sur la
relative unanimité qui semble se dégager à propos de questions de politiques
extérieures (l’importance de l’alliance de la France et de l’Angleterre face au bloc que
forment l’Allemagne et l’Italie), en opposition aux choix partisans qui divisent les
Français sur les problèmes de politique intérieure (notamment l’appréciation à porter
sur les acquis du Front populaire). Si opinion publique il y a, c’est donc bien plutôt
dans le premier cas :
« On peut cependant remarquer un résultat d’importance : le partage de l’opinion
est beaucoup plus net, l’unanimité est bien plus grande sur les questions de politique
étrangère que sur les questions de politique intérieure. Il est raisonnable de voir une
cause de cette unanimité dans l’existence d’une communauté nationale d’intérêts à
l’égard de l’étranger » (5).
Bibliographie
BLONDIAUX L., 1991, Comment rompre avec Durkheim ? Jean Stoetzel et la sociologie
française de l'après-guerre (1945-1958), Revue Française de Sociologie, 32, 3, 411-441.
BLONDIAUX L., 1998, La fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil.
CHEVALIER L., 1988-1990, Stoetzel, Bulletin de l’Association des Anciens Elèves de l’ENS,
1988-1990, 75-77.
GIRARD A., 1987, Jean Stoetzel (1910-1987), Revue Française de Sociologie, 28, 2, 201-211.
LAZARSFELD P., coll. BERELSON B., GAUDET H., 1944, The People’s Choice : How the Voter
Makes Up His Mind in a Presidential Campaign, New York, Duell, Sloan and Pearce.
LAZARSFELD P., coll. KATZ E., 1955, Personal Influence : The Part Played by People in the
Flow of Mass Communication, Glencoe, Free Press.
MARCEL J.Ch., 1998, Jean Stoetzel élève de Maurice Halbwachs : les origines françaises de la
théorie des opinions, L’Année Sociologique, 48, 2, 319-351.
42
« Il est improbable que l’on puisse légitimement tirer aucune conclusion nette de ces résultats par-
tiels et obtenus une fois seulement. Nous nous bornerons à quelques remarques simples », écrit Stoetzel, 5.
152
Jean-Christophe Marcel
RIFFAULT H., 1981, L’institut Français d’opinion publique (1938-1978), in BOUDON R., et al.,
Science et théorie de l’opinion publique, Paris, Retz, 269-284.
STOETZEL J., 1938, Une enquête sur l’opinion publique française, Archives Nationales, Papiers
du Centre de Documentation Sociale, 61 AJ 97.
STOETZEL J., 1941, La psychologie sociale et la théorie des attitudes, Annales Sociologiques,
Série A, Fascicule 4, 1-24.
STOETZEL J., 1943, Théorie des opinions, Paris, Presses Universitaires de France.
STOETZEL J., 1943, L’étude expérimentale des opinions, Paris, Presses Universitaires de France.
STOETZEL J., 1948, Les Sondages d'opinion publique, Paris, Éditions du Scarabée.
STOETZEL J., coll. GIRARD A., 1953, Français et Immigrés, L'attitude française. L'adaptation
des Italiens et des Polonais, Paris, Presses Universitaires de France (Cahiers de l'INED,
19).
STOETZEL J., 1972, La connaissance des opinions et des attitudes, in REUCHLIN M., (ed.), Traité
de psychologie appliquée, Paris, Presses Universitaires de France, 5-40.
STOETZEL J., 1991 (1946), L'esprit de la sociologie française contemporaine, Revue Française
de Sociologie, 32, 3, 443-456.
© Éditions Sciences Humaines | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.239.80.143)
153