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TOURATIER, Christian. Morphologie et morphématique : Analyse en morphèmes. Nouvelle édition [en ligne].

Aix-en-Provence : Presses universitaires de Provence, 2002 (généré le 12 juillet 2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pup/473>. ISBN : 9782821827653. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pup.473.

CHAPITRES I, III, IV ET V
CHAPITRE I. Notions théoriques de base pour procéder à l’analyse en morphèmes d’un énoncé.

2. Le morphème

Pour la linguistique moderne, l’unité minimale significative est le morphème (ou le monème).

a. Définition

9 Le morphème est un signe linguistique minimal, le signe linguistique étant défini depuis Saussure
comme l’association d’un signifié et d’un signifiant, c’est-à-dire, pour reprendre les propres mots de
Saussure, que
“le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique” (Saussure,
1967,98).
10 Les morphèmes sont donc fondamentalement d’une part des unités à deux faces, c’est-à-dire des unités
qui conjoignent un sens et une forme phonique ou des “unités douées d’un contenu sémantique et d’une
expression phonique” (Martinet, 19672, 20), et d’autre part des unités minimales, c’est-à-dire des unités
significatives qui ne peuvent pas être segmentées en unités à deux faces plus petites.
11 On peut regretter cette appellation de morphème, en prétextant que dans morphème, il y a le mot grec
µoρφή, qui veut dire « forme », et qu’il serait donc préférable de limiter le sens de ce mot à la
morphologie, c’est-à-dire à ce qui est purement formel. Mais signalons que, dans la tradition linguistique
préstructuraliste, le mot morphème n’était déjà pas limité à du formel. Marouzeau le définissait en effet
ainsi :
Elément de formation (gr. morphê = forme) propre à conférer un aspect grammatical aux éléments de
signification, et qui sert ainsi à définir l’espèce du mot (nom, verbe, etc.), la catégorie grammaticale
(genre, nombre, personne), la relation syntaxique (sujet, régime)” (Marouzeau, 196933, 148).
12 La première partie de la définition indique bien qu’il s’agit de forme ; mais la seconde partie précise
que cette forme joue un rôle grammatical. Il s’agit donc de quelque chose de plus que d’un simple
élément formel.
13 Quoi qu’il en soit, l’usage du terme de morphème est maintenant bien établi, dans les différentes
écoles linguistiques modernes, comme le remarque le Dictionnaire de linguistique de Jean Dubois :
Dans la terminologie de la grammaire distributionnelle et dans l’analyse en constituants immédiats, le
terme de morphème désigne le plus petit élément significatif individualisé dans un énoncé, que l’on ne
peut diviser en unités plus petites sans passer au niveau phonologique. C’est donc l’unité minimale de la
première articulation, la première unité porteuse de sens ; à ce titre, il s’oppose au phonème, unité
minimale de la deuxième articulation (Dubois et alii, 1973,324).
14 Les grands manuels de langue anglaise disent en général la même chose :
les morphèmes sont les plus petits éléments individuellement significatifs (the smallest individually
meaningfull éléments) dans les énoncés d’une langue (d’après Hockett, 196914, 123)
Une des premières tâches qu’affronte le linguiste qui examine une nouvelle langue <..> est l’identification
des unités significatives minimales (the minimal meaningfull units) dont cette langue est formée. Ces
unités minimales sont appelées « morphèmes » (d’après Nida, 19699,6). le morphème est la plus petite
unité qui soit grammaticalement pertinente (Gleason, 1969, 46).
b. Le monème de Martinet

15 Une terminologie divergente est utilisée par les fonctionnalistes français qui se rattachent à André
Martinet. Celui-ci appelle en effet monème l’unité significative minimale, et distingue deux sortes de
monèmes, à savoir les monèmes grammaticaux ou morphèmes, qui relèvent de la grammaire, et les
monèmes lexicaux ou lexèmes, “qui trouvent leur place dans le lexique, et non dans la grammaire”
(Martinet, 19672, 16). Ce faisant, Martinet se rapproche de la tradition européenne préstructuraliste, qui
voyait dans le morphème un composant formel du mot doté d’un rôle grammatical, tout en s’en
distinguant expressément : il préfère opposer le morphème au lexème, alors que Marouzeau opposait le
morphème au sémantème. Sa notion de morphème a donc une extension moindre que celle des autres
linguistes, puisqu’elle embrasse une partie seulement des unités significatives minimales que les autres
linguistes appellent morphèmes. Une telle divergence terminologique peut certes créer quelques
confusions ; mais il faut bien reconnaître qu’elle n’est pas trop grave, dans la mesure où chez Martinet, le
morphème est malgré tout une unité significative minimale.
16 Pour comprendre la portée plus large de l’usage non-martinettien du morphème, il faut partir du
fondateur de la linguistique structuraliste américaine, Léonard Bloomfield. Dans son
maître-livre Language, il appelle “forme linguistique” toute “forme phonétique qui a un sens”
(Bloomfield, 1990, 31), c’est-à-dire aussi bien une phrase, un syntagme ou un mot. Bref sa “forme
linguistique” correspond au “signe linguistique” de Saussure. Et il définit en ces termes le morphème :
Une forme linguistique qui ne possède pas de ressemblance phonétique et sémantique partielle avec une
autre forme, est une forme simple ou un morphème. <..> Des morphèmes peuvent présenter des
ressemblances phonétiques partielles, comme le font par exemple bird « oiseau » [bƏ : d] et burr « halo »
[bƏ : ], ou même des homonymies comme air, aire, haire, hère, mais cette ressemblance est purement
phonétique et non sémantique (Bloomfield, 1970,153).
17 Le morphème est donc, dès les origines de la linguistique moderne américaine, plus qu’une pure
forme ; c’est une forme linguistique, c’est-à-dire finalement une forme qui signifie quelque chose.

c. Le courant harrissien et chomskyen

18 La linguistique américaine a proposé une autre conception du morphème, qui repose non pas sur une
simple différence terminologique, comme dans le cas du fonctionnalisme martinettien, mais sur une
véritable divergence théorique,
puisqu’elle définit le morphème sans la moindre référence à la signification. Telle est par exemple la
position du distributionnalisme de Harris.
19 Pour analyser une suite de la chaîne parlée, Harris en effet recherche d’abord ce qu’il appelle des
segments morphémiques -morphemic segments—, lesquels sont définis premièrement comme des
“séquences phonémiques indépendantes” (d’après Harris, 19604, 157), c’est-à-dire des séquences qui
peuvent commuter dans un contexte donné, et dont le contexte peut commuter, et deuxièmement comme
des “séquences phonémiques indépendantes qui ont des similarités distributionnelles avec d’autres
séquences phonémiques indépendantes” (d’après Harris, 19604, 179). Puis il réunit en une seule unité
qu’il appelle précisément morphème les segments morphémiques qui sont en distribution
complémentaire, le morphème étant dans ces conditions “une classe d’un ou de plusieurs éléments
morphémiques complémentaires” (d’après Harris, 19604, 212-213).
20 Avec de tels principes on peut segmenter la suite formée par le mot récepteur en trois morphèmes, en
vertu des trois séries de commutations :
ré-cepteur / per-cepteur / con-cepteur / ac-cepteur ré-cep-teur / ré-docteur / ré-flec-teur /ré-frac-teur /
ré-duc-teur récep-teur / récep-tion / récep-tivité /récep-tacle.
21 La première série de commutations montre que ré- est un segment phonémique indépendant de son
environnement, la deuxième que -cep-, et la troisième que -teur le sont également. Il n’est pas possible de
leur attribuer un signifié quelconque. Mais cela ne les empêche pas de commuter, et donc d’être des
unités linguistiques minimales.
22 La linguistique chomskyenne va dans le même sens. Elle relève “des contre-exemples à <l’hypothèse>
qui définit les morphèmes comme des éléments porteurs de sens” (Chomsky, 1969, 110), tels, en anglais,
que le “« to » dans « I want to go » ou le support postiche « do » dans « did he corne ? »” (Chomsky,
1969, 109). “Le morphème est alors défini, ainsi que le précise Manfred Bierwisch, simplement par sa
place à l’intérieur de l’ensemble du modèle, et non par sa capacité d’avoir une signification propre”
(d’après Bierwisch, 1967, 53). Le morphème n’est plus dans ces conditions une unité objective, mais,
selon le mot même de Manfred Bierwisch, une “unité de théorie”. Toutefois la terminologie standard du
générativisme préfère donner à cette unité de la description syntaxique le nom de “formant” (en angl.
formative). Noam Chomsky appelle en effet formants les “unités syntaxiques minimales” (Chomsky,
1971, 12), subdivisant même ces dernières en deux classes, à savoir les formants lexicaux et les formants
grammaticaux (Chomsky, 1971, 93-94).
23 Quoi qu’il en soit, la terminologie chomskyenne a l’avantage d’éviter les risques de confusion. Elle
permet de laisser au terme morphème une seule signification, à savoir celle qui correspond à sa définition
majoritaire d’unité significative minimale. Mais il est alors important de bien définir le morphème comme
l’association d’un signifié et d’un signifiant, et non pas seulement d’un sens et d’une forme phonique ou
d’un contenu et de son expression, à moins de ne pas donner au mot sens uniquement l’acception de
contenu sémantique correspondant à un concept logique ou à une réalité objective, et d’admettre que l’on
puisse aussi parler de sens grammatical. Car le signifié d’un morphème peut être ou sémantique ou
grammatical. Voilà pourquoi Martinet donne des précisions qui paraissent redondantes, mais ne le sont
nullement, quand il définit ainsi le monème :
Comme tout signe linguistique, le monème est une unité à deux faces, une face signifiée, son sens ou sa
valeur, et une face signifiante qui la manifeste sous forme phonique et qui est composée d’unités de
deuxième articulation (Martinet, 19672,16).
24 Mais attention, cela ne veut pas dire que toutes les catégories morphologico-sémantiques de la
grammaire traditionnelle correspondent forcément à une valeur, c’est-à-dire à un signifié de morphème.
On pourrait montrer par exemple que ce que les grammaires scolaires appellent présent ou singulier n’est
nullement un morphème. Le temps dit présent est en fait le nom que les grammaires donnent à la forme
verbale comme nous chant-Ø-ons, qui n’a aucun morphème de temps là où un imparfait comme nous
chant-i-ons contient un morphème de signifiant /i/ et de signifié « non actuel ». Contrairement à ce que
donne à penser son nom, le présent ne signifie pas plus par lui-même l’actuel que le passé ou l’avenir. De
la même façon on verra que le prétendu singulier n’est que l’absence d’un morphème de « pluralité », et
non pas un morphème signifiant l’« unicité ».

d. Deux sortes de morphèmes

25 Il peut être utile de distinguer deux classes différentes de morphèmes, comme le fait Martinet, quand il
distingue “entre des monèmes grammaticaux (morphèmes) et des monèmes lexicaux (lexèmes)”
(Martinet, 19672, 119). Mais on parlera de morphèmes lexicaux (ou lexèmes), et de morphèmes
grammaticaux. Certains utilisent alors l’appellation simple de grammèmes ; car si les morphèmes
lexicaux sont ceux “qui trouvent leur place dans le lexique” (Martinet, 19672, 16), les morphèmes
grammaticaux sont “ceux qui <..> apparaissent dans les grammaires” (Martinet, 19672, 16). Mais il faut
bien reconnaître que ce terme de grammème n’est pas vraiment entré dans l’usage.
26 On définit généralement les lexèmes comme des morphèmes “qui appartiennent à des inventaires
illimités” (Martinet, 19672, 119), et les morphèmes grammaticaux comme des morphèmes qui font partie
de paradigmes dont les membres sont en “nombre relativement réduit“ (Martinet, 19672, 119). Ceci est
peut-être une façon plus heureuse de les définir que de rattacher les premiers au lexique et les seconds à la
grammaire. Car même des morphèmes grammaticaux comme les articles définis ou indéfinis, qui
appartiennent au paradigme très réduit des déterminants, ou comme les prépositions, qui appartiennent,
elles, à un paradigme plus nombreux, mais incontestablement moins ouvert que celui des noms communs,
sont couramment mentionnés dans les dictionnaires.

3. La commutation

27 Pour identifier les morphèmes, la linguistique moderne dite structuraliste a proposé d’utiliser une
procédure qui s’appelle la commutation, et dont la justification théorique est à chercher dans le fait que
les relations syntagmatiques et les relations paradigmatiques se conditionnent mutuellement. Comme
nous l’avons observé précédemment, la séquence syntagmatique enseignement est analysable en deux
unités significatives parce qu’elle combine deux segments syntagmatiques plus petits qui appartiennent à
deux séries paradigmatiques différentes, à savoir les radicaux verbaux enseign-er, chang-er, arm-er (qui
sont des morphèmes lexicaux), et les suffixes -ment, -ant, -é (qui sont des morphèmes grammaticaux).

a. Définition

28 Mettre en œuvre la commutation pour identifier des unités significatives “consiste à comparer des
paires ou des groupes d’énoncés qui présentent une opposition partielle à la fois dans l’expression et dans
le contenu ; si l’opposition n’est pas partielle (autrement dit, s’il n’y a pas une identité manifeste à un
endroit
ou à un autre des énoncés) et si cette opposition n’existe pas à la fois dans l’expression et dans le contenu,
la comparaison est sans intérêt” (Gleason, 1969, 56) pour l’analyse en morphèmes. Par contre s’il y a une
différence partielle et au niveau de la forme et au niveau du sens, il est raisonnable de supposer que la
différence partielle de forme est le support de la différence partielle de sens, qu’elle est associable à la
différence de sens, et donc que ces deux différences partielles sont les deux faces d’un signe linguistique,
lequel ne sera un morphème, que s’il est minimal, c’est-à-dire s’il n’est pas lui-même décomposable en
associations de différence partielle de forme et de différence partielle de sens plus petites.
29 Si par exemple on oppose les deux énoncés :
/ty ∫ãtε tuʒuR/ « tu chantais toujours » ~ /ʒə∫ãtє tuʒuR/ « je chantais toujours »
30 On voit qu’en remplaçant /ty/ par /ʒə/, cela change partiellement la signification, et remplace la
deuxième personne « tu » par la première personne « je ». On pourra donc faire l’hypothèse que le
segment phonique /ty/ est le signifiant d’un morphème dont le signifié est « tu » ou « l’interlocuteur », et
du même coup que le signifiant /ʒə/ est probablement à associer au signifié « je » ou « le locuteur », dans
la mesure où ces unités significatives ne semblent pas décomposables en unités significatives plus petites.

b. Particularités de cette commutation

31 Depuis le structuralisme, les linguistes utilisent beaucoup la procédure de la commutation pour


justifier leurs analyses. C’est à l’aide de la commutation qu’ils isolent les phonèmes d’une langue. Et
c’est aussi à l’aide de la commutation que les linguistes américains au moins identifient les constituants
immédiats d’une construction syntaxique ou montrent que des unités significatives entrent directement
dans une construction. Mais il importe de bien voir qu’on n’emploie pas cette procédure de la même
façon suivant que l’on veut obtenir des unités de première articulation comme les morphèmes ou des
unités de seconde articulation comme les phonèmes.
32 Pour identifier des phonèmes, on cherche “la plus petite différence possible dans l’expression en
même temps qu’une quelconque différence dans le contenu” (Gleason, 1969, 54). Si dans la séquence
phonique
/ʒə vwa yn tεt « je vois une tête »
33 on fait commuter le segment /tεt/ avec le segment /fij/, une partie seulement de la signification a
changé, puisqu’on obtient alors le sens « je vois une fille » au lieu de « je vois une tête », avec maintien
de la partie de signification « je vois une ». Il est donc permis de penser que la différence de signifiant
/fij/ est à associer à la différence de signifié « fille », et que l’association du signifiant /fij/ et du signifié
« fille » forme un signe linguistique, qui, ayant toute chance d’être minimal, est un morphème, et qu’il en
est de même de l’association du signifiant /tєt/ et du signifié « tête ». Si maintenant, dans le signifiant / tεt
/ de ce morphème, on fait commuter le segment /t/ avec le segment /b/ ou /f/, on obtient le
morphème bête ou fête, qui n’ont absolument rien de commun avec le sens du morphème tête. La
différence de sens, cette fois, n’est pas partielle, mais totale, le remplacement de /t/ par /b/ ou /f/ n’ayant
pas fait apparaître un élément de sens que l’on ne retrouverait pas dans le signifié « tête », et un élément
de sens qui serait une partie du signifié « tête ». On dira donc que /t/, /b/ et /f/ sont des phonèmes français,
c’est-à-dire des unités distincives qui, n’étant pas associables à un signifié, permettent de distinguer
l’unité significative minimale tête de l’unité significative minimale bête ou fête.
34 On montrerait de la même façon que le signifiant du lexème tête contient deux autres phonèmes, à
savoir /є/ et /t/, en faisant commuter le premier de ces segments avec /ã/ ou /ε/, et le second avec /R/, ce
qui donnerait respectivement tante ou teinte, et terre, dont les signifiés n’ont absolument rien de commun
avec le sens de « tête ». Il faut donc que la commutation d’un segment formel entraîne une différence de
sens partielle, et non pas quelconque ou totale, pour que ce segment formel puisse être considéré comme
le signifiant d’une unité significative, laquelle représentera un morphème, s’il s’avère qu’elle est
minimale.

c. Remarques sur cette commutation

35 La commutation qui permet d’identifier des morphèmes n’est pas une procédure artificielle. C’est “la
procédure même par laquelle le petit enfant qui apprend à parler acquiert la délimitation exacte des unités
qu’il cherche à manier, par essais et erreurs” (Mounin, 1968, 64). A son père qui lui a dit : “Tu as vu
l’p’tit âne”, un enfant qui se souvient de l’expression “l’p’tit garçon” répondra : “Oh ! l’beau tâne ! ”.
Si maintenant on lui fait remarquer qu’on ne dit pas un tâne, mais un âne, il se reprendra et dira : “l’beau
nâne” ; et cela jusqu’à ce qu’il ait saisi la segmentation correcte, c’est-à-dire l’unité structurale et
fonctionnelle réelle du code français (Mounin, 1968,64).
36 Par ailleurs la commutation n’est pas une procédure infaillible ni une procédure toujours facilement
applicable. Mais ce n’est pas pour autant une procédure inutile et démodée, maintenant que le
structuralisme qui l’a promue semble dépassé. C’est un moyen de prouver la pertinence linguistique d’une
analyse et de ne pas dire n’importe quoi, sans tenir compte de la façon dont les choses fonctionnent dans
la langue sur laquelle on travaille. Il est certain que l’on peut proposer des découpages en unités
grammaticales reposant sur des intuitions ou sur des rapprochements ingénieux, comme l’analyse
philologique de lat. monebas « tu avertissais » en 5 segments :
mon- : racine indo-européenne *men « penser »
-e- : suffixe causatif
-b- : racine *bhew « être », employée comme auxiliaire
-a- : suffixe d’optatif dans les langues italo-celtiques
-s : désinence de 2epersonne du singulier.
37 Ce découpage, fondé sur des rapprochements comparatistes, a probablement une pertinence historique.
Mais il est clair qu’il ne fonctionne pas en latin classique, où mone- et -ba- ne sont pas segmentables et
représentent, chacun, le signifiant d’une unité minimale, mone- étant le support du signifié « avertir »,
comme le montre son remplacement par ama- dans amabas « tu aimais », et -ba- celui du signifié
« imparfait », ou mieux « non actuel », comme le montre sa disparition dans mones « tu avertis ».
38 Si on se place au point de vue de la forme, c’est-à-dire au point de vue morphologique, on peut
découper fr. nous avions chanté en 6 éléments morphologiques :
nous : pronom de 1e personne du pluriel
av- : radical du verbe auxiliaire
avoir -i- : suffixe temporel d’imparfait
-ons : désinence de 1e personne du pluriel
chant- : radical du verbe chanter
-é : suffixe de participe passé.
39 Mais quelle théorie cohérente peut-on donner de ces prétendus éléments morphologiques ? Certains,
comme le suffixe -i- et le radical chant-, sont
associables à un élément de significatíon, et correspondent donc à des signifiants de morphèmes. Le statut
des autres est pour le moins disparate. L’un ressemble au verbe avoir, mais n’a pas le sens de ce verbe. Ce
n’est qu’un moyen de former avec le prétendu suffixe de participe passé, qui, lui non plus, n’a pas le sens
du participe passé, le temps appelé passé composé, temps que l’adjonction du morphème d’imparfait
transforme en un temps appelé plus-que-parfait. Quant à la désinence -ons, c’est un autre type d’élément
morphologique, à savoir une désinence, à laquelle s’ajoute le plus souvent, mais pas toujours le pronom
personnel nous, pour signifier la première personne du pluriel. Il paraît donc impossible de donner une
définition quelque peu unitaire des six prétendus éléments morphologiques que les grammaires aiment à
reconnaître dans la forme verbale nous avions chanté.

4. Le mot

40 Si le morphème doit être l’unité minimale de la description linguistique, qu’en est-il du mot, que les
grammaires ont l’habitude d’utiliser pour décrire et analyser les langues ? Lorsqu’il n’est pas défini
simplement comme un segment graphique, c’est-à-dire comme un
“élément de la langue constitué d’un ou de plusieurs phonèmes et susceptible d’une transcription
graphique comprise entre deux blancs” (Le Petit Larousse Illustré, 1992,657),
41 il reçoit des définitions tout à fait comparables à celle du morphème :
“son monosyllabique ou polysyllabique, composé de plusieurs articulations, qui a un sens” (Littré)
“chacun des sons ou groupe de sons correspondant à un sens, entre lesquels se distribue le langage” (Le
Nouveau Petit Robert, 1993,1443).
42 Le mot aurait donc un son et un sens, bref un signifiant et un signifié, comme le morphème !
43 Les dictionnaires de linguistique tiennent ordinairement le même langage, mais en signalant les
difficultés d’une définition rigoureuse du mot :
“« Un mot résulte de l’association d’un sens donné à un ensemble de sons susceptible d’un emploi
grammatical donné ».
Cette formule (A. Meillet), conçue en termes assez généraux pour pouvoir s’appliquer à toute langue, fait
apparaître la difficulté de proposer une définition précise du mot. L’unité même du mot n’est pas aisément
reconnaissable” (Marouzeau, 19693.3, 149-150)
“1. En linguistique traditionnelle, le mot est un élément linguistique significatif composé d’un ou de
plusieurs phonèmes ; cette séquence est susceptible d’une transcription écrite (idéogrammatique,
syllabaire ou alphabétique) comprise entre deux blancs ; <..>
2. En linguistique structurale, la notion de mot est souvent évitée en raison de son manque de rigueur”
(Dubois et alii, 1973,327).
44 La présentation nuancée de Marouzeau correspond assez bien à la position de la linguistique
dominante de l’époque, que l’on retrouve dans le manuel de Vendryès intitulé Le langage, en des termes
peut-être encore plus clairs :
“La variété des procédés morphologiques fait que la définition du mot varie suivant les langues”
(Vendryès, 19682,106).
“Le mot ne comporte donc pas de définition générale applicable à toutes les langues, si ce n’est celle qu’a
proposée M. Meillet, et qui laisse précisément indécise la façon dont s’exprime l’emploi grammatical : «
Un mot résulte de l’association d’un sens donné à
un ensemble donné de sons susceptible d’un emploi grammatical donné » (Revue de métaphysique et de
morale, Paris, 1913, p. 11)” (Vendryès, 19682,108).
45 Tout ceci revient bien à voir malgré tout dans le mot une unité significative plus ou moins assimilable
au morphème.

a. Différences d’avec le morphème

46 Mais contrairement à ce que disent les lexicographes et à ce que souhaiteraient les linguistes et les
grammairiens, on ne peut pas identifier même approximativement le mot et le morphème, en considérant
par exemple que le morphème est le prototype du mot, ou, ce qui revient à peu près au même, en
admettant d’une part que “le mot prototypique <est> un mot simple” (Riegel, Pellat, Rioul, 1994,532), et
d’autre part que “les mots simples table, rapide, lav(er), etc. <..> correspondent en fait à des morphèmes”
(Riegel, Pellat, Rioul, 1994, 540).
47 Dans une phrase formée de trois mots comme
48 Il recommencerait volontiers [il RəkƆmãsəRƐ vƆlƆtje]
49 on a en réalité six morphèmes, à savoir
1. /il/ « il », à cause de la paire minimale Il recommencerait volontiers ~ Tu recommencerais volontiers,
où la différence dans l’orthographe du verbe n’est pas pertinente, puisqu’elle ne correspond à aucune
différence de prononciation,
2. /Rə/ « de nouveau », à cause de la commutation avec zéro de /il Rə/ØkƆmãsӘRε vƆlƆtje/,
3. /kØmãs/ « commencer », à cause de la paire /il Rə-kƆmãs-/-∫ãt-əRε 4. vƆlƆtje/,
5. /əR/ « prospectif », à cause de la paire Il recommencerait volontiers ~ Il recommençait volontiers,
6. /ε/ « non actuel », à cause de la paire Il recommencerait volontiers ~ Il recommencera volontiers,
7. /vƆlƆtje/ « de bon gré », à cause de la commutation avec peut-être, qui signifie quelque chose comme
« probablement » au lieu de « avec plaisir, de bon gré ». Seuls les deux mots il et volontiers correspondent
chacun à un morphème, alors que l’unique mot verbal recommencerait combine, lui, quatre morphèmes.
50 Mais l’inverse peut aussi se produire. C’est ainsi que la locution “au fur et à mesure (bien que
l’orthographe incite à y voir cinq mots) fonctionne comme un seul monème en français, car les cinq
segments ne peuvent commuter qu’en bloc, - ce qu’a bien saisi le Canard enchaîné, comme l’observait
malicieusement Georges Mounin, quand il segmente exprès erronément et ironiquement la locution en
écrivant : au fur de la chose, selon le fur du processus, etc.” (Mounin, 1968, 66). Il arrive même que le
découpage en morphèmes n’ait rien à voir avec le découpage en mots. Par exemple la forme verbale
Nous avons parlé [nuz avƆ paRle]
51 est constituée de trois mots et aussi, nous le verrons, de trois morphèmes, lesquels semblent se moquer
du découpage en mots, puisque aucun des trois ne correspond à un mot. Il y a d’une part le
lexème pari-, qui est une partie du mot que constitue le participe passé parlé, et les deux morphèmes
grammaticaux que sont le morphème de personne nous...-ons, et le morphème aspectuel av-...-é. Le
premier a pour signifiant un mot et une partie de mots, le second deux parties de mots.
52 Faut-il dans ces conditions rejeter le mot hors d’une description linguistique proprement scientifique ?

b. Rejet du mot ?

53 C'est ce que sont tentés de penser des théoriciens comme Martinet qui préfèrent se passer du mot :
“puisqu’il n’y a pas moyen, écrivit Martinet, de définir simplement le terme ‘mot’ de façon à faire
concorder cette définition avec l’usage ordinaire que l’on en fait, les structuralistes font de ce terme un
usage aussi restreint que possible, et sont enclins à refuser de définir une unité linguistique
universellement valable qui se situerait entre le monème et la phrase” (Martinet, 1969,110).
54 ou même le récuser de façon catégorique :
“Notre conclusion est, évidemment, que ce terme <de mot> est inutilisable, aussi bien dans une recherche
syntaxique sérieuse que dans la présentation de ses résultats” (Martinet, 1965, 84)
55 dans la mesure où il fait double emploi avec le morphème, sans pouvoir être défini de façon générale.
56 Mais cette condamnation théorique est en contradiction, comme nous l’avons remarqué, avec la
pratique des grammairiens - et même des linguistes -qui décrivent les langues tant écrites qu’orales, ce qui
est pour le moins fâcheux. Comme le dit d’une façon quelque peu polémique Maurice Pergnier,
“si le ‘mot’ orthographique ne fait pas partie des unités retenues par les linguistes dans leurs théories et
leurs méthodologies explicites, il en est par contre fort peu qui s’en passent dans leur pratique implicite,
même s’ils sont opposés à la reconnaissance de l’existence du mot” (Pergnier, 1986, 16, note 1).
57 Et il faut reconnaître que les linguistes qui ont exploré des domaines nouveaux comme la
sociolinguistique, l’oralité ou l’interaction ne se sont guère souciés du conflit théorique entre le
morphème et le mot, et en sont assez spontanément revenus aux mots.
58 Si les praticiens ont incontestablement tort d’oublier ainsi le morphème au profit du mot, il est permis
de penser que les théoriciens ont tort de récuser le mot au nom du morphème. Car le mot et le morphème,
tout en ayant des propriétés apparemment communes, ne sont peut-être pas des unités linguistiques de
même niveau. On sait que Tesnière, qui ne travaillait pas que sur des langues comme le français ou
l’anglais, où l’ordre des mots est le plus souvent ce qui indique les fonctions syntaxiques, postulait deux
sortes d’organisation des unités de la phrase, qu’il appelait “l’ordre structural” et “l’ordre linéaire”. Pour
Tesnière, qui n’utilisait pas la notion de morphème, “l’ordre structural des mots est celui selon lequel
s’établissent les connexions” syntaxiques (Tesnière, 19662, 16), c’est-à-dire, en fait, les relations
syntaxiques qui organisent et hiérarchisent les uns par rapport aux autres les différents morphèmes mis en
œuvre dans la phrase. Et il appelait “ordre linéaire celui d’après lequel les mots viennent se ranger sur la
chaîne parlée” (Tesnière, 19662, 18), c’est-à-dire l’ordre où, à cause du caractère vocal et par conséquent
linéaire du langage, les éléments se succèdent forcément les uns aux autres. Il est dans ces conditions
possible de postuler que les morphèmes sont certes les unités minimales de l’ordre structural ou
syntaxique, mais que les mots sont les unités minimales de l’ordre linéaire ou syntagmatique, qui se
caractérisent par leur déplaçabilité et leur séparabilité dans la chaîne, c’est-à-dire par leur autonomie non
pas syntaxique, mais linéaire (cf. Touratier, 1998, 45-49). Mais si ces deux ordres de faits sont différents,
ils n’en sont pas moins liés ; car la suite des mots de la chaîne parlée n’est que la présentation linéaire de
l’organisation syntaxique des morphèmes de la phrase, ou, comme le dit expressément Tesnière, “la
transposition de l’ordre syntaxique en ordre linéaire” (Tesnière, 19662, 20). Il n’est donc pas surprenant
que les mots et les
morphèmes présentent certaines ressemblances ou certaines correspondances. Mais si les mots sont bien
des agencements linéaires ou des présentations syntagmatiques de signifiants de morphèmes, ce ne sont
pas pour autant forcément des unités significatives, et encore moins des unités significatives minimales ou
morphèmes.

CHAPITRE III. La morphologie

On peut dire, en simplifiant beaucoup les choses, que la morphologie peut recevoir deux grands types de
définition: une définition traditionnelle et une définition moderne.

1. La définition traditionnelle

2 C'est celle que mettent ordinairement en pratique les grammairiens qui sont chargés d’enseigner une
langue étrangère, surtout si cette langue est une langue dite flexionnelle, comme le latin ou l’allemand.
Elle repose sur la notion de mot, et peut être formulée de la façon suivante :
“Le terme morphologie, étymologiquement « la science des formes », s’emploie traditionnellement pour
désigner l’étude des formes sous lesquelles se présentent les mots dans une langue donnée” (Akamatsu,
1969, 244).
3 En principe, on peut alors opposer brillamment la morphologie, étude de la structure interne des mots, à
la syntaxe, étude de la combinaison des mots. Bloomfield a en effet pu écrire :
“Nous pouvons dire que la morphologie comprend les constructions des mots ou des parties de mots,
tandis que la syntaxe comprend les constructions de syntagme” (Bloomfield, 1970, 195).
4 Mais en pratique la tâche de la morphologie est plus restreinte : c’est avant tout l’étude des éléments
grammaticaux qui entrent dans la constitution des mots.
5 Ces deux points de vue sont, à quelques détails terminologiques ou théoriques près, ceux des grands
linguistes européens de la première moitié du 20e siècle. Vendryès, qui distinguait deux sortes d’unités
linguistiques, les morphèmes et les sémantèmes, préfère la conception plus restreinte : il “voit dans la
morphologie l’étude des morphèmes, qui sont pour lui des éléments grammaticaux dont la fonction est
d’indiquer les rapports établis entre les idées exprimées par les sémantèmes” (Akamatsu, 1969, 246).
Marouzeau dit à peu près la même chose, sans rejeter pour autant le point de vue plus général. Il écrit en
effet dans son Lexique de la terminologie linguistique :
“Morphologie [Wortbildungslehre, Formenlehre // Morphology // Morfologia]. En un sens très large,
science des procédés de formation qui mettent en jeu des morphèmes et principalement des suffixes
(morphologie suffixale [all. Wortbildungslehre]) ; en un sens plus restreint, étude des éléments fléchis ou
désinences (morphologie flexionnelle [Formenlehre proprement dite])” (Marouzeau, 196933, 149).

2. La conception de la linguistique moderne ou structurale

6 Elle repose non pas sur la notion de mot, mais sur celle du morphème défini comme une unité
significative minimale, et non plus comme une simple unité grammaticale.
a. Nida

7 Cette analyse est assez bien représentée par l’ouvrage célèbre d’Eugene Nida qui est
intitulé Morphology, et qui est en réalité un manuel d’analyse en morphèmes, c’est-à-dire d’analyse en
“unités significatives minimales”, selon la définition que Eugene Nida donne lui-même des morphèmes :
“Morphemes are the minimal meaningful units” (Nida, 19659, 1).
8 C'est la position que l’on retrouve dans un autre manuel d’introduction à la linguistique moderne, celui
de H. A. Gleason, où la morphologie est définie comme “la description des combinaisons étroitement
soudées de morphèmes” (Gleason, 1969, 50). Bref la morphologie est alors pratiquement plus ou moins
identifiée à ce qu’on devrait appeler la morphématique.
9 Ce substantif n’est pas tellement utilisé en français, où l’on emploie couramment
l’adjectif morphématique, en considérant précisément, comme le fait le Dictionnaire de linguistique de
Jean Dubois, qu’il s’agit d’un synonyme de l’adjectif morphologique (Dubois, et alii, 1973, 326). Mais ce
substantif serait un bon équivalent du substantif anglais morphemics, qui désigne la partie de la
linguistique qui s’occupe de l’analyse en morphèmes, et qui, au moins apparemment, est différent du
substantif morphology.

b. Martinet

10 Ce dernier a essayé de rapprocher la définition moderne et la définition traditionnelle de la


morphologie, en disant que la morphologie a pour objet “l’étude des variantes de signifiant” (Martinet,
19672, 106). Cela veut dire que la morphologie est bien “l’étude de la forme” (Martinet, 1969, 109),
comme le voudraient son étymologie et la linguistique traditionnelle ; mais, ajoute Martinet, “il n’est en
aucune façon précisé que cette étude se limite à la forme des éléments grammaticaux” (Martinet, 1969,
109), contrairement à ce que faisait la linguistique traditionnelle. La morphologie va dans ces conditions
s’intéresser au signifiant et des morphèmes grammaticaux et des morphèmes lexicaux. Mais elle ne
correspondra qu’à une partie de ce que fait l’analyse en morphèmes, puisque Martinet la limite
ordinairement à l’étude des variantes des unités significatives, comme dans les Eléments de linguistique
générale (cf. 19672, 106), ou dans la Grammaire fonctionnelle du français :
“Pour quiconque apprend une langue, il est indispensable de s’habituer à toutes les variations de formes
des différents monèmes, à leurs amalgames et à leur discontinuité. Nous désignons l’étude de ces
variations comme la morphologie” (Martinet, 1979,7).

c. Notre point de vue

11 Personnellement nous préférons une définition beaucoup plus large, qui a été proposée au moins une
fois par Martinet dans un des Annuaires de l’Ecole pratique des Hautes études, où il résumait son cours de
l’année :
“La syntaxe <..> ne saurait traiter de la position respective des éléments de l’énoncé lorsque celle-ci ne
fait pas l’objet d’un choix du locuteur parce qu’elle est déterminée par l’usage ou qu’elle n’affecte pas la
nature des relations entre les éléments de l’énoncé <..>. Tout ceci ressortit à la morphologie qui peut donc
être définie comme le chapitre de la grammaire qui traite de l’ensemble des faits formels non pertinents
de la première articulation du langage, qu’il s’agisse de faits relatifs aux choix de phonèmes, de
prosodèmes ou de positions respectives” (Martinet, 1972,556).
12 La morphologie ne traiterait donc pas seulement des variations formelles des unités significatives,
mais de tous les avatars formels des morphèmes (amalgames, discontinuité, alternances, etc.) et des
combinaisons de morphèmes. C’est par exemple la morphologie du français qui impose de mettre l’article
défini devant le nom avec lequel il forme une unité syntaxique, alors que la morphologie du roumain le
postpose au nom. C’est la morphologie de l’allemand qui fera que certaines particules verbales sont
separables et d’autres inséparables. D’une façon générale, c’est la morphologie qui procédera à la mise en
ordre linéaire et notamment à la mise en mots des morphèmes de l’énoncé.

3. Morphologie et morphématique

13 En face de la morphologie qui s’occupe du signifiant des unités linguistiques, il y a la sémantique, qui
s’occupe, elle, du signifié de ces mêmes unités linguistiques, c’est-à-dire bien sûr du signifié des
morphèmes -aussi bien les morphèmes grammaticaux que les morphèmes lexicaux-, mais aussi de la
signification des combinaisons syntaxiques de morphèmes, et de la signification des combinaisons
syntaxiques maximales de morphèmes que sont les énoncés. Si tous les problèmes de signifiant que traite
l’analyse en morphèmes relèvent de la morphologie, cette dernière n’englobe-t-elle pas la
morphématique, qui du coup n’aurait guère de raison d’être ? En fait la spécificité de la morphématique
est l’identification proprement dite des morphèmes, laquelle repose et sur des considérations
morphologiques et sur des considérations sémantiques, dans la mesure où les morphèmes sont des unités
à deux faces, une face signifiant et une face signifié.
14 Il faut bien reconnaître que si on ne s’était pas pratiquement limité à l’identification exclusivement
formelle des morphèmes, le problème du morphème dit zéro ou du signe zéro aurait été moins confus. Il
ne suffit pas en effet de constater une absence formelle pour qu’on puisse parler d’un morphème à
signifiant zéro ; il faut encore que cette absence formelle soit effectivement significative, c’est-à-dire
corresponde réellement à un signifié spécifique, susceptible d’être défini avec précision (cf. Touratier,
1996, 71-73). Ainsi c’est parce qu’on n’a pas tenté de faire correspondre une définition sémantique
précise à l’absence formelle qui caractérise le temps appelé présent dans la conjugaison française qu’on a
cru trop rapidement que ce prétendu temps était un morphème à signifiant zéro, alors qu’il s’agit tout
simplement d’une absence de morphème temporel. Une forme verbale comme je chante ne contient en
effet que deux morphèmes, à savoir le morphème personnel /zә/ et le lexème verbal / ∫ãt/, les valeurs
multiples et contradictoires que lui prêtent ordinairement les grammaires n’étant pas dues au signifié
introuvable d’un éventuel morphème de « présent », mais aux données énonciatives propres à chaque
sorte d’énoncés au présent (cf. Touratier, 1996,74-96). L’identification des morphèmes ne repose donc pas
seulement sur des considérations morphologiques ; elle se fonde aussi sur des considérations sémantiques,
lesquelles doivent parfois être très poussées, comme dans le cas du prétendu présent, si on tient à faire
une bonne analyse en morphèmes.

CHAPITRE IV. Morphologie et modèles grammaticaux

Charles Hockett a synthétisé les différentes solutions proposées par les linguistes qui pratiquaient
l’janalyse en morphèmes, en les ramenant à deux modèles, qu’il a appelés respectivement Item and
arrangement et Item and process.

1. Item and arrangement

2 Un énoncé étant conçu comme une suite de morphèmes, le premier mécanisme abstrait auquel on peut
penser pour attribuer un signifiant à ces morphèmes est le modèle appelé Item and arrangement, ce qui
peut se rendre en français par “Article et ordonnancement”, ou si l’on veut, par “Item et
ordonnancement”, puisque le mot anglais item est quasiment passé en français. Ce modèle admet que la
suite des signifiants des morphèmes représente pas à pas la suite ordonnée des morphèmes. Si on note les
morphèmes entre accolades, les signifiés entre guillemets, les signifiants entre barres obliques, et les
réalisations phonétiques entre crochets droits, conformément à un usage suivi par bon nombre de
linguistes (cf. Hockett, 196914,272 ; Gleason, 1969,53-54), à la suite de morphèmes
{Pers3} {chanter} {Futur} {Imparfait}
le modèle Item and arrangement fera correspondre la suite de signifiants # /il/ # /∫āt/R/ε/ #
et à la suite de morphèmes
{Pers3} {chanter} {Futur} {Présent} la suite de signifiants
#/il/#/∫āt//Ra/Ø/#
3 Un tel modèle rendra parfaitement compte des variations, si elles dépendent du contexte
morphématique. Car il pourra attribuer au morphème {Futur} le signifiant /R/ s’il est dans le contexte du
morphème {Imparfait} ou le signifiant /Ra/ s’il est dans le contexte et du morphème {Pers2} ou {Pers3},
et du morphème {Présent}. Il rendra compte aussi des morphèmes à signifiant zéro, même si ce sont des
zéros morphémiques, parce que ces derniers sont des absences formelles à l’intérieur d’un paradigme,
lequel occupe forcément une position précise dans l’ordre des morphèmes.
4 Il pourra également rendre compte des autres anomalies morphologiques, mais en en changeant la
nature, c’est-à-dire en les ramenant à des formes particulières de variation. Le segment discontinu par
exemple de nous chantons deviendra un morphème {Personne 4} de signifiant/nu/suivi d’une variante
/∫ãt/ du morphème {chanter}, ou devra être découpé en deux morphèmes, dont l’un précédera le verbe
{chanter}, et l’autre le suivra. L’amalgame correspondra à la suite des deux morphèmes {Prép à} {Det
Défini}, où la préposition présentera une variante loi devant le morphème {Det Défini}, et où ce
morphème {Det Défini} présentera une variante zéro après le morphème {Prép à}. Enfin le syntagme
allemand ich sang « je chantais » se décrira sans forme de remplacement par une suite de trois
morphèmes, {Personne 1} {chanter} {Prétérit}, dont le premier est représenté par /iç/, le deuxième par la
variante /zaŋ/ qui apparaît devant le morphème {Prétérit}, et le troisième par la variante zéro après le
morphème
{chanter}. L’inconvénient morphologique du modèle Item and arrangement est de tout ramener à un
parallélisme entre les morphèmes et les allomorphes, qui ressemble fort à l’isomorphie entre les signifiés
et les signifiants que récuse justement la théorie de l’arbitraire du signe. Mais le modèle Item and
arrangement n’est pas avant tout un modèle morphologique ; c’est, selon la définition même de Hockett,
“un modèle de description grammaticale” (Hockett, 1954, 90), défini expressément en ces termes :
“On suppose qu’un énoncé dans une langue donnée consiste entièrement en un certain nombre d’éléments
minimaux grammaticalement pertinents, appelés morphèmes, dans un certain ordonnancement les uns par
rapport aux autres. La structure de l’énoncé est précisée par l’indication de ses morphèmes et de leur
ordonnancement” (Hockett, 1954,92).
5 Ceci veut dire qu’au moins en ce qui concerne la description morphologique ce modèle grammatical est
inutilisable.

2. Item and process

6 Toutes les anomalies morphologiques (et notamment l’amalgame et la forme de remplacement) que
supprime artificiellement la partie morphologique du modèle Item and arrangement conduisent à postuler
un modèle plus riche que Hockett a appelé Item and process, c’est-à-dire « article et opération ». Ce
modèle repose sur les concepts de base que
premièrement, “une forme linguistique est soit simple soit dérivée” (d’après Hockett, 1954,107)
deuxièmement, une forme simple est un morphème
troisièmement, “une forme dérivée consiste en une ou plusieurs formes sous-jacentes auxquelles une
opération a été appliquée. Les formes sous-jacentes et les opérations se retrouvent toutes (sauf exception
rare) dans d’autres formes. La ou les formes sous-jacentes sont les constituants immédiats de la forme
dérivée, qui est aussi appelée un constituant ; chaque forme sous-jacente est dite occuper une position
donnée ; chacune, s’il y en a plus d’une, est le partenaire du reste” (d’après Hockett, 1954, 108). Et les
signifiants dans une forme dérivée sont “non pas une partie d’une forme sous-jacente, mais plutôt une
représentation ou un marqueur de l’opération” appliquée.
7 Hockett donne comme exemple la forme verbale dérivée baked « cuisait ». Elle a comme forme
sous-jacente le seul morphème bake « cuire », à laquelle est appliquée l’opération de formation du passé,
soit :
bake + Formation du passé
8 Ce morphème bake fait partie de la liste des verbes pour lesquels l’opération “Formation du passé”
ajoute à la suite des phonèmes de la forme sous-jacente un marqueur qui est /t/, ce qui donnera le passé
/beikt/. Par contre pour took « prenait », la forme sous-jacente sera take, et l’opération “Formation du
passé” remplacera le noyau vocalique /ej/ de cette forme sous-jacente par la voyelle /u/, d’où le passé
/tuk/, ce qui correspond très exactement à la description morphologique qui paraît bonne.
9 Mais comme dans le cas de Item and Arrangement, il s’agit d’un modèle grammatical. Aussi Hockett
donne-t-il un autre exemple qui n’est pas purement morphologique. Si les deux formes
linguistiques John « Jean », qui est un morphème, et saw « vit », qui est une forme dérivée, sont la forme
sous-jacente à laquelle est appliquée l’opération binaire de “Prédication”
John saw (c’est-à-dire see + Formation du passé) + Prédication
10 L'opération de “Prédication” consistera soit à mettre les deux constituants dans cet ordre et à ne pas
faire apparaître de marqueur soit plutôt à faire de l’ordre même des deux constituants son propre
marqueur.

3. Word and Paradigm « Mot et paradigme »

11 Il existe un troisième modèle qui est proprement morphologique et que Charles Hockett n’avait pas
pris la peine de préciser ; car c’était, à vrai dire, le modèle traditionnel de l’analyse en mots. Mais un
linguiste spécialiste notamment de latin, Peter H. Matthews, après avoir montré que les deux modèles
précédents paraissaient inapplicables à la morphologie du latin, a entrepris de formaliser l’analyse
traditionnelle en mots sous le nom, repris à Hockett, de modèle Word and Paradigm (cf. Matthews, 1972,
106-107). Il résume assez bien son point de vue en ces termes :
“Dans la tradition, les mots véhiculent globalement des significations. Par exemple, lat. vēnerō « je serai
venu » véhicule la signification lexicale de « venir », ainsi que les significations grammaticales de parfait,
futur, indicatif, première personne du singulier et actif. Celles-ci peuvent ou ne peuvent pas être associées
à des formes discrètes à l’intérieur du mot. L’aspect parfait dans vēnerō est marqué par la voyelle longue
de la première syllabe vēn-, mais aussi par les éléments qui suivent (comparez le futur non parfait veniam
« je viendrai »). La première personne du singulier est marquée par la finale -ō ; mais, au parfait, celle-ci
distingue aussi le futur du présent (vēnī « je suis venu ») et du passé (vēneram « j’étais venu »)” (d’après
Matthews, 1992,244).
12 Trois exigences définissent ce modèle. D’abord le mot joue le rôle central d’unité primitive, chaque
mot étant séparé des autres par des frontières de mot et étant rattaché au niveau grammatical par un
ensemble de caractéristiques flexionnelles non ordonnées, qui appartiennent chacune à un paradigme. Le
mot vēnerō par exemple ne correspond pas à une suite de morphèmes :
ven- + Perfectum + Futur + Personne 1
13 comme ce pourrait être le cas dans le modèle Item and Arrangement, mais à la définition
grammaticale :
“Première personne du singulier de l’indicatif futur actif du perfectum de VENIO”
14 où “première personne” s’oppose à “deuxième” ou “troisième personne”, “singulier” à “pluriel”,
“indicatif” à “subjonctif” ou “impératif”, etc., et où l’ordre est traditionnel, puisque, après tout, il n’a
aucune pertinence. Deuxième exigence, la structure formelle du mot, spécifiée en termes exclusivement
morphologiques, se conforme au cadre suivant :
Racine (1e Suffixe) (Second Suffixe) Terminaison
15 où seuls le premier et le dernier élément sont obligatoires. Dernière exigence, le modèle autorise des
opérations au niveau morpholexicale et au niveau morphophonémique, les opérations
morphophonémiques étant “essentiellement des règles d’interaction (par assimilation, fusion, épenthèse,
etc.) entre des formants voisins à particularités phonologiques spécifiques” (Matthews, 1972, 108). Le
lexème VENIO présente une
racine veni- à l’infectum, et ven- au perfectum. Le perfectum de VENIO allonge la voyelle de la racine et,
au futur et à l’imparfait, ajoute un premier suffixe -er-. Le futur, l’indicatif et l’actif n’ajoutent rien, après
le premier suffixe. Enfin la première personne et le singulier ajoutent, au futur du perfectum, une
terminaison -ō.
16 Ce modèle a l’avantage de réintroduire expressément la notion de mot, qui, avons-nous vu, a une
pertinence morphologique, et d’admettre des opérations morphologiques, comme le modèle Item and
Process. Il a par contre l’inconvénient de ne pas vraiment prendre en compte la notion de morphème en
tant qu’unité significative minimale, de rejeter toute idée d’ordre entre les morphèmes, et de suivre à la
lettre les analyses traditionnelles. C’est ainsi qu’il ne voit pas que certaines catégories traditionnelles ne
sont que des absences de morphèmes. Le paradigme des temps par exemple n’est pas constitué, en latin,
de trois temps : le présent, l’imparfait et le futur, mais seulement de deux : l’imparfait et le futur. De
même le paradigme de l’aspect n’est pas formé de l’infectum et du perfectum, mais du seul perfectum, le
présent et l’infectum n’ayant en fait ni signifiant ni signifié. Cela vu, il n’y a plus aucune impossibilité à
décrire le futur antérieur vēnerō par la suite ordonnée de morphèmes
veni + Perfection + Futur + Personne 1
17 ce qui donnera finalement, après les règles morphologiques d’assignation d’un signifiant et de
variation, une suite de phonèmes
/ue : n + er + Ø + o : / ou plus exactement /ue : n + is +Ø+ o : /
18 où le morphème de perfectum a reçu un signifiant discontinu, à savoir l’allongement de la voyelle du
signifiant du lexème et le segment /is/, qui se réalisera phonétiquement [er], en vertu des règles de
neutralisation et de variation du système phonologique latin. On constate en effet qu’en latin, le signifiant
du morphème de perfectum suit toujours, en totalité ou en partie, le signifiant du lexème verbal, et que le
signifiant des morphèmes de temps suit toujours le signifiant du morphème de perfectum. Il n’y a donc
pas de raison de ne pas ordonner ces morphèmes dès le départ.
19 Un bon modèle morphologique devrait, nous semble-t-il, d’une part avoir pour unités de base des
morphèmes (et des synthèmes), et d’autre part retenir aussi bien la notion d’“ordonnancement” du
modèle Item and Arrangement que la notion d’“opération” du modèle Item and Process et la notion de
mot du modèle Word and Paradigm.

Chapitre V. Les classes de morphèmes


Nous allons maintenant faire l’inventaire des classes de morphèmes, en essayant bien entendu de définir
le plus rigoureusement possible chacune de ces classes. L’inventaire et la classification des morphèmes
font partie de la morphématique, même si la classification des morphèmes ne peut se faire valablement,
comme nous le verrons par la suite, que sur des bases et des critères syntaxiques.

I. Généralités

1. Deux classes générales de morphèmes

2 On distingue par commodité, avons-nous vu précédemment (cf. p. 17), deux grandes classes de
morphèmes, à savoir les morphèmes lexicaux ou lexèmes, et les morphèmes grammaticaux (ou
grammèmes ?). Martinet, qui parle de monème là où les autres linguistes parlent de morphème, appelle
“lexèmes ceux des monèmes qui trouvent leur place dans le lexique et non dans la grammaire, et <..>
morphème<s...> ceux qui <..> apparaissent dans les grammaires” (Martinet, 19672, 16). La distinction est
apparemment claire ; mais André Martinet doit ajouter, ce qui montre qu’elle n’est pas si tranchée qu’on
le souhaiterait,
“Les monèmes, comme pour ou avec, qui figurent aussi bien dans le lexique que dans la grammaire, sont
à classer parmi les morphèmes” (Martinet, 19672,16).
3 A vrai dire, Martinet y voit des morphèmes parce qu’il estime que les prépositions sont ce qu’il appelle
des « monèmes fonctionnels », c’est-à-dire des “monèmes qui servent à indiquer la fonction d’un autre
monème” (Martinet, 19672, 112). A notre avis, seules les prépositions dites vides, c’est-à-dire qui n’ont
pas de contenu sémantique proprement dit et dont le signifié est purement grammatical, comme en
français à ou de, sont de véritables morphèmes fonctionnels. Les autres prépositions, comme par
exemple avec, ont un contenu sémantique (la « cooccurrence », c’est-à-dire la « présence dans le même
temps et le même lieu que le repère ») et peuvent entrer dans des syntagmes qui ont des fonctions
syntaxiques diverses. Ainsi avec par exemple introduit un circonstant dans :
Il dînait avec du pain et des pommes de terre (Hugo, Misérables IV, ix, 3) Il dîne avec un ami
4 un complément de verbe dans :
Il est d’accord avec moi. Il ne faut pas comparer les chagrins de la vie avec ceux de la mort (Musset)
5 un constituant extraposé dans :
Avec ce froid, toutes les fleurs ont gelé (Académie)
6 et un complément de nom dans :
la guerre avec l’Allemagne ; le conflit de la Russie avec le Japon (LNPR)
7 Il est même possible de montrer que les prépositions expriment un ensemble de relations spatiales qui
s’organisent en plusieurs sous-systèmes. Il s’agit alors d’un véritable champ lexical.
8 Pour essayer, malgré tout, de répartir les morphèmes en morphèmes grammaticaux et morphèmes
lexicaux, Martinet propose de procéder de la façon suivante :
“on établit, dit-il, les inventaires des unités susceptibles d’apparaître à un point déterminé dans le cadre du
syntagme autonome. Les monèmes lexicaux sont ceux qui appartiennent à des inventaires illimités. Les
monèmes grammaticaux sont ceux qui alternent dans les positions considérées, avec un nombre
relativement réduit d’autres monèmes. La fréquence des monèmes grammaticaux <en outre..> est bien
supérieure à celle des monèmes lexicaux” (Martinet, 19672,119).
9 Il est clair en effet que les morphèmes qui commutent avec l’article dit défini le ne sont pas nombreux
du tout. Il s’agit de l’article indéfini un et de l’article partitif du, des prétendus adjectifs possessifs mon,
ton, son, votre, notre et leur, et des prétendus adjectifs démonstratifs ce, cet, cette, ces. Même s’ils sont
définis dans les dictionnaires, on pourra les considérer comme des morphèmes grammaticaux, parce
qu’ils appartiennent à une classe relativement limitée. Tel n’est pas le cas des noms, dont le nombre n’est
pas vraiment calculable. Il s’agira alors de morphèmes lexicaux.
2. Théorie traditionnelle des parties du discours

10 Traditionnellement on s’efforce d’identifier les différentes classes de mots, puisqu’on prend le mot
pour unité grammaticale minimale. La liste de ces classes de mots constitue ce qu’on appelle la théorie
des parties du discours. Cette notion de parties du discours remonte aux Stoïciens, qui considéraient que
l’énoncé était l’unité minimale de signification, et non, comme chez Aristote, la combinaison de plusieurs
significations autonomes. Les mots qui constituent l’énoncé n’avaient donc, selon les stoïciens, une
signification qu’en tant que « constituants de l’énoncé » (en grec mérē lógou, c’est-à-dire littéralement
« parties de l’énoncé », d’où le calque latin de partes orationis, qui, traduit en français, donne « parties du
discours »).
11 Ces parties du discours sont au nombre de 8 d’après le grammairien alexandrin Denys de Thrace, au
nombre de 9 d’après le grammairien latin
12 Quintilien, qui en cite en fait 10, à savoir : verba, nomina, coniunctiones [“ayant pour rôle d’établir un
lien entre le nom et le verbe” (I, IV, 18)], articuli [“dont notre langue ne dispose pas” (I, IV,
19)], praepositiones, appellatio, pronomen, participium, adverbia, interiectio. Mais Quintilien disait dans
son Institution oratoire que “le maître doit voir combien il y a de parties du discours et quelles sont ces
parties, quoiqu’on ne soit pas bien d’accord sur leur nombre” (I, IV, 17). Il ne faut donc pas s’étonner si le
nombre ou le nom de ces parties du discours ne fait pas l’unanimité.
13 Les linguistes acceptent souvent telle quelle la classification de la grammaire traditionnelle, en
admettant plus ou moins expressément que ce sont aussi des classes de morphèmes. Ils font alors souvent
un sort à part à certaines d’entre elles, qu’ils appellent volontiers les parties du discours majeures. Il s’agit
du nom (ou substantif), du verbe, de l’adjectif et de l’adverbe. A ces 4 espèces de mots, il faudrait ajouter
l’article, le pronom, la préposition, la conjonction et l’interjection pour obtenir les 9 parties du discours
du Bon usage de Grevisse (19597, 71) ou de la Grammaire méthodique du français de Martin Riegel
(1994,118).
14 Dans la mesure où les mots sont des unités minimales de la mise en ordre linéaire (ou syntagmatique)
des morphèmes de la structure syntaxique, et dans la mesure où un assez grand nombre de mots, du moins
en français, peuvent légitimement être considérés comme étant aussi des morphèmes, il n’est pas
surprenant que les parties du discours ou classes de mots traditionnelles puissent, dans l’ensemble,
correspondre à des classes de morphèmes. Il est certain par exemple qu’il y aura des morphèmes lexicaux
que l’on pourra ranger dans la classe des noms, des verbes, ou des adjectifs, parce qu’ils ont les propriétés
que la grammaire traditionnelle reconnaît aux mots qu’elle considère comme des noms, des verbes ou des
adjectifs. Dans deux des phrases françaises
Et les ombres des monts grandissent jusqu’à nous (Paul Valéry, 1953, Traduction en vers des Bucoliques
de Virgile, Paris, Gallimard) Vois les ombres grandir en tombant des montagnes (Xavier de Magallon,
1930, Les Bucoliques de Virgile, Paris, Les Editions Nationales)
15 qui traduisent le dernier vers de la première Bucolique de Virgile :
maioresque cadunt altis de montibus umbrae
ma - ior - es - que cad - unt ait - is de mont-ibus umbr – ae
grand-plus-NoPl-et tomber-Pers6 haut-AbPl de mont-AbPl ombre-NoPl « et les ombres plus grandes
tombent des montagnes élevées »
16 les mots ombres, monts et montagnes, qui sont aussi des morphèmes, sont des morphèmes que l’on
range naturellement dans la classe des noms ; le morphème /grãdis/ ou /grãdi/, dont le premier signifiant,
mais pas le second, correspond à un mot, est évidemment considéré comme appartenant à la classe des
verbes. Si on prend l’équivalent latin de ces deux phrases, aucun des mots latins ainsi traduits en français
ne correspond à un seul morphème. Mais chacun de ces mots contient néanmoins un morphème plus ce
qu’on appelle une désinence. Alors que la grammaire traditionnelle parle du nom umbrae au nominatif
pluriel ou du nom montibus à l’ablatif pluriel, c’est seulement les morphèmes umbr- et mont- que l’on
rangera dans la classe des noms. C’est le lexème cad- du mot cadunt que l’on considérera comme un
verbe ; et c’est le lexème ait- du mot altis qui appartiendra à la classe des adjectifs. Certaines des parties
du discours de la grammaire traditionnelle sont donc parfaitement transposables telles quelles à des
classes de morphèmes. Mais il est possible d’une part que toutes les parties du discours de la tradition ne
correspondent pas forcément à une classe de morphèmes, et d’autre part qu’il faille postuler plus de
classes de morphèmes qu’il n’y a de parties du discours. C’est ce qu’il faudrait maintenant examiner de
façon un peu détaillée.

II. Noms, verbes et adjectifs

17 On essaiera d’abord de définir et caractériser les trois classes les plus importantes et les plus discutées
parmi les classes de morphèmes qualifiées de majeures, à savoir les noms, les verbes et les adjectifs, en
partant de ce que disent les grammaires à propos des parties du discours auxquelles elles correspondent.

1. Définitions d’ordre sémantique

18 Ce sont surtout les grammaires d’inspiration plus ou moins logicienne ou philosophique qui ont
proposé des définitions précises de ces trois parties du discours, en identifiant ces classes de mots avec
telle ou telle catégorie logique ou métaphysique.
19 La Grammaire générale et raisonnée d’Arnaud et Lancelot, dite Grammaire de Port-Royal, fonde par
exemple la distinction grammaticale entre substantifs et adjectifs sur les deux concepts métaphysiques
de substance et d’accident, lesquels correspondent à trois des dix catégories de la logique aristotélicienne,
à savoir d’une part la substance (oὐσία), et d’autre part la quantité (πoσóν) et la qualité (πoιóν) :
“Les objets de nos pensées sont ou les choses, comme la terre, le soleil, l’eau, le bois, ce qu’on appelle
ordinairement substance ; ou la manière des choses, comme d’être rond, d’être rouge, d’être dur, d’être
savant, etc. ce qu’on appelle accident. C’est ce qui a fait la principale différence entre les mots qui
signifient les objets des pensées : car ceux qui signifient les substances ont été appelés noms substantifs ;
et ceux qui signifient les accidents, en marquant le sujet auquel ces accidents conviennent, noms
adjectifs” (Arnaud & Lancelot, 1969, 25).
20 Elle fonde par contre la notion de verbe sur la théorie logique du jugement, en y voyant “un mot dont
le principal usage est de signifier l’affirmation” (Arnaud & Lancelot, 1969, 66). Pour intéressantes que
sont ces définitions théoriques, elles ne sont pas satisfaisantes, n’étant pas toujours exactes. Les prétendus
substantifs en effet ne désignent pas tous des substances, c’est-à-dire des êtres ou des objets qui existent
par eux-mêmes, comme dans les bons exemples cités par la Grammaire de Port-Royal. Ils peuvent en
effet exprimer aussi une qualité, pour reprendre l’expression d’Aristote, ou une “manière des choses”,
pour reprendre
celle de la Grammaire de Port-Royal, comme dans ces exemples de qualité proposés par Aristote :
la chaleur et le refroidissement (θεpµόтηs καì kαтάψυξιs, Cat. 8,8b, 37), la douceur, l’amertume, l’âcreté
(γλυκύтηs тε kαì πιkρóтηs kαì στυØvόтηs, Cat. 8,9a, 29-30) ou la blancheur, la noirceur et les autres
couleurs (λεukότηs καì µελαvíα καì αì άλλαì χρoιαì Cat. 8,9b, 10).
21 Ils peuvent également correspondre à une catégorie logique qui n’est ni celle de la substance ni celle
de la qualité, mais celle de la relation. Aristote donne en effet comme exemple de cette dernière catégorie
logique des substantifs comme :
L’esclave et la maître (ὁ δũλos... kαì ó δεσπóтηs, Cat. 7,6b, 30)
22 car on est forcément l’esclave de quelqu’un ou le maître de quelqu’un, ou encore :
l’état, la connaissance, la position (ἡ ἒξιs... ἡ ἐπισтἡµη... ἡ θἐσιs, Cat. 7,§b,4-6).
23 Ils peuvent même exprimer des actions ou des passions, mots qui, en français, sont des substantifs, si,
dans le grec d’Aristote, ce sont des infinitifs substantivés (τò πoιεĩv, τò πάσχειv). Mais même en grec, il
existe des substantifs comme ή πραξιs (πoíησιs) et τò πάθos, qui ont exactement le même sens que ces
deux infinitifs. Il n’est pas possible d’identifier la catégorie grammaticale de nom avec la catégorie
ontologique de substance.
24 Et si on entend garder quelque chose de ces fondements philosophiques, il faut alors faire comme
Grevisse et dire que la notion de substance ou de chose n’a pas le même sens en grammaire et en
philosophie :
“Le nom ou substantif est le mot qui sert à désigner, à « nommer » les êtres animés et les choses ; parmi
ces dernières, on range, en grammaire, non seulement les objets, mais encore les actions, les sentiments,
les qualités, les phénomènes, etc. : Louis, chien, table, livraison, colère, bonté, gelée” (Grevisse,
19597,168).
25 Mais alors cela a-t-il encore un sens de rattacher la catégorie de nom à la notion métaphysique de
« chose » ou « substance » ?
26 De même, si poser une affirmation est une condition nécessaire dans la définition du verbe, elle n’est
pas une condition suffisante, puisque dans les langues naturelles il est possible d’affirmer une proposition
sans recourir expressément à un verbe, comme on peut le voir dans ce qu’un appelle traditionnellement
les phrases nominales :
Tel père, tel fils. A chacun son métier.
A quoi bon le torrent, le lac, le vent, le flot ? (Hugo, Légende des siècles, XXI, II, 2) Sary n’avait pas osé
dévoiler ses tourments à la sœur de son disciple, dont il redoutait le papotage <qui est aussi la fille du
Pharaon>. Quant à s’en ouvrir à Séthi <le Pharaon>, impossible ; bourreau de travail, le pharaon était bien
trop occupé à gérer le pays, chaque jour plus florissant, pour prêter attention aux états d’âme d’un
nourricier. (Christian Jacq, Ramsès 1, 1995,22).

2. Définitions d’ordre psychologique

27 Gallichet, dans un Essai de grammaire psychologique, a en quelque sorte transposé au niveau


psychologique certaines des définitions des grammairiens-philosophes. Il ne prétend pas que le nom
exprime une chose, mais qu’il présente comme une chose ou “sous l’espèce de l’être” une certaine réalité.
Le verbe par contre la présente “sous l’espèce du procès”.
“Quand nous classons tel mot ou tel groupe de mots dans l’espèce nominale ou verbale, dit-il par
exemple, c’est que notre esprit envisage l’idée à exprimer sous l’espèce de l’être ou du procès, etc. Soit
par exemple, l’action de digérer. Nous
pouvons considérer ce phénomène dans son existence pure et simple : « La digestion dure trois heures »,
ou dans son déroulement : « On digère en trois heures ». Dans le premier cas, l’action est vue sous
l’espèce de l’être, dans le deuxième, sous l’espèce du procès. Le point de vue choisi n’est pas arbitraire, il
correspond à la nuance que le sujet parlant veut exprimer” (Gallichet, 19502,19).
28 Mais on est en droit de se demander pourquoi la mise en nom d’une certaine réalité extralinguistique
est considérée comme une présentation de cette réalité sous l’espèce de l’être. Bref quel rapport cette
présentation particulière a-t-elle avec ce que, du point de vue ontologique, on appelle la substance ?

3. Définitions plus grammaticales

29 Les grammaires qui ne se veulent pas spéculatives s’efforcent ordinairement de donner des définitions
des parties du discours qui sont plus proprement grammaticales, sans toutefois oublier totalement les
considérations philosophiques des grammaires générales.
30 Elles signalent des propriétés morphologiques qui leur paraissent caractériser et donc définir chaque
partie du discours (cf. Wagner & Pinchon, 1962, 223 ; Riegel, Pellat, Rioul, 1994, 243). On dira par
exemple que les verbes changent de forme en s’accordant en genre et en nombre avec leur sujet, que les
noms, qui ont un genre et un nombre (Riegel, Pellat, Rioul, 1994,167-168), imposent cet accord au verbe,
et que les adjectifs, qui n’ont par eux-mêmes ni genre ni nombre, présentent tous les genres, parce qu’ils
s’accordent en genre et en nombre avec les noms auxquels ils se rapportent (cf. Wagner & Pinchon, 1962,
125 ; Riegel, Pellat, Rioul, 1994, 355). Ces propriétés morphologiques sont intéressantes, mais ne
sauraient être valables pour toutes les langues, dans la mesure où il existe des langues comme le chinois
ou l’indonésien où le verbe est invariable et ne s’accorde donc jamais avec le nom sujet, ou des langues
comme l’anglais où les noms ignorent le genre, et où les adjectifs sont invariables. En outre qu’est-ce qui
permet d’assimiler à une même réalité morphologique des marques formelles dites de genre ou de
nombre, qui sont propres à chaque langue ?
31 Les grammaires mentionnent aussi des propriétés morphématiques spécifiques, et présentent le verbe
comme se combinant avec des morphèmes de temps, de mode ou de voix (cf. Gardes-Tamine, 1988, 69),
et ayant par conséquent une conjugaison, à quoi elles opposent le nom qui, dans des langues comme le
russe ou l’allemand, se combinent avec des morphèmes fonctionnels appelés cas. Le verbe est alors défini
comme ce qui se conjugue, et le nom comme ce qui se décline. Quant aux adjectifs, ils se déclinent aussi ;
mais à la différence du nom, qui ne connaît qu’une déclinaison, ils en connaissent plusieurs, autant que la
langue a de genre. Mais là aussi ces propriétés ne sauraient être universelles ; car il existe des langues
sans déclinaisons comme le français ou l’anglais, et des langues comme le malgache où certains noms
présentent la même conjugaison temporelle que les verbes.
32 Les grammaires relèvent également des propriétés syntaxiques particulières. Les verbes peuvent
admettre des compléments d’objet (Wagner & Pinchón, 1962, 224), qui, dans les langues
indo-européennes sont à l’accusatif, alors que les noms peuvent s’adjoindre des compléments de nom, qui
sont, eux, au génitif. Ces derniers aussi se combinent avec “des déterminants spécifiques (adjectifs
possessifs, adjectifs démonstratifs, articles)” (Wagner & Pinchon, 1962, 41 ; cf. Riegel, Pellat, Rioul,
1994, 167). On signale encore que “le verbe est le noyau syntaxique de la proposition par rapport auquel
se déterminent les fonctions des syntagmes nominaux” (Gardes-Tamine, 1988, 2, 69 ; cf. Riegel, Pellat,
Rioul, 1994, 243), alors que “le nom est l’élément central du groupe nominal” (Riegel, Pellat, Rioul,
1994, 167). Les propriétés syntaxiques fournissent certainement les
meilleurs critères pour définir les classes de mots (pour la tradition grammaticale) ou de morphèmes (pour
les linguistes), à condition d’avoir des définitions proprement syntaxiques des fonctions syntaxiques, et
non pas seulement des définitions qui s’appuient finalement sur la morphologie, qui est forcément propre
à chaque langue.

4. Définition informativo-syntaxique :
33 C'est, à notre avis, en combinant des particularités informatives et des particularités syntaxiques qu’il
est peut-être possible de donner une définition générale des noms et des verbes (cf. Touratier, 1994,3-4).

a. Les deux types d’énoncés de base

34 Si l’on essaie de faire l’inventaire des types d’énoncé que l’on rencontre dans une langue donnée, on
constate d’abord que tous les énoncés sont des variations plus ou moins étoffées de deux types d’énoncés
minimaux, à savoir les énoncés à un seul morphème lexical (ou à un seul syntagme de base), et les
énoncés à deux morphèmes lexicaux (ou à deux syntagmes de base).
Le premier type d’énoncé minimal peut être illustré par : fr. : Bravo. II pleut. J’arrive. Je sais. Tu dors.
lat. : Macte « Bravo ! » Tonat « Il tonne ». Perii « Je suis fichu ». Dormis « Tu dors »
35 et le second type d’énoncés par :
fr. : Tout passe. Pierre dort. Quelqu’un arrive. Paris s’éveille, lat. : Cuncta fluunt (Ov., met. 15,178) « Tout
passe ». Quisquam uenit « Quelqu’un est venu ». Pompeius dormit « Pompée dort ». Roma floret « Rome
est florissante ».
tagalog : tumakho siya « Il courut », tumakho iyon « Celui-là courut » (d’après Lemaréchal, 1989,26)
indon. : Musa datang « Musa arrive ». Meréka berangkat « Eux sont partis ».
36 On considérera que Tu dors est, comme Il pleut, un énoncé à un seul constituant, bien qu’il contienne
deux morphèmes, alors que Il pleut ne contient effectivement qu’un seul lexème. Le morphème
personnel Tu, qui est un pronom personnel conjoint ou, comme le dit Denis Creissels, un « indice
pronominal » (Creissels, 1995, 23-31), fait en effet bloc avec le lexème verbal auquel il est étroitement lié
et n’a pas l’indépendance syntaxique du constituant traditionnellement considéré comme sujet de
l’énoncé à deux morphèmes lexicaux. Il ne commute nullement avec un nom propre par exemple. La
situation est différente pour le pronom personnel de l’indonésien ou les pronoms personnels disjoints du
français (lui, eux, etc.), qui eux sont syntaxiquement indépendants du verbe et commutent effectivement
avec un nom propre.
37 Il existe un deuxième type d’énoncé à deux lexèmes que l’on peut illustrer par :
fr. : Moi, j’arrive. Toi, tu dors. Tu dors, toi ? Pierre, il dort.
lat. : Tu amas, ego esurio et sitio (Plaut., Casin. 725) « Toi, tu aimes ; moi, j’ai faim et soif »
38 où l’on trouve un pronom personnel disjoint ou bien un nom propre combiné avec un lexème qui
pourrait être un énoncé à un seul lexème. La combinaison des deux lexèmes est d’une autre nature que
celle des énoncés à deux lexèmes vus précédemment. On dit qu’on a affaire à un syntagme endocentrique,
c’est-à-dire à une construction qui fonctionne comme un de ses constituants immédiats, puisqu’elle
pourrait être remplacée par ce seul constituant immédiat. On peut en effet dire Tu dors seulement au lieu
de Toi, tu dors. On voit donc dans le constituant supplémentaire Toi une expansion, en quelque sorte
facultative, du
constituant immédiat central, souvent appelé noyau, tu dors. Par contre l’autre construction à deux
lexèmes, à savoir Pierre dort, n’est pas du tout de même nature ; car elle ne peut pas être remplacée par un
seul de ses constituants immédiats. On parle alors d’une construction exocentrique.
39 Dans la mesure où l’énoncé endocentrique à deux lexèmes peut commuter et donc peut se ramener à
un énoncé à un seul lexème, c’est une variante de ce dernier type d’énoncé. On est alors fondé à dire qu’il
y a finalement deux modèles d’énoncés : les énoncés à un seul lexème et les énoncés exocentriques à
deux lexèmes, et par conséquent deux types d’énoncés : les énoncés à un seul constituant de base
(c’est-à-dire à un seul lexème ou à un seul syntagme commutant avec ce seul lexème) et les énoncés
exocentriques à deux constituants de base (c’est-à-dire à deux lexèmes ou à deux syntagmes commutant
avec ces deux lexèmes).
40 Tous les énoncés sont par conséquent des formes plus ou moins complexes de ces deux modèles
d’énoncés. Car ils remplacent le ou les lexèmes de ces deux modèles par des syntagmes ou constructions
qui, commutant avec les lexèmes desdits modèles, appartiennent au même paradigme qu’eux, c’est-à-dire
fonctionnent comme eux. Ainsi au lieu du seul verbe dit intransitif du modèle à un seul lexème, on peut
avoir un syntagme avec des expansions de ce verbe intransitif comme dans
Il a dû pleuvoir. Il a plu hier soir. Il pleuvait hier soir, quand je suis rentré, etc.
41 ou un verbe dit transitif et ses compléments avec éventuellement en plus des expansions comme dans :
Il a vu le danger. Il mange sa pitance. Il va à Marseille, tous les jours, etc.
42 De même on peut remplacer l’un des deux lexèmes ou les deux lexèmes de l’énoncé modèle
exocentrique par des syntagmes :
fr. : Le garçon dort. Le petit animal dort. Le petit animal mange sa pitance. Le petit animal est paisible,
après le repas, etc.
lat. luppiter te perdat ! (Plaut., Amph. 569-570) « Que Jupiter t’anéantisse ! » Ostium Lenonis crepuit
(Plaut., Pseud. 130-131) « La porte du léno a craqué ». etc.
43 On peut donc dire que tous les énoncés complexes se ramènent à deux modèles : les énoncés à un seul
morphème lexical et les énoncés exocentriques à deux morphèmes lexicaux.

b. L’énoncé exocentrique à deux lexèmes

44 Si maintenant on regarde les énoncés exocentriques à deux lexèmes, on constate que leurs deux
constituants ne sont ni équivalents ni interchangeables au niveau de l’information qu’ils apportent. Quand
l’ordre des constituants n’est pas libre, il est ordinairement impossible d’inverser ces deux lexèmes :
*Dort Pierre. *S’éveille Paris.
45 Et lorsque l’ordre est libre, les deux lexèmes, en changeant de place, n’échangent pas leur rôle
informatif :
Dormit Pompeius « Pompée dort ». Floret Roma « Rome est florissante ».
46 En outre, lorsque la langue à laquelle appartiennent ces énoncés jouit d’une certaine morphologie, on
s’aperçoit que l’un de ces deux constituants est formellement à peu près identique au constituant des
énoncés à un seul constituant de base, et que ce dernier constituant véhicule normalement dans les deux
cas l’apport d’information qu’entend donner l’énoncé et contient tout ce qui est dit par cet énoncé.
47 Si donc, en se situant maintenant au niveau de l’information véhiculée par ces énoncés, on appelle
commentaire (ou rhème ou mieux apport informatif) le rôle informatif central que joue l’un des deux
constituants de l’énoncé exocentrique à deux lexèmes ou le constituant unique de l’énoncé à un seul
lexème, et topique (ou thème ou mieux support informatif) le second constituant de l’énoncé exocentrique
à deux lexèmes, on est en droit de postuler deux classes différentes de morphèmes lexicaux, à savoir ceux
qui fonctionnent comme support informatif et ceux qui fonctionnent comme apport informatif. On
remarque alors premièrement qu’un certain nombre de morphèmes lexicaux ont vocation à être,
c’est-à-dire sont le plus souvent, le constituant qui remplit la fonction informative de rhème ou d’apport
informatif : ce sont les morphèmes lexicaux qui correspondent à ce que les grammaires traditionnelles
appellent un verbe, bref les lexèmes verbaux. On remarque aussi que d’autres morphèmes ont vocation à
fonctionner, c’est-à-dire fonctionnent le plus souvent, en tant que support informatif. Ce sont les
morphèmes lexicaux qu’on appelle traditionnellement des noms. On définira par conséquent les verbes
comme des morphèmes lexicaux qui ont vocation à servir, dans un énoncé à un ou deux lexèmes, d’apport
informatif, et les noms comme des morphèmes qui ont vocation à servir de support informatif (cf. Hagège
Claude, 1981, Le comox lhaamen de Colombie britannique, Paris, A.E.A., 51).
48 Ceci ne veut pas dire que le verbe ne peut pas être thème d’un énoncé ni le nom rhème d’un énoncé,
comme on peut le voir dans les exemples suivants :
Mourir n’est pas mourir, c’est changer
Vaincre les êtres et les conduire au désespoir est facile (A. Maurois) Un champion, ce coureur !
indon. wanita itu guru-ku « cette femme est mon professeur (femme ce professeur-moi)
lat. Homo homin-i lupus « L’homme est un loup pour l’homme (homme homme-à loup) ».
49 Mais cela veut dire que le verbe est majoritairement et spontanément apport informatif, et le nom,
support informatif. Il est d’ailleurs possible d’expliquer cette spécialisation informative quasiment
naturelle des lexèmes verbaux et des lexèmes nominaux à partir de leur valeur sémantique propre. Si le
verbe est avant tout apport informatif, cela vient incontestablement de ce qu’il exprime par lui-même une
simple propriété sémantique ; et si le nom est avant tout support informatif, c’est parce qu’il désigne un
individu ou un objet ou un aspect isolable de la réalité extralinguistique. Le verbe, exprimant une
propriété sémantique, est donc fondamentalement « prédicable », comme diraient les logiciens,
c’est-à-dire apte à être affirmé comme la qualité de quelque chose. Et le nom, désignant un ensemble
particulier, comme diraient les mathématiciens (cf. Van Hout, Georges, Franc Math, 1973, 1, 21-26, Paris,
Didier), on comprend que, dans un énoncé exocentrique à deux lexèmes, il soit ce qui se voit attribuer
telle ou telle qualité prédicable. Mais rien n’empêche de prendre occasionnellement un nom pour
représenter la propriété sémantique qui caractérise l’individu même qu’il désigne, ou de prendre un verbe
comme objet de prédication afin de caractériser ou définir la propriété sémantique qu’il signifie.
50 Avec un tel point de vue, on retrouve, limité aux énoncés exocentriques à deux lexèmes, ce qu’il y a de
linguistiquement juste dans la logique classique, qui, depuis Aristote, décompose la proposition logique
en deux constituants appelés respectivement sujet et prédicat. La Logique de Port-Royal disait par
exemple :
“<L>e jugement s’appelle aussi proposition, & il est aisé de voir qu’elle doit avoir deux termes : l’un, de
qui l’on affirme, ou de qui l’on nie, lequel on appelle sujet ; & l’autre que l’on affirme, ou que l’on nie,
lequel s’appelle attribut ou praedicatum” (Arnaud & Nicole, 1970, 156).
51 On retrouve aussi une partie de la théorie logico-métaphysique traditionnelle qui lie le substantif à ce
que les métaphysiciens appellent « substances ». Mais on n’en revient pas pour autant à la théorie, qui
nous a paru fausse, des grammaires traditionnelles. Car contrairement à ce qu’elles prétendent, ce n’est
pas tous les noms qui désignent des êtres subsistants par eux-même, mais seulement une partie d’entre
eux, à savoir les noms propres (et encore pas tous ! ) et les pronoms comme les pronoms dits personnels
ou démonstratifs, qui sont susceptibles de commuter, dans un énoncé à deux lexèmes, avec ces noms
propres.

c. Noms dits communs et noms dits propres

52 Dans les langues sans articles comme le latin ou l’indonésien, tous les morphèmes nominaux semblent
pouvoir former une phrase exocentrique à deux lexèmes :
lat. : Puer dormit « L’enfant dort », comme : Pompeius dormit « Pompée dort ». Terra floret (Cic, nat.
deor. 2,19) « La terre se couvre de fleurs », comme Roma Floret « Rome est florissante ».
indon. : guru datang « le professeur arrive », comme : Musa datang « Musa arrive ».
53 Mais les langues à article comme le français par exemple montre qu’il faut distinguer deux sortes
d’unités dans ce que les grammaires appellent noms. Ces dernières ont, de fait, l’habitude de distinguer
deux sous-classes de noms, qu’elles appellent respectivement les noms propres et les noms communs. Et
elles s’efforcent de les différencier du point de vue de leur extension. Les noms propres, disent-elles par
exemple, “sont des désignations individuelles” (Wagner et Pinchon, 1962, 41), c’est-à-dire ne “peu
<vent> s’appliquer qu’à un seul être ou objet” considéré en lui-même et dans son unicité (Grevisse,
19597, 169), alors que les noms communs “désignent un genre, une espèce ou un représentant quelconque
de cette espèce” (Wagner et Pinchon, 1962,41), c’est-à-dire un ou plusieurs êtres ou objets considérés non
pas en eux-mêmes, mais en tant que membres d’une classe d’êtres ou d’objets.
54 En réalité, c’est, à notre avis, au niveau du fonctionnement syntaxique qu’il convient de les distinguer.
Les noms propres et les morphèmes pronominaux qui nous intéressent sont des morphèmes qui peuvent
se combiner avec un verbe pour former un énoncé exocentrique à deux lexèmes, alors que les noms dits
communs ne peuvent pas le faire. Ils ont besoin, le plus souvent, de se combiner avec un morphème
grammatical et notamment avec un article pour pouvoir commuter avec un nom propre, dans un énoncé
exocentrique à deux lexèmes :
fr. : Le garçon dort. La ville s’éveille,
55 en face de :
Pierre dort. Paris s’éveille. *Garçon dort. *Ville s’éveille.
56 On appellera syntagme nominal la construction exocentrique ainsi formée d’un lexème nominal et
d’un article, qui commute avec un nom propre ou un pronom démonstratif, possessif ou personnel non
clitique. Et l’on définira le nom, en disant qu’il est celui des deux constituants immédiats d’un syntagme
nominal exocentrique qui est un morphème lexical.
57 Il découle de cette observation que le nom dit propre et le nom dit commun ne sont pas du tout deux
sous-classes d’une même catégorie syntaxique, mais qu’ils appartiennent à deux catégories ou classes
syntaxiques différentes. Les noms propres en effet, comme nous l’avons écrit ailleurs, “appartiennent
normalement au paradigme du SN et non pas à celui du N” (Touratier, 1994, 9). Georges Van Hout les
considérait comme des “SN synthétiques” (Van Hout, 1973, 18-19), ce qui veut dire fort justement qu’ils
fonctionnent comme des SN. Mais cette appellation
a peut-être l’inconvénient terminologique d’être une sorte de contradiction dans les termes, puisqu’un
syntagme est une combinaison de morphèmes et que le nom propre, lui, est un morphème unique.
58 On notera que Georges Van Hout considérait justement comme des “SN synthétiques” les pronoms
personnels comme moi, toi, lui, etc., et les pronoms dits démonstratifs comme celui-ci, celui-là, etc.
59 Nom propre et nom propre : Les grammaires caractérisent à peu près unanimement le nom propre par
le fait de ne “s’appliquer qu’à un seul être ou objet” (Grevisse, 19596,169) ou, comme le dit Georges Van
Hout, de “signifi<er> un et un seul singleton” (Van Hout, 1973,173), un singleton étant un ensemble qui
ne contient qu’un seul élément. Mais elles ne dressent pas pour autant la même liste de ce qu’il convient
de considérer comme un nom propre. Marc Wilmet propose un petit tour d’horizon qui va de Grevisse à
Togeby, c’est-à-dire d’une des listes les plus courtes à la liste la plus longue :
“Maurice Grevisse retenait des noms propres de personnes (p. ex. Molière), des noms géographiques (p.
ex. Paris, Provence), des noms de peuples (p. ex. les Anglais) et des noms de dynasties (p. ex. les
Capétiens)” (Wilmet, 1997,63).
“Knud Togeby (1982) emporte la palme de ce martyrologe avec seize rubriques : 1e noms de pays, 2e
noms de provinces, 3e noms de départements, 4e noms de points cardinaux, 5e noms de planètes, du ciel et
de l’au-delà (p. ex. Mars, le paradis, l’enfer, le purgatoire), 6e noms de montagnes et de mers, 7e noms de
cours d’eau, 8e noms d’îles, 9e noms de villes, 10e noms de rues (p. ex. la rue du Temple, l’avenue des
Champs-Elysées), 11e noms du calendrier (p. ex. Noël, Pâques, l’Ascension, février, mars, avril, jeudi,
vendredi), 12e noms de personnes, 13e noms de bâtiments (écoles, théâtres, hôtels, cafés, bateaux), 14e
noms de marques commerciales (p. ex. une Peugeot, une Renault), 15e titres de livres, de pièces, etc., 16e
noms des lettres de l’alphabet (et le linguiste danois oublie visiblement les symboles mathématiques π,
e...). Sont bannis les noms d’habitants (p. ex. les Parisiens), les termes de politesse (p. ex. Monsieur ou
Madame, les noms de périodes historiques (p. ex. la Renaissance ou l’Empire byzantin, les noms
d’institutions (p. ex. l’Eglise, la Chambre des députés ou l’Académie française)” (Wilmet, 1997,64).
60 Bref ni le critère de la majuscule orthographique ni celui de l’absence d’article ne sont décisifs, dans la
mesure où presque tous les noms de pays et certains noms de ville peuvent fort bien présenter un article,
qui a cependant la particularité de ne pas pouvoir commuter, par exemple la France, l’Allemagne,
l’Angleterre en face d’Israël, Le Havre, La Haye en face de Paris, Lyon, etc.
61 En ce qui concerne la signification éventuelle des noms propres, Marc Wilmet propose un compromis
intéressant entre les deux positions extrêmes des logiciens. Pour certains -notamment Stuart Mill-, le nom
propre, étant vide de sens, est une simple étiquette mise sur une réalité. Pour d’autres, le nom propre est
une sorte de résumé d’une description identifiante aussi riche que l’individu désigné a de propriétés
spécifiques. Ces deux thèses extrêmes ont, d’après Marc Wilmet, “chacune une portion de vérité”
(Wilmet, 1997,68).
“En langue, le nom propre est un signe nanti d’un signifiant normal et d’un signifié disponible. Socrate, p.
ex. s’annonce a priori apte à désigner un homme, un chien, une bière, un fromage, un restaurant, une
cloche...” (Wilmet, 1997,68)
62 ce qui reprend un aspect de la théorie de Stuart Mill. Mais en entrant dans un discours
“le nom propre, circonscrit <alors> à un réfèrent tel ou tel, reçoit a posteriori un sens discursif (p. ex.
Socrate = « philosophe » et/ou « grec », « armateur », « phénicien », « fils de Sophronisque », « maître de
Platon »” (Wilmet, 1997,68), etc.
63 Il présente donc une signification qui peut être fort riche et qui dépend de ce qu’est le référent unique
auquel il est alors associé dans un discours donné.
64 Nom commun dans les langues sans article : Si les noms propres se reconnaissent facilement à leur
absence d’article, et les noms dits communs à leur besoin de se combiner avec un article pour former une
construction commutable avec un nom propre, on doit reconnaître que dans les langues dépourvues
d’articles comme le latin ou le russe, il est nécessaire de distinguer aussi deux sortes de noms.
Remarquons d’abord que ces langues dépourvues d’articles n’en ont pas moins des morphèmes qui, dans
les langues à articles, appartiendraient à la même classe fonctionnelle que l’article, à savoir des “adjectifs
démonstratifs” et des “adjectifs possessifs”. Ces différents morphèmes forment ce qu’on peut appeler la
classe des Déterminants. Même si les grammaires traditionnelles qualifient d’adjectifs ces morphèmes
démonstratifs ou possessifs qui commutent avec l’article, il est certain que ces prétendus adjectifs n’ont
pas le même fonctionnement que les adjectifs dits qualificatifs. Alors que dans la construction russe
formée d’un adjectif et d’un nom comme
ν bolš -oj komnat-e « dans la grande chambre »,
65 il est en effet possible de remplacer le nom komnat-e par une construction formée d’un adjectif et d’un
nom comme nov-oj komnat-e « chambre neuve » et de dire
ν bolš-oj nov-oj komnat-e « dans la grande nouvelle chambre »,
66 il est impossible, dans la construction formée d’un possessif et d’un nom comme
ν mo-ej komnat-e « dans ma chambre »,
67 de mettre à la place du nom komnat-e une construction formée d’un démonstratif et d’un nom
comme et-oj komnat-e « cette chambre » et de dire
* ν mo-ej et-oj komnat-e « *dans ma cette chambre ».
68 Ceci montre clairement que les Déterminants n’ont pas le même rôle fonctionnel que les adjectifs, et
donc que la combinaison Det • N n’est pas de même nature que la combinaison Adj • N. De fait la
combinaison Det • N est exocentrique, puisqu’elle ne peut pas commuter avec l’un de ses constituants
immédiats, une combinaison *Det • Det • N étant impossible, alors que la construction Adj • N, qui est
fonctionnellement équivalente à N, est une construction endocentrique, puisque une combinaison Adj •
Adj • N est parfaitement possible. D importe donc, même dans les langues sans articles, de distinguer
deux sortes d’unités fonctionnelles : les SN et les N. Et lorsque apparemment un N seul commute avec un
SN, comme dans
ν Moskv-e « à Moscou » ou v komnat-e « dans la chambre »
69 en face de
ν mo-ej komnat-e « dans ma chambre » ou ν et-oj komnat-e « dans cette chambre »
70 il s’agit ou d’un nom dit propre ou d’un nom qui est entré dans le paradigme du nom dit propre et qui
est alors sémantiquement déterminé par le contexte énonciatif.
71 Formalisation : Il est certain que le SN ne peut se définir que par référence au Nom propre, et donc que
le nom propre est premier par rapport à lui. Ceci implique-t-il la nécessité d’avoir une règle
72 Npr → Det• N
73 (qui signifierait : le Nom propre est formé par la combinaison d’un Déterminant avec Nom), au lieu de
la règle traditionnelle :
74 SN → Det• N
75 (qui signifie le Syntagme Nominal est réécrit par un Déterminant combiné avec un Nom, la
combinaison étant ordinairement notée par les linguistes à l’aide du signe +, alors qu’il s’agit
mathématiquement d’une multiplication, et non d’une addition), et exclut-il une règle du type :
76 SN : Npr
77 pour les noms propres ? Cette dernière règle signifierait que le Npr est une sous-catégorisation de SN,
c’est-à-dire un cas particulier de SN, et semblerait par conséquent admettre une priorité du SN sur le Npr.
On se trouve alors en face d’un raisonnement circulaire, puisque, après avoir admis que le SN se définit
par référence au nom propre, on admet que le nom propre se définit par référence au SN. Denis Creissels
a bien souligné cette circularité, en opposant sa démarche, qui pose
“que le constituant nominal, défini exclusivement par référence à la place qu’il occupe dans la
construction d’énoncés, est une notion logiquement antérieure à celles de syntagme nominal et de
substantif” (Creissels, 1995, 21)
78 à la démarche traditionnelle qui
“consiste au contraire à chercher à définir dans une première étape la classe des substantifs (ou des
lexèmes nominaux, ce qui revient à peu près au même) et à définir ensuite le syntagme nominal comme
construction ayant pour base un substantif (ou lexème nominal)” (Creissels, 1995,21).
79 Mais, ajoute-t-il justement,
“en cherchant à cerner dans un premier temps la notion de lexème nominal pour ensuite définir le
syntagme nominal comme construction ayant un lexème nominal pour noyau, on tombe dans un cercle
vicieux dont on ne peut sortir qu’en se ralliant aux définitions traditionnelles qui prétendent délimiter la
classe des substantifs sur la base de la nature conceptuelle de leurs signifiés” (Creissels, 1995,21).
80 Denis Creissels emploie le terme général de “constituant nominal”, pour désigner à la fois le nom
propre et les syntagmes qui commutent avec lui. Ce terme est intéressant ; car il permet d’éviter la
contradiction terminologique de l’observation par ailleurs fort juste qui amenait à employer l’expression
malheureuse de syntagme nominal synthétique. Il permet en outre de garder à syntagme la définition
traditionnelle de combinaison de morphèmes. On proposera donc les règles de réécriture suivantes :
81 CN→ Det• N
82 et
83CN : Npr
84 Ces règles font disparaître l’étiquette de SN, mais permettent de ne plus utiliser la dénomination de
« syntagme nominal » que pour désigner globalement chacune des constructions qui appartiennent au
paradigme du Constituant Nominal, lequel peut fort bien ne pas être représenté par un syntagme mais par
un seul lexème. La notion de Constituant Nominal est donc différente du traditionnel Syntagme Nominal.
Mais elle ne constitue pas pour autant une révolution par rapport aux règles traditionnelles du SN, à
savoir :
85 SN → Det• N
86 SN →Npr
87 Ces dernières ont en effet la même signification fonctionnelle que les nôtres : elles disent bien que la
construction Det • N et le lexème Npr appartiennent à un même paradigme. Mais, en appelant SN ce
paradigme, elles introduisaient une certaine contradiction dans la notion générale de syntagme, ce qui
n’est pas le cas de nos règles qui n’utilisent plus l’étiquette de SN.

d. Verbe intransitif et verbe transitif

88 Il est évident qu’il faut faire entre le verbe dit intransitif et le verbe dit transitif une distinction
fonctionnelle comparable à celle qui a été faite entre le nom propre, modèle d’un paradigme, et le nom
(commun), qui n’est que le constituant central de toutes les constructions commutant avec ce modèle et
appartenant donc au paradigme du SN. Il s’agit en effet de deux classes différentes de morphèmes
lexicaux. Le lexème verbal intransitif est le modèle de toutes les constructions qui peuvent se combiner
avec un nom propre ou avec un SN pour constituer un énoncé exocentrique à deux constituants de base.
On appellera donc SV toutes les constructions, exocentriques ou endocentriques, qui ont pour modèle le
verbe intransitif. Et l’on désignera le paradigme que forment ces SV et les lexèmes verbaux intransitifs à
l’aide de l’étiquette CV (Constituant Verbal). Le verbe dit intransitif est dans ces conditions un lexème
qui peut, à lui seul, remplir le paradigme du CV, alors que le verbe dit transitif est un lexème qui a besoin
d’un ou de plusieurs lexèmes nominaux pour remplir le paradigme du CV, c’est-à-dire pour former une
construction susceptible de commuter avec un verbe intransitif. Par exemple, les SV :
... voit le danger,... mange sa pitance,... va à Marseille, etc.
89 peuvent, comme
... dort
90 se combiner avec le nom propre Pierre, ou avec les SN Le garçon, Le petit animal, etc. pour former un
énoncé exocentrique à deux constituants immédiats.
91 Si l’on veut formaliser cette théorie syntaxique, on doit remplacer la règle complexe de réécriture du
SV, à savoir
92 SV →V (SN)
93 (c’est-à-dire le SV est un simple V, ou un V suivi d’un SN ; cf. Ruwet, 1968,118) qui, complétée par la
règle complexe

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94 faisait des verbes transitifs et des verbes intransitifs deux sous-catégorisations (Vtr et Vintr) d’une
même catégorie de verbe (V), et qui remplaçait les deux règles d’abord envisagées :
95 SV → Vintr
96 SV → Vtr • SN
97 (cf. Ruwet, 1968, 116). On proposera, à la place, les deux règles suivantes :
98 CV → Vintr
99 CV → Vtr • SN (ou, si l’on veut, seulement : CV → V • SN)
100 où l’étiquette CV note la notion de Constituant Verbal,

e. Adjectif

101 Les énoncés exocentriques à deux constituants immédiats peuvent présenter en plus d’un lexème
nominal et d’un lexème verbal une troisième sorte de lexème, qui appartient à la classe des adjectifs. Ces
lexèmes ont pour vocation d’être, dans un SN, une expansion de N ; c’est-à-dire qu’ils ont normalement
besoin de se rattacher à un nom :
fr. Le grand garçon dort. Le petit animal dort.
lat. : Labor omnia uincit improbus « Le travail opiniâtre vient à bout de tout ». Bonum uinum laetificat
cor hominis « Le bon vin réjouit le cœur de l’homme » indon. : anak tebal itu datang « Ce gros enfant
arrive », anak bagus itu datang « Ce bel enfant arrive ».
102 En dehors de cas et de contextes particuliers (où les adjectifs sont dits substantivés), ils ne peuvent
pas fonctionner seuls comme constituant nominal :
*Le grand dort. *Vincit improbus. *tebal itu datang.
103 Ils ne peuvent pas seuls désigner un individu de l’univers référentiel.
104 Parmi ces adjectifs, on doit distinguer une sous-classe particulière : ceux qui peuvent aussi être une
expansion d’un Npr ou d’un SN, dont on dira qu’ils remplissent non plus la fonction d’épithète, mais
celle d’apposition :
Pierre, attentif, travaille. Les garçons, attentifs, travaillent (tous). Un garçon attentif travaille toujours.
105 Seuls les adjectifs qui peuvent être apposés peuvent aussi servir seuls, ou avec l’aide d’un verbe sans
contenu lexical comme le verbe être, de constituant Thématique d’un énoncé exocentrique :
lat. : Ars longa, uita breuis « L’art (est) long, la vie (est) brève » indon. : anak itu bagus « Ce garçon (est)
beau ».
106 Quand l’adjectif a besoin d’un verbe, appelé souvent copule, pour fonctionner comme constituant
rhématique, les grammaires lui reconnaissent la fonction d’attribut du sujet.
107 Ce qui est définitoire de la catégorie d’adjectif, c’est le fait d’être expansion d’un N, c’est-à-dire
épithète, et non pas, comme je l’ai dit un peu rapidement dans ma Syntaxe latine, le fait d’avoir
“vocation à fonctionner et comme noyau du constituant qui a le rôle de rhème (avec une fonction
syntaxique dite d’attribut) et comme expansion d’un morphème qui ne remplit pas le rôle de rhème,
c’est-à-dire le morphème lexical d’un nom, (avec une fonction syntaxique qu’on appelle, suivant les cas,
épithète ou apposition)” (Touratier, 1994, 3).
108 Car si tout adjectif peut être épithète, tous les adjectifs épithètes ne peuvent pas être attributs. Il est
par conséquent impossible, contrairement à ce que souhaitait Noam Chomsky (1957, 79) et la
« grammaire generative », de dériver tous les adjectifs épithètes à partir d’une relative avec
verbe être, dont le relatif et le verbe être auraient été supprimés. Noam Chomsky, à la suite de
la Logique de Port-Royal, attribuait en effet à la phrase célèbre
Dieu invisible a créé le monde visible
109 une “structure profonde” comparable à :
Dieu QUI est invisible a créé le monde QUI est visible (cf. Chomsky, 1969b, 63).
110 Mais on a critiqué une telle dérivation, en donnant des exemples d’adjectifs épithètes qui ne sont
nullement comparables à une proposition à verbe être et adjectif attribut. Werner Winter a proposé les
exemples anglais suivants :
angl. : the right side « le côté droit », my old friend « mon vieil ami », a criminal court « une cour
criminelle », the poor guy « le pauvre type », civil rights « les droits civiques », a second Chomsky « un
second Chomsky » (cf. Winter, 1965,485).
111 Wolfgang Motsch, qui entendait répondre à l’objection, a d’abord constaté qu’il en était de même
dans la traduction allemande des exemples donnés par Werner Winter :
die rechte Seite, mein alter Freund, der arme Kerle, das bürgerliche Gesetzbuch « le code civil », ein
zweiter Chomsky
112 (Motsch, 1967, 40-41). Il en serait évidemment de même en latin pour dextrum latus « flanc
droit », ius ciuile « le droit civil », alter idem « un autre soi-même » (Cic, Lael. 80), alter
Themistocles « un second Thémistocle » (Cic, Brut. 43). Et l’on pourrait facilement allonger les listes :
Bernard Pottier (1974,147) a par exemple signalé également en français :
Le futur Président / *Le Président est futur ; L’expédition nocturne / *L’expédition est nocturne.
113 C'est donc le fait syntaxique de remplir la fonction d’épithète, c’est-à-dire d’être une expansion de N,
qui définit la classe particulière des lexèmes que l’on considérera comme des adjectifs.

III. Autres classes de morphèmes ?

1. Adverbe

a. Définitions traditionnelles

114 Les grammaires sont sensibles à la diversité des fonctions que peut remplir ce qu’elles appellent
adverbe. Voici comment nous avons présenté leurs points de vue :
« Les grammairiens et les linguistes définissent généralement l’adverbe comme une « détermination
étroite du verbe », ainsi que son nom l’indique, « mais aussi de l’adjectif ou d’un autre adverbe » (d’après
Scherer, 1975, 20), ce qui est alors circulaire, comme le remarque justement Harm Pinkster (1972, 55),
puisqu’on définit ainsi l’adverbe en supposant sa définition déjà acquise. Si on garde malgré tout cette
définition peu satisfaisante, il faut ajouter à la diversité fonctionnelle qu’elle admet le fait que l’adverbe
peut également déterminer « l’ensemble d’un énoncé », comme le dit Marouzeau (19693,3, 11). Tout cela
risque de donner l’impression que l’on se trouve devant une catégorie fourre-tout ; car, comme le
remarque Bernard Pottier (1962, 53), « il semble que l’on ait mis dans les grammaires sous la rubrique
‘adverbes’ tous les mots dont on ne savait que faire » (Touratier, 1994,12).
115 et qui avaient la particularité morphologique d’être des mots invariables, dans les langues où les
noms et adjectifs se déclinent et où verbes se conjuguent.

b. Deux grandes classes ?

116 Mais de ce fourre-tout semble émerger au moins deux sous-classes apparemment différentes, qui
reçoivent traditionnellement les noms d’adverbes de manière et d’adverbes de lieu ou de temps. Les
premiers correspondent à ce qu’on appelle volontiers des « adjectifs de verbe », parce qu’ils semblent
avoir par rapport au verbe le même rôle que l’adjectif épithète par rapport au nom. Ce sont le plus souvent
des synthèmes qui combinent un adjectif et un morphème adverbialisant -ment, par exemple :
aboyer furieusement (cf. un aboiement furieux), travailler courageusement (cf. un travail courageux),
aimer follement (cf. un amour fou), etc.
117 Le second groupe correspond à ce que Bernard Pottier appelle des « substituts lexicaux », c’est-à-dire
des unités « qui, dans des circonstances particulières du discours, remplacent une construction
analytique » (Pottier, 1969, 53). Ils appartiennent alors au même paradigme et donc à la même classe que
les syntagmes qui combinent à un SN ce qu’on appelle une préposition, par exemple :
adverbe de lieu : Pierre travaille ici (cf. à Paris, à la maison) = « dans le lieu où se trouve le locuteur » ;
ailleurs (= « pas ici ») ; partout (= « dans tous les lieux ») adverbe de temps : Pierre vient demain (cf. dans
2 jours, dans 5 jours) = « dans un jour », c’est-à-dire « le jour qui suit celui où parle le locuteur » ;
maintenant (= « au moment où le locuteur parle ») ; jadis, naguère, autrefois, bientôt, etc. ; souvent (= « à
plusieurs reprises », encore (= une autre fois »), etc.
118 Il est peut-être possible de ramener à l’unité ces deux sortes d’adverbes, en remarquant, comme nous
l’avons fait dans notre Syntaxe latine, que les adverbes dits de manière commutent aussi avec des
syntagmes prépositionnels :
aboyer de façon furieuse, travailler de façon courageuse, avec courage, aimer de façon folle, à la folie.
119 Ce sont d’ailleurs historiquement d’anciens syntagmes à l’ablatif dit de manière, ablatif qui est une
variante du morphème latin à signifiant discontinu /cum... Abl./ :
(cum) furiosa mente « avec un(e disposition d’)esprit forcenée » ; (cum) summa cura et diligentia « avec
le plus grand soin et la plus grande minutie » (Cic, Verr.2,2,190).
120 On pourrait donc définir les adverbes comme des morphèmes ou des synthèmes lexicaux appartenant
au même paradigme que les syntagmes prépositionnels, avec lesquels ils commutent ou sont parfaitement
coordonnables :
Une seule journée vécue droitement et selon tes préceptes (lat. unus dies bene et ex praeceptis tuis actus)
est préférable à une immortalité qui fait le mal (d’après Cic, Tusc. 5,5)
Une seule journée vécue droitement et à la campagne est préférable à une immortalité qui fait le mal

c. Autre solution

121 On pourrait peut-être définir autrement les adverbes en disant qu’ils forment la classe des lexèmes
qui s’ajoutent au verbe intransitif pour former le constituant Thématique des énoncés avec ou sans
constituant thématique. Ceci aurait l’avantage de donner une définition de l’adverbe parallèle à celle de
l’adjectif, les adverbes étant ce qui s’ajoute à un Vintr et les adjectifs ce qui s’ajoute à un N. Une telle
définition ne rendrait pas compte de toutes les fonctions de l’adverbe, puisqu’il y a des adverbes qui
peuvent être autre chose qu’une expansion de Vintr ou de SV. De fait, si l’adverbe est une expansion dans
Pierre travaille ici. Pierre dort ici. Pierre mange sa pitance ici.
122 il ne l’est plus dans
Pierre vient ici. Pierre va ailleurs.
123 où ici et ailleurs sont des compléments de V, et non des expansions de Vintr, venir et aller ayant en
effet besoin d’un second lexème pour former le constituant rhématique d’un énoncé avec ou sans
constituant thématique. Mais ce qui compte, c’est que ici et ailleurs puissent être des expansions de Vintr.
Il y aurait donc parmi les morphèmes définis comme des expansions de Vintr une sous-classe particulière
qui pourrait aussi fonctionner comme complément de V, tout comme parmi les adjectifs, qui se définissent
comme des expansions de N, c’est-à-dire des épithètes, il en est certains qui peuvent aussi remplir la
fonction d’attribut.
124 On remarquera cependant que le parallélisme entre cette autre définition de l’adverbe et celle de
l’adjectif n’est pas pour autant complet. En effet l’adverbe serait ainsi défini comme une expansion de
Vintr. et l’adjectif comme une expansion de N, alors que c’est le Npr qui ressemble paradigmatiquement
au Vintr, et le Vtr qui ressemble fonctionnellement au N.
2. Conjonctions et prépositions

125 Les quatre parties du discours qualifiées de majeures ont donc une certaine pertinence dans une
description linguistique qui prend le morphème et non le mot comme unité minimale. Mais elles
correspondent en fait à 6 classes différentes de lexèmes, à savoir les Adv, les Adj, les Vintr et les Vtr, les
Npr et les N. Si on ajoute la classe des Dét, qui en se combinant avec un N forment une construction
appartenant au même paradigme que le Npr, on récupère une 5e partie du discours, à savoir celle de
l’article. Est-il possible de récupérer de la même façon les deux parties du discours que l’on appelle les
conjonctions et les prépositions ?

a. Les conjonctions de subordination

126 La conjonction étant un mot qui relie, on distingue traditionnellement deux sortes de conjonctions, la
conjonction de subordination, celle qui relie une proposition dite subordonnée à une proposition dite
principale -il serait plus juste de dire qui introduit dans une phrase un constituant propositionnel-, et la
conjonction de coordination, “celle qui relie l’un à l’autre deux termes de fonction comparable”
(Marouzeau, 19693,3, 57).
127 A l’intérieur des conjonctions de subordination, les grammaires distinguent d’ordinaire premièrement
les conjonctions de subordination complétive, qui introduisent une subordonnée fonctionnant comme
sujet, objet ou apposition, c’est-à-dire en fait qui indiquent simplement la subordination :
Il affirme que tout est en ordre. Tu vois que ton devoir est de rester Je veux qu’on soit sincère. Je crains
qu’il ne puisse accepter, (d’après Dubois, Jouannon, Lagane, 1961,137)
128 deuxièmement les conjonctions de subordination circonstancielle, qui introduisent une subordonnée
exprimant une circonstance, c’est-à-dire qui indiquent la subordination et spécifient en même temps le
rapport sémantique de la subordonnée avec le reste de la phrase :
Quand le chat n’est pas là, les souris dansent (subordonnée de repère temporel) J’aime l’araignée et
j’aime l’ortie, parce qu’on les hait (subordonnée de cause) Donnez afin qu’on dise : il a pitié de nous
(subordonnée de but) La chétive pécore s’enfla si bien qu’elle creva (subordonnée de conséquence) Bien
qu’il fût parti en
retard, il a réussi à me rejoindre (subordonnée de concession, d’opposition) S’il n’avait pas couru si vite,
il ne serait pas tombé (subordonnée de condition) Comme on fait son lit, on se couche (subordonnée de
comparaison) (exemples de Dubois, Jouannon, Lagane, 1961,143-150)
129 et troisièmement les pronoms relatifs, qui ont la particularité d’indiquer la subordination en ayant en
plus une fonction à l’intérieur de la proposition subordonnée :
J’allais contempler le soleil qui se couchait sur la mer (qui est sujet du verbe se couchait) d’après Dubois,
Jouannon, Lagane, 1961,136)
O bienheureux mille fois L’enfant que le Seigneur aime (Racine, Ath., II, 9) (que est complément d’objet
du verbe aime)
Cette mer où tu cours est célèbre en naufrages ! (Boileau, Ep., I) (où est complément de lieu du verbe tu
cours) (exemples de Grevisse 19597,1003).

b. En termes de morphèmes ?

130 Si on repense les choses en termes de morphèmes, il faut voir que certaines conjonctions de
subordination comme que, lorsque, quand, si, etc. sont effectivement des morphèmes, mais que d’autres
ne sont qu’une partie du signifiant discontinu d’un morphème de subordination. C’est le cas en français
dans
Je veux qu’on soit sincère. Je souhaite qu’il parte. Bien qu’il se taise, il n’en pense pas moins
131 où le morphème de subordination présente dans les deux premiers exemples le signifiant
discontinu /que... Subj./, et dans le dernier /bien que... Subj/, dans la mesure où le mode dit « subjonctif »
ne peut pas commuter dans le contexte de ces conjonctions de subordination et est donc obligatoire sans
apporter quoi que ce soit au point de vue de la signification. On parlera donc de la classe des morphèmes
Subordonnants, pour éviter toute confusion, puisque les conjonctions de subordination comme bien que,
quoique ne sont pas à elles seules des morphèmes de subordination.
132 Si maintenant on s’intéresse à leur signifié, il est clair qu’il existe deux sortes de morphèmes
Subordonnants : il y a ceux dont le signifié est purement grammatical, comme que, qui n’indique rien de
plus que la subordination ; et il y a ceux dont le signifié correspond à un contenu sémantique,
comme si, qui signifie « à la condition que », quand, qui signifie « au moment où », comme, qui signifie
« de la même façon que », bien que + Subj., qui signifie « malgré le fait que », etc. On parle parfois de
mots vides dans le premier cas, et de mots pleins dans le second. On pourrait distinguer plutôt deux sortes
de morphèmes, les morphèmes fonctionnels, dont le signifié est purement grammatical, et les morphèmes
relationnels, dont le signifié correspond à un contenu sémantique qui est soit une relation logique soit une
relation référentielle, c’est-à-dire une relation objective entre les référents désignés.
133 Qu'en est-il du relatif ? Conformément à l’analyse très pertinente de la Grammaire de Port-Royal, qui
lui reconnaissait deux rôles syntaxiques différents, “l’un d’être pronom, et l’autre de marquer l’union
d’une proposition avec une autre”, on verra dans le pronom relatif un amalgame d’un simple morphème
subordonnant comme que, et d’un morphème anaphorique comme il. Dans
J’allais contempler le soleil qui se couchait sur la mer
134 le pronom qui correspond en effet au pronom dit sujet il de la phrase il se couchait sur la mer.
● 135 Et il fait rentrer l’équivalent de cette phrase dans la structure d’une autre phrase, où elle devient
une proposition dite subordonnée.

c. Les prépositions

136“Contrairement à ce que suggère la terminologie traditionnelle, avons-nous dit ailleurs, les


conjonctions de subordination n’ont pas un fonctionnement comparable à celui des conjonctions de
coordination, mais à celui des prépositions, ce qu’André Martinet a fort bien vu quand il a proposé de
réunir sous le même vocable de « fonctionnels » (ou « monèmes fonctionnels ») la classe des morphèmes
qui correspond aux prépositions et la classe de morphèmes qui correspond aux subordonnants (cf. par
exemple Martinet, 1979, 141)” (Touratier, 1985, 466). La préposition est en effet ordinairement définie
comme un
“mot adverbial qui se place d’ordinaire, comme son nom l’indique, mais pas toujours (cf. postposition),
devant le terme qu’il régit (gr. pro-thetikos, pro-thesis, lat. praepositio), pour exprimer le rapport dans
lequel se trouve ce terme vis-à-vis du reste de l’énoncé : vivre pour les autres, vivre pour manger”
(Marouzeau, 19693,3, 185).
137 De fait, la préposition et la conjonction de subordination ont la particularité de former en se
combinant l’un avec un syntagme nominal l’autre avec une proposition des constructions exocentriques
qui appartiennent toutes les deux le plus souvent à un même paradigme. A la place de presque toutes les
subordonnées qualifiées traditionnellement de circonstancielles, c’est-à-dire de presque toutes les
subordonnées introduites par un morphème relationnel, on pourrait mettre une construction exocentrique
formée d’une préposition et d’un SN, construction qui est ordinairement appelée syntagme prépositionnel
(SPrép) :
A minuit, les souris dansent (repère temporel)
J’aime l’araignée et j’aime l’ortie, par masochisme (cause)
Donnez pour la gloire (but)
Malgré son retard, il a réussi à me rejoindre (concession, opposition) Sans ce croche-pied, il ne serait pas
tombé (condition) Sans autres préparatifs, il s’est couché (manière).
138 Et il n’est pas surprenant de voir que assez souvent le subordonnant semble contenir dans son
signifiant la préposition qui introduit le SPrép de sens comparable. Ainsi en français, les subordonnants
de cause (parce que), de but (pour que), de temps (avant que, après que) ressemble aux prépositions de
cause (par), de but (pour), de temps (avant, après). L’anglais va encore plus loin, puisqu’un bon nombre
de conjonctions de subordination sont entièrement identiques à des prépositions :
after 1) « après », 2) « après que » ; before 1) « avant », 2) « avant que » ; for 1) « pour » 2) + infinitive «
pour que » ; since 1) « depuis », 2) « depuis que » ; until 1) « jusqu’à », 2) « jusqu’à ce que ».
139 Tout ceci invite à penser que la différence entre ces prépositions et ces subordonnants circonstanciels
n’est qu’une différence de combinatoire, les prépositions étant des morphèmes fonctionnels qui forment
une construction exocentrique en se combinant avec un SN, et les subordonnants circonstanciels étant,
eux, des morphèmes fonctionnels qui forment une construction exocentrique en se combinant avec une
proposition. Bref les prépositions sont des constituants immédiats de syntagmes exocentriques plus
grands que le SN, appelés ordinairement SPrép, et les subordonnants, des constituants immédiats de
syntagmes exocentriques plus grands que la proposition, que l’on pourrait appeler syntagmes
propositionnels.
140 Le rapprochement entre les prépositions et les conjonctions de subordination est encore plus fort,
quand on remarque qu’il existe deux sortes de prépositions, comme il existe deux sortes de
subordonnants, les subordonnants fonctionnels et les subordonnants relationnels. Toutes les prépositions
n’ont pas un contenu sémantique comme celles qui ont été citées jusqu’à présent. A côté de ces
prépositions parfois qualifiées de pleines, il y a des prépositions dites vides, parce qu’elles n’ont aucun
contenu sémantique. Elles ont seulement une valeur grammaticale. C’est le cas en français de la
préposition de, qui introduit des compléments de nom comme dans :
le roi de la jungle, l’arrivée des coureurs, la femme de Jean, le livre de Pierre, le toit de la maison, etc.
141 qui ne signifie nullement la possession comme les grammaires le disent facilement à propos de :
le livre de Pierre
142 mais simplement que le N ou le SN introduit par la préposition de remplit la fonction de complément
de nom par rapport au nom qui précède, c’est-à-dire est une expansion de ce N. Son signifié est donc
purement grammatical. Et l’on peut ranger cette préposition parmi les morphèmes que nous avons appelés
fonctionnels. Il en est de même de la préposition à que l’on trouve par exemple dans :
Il donne un livre à son frère. Il prend un livre à son frère. Ils renoncent à la poursuite.
143 où la préposition n’a pas d’autre valeur que d’indiquer un second ou un premier complément du
verbe qui précède. Les prépositions correspondent par conséquent, comme les subordonnants, et à des
morphèmes fonctionnels et à des morphèmes relationnels.
144 Il convient cependant de préciser que les prépositions de la tradition grammaticale ne correspondent
pas toujours à des morphèmes. Car si dans des langues comme le français et l’anglais, les prépositions
sont effectivement le signifiant d’un morphème, ce n’est pas le cas en allemand ou en latin, c’est-à-dire
dans les langues à déclinaisons. Dans ces langues en effet la préposition n’est pas le signifiant d’un
morphème, mais seulement une partie du signifiant d’un morphème. Là où l’on dit en français
je dîne avec un ami (angl. I have dinner with a friend)
145 on ne peut pas dire en latin
cum amic- ceno (all. *Ich esse zu Abend mit ein- Freund).
146 Il faut dire
cum amic-o ceno (all. Ich esse zu Abend mit ein-em Freund-e)
147 car la préposition lat. cum exige que le SN avec lequel elle se combine soit au cas appelé ablatif, et la
préposition all. mit qu’il soit au cas appelé datif. C’est donc /cum... Abl/ ou /mit... Dat./ qui est le
signifiant du morphème relationnel de signifié « avec », et non pas la préposition seule.
148 Si donc la préposition n’est pas alors un morphème, il est clair que le cas ne l’est pas non plus,
puisque c’est l’association d’une préposition et d’un cas qui constitue le signifiant discontinu d’un
morphème relationnel. Il est intéressant de signaler cependant que le cas, en allemand ou en latin, peut
être, dans d’autres contextes, le signifiant d’un morphème, et cela de deux façons différentes. D’abord,
l’ablatif seul peut être une variante de /cum... Abl./, par exemple quand un SN qui contient plus qu’un
simple N désigne les troupes qui accompagnent leur chef :
omn-ibus copi-is proficisci-tur (Caes., civ. 1,41,2) « il part avec toutes ses troupes » ; eo pedestr-ibus
copi-is contendi-t (Caes., Gall. 3,11,5) « il s’y dirige avec l’infanterie ».
149 Mais l’ablatif seul peut, dans d’autres emplois, être le seul signifiant d’un morphème et non pas
simplement l’allomorphe d’un morphème à signifiant discontinu. Il est alors le signifiant d’un autre
morphème, ordinairement appelé instrumental, comme dans
feri-re gladi-o « frapper de l’épée, à l’aide de, au moyen de l’épée »
150 morphèmes d’instrumental qui, malgré une possible traduction en français par « avec » est différent
du morphème d’accompagnement /cum... Abl./, qui peut aussi se traduire en français par « avec ». Il
existe bien sûr d’autres cas comme le nominatif ou l’accusatif, qui sont, toujours à eux seuls, le signifiant
d’un morphème fonctionnel, respectivement le morphème qui indique la fonction syntaxique de sujet ou
celle d’objet. Et c’est avec les SN qui sont à ces cas (c’est-à-dire soit au nominatif soit à l’accusatif) que
commutent les subordonnées dites complétives, c’est-à-dire les subordonnées introduites par un
morphème qui indique seulement la subordination syntaxique. On voit donc que le parallélisme entre les
morphèmes dont le signifiant contient une préposition, un cas ou les deux, et les morphèmes dont une
partie ou la totalité du signifiant est une conjonction de subordination est total. Ceux qui sont purement
fonctionnels constituent avec le syntagme dont ils indiquent la fonction une construction qui n’est pas
différente de celle de ce syntagme, et ceux qui sont relationnels forment avec le syntagme avec lequel ils
se combinent une construction exocentrique. Le parallélisme est donc complet. Et cela ne donne que deux
classes de morphèmes, à savoir les morphèmes relationnels et les morphèmes fonctionnels, lesquels
peuvent éventuellement contenir chacun deux sous-classes, à savoir d’une part les relationnels nominaux,
qui se combinent avec un SN, et les relationnels propositionnels, qui se combinent avec une proposition
dite subordonnée, et d’autre part les fonctionnels nominaux et les fonctionnels propositionnels.
151 Il n’y a pas lieu de faire une différence entre les prépositions et ce qu’on appelle les postpositions.
Car celles-ci ne sont pas fonctionnellement différentes des premières. Leur seule particularité est
syntagmatique : dans la chaîne parlée, elles se trouvent après le SN avec lequel elles se combinent, alors
que les prépositions se trouvent théoriquement avant. Mais une langue comme le latin, où l’ordre des
morphèmes dans la chaîne est plus ou moins libre, montre bien que les prétendues prépositions peuvent
aussi bien se trouver à l’intérieur du SN avec lequel elles se combinent :
magn-o cum luct-u et gemit-u (Cic., Verr. 2,4,76) « avec une grande douleur et gémissement » ; magn-a
ex part-e (Caes., Gall. 1,16,6) « en grande partie »
152 ou après leur régime :
hunc post (Cic, Tusc. 2,15) « après lui » ; sp-em-que met-um-que inter dubi-i (Verg., Aen. 1,218) »
partagés entre l’espoir et la crainte »
153 qu'avant. Par contre une langue comme le hongrois ignore totalement les prépositions. Celles-ci sont
remplacées soit par des cas soit par ce qu’on appelle des postpositions, la différence entre les deux venant
uniquement de ce que le cas n’est pas séparé du lexème sur lequel il porte alors que la postposition l’est :
kéz-ben « en main » (kéz « main »-inessif), kéz-en « sur (la) main » (kéz « main »-superessif), kéz-böl «
hors de (la) main » (kéz « main »-élatif) (d’après Sauvageot, Aurélien, 1982, Premier livre de Hongrois,
48)
154 en face de
az asztal alatt « sous la table » (asztall « table », alatt « sous »), az ebéd után « après le dîner » (ebéd «
dîner », után « après ») ; vacsora elött « avant souper » (vacsora « souper », elött « avant ») (d’après
Sauvageot, Aurélien, 1982,57).
155 Mais si “les postpositions se construisent pour la plupart avec le nom nu” (Sauvageot, 1982,57), qui
est identique au nominatif, le régime de certaines postpositions reçoit un cas exactement comme celui des
prépositions. Par exemple “la postposition át « à travers » se construit avec le cas superessif” (suffixe -n) :
a folyó-n át « à travers, par-dessus la rivière » (folyó « rivière »).
156 La postposition együtt « ensemble » se construit avec le sociatif (suffixe -val/-vel) :
a fiá-val együtt « (ensemble) avec son fils » (Sauvageot, 1982,57).

d. Les conjonctions de coordination

157 Elles correspondent à des morphèmes qui ont chacun un certain contenu sémantique propre, mais qui
ont un même fonctionnement syntaxique, reliant “l’un à l’autre deux termes de fonction comparable”
(Marouzeau, 19693,3, 57). Cette définition s’interprète traditionnellement en termes d’analyse en
constituants immédiats en disant que la coordination de deux SN représente une construction
endocentrique à trois constituants immédiats, à savoir le premier SN, la conjonction de coordination et le
second SN, conformément au schéma de la figure 1.
158 Il nous semble préférable de décrire une telle structure avec seulement deux constituants immédiats,
la conjonction de coordination formant une construction endocentrique avec le second SN, construction
vraiment endocentrique qui pourrait effectivement commuter avec un simple SN dit juxtaposé. Ce second
constituant immédiat a lui-même deux constituants immédiats, à savoir la conjonction de coordination et
le second SN. Si la coordination contenait trois SN, elle aurait trois constituants immédiats, dont le
dernier serait formé de la combinaison de la conjonction de coordination et du troisième SN, ce qui
correspondrait au schéma de la figure 2.
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fig.1

Agrandir Original (jpeg,


50k)
fig. 2
159 On peut alors définir le Coordonnant comme un morphème relationnel -puisqu’il a un certain contenu
sémantique-, qui est une expansion de n’importe quel syntagme, d’un SN, d’un Adj, d’un V, d’un Adv,
etc. Il se distingue donc du morphème relationnel nominal ou propositionnel, par le fait qu’il n’entre pas
comme ce dernier dans une construction exocentrique ; et il se distingue du morphème fonctionnel
nominal ou propositionnel, précisément en ce qu’il n’est pas un morphème fonctionnel.
160 Cela admis, on ne sera pas surpris de voir ce morphème coordonnant apparaître sans être précédé
d’un ou de plusieurs syntagmes fonctionnellement identiques, c’est-à-dire en début de phrase ou même de
réplique, comme dans :
Andromaque (rappelant les dernières paroles d’Hector) : Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère,
Montre au fils à quel point tu chérissais le père. Et je puis voir répandre un sang si précieux !
Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux ! (Racine, Andromaque III, 8) Le patron.-Allez, on ferme. Premier
ouvrier. - Et tu nous fous dehors, sous la pluie ? (Armand Salacrou, Boulevard Durand, 1, sc. 1, p. 30).
161 Une telle structure est identique au dernier constituant immédiat d’une coordination, où le
coordonnant est effectivement une expansion du constituant avec lequel il se combine. Les grammaires
scolaires parlent donc encore dans ces cas-là de coordination. Mais il faut bien voir que si les morphèmes
ainsi utilisés en début de phrase sont des expansions du constituant avec lequel ils se combinent et
présentent un sens identique à celui qu’ils présentent dans le dernier constituant immédiat d’une véritable
coordination, la construction qu’ils forment directement n’entre pas du tout dans la même structure que
lorsqu’il y a véritablement coordination. De fait elle ne se combine pas avec d’autres constructions
appartenant au même paradigme, et n’entre donc pas dans une construction endocentrique bien spéciale,
dont tous les constituants immédiats appartiennent au même paradigme. Si l’on peut considérer que le
coordonnant en tête de phrase relie la phrase où il se trouve à la phrase précédente, il faut bien voir que le
lien qu’il établit alors est un lien sémantique et non un lien syntaxique entre constituants de même
paradigme. Si donc on entend définir syntaxiquement et structuralement les phénomènes syntaxiques, il
ne faut pas donner le même nom à ces deux structures aussi différentes. On définira donc la structure
coordinative comme une structure doublement endocentrique, c’est-à-dire une construction dont tous les
constituants immédiats appartiennent au même paradigme, et dont un des constituants immédiats au
moins a lui-même une structure endocentrique. Et l’on considérera que le morphème de cette dernière
construction endocentrique joue un rôle syntaxique de coordonnant. Par contre, lorsque la construction à
laquelle appartient le même morphème n’entre pas dans une construction de niveau supérieur dont tous
les constituants immédiats relèvent du même paradigme, on dira qu’il joue un rôle informatif de
connecteur. C’est en effet une expansion de P, qui, à la différence d’une extraposition ordinaire, ne fournit
pas le thème ou le support informatif de la phrase qui suit, mais qui relie le contenu de cette phrase à celui
de la phrase précédente, en spécifiant le type de relation logique ou référentielle dans laquelle la phrase
qu’il introduit se trouve par rapport au contenu ou à la situation de la phrase qui précède.
162 Si l’on considère que les notions de coordonnant et de connecteur correspondent à des fonctions
syntaxiques particulières, comment désigner la catégorie à laquelle appartient le morphème grammatical
qui est susceptible de remplir ces fonctions ? On ne peut pas dire que ce soit un adverbe ; car cela
minerait complètement la définition donnée de l’adverbe. Et cela même si des adverbes, comme les
adverbes de temps par exemple, peuvent remplir le rôle de connecteur. On pourrait parler de particule ;
mais il faudrait que cela corresponde à une véritable définition théorique. Ne serait-il pas préférable de
dire qu’il s’agit d’une sous-classe particulière de morphèmes relationnels ? Ce sont en effet des
morphèmes grammaticaux qui expriment une certaine relation soit logique soit discursive soit même
référentielle. Ils se distinguent des morphèmes relationnels dont il a été question plus haut par le fait
qu’ils forment avec le constituant avec lequel il se combine une construction endocentrique, alors que les
subordonnants ou les prépositions appartiennent à une construction exocentrique.

3. Pronom et participe

163 S'agit-il de deux nouvelles classes de morphèmes ?


a. Pronom

164 Depuis l’antiquité grecque, le pronom est considéré comme une partie du discours propre et reçoit
une définition qui explique son nom :
“Le pronom est un mot employé en place d’un nom, et qui indique des personnes définies” (Lallot,
1998,61).
165 Mais les grammairiens ne s’accordent pas sur les constituants qui méritent de faire partie de cette
classe de mots. Pour Denys le Thrace, il s’agissait seulement de ce que nous appelons les pronoms
personnels et les pronoms possessifs. Apollonios Dyscole y ajoutait les pronoms démonstratifs et
anaphoriques et les pronoms réfléchis. A cela nos grammaires ajoutent les pronoms interrogatifs, les
pronoms relatifs et les pronoms indéfinis. Ces trois derniers types de pronoms, et surtout le troisième, font
éclater la définition traditionnelle. Car on ne peut pas dire qu’ils soient mis à la place d’un nom ; et les
pronoms dits indéfinis ne sauraient évidemment indiquer des personnes définies.
166 Mais si on envisage les choses du point de vue du fonctionnement syntaxique, la reformulation de la
définition traditionnelle qu’a proposée un linguiste latiniste est particulièrement intéressante. Anton
Scherer a en effet défini les pronoms comme
“des mots qui en tant que constituants de phrase fonctionnent comme des substantifs <..>, mais qui à la
différence de ceux-ci n’indiquent pas un concept, mais plutôt orientent vers un point de référence”
(d’après Scherer, 20).
167 Il serait plus juste de dire qu’ils fonctionnent non pas comme des noms, mais comme des noms
déterminés, c’est-à-dire comme des syntagmes nominaux ou comme des noms propres. On pourra donc
les désigner à l’aide de l’étiquette de ProSN employée par les générativistes, qui est fonctionnellement
plus juste que l’appellation de pro-nom. Mais il ne faudra pas considérer, comme le font les
générativistes, que ce ProSN est une sous-catégorisation de SN. C’est en fait une sous-catégorisation de
ce que nous avons appelé CN (Constituant Nominal). Le ProSN et le Npr sont par conséquent les deux
modèles du paradigme du CN, c’est-à-dire que ce sont des constituants nominaux formés d’un seul
morphème, et non pas d’une combinaison de morphèmes. On ne peut donc pas dire que les pronoms ainsi
définis soient une nouvelle classe de morphèmes : ils appartiennent à la même classe de morphèmes que
les noms propres ou que les syntagmes nominaux.
168 Cependant tous les constituants personnels que la grammaire traditionnelle appelle pronoms ne sont
pas de ProSN. Il y a en effet deux sortes de “pronoms personnels” : ceux que certaines grammaires
qualifient d’atones, de non accentués, de conjoints ou de proclitiques, comme je, tu, il, etc., et ceux
qu’elles disent toniques, accentués ou disjoints, comme moi, toi, lui, etc. Seuls les pronoms personnels
toniques commutent avec un nom propre ou un syntagme nominal, et sont par conséquent des ProSN. Les
prétendus pronoms personnels atones ne sont, eux, que des expansions du verbe. Comme le dit justement
Denis Creissels,
“les « pronoms personnels conjoints » sont dans leurs propriétés combinatoires liés au verbe d’une façon
qui interdit de leur reconnaître le statut de constituants nominaux <..>, c’est-à-dire de les assimiler aux
noms propres. Il y a même de solides arguments pour considérer que ces « pronoms personnels conjoints
» sont en réalité des affixes du nom verbal au même titre que les morphèmes traditionnellement reconnus
comme « désinences personnelles du verbe »” (Creissels, 1995,23-24).
169 Ils appartiennent donc à une autre classe de morphèmes que les ProSN, à la classe des morphèmes
grammaticaux du verbe, c’est-à-dire des morphèmes qui se combinent avec le lexème verbal.

b. Participe

170 A la différence de nos grammaires, les auteurs anciens comme les grecs Denys le Thrace et
Apollonios Dyscole ou le romain Quintilien (cf. p. 78-79) voyaient dans le participe une partie du
discours spécifique :
“Le participe, disait Denys de Thrace, est un mot qui participe de la propriété des verbes et de celles des
noms. Il a les mêmes accidents que le nom et le verbe, à l’exception de la personne et du mode” (Lallot,
1998,59).
171 Mais resitué dans le cadre d’une analyse en morphèmes, le participe n’est nullement une classe de
morphèmes spéciale. Ce n’est que la combinaison d’un lexème verbal avec éventuellement des
morphèmes d’aspect ou de voix, et d’un morphème de subordination, qu’il se trouve dans une proposition
subordonnée avec sujet comme
Le beau temps revenant, nous pourrons reprendre nos sorties. La pluie ayant cessé, nous avons pu
reprendre notre route. Le silence (ayant été) rétabli, l’orateur prit la parole. (Dubois, Jouannon, Lagane,
1961,151)
172 ou dans un simple syntagme verbal subordonné comme
Approchant de Rome, les Carthaginois prirent peur L’orateur s’étant levé prit la parole.
173 Il ne s’agit nullement d’une nouvelle classe de morphèmes, puisque l’on a affaire à un lexème de la
classe des verbes et à un morphème fonctionnel. Par contre, au niveau syntagmatique, il s’agit
effectivement d’un type de mot particulier, qui réunit le signifiant d’un verbe et le signifiant d’un
morphème subordonnant.
174 On trouverait le même phénomène dans un autre type de mot que la grammaire scolaire ne considère
pourtant pas comme une partie du discours spéciale, à savoir la forme verbale à l’infinitif. Quand
l’infinitif est le signifiant d’un morphème, - ce qui n’est pas le cas dans les phrases avec auxiliaire,
comme
Je peux chanter. Je dois chanter
175 où l’infinitif est avec l’auxiliaire le signifiant discontinu d’un morphème grammatical se combinant
avec le verbe -, il est alors le signifiant d’un morphème fonctionnel de subordination, qu’il s’agisse de ce
que les grammaires scolaires considèrent plutôt injustement comme une subordonnée infinitive :
J’entends Pierre chanter dans la pièce voisine (Dubois, Joaunnon, Lagane, 1961,139)
176 ou de ce qu’elle considère comme un simple infinitif complément de verbe :
J’entends chanter dans la pièce voisine (Dubois, Joaunnon, Lagane, 1961, 139). Je veux aller à Rome.
177 Là aussi le rapprochement du lexème verbal et du morphème de subordination n’est qu’un fait
linéaire de mise en mots ; car, syntaxiquement, le morphème subordonnant ne concerne pas le verbe en
tant que tel, mais toute la proposition ou tout le syntagme verbal où il se trouve.

4. Interjection

178 Les grammaires scolaires admettent une partie du discours que les grammairiens grecs
n’envisageaient pas, à savoir la classe des interjections, c’est-à-dire des mots comme Oh ! , Hé l. Hélas !
Heu ! , Pouah ! , etc., qui servent à exprimer une émotion ou une réaction affective. Martinet dans
sa Grammaire fonctionnelle du français y voyait des “unités asyntaxiques”, “qui ne sont compatibles avec
les unités d’aucune des classes de monèmes” (Martinet, 1979, 148). D’autres, comme Tesnière ou André
Goosse, les considèrent comme un cas particulier de mot-phrase, c’est-à-dire comme des morphèmes qui
“jouent dans le discours le même rôle que des phrases entières” (Tesnière, 19662,95 ; cf. Grevisse-Goose,
199313,1565).
179 Mais le problème est de savoir si les prétendus mot-phrases forment bien une classe particulière de
morphèmes que l’on pourrait appeler les ProP, ou s’il ne s’agit pas d’un emploi particulier comme énoncé
d’un morphème qui appartiendrait à une classe de morphèmes particulière. De fait, les prétendus
mots-phrases comme oui, non, si, qui peuvent à eux seuls servir de réponse à une question, sont
considérés par la grammaire traditionnelle comme des adverbes d’opinion (cf. Wagner & Pinchon, 1962,
422-423), comparables à d’authentiques adverbes comme assurément, probablement, vraisemblablement,
assurément, sans doute, nullement, en aucune façon, etc. Ces adverbes pourraient occasionnellement,
comme n’importe quel autre lexème dit majeur, constituer à eux seuls un énoncé ; et on ne serait pas
surpris alors de les retrouver comme des constituants d’énoncé par exemple dans
Oui, je viens dans son temple adorer l’Eternel (Racine, Athalie, v. 1 ; cf. Andromaque, v. 1 et Iphigénie, v.
1)
Non, l’avenir n’est à personne ! (Hugo, Ch. du crép. V, 2).
180 De la même façon, les prétendues interjections peuvent être des constituants de phrase ou des
énoncés à eux seuls. Mais on ne peut guère dire qu’il s’agit d’adverbes particuliers. D semble néanmoins
préférable d’en faire une classe de morphèmes à part, moins à cause de leur fonctionnement qu’à cause de
leur valeur. Comme le disent parfois les grammaires, ce sont des morphèmes qui “se rapprochent du cri”
(Grevisse-Goosse, 199313, 1569) : ils visent plus à manifester une réaction subjective qu’à communiquer
un véritable sens. Et même, “certains, comme le rappelle justement André Goosse, expriment des
sentiments différents selon la situation. Ah ! par exemple « sert à marquer, suivant les cas, la joie, la
douleur, l’admiration, l’amour, etc. AH ! que je suis aise de vous voir ! AH ! que vous me faites mal !
AH ! que cela est beau ! Il ne sert quelquefois qu’à rendre la phrase plus expressive, plus animée. AH !
madame, gardez-vous de le croire » (Dict. de l’Acad)” (Grevisse-Goosse, 199313,1568).

5. Autres classes de morphèmes

181 Il existe des classes de morphèmes qui ne correspondent pas à des parties du discours de la tradition,
parce qu’il ne leur arrive pas, du moins dans les langues indo-européennes, d’avoir une indépendance
syntagmatique de mot. Ce sont tous les morphèmes grammaticaux qui servent d’expansions à un lexème.
On pourrait les appeler, comme le fait Martinet, des « modalités » (Martinet, 1979, 11-12), et parler de
modalités verbales, modalités nominales et modalités adjectivales. Mais il est probablement préférable
d’éviter ce terme dont le sens est fluctuant en linguistique.
182 Dans la classe des morphèmes qui servent d’expansions au verbe, nous avons déjà vu les morphèmes
personnels dits clitiques ou atones. Il faudrait ajouter, pour le français par exemple, les morphèmes de
temps comme l’imparfait, d’aspect comme l’« accompli », de mode comme le subjonctif de « volonté »,
de voix comme le « passif », et les morphèmes dont le signifiant discontinu contient un auxiliaire. Les
morphèmes de subordination dont le signifiant est l’infinitif ou le participe ne doivent pas être rangés
parmi ces morphèmes ; car ce ne sont pas des expansions syntaxiques du verbe. C’est seulement au
niveau linéaire de la chaîne syntagmatique qu’ils s’unissent au signifiant du lexème verbal pour former un
mot.
183 Parmi les morphèmes qui sont des expansions nominales, il y a le morphème de « pluralité », qui
suivant les langues se rattache linéairement au nom, au déterminant ou au syntagme nominal, le
morphème de sexe comme -esse « femelle » et le morphème de diminutif -ette. Parmi les expansions
d’adjectif ou d’adverbe, il y a les morphèmes correspondant à ce que les grammaires appellent
traditionnellement les comparatifs et les superlatifs, à savoir plus, moins, très, le plus, etc.

6. En conclusion

184 Aux 6 classes différentes de morphèmes lexicaux dites majeures, à savoir les Adv, les Adj, les Vintr-
et les Vtr, les Npr et les N, il faut ajouter la classe des ProSN et la classe des interjections, ainsi que deux
classes de morphèmes grammaticaux, à savoir les morphèmes fonctionnels et les morphèmes relationnels.
Parmi ces deux dernières classes, on distinguera différentes sous-classes, suivant la nature syntaxique du
constituant avec lequel les morphèmes grammaticaux se combinent. On aura ainsi les morphèmes
relationnels de la proposition que sont les subordonnants qui ont un contenu sémantique, les morphèmes
fonctionnels de la proposition que sont les subordonnants indiquant seulement la subordination, les
morphèmes relationnels du SN que sont les prépositions et certains cas qui
forment avec le SN un SAdv, les morphèmes fonctionnels du SN que sont les cas indiquant seulement une
fonction syntaxique, les morphèmes relationnels du N dits Déterminants qui constituent avec lui un SN,
les morphèmes relationnels qui sont des expansions de N, les morphèmes relationnels qui sont des
expansions d’Adj ou d’Adv et les morphèmes relationnels qui sont des expansions de V. A cela il faut
ajouter les morphèmes relationnels qui sont des expansions de toutes les classes de morphèmes ou de
constituants syntaxiques que sont les coordonnants, ou des expansions de proposition constituant
immédiat d’énoncé que sont les connecteurs.

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