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L'historiographie Du Siège de Leningrad
L'historiographie Du Siège de Leningrad
Gruszka Sarah. L’historiographie du siège de Leningrad. In: Revue des études slaves, tome 83, fascicule 1, 2012.
Alexandre Herzen (1812-1870). Son époque, sa postérité. pp. 269-281;
doi : https://doi.org/10.3406/slave.2012.8184
https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_2012_num_83_1_8184
PAR
SARAH GRUSZKA*
voir le travail étonnant d’un artiste dans les conditions terribles du siège (la
rémunération espérée se résumant à un simple repas), ainsi que d’autres détails
intéressants. Par exemple, la nécessité impérieuse d’une forme de détente
comme moyen de supporter la tension psychologique permanente provoquée
par les bombardements et les pénuries. Certains trouvent cette détente dans
la communication avec les autres, d’autres dans la tenue d’un journal (de
nombreux diaristes évoquent ainsi leur besoin d’écrire pour échapper aux
préoccupations quotidiennes jugées triviales, voire mesquines), d’autres
encore – comme Grjaznov et ses frères – dans la participation à des parties
de cartes effrénées. Ces formes de distraction ont un effet éminemment
salvateur : elles permettent d’éloigner la pensée obsédante de la nourriture et
d’écourter les sombres et froides soirées d’hiver ou même les longues heures
d’attente dans les abris anti-aériens. En outre, l’existence de ce journal et de
celui de son frère (que Koval´čuk a déjà publié dans son ouvrage Čelovek v
blokade : novye svidetel´stva), offre l’occasion probablement unique de
comparer la façon dont le blocus a été vécu et ressenti intimement par deux
membres de la même famille. Enfin, relevons la valeur annexe – mais tout
aussi intéressante – de ces deux livres, qui réside dans leur présentation : ils
sont un bel exemple de la façon la plus judicieuse de publier des journaux
intimes, avec une introduction qui permet de contextualiser le journal et
d’apporter des informations supplémentaires sur la biographie de l’auteur,
des notes de bas de pages tout à fait pertinentes, une façon intelligente
d’allier fidélité au texte original et lisibilité, et un index des noms propres et
géographiques.
Leningrad que son auteur s’y montre particulièrement franche dans ses juge-
ments, notamment politiques. Contrairement aux deux autres diaristes dont
nous parlerons par la suite, Šaporina s’est formée dans la Russie prérévolu-
tionnaire, au sein d’une famille noble et croyante de l’intelligentsia dont elle
conservera les valeurs toute sa vie. Cela explique sans doute les remarques
très acerbes à l’égard du pouvoir soviétique qui émaillent son journal, à
l’image de cette interrogation désespérée que nous citons bien qu’elle soit
postérieure de trois ans à la levée du siège de Leningrad : « Quand donc le
monde entier apprendra-t-il leurs crimes monstrueux ? Des millions de fusil-
lés, de gens qu’on a éreintés, à qui on a gâché la vie, des tortures les plus
raffinées… ». Si l’intérêt du journal de Ljubov´ Šaporina réside de manière
générale dans la relation de la vie quotidienne pendant le siège, l’une de ses
particularités est qu’à partir de la guerre, il fait état de propos antisémites
(sans même parler du passage où la diariste s’émerveille devant le génie
supposé d’Hitler) – on est là bien loin de l’image de Léningradois unis
comme une seule famille dans le combat contre la barbarie nazie. Cet aspect
corrobore les informations révélées par d’autres témoignages et travaux
d’historiens, selon lesquelles l’antisémitisme, largement mis en veilleuse
dans la société soviétique d’avant-guerre, se propagea à cette occasion – l’un
de ses leitmotivs, que l’on retrouve d’ailleurs chez Šaporina, consistant à
reprocher aux Juifs de se dérober à leurs responsabilités militaires en fuyant
à l’arrière et en occupant des places dans de confortables administrations4.
Ce thème avait déjà été amorcé par Nikita Lomagin dans son chapitre sur
« Les humeurs négatives dans Leningrad assiégé » (quatrième chapitre de
Neizvestnaja blokada), où il rapporte notamment les réflexions peu amènes
envers les Juifs que tient dans son journal intime une autre peintre russe,
Anna Ostroumova-Lebedeva, d’ailleurs amie de Šaporina.
Bien que son statut de journal intime soit ambigu et discutable, on peut
difficilement ne pas mentionner, dans ce point historiographique sur les
écrits personnels du siège de Leningrad, le texte remarquable de Lidija
Ginzburg (1902-1990), Zapiski blokadnogo čeloveka (notons que l’épineuse
traduction du titre a été éludée dans la version anglaise comme française :
Blockade diary et Journal du siège de Leningrad ). Écrites et retouchées
entre 1942, 1962 et 19835, ces notes saisissantes n’ont été publiées qu’en
1989 en U.R.S.S. Il est tout naturel que la révision actuelle de l’histoire du
siège de Leningrad ait impliqué une relecture des Zapiski, car ces carnets
4. Voir par exemple le livre brillant d’Orlando Figes, the Whisperers : private life in
Stalin’s Russia, London, Allen Lane, 2007 ; trad. fr. : les Chuchoteurs : vivre et survivre sous
Staline, Paris, Denoël, 2009, p. 478.
5. Ces dates de réécriture ne sont évidemment pas hasardeuses et correspondent à la sortie
de deux ouvrages-chocs : 1962 à Une journée d’Ivan Denissovitch d’Aleksandr Solženicyn, et
1983 à la publication de Блокадная книга d’Ales´ Adamovič et Daniil Granin.
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restent sans doute une des choses les plus fortes écrites sur cette tragédie.
Aussi viennent-ils de faire l’objet d’une réédition au sein d’un gros recueil
intitulé Proxodjaščie xaraktery : proza voennyx let ; Zapiski blokadnoko
čeloveka (Caractères de passage : prose des années de guerre ; Journal de
l’assiégé, 2011), et c’est pour nous l’occasion de revenir sur cet ouvrage
majeur. Dans ce « journal de l’assiégé », qui témoigne des talents de prose
de Ginzburg (ce qui a peut-être été sa véritable vocation, plus que la critique
littéraire), elle adopte une approche anthropologique du phénomène du siège
pour tenter d’en saisir l’essence. Son esprit fondamentalement analytique, en
cohérence avec sa pratique d’une critique formaliste, cherche à mettre au
jour les lois de fonctionnement de la (sur)vie dans Leningrad assiégé, et c’est
avec une objectivité presque scientifique qu’elle relate les expériences les plus
douloureuses et les plus intimes, sans concession aucune. La faim, par
exemple, ne donne pas lieu à des lamentations désespérées, comme dans
d’autres journaux ou témoignages du siège : elle est disséquée presque clini-
quement dans toutes ses manifestations physiologiques et psychologiques – à
l’exception peut-être de cette métaphore éloquente et savoureuse : « [La
faim] allait devenir un souci constant, toujours présent quelque part (comme
l’amour chez l’amant). » Ses questionnements sont multiples : quelles sont
les stratégies et les formes d’adaptation que l’homme du siège a développées
pour survivre ? Quelle est la frontière qui sépare l’homme de l’animal et
pourquoi certains l’ont franchie alors que d’autres ont su préserver leur
humanité ? Comment s’est opéré l’ajustement intellectuel à la souffrance ?
Comment les relations sociales, familiales, amicales ont-elles été transfor-
mées dans le contexte de la lutte pour la survie ? La notion de solidarité a-t-
elle un sens dans ces circonstances ? Quels enseignements peut-on tirer de
cette expérience de la dégradation ? Lidija Ginzburg procède méthodique-
ment, méticuleusement, démonte les mécanismes comme on démonte un
moteur, opère des classifications, rationalise, édicte des aphorismes, comme
si elle tendait à l’universalité. Elle s’intéresse aussi bien aux ménagères
qu’aux intellectuels, aux moindres détails de la vie quotidienne, jusqu’à la
cigarette russe qui, « par sa nature purement hédoniste », devint « une sorte
de vestige de la vie humaine ordinaire », un « moyen ultime de combler un
vide », d’« oublier son malheur ». Son objet de prédilection réside dans les
conversations de rues – entendues dans les queues devant les magasins, dans
les abris anti-aériens ou sur un palier de porte – qu’elle rapporte et analyse
impitoyablement (c’est bien là l’adverbe qui, à nos yeux, caractérise le plus
ces Zapiski et les rend inoubliables). Ce qui passionne Ginzburg, c’est
d’explorer l’état psychologique du Léningradois, caractérisé par une « para-
lysie totale de l’activité mentale, fermement soudée à des choses qui jadis
avaient occupé la place la plus vile dans la hiérarchie des valeurs » – la faim,
la recherche obsessionnelle de nourriture, la « véritable hystérie du pain », le
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froid… Sous la plume acerbe de Ginzburg, l’assiégé n’est plus cet homme
héroïque et vertueux que nous présentait – et nous présente encore – la
version officielle de l’histoire du siège de Leningrad : elle décèle en lui les
manifestations les plus imperceptibles de vices aussi variés que la vanité, la
rancœur, l’égoïsme, l’agressivité, l’impatience irritée, la vantardise, l’étalage
de savoir-faire, la rivalité hostile, l’indifférence… Relevons une citation qui
illustre bien, nous semble-t-il, le regard subtil et implacable, peut-être
choquant pour certains, qui fait toute l’originalité de Lidija Ginzburg dans la
masse des écrits sur le siège de Leningrad :
Entre proches, dans l’intimité, il était difficile de faire la différence
entre l’amour et la haine […]. Toutes les relations possibles, camaraderie,
respect, amitié, amour, tombaient comme des feuilles mortes, mais la
relation familiale restait indéfectible. Tordus de compassion ou de haine,
les gens rompaient le pain ensemble. Ils le partageaient en se maudissant,
et ils mouraient6 […]. La signification de la famille à nourrir était double
pour l’assiégé parti en chasse. Cette famille pouvait se révéler fatale,
parce que le chasseur devait partager, ce qui créait un perpétuel enfer de
violence, de remords, de cruauté et de pitié. Mais en même temps, cette
famille à la maison était le dernier élément éthique qui restât, le dernier
symbole social7.
L’introspection de Lidija Ginzburg est intrinsèquement liée à l’Histoire
et s’exprime plutôt en terme de « nous » (qui prend tour à tour les traits d’un
« Autre » – Otter – ou du traditionnel « N. ») que de « je », bien que les
horreurs décrites aient été vécues personnellement par Ginzburg.
seulement depuis 2009. Le journal que l’on découvre ici mériterait une étude
à part entière tant il est riche et édifiant. Le fait même d’avoir tenu un
journal avec une aussi surprenante sincérité, au-delà de toute prudence et de
toute peur, relève d’une audace insondable, d’un défi impensable quand on
sait l’épreuve traumatisante que furent pour elle les années de Grande
Terreur – arrestation selon l’article 58 (pour participation à une organisation
trotskiste-zinoviéviste et à un groupe terroriste), emprisonnement pendant
six mois comme « ennemi du peuple », coups des interrogateurs entraînant la
mort de l’enfant qu’elle portait, exécution de son premier mari (Boris
Kornilov) en 1938, etc. Est-ce là de l’inconscience face à la menace d’une
perquisition qui pouvait lui coûter la vie ? Une forme de courage, quand
d’autres s’empressaient de détruire les écrits qui risquaient de les compro-
mettre, ou du moins d’arracher quelques pages de leur journal, ou encore de
ne rien écrire dans les périodes de terreur, comme Kornej Čukovskij ? Le fait
est d’autant plus surprenant que le journal de Berggol´c est loin d’être
conformiste, ce n’est pas celui d’une Soviétique docile, orthodoxe, adhérant
sans réserve au système ou aspirant à en intégrer les valeurs, ainsi que nous
incite à le penser le tableau de journaux intimes des années 1930 présenté
par Jochen Hellbeck10. Pourtant, jusqu’alors, Ol´ga Berggol´c évoquait plutôt
une personnalité bien dans la ligne, membre du Parti, acceptée et même
louée par le pouvoir (n’a-t-elle pas reçu, entre autres médailles et ordres, le
prix Staline en 1951 ?), aux poèmes célébrant Leningrad comme « le berceau
de la Révolution ». Or, c’est une tout autre personne que nous révèle son
journal. Alors que les questions littéraires passent largement au second plan,
les réflexions subversives y abondent à chaque page, contre ce système
injuste, hypocrite, absurde, qui dévore ses enfants les plus fidèles. Elle
n’hésite pas à traiter les censeurs de salauds, de lâches et d’imbéciles, à
ériger le mensonge et la couardise en système à l’Union des écrivains, à
acquiescer quand Anna Axmatova lui dit détester Staline autant qu’Hitler, à
souligner le fossé grandissant entre l’État et le peuple, à exprimer sa honte
du pouvoir et du Parti, à énumérer amèrement la liste des personnes arrêtées
et exécutées dans son entourage, englouties par la Grande Terreur, ce
« crime monstrueux contre le peuple » [les traductions sont de nous]. La
question « À quoi bon ? » est récurrente dans ses notes. Certes, il arrive que
sa position soit ambiguë, Berggol´c semblant parfois conserver une certaine
foi dans les valeurs de l’Union soviétique. Ainsi on voit coexister dans son
journal des notes aussi contradictoires que : « Je serai fidèle jusqu’à ma mort
à la grande cause de Lénine, aussi ardue qu’elle soit ! » et « le pouvoir est
aux mains des offenseurs », « Ce système bureaucratique de fer paralyse
tout », ou encore « J’étouffe dans ce brouillard suffoquant d’hypocrisie et de
10. Voir Revolution on my mind : writing a diary under Staline (2006) ou ses divers articles
sur les journaux de la période de la Grande Terreur qu’il a étudiés.
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