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Revue des études slaves

L’historiographie du siège de Leningrad


Sarah Gruszka

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Gruszka Sarah. L’historiographie du siège de Leningrad. In: Revue des études slaves, tome 83, fascicule 1, 2012.
Alexandre Herzen (1812-1870). Son époque, sa postérité. pp. 269-281;

doi : https://doi.org/10.3406/slave.2012.8184

https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_2012_num_83_1_8184

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L E PO IN T S U R L A Q U ES TIO N

L’HISTORIOGRAPHIE DU SIÈGE DE LENINGRAD

PAR

SARAH GRUSZKA*

Depuis l’effondrement de l’U.R.S.S. et l’ouverture des archives, l’écriture


de l’histoire du siège de Leningrad a connu de profonds bouleversements.
Ces dernières années en particulier, la publication de plusieurs ouvrages a
considérablement enrichi notre connaissance de cette page tragique de
l’histoire de l’Union soviétique, sur laquelle l’emprise de la version officielle
– épique –, imposée au moment même de la guerre, a pendant longtemps
empêché, d’une part, les historiens de faire la lumière sur la réalité des évé-
nements et contraint, d’autre part, les survivants à faire silence sur les phéno-
mènes qui ne relevaient pas de l’héroïsme et qui étaient donc non seulement
jugés indignes d’être dits, mais aussi d’être entendus par un Homo sovieticus
doté des plus nobles qualités morales.
Parmi ces ouvrages, certains méritent d’être cités en raison de leur
approche originale et novatrice1. Il s’agit en premier lieu de la parution, en
2004, de Blokadnye dnevniki i dokumenty (Journaux et documents du siège),
sous la direction de Stanislav Bernev et Sergej Černov. Les auteurs ont eu le
rare privilège d’avoir accès aux archives du FSB de Leningrad, ce qui leur a
permis de dénicher des journaux intimes de personnes arrêtées et fusillées
après la guerre en partie sur la base de remarques contenues dans leurs
cahiers et considérées comme antisoviétiques. Ces précieux documents vont à
l’encontre de la version officielle qui présentait une population unie dans son
patriotisme et dans sa lutte contre l’ennemi commun et confirment la thèse
de Nikita Lomagin qui, dans son étude incontournable Neizvestnaja blokada
(le Siège inconnu) publiée en 2002, s’est attaché à révéler l’importance des

* Étudiante en master à l’université Paris-Sorbonne.


1. Notre présentation ne prétend pas à l’exhaustivité, nous n’évoquerons que les livres que
nous avons été amenée à lire ou parcourir parce qu’ils nous semblaient présenter un intérêt
particulier pour notre sujet. À ce propos, mentionnons également l’édition en français du
témoignage d’Alexandre Werth, Leningrad, 1943, Paris, Tallandier, 2010, avec une intro-
duction de Nicolas Werth, qui constitue une bonne mise au point historiographique, p. 9-32.

Revue des études slaves, Paris, LXXXIII/1, 2012, p. 269-281.


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sentiments peu orthodoxes d’une partie de la population léningradoise – on


se rappelle le choc provoqué par les extraits du journal de Lidija Osipova
insérés à la fin de l’ouvrage, quand celle-ci appelle de tous ses vœux
l’arrivée des Allemands dans la ville.
En 2006, c’est toute une relecture de la mémoire du siège que nous
propose Lisa Kirschenbaum dans son ouvrage clé the Legacy of the siege of
Leningrad, 1941-1945 : myth, memories, and monuments publié à New York.
Jusqu’ici, il n’y avait eu étonnamment aucune étude sur la question, à
l’exception d’une thèse soutenue en 2002 à l’E.H.E.S.S. par Éléonora
Martino-Fristot, dont le principal intérêt est sans doute d’avoir ouvert des
pistes. L’ouvrage de Kirschenbaum permet donc de combler un vide histo-
riographique en s’attaquant à la question particulièrement complexe de la
mémoire du siège, autrement dit en s’attachant consciencieusement à retra-
cer, dans le demi-siècle qui sépare le début de la guerre germano-soviétique
de la fin de l’U.R.S.S., la façon dont les personnes qui ont survécu au siège,
d’une part, et l’État, d’autre part, s’en sont souvenues et l’ont raconté. Il
soulève toute l’ambivalence de la mémoire dans ses manifestations, ses
enjeux, ses interpénétrations qui remettent en cause une apparente dichoto-
mie trop simpliste entre mémoire officielle héroïque et mémoire individuelle
tragique.
Au vu de son approche inédite, un autre ouvrage mérite d’être cité :
Pamjat´ o blokade : svidetel´stva očevidcev i istoričeskoe soznanie obščestva :
materialy i issledovanija issledovanija (la Mémoire du siège : témoignages et
conscience historique de la société : matériau et recherches), paru en 2006
sous la direction de Marina Loskutova. Inclus dans un projet plus large initié
par le Centre d’histoire orale de l’Université européenne de Saint-Pétersbourg,
cet ouvrage présente des entretiens intelligemment menés avec des repré-
sentants de deux générations de Léningradois : celle des blokadniki et celle
de leurs enfants. Rarement les récits oraux des survivants du siège avaient
trouvé une place aussi centrale dans des publications, à l’exception du
fameux Blokadnaja kniga (le Livre du siège) d’Ales´ Adamovič et Daniil
Granin paru en 1982 mais que les auteurs avaient dû (censure et autocensure
obligent) purger de tout ce qui constituait encore à l’époque un tabou –
comme le cannibalisme, le commerce de chair humaine, les vols, les spécu-
lations, les inégalités devant le rationnement et l’évacuation, etc. Le livre
Pamjat´ o blokade propose même gracieusement, à l’intention de tout lecteur
intéressé à poursuivre ce travail d’interviews – dans un contexte d’urgence,
puisque les blokadniki sont de moins en moins nombreux –, une grille de
questions types à poser.
Plus récemment, une autre initiative mérite d’être saluée : celle de
Daniil Granin – dont l’intérêt pour l’histoire du blocus est toujours vivace –
de réunir à Saint-Pétersbourg des chercheurs venus de Russie, d’Allemagne,
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de Finlande, des États-Unis et de Grande-Bretagne, afin de discuter de


certaines questions plus ou moins problématiques de l’histoire de Leningrad
pendant les années de la Seconde Guerre mondiale. Le but affiché était de
commencer à établir un espace commun de recherche sur l’une des périodes
les plus tragiques du XXe siècle – encore amplement méconnue en Occident,
en comparaison par exemple de la bataille de Stalingrad. L’idée de Granin
avait été motivée en partie par le constat que les recherches menées en Russie
sur le sujet étaient encore trop lacunaires car dominées par les stéréotypes du
passé, et il regrettait que ses collègues russes ne prennent presque jamais en
considération les travaux faits à l’étranger. Ainsi, en septembre 2007, eut
lieu un colloque de chercheurs à l’Institut d’histoire de Saint-Pétersbourg
(Académie des sciences de Russie), auquel prirent part des historiens d’écoles
et de traditions diverses, des archivistes, des hommes politiques et des jour-
nalistes. Les actes du colloque ont été rassemblés dans l’ouvrage Bitva za
Leningrad : diskussionnye problemy : po materialam meždunarodnoj naučno-
praktičeskoj konferencii «Blokada Leningrada : spornoe i besspornoe» (la
Bataille de Leningrad : questions polémiques : matériaux du colloque interna-
tional « Le siège de Leningrad : ce qui est discutable et ce qui ne l’est pas »),
publié en 2009. On y trouve des articles portant aussi bien sur les aspects
militaires de la défense de Leningrad ou de la stratégie des Allemands que
sur le quotidien des habitants dans la ville assiégée. Les thématiques, tout
récemment abordées dans l’historiographie du blocus, des « humeurs »
(nastroenija) des citoyens soviétiques et du contrôle politique du NKVD qui,
même au cœur de la famine de l’hiver 1941-1942, n’a jamais cessé de pro-
céder à des arrestations et des exécutions, font l’objet d’exposés très instruc-
tifs de la part des spécialistes de ces questions, l’Américain Richard Bidlack
et le Russe Nikita Lomagin. Ils s’interrogent notamment sur les manifesta-
tions, les dynamiques et l’étendue des protestations des Léningradois. Men-
tionnons enfin l’article de l’historien Sergej Jakov « “Pišite sirotam” : Lenin-
gradskaja sem´ja v 1941-1942 gg. : sostradanie, utešenie, ljubov´ » (« Écri-
vez aux orphelins » : La famille léningradoise en 1941-1942 : compassion,
consolation, amour), tentative ambitieuse d’expliquer les facteurs qui ont
permis à certains de survivre – une question centrale dans l’histoire du siège,
et non résolue à ce jour. Selon l’auteur, l’éthique familiale (semejnaja ètika)
a constitué un des facteurs décisifs de la survie, autrement dit la capacité à
conserver, dans les conditions dramatiques de famine, de froid, de peur, de
doutes, des principes moraux tels que la compassion et l’amour pour ses
proches. Ce postulat trouve son développement dans le livre que Jarov vient
de publier (2011), sous le titre éloquent de Blokadnaja ètika : predstavlenija
o morali v Leningrade v 1941-1942 gg. (l’Éthique du siège : représentations
de la morale à Leningrad en 1941-1942) Il y analyse, notamment à l’appui
de journaux intimes inédits dénichés dans les archives, les manifestations de
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sentiments aussi nobles que la justice, l’honneur, la charité, l’entraide, la


gratitude, dans des conditions qui ne s’y prêtent pas vraiment, celles de la
dégradation des valeurs morales consécutive aux privations du siège. Ces
recherches contribuent à notre compréhension de la psychologie de « l’homme
du siège » (pour reprendre l’expression de Lidija Ginzburg, voir plus loin) et
trouvent une place de choix, toute en nuances, entre, d’un côté, l’historio-
graphie soviétique qui célébrait exclusivement les hautes vertus du Lénin-
gradois assiégé – courage, héroïsme, solidarité à toute épreuve, sens du
sacrifice – et, de l’autre, une nouvelle « mode » toute aussi manichéenne (et
quelque peu teintée de perversité spectaculaire), consistant, comme pour
pimenter le récit du siège, à insister lourdement sur les cas de cannibalisme.
Comme le souhaite Daniil Granin dans son introduction, on ne peut
qu’espérer que de telles discussions internationales connaissent de futurs
prolongements.

PANORAMA DES PUBLICATIONS RÉCENTES


DE JOURNAUX INTIMES DE LA PÉRIODE DU SIÈGE DE LENINGRAD

Dans le bouillonnement historiographique relatif au siège de Leningrad,


une place à part doit être accordée à la publication de journaux intimes dont
on reconnaît de plus en plus la valeur historique, voire littéraire. Divers
extraits de journaux émaillent depuis longtemps les ouvrages consacrés au
siège, mais sans que le lecteur ait pu avoir accès à leur intégralité – ou tout
du moins aux passages concernant les années 1941-1944 dans leur conti-
nuité. Seuls quelques journaux intimes publiés pendant l’époque soviétique
étaient disponibles dans leur entier, quoique la censure les ait en partie
mutilés. Mais il s’agissait bien souvent de carnets d’écrivains (Vera Inber,
Vsevolod Višnevskij, Pavel Luknickij…) dont on pouvait douter de la pureté
de l’intention diaristique, au sens où une future publication avait probable-
ment été envisagée dès le départ. Le fait que les diaristes aient nécessaire-
ment modelé leurs propos pour être conformes à la ligne générale retire une
grande partie de l’intérêt de ces journaux (sauf justement s’ils sont envisagés
sous cet angle), leur valeur habituelle résidant précisément – même si c’est
parfois une illusion – dans le caractère spontané, intime, authentique du
contenu. En revanche, les écrits personnels de citoyens ordinaires n’avaient
jamais fait l’objet de publications séparées ; ils moisissaient le plus souvent
dans les archives ou dans les débarras des descendants de leurs auteurs (il y a
quelques années, un journal intime a même été retrouvé, par un heureux
hasard, dans les poubelles d’une arrière-cour…).
Récemment, cependant, dans le contexte d’une nouvelle appréhension
de l’histoire du blocus, d’une part, et de l’intérêt croissant des chercheurs
occidentaux pour les journaux intimes de l’époque soviétique, d’autre part
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(cf. les travaux de Véronique Garros, Jochen Hellbeck, Irina Paperno…),


diverses maisons d’édition ont entrepris de publier les journaux de citoyens
ordinaires tenus pendant le siège de Leningrad. Citons la parution, en 2009,
de Pamjatka o Velikoj Otečestvennoj vojne : blokadnye zametki, 1941-
1942 gg. (Mémoire de la Grande Guerre patriotique : notes du siège, 1941-
1942), journal du peintre Vladimir Vladimirov dont le manuscrit se trouve à
la Bibliothèque nationale de Russie. Ou encore, à l’occasion des soixante-dix
ans du début du siège (en septembre 2011), la publication du journal de Lena
Muxina2 sous le titre Soxrani moju pečal´nuju istoriju… : blokadnyj dnevnik
(Conserve ma triste histoire… : journal du siège). Il s’agit du seul journal
d’adolescent du siège publié à ce jour. La diariste, alors jeune étudiante, a
tenu ses notes de mai 1941 à mai 1942 jusqu’à son évacuation. Son journal
oscille entre l’évocation du monde douillet de l’enfance et de ses rêves, et la
dure réalité des temps de guerre où elle voit mourir ses proches les uns après
les autres. Il présente également un intérêt par les stratégies narratives mises
en œuvre pour oublier les drames du quotidien ; ainsi, à partir du printemps
1942, Lena décide de passer à la troisième personne dans son journal,
opérant de fait une sorte de dédoublement qui traduit une volonté évidente
de prendre de la distance avec ce moi en pleine déchéance physique et
psychologique.
Bien qu’il ne s’agisse pas d’un journal intime stricto sensu, mentionnons
au passage la réédition, en 2011, du petit livre de souvenirs de Ljudmila
Èl´jašova, Moj blokadnyj universitet (Mon université du siège, paru ini-
tialement en 2005). Elle y rapporte de larges citations du journal qu’elle a
tenu pendant le siège et dont, débordante de sagesse, de curiosité et de
vivacité d’esprit du haut de ses quatre-vingt-dix ans, elle a eu la gentillesse
de nous montrer, en mars 2012, le manuscrit. Elle aussi était étudiante au
moment du siège et vouait une grande admiration à son professeur, l’éco-
nomiste Aleksandr Voznesenskij, dont l’arrestation – dans le cadre de
« l’Affaire de Leningrad » – et l’exécution en 1950 restent pour elle un des
épisodes les plus tragiques de sa vie. L’entrée la plus mémorable de son
journal intime est sans doute celle qui suit l’attaque de l’armée allemande ;
en effet, six jours après, le 28 juin 1941, loin de l’angoisse dans laquelle est
censé être plongé le pays, on peut lire : « Я счастлива, я счастлива, я
счастлива » (Je suis heureuse, je suis heureuse, je suis heureuse). Cela
rappellerait presque la fameuse et déconcertante entrée de Louis XVI le
14 juillet 1789 : « RIEN ». Sauf que la jeune Ljudmila, tout occupée à dire
son amour secret pour un bel étudiant, n’est pas, elle, en charge des affaires
du monde. Ainsi, à côté des grands événements étatiques, la vie continue et

2. Le manuscrit se trouve depuis 1962 aux Archives centrales nationales de documents


historiques et politiques de Saint-Pétersbourg (Central´nyj gosudarstvennyj arxiv istoriko-
političeskix dokumentov – CGAIPD).
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la micro-histoire suit une trajectoire qui n’épouse pas nécessairement les


grandes directions que le pouvoir veut, uniformément, faire prendre à son
peuple.
Parmi ces publications de journaux intimes, une initiative mérite notre
attention : celle de l’Institut d’histoire de Saint-Pétersbourg, sous la direction
de l’un des spécialistes russes de l’histoire du siège de Leningrad, Valentin
Koval´čuk, auteur notamment de 900 dnej blokady : Leningrad 1941-1944
(900 jours de siège : Leningrad 1941-1944, 2005) et de Čelovek v blokade :
novye svidetel´stva (l’Homme dans le siège : nouveaux témoignages, 2008).
Dans le cadre d’un projet qui porte le titre éloquent de « Le siège sans
coupures ni retouches », il entreprend de publier, aux éditions Nestor-Istorija
de Saint-Pétersbourg, des journaux trouvés dans les archives publiques ou
privées, car il considère que ces écrits personnels sont une source incontour-
nable pour appréhender l’histoire du blocus. Selon lui, les documents
d’archives secs et abstraits de données chiffrées et factuelles qu’emploient
parfois exclusivement les historiens dans leurs ouvrages sur le siège de
Leningrad ne permettent pas d’approcher l’individu (toujours ce fameux
« blokadnyj čelovek »), ni même d’avoir une petite idée du courage et de la
tragédie qui faisaient le quotidien des Léningradois. Depuis trois ans, deux
volumes sont déjà sortis dans la collection « Zapiski blokadnogo Lenin-
grada » (Journaux du siège de Leningrad), présentés et annotés par
Koval´čuk : le journal de Feodosij Grjaznov, comédien qui participait à des
représentations théâtrales sur le front de Leningrad, dans les hôpitaux et dans
un théâtre de la ville assiégée, et celui de l’ingénieur Irina Zelenskaja. Les
deux livres ont chacun pour titre une citation emblématique extraite des
journaux intimes qu’ils contiennent, soulignant la volonté de Koval´čuk de
laisser la parole aux diaristes : Doživjem li my do tišini… (Survivrons-nous
jusqu’au silence…) pour le premier (2009), et Ja ne sdamsja do posled-
nego… (Je tiendrai jusqu’au bout…) pour le second (2010).
Ces journaux offrent la merveilleuse occasion de s’imprégner de l’état
d’esprit d’un homme ordinaire en des temps critiques. L’une des preuves que
Koval´čuk avance pour authentifier ces textes dans leur contemporanéité aux
événements (il arrivait parfois qu’un Léningradois écrive rétrospectivement
un « journal » du siège, reconstitué, dès le lendemain de la guerre ou plus
tard) réside dans le changement d’écriture évident entre les notes précédant
l’hiver 1941-1942 et celles prises pendant ces mois de famine, cette modifi-
cation reflétant la détérioration de l’état physique du diariste. Cette précision
montre l’importance d’avoir accès aux manuscrits dans l’étude des journaux
intimes.

Le journal personnel de Grjaznov (un des rares carnets tenus par un


homme dans cette société du siège essentiellement féminine) nous donne à
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voir le travail étonnant d’un artiste dans les conditions terribles du siège (la
rémunération espérée se résumant à un simple repas), ainsi que d’autres détails
intéressants. Par exemple, la nécessité impérieuse d’une forme de détente
comme moyen de supporter la tension psychologique permanente provoquée
par les bombardements et les pénuries. Certains trouvent cette détente dans
la communication avec les autres, d’autres dans la tenue d’un journal (de
nombreux diaristes évoquent ainsi leur besoin d’écrire pour échapper aux
préoccupations quotidiennes jugées triviales, voire mesquines), d’autres
encore – comme Grjaznov et ses frères – dans la participation à des parties
de cartes effrénées. Ces formes de distraction ont un effet éminemment
salvateur : elles permettent d’éloigner la pensée obsédante de la nourriture et
d’écourter les sombres et froides soirées d’hiver ou même les longues heures
d’attente dans les abris anti-aériens. En outre, l’existence de ce journal et de
celui de son frère (que Koval´čuk a déjà publié dans son ouvrage Čelovek v
blokade : novye svidetel´stva), offre l’occasion probablement unique de
comparer la façon dont le blocus a été vécu et ressenti intimement par deux
membres de la même famille. Enfin, relevons la valeur annexe – mais tout
aussi intéressante – de ces deux livres, qui réside dans leur présentation : ils
sont un bel exemple de la façon la plus judicieuse de publier des journaux
intimes, avec une introduction qui permet de contextualiser le journal et
d’apporter des informations supplémentaires sur la biographie de l’auteur,
des notes de bas de pages tout à fait pertinentes, une façon intelligente
d’allier fidélité au texte original et lisibilité, et un index des noms propres et
géographiques.

À côté de ces publications de journaux d’hommes et de femmes


inconnus, les écrits personnels de personnages plus célèbres ont également
retenu notre attention. Il s’agit de trois femmes du monde des arts et de la
littérature : Lidija Ginzburg, Ol´ga Berggol´c et Ljubov´ Šaporina. Aucune
des trois ne fit partie de ces privilégiés qui passèrent les années de siège sans
souffrir de la moindre privation ; il suffit de rappeler que la première perdit
sa mère et la deuxième son mari.
Évoquons, tout d’abord, la publication récente en deux volumes du
journal de Ljubov´ Šaporina (1879-1967), fondatrice du premier théâtre de
Marionnettes soviétique3. Bien que le journal dépasse largement les bornes
chronologiques de la Seconde Guerre mondiale, puisqu’elle l’a tenu pendant
presque toute sa longue vie (précisément entre 1898 et 1967), il constitue un
apport d’autant plus précieux à l’étude des journaux intimes du siège de
3. Дневник, Moskva, Novoe literaturnoe obozrenie, 2011. Les manuscrits sont conservés à
la Bibliothèque nationale russe et à l’Institut de littérature russe (Maison Pouchkine). Des
extraits avaient déjà été publiés en 1997 dans Intimacy and Terror, de Véronique Garros et
Natalia Korenevskaja, ainsi qu’en 2002 dans Writing the Siege of Leningrad : women’s
diaries, memoirs and documentary prose, de Cynthia Simmons et Nina Perlina.
276 SARAH GRUSZKA

Leningrad que son auteur s’y montre particulièrement franche dans ses juge-
ments, notamment politiques. Contrairement aux deux autres diaristes dont
nous parlerons par la suite, Šaporina s’est formée dans la Russie prérévolu-
tionnaire, au sein d’une famille noble et croyante de l’intelligentsia dont elle
conservera les valeurs toute sa vie. Cela explique sans doute les remarques
très acerbes à l’égard du pouvoir soviétique qui émaillent son journal, à
l’image de cette interrogation désespérée que nous citons bien qu’elle soit
postérieure de trois ans à la levée du siège de Leningrad : « Quand donc le
monde entier apprendra-t-il leurs crimes monstrueux ? Des millions de fusil-
lés, de gens qu’on a éreintés, à qui on a gâché la vie, des tortures les plus
raffinées… ». Si l’intérêt du journal de Ljubov´ Šaporina réside de manière
générale dans la relation de la vie quotidienne pendant le siège, l’une de ses
particularités est qu’à partir de la guerre, il fait état de propos antisémites
(sans même parler du passage où la diariste s’émerveille devant le génie
supposé d’Hitler) – on est là bien loin de l’image de Léningradois unis
comme une seule famille dans le combat contre la barbarie nazie. Cet aspect
corrobore les informations révélées par d’autres témoignages et travaux
d’historiens, selon lesquelles l’antisémitisme, largement mis en veilleuse
dans la société soviétique d’avant-guerre, se propagea à cette occasion – l’un
de ses leitmotivs, que l’on retrouve d’ailleurs chez Šaporina, consistant à
reprocher aux Juifs de se dérober à leurs responsabilités militaires en fuyant
à l’arrière et en occupant des places dans de confortables administrations4.
Ce thème avait déjà été amorcé par Nikita Lomagin dans son chapitre sur
« Les humeurs négatives dans Leningrad assiégé » (quatrième chapitre de
Neizvestnaja blokada), où il rapporte notamment les réflexions peu amènes
envers les Juifs que tient dans son journal intime une autre peintre russe,
Anna Ostroumova-Lebedeva, d’ailleurs amie de Šaporina.

Bien que son statut de journal intime soit ambigu et discutable, on peut
difficilement ne pas mentionner, dans ce point historiographique sur les
écrits personnels du siège de Leningrad, le texte remarquable de Lidija
Ginzburg (1902-1990), Zapiski blokadnogo čeloveka (notons que l’épineuse
traduction du titre a été éludée dans la version anglaise comme française :
Blockade diary et Journal du siège de Leningrad ). Écrites et retouchées
entre 1942, 1962 et 19835, ces notes saisissantes n’ont été publiées qu’en
1989 en U.R.S.S. Il est tout naturel que la révision actuelle de l’histoire du
siège de Leningrad ait impliqué une relecture des Zapiski, car ces carnets

4. Voir par exemple le livre brillant d’Orlando Figes, the Whisperers : private life in
Stalin’s Russia, London, Allen Lane, 2007 ; trad. fr. : les Chuchoteurs : vivre et survivre sous
Staline, Paris, Denoël, 2009, p. 478.
5. Ces dates de réécriture ne sont évidemment pas hasardeuses et correspondent à la sortie
de deux ouvrages-chocs : 1962 à Une journée d’Ivan Denissovitch d’Aleksandr Solženicyn, et
1983 à la publication de Блокадная книга d’Ales´ Adamovič et Daniil Granin.
L’HISTORIOGRAPHIE DU SIÈGE DE LENINGRAD 277

restent sans doute une des choses les plus fortes écrites sur cette tragédie.
Aussi viennent-ils de faire l’objet d’une réédition au sein d’un gros recueil
intitulé Proxodjaščie xaraktery : proza voennyx let ; Zapiski blokadnoko
čeloveka (Caractères de passage : prose des années de guerre ; Journal de
l’assiégé, 2011), et c’est pour nous l’occasion de revenir sur cet ouvrage
majeur. Dans ce « journal de l’assiégé », qui témoigne des talents de prose
de Ginzburg (ce qui a peut-être été sa véritable vocation, plus que la critique
littéraire), elle adopte une approche anthropologique du phénomène du siège
pour tenter d’en saisir l’essence. Son esprit fondamentalement analytique, en
cohérence avec sa pratique d’une critique formaliste, cherche à mettre au
jour les lois de fonctionnement de la (sur)vie dans Leningrad assiégé, et c’est
avec une objectivité presque scientifique qu’elle relate les expériences les plus
douloureuses et les plus intimes, sans concession aucune. La faim, par
exemple, ne donne pas lieu à des lamentations désespérées, comme dans
d’autres journaux ou témoignages du siège : elle est disséquée presque clini-
quement dans toutes ses manifestations physiologiques et psychologiques – à
l’exception peut-être de cette métaphore éloquente et savoureuse : « [La
faim] allait devenir un souci constant, toujours présent quelque part (comme
l’amour chez l’amant). » Ses questionnements sont multiples : quelles sont
les stratégies et les formes d’adaptation que l’homme du siège a développées
pour survivre ? Quelle est la frontière qui sépare l’homme de l’animal et
pourquoi certains l’ont franchie alors que d’autres ont su préserver leur
humanité ? Comment s’est opéré l’ajustement intellectuel à la souffrance ?
Comment les relations sociales, familiales, amicales ont-elles été transfor-
mées dans le contexte de la lutte pour la survie ? La notion de solidarité a-t-
elle un sens dans ces circonstances ? Quels enseignements peut-on tirer de
cette expérience de la dégradation ? Lidija Ginzburg procède méthodique-
ment, méticuleusement, démonte les mécanismes comme on démonte un
moteur, opère des classifications, rationalise, édicte des aphorismes, comme
si elle tendait à l’universalité. Elle s’intéresse aussi bien aux ménagères
qu’aux intellectuels, aux moindres détails de la vie quotidienne, jusqu’à la
cigarette russe qui, « par sa nature purement hédoniste », devint « une sorte
de vestige de la vie humaine ordinaire », un « moyen ultime de combler un
vide », d’« oublier son malheur ». Son objet de prédilection réside dans les
conversations de rues – entendues dans les queues devant les magasins, dans
les abris anti-aériens ou sur un palier de porte – qu’elle rapporte et analyse
impitoyablement (c’est bien là l’adverbe qui, à nos yeux, caractérise le plus
ces Zapiski et les rend inoubliables). Ce qui passionne Ginzburg, c’est
d’explorer l’état psychologique du Léningradois, caractérisé par une « para-
lysie totale de l’activité mentale, fermement soudée à des choses qui jadis
avaient occupé la place la plus vile dans la hiérarchie des valeurs » – la faim,
la recherche obsessionnelle de nourriture, la « véritable hystérie du pain », le
278 SARAH GRUSZKA

froid… Sous la plume acerbe de Ginzburg, l’assiégé n’est plus cet homme
héroïque et vertueux que nous présentait – et nous présente encore – la
version officielle de l’histoire du siège de Leningrad : elle décèle en lui les
manifestations les plus imperceptibles de vices aussi variés que la vanité, la
rancœur, l’égoïsme, l’agressivité, l’impatience irritée, la vantardise, l’étalage
de savoir-faire, la rivalité hostile, l’indifférence… Relevons une citation qui
illustre bien, nous semble-t-il, le regard subtil et implacable, peut-être
choquant pour certains, qui fait toute l’originalité de Lidija Ginzburg dans la
masse des écrits sur le siège de Leningrad :
Entre proches, dans l’intimité, il était difficile de faire la différence
entre l’amour et la haine […]. Toutes les relations possibles, camaraderie,
respect, amitié, amour, tombaient comme des feuilles mortes, mais la
relation familiale restait indéfectible. Tordus de compassion ou de haine,
les gens rompaient le pain ensemble. Ils le partageaient en se maudissant,
et ils mouraient6 […]. La signification de la famille à nourrir était double
pour l’assiégé parti en chasse. Cette famille pouvait se révéler fatale,
parce que le chasseur devait partager, ce qui créait un perpétuel enfer de
violence, de remords, de cruauté et de pitié. Mais en même temps, cette
famille à la maison était le dernier élément éthique qui restât, le dernier
symbole social7.
L’introspection de Lidija Ginzburg est intrinsèquement liée à l’Histoire
et s’exprime plutôt en terme de « nous » (qui prend tour à tour les traits d’un
« Autre » – Otter – ou du traditionnel « N. ») que de « je », bien que les
horreurs décrites aient été vécues personnellement par Ginzburg.

Enfin, la troisième personnalité dont le journal intime vient de faire


l’objet d’une publication est la poétesse Ol´ga Berggol´c (1910-1975), celle
que l’on surnomme « la muse de Leningrad » ou « la voix de la ville assié-
gée » et dont les vers sont devenus emblématiques du siège (le célèbre
« Personne n’est oublié, rien n’est oublié8 », inscrit sur le mur du mémorial,
Piskarevskoe memorial´noe kladbišče, à Saint-Pétersbourg). Le recueil Olga :
journal interdit 9, publié en 2010 à l’occasion des cent ans de la naissance de
Berggol´c, rassemble des documents en partie inédits (à sa mort, ses archives
avaient été confisquées par le pouvoir et conservées dans un specxran, en
partie déjà édités dans des revues ou des ouvrages précédents : ses journaux
intimes entre 1939 et 1949, des poèmes, des lettres et des extraits de son
dossier d’instruction (1938-1939) tirés des archives du FSB et accessibles

6. Journal du siège de Leningrad, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 27 (la dernière


réédition française de cet ouvrage date de 2006).
7. Ibid., p. 110.
8. « Никто не забыт, ничто не забыто. »
9. Ольга : запретный дневник, éd. Natal´ja Sokolovskaja, Sankt-Peterburg, Azbuka,
2010.
L’HISTORIOGRAPHIE DU SIÈGE DE LENINGRAD 279

seulement depuis 2009. Le journal que l’on découvre ici mériterait une étude
à part entière tant il est riche et édifiant. Le fait même d’avoir tenu un
journal avec une aussi surprenante sincérité, au-delà de toute prudence et de
toute peur, relève d’une audace insondable, d’un défi impensable quand on
sait l’épreuve traumatisante que furent pour elle les années de Grande
Terreur – arrestation selon l’article 58 (pour participation à une organisation
trotskiste-zinoviéviste et à un groupe terroriste), emprisonnement pendant
six mois comme « ennemi du peuple », coups des interrogateurs entraînant la
mort de l’enfant qu’elle portait, exécution de son premier mari (Boris
Kornilov) en 1938, etc. Est-ce là de l’inconscience face à la menace d’une
perquisition qui pouvait lui coûter la vie ? Une forme de courage, quand
d’autres s’empressaient de détruire les écrits qui risquaient de les compro-
mettre, ou du moins d’arracher quelques pages de leur journal, ou encore de
ne rien écrire dans les périodes de terreur, comme Kornej Čukovskij ? Le fait
est d’autant plus surprenant que le journal de Berggol´c est loin d’être
conformiste, ce n’est pas celui d’une Soviétique docile, orthodoxe, adhérant
sans réserve au système ou aspirant à en intégrer les valeurs, ainsi que nous
incite à le penser le tableau de journaux intimes des années 1930 présenté
par Jochen Hellbeck10. Pourtant, jusqu’alors, Ol´ga Berggol´c évoquait plutôt
une personnalité bien dans la ligne, membre du Parti, acceptée et même
louée par le pouvoir (n’a-t-elle pas reçu, entre autres médailles et ordres, le
prix Staline en 1951 ?), aux poèmes célébrant Leningrad comme « le berceau
de la Révolution ». Or, c’est une tout autre personne que nous révèle son
journal. Alors que les questions littéraires passent largement au second plan,
les réflexions subversives y abondent à chaque page, contre ce système
injuste, hypocrite, absurde, qui dévore ses enfants les plus fidèles. Elle
n’hésite pas à traiter les censeurs de salauds, de lâches et d’imbéciles, à
ériger le mensonge et la couardise en système à l’Union des écrivains, à
acquiescer quand Anna Axmatova lui dit détester Staline autant qu’Hitler, à
souligner le fossé grandissant entre l’État et le peuple, à exprimer sa honte
du pouvoir et du Parti, à énumérer amèrement la liste des personnes arrêtées
et exécutées dans son entourage, englouties par la Grande Terreur, ce
« crime monstrueux contre le peuple » [les traductions sont de nous]. La
question « À quoi bon ? » est récurrente dans ses notes. Certes, il arrive que
sa position soit ambiguë, Berggol´c semblant parfois conserver une certaine
foi dans les valeurs de l’Union soviétique. Ainsi on voit coexister dans son
journal des notes aussi contradictoires que : « Je serai fidèle jusqu’à ma mort
à la grande cause de Lénine, aussi ardue qu’elle soit ! » et « le pouvoir est
aux mains des offenseurs », « Ce système bureaucratique de fer paralyse
tout », ou encore « J’étouffe dans ce brouillard suffoquant d’hypocrisie et de

10. Voir Revolution on my mind : writing a diary under Staline (2006) ou ses divers articles
sur les journaux de la période de la Grande Terreur qu’il a étudiés.
280 SARAH GRUSZKA

mensonge qui gouverne notre vie, et on appelle ça du socialisme !! ». D’un


côté, elle s’empresse de reposer sa candidature au Parti à sa sortie de prison,
de l’autre elle écrit : « On m’a tout pris, tout ce que j’avais de plus cher : ma
confiance dans le pouvoir soviétique, et davantage même, dans son
idéal… ». À moins que ces apparents discours d’adhésion ne soient dus,
comme elle le sous-entend un moment, à sa crainte d’être lue un jour par un
juge d’instruction… (ce qui n’est pas sans rappeler le soudain et suspect
éloge de Staline que l’on trouve dans le journal de Čukovskij). Toujours est-
il qu’un seul séjour en prison lui a suffi pour lui ouvrir les yeux sur la réalité
du système, contrairement à d’autres qui, même au goulag, s’entêtaient
encore à justifier les crimes de l’État. Berggol´c, elle, n’est pas dupe. Lors de
son séjour à Moscou où sa sœur et ses amis l’ont emmenée presque de force
en mars 1942 pour soigner sa dystrophie, elle se rend compte du mensonge
total qui entoure les événements de Leningrad ; il est par exemple interdit de
mentionner le mot « famine » (qu’il s’agisse de golod ou du terme officiel
euphémique distrofija). Ses vers, jugés trop sombres et trop alarmistes sur la
situation de Leningrad, ne sont pas publiés dans la capitale – alors qu’on se
les arrache dans sa ville natale. Écœurée, Ol´ga Berggol´c n’a de cesse d’y
retourner, indifférente au confort et au rassasiement que lui offre la froide
Moscou. On retrouve là l’idée paradoxale exprimée par Boris Pasternak à la
fin du Docteur Jivago quand il dit que la guerre a ouvert, dans certaines
sphères, un espace de liberté11. Il en va de même pour Berggol´c et pour
d’autres : aussi étrange que cela puisse paraître au vu des conditions infra-
humaines d’existence d’une population assiégée côtoyant la mort à chaque
instant, Leningrad représentait une bulle d’oxygène. Bien que le degré de
liberté d’expression possible y fût très relatif et que, de fait, celle-ci restât
soumise à la censure, au contrôle de la police politique et aux directives du
pouvoir, au moins était-il permis d’exprimer une partie de la réalité du
quotidien de la ville assiégée, un fragment de vérité. Agissant comme une
faible soupape, cette possibilité permettait tant bien que mal de respirer un
peu (ou de faire respirer), ce qui n’était pas rien en comparaison de ce que
l’on pouvait dire (ou plutôt : ne pas dire) dans la « Grande Terre » (comme
les Léningradois désignaient le reste du pays dont ils étaient coupés). Ol´ga
Berggol´c ne supporte pas de devoir mentir à ses lecteurs – elle s’en plaint à
maintes reprises dans ses notes ; aussi peut-on penser que son journal était
un moyen de se décharger de son besoin de raconter la vérité, d’où cette
étonnante sincérité, cette incroyable lucidité qui rend la lecture de Zapretnyj
dnevnik captivante.
11. Les mots exacts de l’épilogue du Docteur Jivago sont : « Lorsque la guerre a éclaté, la
réalité de ses horreurs, du danger qu’elle nous faisait courir, de la mort dont elle nous mena-
çait, a été un bien auprès de la domination inhumaine de l’imaginaire ; elle nous a apporté un
soulagement parce qu’elle limitait le pouvoir magique de la lettre morte. » (Boris Pasternak,
le Docteur Jivago, Paris, Gallimard, 1958, p. 653).
L’HISTORIOGRAPHIE DU SIÈGE DE LENINGRAD 281

Alors qu’elle-même semble avoir perdu toute envie de vivre après


l’accumulation de drames personnels (elle avait déjà perdu trois enfants
avant la guerre ; son mari meurt de faim en janvier 1942, ce qui la plonge
dans une profonde dépression ; son père, médecin dévoué qui avait beaucoup
œuvré pour les Léningradois dans les premiers mois du siège, est malmené
par le NKVD qui le considère comme un « élément socialement dangereux »
à cause de la consonance allemande de son nom – à bout de forces, il mourra
peu après la fin du siège), alors qu’elle répète dans son journal qu’elle ne voit
guère d’issue positive à la guerre et au siège, parallèlement, dans ses poèmes,
à la radio, Ol´ga Berggol´c exhorte les Léningradois à garder foi en l’avenir,
en la victoire imminente, à rester courageux, forts, optimistes. Pour elle, il
n’est pourtant guère question de « Grande Guerre patriotique », d’exploit ou
d’héroïsme : la guerre n’est qu’une « impasse », un « délire », synonyme de
sang, de morts injustes. Aussi déplore-t-elle de devoir malgré tout écrire des
vers sur la défense héroïque de Leningrad. Ses poèmes, assurés et confiants,
presque sévères, laissent place, dans le journal, à l’expression d’une person-
nalité plus fragile – bien qu’impressionnante de force (on ne la voit jamais se
plaindre des conditions matérielles difficiles, ce qui est au centre de bien
d’autres journaux intimes) –, plus humaine tout simplement, avec ses émois,
ses doutes, ses petites tares, ses remords, sa coquetterie, ses sentiments de
culpabilité, d’amour, de peur, d’impuissance… On voit là une certaine forme
de dédoublement de la personnalité entre son personnage public et son moi
privé, trait que l’on suppose très répandu (voire caractéristique ?) chez les
Soviétiques et dont le journal de Berggol´c est un témoignage lumineux.
Elle-même en est consciente : elle constate que, de plus en plus, deux vies
parallèles, l’une « véritable, authentique », l’autre « officielle », suivent des
chemins opposés. À cet égard, un travail de comparaison entre, d’une part,
les poèmes qu’elle publia (on se souvient de celui qu’elle écrivit à la mort de
Staline, pleurant la perte de « notre cher, notre bien-aimé ») et, d’autre part,
en regard, les notes de son journal ainsi que les poèmes qu’elle tint secrets,
apporterait un nouvel éclairage à l’étude de la « subjectivité soviétique ».

Toutes ces publications, dont certaines sont entreprises sous la direction


d’historiens spécialistes du siège de Leningrad, nous incitent à souligner
l’importance des journaux intimes dans l’étude de cette page sombre de
l’histoire soviétique et, partant, à poursuivre un travail de recherche dans les
archives afin de compléter le tableau de « l’assiégé » qui commence à
s’esquisser.

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