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Que veut dire le harcèlement moral ?

I. Genèse d'un syndrome


Jean-Pierre Le Goff
Dans Le Débat 2003/1 (n° 123), pages 141 à 161
Éditions Gallimard
ISSN 0246-2346
ISBN 9782070768370
DOI 10.3917/deba.123.0141
© Gallimard | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

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Jean-Pierre Le Goff

Que veut dire le harcèlement moral ?


I
Genèse d’un syndrome

Tout commence par le succès inattendu d’un on parlait couramment d’aliénation et d’exploi-
livre publié en 1998, Le Harcèlement moral 1 tation dans le travail. On invoque désormais
de Marie-France Hirigoyen, psychiatre, psycha- plus volontiers la « souffrance au travail » et le
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nalyste et psychothérapeute familiale. Alors que « harcèlement moral ». Ce glissement du vocabu-
l’éditeur comptait sur une vente qui ne dépasse- laire est représentatif d’un changement de para-
rait pas les 10 000 exemplaires, il devient vite un digme qu’il faut essayer de cerner si l’on veut
best-seller : près de 500 000 exemplaires ont été comprendre ce qui se trouve en jeu dans le suc-
vendus à ce jour et il a fait l’objet de vingt-six cès de cette notion.
demandes de traduction dans le monde entier. À À la lecture du livre de Marie-France Hiri-
ce niveau de diffusion, ce livre échappe au cadre goyen, force est de reconnaître que la notion de
habituel de l’édition en sciences humaines et « harcèlement moral » n’est guère facile à saisir.
peu d’ouvrages peuvent lui être comparés, sauf Les précisions qui vont être apportées par la
peut-être Libres enfants de Summerhill 2 d’Alexan- suite n’éclaircissent pas vraiment le propos, mais
der S. Neil, diffusé à plus de 400 000 exem- démontrent plutôt la grande élasticité de cette
plaires dans les années 1970, livre qui a marqué notion. Quand on lit les nombreux comptes ren-
toute une génération à propos de l’éducation des dus de Harcèlement moral parus dans la presse et
enfants. Il est possible que Le Harcèlement moral les allusions qui y sont faites, on peut se deman-
joue un rôle semblable dans l’abord des pro- der si ce livre a été lu de près. En fait, ce sont
blèmes du travail et des rapports sociaux. On ne
peut manquer, en tout cas, d’être frappé par la 1. Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral. La
violence perverse au quotidien, Paris, Syros, 1998.
facilité avec laquelle cette notion s’est propagée 2. Alexander S. Neil, Libres enfants de Summerhill, Paris,
dans la société. Il n’y a pas si longtemps encore, Maspero, 1970.

Jean-Pierre Le Goff est notamment l’auteur de Mai 68.


L’héritage impossible, et de La Barbarie douce (Paris, La
Découverte, 1998 et 1999). Il a récemment publié La Démo-
cratie post-totalitaire (Paris, La Découverte, 2002).
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le harcèlement moral ?

surtout les exemples et les cas cliniques relatés confuse a-t-elle pu faire l’objet d’un texte de loi ?
qui ont retenu l’attention, ce qui a entraîné une Les hommes politiques qui l’ont reprise à leur
vague de témoignages publics de victimes de compte et l’ont l’inscrite dans la législation
harcèlement dont les médias se sont faits large- savaient-ils ce qu’ils faisaient ou agissaient-ils
ment l’écho. Le « harcèlement moral » a investi le par démagogie et opportunisme ?
débat public pendant deux ans, donnant lieu à Le livre a joué le rôle de miroir grossissant
de multiples écrits, émissions, réunions et débats, d’un mal-être social, sans qu’on prête grande
et a fini par être inscrit dans un texte de loi. Il a attention à la problématique qu’il met en avant et
obtenu droit de cité au terme d’une campagne à ses effets possibles dans les rapports sociaux.
menée par des associations relayées par les Telle est peut-être l’explication de son succès :
médias qui ont fait pression sur le gouvernement dans les faits qu’il relate comme dans l’interpré-
de gauche pour qu’il légifère. Cette notion intro- tation qu’il en donne, ce livre reflète à sa manière
duit des schémas de pensée qui rompent avec les un nouvel « air du temps » marqué par la psycho-
interprétations traditionnelles d’une gauche mal logisation et la victimisation. Pour paraphraser
en point. Dans le vide politique existant, la mobi- l’une des principales associations de lutte contre
lisation qui s’est opérée autour du thème du la souffrance au travail, le « harcèlement moral »
harcèlement fait apparaître l’influence d’une met des mots sur des maux, mais ces mots ne
« gauche moralisatrice » et sa capacité à brouiller sont pas forcément les plus appropriés pour
le débat. Les restes des idées d’exploitation et de prendre du recul et comprendre ce dont il est
lutte des classes s’allient curieusement à une pro- fondamentalement question.
blématique thérapeutique d’un nouveau genre. Par-delà le grand déballage auquel il a donné
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La défense des victimes du harcèlement prend le lieu, le « harcèlement moral » n’en est pas moins
relais des luttes de la classe ouvrière dans une symptomatique d’une dégradation des rapports
optique qui allie la psychologie, la morale et la de travail, en même temps qu’il nous dit quelque
loi. Pour beaucoup, cette défense rejoint le com- chose sur la façon dont les individus envisagent
bat contre le capitalisme qui cherche à trouver leurs rapports avec les autres, les pouvoirs et les
un second souffle. institutions à l’échelle de la société. Cette ques-
Après quelques hésitations et tractations au tion mérite d’être sortie du carcan psychologique
sein de la « gauche plurielle », le gouvernement a et juridique dans lequel on l’a enfermée, pour
inséré la notion de harcèlement moral dans son être traitée au regard des nouvelles contraintes et
texte de loi sur la modernisation sociale votée en de la nouvelle situation symbolique dans laquelle
janvier 2002, prétendant ainsi répondre à une se trouvent placés les individus dans les sociétés
« demande sociale » qui apparaît, en fait, parti- démocratiques au stade actuel de leur développe-
culièrement opaque. En fin de compte, l’État a ment. À sa façon, le « harcèlement moral » porte
reporté sur la justice le soin de démêler le vrai du témoignage d’un mal-être dans les rapports
faux en matière de harcèlement, et l’on com- sociaux, en même temps qu’il y participe et le
mence à mesurer les effets délétères d’une telle renforce. Telle est, en fin de compte, l’ambiguïté
loi à travers les plaintes et les premiers procès fondamentale de cette notion que ce texte tente
pour harcèlement. La question mérite d’être de mettre au jour en analysant ses différentes
posée crûment : comment une notion aussi facettes.
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les familles, les institutions ou les individus »


Un livre symptôme (p. 120).
Le lecteur se trouve rapidement plongé dans
une vingtaine de « cas cliniques » commentés par
Le livre de Marie-France Hirigoyen ne res- l’auteur qui illustrent la « violence perverse au
semble guère aux livres de psychologie théorique quotidien » dans le couple, la famille et l’entre-
ou clinique avec leur côté savant et méticuleux prise. Leur succession forme une galerie de por-
qui rebute souvent le profane. Écrit dans un traits d’individus qui s’entre-déchirent, un
style clair et nourri de nombreux exemples, il tableau trivial de la dégradation des rapports
s’adresse à un large public. Il juxtapose des cas humains. Il y a « Benjamin et Annie » qui se sont
cliniques, une analyse psychologique de la rela- rencontrés il y a deux ans alors qu’Annie était
tion perverse et un guide pratique pour les vic- engagée dans une relation frustrante avec un
times et les professionnels de santé. La lisibilité homme marié, « Monique et Lucien » mariés
de l’ouvrage, son aspect réaliste et pragmatique depuis trente ans et qui se séparent après que
ont fait passer au second plan les présupposés Lucien a annoncé à Monique qu’il avait une liai-
théoriques, le changement introduit dans l’abord son depuis six mois, « Anna et Paul » qui vivent
des phénomènes de perversion et le type de thé- ensemble mais Paul garde une distance affective
rapie qu’il induit. et refuse de s’engager vraiment, « Éliane et Pierre »
qui se séparent après dix ans de vie commune et
La perversion envahit le quotidien trois enfants, et Pierre qui déclare n’avoir désor-
mais qu’un seul but : harceler Éliane… On aurait
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La quatrième de couverture le dit sans pu croire naïvement à des histoires d’amour qui
ambages : « Il est possible de détruire quelqu’un finissent mal, mais on se trouve confronté à des
juste avec des mots, des regards, des sous-enten- mécanismes psychologiques qu’on ne soupçon-
dus : cela se nomme violence perverse ou harcè- nait pas.
lement moral. » Il s’agit, écrit l’auteur, d’« un Les rapports parents-enfants dans les familles
processus inconscient de destruction psycholo- ne sont guère plus reluisants. Il y a les parents de
gique, constitué d’agissements hostiles évidents « Nadia » qui ont pris l’habitude de dresser leurs
ou cachés, d’un ou de plusieurs individus, sur un enfants les uns contre les autres, « Stéphane »
individu désigné, souffre-douleur au sens propre devenu l’otage d’un divorce, « Daniel » dont
du terme 3 », « processus réel de destruction la mère n’est pas heureuse dans son couple et
morale, qui peut conduire à la maladie mentale qui ne supporte pas que ses enfants paraissent
ou au suicide » (p. 12). La violence en question joyeux, « Céline » qui annonce à son père qu’elle
est faite de marques constantes d’hostilité qui a été violée et qu’elle a porté plainte, « Agathe »
ont lieu tous les jours par petites touches. Ces dont la mère a pris l’habitude de rendre ses
agressions apparemment anodines peuvent durer enfants responsables de tous ses malheurs,
des mois, voire des années, leur répétition pro- « Arthur », enfant désiré par sa mère mais pas
duisant leur effet destructeur. « En surface, nous
3. M.-F. Hirigoyen, Le Harcèlement moral, op. cit., p. 7
dit l’auteur, on ne voit rien ou presque rien. (la mention des pages citées sera désormais indiquée entre
C’est un cataclysme qui vient faire imploser parenthèses dans le texte).
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vraiment par son père, et cette fille de douze ans variées, mais le scénario reste le même : « séduc-
à qui sa mère raconte les défaillances sexuelles tion perverse » mettant la victime sous l’empire
de son mari et qui compare ses attributs à ceux de son agresseur, généralement suivie de vio-
de son amant… lences manifestes, « communication perverse »
Au regard de ces couples et de ces familles consistant en non-dits, mensonges, sarcasmes,
qui n’en finissent pas de se déchirer, les neuf cas dérisions, mépris et usage du paradoxe… Les
décrits de harcèlement dans l’entreprise sem- cas exposés paraissent extrêmes, mais leur égre-
blent ressortir à un autre registre. Mais là aussi, nage et les nombreux exemples tirés de la vie
il ne faut pas se fier trop vite aux apparences : quotidienne donnent l’impression que l’on a
« Même si le contexte est différent, il s’agit néan- affaire à un phénomène de masse.
moins d’un fonctionnement semblable. On peut La dénomination de « pervers » est non seule-
donc s’aider du modèle qui est manifeste dans le ment déconnectée de la sexualité, mais elle prend
couple pour comprendre certains comporte- un sens pour le moins élastique quand l’auteur
ments qui se font jour dans l’entreprise » (p. 53). écrit : « Je garderai également la dénomination de
Les situations peuvent sembler moins drama- “pervers”, parce qu’elle renvoie clairement à la
tiques quoique tout aussi sordides. Il y a « Cathy », notion d’abus, comme c’est le cas avec tous les
qui devient inspecteur de police, se fait traiter de pervers. Cela débute par un abus de pouvoir, se
« trou sur pattes » par un collègue et se retrouve poursuit par un abus narcissique au sens où
isolée, « Cécile », une « grande et belle femme de l’autre perd toute estime de soi, et peut aboutir
quarante-cinq ans mariée à un architecte et mère parfois à un abus sexuel » (p. 12). En écrivant ces
de trois enfants » qui trouve un emploi et qui est lignes, Marie-France Hirigoyen a sans doute en
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mise à l’écart par ses collègues, « Denise », qui a de tête des cas concrets qu’elle a été amenée à trai-
mauvaises relations avec une collègue de travail ter, mais la notion d’« abus » ouvre un vaste champ
autrefois maîtresse de son ex-mari, « Muriel », qui d’application à la perversion. Les dernières pages
a obtenu un poste de responsabilité et qui est du livre élargissent encore un peu plus le propos.
en butte à l’hostilité des secrétaires… « Ève », Ce phénomène se retrouve, lit-on, dans « tous les
« Myriam », « Lucie », « Olivier », « Clémence » groupes où des individus peuvent entrer en riva-
subissent, quant à eux, des abus de pouvoir d’une lité, en particulier dans les écoles et les universi-
hiérarchie particulièrement tyrannique. tés » (p. 207), mais aussi au sein du monde
Quel sens ces cas cliniques peuvent-ils politique et des États : « Il suffit d’un ou plusieurs
prendre pour un lecteur qui n’est pas forcément individus pervers dans un groupe, dans une
thérapeute ? L’accumulation de ces situations entreprise ou dans un gouvernement pour que le
où transparaissent la souffrance et le malheur système tout entier devienne pervers » (p. 208).
modernes suscite un sentiment de malaise et une En fin de compte, c’est la société tout entière qui
interrogation inquiète : pourquoi et comment paraît atteinte par cette perversion qui, si elle
peut-on en arriver là ? Mais le livre n’offre guère n’est pas dénoncée, « se répand de façon souter-
de place à une telle question. Les cas sont pré- raine par l’intimidation, la peur, la manipula-
sentés et commentés comme des exemples types tion » (ibid.). À la lecture de ce livre, chacun ne
de la violence perverse au quotidien et de ses doit-il pas se reconnaître plus ou moins com-
mécanismes. Les situations peuvent sembler plice par son silence ou son indifférence ?
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le harcèlement moral ?

Les nouveaux monstres compter, se mettant facilement au service des


et leurs frêles victimes autres. Crédule et naïve, elle ne peut imaginer
que l’autre soit véritablement destructeur ; vul-
Le livre fournit en une vingtaine de pages un nérable aux jugements des autres, elle a tendance
portrait fort détaillé des protagonistes du harcè- à se dévaloriser et à se culpabiliser. L’agresseur
lement moral. Il en ressort une sorte de figure pervers sait jouer des faiblesses internes de sa
type de l’agresseur qui, sous les apparences les victime qui se retrouve « engluée » dans une rela-
plus anodines, a tous les traits d’un nouveau tion destructrice sans avoir les moyens d’y
monstre. Le harceleur est un individu narcissique échapper. Dominée par l’agresseur et sous son
et séducteur, le plus souvent masculin, avide emprise, « ligotée psychologiquement », elle est
de pouvoir et d’admiration, qui reproduit un incapable de réagir et a perdu tout pouvoir de
comportement destructeur dans tous les aspects dire non. Cette vulnérabilité à l’« emprise » est
de sa vie : dans son couple, avec ses enfants symptomatique de traumatismes infantiles favo-
comme sur son lieu de travail. Il ne se remet risés par un type d’« éducation répressive, desti-
jamais en question, n’a ni compassion ni respect née à “mater” son enfant “pour son bien” »,
pour les autres. Il dénie constamment la réalité éducation qui « brise sa volonté et l’amène à
et se considère toujours comme irresponsable, réprimer ses sentiments véritables, sa créativité,
rejetant les fautes sur les autres. Un tel individu sa sensibilité, sa révolte » (p. 149).
ne peut en fait exister qu’en cassant et en rabais- Ces descriptions du pervers et de sa victime
sant autrui parce que ce comportement lui est correspondent à des cas cliniques réels et l’on
nécessaire pour acquérir une bonne estime de peut comprendre le souci de l’auteur de remettre
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lui-même. Faisant preuve de « malignité des- en question l’argument trop facile d’un « maso-
tructrice », il prend plaisir à asservir l’autre, à chisme » qui serait inhérent à toute victime d’une
l’acculer à la faute, à l’humilier. Il a besoin de agression. Mais à lire de telles descriptions, il
« se nourrir de la substance de l’autre », de l’éner- n’est pas difficile de deviner où l’identification
gie de ceux qui subissent son charme, en même et le rejet du lecteur vont spontanément se porter.
temps qu’« il cherche à injecter en l’autre ce qui La cible est, si l’on peut dire, désignée et laisse
est mauvais en lui », entraînant sa cible à devenir le champ libre à de multiples interprétations ten-
destructrice à son tour… Il ignore les sentiments dancieuses quand l’auteur décrit par le menu les
de tristesse et de deuil, manifeste une rancune caractéristiques du pervers.
inflexible. Insensible et sans affect, il ne souffre
pas. Il est en fait structuré au plus profond par Une thérapie compassionnelle,
un vide intérieur, une insensibilité structurelle morale et militante
et une absence totale de scrupule. Le harceleur
moral, pervers narcissique agissant au quotidien, Les conseils fournis par le livre paraissent
a tous les traits de la figure du « Malin ». relever du bon sens en même temps qu’ils suggè-
À l’inverse, la victime a les traits de l’inno- rent toute une stratégie de contre-harcèlement.
cence, de la fragilité et de la souffrance. Pour L’attitude individuelle à adopter consiste à « gar-
le pervers, la victime idéale est une personne der son sang-froid » – ce qui n’est guère aisé
consciencieuse, pleine de vie, qui donne sans quand on est victime d’une agression perverse –
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et à « accumuler les preuves ». Pour résister psy- plus « active », « bienveillante » et « stimulante »
chologiquement à un harcèlement dans un (p. 193). Il s’agit, au moins dans un premier
couple, il est également conseillé d’être soutenu temps, de réconforter le patient et de lui fournir
par des amis fiables. Alors que les femmes bat- l’occasion d’exprimer sa colère et ses émotions
tues portent les marques des coups, il n’en va jusqu’alors censurées en l’aidant si nécessaire à
pas de même pour une femme humiliée et inju- les verbaliser. Mais le rôle du thérapeute va plus
riée : si la femme victime est décidée à se sépa- loin. Dans une démarche dite « interactive », il
rer de son « conjoint agresseur », il faut alors peut lui donner les moyens de repérer les straté-
« trouver un moyen pour que les agressions se gies perverses qu’elle a subies. Il s’agit de « nom-
produisent en présence de tiers qui pourront mer la manipulation perverse », afin de permettre
témoigner » et « garder toutes les traces écrites à la victime de sortir du déni et de la culpabilité.
qui peuvent aller dans ce sens ». Dans les entre- Le psychothérapeute ne doit pas craindre de la
prises, il s’agit d’« accumuler les traces, les conseiller et de l’aider à se défendre. Ne pas le
indices, noter les injures, faire des photocopies faire reviendrait à laisser la victime démunie et à
de tout ce qui pourrait, à un moment ou un se faire complice de l’agresseur. Le psychothé-
autre, constituer sa défense », s’attacher les rapeute se fait ainsi tout à la fois l’éveilleur, le
concours de témoins, se plaindre au D.R.H., conseiller et le défenseur des victimes.
aller voir le médecin du travail… Pour contrer la
« communication perverse », l’auteur n’hésite pas De la psychanalyse
à écrire : « Il vaut mieux passer pour anormale- à la victimologie
ment méfiant, quitte à être qualifié de para-
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noïaque, que de se laisser mettre en faute. Il Cette référence emblématique à la victime,
n’est pas mauvais que, par un renversement, en se situant d’emblée de son côté, constitue
la victime inquiète son agresseur en lui faisant un point de démarcation décisif avec la psycha-
savoir que, désormais, elle ne se laissera plus nalyse. La mise en perspective de cette dernière
faire » (p. 184). On peut là aussi comprendre une avec l’interprétation du « harcèlement moral »
telle attitude face à des cas extrêmes, mais on de Marie-France Hirigoyen permet de mieux
mesure les effets dévastateurs possibles de ces saisir le changement opéré dans l’analyse de la
propos dans les entreprises où les conflits inter- perversion.
individuels qui ne relèvent pas forcément d’une À sa façon, la psychanalyse souligne que les
« violence perverse » sont nombreux. rapports humains ne sont pas réductibles à la
Une telle optique allie dans un curieux situation objective dans laquelle ils s’exercent et
mélange la dimension thérapeutique et militante. qu’ils ne peuvent être pensés sur le modèle d’une
Le patient doit être reconnu comme une victime simple domination et d’une interaction entre
et sa souffrance devient le point focal de la théra- des éléments hétérogènes. Ils ne sont donc pas
pie. Selon la formulation ad hoc, la victime doit immédiatement lisibles à partir de leur échange
d’abord « sortir de la culpabilité » pour « se réap- manifeste : ils impliquent l’intériorisation de la
proprier sa souffrance » (p. 195). Marie-France relation intersubjective et mettent en jeu des
Hirigoyen appelle ainsi les thérapeutes à inven- mécanismes inconscients dans lesquels les sujets
ter une nouvelle façon de travailler plus souple, se trouvent directement impliqués. Mais l’inter-
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prétation psychanalytique ne s’arrête pas là. Elle à réduire les mécanismes inconscients de per-
met en lumière, à travers, notamment, la notion version à des comportements de domination et
de « masochisme moral », la façon dont l’individu de manipulation. La notion de « harcèlement »
peut rechercher et se complaire dans une posi- implique l’idée d’actes imputables à un individu
tion de victime en fonction d’un sentiment de responsable et clairement identifiable, le harce-
culpabilité inconscient. Elle montre ainsi que les leur. Le qualificatif « moral », quant à lui, désigne
hommes peuvent être les artisans de leur propre un phénomène d’ordre psychique en même
malheur et trouver paradoxalement de la satis- temps qu’il induit l’idée d’une atteinte à la
faction dans leur souffrance, la force qui les dignité de la personne. Il s’agit de distinguer
pousse à agir ainsi ayant partie liée avec la pul- clairement l’agresseur de l’agressé, de déculpa-
sion de mort. biliser la victime et d’imputer la responsabilité
Marie-France Hirigoyen opère un glissement des actes à un individu précis en ne craignant
par rapport à cette interprétation qui aboutit à pas de faire appel à la justice. La notion même
une autre grille de lecture. Son argumentaire se de « masochisme moral » de la victime, avec ce
veut pragmatique – les cas qu’elle a été amenée qu’elle suppose de complaisance, de complicité
à traiter et qu’elle relate dans son livre, indique- et de sentiment inconscient de culpabilité, se
t-elle, ne rentrent pas dans le cadre du « maso- trouve de fait disqualifiée sous le prétexte qu’elle
chisme moral » –, en même temps qu’il engage tend à mettre sur le même plan l’agresseur et
une autre interprétation de la perversion. La l’agressé et qu’elle culpabilise la victime. Marie-
relation perverse est en effet analysée avant tout France Hirigoyen n’a de cesse, au contraire, de
sur le mode d’une agression effectuée par un souligner au long des pages la nécessité de
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individu stratège et manipulateur n’ayant comme « déculpabiliser » la victime, condition indispen-
seul but que de s’attaquer à l’identité de l’autre sable à son rétablissement.
et à lui retirer toute individualité. Le lien qui La démarche thérapeutique prônée rompt,
unit l’agresseur à l’agressé est ramené à un lien elle aussi, avec celle de l’analyse. Dans la pers-
premier de domination masquée mais néanmoins pective analytique, les symptômes et la parole
violente, l’agresseur paralysant et « ligotant psy- du patient doivent faire l’objet d’une attention et
chologiquement » sa victime en sachant jouer d’une interprétation qui relèvent plus d’une her-
des faiblesses internes de cette dernière. Une méneutique que d’un repérage et d’un schéma
telle interprétation peut faire écho à l’observa- d’interprétation des signes extérieurs du compor-
tion empirique que chacun peut être amené à tement. En ce sens, le visible se double d’un invi-
faire et rejoint le sens commun. Mais elle oublie sible qui ne sera jamais totalement transparent,
ou, plus précisément, rend secondaire le fait et le discours du patient se doit d’être écouté
qu’il faut être deux pour que la relation perverse avec une attention qui s’efforce de ne privilégier
fonctionne, « ce qui ne veut pas dire que les deux a priori aucun élément particulier. Tel est, du
consentent, mais que les deux y sont pris et que moins, l’idéal visé qui ne paraît pas simple à
le montage [pervers] les dépasse 4 ». mettre en pratique et se trouve contredit par la
Le schéma développé par Marie-France
Hirigoyen est au contraire fondé sur une distinc- 4. Daniel Sibony, « Le choc entre deux symptômes »,
tion première entre agresseur et agressé qui tend Cultures en mouvement, n° 48, juin 2002.
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dogmatique et la vulgate psychanalytique. Mais laquelle apparaît après la Seconde Guerre mon-
il n’en appelle pas moins à une grande précau- diale, sont en fait soumis à débats et contro-
tion et une extrême prudence vis-à-vis de tout verses. Elle a d’abord été considérée comme un
discours purement victimaire. complément de la criminologie, en montrant que
Il n’en va plus tout à fait de même dans le rapport entre le criminel et sa victime ne relève
la démarche de Marie-France Hirigoyen. La pas d’un dualisme simple mais que de multiples
fameuse neutralité de l’analyste n’est plus de facteurs (personnalité, situation sociale, relation
mise, elle peut au contraire être vécue par la vic- avec l’agresseur…) peuvent prédisposer certaines
time comme une agression supplémentaire. personnes à devenir des victimes. Une telle
Même si le discours de la victime est embrouillé approche a suscité de violentes critiques qui
et la relation à l’agresseur ambivalente, le théra- lui reprochaient d’incriminer la victime. Sous
peute ne peut oublier la « situation de violence l’influence du mouvement féministe dénonçant
objective » qu’elle a subie. L’auteur critique la les violences faites aux femmes, la victimologie
façon dont des psychanalystes vont uniquement va s’orienter vers le soutien, l’aide et la défense
et mécaniquement chercher dans le passé de la des victimes en termes de droits. Depuis les
victime les causes de sa souffrance. Sous le cou- années 1980 s’est développée une conception
vert de leur savoir théorique, ils peuvent l’humi- militante et « humanitaire » de la victimologie qui
lier, mettre en doute son innocence et la rendre met l’accent sur la restauration de la dignité des
responsable de sa position. Même si certains personnes en se référant aux « droits de l’homme ».
points de l’approche psychanalytique lui parais- Elle mène la lutte pour l’adoption de politiques
sent recevables, pour Marie-France Hirigoyen institutionnelles et de législations défendant le
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« le raisonnement est malsain, comme l’est un droit des victimes.
raisonnement pervers, car à aucun moment il ne C’est dans cette perspective que s’inscrit le
respecte la victime » (p. 196). livre de Marie-France Hirigoyen qui se place
« délibérément, en tant que victimologue, du côté
De la violence physique de la personne agressée ». En s’attaquant à ce
à l’« agression psychique » qu’elle appelle la « violence perverse au quoti-
dien », elle fait entrer dans le champ de la victi-
Marie-France Hirigoyen a suivi une pre- mologie des phénomènes qui jusqu’alors ne
mière formation en victimologie à l’American relevaient pas clairement d’une agression carac-
University de Washington lorsqu’elle était étu- térisée. La notion de victime renvoyait avant tout
diante, puis à l’Institut médico-légal (Paris-V). à des agressions physiques : conflits armés, actes
La victimologie, indique-t-elle dans son livre, est de torture, de terrorisme, ou encore catastrophes
une discipline récente, née aux États-Unis et qui civiles ou naturelles, jusqu’aux violences sexuelles
« consiste en l’analyse des raisons qui amènent et aux violences urbaines. Marie-France Hiri-
un individu à devenir victime, des processus de goyen y ajoute le « harcèlement moral » dans le
victimisation, des conséquences que cela induit couple, les familles, l’entreprise et, plus large-
pour lui et des droits auxquels il peut prétendre » ment, dans la vie politique et sociale.
(p. 11). Peut-on rapprocher de tels phénomènes sans
L’histoire et les objectifs de cette discipline, verser dans le mélange des genres ? Qu’il s’agisse
149

Jean-Pierre Le Goff
Que veut dire
le harcèlement moral ?

d’actes d’une grande cruauté, comme les méfaits laisse toute la place à la confusion et aux abus.
de tueurs en série, ou de ceux cités dans son En fait, elle les favorise au nom d’un combat
livre, il en va dans les deux cas, affirme-t-elle, de contre la perversion aux connotations morales et
« prédation », c’est-à-dire d’« un acte qui consiste militantes.
à s’approprier la vie » (p. 9). Dans cette optique,
l’auteur parle d’« empiétement sur le territoire
psychique d’autrui », de « torture morale », Harcèlement moral, mobbing
d’acharnement pouvant se terminer par un et souffrance au travail
« meurtre psychique ». Il est vrai que, selon elle,
le « harcèlement moral » peut conduire au suicide,
mais il est surtout fait d’une violence bien sin- La publication de Harcèlement moral inter-
gulière, « violence subtile » faite de chantage, de vient sur un terrain déjà balisé par la psychologie
menaces, d’intimidations qui sont toujours indi- et par la morale, en même temps qu’il y apporte
rectes et voilées et ne débouchent pas nécessai- sa touche particulière. Au moment où le livre
rement sur des violences physiques. Ce qui rend paraît, deux ouvrages font déjà autorité sur les
son repérage d’autant plus délicat : « Lorsqu’il phénomènes de persécution et de souffrance
y a violence physique, des éléments extérieurs au travail : Mobbing. La persécution au travail de
sont là pour témoigner : constats médicaux, Heinz Leymann, psychologue du travail, profes-
témoins oculaires, constatations de la police. seur à l’université de Stockholm, publié en
Dans une agression perverse, il n’y a aucune France en 1996 5, et Souffrance en France. La
preuve. C’est une violence “propre”. On ne voit banalisation de l’injustice sociale 6 de Christophe
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rien » (p. 122). Dejours, psychiatre, psychanalyste, professeur
Comment caractériser alors précisément une au Conservatoire national des arts et métiers 7,
« agression psychique » ? « On peut dire, écrit-elle publié en 1998, quelques mois avant Le Harcè-
un moment, qu’il y a agression psychique lors- lement moral. Mobbing est devenu un best-seller
qu’un individu est atteint dans sa dignité par le en Allemagne et dans les pays nordiques et Souf-
comportement d’un autre » (p. 191). Une telle france en France connaît un succès non négli-
formulation laisse le champ libre à des interpré- geable, constituant désormais une référence
tations des plus variées quant à l’agression psy- dans le milieu des psychologues et des médecins
chique en question. Si l’on y ajoute le fait que du travail.
« n’étant jamais contents, les pervers narcis- Ces auteurs s’intéressent avant tout aux
siques sont toujours en position de victime, et la dimensions relationnelles dans le travail en
mère (ou bien l’objet sur lequel ils ont projeté accordant une place centrale à la subjectivité
leur mère) est toujours tenue pour responsable » souffrante et en faisant intervenir explicitement
(p. 135), on mesure toute la difficulté pour dési-
gner l’agresseur et l’agressé. Tout le monde 5. Heinz Leymann, Mobbing. La persécution au travail,
Paris, Éd. du Seuil, 1996 (la mention des pages citées sera
n’ayant pas de formation thérapeutique et ayant désormais donnée entre parenthèses dans le texte).
facilement tendance actuellement à se penser 6. Christophe Dejours, Souffrance en France, Paris, Éd.
du Seuil, 1998.
comme victime, c’est peu dire que la promotion 7. Il est également directeur du laboratoire de psycholo-
du « harcèlement moral » dans l’espace public gie du travail du C.N.A.M.
150

Jean-Pierre Le Goff
Que veut dire
le harcèlement moral ?

la morale dans leur analyse ou leurs recomman- les couples, les familles et les entreprises. L’au-
dations. Leurs livres sont représentatifs, chacun teur s’appuie en fait sur l’observation et l’ana-
à leur manière, d’une nouvelle alliance entre lyse de centaines de cas qu’il a traités personnel-
psychologie et morale qui constitue un tournant lement dans le cadre d’une activité de conseil
dans l’abord du travail et des rapports sociaux. d’entreprise et de médiateur. S’y ajoutent une
enquête effectuée en Suède, ainsi que des
« Psychoterreur » et management recherches menées par son équipe et des corres-
pondants dans les pays germanophones. La
En matière de critique du harcèlement au démarche est psychosociologique et proche
travail, le livre de Heinz Leymann fait figure de du management. Le mobbing n’est pas envisagé
pionnier et Marie-France Hirigoyen y fait allu- comme une relation duelle entre un individu
sion dans son propre ouvrage. Il est vrai que le pervers et sa victime, mais renvoie à une « situa-
mobbing ou « psychoterreur » sur le lieu de travail tion psychosociologique » qui résulte des condi-
ressemble fort au harcèlement moral : « Un indi- tions d’organisation du travail. Le contraste avec
vidu, écrit Heinz Leymann, est sélectionné entre l’approche de Harcèlement moral est manifeste.
tous, pris pour cible, marqué au fer rouge de « Le mobbing est beaucoup plus un phénomène
l’exclusion. Il sera sans cesse agressé, persécuté, résultant des conditions de travail qu’un champ
aussi longtemps qu’il le faudra. Par ses collègues de règlement des conflits personnels » (p. 46).
de travail, par un supérieur hiérarchique, ou Les sources du mobbing, écrit-il encore, sont à
par un groupe de subordonnés. Sans que per- rechercher dans les « structures sociales » et, plus
sonne, absolument personne n’intervienne pour précisément, dans l’organisation, la conception
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remettre de l’ordre dans les esprits. Un proces- et la direction du travail. La défaillance dans ces
sus est déclenché, qui ne cessera de se renforcer, domaines entraîne frustration et stress, compro-
de se perpétuer et qui conduira la victime à la met la cohésion du groupe de travail, et c’est
perte de son emploi, à la maladie, à l’invalidité. dans cette situation que le processus de mobbing
Si ce n’est au suicide » (pp. 7-8). La présentation se met en place.
de cas n’est pas non plus sans rappeler celle de Heinz Leymann insiste particulièrement sur
Harcèlement moral : « Gertrude, ou du malheur les procédures de médiation et de réhabilitation
d’être trop belle », « Maurice, ou les dangers du de la victime dans une optique « psychosociolo-
prosélytisme », « Marthe, profession : serveuse », gique » et managériale qui déconcerte un lecteur
« Frédéric, ou les risques de l’omniscience », « Syl- peu habitué à cette façon de penser. L’auteur
vie, le prix du courage »… Heinz Leymann passe dresse un tableau des quarante-cinq agissements
également en revue la tactique de l’agresseur et constitutifs du mobbing sous la forme d’une liste
de l’entourage, en montrant comment la victime d’items, relève cinq situations typiques du mob-
se trouve prise dans un processus destructeur. bing, quatre phases de la psychoterreur, huit fac-
Mais si ce livre semble bien avoir ainsi teurs de résistance au mobbing… Le lecteur se
influencé l’auteur de Harcèlement moral, ses réfé- trouve confronté à une somme de recommanda-
rences et sa problématique n’en sont pas moins tions psychologiques, juridiques, sociales et pro-
différentes. Mobbing n’aborde que des situations fessionnelles. Le vocabulaire psychosociologique,
de travail et n’opère pas de rapprochements entre les typologies et les classements côtoient une
151

Jean-Pierre Le Goff
Que veut dire
le harcèlement moral ?

morale de la bonne intention souvent déconcer- La souffrance, le mal


tante dans sa généralité et la gentillesse de ses et la collaboration
recommandations. Celle-ci en appelle à des
« relations plus humaines », une « collaboration L’analyse psychologique et morale dévelop-
facilitée » et une « meilleure qualité de vie au tra- pée par Christophe Dejours est bien différente.
vail » (p. 223). Le livre se termine par une réfé- Elle est centrée sur la « souffrance au travail » et
rence très managériale à l’éthique et à la morale : s’affirme dans le cadre de la psychodynamique
les « normes » et les « codes éthiques », avec leur du travail. Apparue en France dans les années
longue liste de valeurs et de commandements, cinquante sous la dénomination de psychopa-
sont supposés pouvoir orienter dans le bon sens thologie du travail, cette discipline a été forte-
le comportement et les relations de tous les col- ment marquée, depuis une vingtaine d’années,
laborateurs et faciliter la réalisation des objectifs par les travaux de Christophe Dejours portant
économiques de l’entreprise. Il est permis d’en sur l’identité et la souffrance au travail. La
douter. Mais ce livre n’en sort pas moins du reconnaissance entre pairs du travail bien fait
cadre psychologique étroit de Harcèlement moral est soulignée comme étant constitutive de l’identité
et oriente la réflexion et l’action vers les pro- au travail. Cette reconnaissance implique des
blèmes d’organisation et de management. La res- critères de « bien-faire » issus de l’expérience et
ponsabilité des directions et de l’encadrement débattus par les travailleurs en dehors de la seule
est directement mise en question. Les solutions prescription des tâches. La souffrance au travail
ne sont pas avant tout d’ordre thérapeutique, trouve sa source dans la remise en question de
mais elles proposent des changements concrets cette dynamique de reconnaissance par les nou-
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dans le management et l’organisation du travail. velles formes d’organisation du travail, de ges-
Et si l’auteur pense qu’une législation contre le tion et de management. La psychodynamique du
mobbing est souhaitable, l’accent est mis sur la travail de Christophe Dejours va alors s’attacher
prévention. Le ton volontaire et tranché diffère à analyser les stratégies défensives individuelles
de celui de Harcèlement moral : « Il est toujours et collectives pour « tenir » dans une telle situa-
possible d’éviter un mobbing, ou de le désamor- tion : déni des risques encourus, repli sur le cha-
cer. […] Le processus de marquage et de des- cun pour soi, mise en avant de la virilité pour
truction systématique de la victime est, en juguler la peur…
réalité, un problème de management » (pp. 8 et Dans son dernier livre, Souffrance en France,
161). Le discours s’adresse prioritairement aux Christophe Dejours franchit un pas de plus en
acteurs de l’entreprise, aux partenaires sociaux articulant ces analyses à une réflexion sur la
et, plus particulièrement, aux directions en vue « banalisation du mal ». Ce livre place au centre
de les convaincre qu’un bon environnement le « vécu subjectif » et la « souffrance psycholo-
social et psychique est une condition de la gique » au travail pour rendre compte de ce qui
performance. est présenté comme un vaste système d’injustice
avec lequel, peu ou prou, chacun est amené à
collaborer au sein des entreprises et de la société.
Le dispositif d’ensemble de ce système décrit par
l’auteur comporte trois « étages » : les « leaders de
152

Jean-Pierre Le Goff
Que veut dire
le harcèlement moral ?

la doctrine néo-libérale » (dont le profil psycho- nazisme. Entreprises et société forment un sys-
logique est de type pervers ou paranoïaque), les tème qui fonctionne en mettant en œuvre des
« collaborateurs directs » aux structures mentales mécanismes de participation à un « mal » auquel
très diverses et qui adoptent des stratégies et des il semble difficile d’échapper.
idéologies de défense et, enfin, la « masse de Les nouvelles orientations de travail tracées à
ceux qui recourent à des stratégies de défense la psychodynamique du travail mélangent ainsi
individuelles contre la peur »8. Dans les straté- la psychodynamique et la morale d’une curieuse
gies de défense, la virilité occupe une place déci- façon : « procéder systématiquement et rigou-
sive amenant parfois l’auteur à s’interroger reusement à la déconstruction de la distorsion
d’une façon qui laisse pantois : « Le travail du communicationnelle dans les entreprises et les
mal serait-il aussi le travail du mâle ? Serait-ce la organisations », « travailler directement sur la
virilité dans le travail qui serait le verrou du tra- déconstruction scientifique de la virilité comme
vail du mal ? » (p. 123). La société paraît ainsi mensonge », « s’aventurer dans ce qu’il faudra
peuplée de « braves gens, dotés pourtant d’un bien appeler l’“éloge de la peur”, ou, au moins,
sens moral », mais qui, néanmoins, « se font dans la réhabilitation de la réflexion sur la peur
enrôler au service de l’injustice et du mal contre et sur la souffrance dans le travail », « reprendre
autrui » (p. 179). Et le tout fonctionne de façon la question éthique et philosophique de ce que
unifiée par des « contenus stéréotypés de ratio- serait le courage débarrassé de la virilité, en par-
nalisation qui sont mis à leur disposition par la tant de l’analyse du courage féminin, et de l’ana-
stratégie de distorsion communicationnelle » lyse des formes spécifiques de construction du
(p. 158). courage chez les femmes » (pp. 168-169). La
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En fait, l’ensemble du dispositif d’encadre- psychodynamique du travail version Christophe
ment est régi de part en part par la recherche Dejours comporte, en fait, une ambition théo-
d’une participation au « mal » qui devient désor- rique qui n’est pas mince : elle est la science qui
mais le thème clé de l’interprétation. L’auteur se propose de mettre au jour la banalisation du
reprend la notion de « banalité du mal », mise en mal et cette recherche est considérée comme la
avant par Hannah Arendt 9, en lui faisant subir, condition de la remobilisation sociale. Estimant
comme il le dit lui-même, un « glissement séman- que les syndicats et les partis de gauche n’ont
tique » (p. 137). La « banalisation du mal », pro- pas saisi le « défi politique de fond » lié aux
cessus considéré comme un phénomène en soi, thèmes de la subjectivité dans le travail, laissant
disjoint des finalités spécifiques des activités, ainsi le champ libre au patronat, il considère que
permet de mettre en parallèle le « management « la priorité devrait être accordée à l’analyse des
par la menace » et les camps de concentration ressorts psychologiques du consentement à subir
(p. 68), en considérant les massacres nazis et la l’injustice ou à la faire subir, afin que les travail-
participation aux licenciements comme relevant leurs puissent se reconnaître dans ce qui fait la
d’un même mécanisme. Christophe Dejours en
arrive ainsi à considérer tout bonnement que la 8. C. Dejours, Souffrance en France, op. cit., pp. 157-
société dans laquelle nous vivons requiert des 158 (désormais cité en donnant la mention des pages dans le
texte).
mécanismes d’adhésion, de collaboration et de 9. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur
consentement à l’injustice semblables à ceux du la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966 et 1991.
153

Jean-Pierre Le Goff
Que veut dire
le harcèlement moral ?

souffrance de l’autre, condition nécessaire à toute au harcèlement dans la sphère privée. Mais c’est
mobilisation collective dans l’action 10 ». principalement le harcèlement au travail qui
Pour les partisans de Christophe Dejours, de retient l’attention. Le phénomène est d’autant
telles analyses et orientations constituent comme plus paradoxal que la partie sur le harcèlement
un nouveau corps de doctrine aux dimensions en entreprise dans le livre de Marie-France Hiri-
tout à la fois scientifiques, morales, sociales et goyen a été surtout voulue par la maison d’édi-
politiques. De quoi remplacer les grandes idéo- tion et n’occupe qu’un cinquième du livre. Les
logies défuntes pour ceux qui n’en ont jamais neufs cas relatés concernent le secteur adminis-
fait leur deuil. La psychodynamique du travail tratif, le commerce, la publicité et le conseil.
chez Dejours érige un peu plus la psychologie en Mais ce sont ces cas concrets qui vont fonction-
théorie d’avant-garde éclairant non seulement ner comme un miroir. « À sa sortie, raconte une
les victimes, mais une gauche mal en point. La avocate, des clients me téléphonaient et me
« souffrance au travail » devient pour beaucoup disaient : “Ce livre, c’est moi” 12. » Les courriers
un mot symbole, comme une nouvelle référence et les appels auprès des inspecteurs du travail
identitaire qui renvoie tout à la fois à la psycho- vont rapidement faire allusion au « harcèlement
dynamique du travail, à la réflexion morale et à moral ». Des patients viennent voir des médecins
la lutte contre l’exploitation. Sachant que ces du travail avec le livre sous le bras en disant :
idées de Christophe Dejours sont couramment « Docteur, pas besoin de vous expliquer mon
développées dans des formations de médecins et cas. Lisez les passages que j’ai surlignés, c’est
de psychologues du travail, on est en droit de mon histoire 13 ! »
s’interroger sur leurs effets dans l’abord des pro-
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blèmes en entreprise. Les associations, le Net
et les médias

Déballage et confusion Le livre va tout d’abord se faire connaître par


le bouche-à-oreille et se diffuser dans les milieux
des psychologues, des médecins du travail, des
Après la parution de Harcèlement moral, juristes et chez les syndicalistes. Une pétition
Marie-France Hirigoyen reçoit des centaines de contre le harcèlement moral est lancée sur Inter-
lettres de lecteurs qui la remercient et témoi- net, des associations de défense des victimes
gnent à leur tour du harcèlement qu’ils subissent déjà existantes ou centrées sur la souffrance au
dans leur vie de famille ou professionnelle. Une
association contre le harcèlement moral dans le 10. Christophe Dejours, « Mai 68, travail et subjecti-
vité : rendez-vous manqué ou détour nécessaire ? », Travailler.
couple se crée pour apporter soutien et conseils Revue de psychopathologie du travail et de psychodynamique
par téléphone aux harcelés, mettre en place du travail, n° 1, novembre 1998.
11. Yvonne Poncet-Bonissol, « Parler pour identifier les
des « groupes de paroles et de soutien » afin de harceleurs », Psychologies, juin 1999.
« dédramatiser la situation et aider à identifier les 12. Rachel Saada, avocate, citée dans l’article de Cathe-
rine Golliau, « La revanche des harcelés », Le Point, 22 mars
harceleurs ou harceleuses »11. En juin 1999, la 2001.
revue Psychologies consacre un dossier à la « vio- 13. Philippe Davezies, cité par Vincent Olivier et Anne
Vidal, « Les nouveaux risques du travail », L’Express, 15 mars
lence morale » qui accorde une place importante 2001.
154

Jean-Pierre Le Goff
Que veut dire
le harcèlement moral ?

travail reprennent à leur compte la notion de « Harcèlement moral, ripostez ! » en invitant à


harcèlement moral, d’autres se créent spécifi- « harceler les harceleurs ». De multiples conseils
quement autour de ce thème dans différentes sont fournis sur les attitudes à adopter : « N’agis-
villes. S’inspirant directement du livre de Marie- sez pas de manière impulsive et prenez le temps
France Hirigoyen, elles veulent accueillir, écou- de réfléchir à ce qui vous arrive », « ne vous lan-
ter, conseiller et informer les personnes en cez pas dans la bagarre seul, vous êtes pratique-
difficulté. Elles mettent en place des perma- ment sûr d’échouer », « accumulez les preuves et
nences d’accueil et se mobilisent pour obtenir témoignages », « relevez toutes les erreurs, man-
la reconnaissance du harcèlement moral comme quements au Code du travail et autres écarts de
délit. Certaines agissent surtout dans le domaine votre harceleur, bref adoptez la tactique du
du conseil, de la prévention, de la formation, “chercheur de poux” »15… Juristes et avocats
d’autres se présentent comme des associations sont mis à contribution. On indique les procé-
de « victimes pour les victimes » et affichent dures juridiques à entamer, les modèles de
les témoignages sur leur site Internet. C’est lettres recommandées à adresser à la direction, à
d’abord au sein de ces milieux et par ces réseaux l’inspection du travail, mais aussi en vue d’une
que le livre se diffuse avant d’être repris par les requête au tribunal administratif, d’une plainte
médias. auprès du procureur de la République. Le jour-
En janvier 1999, Le Nouvel Observateur nal lance en même temps une campagne de
publie un premier dossier : « Ces collègues et signatures pour que « l’Assemblée nationale légi-
patrons qui vous rendent fous. » En février 2000, fère et qu’une loi définissant et sanctionnant le
il récidive plus explicitement avec un gros titre harcèlement moral soit rapidement votée, dans
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en couverture : « Harcèlement moral : comment le prolongement naturel de celle concernant le
dire non ». L’hebdomadaire annonce en même harcèlement sexuel 16 ». Six députés (trois de
temps une enquête dans les entreprises avec droite et trois de gauche) ont signé l’appel et les
l’émission « Envoyé spécial » de France 2 qui lui lecteurs sont invités à faire comme eux. L’édito-
consacre un reportage : « Les salariés de la rial du magazine est net et sans appel : « Quand
peur ». Le harcèlement moral, peut-on lire dans une méthode est immorale, elle mérite de deve-
Le Nouvel Observateur, est devenu le « mot éten- nir illégale 17. »
dard de la souffrance psychologique au travail : Par un effet boule de neige, l’ensemble de
la devise de la riposte ». Le ton du dossier est la presse se penche sur le harcèlement moral et
volontiers justicier : « Pour que les centaines de lui consacre de nombreux articles. La plupart
milliers de victimes de la “psychoterreur” ne des journaux développent le même schéma :
se claquemurent plus. Pour qu’elles contre-
attaquent. Qu’elles demandent des comptes aux 14. Fondé en janvier 1993, Rebondir se veut le « véritable
partenaire de l’évolution professionnelle des salariés » en
“social killers”… » Le dossier passe en revue les fournissant dans ses numéros de multiples conseils et offres
techniques et les procédures du harcèlement d’emploi. Son tirage se situe autour de 100 000 exemplaires.
15. « Les attitudes à adopter, les erreurs à éviter », Rebon-
moral « pour que ceux qui trinquent encore ne dir, n° 85, juin 2000.
subissent plus. Pour qu’ils sortent de l’épreuve 16. « Appel pour une loi contre le harcèlement moral »,
Rebondir, n° 85, juin 2000.
la tête haute. Réhabilités ». En juin 2000, le men- 17. Éric Le Braz, « C’est pas de la parano ! », Rebondir,
suel Rebondir 14 lance à son tour sa campagne : n° 85, juin 2000.
155

Jean-Pierre Le Goff
Que veut dire
le harcèlement moral ?

référence au livre de Marie-France Hirigoyen, à l’état de zombies”, confie un médecin du tra-


témoignages de victimes et conseils divers avec vail, à relever un peu la tête. À faire face. À
adresses d’associations. Les cas relatés dans les demander des comptes 18. » Et les victimes peu-
journaux sont souvent poignants et rejoignent vent d’autant plus se déculpabiliser que le phé-
ceux du livre de Marie-France Hirigoyen. La nomène est devenu médiatique.
situation vécue est décrite comme un « enfer », Les témoignages publiés dans les journaux
un « calvaire », un « long supplice » et les effets rejoignent l’expression débridée de la subjecti-
semblables : nausée avant d’aller au travail, vité qui s’étale dans nombre d’émissions de radio
angoisse, « peur au ventre », insomnies, troubles et de télévision. Les témoignages se font écho
digestifs, dépression, voire tentatives de suicide… les uns aux autres formant comme une longue
Les mots employés sont les mêmes : « pression », plainte qui semble émaner d’une société tout
« mépris », « humiliation », « brimades », propos entière souffrante et victime. Les victimes se
agressifs et injurieux, allusions ordurières à la vie parlent et parlent aux autres dans un jeu de
privée, « mise à l’écart », « mise au placard », miroirs mortifère qui paraît sans fin. Elles expo-
« bouc émissaire »… Comment mettre en doute sent publiquement leur souffrance en voulant
la parole des victimes et rester insensible à leur être écoutées et reconnues, en même temps
douleur ? Le lecteur n’a d’autre choix que celui qu’elles dénoncent et exigent réparation. L’ex-
de compatir en silence. Les situations et les pression de la souffrance rencontre la compas-
témoignages sont publiés tels quels, sans l’ombre sion associative et médiatique, et, par une sorte
d’un recul réflexif ou de la prise en considération d’imitation contaminante, nombreux sont ceux
d’un autre point de vue que celui de la victime. qui peuvent se sentir aussi des victimes, sachant
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L’identification émotionnelle du lecteur peut désormais que l’expression de leur souffrance est
jouer à plein. valorisée socialement. Les associations, Internet
L’« écoute de la souffrance » devient un et les médias jouent le rôle d’amplificateur et de
maître mot. La litanie des victimes appelées par relance en s’adressant à l’État pour qu’il légifère
leur prénom s’étale dans les journaux qui se lan- au plus vite.
cent dans une sorte de concurrence pour publier En un an, le « harcèlement moral » est devenu
les situations et les témoignages des « harcelés » l’emblème d’un mal-être qui paraît concerner
qui font sensation. Les cas sont divers, mais la l’ensemble de la société. L’année 2000 marque
catégorie de harcèlement moral fédère le tout. un point culminant. Le parti communiste pré-
« Les victimes parlent », « un voile est enfin levé », pare un projet de loi sur le harcèlement, les
c’est la « fin d’un nouveau tabou »…, ces formules réunions et colloques se multiplient, des avocats
reviennent dans les différents médias qui sem- du travail et des psychologues se spécialisent
blent faire œuvre de libération. La lutte contre le dans ce domaine, de nouveaux livres parais-
« harcèlement moral » rejoint celle contre le har- sent… Le harcèlement moral est devenu un cré-
cèlement sexuel, les viols, la pédophilie… dans neau porteur pour de nombreux thérapeutes et
la volonté de transparence et de justice. La for- juristes qui peuvent se faire un nom et quelque
mule « harcèlement moral » libère : « Elle autorise
maintenant une foule d’hommes et de femmes 18. Guillaume Malaurie, « Harcèlement moral au travail :
amochés par la “psychoterreur”, “parfois réduits la riposte », Le Nouvel Observateur, 24 février 2000.
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Jean-Pierre Le Goff
Que veut dire
le harcèlement moral ?

argent. Les associations de victimes elles-mêmes et le stress considéré comme une de ses preuves
se disputent le monopole et le label du harcèle- manifestes. Dans ces conditions, comment faire
ment, faisant tout pour être reconnues comme clairement la différence entre l’agresseur et
des partenaires privilégiés des pouvoirs publics l’agressé ? Quand l’entreprise est en mauvaise
et obtenir des subventions. Pour les promoteurs posture ou doit fermer, le harceleur désigné ne
du « harcèlement moral », ce succès inattendu est manquera pas de faire valoir qu’il subit lui-
venu confirmer l’ampleur du phénomène. Mais même une pression « harcelante » de sa direction.
de quoi, au juste, parle-t-on ? Il peut être aussi plus simplement un mauvais
gestionnaire ou un relais servile de sa propre hié-
Une notion fourre-tout rarchie, elle-même sous pression. Le problème
se complique encore du fait qu’une bonne partie
Le « harcèlement moral » est vite devenu une des cas dits de harcèlement n’émanent pas des
expression fourre-tout. Les médias s’appuient directions et des hiérarchies, mais de collègues
sur la « parole de la victime » comme garante et de clients… Qui est le bourreau et qui est la
des faits relatés et ne fournissent guère de définition victime dans cette dénonciation sans fin ? Fina-
précise du harcèlement. Dans ce vaste pano- lement, chacun n’est-il pas amené, à un moment
rama médiatique, des comportements ignobles ou à un autre, à harceler son voisin ?
côtoient des attitudes qui pourraient relever La dénonciation peut vite se retourner contre
d’une surcharge de travail ou de maladresses du les dénonciateurs. Et les dirigeants, agresseurs
management, ou encore de directives liées au réels ou supposés, peuvent se penser à leur tour
fonctionnement, somme toute banal, de l’entre- comme harcelés par des salariés tire-au-flanc.
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prise. Le harcèlement est devenu le symptôme Des patrons n’ont pas manqué, du reste, de le
d’un malaise multiforme au sein des entreprises faire savoir en retournant la question : « Qui har-
et des services publics dont il est difficile de dis- cèle qui ? » : « Quand on demande trois fois par
tinguer les différents éléments. Des méthodes de jour à un collaborateur de faire quelque chose
management peu reluisantes sont vite qualifiées qu’il n’a pas fait, on le “harcèle” 19. » Et de se
de harcèlement : discriminations à l’embauche, poser à leur tour en victimes du harcèlement…
surveillance des salariés et des représentants des grèves, des salariés vindicatifs et des syndi-
syndicaux, pressions pour acculer les salariés à cats : « On ne compte plus les chefs d’entreprise
la faute professionnelle et leur faire sentir qu’ils atteints de dépression nerveuse, malades de
sont devenus indésirables, notamment lors des stress, isolés et impuissants face à une meute
fusions et restructurations… Mais ces méthodes, revendicatrice. […] Qui dira l’épuisement psy-
pour condamnables qu’elles soient, ne sont pas chologique du patron victime de tracts syndi-
ramenables à la relation d’un agresseur pervers caux, nommément désigné, parfois diffamé,
et de sa victime. Loin de se complaire dans une accusé de toute la misère de l’entreprise ? » Dans
relation destructrice, elles cherchent au contraire cette même logique patronale, on n’hésitera pas
à se débarrasser des salariés au plus vite. à parler de « harcèlement » de l’administration,
Le harcèlement moral est également devenu
synonyme de pression, d’intensification du tra- 19. Sophie de Menthon, « Qui harcèle qui ? », Les Échos,
vail, de dégradation des conditions de travail… 20 novembre 2000.
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Jean-Pierre Le Goff
Que veut dire
le harcèlement moral ?

des contrôles Ursaff et fiscaux, et de toute forme quent bien cette difficulté : « Comment accueillir
d’intervention étatique… les victimes qui ont un fort besoin d’écoute ? Et
Parmi les syndicalistes, les termes « harcèle- comment procéder pour que cet accueil et cette
ment moral » suscitent encore la méfiance et l’on écoute débouchent sur l’action syndicale ? » Les
en fait usage avec précaution. La notion, déclare réponses à ces questions sont loin d’être évi-
un responsable de la C.F.D.T., est devenue un dentes. L’accueil des victimes suppose un doigté
« mot-valise » qui amalgame toutes sortes de situa- et une compétence que n’a pas nécessairement
tions 20. Mais dans le même temps, au terme de sa le militant. La C.G.T. affirme la nécessité de
propre enquête, la C.F.D.T. n’en dégage pas « reconstruire du collectif à partir d’un temps
moins « trois types de situations relevant du d’action qui est un temps de déculpabilisation
“harcèlement moral” » : le management par le par la socialisation de la parole 22 ». Mais le « har-
stress érigé en politique d’entreprise, la déficience cèlement moral » ne s’y prête pas forcément. Les
de management, et le « harcèlement horizontal » réunions collectives organisées autour du harcè-
entre personnes de même niveau hiérarchique ou lement donnent souvent lieu à une prise de
au sein d’une équipe. Dans Le Guide d’élu parole des victimes difficilement maîtrisables et
d’entreprise, « Contre le harcèlement moral au tra- récusables. L’expression débridée de la souf-
vail »21, la C.F.D.T. établit une typologie des france a tendance à se clore sur elle-même et
situations de harcèlement moral au travail et rend difficile tout discours sur les causes « objec-
dresse une liste détaillée de ses agissements tives » et la nécessité d’une riposte collective.
constitutifs. Le harcèlement moral n’est pas seu- Comment éviter une « victimisation » qui, loin de
lement un mot-valise, c’est aussi un mot collant déboucher sur l’action syndicale, développe un
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dont on ne se débarrasse pas si facilement. climat délétère ?
Comme le bout du sparadrap du capitaine Had- La notion de harcèlement moral se prête
dock dans un livre d’Hergé, il colle toujours au d’autant mieux à de multiples usages qu’elle est
bout des doigts ou alors on le repasse à son voi- floue et globalisante. Elle peut servir d’argument
sin avant qu’il ne vous revienne. d’autorité dans les débats en se situant toujours
À dire vrai, les syndicats sentent bien qu’ils du bon côté (celui de la victime) et en culpabi-
ont affaire à un phénomène qu’ils ne parvien- lisant tout contradicteur. Elle fournit à bon
nent pas à intégrer dans leurs schèmes de pensée compte une explication simple à de multiples
et d’action. Ils n’ont pas été les initiateurs de conflits et présente l’avantage de renvoyer toute
la critique et la mobilisation autour de ce thème contradiction à une dimension psychologique
leur a échappé largement. Leur embarras est cachée dont seuls les spécialistes ou les initiés
manifeste. Peu habitués à recevoir et à traiter ont connaissance. Bien plus, cette notion centrée
des cas dits de harcèlement, les syndicalistes se
sont trouvés bousculés, ne sachant trop quoi 20. Jean-Paul Peulet, secrétaire confédéral C.F.D.T.,
faire. Le syndicaliste ne se doit-il pas, lui aussi, dans « Harcèlement au travail et citoyenneté au travail », col-
loque de novembre 2000, compte rendu établi par Annie-
d’« accueillir et écouter la souffrance » ? Et s’il ne Charlotte Giust et Claudine Supiot, Développements, n° 26,
peut se substituer au thérapeute, ne doit-il pas avril 2001.
21. Paris, Publications Célidé, 2001.
désormais apprendre à travailler avec lui ? Les 22. Serge Dufour, dans « Harcèlement au travail et
questions posées par l’U.G.I.C.T.-C.G.T. mar- citoyenneté au travail » (colloque de novembre 2000), op. cit.
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Que veut dire
le harcèlement moral ?

sur la relation duelle peut constituer un nouvel est du harcèlement moral de ce qui n’en est pas »,
espace pour la perversion au nom même de la « repérer les plaintes abusives »24. Pour cela, elle
lutte contre le harcèlement. Il n’est pas besoin s’appuie sur de nouveaux cas cliniques et sur
d’être grand psychologue pour penser qu’il est les 193 réponses exploitables au questionnaire
de la nature de la perversion de s’avancer mas- qu’elle a envoyé à 350 lecteurs qui lui avaient
quée et qu’un mode de raisonnement para- adressé leurs témoignages. L’auteur rappelle une
noïaque trouve là un terrain de délectation. donnée de base essentielle quelque peu passée
Dans cette logique, le « harcèlement moral » peut sous silence dans la dénonciation du harcèle-
paraître sans fin en étant alimenté par la problé- ment : l’existence de contraintes professionnelles
matique même de sa critique qui tend à résumer et de pressions légitimes de l’encadrement. Elle
la question à une relation de face-à-face et place prend également soin de distinguer le harcèle-
le problème sur un plan moral et victimaire. La ment moral du stress, de la pression au travail,
créatrice de cette notion s’en est du reste rapi- de la maltraitance managériale, du conflit ouvert
dement rendu compte quand elle a vu affluer ou de la simple mésentente. Et de rappeler de
dans son cabinet des individus dont les ressorts façon systématique les traits principaux qui,
psychologiques cadraient mal avec celui de l’in- selon elle, spécifient le phénomène : répétition et
nocente victime dont il fallait écouter la souf- durée de l’agression, caractère occulte du pro-
france et faire prévaloir les droits. Une fois lancée cessus, volonté de nuire et atteinte à la dignité de
dans l’espace public, la notion de harcèlement la personne. La prise de position morale est
moral est vite devenue immaîtrisable, au grand réaffirmée sans ambiguïté : « Il s’agit effective-
dam de Marie-France Hirigoyen, qui multiplie ment de bien et de mal, de ce qui se fait et de ce
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les interviews et les interventions pour tenter de qui ne se fait pas, de ce qu’on estime acceptable
clarifier les choses. Mais au-delà du brouillage dans notre société et de ce qu’on refuse » (p. 11).
médiatique, n’est-ce pas la notion même qui est Enfin, si une loi contre le harcèlement lui paraît
en question ? nécessaire, Marie-France Hirigoyen met en garde
contre les déviations possibles : un pervers peut
Comment « démêler le vrai du faux » ? toujours accuser celui qu’il veut disqualifier et il
importe de respecter la présomption d’inno-
Deux ans après Le Harcèlement moral, devenu cence. L’accent est avant tout porté sur la pré-
un best-seller, Marie-France Hirigoyen publie un vention collective et la médiation au sein des
second livre centré cette fois sur le travail : entreprises et des administrations : formation de
Malaise dans le travail, au sous-titre explicite : l’encadrement et de spécialistes, conférences
Harcèlement moral : démêler le vrai du faux 23. Ce et réunions d’information et de sensibilisation,
second livre ne connaîtra pas le succès du pre- rédaction d’une charte sociale regroupant les
mier, tout en parvenant à une diffusion qui sort dispositions concernant le harcèlement moral, le
de l’ordinaire (31 000 exemplaires vendus en harcèlement sexuel et les discriminations…
2002 et des traductions en cours). Face à la
confusion, Marie-France Hirigoyen veut « rester 23. Marie-France Hirigoyen, Malaise dans le travail.
Harcèlement moral : démêler le vrai du faux, Paris, Syros, 2001.
très rigoureuse sur le terme “harcèlement moral” 24. Ibid., p. 6 (désormais la mention des pages citées est
pour éviter les amalgames », « distinguer ce qui donnée entre parenthèses dans le texte).
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Que veut dire
le harcèlement moral ?

Dans la prise en compte des situations de nombreux que le premier l’a laissé supposer. Les
travail et dans les solutions préconisées, ce livre descriptions faites sont si méticuleuses qu’on se
se rapproche du Mobbing de Heinz Leymann. Il dit qu’il faut vraiment être un spécialiste pour
marque une nouvelle étape dans l’interprétation, pouvoir identifier clairement le phénomène, et
mais la cohérence avec ce qui a été écrit dans le les précisions multiples qui s’ajoutent tout au
premier ouvrage ne va pas de soi. Après avoir long des pages n’aident pas vraiment le lecteur à
dressé un tableau fort détaillé de l’agresseur et s’y retrouver. Les caractéristiques du harcèle-
de l’agressé dans Le Harcèlement moral, Marie- ment moral, souligne-t-elle, ont trait au refus de
France Hirigoyen insiste plus particulièrement la différence, à la peur, à l’isolement, à la perte
cette fois sur les erreurs à éviter : « Il ne faudrait de sens… L’auteur distingue également le harcè-
pas séparer le monde en deux avec d’un côté les lement « vertical descendant » (venant de la hié-
méchants pervers et de l’autre les victimes inno- rarchie), horizontal (venant des collègues), mixte
centes. Même sans malveillance, nous pouvons (hiérarchie et collègues), ascendant (venant d’un
tous, dans certains contextes, face à certaines ou de plusieurs subordonnés). Elle dresse une
personnes avoir des attitudes perverses. Ce qui liste de quarante-cinq agissements hostiles sous
pose problème, ce n’est pas l’individu lui-même, forme d’items qui vont des « atteintes aux condi-
mais un certain type de comportements qu’il tions de travail » (17 agissements recensés) à la
faut dénoncer » (p. 203). En fait, nous dit-elle, il « violence verbale, physique ou sexuelle » (8), en
existe de fausses victimes qui sont elles-mêmes passant par l’« isolement et le refus de la commu-
perverses, la différence entre la vraie et la fausse nication » (9) et l’« atteinte à la dignité » (11)
pouvant se reconnaître à la « tonalité générale de (pp. 88-89). De quoi fournir aux victimes des
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la plainte » : alors que les vraies victimes s’inter- repères pour s’y retrouver ? À force de vouloir
rogent, doutent, cherchent à sortir de leur mal- se démarquer des dérives et d’introduire de mul-
heur, les fausses victimes perverses n’ont nul tiples précisions, Malaise dans le travail donne
questionnement sur elles-mêmes et se complai- l’impression d’une sorte de louvoiement, comme
sent dans une position victimaire. Il ne faut donc si l’auteur voulait signifier qu’on l’a mal comprise,
pas se fier trop vite aux apparences. Ce qui exté- tout en ne reconnaissant pas clairement que son
rieurement peut ressembler à du harcèlement premier livre prête à malentendus.
moral n’en est pas forcément. Ainsi les petits Loin de dissiper l’équivoque, ce second livre
chefs stressés, les névrosés anxieux, les « diri- touffu a plutôt tendance à la renforcer en ren-
geants caractériels », les « personnalités obsession- dant la notion de harcèlement moral encore un
nelles »… sont destructeurs sans avoir forcément peu plus élastique et englobante. Après avoir
la volonté de nuire. Quant aux « individus nar- centré la question du harcèlement moral sur
cissiques », ils n’ont pas de façon répétée des une relation perverse, Marie-France Hirigoyen
comportements pervers, mais ils peuvent néan- explore désormais les « franges » du harcèlement
moins déraper si le contexte s’y prête. Au bout moral qui, indique-t-elle, doivent permettre de
du compte, le harcèlement moral est spécifique- dépasser la « dialectique trop réductrice du bour-
ment le fait d’« agresseurs malveillants ». À la reau et de la victime, en tenant compte du
lecture de ce second livre, ces derniers semblent contexte » (p. 6). La définition donnée est désor-
plus difficiles à repérer et finalement moins mais centrée sur le travail : « Le harcèlement
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Jean-Pierre Le Goff
Que veut dire
le harcèlement moral ?

moral au travail se définit comme toute conduite minent sur l’analyse économique et sociale, et le
abusive (geste, parole, comportement, atti- changement des mentalités se substitue au chan-
tude…) qui porte atteinte, par sa répétition ou gement de société. Les anciens schémas d’ap-
sa systématisation, à la dignité ou à l’intégrité partenance et d’action collective sont éludés. Là
psychique ou physique d’une personne, mettant où primait l’appartenance en termes de classe,
en péril l’emploi de celle-ci ou dégradant le cli- de profession ou de collectif de travail, l’indi-
mat de travail » (p. 13). Le « harcèlement moral » vidu est une référence première et sa souffrance
apparaît décidément comme une notion diffici- subjective devient le levier d’une action morale.
lement saisissable, oscillant sans cesse entre des Le conflit change pareillement de statut. Il ne
menus détails et des formulations très générales met plus aux prises des catégories profession-
qui ouvrent un large champ d’application. nelles et sociales particulières aux intérêts diffé-
rents ou contradictoires, mais des individus aux
Une nouvelle approche bonnes ou aux mauvaises intentions et conduites.
du travail en entreprise Dans la problématique du harcèlement, le conflit
a, si l’on peut dire, une fonction de prévention et
Le thème du harcèlement moral opère en fait des vertus thérapeutiques pour la santé men-
un changement dans l’abord des problèmes en tale : il permet d’évacuer le stress et les frustra-
entreprise plus important qu’il n’y paraît. Les tions, de mettre en commun ses difficultés et
situations de travail en entreprise sont habituelle- d’en parler, rétablissant l’équilibre au sein du
ment analysées en termes de facteurs « objectifs » collectif et évitant l’apparition des phénomènes
et de processus (technologiques, économiques, de harcèlement. Le conflit joue ainsi le rôle pré-
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sociaux…) dont on s’efforce d’analyser la logique ventif permettant de faire apparaître le non-dit
et les effets (bénéfiques ou non) pour ceux qui et de réguler le collectif. Et pour qu’il en soit
travaillent. Dans la problématique du harcèle- ainsi, l’intervention d’une nouvelle catégorie de
ment, la conduite individuelle est désormais pre- médiateurs-thérapeutes dans les entreprises est
mière. Elle est analysée psychologiquement et indispensable. Thérapie, management et forma-
jugée moralement bonne ou perverse, les fac- tion se rejoignent dans la lutte contre le harcèle-
teurs objectifs ayant désormais le statut de ment. Il est du reste frappant de constater dans
« contexte » ou d’« instruments » au service d’une toute une littérature du conseil en entreprise le
intentionnalité. Envisagées comme résultant mélange de plus en plus fréquent d’un vocabu-
d’une intention malveillante, rangées dans la laire clinique, d’un jargon issu du milieu des for-
catégorie des « agissements hostiles », la dégra- mateurs, avec un langage managérial et un style
dation des conditions et des rapports de travail, très militant.
la charge et l’intensification du travail… peuvent Ce qui se trouve en jeu, c’est la place qu’oc-
alors être mises sur le même plan que la « vio- cupent ces spécialistes et ces associations qui se
lence physique ou sexuelle » ou l’« atteinte à la disputent le créneau de la « souffrance au tra-
dignité ». vail » dans l’entreprise : ils tendent, de fait, à
En termes de références, la souffrance indi- jouer un rôle de médiation que des syndicats
viduelle relaie l’exploitation et l’aliénation des affaiblis et absorbés dans des logiques institu-
travailleurs, la psychologie et la morale prédo- tionnelles assurent tant bien que mal. Certains
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Jean-Pierre Le Goff
Que veut dire
le harcèlement moral ?

militants de ces associations ne sont d’ailleurs l’espace privé ou feutré des cabinets de théra-
pas loin de penser que les syndicats ont fait leur peutes, devient l’instrument public d’un militan-
temps ou qu’ils sont si mal en point qu’ils tisme thérapeutique et médiatique qui somme
devraient tout bonnement changer leur menta- l’État d’agir au plus vite par la loi.
lité, se centrer sur la « souffrance au travail » et
former leurs militants en conséquence. La notion
de harcèlement moral est ainsi à la fois le symp- Jean-Pierre Le Goff.
tôme et le vecteur de la pénétration de nouveaux
modes de pensée et d’action dans les milieux La seconde partie de cet article « Vers un nouvel
professionnels et plus largement. La subjectivité imaginaire des rapports sociaux » paraîtra dans
souffrante, qui antérieurement demeurait dans notre prochain numéro.
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