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33 Crucifixion de Jésus

 Philippe Boucheron: Si je dis "Je suis né en 1965" – ce qui est vrai – je


sous-entends "en 1965, après Jésus-Christ". Et si ça m'embarrasse de dire
"après Jésus-Christ", je dis "de notre ère". Mais c'est tout aussi embarrassant,
finalement, parce que qui est ce "nous" ? C'est un "nous" chrétien, entendant
que l'ère chrétienne se serait imposée au monde ? En tout cas, c'est de ça
dont on doit parler, c'est-à-dire cette manière qu'a eu le christianisme de
coloniser le temps.

Le temps chrétien est un temps orienté. Il commence avec la naissance du


Christ, mais ce qui lui donne son sens, entendez sa direction et son
espérance, c'est la Crucifixion. C'est elle qui fait date dans une histoire
chrétienne. Quelle date ? C'est difficile à calculer. L'événement doit se situer
entre 27 et 33 de notre ère. Or, toute date de fondation, depuis la fondation
de Rome jusqu'à l'hégire, est aussi une manière de localiser un récit, de dire
"Ça a eu lieu ici et depuis, ça continue."

Faire date, c'est loger une intrigue dans un espace. C'est lui trouver, au fond,
un lieu. Un lieu pour que ça se raconte, pour qu'on s'en souvienne, et pour
qu'on revienne dans ce lieu et qu'on commémore l'événement qui a eu lieu.
Ça porte un nom, dans le christianisme – et pas seulement, évidemment,
dans l'islam, dans le judaïsme – c'est Jérusalem.

C'est donc ici que nous avons rendez-vous. À Jérusalem, là où tout a


commencé. Un homme y a prêché : il était juif, ses disciples ont rapporté ses
paroles, ils disent même qu'il a accompli des miracles. Il a été crucifié sous
Ponce Pilate. Voici ce que dit le catéchisme. C'est le Credo des chrétiens
depuis le premier concile de Nicée de 325. Et ceux qui croient en lui disent
que Jésus est ressuscité le troisième jour pour sauver les péchés des
hommes, et qu'il reviendra à la fin des temps pour juger les vivants et les
morts.

A-t-il vraiment existé ? Eh bien, la plupart des historiens le pensent


aujourd'hui, oui. On peut donc faire l'histoire de la Crucifixion de Jésus. Mais
c'est difficile, parce que les évangiles, c'est-à-dire les récits de la vie de Jésus,
qui annoncent la bonne nouvelle de sa résurrection, divergent en bien des
détails. L'Église en reconnaît quatre : ceux de Mathieu, Marc et Luc, et
l'évangile de Jean.

Pourquoi quatre évangiles ? Après tout, un, c'était plus simple, il n'y avait plus
de contradictions ? Mais c'est à croire que l'Église aime la contradiction. Il ne
faut jamais oublier que le christianisme c'est une secte du judaïsme. C'est une
secte qui a réussi, mais c'est une secte du judaïsme. Ça veut dire deux
choses. Ça veut dire d'abord qu'elle en procède, et ça veut dire qu'elle veut
s'en séparer. Mais ce qui ne sépare pas le judaïsme du christianisme, c'est
que ce sont des religions du commentaire, et du commentaire infini. Et pour
qu'on puisse parler, pour qu'on puisse en parler, il faut qu'il y ait des
discordances.

Pour sortir du huit-clos un peut entêtant des quatre évangiles, on peut aussi
se souvenir qu'au Ier siècle, au moment même où la rédaction des évangiles
commence, quelqu'un d'autre raconte aussi cette histoire. C'est un juif dont le
nom est Flavius Josèphe. Le grand spécialiste de son œuvre est un historien
dominicain enseignant à l'école biblique de Jérusalem, Étienne Nodet.
 Étienne Nodet: Flavius Josèphe était un prêtre de Jérusalem, né en 37 et
mort entre 95 et 100, on ne sait pas exactement. Natif de Jérusalem, fort
cultivé, un peu vaniteux – puisqu'il a une façon de raconter sa vie qui est un
peu gonflée – c'est le seul historien juif donnant la priorité aux faits et non
pas aux interprétations. Parce que la Bible, Nouveau Testament compris,
mélange toujours des faits – qui ont eu lieu – et puis le sens, c'est-à-dire
comment on lit Dieu à travers ces faits. Et Josèphe a la plus grande méfiance
de ce genre d'approximations, donc il veut toujours être très rationnel.
 Philippe Boucheron: Flavius Josèphe, qui est l'auteur d'un livre important
qui s'appelle "La Guerre des Juifs", restitue l'événement Jésus dans une
chronologie romaine. Il le ramène à sa juste proportion, aussi, d'un fait divers
de la grande histoire de l'empire romain.

Regardons la carte. Nous sommes bien sur la frontière orientale du monde


romain. La Judée est alors une sous-province de la Syrie, administrée par un
pouvoir, que l'on pourrait volontiers dire aujourd'hui, colonial. Les Romains
s'appuient sur une royauté juive fantoche, celle d'Hérode le Grand, dont la
capitale est à Césarée, sur le littoral. Jérusalem est donc une ville dominée et
diminuée, loin des grands flux économique et proprement marginalisée.
L'ordre romain s'y exerce de manière brutale et autoritaire par l'intermédiaire
des préfets, qui gouvernent au nom de l'empereur.

Ponce Pilate est préfet de Judée de 26 à 36. On le connaît par une inscription
trouvée à Césarée. Elle était probablement placée sur un édifice dédié à
l'empereur Tibère, et on y déchiffre son nom : "Pilate, préfet de Judée". C'est
donc lui, le pivot historique de cette histoire, celui qui nous permet de l'ancrer
dans une chronologie. Or, cette chronologie est celle du mouvement
contestataire juif. Car ces révoltes sont liées à ce qu'on appelle le
messianisme, c'est-à-dire l'attente d'un sauveur qui sera aussi le restaurateur
d'une royauté authentiquement juive. Et c'est de ce mouvement politique
dont parle Flavius Josèphe.
 Étienne Nodet: Dans sa première version grecque de "La Guerre des Juifs",
avant une censure officielle par l'empereur, il donne quelques notices sur des
personnages du Nouveau Testament, parmi lesquels un certain thaumaturge,
donc qui faisait des guérisons et qui avait une haute stature avec tout un
peuple autour de lui. Et il avait en particulier 150 serviteurs qui voulaient qu'il
descende sur Jérusalem et qu'il s'empare du pouvoir. En tout cas, qu'il chasse
les Romains. En massacrant Pilate, éventuellement.
 Philippe Boucheron: On connaît la suite. Jésus n'a pas massacré Pilate. Il a
été jugé et condamné à mourir sur la croix. Or, le choix même de ce supplice
trahit la dimension politique de l'affaire. C'est bien comme rebelle que Jésus
est mis à mort.

"Roi des Juifs." Selon l'évangile de Jean, Pilate fait placer cet écriteau
parodique et infamant sur la croix. Voici pourquoi les peintres figurent parfois
au-dessus de la tête du crucifié l'acronyme I.N.R.I., en latin : Iesus Nazarenus
Rex Iudaeorum, c'est-à-dire "Jésus le Nazaréen, Roi des Juifs."

En 1968, les archéologues ont retrouvé dans une urne funéraire de la


banlieue de Jérusalem le talon d'un certain Yehohanan, crucifié présumé du
Ier siècle de notre ère. La place du clou permet de préciser la position des
jambes : non pas côte à côte, mais de part et d'autre de la croix. Fichés dans
les poignets, d'autres clous permettent, avec un système de ligatures,
d'alléger un peu le poids du corps. Tout est fait pour ménager une mort lente
et atroce, le supplicié étouffant peu à peu, son agonie exposée comme à un
spectacle public.

On crucifie les rebelles, on crucifie les esclaves – Spartacus – on crucifie les


voleurs... On crucifie tous ceux qui n'ont pas le droit d'être décapités. Donc,
c'est infamant. Et donc, faire de ce signe (la croix) le ralliement d'une
croyance (le christianisme), c'est quelque chose qui est très scandaleux. Et
qui est considéré comme scandaleux, presque ridicule d'ailleurs, par ceux que
les missionnaires veulent convaincre et convertir.

C'est ce symbole, pourtant, qui s'impose par la suite comme le signe de


ralliement de tous les chrétiens. Lorsque se développe l'image du Christ en
croix autour de l'an Mil, c'est un Christ de gloire qui est représenté.
Impassible. Puis, peu à peu, la scène se peuple de ses personnages et de ses
symboles décrits par les évangélistes. Au XIIe siècle, la tête du Christ tombe
sur le côté, son corps s'affaisse et c'est le pathétique qui est visé. Jésus est
alors représenté comme un homme souffrant, auquel peuvent s'identifier les
chrétiens qui commémorent, tous les dimanches, sa mort et sa résurrection.
Mais si la Crucifixion s'inscrit dans le temps liturgique, reste à résoudre une
énigme historique. Celle de sa date exacte.

Quand a été crucifié Jésus ? On sait que ça s'est passé sous Ponce Pilate,
donc entre 26 et 36. Jean indique que la Crucifixion a eu lieu le 14 du mois de
Nisan, le premier mois du calendrier juif. On a donc onze dates possibles.
Mais Marc et Jean s'accordent pour dire que Jésus est mort un vendredi.
L'astronomie permet de calculer que, pendant la décennie du mandat de
Pilate, le 14 Nissan tombe un vendredi à quatre reprises : 27, 30, 33, 34. 27
est trop précoce, Jean-Baptiste n'a pas encore commencé sa prédication. 34
est trop tardif, Jean est déjà converti. Restent 30 et 33, entre lesquelles les
spécialistes hésitent.
 Étienne Nodet: Il y a un petit indice que ce serait plutôt 33 que 30, parce
qu'on a montré (des astronomes futés) qu'il y a eu une éclipse partielle de
lune ce soir-là, après le coucher du soleil, visible de Jérusalem pendant une
quarantaine de minutes.
 Philippe Boucheron: Or, il existe dans l'Ancien Testament une prophétie,
celle de Joël, qui affirme : "Le soleil se changera en ténèbres et la lune en
sang, avant que vienne le jour du Seigneur." L'éclipse de lune est donc un
argument pour 33, puisque les évangiles cherchent moins à raconter des
événements qu'à faire croire que ceux-ci avaient déjà été prophétisés la Bible.
Donc, la Crucifixion aurait eu lieu le vendredi 3 avril 33. Mais cela, c'est
s'exprimer dans un calendrier qui n'existe pas encore.
Disons alors que nous sommes, pour les Romains, en 786, et pour les Juifs,
en 3793. C'est-à-dire, dans tous les cas, à une date où l'événement passe
relativement inaperçu. Car ce n'est que bien plus tard, aux II e et IIIe siècle,
que la secte chrétienne se développe et essaime hors de Judée. Un siècle plus
tard encore, les premiers pèlerins commencent à arpenter les rues de
Jérusalem.

Les chrétiens, pour éprouver leur foi, veulent mettre leurs pas dans les pas du
Christ. Ils cherchent les lieux de la Passion. Ils veulent retrouver au sol
l'espace où logeait cette histoire.
 Étienne Nodet: Mettre ses pas, mettre ses pieds dans les traces de pas de
Jésus. On ne comprend pas très bien qui c'est, mais on va venir. Tout un tas
de stations se sont créées à gauche et à droite. Un premier pèlerin arrive, il
va lire une page de l'Ancien Testament ou de l'Évangile : "Oui, ici c'est pas
mal." Et puis un autre groupe arrive, "C'est pas mal" aussi... Puis arrive un
marchand de cacahuètes, puis un restaurant, puis une église, puis ça finit par
être un lieu saint.
 Philippe Boucheron: Mais où situer le lieu de la Crucifixion ? Les évangiles
ne donnent guère d'indication précise. "En un endroit proche de la ville", dit
Jean, ce qui veut dire qu'on n'est pas dans la ville, donc hors des murailles.
Un endroit élevé, également, puisqu'on l'appelle Golgotha, qui signifie "Mont
du Crâne" – Calvarius en latin, d'où vient notre "calvaire". Cette question du
lieu se pose avec acuité au début du IVe siècle, lorsque l'empereur Constantin
se convertit et fait du christianisme la religion officielle de l'empire romain.

Donc en 325 ou en 327, Hélène, mère de l'empereur chrétien Constantin,


invente la Croix. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu'elle trouve, dit-
on, le lieu où l'attend sous terre cette relique, la croix du Christ qui a été
enterrée.
Ce lieu souterrain est aujourd'hui appelé chapelle de l'Invention. On y révère
la Sainte-Croix, la seule relique qu'a laissé le Christ ressuscité. Il ne
représente qu'une petite partie de ce complexe monumental qu'on appelle le
Saint-Sépulcre. Car dans la foulée de sa découverte, Hélène a inventé aussi
toute une scénographie de la mémoire. À quelques dizaines de mètres de
l'endroit où elle trouve la Croix, elle identifie l'emplacement du Golgotha, puis
celui du tombeau du Christ – le sépulcre proprement dit – simple grotte
creusée dans une ancienne carrière.

Remaniée et reconstruite à de nombreuses reprises, l'église actuelle enchâsse


complètement ces différents lieux saints comme dans un coffrage. On monte
maintenant au Golgotha par un escalier qui ouvre sur une double chapelle :
moitié arménienne de rite latin, moitié orthodoxe de rite grec – puisque
depuis le XVIe siècle, ce sont les différentes communautés orientales qui se
partagent l'administration des lieux saints. Dans la chapelle orthodoxe, les
pèlerins se recueillent sur le trou où a été plantée la Croix elle-même. Ils
reproduisent alors des gestes attestés dès la fin du Moyen Âge, où l'on
cherchait à glisser sa main ou poser sa tête dans cette empreinte comme
pour prendre physiquement la mesure des lieux de la Passion. Un peu plus
loin, voici la Pierre de l'Onction, sur laquelle le corps du Christ a été lavé et
enveloppé dans le Saint Suaire. Car ce que l'on révère ici, ce sont des traces.
Des empreintes. Des absences.

Aujourd'hui, au Saint-Sépulcre, on n'y voit rien. Mais ce n'est pas fait pour
qu'on y voie quelque chose. Ce qu'on y voit, c'est au fond l'amas d'histoire.
C'est la complexité d'une histoire qui est, je dirais, presque concassée,
presque comprimée, dans un si petit espace. Et tout cela fait une sorte
d'ambiance extraordinairement confuse.

Cette confusion dit l'histoire de la ville de Jérusalem. Une histoire heurtée et


disputée. Une histoire de séparations également, entre différentes religions et
différentes confessions d'une même religion. Et parmi ces différentes
confessions chrétiennes, il en est une dont le désir de rationalité
s'accommode mal de cet amas inextricable et rutilant qu'est le Saint-Sépulcre.

En 1884, un évangéliste anglais du nom de Charles Gordon prétend avoir


découvert le vrai lieu de la Crucifixion du Christ. Il serait au pied d'une falaise
qui a le bon goût de ressembler à un crâne et donc qui peut nous rappeler le
Golgotha. Surtout, il est nettement en dehors des murailles hérodiennes que
les archéologues identifient au même moment. Depuis, le développement
urbain a sérieusement contrarié le point de vue et limité la possibilité d'élans
mystiques. Mais il n'a pas empêché la création non loin de là d'un Saint-
Sépulcre alternatif, adapté à une foi réformée, en recherche de vraisemblance
et de recueillement.

Le dispositif n'est pas tout à fait achevé. Il n'est pas achevé sur le plan
temporel parce que Jésus a été jugé, est mort sur la Croix, ressuscité, et il
faut maintenant qu'il monte au Ciel. Et il n'est pas non plus achevé du point
de vue spatial, parce que l'ensemble de Jérusalem n'est pas encore investi
par les lieux de la vie de Jésus.

Face au Saint-Sépulcre, sur le mont des Oliviers, où Jésus aurait séjourné


avant son procès et sa crucifixion, Constantin a fait également construire une
grande basilique dont ne subsiste aujourd'hui qu'une chapelle construite par
les Francs. Celle-ci était à ciel ouvert jusqu'à ce que Saladin ne la recouvre
d'une coupole pour la convertir en mosquée. C'est la mosquée de l'Ascension,
identifiant le lieu d'où Jésus a quitté la Terre après sa résurrection. Encore un
lieu vide, encore une empreinte. Celle qu'a laissé son pied au moment de
s'envoler. Depuis le mont des Oliviers, on aperçoit l'esplanade des mosquées
et le dôme du Rocher, où Mahomet a lui aussi laissé l'empreinte de son pied.
On est face au temple disparu, devant la porte d'or qui doit s'ouvrir le jour du
Jugement dernier.

Le temps n'est plus un éternel recommencement ou une attente du Messie –


ce qui est le temps du judaïsme, qui est le temps de l'attente. Le temps
chrétien est évidemment orienté. C'est une religion qui sort du temps
religieux cyclique. C'est une religion historique, on pourrait dire, qui est
fondée sur un personnage historique, que l'on peut dater.

C'est en cela qu'on peut dire que le christianisme colonise le temps. L'origine,
définie par l'événement Jésus, nous fait entrer dans un temps linéaire et
historique. Et c'est au travers du calendrier que cette idée chrétienne
s'impose au monde. Mais reste une dernière énigme à déchiffrer : quand
commence notre ère ? Le jour de la Crucifixion ou le jour de la naissance du
Christ ?

Le concile de Nicée de 325 définit la croyance en la crucifixion du Christ


comme la base du Credo – ce que je crois. Donc, ça veut dire que l'ère
chrétienne commence à la Passion. On commence à organiser ce qu'on
appelle un Comput, c'est-à-dire un calendrier cyclique des fêtes de Pâques, à
partir des dates supposées de la Passion du Christ. Et tout cela, jusqu'à ce
qu'un moine qui s'appelait Denys le Petit, en 525, invente une autre manière
de décompter le temps.

Le temps commence pour lui en l'an 1, qui est celui de la naissance du Christ.
Adopté par le pape, ce changement d'ère ne se généralise pas avant le
Xe siècle. Et il faut sans doute attendre le XVe ou le XVIe siècle pour que l'ère
de la Nativité fasse irruption dans les représentations collectives et devienne
un moyen courant de "faire date".
Donc au total, l'ère de la Passion aura duré très peu de temps : de 325 à 525,
deux cent ans. Mais on pourrait jouer. On pourrait se demander qu'est-ce qui
se serait passé, comment on compterait les siècles aujourd'hui si Denys le
Petit n'avait pas eu cette idée bizarre. L'ensemble de notre décompte s'en
trouverait décalé de 33 ans.

Dans le calendrier de la Passion, le XXe siècle ne commencerait ni en 1900, ni


en 1914, il se délesterait de la Première Guerre mondiale, mais n'en
commencerait pas moins de manière dramatique. Ce serait un siècle qui
débuterait en 1933 avec l'arrivée d'Hitler, et un siècle dans lequel nous
serions encore. Mais qui est ce "nous" qui parvient si mal à saisir la diversité
des calendriers du monde ? Même si "nous" sommes persuadés de vivre au
XXIe siècle, on pourrait aussi bien dire que nous sommes au 15e siècle de
l'hégire ou au 58e du calendrier hébraïque. Alors poursuivons cet exercice de
désorientation.

Que se passe-t-il, dans le monde, dans la vie du Christ ? En ce temps-là parut


un décret de l'empereur Auguste ordonnant de recenser toute la Terre, lit-on
dans l'évangile de Luc. Mais l'événement date probablement de l'an 15 de
notre ère, et ne concerne que la Syrie. S'il y a un empereur dans le monde
capable de recenser tout la Terre, ce n'est pas Auguste mais Han Pingdi,
avant-dernier représentant de la dynastie des Han antérieurs. En 2 de notre
ère, il recense la population de l'empire le plus peuplé du monde : il y a 57
671 400 Chinois. D'autres religions prennent au même moment leur essor
dans le monde. Les religions orientales à Rome et notamment le culte de
Mithra, d'origine perse, mais surtout le bouddhisme du Grand véhicule en
Inde. Autant de religions, autant de calendriers.

Ce qui est frappant lorsqu'on va à Jérusalem, c'est qu'on voit physiquement,


douloureusement, combien les mémoires s'y affrontent. Jérusalem n'est pas
une ville chrétienne. C'est une ville juive, musulmane et chrétienne. Les lieux
y sont disputés, presque enchevêtrés, douloureusement affrontés. En
revanche, le temps des chrétiens, je dirais, s'est quand même imposé au
monde. Et c'est frappant, ce contraste entre cette colonisation de l'espace si
difficile, si âpre, si conflictuelle, et cette colonisation du temps qui est
imperceptible et douce. Mais c'est une fausse douceur, en réalité, parce
qu'elle est pernicieuse. Lorsque nous disons "telle année de notre ère", nous
supposons ou nous feignons de croire que le monde entier se plie au
calendrier des chrétiens. On voit bien dans l'espace que les lieux sont
disputés. Mais le temps, en somme, se colonise plus facilement que l'espace.
24 septembre 622 - L'an 1 de l'islam
 Philippe Boucheron: Le 24 septembre 622, Mahomet rejoint ses
compagnons qui ont quitté la Mecque pour se réfugier à Médine. Ça se passe
donc le 24 septembre 622, mais dans notre calendrier grégorien. Pour les
musulmans, on est le lundi 12 du premier mois de rabi de l'an 1. Parce que
c'est l'an 1. Parce que ce passage ("hijra" en arabe), l'hégire, c'est le début
d'un temps nouveau. C'est l'origine d'une nouvelle ère.

L'islam a cette particularité de faire démarrer son histoire non pas de la


naissance de son prophète Mahomet, vers 570 dans le calendrier grégorien,
ni de sa mort en 632, mais d'un passage. Le passage par lequel Mahomet
quitte sa ville natale avec ses compagnons pour un endroit où il se réfugie et
qui va être le lieu de rassemblement de ses forces : Médine. Voilà ce qui fait
date pour l'islam. Ce déplacement, appelé donc "Hijra" en arabe, ou "Hégire"
en français, ou "Hidschra" en allemand.

Cet arrachement est une rupture dans l'ordre du temps, et inaugure une
nouvelle façon de le compter. Et ce calendrier ne se compte pas en années
solaires mais à partir des cycles de la lune, produisant chaque année un
décalage de 10 ou 11 jours entre les années grégoriennes et les années
hégiriennes. Un décalage que Mahomet décide de ne pas rattraper et qui ne
fera que se creuser au fil des ans. Aujourd'hui cet écart a atteint 42 années
solaires.

La Mecque et Médine sont toujours les deux premiers lieux saints de l'islam,
et la geste de Mahomet est si familière aux musulmans du monde entier
qu'on a même cherché à en faire un film hollywoodien. Faisons l'exercice, si
vous le voulez bien. À partir de maintenant, dans le film, on compte selon le
calendrier de l'hégire. C'est beaucoup plus simple. C'est beaucoup plus
intéressant, aussi, parce qu'on va pouvoir restituer la vitesse de cette histoire.
Elle est fulgurante :

Remplaçons donc notre année 622 par le point d'origine de ce nouveau


décompte du temps. Le Prophète, né 52 ans plus tôt, prêche depuis 10 ans
une nouvelle religion. Après l'an 1, depuis Médine, l'islam de Mahomet se
diffuse par des victoires militaires et des alliances politiques. En 10, à la mort
du Prophète, la moitié de la péninsule arabique est soumise. Les musulmans
gagnent l'Égypte et lui donnent en 21 une nouvelle capitale, Fustât, qui
deviendra Le Caire. Puis, c'est la prise de Jérusalem, suivie par Damas,
Ispahan, Kairouan. En Égypte, dès l'an 22, des papyrus administratifs sont
datés d'après le calendrier hégirien. De même, à Al-Mutalat en 23, ou à Ka'Al-
Mu'tadil en 24, des graffiti témoignent de l'adoption de cette nouvelle
temporalité dans la religiosité ordinaire. En l'an 40, l'islam s'étend déjà sur un
territoire immense, et à la fin du 1er siècle, c'est un empire qui a adopté le
calendrier de la nouvelle religion.

Donc, qui est Mahomet ? C'est un homme issu de la parenté des Quraych,
une parenté puissante à la Mecque, qui s'est marié à une veuve très riche
d'un marchand qui s'appelle Khadija. Khadija lui a donné sept enfants, un seul
va survivre pour lui donner des petits-enfants – c'est Fatima. Et donc, c'est un
homme qui est en rupture de sa parenté. C'est un homme qui, dit la tradition,
à partir de 40 ans a des révélations.

La première caractéristique du message du Prophète est d'être universel,


entend qu'il s'adresse au monde entier. Sa prédication emprunte aux
différentes religions, qui font de la péninsule arabique un véritable bouillon
monothéiste où juifs et chrétiens côtoient des adeptes de cultes polythéistes,
qui sont eux-mêmes tentés par une réforme de leurs croyances autour d'un
dieu unique. Un lieu, à la Mecque, réunit ces religions hétérogènes : la
Ka'aba, "le cube". La tradition prétend que s'y trouvaient 360 idoles. La lignée
qui contrôle la Mecque et qui tire profit de la Ka'aba depuis six générations se
nomme les Quraych. Et c'est au sein de cette lignée que Mahomet voit le
jour. C'est avec cette même lignée des Quraych que Mahomet entre en conflit
lorsqu'il commence à prêcher. Le dieu unique de Mahomet reprend les
propriétés du dieu chrétien ou juif mais il n'est pas sans rappeler Houbal, la
divinité principale de certains clans. La prière se fait vers Jérusalem comme
pour les Juifs, le Christ est un prophète, la Vierge Marie une sainte et
Abraham est l'ancêtre commun. Dieu ne se met pas en images, mais rien en
ces premiers temps de l'islam n'interdit encore absolument la représentation
du Prophète, comme pourra plus tard en témoigner la riche iconographie
persane.

La tradition dit que Mahomet, à l'âge de 40 ans, a des visions. Parfois, on dit
que c'est l'ange Gabriel qui le visite. Cette révélation, est-ce la révélation
d'une foi nouvelle ? Pas tout à fait. En réalité, c'est la révélation d'une
réforme du monothéisme. Et ça, les historiens le comprennent de mieux en
mieux aujourd'hui parce qu'ils réévaluent, au fond, la place du monothéisme
dans cette péninsule arabique. Autour de Mahomet, il y a des chrétiens, il y a
des juifs. Et donc cette communauté qui va suivre Mahomet, qui va le suivre
dans le "passage", on dirait aujourd'hui qu'elle a une grande diversité
confessionnelle. On n'est pas dans ce chaos tribal que l'on a longtemps décrit
– parce que c'était la péninsule arabique, parce que c'étaient des Arabes,
parce que c'étaient des Bédouins... On avait l'idée qu'on était dans une sorte
de creux de l'Histoire, qu'on était dans une sorte de "non-lieu" des empires.
Mais pas du tout. Cette histoire doit se comprendre dans la géopolitique de la
région.
1492 - Un nouveau monde
13 juin -323 - Mort d'Alexandre le Grand
20 juin 1789 - Le serment du Jeu de paume
11 février 1990 - Libération de Nelson Mandela
Un jour de 79 - La destruction de Pompéi
6 août 1945 - Hiroshima
1347 - La peste noire
1431 - La chute d'Angkor
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