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33 Crucifixion de Jésus
33 Crucifixion de Jésus
Faire date, c'est loger une intrigue dans un espace. C'est lui trouver, au fond,
un lieu. Un lieu pour que ça se raconte, pour qu'on s'en souvienne, et pour
qu'on revienne dans ce lieu et qu'on commémore l'événement qui a eu lieu.
Ça porte un nom, dans le christianisme – et pas seulement, évidemment,
dans l'islam, dans le judaïsme – c'est Jérusalem.
Pourquoi quatre évangiles ? Après tout, un, c'était plus simple, il n'y avait plus
de contradictions ? Mais c'est à croire que l'Église aime la contradiction. Il ne
faut jamais oublier que le christianisme c'est une secte du judaïsme. C'est une
secte qui a réussi, mais c'est une secte du judaïsme. Ça veut dire deux
choses. Ça veut dire d'abord qu'elle en procède, et ça veut dire qu'elle veut
s'en séparer. Mais ce qui ne sépare pas le judaïsme du christianisme, c'est
que ce sont des religions du commentaire, et du commentaire infini. Et pour
qu'on puisse parler, pour qu'on puisse en parler, il faut qu'il y ait des
discordances.
Pour sortir du huit-clos un peut entêtant des quatre évangiles, on peut aussi
se souvenir qu'au Ier siècle, au moment même où la rédaction des évangiles
commence, quelqu'un d'autre raconte aussi cette histoire. C'est un juif dont le
nom est Flavius Josèphe. Le grand spécialiste de son œuvre est un historien
dominicain enseignant à l'école biblique de Jérusalem, Étienne Nodet.
Étienne Nodet: Flavius Josèphe était un prêtre de Jérusalem, né en 37 et
mort entre 95 et 100, on ne sait pas exactement. Natif de Jérusalem, fort
cultivé, un peu vaniteux – puisqu'il a une façon de raconter sa vie qui est un
peu gonflée – c'est le seul historien juif donnant la priorité aux faits et non
pas aux interprétations. Parce que la Bible, Nouveau Testament compris,
mélange toujours des faits – qui ont eu lieu – et puis le sens, c'est-à-dire
comment on lit Dieu à travers ces faits. Et Josèphe a la plus grande méfiance
de ce genre d'approximations, donc il veut toujours être très rationnel.
Philippe Boucheron: Flavius Josèphe, qui est l'auteur d'un livre important
qui s'appelle "La Guerre des Juifs", restitue l'événement Jésus dans une
chronologie romaine. Il le ramène à sa juste proportion, aussi, d'un fait divers
de la grande histoire de l'empire romain.
Ponce Pilate est préfet de Judée de 26 à 36. On le connaît par une inscription
trouvée à Césarée. Elle était probablement placée sur un édifice dédié à
l'empereur Tibère, et on y déchiffre son nom : "Pilate, préfet de Judée". C'est
donc lui, le pivot historique de cette histoire, celui qui nous permet de l'ancrer
dans une chronologie. Or, cette chronologie est celle du mouvement
contestataire juif. Car ces révoltes sont liées à ce qu'on appelle le
messianisme, c'est-à-dire l'attente d'un sauveur qui sera aussi le restaurateur
d'une royauté authentiquement juive. Et c'est de ce mouvement politique
dont parle Flavius Josèphe.
Étienne Nodet: Dans sa première version grecque de "La Guerre des Juifs",
avant une censure officielle par l'empereur, il donne quelques notices sur des
personnages du Nouveau Testament, parmi lesquels un certain thaumaturge,
donc qui faisait des guérisons et qui avait une haute stature avec tout un
peuple autour de lui. Et il avait en particulier 150 serviteurs qui voulaient qu'il
descende sur Jérusalem et qu'il s'empare du pouvoir. En tout cas, qu'il chasse
les Romains. En massacrant Pilate, éventuellement.
Philippe Boucheron: On connaît la suite. Jésus n'a pas massacré Pilate. Il a
été jugé et condamné à mourir sur la croix. Or, le choix même de ce supplice
trahit la dimension politique de l'affaire. C'est bien comme rebelle que Jésus
est mis à mort.
"Roi des Juifs." Selon l'évangile de Jean, Pilate fait placer cet écriteau
parodique et infamant sur la croix. Voici pourquoi les peintres figurent parfois
au-dessus de la tête du crucifié l'acronyme I.N.R.I., en latin : Iesus Nazarenus
Rex Iudaeorum, c'est-à-dire "Jésus le Nazaréen, Roi des Juifs."
Quand a été crucifié Jésus ? On sait que ça s'est passé sous Ponce Pilate,
donc entre 26 et 36. Jean indique que la Crucifixion a eu lieu le 14 du mois de
Nisan, le premier mois du calendrier juif. On a donc onze dates possibles.
Mais Marc et Jean s'accordent pour dire que Jésus est mort un vendredi.
L'astronomie permet de calculer que, pendant la décennie du mandat de
Pilate, le 14 Nissan tombe un vendredi à quatre reprises : 27, 30, 33, 34. 27
est trop précoce, Jean-Baptiste n'a pas encore commencé sa prédication. 34
est trop tardif, Jean est déjà converti. Restent 30 et 33, entre lesquelles les
spécialistes hésitent.
Étienne Nodet: Il y a un petit indice que ce serait plutôt 33 que 30, parce
qu'on a montré (des astronomes futés) qu'il y a eu une éclipse partielle de
lune ce soir-là, après le coucher du soleil, visible de Jérusalem pendant une
quarantaine de minutes.
Philippe Boucheron: Or, il existe dans l'Ancien Testament une prophétie,
celle de Joël, qui affirme : "Le soleil se changera en ténèbres et la lune en
sang, avant que vienne le jour du Seigneur." L'éclipse de lune est donc un
argument pour 33, puisque les évangiles cherchent moins à raconter des
événements qu'à faire croire que ceux-ci avaient déjà été prophétisés la Bible.
Donc, la Crucifixion aurait eu lieu le vendredi 3 avril 33. Mais cela, c'est
s'exprimer dans un calendrier qui n'existe pas encore.
Disons alors que nous sommes, pour les Romains, en 786, et pour les Juifs,
en 3793. C'est-à-dire, dans tous les cas, à une date où l'événement passe
relativement inaperçu. Car ce n'est que bien plus tard, aux II e et IIIe siècle,
que la secte chrétienne se développe et essaime hors de Judée. Un siècle plus
tard encore, les premiers pèlerins commencent à arpenter les rues de
Jérusalem.
Les chrétiens, pour éprouver leur foi, veulent mettre leurs pas dans les pas du
Christ. Ils cherchent les lieux de la Passion. Ils veulent retrouver au sol
l'espace où logeait cette histoire.
Étienne Nodet: Mettre ses pas, mettre ses pieds dans les traces de pas de
Jésus. On ne comprend pas très bien qui c'est, mais on va venir. Tout un tas
de stations se sont créées à gauche et à droite. Un premier pèlerin arrive, il
va lire une page de l'Ancien Testament ou de l'Évangile : "Oui, ici c'est pas
mal." Et puis un autre groupe arrive, "C'est pas mal" aussi... Puis arrive un
marchand de cacahuètes, puis un restaurant, puis une église, puis ça finit par
être un lieu saint.
Philippe Boucheron: Mais où situer le lieu de la Crucifixion ? Les évangiles
ne donnent guère d'indication précise. "En un endroit proche de la ville", dit
Jean, ce qui veut dire qu'on n'est pas dans la ville, donc hors des murailles.
Un endroit élevé, également, puisqu'on l'appelle Golgotha, qui signifie "Mont
du Crâne" – Calvarius en latin, d'où vient notre "calvaire". Cette question du
lieu se pose avec acuité au début du IVe siècle, lorsque l'empereur Constantin
se convertit et fait du christianisme la religion officielle de l'empire romain.
Aujourd'hui, au Saint-Sépulcre, on n'y voit rien. Mais ce n'est pas fait pour
qu'on y voie quelque chose. Ce qu'on y voit, c'est au fond l'amas d'histoire.
C'est la complexité d'une histoire qui est, je dirais, presque concassée,
presque comprimée, dans un si petit espace. Et tout cela fait une sorte
d'ambiance extraordinairement confuse.
Le dispositif n'est pas tout à fait achevé. Il n'est pas achevé sur le plan
temporel parce que Jésus a été jugé, est mort sur la Croix, ressuscité, et il
faut maintenant qu'il monte au Ciel. Et il n'est pas non plus achevé du point
de vue spatial, parce que l'ensemble de Jérusalem n'est pas encore investi
par les lieux de la vie de Jésus.
C'est en cela qu'on peut dire que le christianisme colonise le temps. L'origine,
définie par l'événement Jésus, nous fait entrer dans un temps linéaire et
historique. Et c'est au travers du calendrier que cette idée chrétienne
s'impose au monde. Mais reste une dernière énigme à déchiffrer : quand
commence notre ère ? Le jour de la Crucifixion ou le jour de la naissance du
Christ ?
Le temps commence pour lui en l'an 1, qui est celui de la naissance du Christ.
Adopté par le pape, ce changement d'ère ne se généralise pas avant le
Xe siècle. Et il faut sans doute attendre le XVe ou le XVIe siècle pour que l'ère
de la Nativité fasse irruption dans les représentations collectives et devienne
un moyen courant de "faire date".
Donc au total, l'ère de la Passion aura duré très peu de temps : de 325 à 525,
deux cent ans. Mais on pourrait jouer. On pourrait se demander qu'est-ce qui
se serait passé, comment on compterait les siècles aujourd'hui si Denys le
Petit n'avait pas eu cette idée bizarre. L'ensemble de notre décompte s'en
trouverait décalé de 33 ans.
Cet arrachement est une rupture dans l'ordre du temps, et inaugure une
nouvelle façon de le compter. Et ce calendrier ne se compte pas en années
solaires mais à partir des cycles de la lune, produisant chaque année un
décalage de 10 ou 11 jours entre les années grégoriennes et les années
hégiriennes. Un décalage que Mahomet décide de ne pas rattraper et qui ne
fera que se creuser au fil des ans. Aujourd'hui cet écart a atteint 42 années
solaires.
La Mecque et Médine sont toujours les deux premiers lieux saints de l'islam,
et la geste de Mahomet est si familière aux musulmans du monde entier
qu'on a même cherché à en faire un film hollywoodien. Faisons l'exercice, si
vous le voulez bien. À partir de maintenant, dans le film, on compte selon le
calendrier de l'hégire. C'est beaucoup plus simple. C'est beaucoup plus
intéressant, aussi, parce qu'on va pouvoir restituer la vitesse de cette histoire.
Elle est fulgurante :
Donc, qui est Mahomet ? C'est un homme issu de la parenté des Quraych,
une parenté puissante à la Mecque, qui s'est marié à une veuve très riche
d'un marchand qui s'appelle Khadija. Khadija lui a donné sept enfants, un seul
va survivre pour lui donner des petits-enfants – c'est Fatima. Et donc, c'est un
homme qui est en rupture de sa parenté. C'est un homme qui, dit la tradition,
à partir de 40 ans a des révélations.
La tradition dit que Mahomet, à l'âge de 40 ans, a des visions. Parfois, on dit
que c'est l'ange Gabriel qui le visite. Cette révélation, est-ce la révélation
d'une foi nouvelle ? Pas tout à fait. En réalité, c'est la révélation d'une
réforme du monothéisme. Et ça, les historiens le comprennent de mieux en
mieux aujourd'hui parce qu'ils réévaluent, au fond, la place du monothéisme
dans cette péninsule arabique. Autour de Mahomet, il y a des chrétiens, il y a
des juifs. Et donc cette communauté qui va suivre Mahomet, qui va le suivre
dans le "passage", on dirait aujourd'hui qu'elle a une grande diversité
confessionnelle. On n'est pas dans ce chaos tribal que l'on a longtemps décrit
– parce que c'était la péninsule arabique, parce que c'étaient des Arabes,
parce que c'étaient des Bédouins... On avait l'idée qu'on était dans une sorte
de creux de l'Histoire, qu'on était dans une sorte de "non-lieu" des empires.
Mais pas du tout. Cette histoire doit se comprendre dans la géopolitique de la
région.
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