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Lerreur Un Outil Pour Enseigner Jean Pierre Astolfi @le Chat
Lerreur Un Outil Pour Enseigner Jean Pierre Astolfi @le Chat
www.esf-editeur.fr
ISBN 978-2-7101-2379-8
ISSN 1275-0212
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Jean-Pierre Astolfi est professeur de sciences de l’éducation à
l’université de Rouen. Dans le cadre de l’Institut national de
recherche pédagogique (INRP), il a conduit des recherches en
didactique des sciences, et est l’auteur de nombreuses
publications. Ses travaux se centrent sur les conditions à
réunir pour que les apprentissages scolaires aboutissent à
une maîtrise effective des savoirs par les élèves.
Ouvrages de Jean-Pierre Astolfi
Quelle éducation scientifique, pour quelle société ? en collaboration
avec A. Giordan et al., Paris, PUF, 1978.
La didactique des sciences, en collaboration avec M. Develay, Paris,
PUF, Que sais-je ?, 1989.
Compétences méthodologiques en sciences expérimentales, en
collaboration avec B. Peterfalvi et A. Vérin, Paris, INRP, 1991.
L’école pour apprendre, Paris, ESF éditeur, 1992, 8e édition, 2007.
Didactique des sciences de la vie et de la terre, fondements et
références, en collaboration avec R. Demounem, Paris, Nathan, 1996.
Mots clés de la didactique des sciences, en collaboration avec E.
Darot, Y. Ginsburger-Vogel et J. Toussaint, Bruxelles, De Boeck, 1997.
Comment les enfants apprennent les sciences, Paris, Retz, 1998.
Éducation et formation : nouvelles questions, nouveaux métiers, (dir.),
Paris, ESF éditeur, 2003.
La saveur des savoirs, disciplines et plaisir d’apprendre, ESF éditeur,
2008.
Table des matières
Introduction
Bibliographie
Introduction
Le problème de l’erreur dans l’apprentissage est sans doute aussi ancien que
le projet d’instruire lui-même. Pourtant, l’erreur est dans la vie quotidienne
d’une affligeante banalité et le bon sens n’hésite pas à répéter qu’il n’y a
que ceux qui ne font rien qui ne se trompent pas... Dans bien des activités
qu’ils pratiquent, du sport aux jeux électroniques, les jeunes la considèrent
d’ailleurs comme source de défis, comme objet de compétitions amicales et
passionnées, comme occasion de dépassement de soi. Sans doute parce
qu’ils ressentent qu’ils apprennent quelque chose de plus à l’occasion de
chaque essai qu’ils tentent.
Tout change à l’école, où l’erreur est plutôt source d’angoisse et de stress.
Même les bons élèves y sont pris par la peur de rater, et chacun a conservé
l’impression forte de ses séjours incommodes et gauches face au tableau, ou
seulement des jours où le crayon montait et descendait la liste nominale du
professeur... dans les parages de sa position alphabétique ! L’objectif
premier de chacun, dans la classe, est peut-être en premier lieu de
s’arranger pour passer chaque jour entre les gouttes. Ce ressenti scolaire
très particulier n’est-il pas lié à la perception qu’ils sont là face à des
activités codées, dont ils ne maîtrisent pas le sens et sur lesquelles ils ne
parviennent pas à avoir prise ? Souvent, les élèves en difficulté n’établissent
pas de relation claire entre les performances dont ils sont capables et les
notes qu’ils obtiennent. Leurs résultats leur paraissent plutôt la conséquence
d’autres variables qui leur échappent, comme la malchance, la « nullité » de
l’exercice, voire leur horoscope ou même le sadisme du maître ! Ils
attribuent à leurs erreurs des causes à caractère externe et se vivent
volontiers comme victimes de ce qui arrive.
Est-on d’ailleurs jamais certain d’avoir répondu ce qu’il faut ? Tantôt cela a
paru facile alors que le résultat déçoit, tantôt on a peiné à répondre et on
reste surpris et déçu en découvrant - trop tard - que ce qu’il fallait répondre,
on le savait... Je garde personnellement quelques souvenirs d’une scolarité
pas si mauvaise, au cours de laquelle plusieurs fois je n’ai pas su estimer le
pourquoi des notes obtenues. Une année, j’ai récolté de médiocres résultats
en physique tout le premier trimestre sur des problèmes de vases
communiquants auxquels je ne comprenais rien, jusqu’au jour où j’ai réalisé
qu’il suffisait, bêtement et mécaniquement, de considérer un niveau de base
horizontal quelconque et d’égaliser ce qui se passe dans les deux branches
du tube. À la composition du second trimestre, j’ai ainsi pu avoir 20/20 et
j’en suis resté tout ébahi, avec le sentiment étrange de n’avoir pas vraiment
progressé. Aujourd’hui encore, je ne suis pas si sûr d’avoir tout compris...
En français et en histoire, j’ai connu des années fastes, d’autres bien plus
ternes, et j’ai même fait l’expérience d’être dans le « collimateur » du prof,
sans pouvoir m’expliquer les décalages. Je ne crois pas avoir travaillé
différemment d’une année à l’autre. Bref, la vie scolaire, c’est toujours le
risque de la douche froide.
Dans ce livre, nous tenterons de saisir d’abord quels statuts assez variés
peuvent avoir les erreurs scolaires, et comment cela peut se répercuter
positivement sur les ressentis précédents. Nous examinerons ensuite les
fondements théoriques sur lesquels nous appuyer en ce domaine, puis nous
tâcherons de sérier les erreurs selon leur diversité de causes et d’origines.
Car, loin de constituer un phénomène homogène, elles peuvent faire l’objet
d’une analyse contrastée débouchant sur une typologie. Pour finir, nous
nous demanderons comment nous comporter face à elles, en tentant de
réfréner les allergies qu’elles nous causent, tout en évitant la permissivité.
L’erreur, en effet, paraît un bon analyseur des modèles pédagogiques ; elle
est la pierre de touche d’une plus grande professionnalisation en cours du
métier d’enseignant.
1. Quel statut pour l’erreur à l’école ?
Le postulat du sens
L’idée essentielle, quand on considère l’erreur d’un point de vue
constructiviste, c’est de renoncer à ce que J. Piaget appelait le « n’importe
quisme ». Aussi bizarre que paraissent les réponses de prime abord, il s’agit
de se mettre en quête du sens qu’elles peuvent avoir, de retrouver les
opérations intellectuelles dont elles sont la trace. Certes, il n’est pas assuré
qu’une réponse qui nous surprend (ou nous irrite) contienne une logique
identifiable, il se peut fort bien même qu’elle soit le fruit de la seule
l’ignorance ou de la distraction, mais voilà : si je pars de ce principe-là, je
cesse de pousser la réflexion au-delà. Et du coup, si du sens s’y trouvait
caché, je m’interdis de pouvoir y accéder. Un processus de fermeture
symbolique se met en route, qui m’offre réponse toute prête au lieu de
poursuivre l’investigation. Comme disait si justement Philippe Meirieu à
propos du postulat d’éducabilité, l’attitude nouvelle n’est pas vraie par
rapport à la réalité qu’elle décrit, mais elle est juste au regard des
perspectives qu’elle ouvre (Meirieu, 1984, 1987). Ce que change cette
perspective, c’est la posture adoptée et les conséquences peuvent ne pas être
minces.
Une illustration en est fournie par une recherche de Gérard
Vergnaud, examinant des réponses d’élèves du Primaire à qui il
demandait de placer une série de dates de naissance sur une droite
orientée. Comme toujours, les protocoles relevés peuvent se classer
selon des « tas » plus ou moins ressemblants. La signification d’un
premier tas paraît claire : les enfants représentent les dates de
naissance d’une façon ordonnée mais équidistante, sans tenir compte
des intervalles temporels. Ils paraissent sensibles à la dimension
ordinale des valeurs qu’ils classent, mais en restent là.
L’erreur créatrice
Il n’est finalement pas d’apprentissage vrai sans tentatives pour tester, dans
un cadre nouveau, des outils dont le caractère opératoire ne s’applique
encore qu’à un champ limité. Par définition, ce genre d’exercice relève de
la prise de risque, faute de connaître avec précision les limites de validité de
la règle ou de la loi, de savoir sérier les cas particuliers ou les exceptions.
C’est là le propre de toute activité de transfert. Or, comme le rappelait le
colloque tenu à Lyon sur ce thème en 1994, le transfert ne concerne pas le
terme de l’apprentissage, postérieur au travail didactique, mais il doit être
pensé tout au long de celui-ci. Toute activité intellectuelle authentique est
capacité à rapprocher deux contextes et le sujet ne progresse que s’il est en
mesure de pratiquer un travail de changement de cadre, d’expérimenter de
façon personnelle les outils qu’il maîtrise aux situations qu’il rencontre
(Meirieu & Develay, 1996). N’est-ce pas ce que fait l’enfant croqué ci-
dessous par Frato, alias Francesco Tonucci, excellent connaisseur du
fonctionnement de l’école comme de l’enfant, et dont les dessins viennent
d’être publiés dans la collection de psychologie des PUF ! (Tonucci, 1996).
Dans ces conditions, bien des erreurs commises en situation didactique
doivent être pensées comme des moments créatifs de la part des élèves,
simplement décalés d’une norme qui n’est pas encore intégrée. Faute
d’accepter de prendre ce risque, on cantonnerait les enfants dans des
activités répétitives, à l’abri des imprévus mais aussi du progrès. Ce dessin
de Frato est heureusement titré : « Le devoir de corriger » !
Dans Avec des yeux d’enfants, Francesco Tonucci, Lausanne, Delta & Spes, 1982.
Il existe finalement un « savoir de l’erreur » comme le disent si bien Jean-
Pierre Jaffré et al., expliquant qu’il faut plutôt orienter et guider les
inventions des élèves que souligner inutilement l’inachèvement
fondamental de leur connaissance. Ils citent ces exemples où un sujet écrit
Le plafond s’effritent parce que « ça fait plein de petites miettes », et Le
chien aboies parce qu’il le fait généralement plusieurs fois. « Justifier,
expliquent-ils, le pluriel par l’expérience renvoie à une représentation
figurative de la réalité qui contamine la compréhension de la catégorie
linguistique. Le phénomène n’est pas seulement à mettre au compte d’une
défaillance dans la représentation de la langue mais est un effet de
l’imaginaire des signes » (Jaffré, Ducard & Honvault, 1995).
On n’a jamais totalement compris. Tout savoir authentique et vivant
comporte son halo de brume et ses zones troubles, de telle sorte qu’il
faudrait se livrer ici à un véritable Éloge de l’imperfection. Seules les
connaissances académiques qui ne servent pas, et les exercices fondés sur
l’application répétitive, paraissent échapper à cette règle, mais ils ne
concernent que de loin l’apprentissage.
2. À l’ombre de Bachelard et Piaget
Changements de paradigmes
Entre l’élève-novice et l’enseignant-expert de sa discipline, s’opère
l’équivalent de ce que Thomas Kuhn a, pour l’histoire des sciences, nommé
un changement de paradigme. Le succès actuel de ce terme un peu
ésotérique oblige à en rappeler les trois sens possibles.
En grammaire, il désigne un « exemple-prototype » qui sert de modèle
pour les autres cas : on dira alors que chanter est le paradigme des
verbes du premier groupe. Dans cette première acception, on peut dire
aussi que Louis XIV est le paradigme de la monarchie absolue, que le
poumon est celui de la respiration.
En linguistique, paradigme s’oppose à syntagme, ces mots désignant
deux axes d’analyse de la phrase. Si l’axe syntagmatique est l’axe
« horizontal » des relations grammaticales entre mots (la syntaxe),
l’axe paradigmatique sera l’axe « vertical » indiquant, pour chacun des
mots, l’ensemble de ceux qui pourraient s’y substituer dans la phrase.
Utilisant cette opposition, Roman Jakobson a notamment montré
comment la fonction poétique de la langue consiste à considérer ces
deux axes comme étant équivalents, à les « rabattre » en quelque sorte
l’un sur l’autre pour créer de nouveaux effets de sens, de nouvelles
images, de nouvelles sonorités.
En épistémologie, enfin, T. Kuhn définit le paradigme comme le cadre
de pensée qui définit la « norme » d’une recherche légitime, dans un
champ donné, à une époque donnée. C’est au fond ce que partagent
implicitement les chercheurs d’une époque, ce que leurs recherches ne
discutent pas parce qu’elles prennent appui dessus de façon commune.
Dans le cadre d’un paradigme, s’effectue ce qu’il nomme la « science
normale ». Mais de temps à autres surgit une « crise » qui ébranle ces
fondements partagés (en termes de théories, de concepts comme de
techniques instrumentales), et souvent les révèle alors de façon
rétrospective. T. Kuhn qualifie de « révolutions scientifiques » de tels
épisodes, et il développe l’exemple, en astronomie, de l’abandon du
paradigme géocentrique de Ptolémée au profit du paradigme
héliocentrique de Copernic (Kuhn, 1972). Ne parle-t-on pas volontiers
de « révolution copernicienne » ? Jouant avec les mots, Edgar Morin a
pu titrer un de ses livres : Un paradigme perdu, la nature humaine.
L’essentiel pour notre propos, c’est que les changements de paradigmes ne
décrivent pas, si facilement qu’on le croit, la victoire de la vérité sur
l’erreur. Chacun d’eux est un système cohérent, qui a son intérêt comme ses
limites, et les comparaisons d’un paradigme à l’autre s’avèrent toujours
extrêmement délicates, les éléments n’ayant pas de correspondance terme à
terme. La science moderne a rendu plus modeste...
On peut évoquer en quelques mots l’exemple de la controverse entre
Louis Pasteur et son concurrent malheureux Félix-Archimède
Pouchet, au sujet de la génération spontanée. Si le premier a conquis
la position prestigieuse de « père de la méthode », Pouchet n’en est
pas pour autant un « mauvais scientifique ». Il refit dans les Pyrénées
les célèbres expériences de Pasteur à la Mer de Glace, remplaçant
seulement l’eau de levure par des infusions de foin, et obtenant
l’altération de tous ses ballons parce que (sans qu’on le sache encore
à cette époque), les propriétés vitales des micro-organismes
concernés n’étaient pas les mêmes dans les deux cas. Plus grave
peut-être, Pasteur se garda de refaire les expériences de Pouchet,
malmenant au passage l’obligation de démontrer la fausseté des
expériences de son adversaire. Il préféra refaire les siennes, qu’il
savait sans surprise ! Maryline Cantor a bien montré comment, ce
qui oppose sur le fond les deux savants, c’est qu’ils ne travaillent pas
dans le cadre d’un même « programme de recherche », et du coup ne
disposent pas d’un langage commun pour s’entendre. Ils ne partagent
ni le même cadre de travail, ni les mêmes thèses de départ, ni le
même mode d’argumentation, ni la façon de conduire les
expériences, etc. (Cantor, 1994). Pasteur, de surcroît, s’appuie de
façon idéologique sur les forces conservatrices du Second Empire
(tout comme il deviendra héros national sous la Troisième
République) et sait devenir légitime quand Pouchet est acculé à la
défensive. L’Académie des sciences ne traite guère à égalité les deux
protagonistes ! C’est dire que si dans la controverse, Pasteur eut
indiscutablement raison, Pouchet n’était pas le scientifique gribouille
et attardé décrit par l’historiographie scientifique. Il était même sans
doute plus scrupuleux, dépourvu toutefois des mêmes intuitions
comme de la même habileté expérimentatrice.
Cet exemple confirme qu’il faudrait cesser de considérer l’histoire des
concepts sur le mode d’un progrès linéaire, par victoires successives de
l’irrésistible et irréversible vérité. L’« idéologie du progrès », qui a dominé
ce siècle, a fait là aussi des ravages... Les théories sanctionnées ont
simplement fonctionné suivant des concepts différents, dont l’heuristique
s’est éteinte à un moment donné au bénéfice de nouveaux paradigmes.
Reconstituer le réseau conceptuel d’une époque donnée est la tâche difficile
des épistémologues, tant sont constants les risques de raisonnement
récurrent.
C’est aussi la difficulté des professeurs pour comprendre les erreurs de leurs
élèves ! Les uns et les autres ne pensent pas avec le même cadre de
référence, n’emploient pas la même logique, n’usent pas des mêmes
concepts... Si ceux que cherchent à diffuser les enseignants sont plus
conformes à l’état actuel des disciplines, ceux que mobilisent en acte les
élèves ont néanmoins leur propre logique, et les erreurs qu’ils commettent
ne sont pas exemptes de valeur.
Le fonctionnement de l’équilibration
Il détaille le fonctionnement de l’équilibration en décrivant les alternatives
possibles lorsque surgit un fait nouveau dans l’expérience personnelle de
l’enfant. Ce fait peut très bien ne produire aucune modification dans le
système (c’est sans doute même le cas le plus fréquent), mais il peut aussi
produire une « perturbation » cognitive par rapport au fonctionnement
mental déjà installé. Si l’élément perturbateur est intégré au système, il se
produira un « déplacement d’équilibre », rendant assimilable le fait
inattendu. Ce déplacement permet de combiner une minimisation du coût,
en conservant ce qui est possible du schème antérieur, avec un maximum de
gain, en bénéficiant de la variation nouvelle intériorisée dans le schème.
Par ce jeu des déplacements successifs d’équilibre et par des processus de
décentration de soi, les enfants et les adolescents développent
progressivement leur « équipement cognitif », c’est-à-dire l’ensemble des
schèmes de pensée dont ils disposent. C’est ce qui leur permet d’accéder
peu à peu à l’abstraction la plus élaborée, c’est-à-dire à ce que Piaget
nomme la « pensée formelle » ou pensée « hypothético-déductive », celle
qui est capable de s’affranchir de l’expérience concrète et de l’action réelle
sur les objets, pour entrer dans un monde symbolique, anticiper une réalité
virtuelle et y confronter ses observations empiriques.
Dans ce cadre, les erreurs des élèves peuvent s’interpréter comme la
manière particulière avec laquelle, à différents âges, sont organisés leurs
schèmes. Ceux-ci se transforment et évoluent en interaction avec
l’expérience et le milieu, soit par différenciations (un schème unique se
scindant en plusieurs) soit par coordinations. Bien des réponses qui nous
semblent relever du sottisier ou de l’aberration sont en fait, comme on va le
voir, des productions intellectuelles qui témoignent des stratégies cognitives
« provisoires » que mettent en œuvre les élèves, aussi curieuses qu’elles
puissent paraître à celui qui connaît les bonnes réponses.
D’étonnantes démarches
Certaines productions d’élèves sont peut-être trop rapidement étiquetées
comme des erreurs, alors qu’elles manifestent seulement la diversité des
procédures possibles pour résoudre une question posée, quand l’enseignant,
lui, s’attend à un type de réponse bien précis. C’est souvent le manque de
conformité de la solution qui est sanctionné, alors que les élèves ont pu
emprunter des chemins, pas nécessairement absurdes, mais auxquels on
n’avait pas songé. Or justement, on est toujours surpris de l’extrême variété
des stratégies de résolution qu’ils mettent « spontanément » en œuvre, dès
qu’on leur en laisse la possibilité et qu’on observe leur travail.
Robert Neyret a ainsi pu analyser la façon dont les élèves de CM
résolvent le problème ainsi posé : Avec ses bottes de sept lieues, le
Petit Poucet se déplace entre deux villes. Il fait des pas de 28 km. Il
part de Grenoble pour aller à Nice : Grenoble-Nice 224 km.
Combien de pas va-t-il faire ? Il est très étonnant de constater que
seule une petite minorité d’élèves, même au CM, résout le problème
par une division de 224 par 28, alors que c’est là la procédure
« canonique » que le maître attend. Alors aussi qu’à la demande,
beaucoup seraient capables d’effectuer une telle division (ou, à
défaut, de sortir la calculette de leur trousse !). Mais non, ils se
livrent à une incroyable diversité de solutions, beaucoup plus
longues et compliquées : certains procèdent par addition (28 + 28 +
28...), d’autres soustraient (224 - 28 - 28...), d’autres encore passent,
chemin faisant, à l’usage de multiples de 28 dans le but d’accélérer
les calculs.
Dans un cadre de recherche, on a ici volontairement exploré la variété des
réponses que les élèves sont susceptibles de fournir, en valorisant cette
diversité. Mais qu’en est-il dans le cadre de la classe ? On considère
souvent comme erronées les propositions des élèves quand elles s’écartent
de la méthode-type qui a été imaginée, d’autant que s’y glissent souvent des
fautes locales qui masquent la logique du cheminement. En fait, c’est qu’ils
ne se représentent pas le problème comme une division et qu’ils en restent à
des procédures plus primitives, coûteuses et inélégantes, qui de ce fait
multiplient les occasions de faute, mais sont pourtant davantage pourvues
de sens à leurs yeux. Au lieu de juger erronées de telles stratégies, mieux
vaut leur permettre de les exprimer collectivement, les étonner par une
diversité qu’ils n’imaginent pas et proposer à toute la classe d’appliquer
successivement plusieurs des idées émises. On constate alors des
évolutions, mais généralement limitées : chacun s’intéresse à une procédure
qui fait progrès par rapport à la sienne, sans toutefois que le saut soit
excessif.
Trois leviers
Ce type de travail joue sur trois leviers importants. Nous avons déjà
rencontré le premier, avec l’évocation des conflits sociocognitifs, dont on
sait qu’ils permettent des progrès intellectuels par le jeu des interactions
entre élèves, sans qu’il soit nécessaire que l’un d’eux soit plus avancé.
Anne-Nelly Perret-Clermont, Willem Doise et Gabriel Mugny,
continuateurs des travaux de Piaget, ont montré que c’est la qualité des
interactions en elles-mêmes qui est ici source de progrès, dans la mesure où
l’écoute respective a des chances d’être plus forte que si le professeur
expose au tableau la correction-type. D’autres chercheurs, notamment
autour de Michel Gilly, ont élargi l’étude des interactions dans les
apprentissages et montré que toutes les formes d’interaction entre
apprenants, et toutes les occasions de collaboration entre eux, favorisent à
des degrés divers l’avancée cognitive (non seulement les conflits
sociocognitifs, mais aussi les constructions communes, les « collaborations
acquiesçantes » où l’un propose et l’autre suit, les confrontations
argumentées, etc.).
Un autre levier est celui de la métacognition, définie par John Flavell. On
nomme ainsi les moments et occasions de revenir sur un travail déjà
effectué pour le réexaminer mentalement, pour en dégager les
caractéristiques et parvenir au terme à construire consciemment sa pensée.
Philippe Meirieu explique qu’ici l’analyse des réussites, même partielles,
est au moins aussi essentielle que celle des échecs, car on a pu parvenir à
une solution valide sans savoir exactement pourquoi. La métacognition
permet, dit-il, de distinguer une procédure d’un processus. Le processus a
certes permis d’aboutir, mais il reste contingent et contextualisé, sans
garantie d’une réplication possible d’un succès empirique. En extraire une
procédure, c’est identifier un savoir ou un savoir-faire plus transversal et
dont le réemploi invariant sera facilité. La métacognition porte ici sur les
divers processus explorés en acte par les élèves, et rend possible
l’appropriation par chacun des éléments - même partiels - mis en œuvre par
d’autres, et qui entrent en résonance avec leur propre façon de faire.
Le troisième levier des comparaisons de démarches au sein de la classe est
l’idée de zone proximale, favorable aux apprentissages. De ce point de vue,
ce qui fait la force du travail en commun des élèves sur les propositions des
uns et des autres, c’est qu’elles sont plus proches entre elles qu’elles ne le
sont de la solution du maître. Celle-ci est finalement « trop belle » - c’est-à-
dire trop distante de leurs possibilités présentes - pour qu’ils soient en
mesure de se l’approprier. Lev Vygotski distingue le niveau de
développement réel d’un sujet (correspondant à ses performances
observables) et son niveau de développement potentiel, qui tout en n’étant
encore qu’une virtualité est déjà présent en « germe » lors d’interactions qui
restent dans la zone proximale. Au-delà règne l’encore inaccessible... On
peut alors considérer les modèles immédiatement supérieurs que présentent
d’autres élèves comme désignant les étapes à venir de l’apprentissage.
Surcharge cognitive
Depuis quelques années, les idées qu’on se fait de la mémoire et de ses
implications didactiques évoluent rapidement. Les publications répétées
d’Alain Lieury y sont pour beaucoup. Pendant longtemps, en effet, la
mémoire, conçue comme un phénomène d’enregistrement-répétition a été
dévalorisée au profit de fonctions cognitives plus « nobles », comme la
réflexion, les opérations intellectuelles, la créativité... Mais il apparaît plus
clairement maintenant que la mémoire n’est pas un système passif mais
qu’elle est au cœur même des apprentissages « intelligents ». On y distingue
volontiers deux « étages » correspondant à la mémoire de travail et à la
mémoire à long terme, ayant chacun leurs propres implications didactiques,
mais dont le mode de fonctionnement est assez contrasté.
Et l’orthographe ?
Il en va de même pour l’orthographe dont les enseignants se plaignent
souvent qu’elle soit moins bonne en production de texte qu’à l’occasion des
dictées. C’est pourtant normal et pour la même raison. Pour réussir une
dictée, la totalité de l’espace de traitement de la mémoire de travail doit être
employée à la recherche des bonnes formes graphiques. Au point que
nombreux sont les élèves qui - au fond avec raison - ne s’intéressent pas au
sens du texte dicté. La production de texte est, au contraire, une activité à
tâches partagées, car il faut, en parallèle, chercher les idées, les organiser
en paragraphes, vérifier la syntaxe de chaque phrase et, au milieu de tout
cela, contrôler aussi l’orthographe ! On comprend que chaque centration de
l’attention sur l’un des aspects nuise aux autres. Comme dit Jean-François
Halté, ils se trouvent placés non pas dans une situation-problème, mais
devant une situation hautement problématique, et les erreurs commises en
sont la résultante mécanique. Mieux vaut les inciter à des centrations
successives sur des sous-tâches, plus facilement gérables en mémoire, que
de les exhorter de façon musclée sans effet probable.
Ces exemples sont extraits d’une série de cas proposée aux élèves, qui
doivent se prononcer chaque fois sur le fait de savoir si la droite est
tangente ou non à la courbe au point A et expliquer leur réponse :
dans le premier cas (réponse positive), les élèves qui mobilisent la
conception « globale » répondent non dans la mesure où, au-delà du
point A, la droite se trouve sécante avec la courbe. Cela n’a pourtant
nulle importance pour se prononcer de façon « locale » sur le caractère
effectivement tangent ;
dans le second cas (réponse négative), les élèves qui mobilisent la
conception « globale » répondent oui parce qu’il n’existe qu’un unique
point de contact, comme dans le cas du cercle. Il s’agit pourtant d’une
courbe particulière possédant un point anguleux, pour laquelle la
conception « locale » permet de comprendre qu’il n’existe pas une
tangente en ce point mais deux demi-tangentes, chacune dans le
prolongement d’une des parties de la courbe ;
dans le troisième cas (réponse positive), les élèves qui mobilisent la
conception « globale » répondent non puisque la droite traverse la
courbe en A. Mais il s’agit d’une courbe avec point d’inflexion, et la
conception « locale » permet de comprendre que cette fois la tangente,
malgré son caractère sécant, prolonge bien les deux parties de la
courbe sans rupture de tracé.
On comprend ainsi les erreurs systématiquement commises, qui
correspondent à une extension non rectifiée de la solution apprise l’année
précédente. Et les enseignants contribuent involontairement à cette
surgénéralisation fautive par un déficit dans l’analyse du contenu notionnel.
La typologie des erreurs que nous avons proposée pourra paraître à la fois
riche et restrictive. Riche puisqu’elle identifie des causes d’erreurs,
auxquelles on ne songe guère au quotidien de la classe, et leur donne du
sens, mais restrictive dans la mesure où les distinctions opérées se limitent à
l’examen de la sphère cognitive et rationnelle. N’y aurait-il donc pas aussi
des obstacles à caractère psychologique ? Ne faut-il pas tenir compte de
l’affectivité des élèves dans l’apprentissage ? Assurément si, mais il est
pourtant vrai que ce n’est pas sur cet aspect des choses que l’accent a été
mis dans l’ouvrage, et il s’agit maintenant de comprendre pourquoi.
Pas l’affectivité !
Lorsqu’on demande aux didacticiens comment ils prennent en compte
l’affectivité des élèves, ils répondent souvent un peu embarrassés qu’à la
vérité ils n’en font rien ! Mais il ne faut pas se méprendre sur la
signification d’une telle réponse. Dire qu’on n’en fait rien ne signifie pas
qu’on la néglige, encore moins qu’on la méprise. Simplement, la didactique
ne va pas redoubler ce que font déjà très bien les autres chercheurs,
psychologues, sociologues ou psychanalystes... Ce n’est pas là-dessus que
leur travail met l’accent parce qu’ils cherchent, eux, à explorer d’autres
voies spécifiques, plus proches du fonctionnement et des situations
scolaires. Mais pour autant, selon l’expression de Philippe Meirieu, il ne
s’agit pas là de « supprimer par décret ce qu’on a négligé par méthode » !
Ce que nous avons mis en avant, ce sont des dimensions de l’erreur
susceptibles de faire l’objet d’un traitement didactique, parce qu’elles
jouent sur des variables à partir desquelles les enseignants peuvent « faire
levier » dans leur classe. Repérer des erreurs liées, comme nous l’avons vu,
à la compréhension des consignes, aux conceptions alternatives ou à la
surcharge cognitive dans la tâche, cela peut modifier les « catégories de
l’entendement professoral », selon la formule de Bourdieu et Saint-Martin.
La posture pédagogique classique envisage d’abord, en effet, les réponses
erronées des élèves à partir de motifs psychologisants (comme l’absence de
motivation ou le défaut de concentration), mais il s’agit là d’une médiocre
psychologie du sens commun qui laisse bien démuni. Il est d’ailleurs
paradoxal de constater sur ce point que les enseignants, surtout ceux du
secondaire dont l’identité professionnelle est d’abord fondée sur une
appartenance disciplinaire, abandonnent vite, dès qu’il s’agit des erreurs,
cet ancrage revendiqué sur le contenu des apprentissages.
À moins que cette posture ne doive être entendue comme un aveu
d’impuissance pédagogique et une recherche d’échappatoires externes par
rapport à l’intervention didactique proprement dite.
Erreur et professionnalisation
Si tel n’est pas le cas, une plus grande professionnalisation du métier
d’enseignant pourrait être l’enjeu d’un traitement plus pertinent des erreurs
des élèves. Car nous prétendons qu’il s’agit là d’un véritable analyseur des
pratiques pédagogiques et de leurs transformations.
Le diagnostic
Si, comme il a été dit, l’erreur est intimement liée au processus
d’apprentissage, et si elle peut même être le témoin d’une évolution
intellectuelle en cours, alors il nous faut moduler l’idée familière de
prérequis qui seraient nécessaires à un apprentissage, et sur lesquels nous
devrions pouvoir compter pour enseigner avec efficacité. D’ailleurs, on
confond souvent à tort prérequis et préacquis, alors que les premiers
soulignent ce qui est exigible pour aborder un contenu nouveau, tandis que
les seconds s’efforcent de décrire un « état des lieux » initial à prendre en
compte tel qu’il est.
Sans qu’on le réalise toujours, parler de prérequis introduit une certaine
norme dans les apprentissages et suppose une hiérarchie dans les
acquisitions : « ceci doit être appris avant cela ». La conséquence en est
souvent qu’on juge insuffisantes les « bases » et qu’on estime nécessaire
d’y revenir. Or, le procédé est négatif pour tous. Pour les élèves car dès
qu’on les ramène aux fameuses bases, ils s’y révèlent plus compétents
qu’on ne l’a cru, mais déçus par l’aspect défloré d’activités répétitives. Pour
les enseignants tout autant, à cause du vécu destructeur d’échec et de
piétinement qu’ils ressentent.
L’idée de préacquis est beaucoup plus pragmatique et finalement plus juste.
André Chervel et Danièle Manesse, étudiant l’évolution des compétences
orthographiques des élèves de 11 à 15 ans, ont constaté une progression
quasi linéaire des scores année après année (même s’il reste un nombre non
négligeable de fautes à 15 ans), quand les professeurs de français ont le
sentiment que rien ne s’apprend (Chervel & Manesse, 1989). C’est
pourquoi devenir un professionnel de l’acte d’apprendre suppose qu’on
développe l’habitude d’effectuer des diagnostics objectifs en situation.
C’est cela qui bouscule le plus notre « habitus enseignant » dans la mesure
où nous pensons plus volontiers les apprentissages en termes de traitement
séquentiel (une chose après l’autre en commençant par les bases),
moyennant une « réinitialisation de la procédure » lorsque ça ne marche
pas. Bref, on reproduit ce qui a échoué...
Le traitement stratégique
Un traitement didactique stratégique regarde davantage en avant qu’en
arrière. Pas pour fermer les yeux sur les problèmes, mais pour mieux
examiner les qualités en devenir des productions d’élèves, celles qui
peuvent être développées à partir de l’état présent, au lieu de se retourner
avec lassitude sur ce qu’on aimerait voir acquis. Ce qui était pensé comme
des conditions exigibles évolue alors en examen des possibles dans la
situation. Plus précisément, on passe de conditions requises à des conditions
de possibilité. Il est clair qu’on peut considérer, avec ces deux attitudes
opposées, les deux productions suivantes d’élèves de sixième :
« Un jour, quand j’étais jaloux moi et mon frère. Des poupées de mes
sœurs. Alors un jour quand les poupées de mes sœurs se sont approché de
moi et mon frère nous les avons attrapé par la tête et on leur a enlever leur
tête. Et mon père nous a acheté des avion » (Amadou).
« Nous sommes en vacances au bord de la mer, et il y avait un centre
équestre près de notre camp, et mes parents ont eu l’idée d’y allée, et nous y
avions fait une promenade à cheval. Cette balade à cheval restera pour moi
un très grand souvenir, et nous avons fait des photos et ils étaient pas
réussit. Alors j’ai été déçue » (Cindy).
Imperfections et potentialités
Avec autant de raisons, c’est au répertoire des imperfections ou bien à
l’estimation des potentialités que peuvent être rapportées de telles
productions. On peut y relever nerveusement les dysorthographies
accumulées et surtout l’incapacité des élèves à construire des phrases. Mais
personne n’envisage de s’en satisfaire ! À la vérité, on se place ainsi dans
une posture bloquée qui ne désigne aucune issue et témoigne avant tout
d’un désarroi. Il est également possible de relire ces textes bien imparfaits
en se rappelant qu’ils correspondent aux difficultés majeures, jusqu’au
collège, pour passer des structures de l’oral à celles de l’écrit. Les élèves ne
font souvent que transcrire, plus ou moins habilement sur leur feuille, ce qui
fonctionnait correctement à l’oral, grâce à la présence des deux locuteurs,
aux effets de contexte et à l’intonation. Mais cette simple transcription
bricolée ne fonctionne pas parce que d’abord les phrases n’existent pas à
l’oral (mais seulement des pauses plus ou moins longues), et parce
qu’ensuite le jeu des connecteurs logiques et de la syntaxe y est bien plus
complexe à l’écrit.
La maîtrise de la phrase relève en fait d’un apprentissage à long terme, dont
de telles productions peuvent être l’opportunité. Alain Berrendonner cite
l’exemple de la transcription suivante dans laquelle la phrase oscille entre
l’unité minimale, ou clause, et la période plus ample.
Transcrivant l’oral, la phrase hésite toujours entre clause et période, et cela
doit être apprécié au cas par cas. Elle est seulement définie par une
majuscule et un point, ajoute Berrendonner, et n’est donc pas vraiment une
unité de linguiste mais une unité de « lettré », et d’abord de typographe. Car
à côté de phrases parfaites comme Le chat mange la souris, en existent
quantité d’autres qui ne possèdent pas toutes ces caractéristiques
prototypiques et qui présentent seulement un « air de famille » avec elles,
mais n’en sont pas moins indiscutablement des phrases (Berrendonner,
1993).
Ce qui serait le plus utile aux élèves, ce n’est donc pas qu’on leur rappelle
perpétuellement une règle externe qu’à la vérité ils connaissent, mais qu’on
les aide à transformer leurs écrits primitifs et qu’on « pèse » avec eux les
choix à opérer. Quand d’abord nous voient-ils nous-mêmes aux prises avec
la résolution de ce type de problème ? Ceux, parmi les adultes, qui ont eu
l’occasion de s’exprimer publiquement à l’oral, et ont éprouvé le sentiment
que leur message est bien passé, savent à quel point on reste incrédule face
à la transcription littérale des paroles prononcées. Pourtant, à l’oral, cela
semblait correctement construit...
On retrouve là l’idée d’objectif-obstacle, chère à Jean-Louis Martinand, qui
ne décrit pas les objectifs d’une façon externe et a priori, mais in situ, à
partir des difficultés réelles rencontrées (donc des erreurs commises) et de
leur dépassement didactique. Notons d’ailleurs le développement actuel de
termes qui insistent d’une façon convergente sur le caractère dynamique des
progrès possibles et sur le « calcul » de l’ampleur du saut à effectuer :
objectif-obstacle, mais aussi saut informationnel, décalage optimal, zone
proximale, etc. Ce que répètent les haut-parleurs des stations du métro de
Londres : « Mind the gap », c’est-à-dire attention à l’intervalle en montant
dans la rame, pourrait être une devise adaptée au travail didactique des
erreurs. Ce serait une façon d’éviter son triple évitement, lequel peut se
produire :
soit par renvoi en amont, en questionnant les niveaux scolaires
précédents (c’est la question évoquée des prérequis) ;
soit en aval, en situant le moment présent comme une simple
« approche » notionnelle et en renvoyant à plus tard (à d’autres ?) le
cœur du travail conceptuel ;
soit encore latéralement, en misant sur le travail à la maison et sur les
structures scolaires de pédagogie curative, d’accompagnement ou de
soutien.
Comme si, finalement, ce n’était jamais le bon moment pour s’attaquer à
l’erreur et à l’apprentissage d’une façon centrale, ici et maintenant. Tout s’y
oppose si l’on n’est pas convaincu que c’est essentiel : le temps didactique
qui file, l’ordre de la progression difficile à bousculer, le nombre d’élèves
par classe, etc. Mais pour les élèves, c’est une source majeure de désarroi,
faute de parvenir à comprendre la signification profonde des activités
scolaires et de leurs contraintes.
L’attribution interne
Prendre cette posture du diagnostic de l’erreur en situation et la considérer
comme une chance d’apprentissage suppose que les enseignants
développent davantage une attribution interne de leurs actions didactiques.
La théorie de l’attribution sociale, développée notamment par H. Kelley,
indique en effet qu’un sujet peut se positionner différemment face à ses
actes et à la survenue des événements :
certains développent une attribution externe, c’est-à-dire qu’ils
renvoient ce qui advient à des causes ou des circonstances qui leur sont
extérieures (la chance ou la malchance par exemple), et ils se vivent
comme étant leur jouet, voire leur victime ;
alors que chez d’autres l’attribution est interne, c’est-à-dire qu’ils se
considèrent étant à la source de ce qui leur arrive.
Les premiers se définissent plutôt comme des éléments indifférenciés au
sein d’un ensemble qui subit passivement son histoire, quand les seconds se
vivent davantage comme des acteurs autonomes, sujets de leur propre
histoire (Deschamps et al., 1990). Cela est vrai des élèves, et des recherches
ont pu noter que ceux qui sont en échec n’utilisent que très peu, lors d’un
exercice, la totalité du temps qu’on leur octroie et leurs possibilités
cognitives, même limitées. Toute leur expérience scolaire leur a plutôt laissé
entendre que les résultats (médiocres) qu’ils obtiennent ne sont pas
modifiés par le temps passé ni par l’intérêt accordé, mais sont plutôt liés au
hasard, à la chance ou à la volonté du maître.
On peut justement se demander s’il n’en va pas quelquefois de même des
enseignants, et si cela n’est pas l’un des freins puissants à une réelle
professionnalisation du métier. Une certaine façon de le vivre en se
défendant d’être responsable de ce qui se passe, en projetant tout sur les
conditions externes, matérielles et institutionnelles, interdit d’y prendre sa
part comme acteur majeur et vivant, aussi fondées que puissent être les
demandes. Comme s’il y avait plus d’avantages symboliques à renvoyer
ailleurs le pilotage de l’erreur et des apprentissages, quitte à s’en plaindre et
à le payer en termes de désinvestissement. De façon plus polémique, Patrice
Ranjard avait montré, dans Les enseignants persécutés, une certaine
propension du métier à « s’obliger à penser faux » en mettant en avant, de
façon écorchée vive, sa conscience professionnelle dès que survient la
moindre remarque critique. Et, ajoutait-il un peu perfidement, quand un
professeur « sort » sa conscience professionnelle, c’est que la rupture de
communication est déjà consommée... (Ranjard, 1984).
Erreur et angoisse
L’excès d’attribution externe ne fait qu’exprimer une forme d’angoisse face
au métier et traduit les tentatives, même mala-droites ou discutables, pour
s’en protéger. Philippe Meirieu s’était fait longuement applaudir par tout le
grand amphithéâtre de la Sorbonne, lors des Entretiens Nathan 1994, en
déclarant de sa voix forte que, pour lui, la pédagogie c’était d’abord fait
pour se donner du courage ! Il avait touché les choses au cœur, et cela avait
été ressenti comme tel par l’auditoire.
Renvoyons ici au beau livre de Georges Devereux récemment disparu,
intitulé De l’angoisse à la méthode. S’appuyant sur son expérience
d’ethnologue et de psychanalyste, il montrait que l’appui sur les rigueurs
d’une « méthode » (qu’elle soit scientifique ou pédagogique) se présente
d’abord comme un système défensif. C’est que certains métiers sont
anxiogènes parce qu’à travers l’objet de son travail on s’étudie soi-même, et
l’enseignement paraît bien du lot. G. Devereux ne refusait pas cette fonction
protectrice de la méthode, mais il soulignait les conséquences négatives
d’un fonctionnement où elle ne soit que cela, ou même d’abord cela.
« Il est légitime qu’ayant affaire à un matériau anxiogène, on cherche les
moyens de réduire suffisamment son angoisse pour accomplir efficacement
son travail, et il se trouve que le moyen le plus efficace et le plus durable
pour effectuer une telle réduction est une bonne méthodologie. L’important
n’est pas de savoir si l’on utilise une méthodologie aussi comme un moyen
de réduire l’angoisse, mais de savoir si on le fait en connaissance de cause,
de manière sublimatoire, ou seulement de manière défensive. En réalité cela
n’exige pas de manœuvres défensives, mais un contrôle et une exploitation
conscients et rationnels. L’avantage est alors de réintroduire dans la
situation l’observateur tel qu’il est réellement » (Devereux, 1980).
La quête d’une introuvable « bonne méthode » nous protégerait en quelque
sorte contre la réalité des acteurs, et d’abord contre nous-mêmes. Elle
constituerait un évitement de la rencontre personnelle avec d’autres sujets.
Là pourrait résider la racine de cette difficulté que nous avons notée, à
prendre en charge les situations d’apprentissage comme elles sont.
Réintroduire l’observateur dans la situation, tel est le défi d’un traitement
didactique in situ des erreurs. Mais si cela est fort compréhensible et s’il n’y
a personne à culpabiliser, on ne voit pas qui gagne en vérité à laisser
perdurer cet état de choses aujourd’hui. Georges Devereux déjà cité, mais
aussi Mireille Cifali, insistent sur le fait que celui qui se livre à de tels
subterfuges s’octroie des facilités apparentes qu’en définitive il paie au prix
fort, parce qu’il se replie avec crispation sur des positions de plus en plus
difficiles à tenir (Cifali, 1994).
Erreur et violence
En effet, ces problèmes se réfléchissent comme des jeux de miroirs, de telle
sorte que l’angoisse des uns alimente la peur des autres, et par-delà, leur
violence. Et réciproquement. Les freins au changement de modèle
pédagogique, que nous avons notés, ne paraissent pas d’abord d’ordre
technico-didactique. C’est en amont, dans une certaine posture
professionnelle, défensive et normative, que bien des choses se jouent,
désignant ce qui sera possible ou non dans la classe. En retour, la question
est aujourd’hui posée de savoir si le fonctionnement scolaire qui en résulte
au quotidien ne constitue pas une toile de fond muette, hors d’état
d’opposer résistance aux accès périodiques de violence, dans la mesure où
certains élèves ne réalisent pas ce qu’ils sont en train de perdre à ce jeu. La
question de l’erreur quitte alors sa « niche » didactique et devient la pierre
angulaire de questions d’une toute autre ampleur.
Bernard Charlot et al. ont demandé à des élèves de l’école et du collège de
rédiger des bilans de savoirs et les ont analysés. Les résultats jouent comme
une alerte et devraient être une alarme. Analysant les thèmes récurrents
sous la plume des jeunes, ils soulignent que « la peur latente, l’ennui tenace
et l’impossibilité de “parler avec les profs” sont des ingrédients des
explosions individuelles et collectives de violence dans les collèges de
banlieue » (Charlot et al., 1992). Ceux qui disent leur peur, ajoutent-ils,
sont souvent aussi ceux qui font peur... Et si, à l’école, les copains sont si
importants, c’est sans doute qu’ils sont les acteurs appréciés d’une vie
commune, mais aussi parce que le collectif protège chacun sur le mode
symbolique.
Crûment exprimé, cela renvoie au déficit d’enjeu intellectuel dans bien des
disciplines. À tort ou à raison, les élèves ressentent rarement en classe
qu’ils vivent des moments importants ou qu’ils rencontrent des savoirs
identifiables. Nul ne dit que la violence scolaire soit d’abord d’origine
interne, tant il est clair que bien des établissements sont le reflet des
conditions de vie et des frustrations sociales ambiantes. Mais l’ensemble
peut faire système, et le vécu scolaire entre alors dans le jeu comme une
pièce du mécano. Les sociologues disent volontiers aujourd’hui qu’avant
d’être un lieu d’apprentissage, l’école doit devenir un lieu prioritaire de
socialisation. On peut contester une telle chronologie, car le contrat social
ne précède pas nécessairement le contrat pédagogique. À l’inverse, un
contrat pédagogique renouvelé, dans lequel le travail des erreurs donne du
sens aux apprentissages, joue tout autant sur la structuration de règles de vie
communes. La stabilisation des conditions psychosociales au sein du
groupe peut alors être le fruit du travail didactique, conduit d’une certaine
façon, tout autant qu’un préalable exigé.
On pressent ce qui risque assez rapidement d’advenir si l’angoisse
enseignante, par son côté défensif, contribue comme on l’a vu à des
ruptures de communication. Le phénomène se boucle sur lui-même dès lors
que la peur des élèves contribue à la survenue d’actes violents. Face à une
telle spirale, on ne peut qu’en « sortir par le haut », en ne se contentant pas
de nommer un médiateur quand l’établissement explose, avec le secret
espoir d’un retour sans vagues au statu quo ante. On en « sort par le bas »
quand on fait de la socialisation un préalable au didactique, car l’enseignant
renonce alors à son rôle spécifique pour mimer, sans avoir sa compétence,
l’animateur de quartier ou l’éducateur de rue. L’école ressemble alors de
moins en moins à l’école, et la contagion du mal vivre ne peut que s’y
amplifier. En sortir par le haut, cela signifie remettre les savoirs au cœur de
l’école et surtout, comme le propose B. Charlot, modifier le rapport aux
savoirs dans la classe. Non pas, évidemment, avec la visée nostalgique
d’une restauration à l’ancienne dont certains intellectuels français ont le
chic, mais en donnant aux élèves l’expérience quotidienne d’un travail
intellectuel authentique, et en intégrant nécessairement une reprise active
des erreurs. Tous les élèves, en difficulté scolaire ou non, se posent des
questions théoriques et métaphysiques, mais c’est en dehors de la classe
parce qu’ils en perçoivent peu de traces à l’intérieur. Nul n’est entièrement
déterminé par la satisfaction de besoins immédiats, et beaucoup s’ennuient
(et l’expriment) de « ces heures de cours interminables qui donnent envie
de dormir. » Osons dire qu’ils aspirent à plus de théorie, ce qui ne signifie
pas davantage de jargon ésotérique bien entendu, mais la rencontre d’enjeux
conceptuels stimulants, de « bonnes surprises » au long de la semaine et au
gré des disciplines. Cela aurait le mérite d’associer de façon interactive
médiation didactique et médiation sociale. Concluons avec le philosophe
Jean-Toussaint Desanti, qui déclarait à l’occasion d’un entretien publié par
Le Monde : « Il faut dans chaque discipline mener un travail souterrain en
direction des soubassements, de l’origine. Il faut creuser en allant vers la
racine — oubliée mais cependant présente — de chaque savoir. Alors des
modes de pensée qui, en surface, paraissent entièrement dissemblables,
peuvent faire signe vers l’unité d’une origine commune » (Desanti, 1992).
Faire signe aux élèves pour désigner l’unité de savoirs désirables, telle
serait finalement la vertu cardinale du travail didactique de l’erreur.
Bibliographie