Vous contenteriez-vous à ma place d’un monde banal.
Voici ce nouveau monde ;
mais qu’a-t’il de différent? c’est ce que je vous propose de découvrir par delà les paysages, les images, à travers ces héros qui tour à tour dévoileront leurs histoires essayant ainsi de montrer sous un meilleur angle la «carte de leur monde»
A l’est des vastes étendues chevaleresques des multiples royaumes et
baronnies du territoire féodal, au nord de l’immense empire des hommes : Argos, s’étend à perte de vue une région montagneuse où la terre s’élève jusqu’à en faire concurrence avec le ciel, une faune éparse et variée où la roche abrupte côtoie en de bruyants claquements les sabots des cervidés. Complété en son centre par les dangereux volcans qui plus d’une fois firent fuir les explorateurs les plus téméraires ou leur fient mordre la poussière, surplombé par des marécages aux ténébreuses légendes parmi les plus effrayantes que l’on n’ait jamais conté, dont les monstres les plus curieux et les plus sournois s’ébattent avec un bruit de tonnerre. Voici les immenses entendues montagneuses du Kivan. Au sommet d’un énorme pic rocheux le soleil levant projette à travers les nuages une ombre imposante ; par delà celle de la montagne elle s’inscrit dans la terre. D’un pas lent et majestueux elle s’avance sur le flanc de la montagne laissant virevolter à chacun de ses pas une poussière brune et légère. Les muscles saillants, son regard transperce l’obscurité ; apparaît alors la silhouette d’un grand félin sage et expérimenté. Cette ombre défiant l’horizon annonce la venue d’un animal reconnu par delà les frontières: le tigre divin du Kivan. Il est un des derniers de son espèce désormais reconnue par certains pour leurs capacités à survivre et leur discrétion, arborant un magnifique pelage doré rayé par de longues échancrures d’un noir profond et intense qui jadis fut la source de leur perte, son nom : Nyamé, il est le prince de contrée sud du Kivan. Descendant d’une longue lignée ; il a survécut, grâce à ses ancêtres, à la longue chasse que les hommes firent jadis à leur race afin de récolter leurs précieuses fourrures. Nombreux sont ceux qui périrent dans cette chasse frénétique, seuls les tigres les plus robustes et les plus clairvoyants réchappèrent à cette lutte inégale qu’ils subirent il y a bien longtemps. Nyamé, lui est né alors que le déclin des tigres était déjà une réalité : c’était-il y a cent vingt-deux ans. Il ne dut subir cette chasse que durant les dix premières années de sa vie mais l’enseignement accru de ses parents en fit un redoutable félin. C’est l’instinct de survie de ces animaux qui fit s’atténuer cette traque, devenant de plus en plus difficile à trouver, la traque devint de moins en moins rentable et perdit toute son ampleur.t C’est ainsi qu’en développant ces qualités exceptionnelles ils furent nommés les tigres divins du Kivan. Nyamé, lui, sait qu’il doit rester prudent, même si les prédateurs sont rares, il doit préserver sa famille, la cicatrice qui lui traverse l’œil droit montre encore la férocité de ses nombreux combats. Non loin de là, sur le flanc d’une montagne voisine, deux autres tigres divins gambadent, il s’agit d’un fils d’une dizaine d’années accompagné de sa mère, sur ce sol boisé le jeune impétueux saute, roule, chasse çà et là les multiples insectes multicolores qui s’envolent d’un seul geste de la patte de l’insouciant. Pendant ce temps, la mère, attentive, regarde avec affection son rejeton effectuer ses cabrioles avec adresse. Trouvant cet endroit agréable, elle se coucha sur la mousse encore verte que le printemps venait de ramener à la vie. Son enfant s’approchait, mimant adroitement les attitudes d’un grand chasseur et, promptement, se jeta de tout son minuscule poids sur l’oreille de sa génitrice. Celle-ci le mordilla amicalement pendant que le petit fougueux redoublait d’ardeur. Ce jeu aurait pu durer des heures si, toujours attentive, quelque chose n’avait pas inquiété la calme tigresse. D’un bond, elle se mit sur ses quatre pattes, arrêtant sur- le-champ le tendre divertissement ; une présence les observe, elle le sait, il y en a quatre non, cinq ; elle le sent. Des bruits, des odeurs, elle pourrait se dissimuler mais elle se sait déjà encerclée. Comment se sortir d’une telle situation sans y laisser son fils, elle cherche mais déjà ils s’approchent ; Ils sont là, et les regards sont posés. Quel délicieux paysage, Nyamé sait que cette époque est propice aux rencontres, cela ne l’inquiète pas outre mesure, les animaux les plus dangereux sont occupés à nourrir leurs progénitures et le gibier est abondant cette année. De son œil valide, il scrute le ciel et se laisse enivrer par les doux rayons du soleil. Son regard perçant reste sombre, pénétrant au plus profond des êtres. Il reprend sa marche, bondissant de son promontoire sculpté dans la roche, rebondissant le long des blocs de granite émergeant de la montagne, franchisant une allée parsemée de pierres, imposant, majestueux, percevant chaque détail du monde qui l’entoure : le jeune oiseau dans son nid réclamer sa pitance, le lapin dresser ses oreilles, les lutins parfaire leur village au sein même des arbres, le ricanement lointain des gobelins, le tapotement d’un groupe d’isard, l’isolement d’un de ces mâles sur un côteau gorgé de soleil, la présence dans le ciel d’un aigle rabatteur, tout jusqu’à l’arbre malade, seul, prélude à la foret. Nyamé disparaît peu à peu dans l’épaisse verdure. Ce sont des gnomes, elle en est certaine maintenant, son petit à ses cotés, la voilà prêt à bondir dès le premier assaut. « Que viennent faire des gnomes dans une contrée si reculée, la chasse aurait-elle reprit ? » De toute façon cela n’aurait plus d’importance si elle ne parvenait pas à se sortir de cette impasse. Laissant son rejeton seul, elle disparut derrière l’ombre d’un arbre, aussitôt les petits hommes verts et bossus inspectèrent la végétation mais la mère n’était plus là. Un des leurs sortit de sa cachette et se dirigea vers le jeune mâle apeuré, soutenant un sac afin de le capturer mais tapi dans l’ombre un œil guette : « Quand vont-ils tous sortir ? » Il est déjà trop tard, le gnome est trop près, une peur inextricable envahit l’espionne qui en un instant est sur le dos de celui qui voulait prendre son fils et le jette au sol. Alors seulement, tous les ravisseurs émergent de leur cachette mais pour celui à terre, il est déjà trop tard, les crocs enfoncés dans sa gorge, sa vie s’achève en croisant pour la première et dernière fois le regard d’un tigre divin du Kivan. Elle se retourne promptement sur ses pattes aguerries et défie du regard ses assaillants, ses dents se découvrent propageant rage et terreur, essayant de couvrir de son corps son petit des regards. Un cri, tous les gnomes se jettent à corps perdu sur les deux assiégés, d’un coup de sa patte, avec une force inouïe, la prisonnière rebelle propulse son premier assaillant contre un arbre, assommant quelque peu ce dernier et faisant tomber çà et là les feuilles les plus fragiles sur son front. Un second agresseur en profite pour brandir sa hache, vive comme l’éclair la tigresse s’esquive et le tueur d’acier entaille le sol d’une large balafre. Cependant les assaillants sont nombreux et seule, elle ne peut pas tous les contenir. Une seconde charge la prend au dépourvue et l’envoie directement au sol, l’attaque a sûrement dû lui briser quelques côtes mais elle n’en a que faire, même si elle doit y laisser la vie, son fils sera sauf. Titubant, elle voit l’affreux visage de celui qui l’a percuté, il tape sa massue entre ses mains avec un sourire moqueur. Elle saute sur lui d’un ultime effort, il la repousse de son gourdin. Elle est une nouvelle fois au sol toutefois le gnome a lâché son arme, dans son offensive la valeureuse protectrice a tailladé le bras de l'audacieux, le sang inonde bientôt sa veste et la douleur lui fait perdre la raison, il s’élance sur la responsable et voit sa jambe rapidement mise en pièce. Il est sauvé in-extremis par un de ses compagnons qui tente vainement de frapper le redoutable animal avec un bâton trouvé au sol, il est vite désarmé et d’un coup à la tête, se voit doter d’une balafre démesurée. Son compagnon encore valide emporte rapidement le malheureux couvert de sang inanimé sur le plancher de la forêt, l’autre le rejoint bientôt. Il ne reste que deux gnomes encore capables d’exécuter celle qui, avec la discrétion d’une ombre, les abat tour à tour. Une peur s’installe, les gnomes sont perdus cependant elle sent une autre présence, elle n’a à peine le temps d’y penser que déjà le plus téméraire fonce sur elle. Non loin de là, un œil se referme, dans cet ensemble apocalyptique, il pointe son fusil vers la scène toujours en mouvance, ces acteurs si excités ne se doutent pas que leur vie tient au bout d’un fusil, il se sait le vrai maître du combat, et il se sait intouchable, un sourire apparaît sur le coin de son visage tandis qu’il la tient en joue. La mère du petit tigre vient juste de bondir, désarçonnant un de ces fauteurs de trouble et s’apprête à lui couper la jugulaire lorsqu’un coup de feu se fait entendre. Sous l’impact, celle qui ne vivait que pour son fils est éjectée du corps de sa victime. Elle tente de se relever, les arbres sont inoculés de sang, son sang. Trop faible, ses forces l’abandonnent, elle jette un dernier regard sur son enfant, du sang s’échappe à travers ses lèvres, lui, il court la rejoindre, il veut encore ressentir sa peau, ses frôlements si attentionnées, il veut encore vivre ces jeux si tendres, son hurlement, il veut pouvoir encore l’imiter et lui montrer ses progrès, mais brutalement il est pris par ces grands hommes verts qu’il ne connaît pas. Une dernière caresse, une dernière étreinte et déjà la flamme de sa mère s’est éteinte ; il ne les aura pas, seul lui reste… Un regard. Nyamé a entendu un bruit : Le feu des humanoïdes est revenu. C’est un mauvais présage, ce feu tue sans raison, ni pour se nourrir, ni pour se défendre ; C’est une calamité. Le robuste solitaire eut aussitôt une vision pour sa famille : « ils ne sont pas en sécurité avec ce fléau dans les parages », puis il eut une frayeur, il partit alors à grandes enjambées là où était apparue cette menace. Il ne lui fallut qu’un instant pour arriver à destination, sur place il se rendit compte que la réalité avait dépassé ses pires craintes, sa femme était étendue là ! Sans vie. Nyamé sait se plier aux règles de la nature, la mort est une éventualité à laquelle il s’est habitué. Si la tigresse qu’il avait choisie faire sa vie aurait péri sous les assauts d’un prédateur affamé, il se serait contenté d’enfouir sa tristesse au plus profond de lui-même et se serait tu, la mort de celle qu’il chérissait pour celle d’un autre être vivant, une vie pour une vie, une des règles de la nature. Seulement cette fois c’était différent, il ne s’agissait pas d’un acte pour survivre mais d’un acte gratuit, sans aucun intérêt. Il savait que ça ne pouvait être un animal cherchant à se protéger de sa dame puisqu’il ramenait de la nourriture en abondance à cette dernière. Ce gâchis le blessa cependant il ne perdit pas de vu l’essentiel : Son fils ! Nyamé, après s’être rassasié du corps de sa femme, laisse le reste aux autres animaux de la forêt pour partir à la recherche de celui qui partage le même sang que lui. Il pense aux humanoïdes qui l’ont enlevé et à toutes leurs coutumes. Sans doute le geste qu’il venait d’accomplir apparaîtrait à leurs yeux comme incorrect mais quel est l’acte le plus incorrect ? Se nourrir d’un être mort ou tuer pour le plaisir un être vivant. Pour Nyamé la réponse semblait évidente, qu’il soit cher ou non, il est mort et tout au plus cet acte ne fait que valoriser la mort de l’être aimé au profit d’une autre vie, au profit de LA VIE. Cependant tout le monde n’a manifestement pas la même vision de la vie, peut-être est-ce mieux ainsi ? Sur son chemin il rencontre un vieil ami, si tant est que dans la nature on puisse avoir des amis… Il s’agit d’un ours blanc de taille adulte avançant peu à peu vers la fin de sa vie. Les ours ne vivent en moyenne au Kivan qu’une cinquantaine d’années.