Vous êtes sur la page 1sur 6

BERNARD

Marc
SIGR 01- Sociologie de la diplomatie

Le discours de Jean Jaurès au Congrès de Bâle: Un


premier discours pro-européen?

Introduction

“Je ne connais plus de partis, je ne connais que des Allemands!” déclara Guillaume II par le
biais d’une note aux parlementaires allemands en 1914. L’empereur est inquiet de la position
du SPD, le parti socialiste allemand, qui est alors la première force politique du pays. En
effet, le courant socialiste du début du 20e siècle a vu s’accentuer, du fait de sa vocation
internationaliste, la dimension pacifiste qui le caractérise. La guerre est perçue comme un
outil d’oppression dont la classe bourgeoise use pour soumettre le peuple tout en servant ses
intérêts propres. C’est pourquoi, dès les prémices de la guerre, s’organisent des réseaux
ouvriers pacifistes visant à contraindre (par la grève générale notamment) les puissances
européennes à éviter de recourir à la guerre. Ces initiatives culminent en 1912 avec le
Congrès de Bâle ou les différents représentants des mouvements socialistes européens
s’accordent autour d’une action contre la guerre et rendent celle-ci hors-la-loi.
Au cours de celui-ci, Jean Jaurès le chef de file des socialistes français, directeur et
fondateur du journal L’Humanité (déjà l’un des quotidiens socialistes les plus importants de
France), fondateur et co-leader du parti SFIO (qui compte en 1914 101 députés à la Chambre
pour 17% des suffrages) et député lui même, prononce un discours resté célèbre.
Jaurès est connu pour ses habiletés oratoires, son sens du verbe et sa capacité à rallier les
foules. Il met ses capacités durant vingt ans au service du socialisme, et plus particulièrement
à partir des années 1900 à la défense de la paix. Ce combat culmine donc le 24 novembre
1912 au Congrès extraordinaire de Bâle lorsque Jaurès s’adresse à la foule massée dans la
Cathédrale de Bâle pour les appeler à mettre toutes leurs forces dans la préservation de la
paix en Europe.
Si le discours prononcé par Jaurès est principalement connu pour sa dimension pacifiste et
socialiste, une étude plus poussée de celui-ci fait apparaître une vocation européenne
quasiment prophétique. Ainsi pourquoi peut-on affirmer que le discours de Jean Jaurès au
Congrès de Bâle est un discours pro-européen?

Contexte

Le congrès de Bâle fait suite aux tensions grandissantes en Europe entre les différentes
puissances du continent. Tout d’abord, dès le début des années 1900 les appareils militaires
européens se développent, l’Allemagne triple la taille de sa flotte de guerre1, la France en
1905 fait voter une loi prévoyant un service militaire de deux ans au lieu d’un. Jaurès,

1
Paul G. HALPERN, A Naval History of World War 1, London, UCL Press,1994.
théorise alors un concept “d’armée nouvelle”2, une armée plus populaire, hors de la caserne et
surtout placée sous l’autorité de la cour internationale de Justice de la Haye. Cette idée
futuriste et qualifiée d'irréaliste trouve peu de soutien même dans le cmap socialistes ou l’on
observe également le développement d’un désir de revanche contre l’Allemagne au sein
d’une certaine frange du mouvement socialiste français3.
Dans le même temps, les systèmes d’alliances se précisent (alliance austro-allemande,
alliance entre la France et la Russie, Entente Cordiale avec la Grande Bretagne). Les crises
géopolitiques s’aggravent, à l’instar de la crise marocaine de 1911, durant laquelle
l’Allemagne manque de peu de rentrer en guerre avec la France sur la question de la
colonisation du Maroc, au dernier moment l’Allemagne fait marche arrière. Jaurès s'adresse
la chambre le 20 novembre 1911 en ces termes: “ Nous restons enveloppés d’une atmosphère
d’orage, d’un atmosphère de suspicion, de défiance, d’où il semble que l’éclair de la guerre
puisse jaillir à tout instant.”
Une crise un plus globale menace à son tour de faire vaciller l’Europe dans la guerre, dans
les Balkans au cours du printemps 1912, on observe un accroissement des tensions entre d’un
côté l’Empire Austro-Hongrois et l’Empire Ottoman et d’un autre la Russie, La Grèce et la
Serbie, suite aux différentes guerres balkaniques. Le conflit menace de s’étendre à l’Europe
entière par le jeu des alliances.
Suite à cette crise les socialistes européens par le biais du réseau de l’Internationale
Socialiste décident à Bruxelles de la tenue d’un Congrès à Bâle ayant pour thème unique “La
situation internationale et l'accord pour une action contre la guerre”. Le Congrès a pour
objectif de donner aux réseaux socialistes européens un agenda visant à enrayer les
mécaniques guerrières par la grève générale ou autre. L’ensemble des principaux leaders et
penseurs socialistes européens participent au Congrès, on compte en tout 500 délégués
représentant les partis socialistes européens venus de 23 pays différents. La cathédrale est
remplie, et une douzaine de milliers de personnes se massent dehors. 26 orateurs des
différentes délégations s’expriment durant la première journée.
Jean Jaurès figure déjà comme la figure de proue des pacifistes français et jouit d’une
réputation solide auprès des socialistes européens, il est donc l’une des figures principales du
Congrès.

Contenu

Jaurès commence son discours en dressant un état des faits alarmant. Il insiste sur les risques
que représente la crise des Balkans et introduit l’idée que les peuples ne peuvent se fier aux
classes dirigeantes pour trouver une issue pacifique au conflit. Jaurès insiste sur la place que
le hasard occupe dans les prises de décisions des dirigeants des puissances européennes: “La
vérité est que l’insécurité et la confusion règnent partout; la vérité est que la classe
capitaliste est elle-même divisée et séparée en deux camps, qu’elle ignore si elle a plus à
gagner ou à perdre à un choc général; la vérité est que tous les gouvernements, de crainte
des conséquences immenses, ne peuvent arriver à prendre une résolution.”. Par ce constat il

2
Jean JAURÈS, L’Armée Nouvelle, Paris, Fayard, rééd. 2012.
3
Michel WINOCK, Le Socialisme en France et en Europe : XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1992.
justifie l’importance du danger, décuplée par son imprévisibilité, auquel font face les
populations européennes
Suite à celui-ci, Jaurès met en avant 4 thématiques au cours de son discours qui sont
centrales pour éviter que l’Europe ne sombre dans la guerre.
Il fait d’abord part d’une première, Jaurès est préoccupé par la désunion qui guette le
mouvement socialiste. En effet, certains au sein de l’Internationale considèrent que la guerre
pourraient être bénéfique soit pour des raisons nationalistes4 soit pour les ambitions
socialistes elles-même. En effet, certains, comme Lénine, voient dans cette guerre une
opportunité pour mener à bien l’idéal socialiste.Lénine avance le principe marxiste de sens de
l’histoire5 qui entend que d’une façon où d’une autre l’histoire humaine tend à la réalisation
de l’idéal marxiste car la plupart des grands événements historiques ne sont que la somme de
la lutte des classes. Ainsi Lénine justifie la guerre selon ce prisme6, en considérant qu’elle est
une émanation de luttes de classes et qu’elle mènera de ce fait nécessairement à la
révolution.
Jaurès est donc soucieux de protéger l’unité du mouvement socialiste face à la guerre:”Nous
ne sommes pas divisés ici du fait d’antagonismes d’intérêts, mais nous unis par le cœur, la
pensée, la doctrine, l’action ou la volonté. Et nous quitterons cette salle en jurant de sauver
la paix et la civilisation.” Pour appuyer cette idée, il développe une parabole efficace avec les
chrétiens qui ont prêté leur cathédrale pour permettre ce rassemblement: “Nous avons été
reçus dans cette église au son des cloches qui me parut, tout à l’heure, comme un appel à la
réconciliation générale.”. S’appuyant sur cette parabole, il étend cette idée d’union à d’autres
part de la société européenne que les socialistes, en l'occurrence les chrétiens, qui sont eux
aussi animés par la même volonté de conserver la paix: “Ils s’opposeront avec nous à ce que
les peuples soient saisis par les griffes du démon de la guerre. La nature des souhaits de
bienvenue qui nous ont été adressés ce matin à Bâle nous donne également réconfort et
espérance.”.
Jaurès précise aussi les modes d’actions dont ils disposent pour faire plier les nations
européennes, il appelle à l'usage des outils démocratiques (débat parlementaire, presse, etc.),
au recours à des moyens révolutionnaires (grève, désobéissance civile, désertion, etc.) puis en
dernier recours à se tourner vers les instances internationales garantes de la paix:”Mais
l’Internationale doit veiller à faire pénétrer partout sa parole de paix, à déployer partout son
action légale ou révolutionnaire qui empêchera la guerre, ou sinon à demander des comptes
aux criminels qui en seront les fauteurs.” Il fait ici référence à la Cour permanente d’arbitrage
de la Haye créée en 1889.
La quatrième thématique qui sous-tend le discours de Jaurès est une mise en avant de
l’importance de l’ Europe et de l’existence d’un peuple européen. Une idée qui traverse
l’ensemble de son discours et qui culmine avec sa phrase finale comme il conclut, en
provocation aux socialistes revanchard et bein avant toute notion d’amitié franco-allemande,
en citant “un allemand”:”Nous penserons à ces mots qu’un Allemand a prononcés
récemment: « Les gouvernements réfléchiront que s’ils amènent le danger de la guerre, les

4
Ibid.
5
Jean-Yves CALVEZ, Pensée de Karl Marx, Paris, Seuil, 1956.
6
Vladimir Ilșič LÉNINE, Le socialisme et la guerre, Montreuil-sous-Bois, Éd. Science marxiste, 2013.
peuples pourront facilement faire le calcul que leur propre révolution leur coûterait moins de
victimes que la guerre des autres. »”

Analyse

Hors l’écriture parfaitement maîtrisée du texte et sa force évocatrice, il est important de


remarquer que le texte introduit des concepts extrêmement novateurs du point de vue de la
discipline des Relations Internationales et de la conception du jeu diplomatique au début du
XXe siècle:
● La notion d’acteurs: Jaurès introduit ici une idée nouvelle, selon laquelle la société
civile (incarnée dans son discours par les socialistes et les chrétiens) peut non
seulement être un acteur décidant de l’issue du jeu international et diplomatique au
même titre que les états mais même que celui disposerait d’une plus grande force que
ces derniers. Jaurès inverse donc le rapport de force classique, notamment en donnant
la société civile comme plus organisée par les réseaux idéologiques que ne sont les
Etats et ainsi plus capables de peser dans la “balance de la paix”. Cette idée est l’un
des prémices du recul de la figure l’Etat dans les Relations Internationales ou du
moins de la demande de ceci.
● La place des organisations internationales: Très original aux propositions de
Jaurès, on observe la mise en avant d'institutions internationales comme arbitre du jeu
international et porte-parole du peuple face aux Etats. Jaurès entend rationaliser le
comportement des Etats qu’ils ne jugent pas légitime en termes de question
internationale et remet en cause l’idée de souveraineté comme il présente à raison une
société beaucoup plus interconnectée.
● Une dimension européenne: Dans cette veine on remarque la dominance de l’idée
d’une Europe populaire qui serait selon Jaurès une réalité tangible qui invalide la
course à la puissance autocentrée et moins significative des nations européennes.
Jaurès théorise déjà l’idée d’un espace européen de liberté, de justice et de paix
structurée autour d’une coopération franco-allemande, d’un idéal démocratique,
d’une identité commune et d’une solidarité internationale. Comme en témoigne les
thèmes abordés par Jaurès:
- La citation de “l’allemand” ici n’importe lequel, la citation n’étant attribuée à
personne, elle est celle du peuple allemand dans la bouche d’un français: La
coopération franco-allemande.
- L’emphase sur la chrétienté et l’amour de la paix européen par laquelle il
établit une filiation et des liens entre des communautés pourtant
traditionnellement opposées montrant par ce fait l’existence de valeurs
communes proprement européennes: L’identité commune.
- Par le parallèle avec l’accueil et le soutien accordé par les autorités de Bâle au
Congrès, Jaurès met en lumière l’idéal démocratique qui anime l’ensemble des
peuples européens et qui est constitutif du continent comme entité politique,
notamment ici: “Et le salut adressé par le gouvernement de Bâle à
l’Internationale évoque les mêmes sentiments. Ce fut un bon signe; là où
l’esprit de la Démocratie a pu, comme à Bâle, pénétrer profondément, là où
cet esprit a derrière lui un prolétariat bien organisé, là existe une noble
conviction répandue dans tout le peuple et cela nous fait espérer à chaque
instant.”: L’idéal démocratique.
- Au travers de la confiance en les organisations internationales et aux
nombreux appels à la solidarité internationale comme ici:”Mais, finalement,
cette responsabilité inouïe pèse sur l’Internationale tout entière, d’abord à
cause de notre solidarité et ensuite parce que nous devons empêcher que le
conflit s’étende, qu’il dégénère en incendie et que les flammes enveloppent
tous les travailleurs d’Europe.”: La solidarité internationale.
Le discours de Jaurès constitue donc une grande avancée dans la conception des relations
internationales, la conception du peuple comme acteur principal de la scène internationale et
sa considération du potentiel et de la légitimité des institutions internationales dans un monde
plus interconnecté sert l’émergence d'une idée européenne novatrice. Le discours du Congrès
de Bâle forme donc un texte pacifiste mais également profondément européen.

Postérité et Conclusion

Suite à ce discours, les différents représentants ont rédigé, principalement sous l’égide de
Jean Jaurès, une résolution “déclarant la guerre à la guerre” demandant “aux partis socialistes
de continuer vigoureusement leur action par tous les moyens qui leur paraîtront appropriés.”.
Jaurès poursuit son combat jusqu’à son assassinat en juillet 1914. L’Europe se déchire et les
mouvements socialistes aussi, en 1915, le SPD, plus grande structure socialiste d’Europe,
vote les crédits de guerre en Allemagne et par le fait même justifie la guerre en cours mettant
fin à tout espoir d’union populaire européenne face à la guerre.
Bien que les nobles objectifs portés par ce discours n’ont pas été atteints à temps, il résonne
encore et est considéré comme l’un des discours les plus célèbres pour la paix. Cependant la
mémoire de Jaurès reste déconsidérée par les institutions européennes pour cause de son
engagement socialiste qui en fait une figure connotée en Europe (bien qu’elle soit
relativement consensuelle en France). Là où son discours de Bâle et son cation pacifiste font
plutôt de lui l’un des pionniers idéologiques d’un espace européen démocratique, libre et en
paix. Lui qui donnait à l’Europe, en la ville de Bâle, un seul programme selon les mots d’un
allemand, cette fois ci identifié, Friedrich Von Schiller: “Nous avons été reçus dans cette
église au son des cloches qui me parut, tout à l’heure, comme un appel à la réconciliation
générale. Il me rappela l’inscription que Schiller avait gravée sur sa cloche symbolique:
Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango! Vivos voco: j’appelle les vivants pour qu'ils se
défendent contre le monstre qui apparaît à l’horizon. Mortuos plango: je pleure sur les morts
innombrables couchés là-bas vers l’Orient et dont la puanteur arrive jusqu’à nous comme un
remords. Fulgura frango: je briserai les foudres de la guerre qui menacent dans les nuées.
La pensée et la paix remplissent toutes les têtes et si les gouvernements sont indécis et
hésitent, nous devons mettre en œuvre l’action prolétarienne. C’est là l’œuvre de ce Congrès.
Il n’y en a pas de plus noble! Déjà tant de pensées, déjà tant d’espoirs se sont élevés vers
cette voûte. Mais quelque haut que puissent s’être envolés ces rêves, il ne peut rien y avoir de
plus sublime que la volonté de faire vivre la Justice et la Paix.”.

Bibliograhie

● Jean-Yves CALVEZ, Pensée de Karl Marx, Paris, Seuil, 1956.

● Gilles CANDAR et Vincent DUCLERT, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014.

● Jean JAURÈS, L’Armée Nouvelle, Paris, Fayard, rééd. 2012.

● Paul G. HALPERN, A Naval History of World War 1, London, UCL Press,1994.

● Magali LACOUSSE, Gilles CANDAR, Romain DUCOULOMBIER, Elsa


MARGUIN Jaurès. Une vie pour l'humanité, Paris, Co-édition Beaux-arts, Archives
nationales et Fondation Jean-Jaurès, 2014.

● Vladimir Ilșič LÉNINE, Le socialisme et la guerre, Montreuil-sous-Bois, Éd. Science


marxiste, 2013.

● Michel WINOCK, Le Socialisme en France et en Europe : XIXe-XXe siècle, Paris,


Seuil, 1992.

Vous aimerez peut-être aussi