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Sodome et Gomorrhe

Proust, Marcel

Publication: 1922
Catégorie(s): Fiction, Roman
Source: http://ebooksgratuits.com/

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A Propos Proust:
Proust was born in Auteuil (the southern sector of Paris's
then-rustic 16th arrondissement) at the home of his great-
uncle, two months after the Treaty of Frankfurt formally ended
the Franco-Prussian War. His birth took place during the vio-
lence that surrounded the suppression of the Paris Commune,
and his childhood corresponds with the consolidation of the
French Third Republic. Much of Remembrance of Things Past
concerns the vast changes, most particularly the decline of the
aristocracy and the rise of the middle classes, that occurred in
France during the Third Republic and the fin de siècle. Proust's
father, Achille Adrien Proust, was a famous doctor and epide-
miologist, responsible for studying and attempting to remedy
the causes and movements of cholera through Europe and
Asia; he was the author of many articles and books on medi-
cine and hygiene. Proust's mother, Jeanne Clémence Weil, was
the daughter of a rich and cultured Jewish family. Her father
was a banker. She was highly literate and well-read. Her let-
ters demonstrate a well-developed sense of humour, and her
command of English was sufficient for her to provide the ne-
cessary impetus to her son's later attempts to translate John
Ruskin. By the age of nine, Proust had had his first serious
asthma attack, and thereafter he was considered by himself,
his family and his friends as a sickly child. Proust spent long
holidays in the village of Illiers. This village, combined with as-
pects of the time he spent at his great-uncle's house in Auteuil
became the model for the fictional town of Combray, where
some of the most important scenes of Remembrance of Things
Past take place. (Illiers was renamed Illiers-Combray on the oc-
casion of the Proust centenary celebrations). Despite his poor
health, Proust served a year (1889–90) as an enlisted man in
the French army, stationed at Coligny Caserne in Orléans, an
experience that provided a lengthy episode in The Guermantes
Way, volume three of his novel. As a young man Proust was a
dilettante and a successful social climber, whose aspirations as
a writer were hampered by his lack of application to work. His
reputation from this period, as a snob and an aesthete, contri-
buted to his later troubles with getting Swann's Way, the first
volume of his huge novel, published in 1913. Proust was quite
close to his mother, despite her wishes that he apply himself to

2
some sort of useful work. In order to appease his father, who
insisted that he pursue a career, Proust obtained a volunteer
position at the Bibliothèque Mazarine in the summer of 1896.
After exerting considerable effort, he obtained a sick leave
which was to extend for several years until he was considered
to have resigned. He never worked at his job, and he did not
move from his parents' apartment until after both were dead
(Tadié). Proust, who was homosexual, was one of the first Eu-
ropean writers to treat homosexuality at length. His life and fa-
mily circle changed considerably between 1900 and 1905. In
February 1903, Proust's brother Robert married and left the fa-
mily apartment. His father died in September of the same year.
Finally, and most crushingly, Proust's beloved mother died in
September 1905. In addition to the grief that attended his
mother's death, Proust's life changed due to a very large inhe-
ritance he received (in today's terms, a principal of about $6
million, with a monthly income of about $15,000). Despite this
windfall, his health throughout this period continued to dete-
riorate. Proust spent the last three years of his life largely
confined to his cork-lined bedroom, sleeping during the day
and working at night to complete his novel. He died in 1922
and is buried in the Père Lachaise Cemetery in Paris. Source:
Wikipedia

Disponible sur Feedbooks pour Proust:


• Du côté de chez Swann (1913)
• À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1919)
• Le Côté de Guermantes (1922)
• Le Temps retrouvé (1927)
• La Prisonnière (1925)
• Albertine Disparue (1927)
• Les plaisirs et les jours (1896)

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3
Partie 1
Première apparition des
hommes-femmes, descendants de
ceux des habitants de Sodome
qui furent épargnés par le feu du
ciel.

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« La femme aura Gomorrhe
et l’homme aura Sodome. »
Alfred de Vigny.

On sait que bien avant d’aller ce jour-là (le jour où avait lieu
la soirée de la princesse de Guermantes) rendre au duc et à la
duchesse la visite que je viens de raconter, j’avais épié leur re-
tour et fait, pendant la durée de mon guet, une découverte,
concernant particulièrement M. de Charlus, mais si importante
en elle-même que j’ai jusqu’ici, jusqu’au moment de pouvoir lui
donner la place et l’étendue voulues, différé de la rapporter.
J’avais, comme je l’ai dit, délaissé le point de vue merveilleux,
si confortablement aménagé au haut de la maison, d’où l’on
embrasse les pentes accidentées par où l’on monte jusqu’à
l’hôtel de Bréquigny, et qui sont gaiement décorées à l’ita-
lienne par le rose campanile de la remise appartenant au mar-
quis de Frécourt. J’avais trouvé plus pratique, quand j’avais
pensé que le duc et la duchesse étaient sur le point de revenir,
de me poster sur l’escalier. Je regrettais un peu mon séjour
d’altitude. Mais à cette heure-là, qui était celle d’après le dé-
jeuner, j’avais moins à regretter, car je n’aurais pas vu, comme
le matin, les minuscules personnages de tableaux, que deve-
naient à distance les valets de pied de l’hôtel de Bréquigny et
de Tresmes, faire la lente ascension de la côte abrupte, un plu-
meau à la main, entre les larges feuilles de mica transparentes
qui se détachaient si plaisamment sur les contreforts rouges. À
défaut de la contemplation du géologue, j’avais du moins celle
du botaniste et regardais par les volets de l’escalier le petit ar-
buste de la duchesse et la plante précieuse exposés dans la
cour avec cette insistance qu’on met à faire sortir les jeunes
gens à marier, et je me demandais si l’insecte improbable vien-
drait, par un hasard providentiel, visiter le pistil offert et dé-
laissé. La curiosité m’enhardissant peu à peu, je descendis jus-
qu’à la fenêtre du rez-de-chaussée, ouverte elle aussi, et dont
les volets n’étaient qu’à moitié clos. J’entendais distinctement,
se préparant à partir, Jupien qui ne pouvait me découvrir der-
rière mon store où je restai immobile jusqu’au moment où je
me rejetai brusquement de côté par peur d’être vu de M. de
Charlus, lequel, allant chez Mme de Villeparisis, traversait len-
tement la cour, bedonnant, vieilli par le plein jour, grisonnant.

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Il avait fallu une indisposition de Mme de Villeparisis (consé-
quence de la maladie du marquis de Fierbois avec lequel il
était personnellement brouillé à mort) pour que M. de Charlus
fît une visite, peut-être la première fois de son existence, à
cette heure-là. Car avec cette singularité des Guermantes qui,
au lieu de se conformer à la vie mondaine, la modifiaient
d’après leurs habitudes personnelles (non mondaines,
croyaient-ils, et dignes par conséquent qu’on humiliât devant
elles cette chose sans valeur, la mondanité – c’est ainsi que
Mme de Marsantes n’avait pas de jour, mais recevait tous les
matins ses amies, de 10 heures à midi) – le baron, gardant ce
temps pour la lecture, la recherche des vieux bibelots, etc… ne
faisait jamais une visite qu’entre 4 et 6 heures du soir. À 6
heures il allait au Jockey ou se promener au Bois. Au bout d’un
instant je fis un nouveau mouvement de recul pour ne pas être
vu par Jupien ; c’était bientôt son heure de partir au bureau,
d’où il ne revenait que pour le dîner, et même pas toujours de-
puis une semaine que sa nièce était allée avec ses apprenties à
la campagne chez une cliente finir une robe. Puis me rendant
compte que personne ne pouvait me voir, je résolus de ne plus
me déranger de peur de manquer, si le miracle devait se pro-
duire, l’arrivée presque impossible à espérer (à travers tant
d’obstacles, de distance, de risques contraires, de dangers) de
l’insecte envoyé de si loin en ambassadeur à la vierge qui de-
puis longtemps prolongeait son attente. Je savais que cette at-
tente n’était pas plus passive que chez la fleur mâle, dont les
étamines s’étaient spontanément tournées pour que l’insecte
pût plus facilement la recevoir ; de même la fleur-femme qui
était ici, si l’insecte venait, arquerait coquettement ses
« styles », et pour être mieux pénétrée par lui ferait impercep-
tiblement, comme une jouvencelle hypocrite mais ardente, la
moitié du chemin. Les lois du monde végétal sont gouvernées
elles-mêmes par des lois de plus en plus hautes. Si la visite
d’un insecte, c’est-à-dire l’apport de la semence d’une autre
fleur, est habituellement nécessaire pour féconder une fleur,
c’est que l’autofécondation, la fécondation de la fleur par elle-
même, comme les mariages répétés dans une même famille,
amènerait la dégénérescence et la stérilité, tandis que le croi-
sement opéré par les insectes donne aux générations suivantes
de la même espèce une vigueur inconnue de leurs aînées.

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Cependant cet essor peut être excessif, l’espèce se développer
démesurément ; alors, comme une antitoxine défend contre la
maladie, comme le corps thyroïde règle notre embonpoint,
comme la défaite vient punir l’orgueil, la fatigue le plaisir, et
comme le sommeil repose à son tour de la fatigue, ainsi un acte
exceptionnel d’autofécondation vient à point nommé donner
son tour de vis, son coup de frein, fait rentrer dans la norme la
fleur qui en était exagérément sortie. Mes réflexions avaient
suivi une pente que je décrirai plus tard et j’avais déjà tiré de
la ruse apparente des fleurs une conséquence sur toute une
partie inconsciente de l’œuvre littéraire, quand je vis M. de
Charlus qui ressortait de chez la marquise. Il ne s’était passé
que quelques minutes depuis son entrée. Peut-être avait-il ap-
pris de sa vieille parente elle-même, ou seulement par un do-
mestique, le grand mieux ou plutôt la guérison complète de ce
qui n’avait été chez Mme de Villeparisis qu’un malaise. À ce
moment, où il ne se croyait regardé par personne, les pau-
pières baissées contre le soleil, M. de Charlus avait relâché
dans son visage cette tension, amorti cette vitalité factice,
qu’entretenaient chez lui l’animation de la causerie et la force
de la volonté. Pâle comme un marbre, il avait le nez fort, ses
traits fins ne recevaient plus d’un regard volontaire une signifi-
cation différente qui altérât la beauté de leur modelé ; plus
rien qu’un Guermantes, il semblait déjà sculpté, lui Palamède
XV, dans la chapelle de Combray. Mais ces traits généraux de
toute une famille prenaient pourtant, dans le visage de M. de
Charlus, une finesse plus spiritualisée, plus douce surtout. Je
regrettais pour lui qu’il adultérât habituellement de tant de
violences, d’étrangetés déplaisantes, de potinages, de dureté,
de susceptibilité et d’arrogance, qu’il cachât sous une brutalité
postiche l’aménité, la bonté qu’au moment où il sortait de chez
Mme de Villeparisis, je voyais s’étaler si naïvement sur son vi-
sage. Clignant des yeux contre le soleil, il semblait presque
sourire, je trouvai à sa figure vue ainsi au repos et comme au
naturel quelque chose de si affectueux, de si désarmé, que je
ne pus m’empêcher de penser combien M. de Charlus eût été
fâché s’il avait pu se savoir regardé ; car ce à quoi me faisait
penser cet homme, qui était si épris, qui se piquait si fort de vi-
rilité, à qui tout le monde semblait odieusement efféminé, ce à
quoi il me faisait penser tout d’un coup, tant il en avait

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passagèrement les traits, l’expression, le sourire, c’était à une
femme.
J’allais me déranger de nouveau pour qu’il ne pût m’aperce-
voir ; je n’en eus ni le temps, ni le besoin. Que vis-je ! Face à
face, dans cette cour où ils ne s’étaient certainement jamais
rencontrés (M. de Charlus ne venant à l’hôtel Guermantes que
dans l’après-midi, aux heures où Jupien était à son bureau), le
baron, ayant soudain largement ouvert ses yeux mi-clos, regar-
dait avec une attention extraordinaire l’ancien giletier sur le
seuil de sa boutique, cependant que celui-ci, cloué subitement
sur place devant M. de Charlus, enraciné comme une plante,
contemplait d’un air émerveillé l’embonpoint du baron vieillis-
sant. Mais, chose plus étonnante encore, l’attitude de M. de
Charlus ayant changé, celle de Jupien se mit aussitôt, comme
selon les lois d’un art secret, en harmonie avec elle. Le baron,
qui cherchait maintenant à dissimuler l’impression qu’il avait
ressentie, mais qui, malgré son indifférence affectée, semblait
ne s’éloigner qu’à regret, allait, venait, regardait dans le vague
de la façon qu’il pensait mettre le plus en valeur la beauté de
ses prunelles, prenait un air fat, négligent, ridicule. Or Jupien,
perdant aussitôt l’air humble et bon que je lui avais toujours
connu, avait – en symétrie parfaite avec le baron – redressé la
tête, donnait à sa taille un port avantageux, posait avec une im-
pertinence grotesque son poing sur la hanche, faisait saillir son
derrière, prenait des poses avec la coquetterie qu’aurait pu
avoir l’orchidée pour le bourdon providentiellement survenu. Je
ne savais pas qu’il pût avoir l’air si antipathique. Mais j’igno-
rais aussi qu’il fût capable de tenir à l’improviste sa partie
dans cette sorte de scène des deux muets, qui (bien qu’il se
trouvât pour la première fois en présence de M. de Charlus)
semblait avoir été longuement répétée ; – on n’arrive spontané-
ment à cette perfection que quand on rencontre à l’étranger un
compatriote, avec lequel alors l’entente se fait d’elle-même, le
truchement étant identique, et sans qu’on se soit pourtant ja-
mais vu.
Cette scène n’était, du reste, pas positivement comique, elle
était empreinte d’une étrangeté, ou si l’on veut d’un naturel,
dont la beauté allait croissant. M. de Charlus avait beau
prendre un air détaché, baisser distraitement les paupières,
par moments il les relevait et jetait alors sur Jupien un regard

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attentif. Mais (sans doute parce qu’il pensait qu’une pareille
scène ne pouvait se prolonger indéfiniment dans cet endroit,
soit pour des raisons qu’on comprendra plus tard, soit enfin
par ce sentiment de la brièveté de toutes choses qui fait qu’on
veut que chaque coup porte juste, et qui rend si émouvant le
spectacle de tout amour), chaque fois que M. de Charlus regar-
dait Jupien, il s’arrangeait pour que son regard fût accompa-
gné d’une parole, ce qui le rendait infiniment dissemblable des
regards habituellement dirigés sur une personne qu’on connaît
ou qu’on ne connaît pas ; il regardait Jupien avec la fixité parti-
culière de quelqu’un qui va vous dire : « Pardonnez-moi mon
indiscrétion, mais vous avez un long fil blanc qui pend dans
votre dos », ou bien : « Je ne dois pas me tromper, vous devez
être aussi de Zurich, il me semble bien vous avoir rencontré
souvent chez le marchand d’antiquités. » Telle, toutes les deux
minutes, la même question semblait intensément posée à Ju-
pien dans l’œillade de M. de Charlus, comme ces phrases inter-
rogatives de Beethoven, répétées indéfiniment, à intervalles
égaux, et destinées – avec un luxe exagéré de préparations – à
amener un nouveau motif, un changement de ton, une « ren-
trée ». Mais justement la beauté des regards de M. de Charlus
et de Jupien venait, au contraire, de ce que, provisoirement du
moins, ces regards ne semblaient pas avoir pour but de
conduire à quelque chose. Cette beauté, c’était la première fois
que je voyais le baron et Jupien la manifester. Dans les yeux de
l’un et de l’autre, c’était le ciel, non pas de Zurich, mais de
quelque cité orientale dont je n’avais pas encore deviné le
nom, qui venait de se lever. Quel que fût le point qui pût rete-
nir M. de Charlus et le giletier, leur accord semblait conclu et
ces inutiles regards n’être que des préludes rituels, pareils aux
fêtes qu’on donne avant un mariage décidé. Plus près de la na-
ture encore – et la multiplicité de ces comparaisons est elle-
même d’autant plus naturelle qu’un même homme, si on l’exa-
mine pendant quelques minutes, semble successivement un
homme, un homme-oiseau ou un homme-insecte, etc. – on eût
dit deux oiseaux, le mâle et la femelle, le mâle cherchant à
s’avancer, la femelle – Jupien – ne répondant plus par aucun
signe à ce manège, mais regardant son nouvel ami sans éton-
nement, avec une fixité inattentive, jugée sans doute plus trou-
blante et seule utile, du moment que le mâle avait fait les

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premiers pas, et se contentant de lisser ses plumes. Enfin l’in-
différence de Jupien ne parut plus lui suffire ; de cette certi-
tude d’avoir conquis à se faire poursuivre et désirer, il n’y avait
qu’un pas et Jupien, se décidant à partir pour son travail, sortit
par la porte cochère. Ce ne fut pourtant qu’après avoir retour-
né deux ou trois fois la tête, qu’il s’échappa dans la rue où le
baron, tremblant de perdre sa piste (sifflotant d’un air fanfa-
ron, non sans crier un « au revoir » au concierge qui, à demi
saoul et traitant des invités dans son arrière-cuisine, ne l’en-
tendit même pas), s’élança vivement pour le rattraper. Au
même instant où M. de Charlus avait passé la porte en sifflant
comme un gros bourdon, un autre, un vrai celui-là, entrait dans
la cour. Qui sait si ce n’était pas celui attendu depuis si long-
temps par l’orchidée, et qui venait lui apporter le pollen si rare
sans lequel elle resterait vierge ? Mais je fus distrait de suivre
les ébats de l’insecte, car au bout de quelques minutes, sollici-
tant davantage mon attention, Jupien (peut-être afin de
prendre un paquet qu’il emporta plus tard et que, dans l’émo-
tion que lui avait causée l’apparition de M. de Charlus, il avait
oublié, peut-être tout simplement pour une raison plus natu-
relle), Jupien revint, suivi par le baron. Celui-ci, décidé à brus-
quer les choses, demanda du feu au giletier, mais observa aus-
sitôt : « Je vous demande du feu, mais je vois que j’ai oublié
mes cigares. » Les lois de l’hospitalité l’emportèrent sur les
règles de la coquetterie : « Entrez, on vous donnera tout ce
que vous voudrez », dit le giletier, sur la figure de qui le dédain
fit place à la joie. La porte de la boutique se referma sur eux et
je ne pus plus rien entendre. J’avais perdu de vue le bourdon,
je ne savais pas s’il était l’insecte qu’il fallait à l’orchidée, mais
je ne doutais plus, pour un insecte très rare et une fleur cap-
tive, de la possibilité miraculeuse de se conjoindre, alors que
M. de Charlus (simple comparaison pour les providentiels ha-
sards, quels qu’ils soient, et sans la moindre prétention scienti-
fique de rapprocher certaines lois de la botanique et ce qu’on
appelle parfois fort mal l’homosexualité), qui, depuis des an-
nées, ne venait dans cette maison qu’aux heures où Jupien n’y
était pas, par le hasard d’une indisposition de Mme de Villepari-
sis, avait rencontré le giletier et avec lui la bonne fortune ré-
servée aux hommes du genre du baron par un de ces êtres qui
peuvent même être, on le verra, infiniment plus jeunes que

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Jupien et plus beaux, l’homme prédestiné pour que ceux-ci
aient leur part de volupté sur cette terre : l’homme qui n’aime
que les vieux messieurs.
Ce que je viens de dire d’ailleurs ici est ce que je ne devais
comprendre que quelques minutes plus tard, tant adhèrent à la
réalité ces propriétés d’être invisible, jusqu’à ce qu’une cir-
constance l’ait dépouillée d’elles. En tout cas, pour le moment
j’étais fort ennuyé de ne plus entendre la conversation de l’an-
cien giletier et du baron. J’avisai alors la boutique à louer, sé-
parée seulement de celle de Jupien par une cloison extrême-
ment mince. Je n’avais pour m’y rendre qu’à remonter à notre
appartement, aller à la cuisine, descendre l’escalier de service
jusqu’aux caves, les suivre intérieurement pendant toute la lar-
geur de la cour, et, arrivé à l’endroit du sous-sol où l’ébéniste,
il y a quelques mois encore, serrait ses boiseries, où Jupien
comptait mettre son charbon, monter les quelques marches qui
accédaient à l’intérieur de la boutique. Ainsi toute ma route se
ferait à couvert, je ne serais vu de personne. C’était le moyen
le plus prudent. Ce ne fut pas celui que j’adoptai, mais, lon-
geant les murs, je contournai à l’air libre la cour en tâchant de
ne pas être vu. Si je ne le fus pas, je pense que je le dois plus
au hasard qu’à ma sagesse. Et au fait que j’aie pris un parti si
imprudent, quand le cheminement dans la cave était si sûr, je
vois trois raisons possibles, à supposer qu’il y en ait une. Mon
impatience d’abord. Puis peut-être un obscur ressouvenir de la
scène de Montjouvain, caché devant la fenêtre de Mlle Vinteuil.
De fait, les choses de ce genre auxquelles j’assistai eurent tou-
jours, dans la mise en scène, le caractère le plus imprudent et
le moins vraisemblable, comme si de telles révélations ne de-
vaient être la récompense que d’un acte plein de risques,
quoique en partie clandestin. Enfin j’ose à peine, à cause de
son caractère d’enfantillage, avouer la troisième raison, qui
fut, je crois bien, inconsciemment déterminante. Depuis que
pour suivre – et voir se démentir – les principes militaires de
Saint-Loup, j’avais suivi avec grand détail la guerre des Boërs,
j’avais été conduit à relire d’anciens récits d’explorations, de
voyages. Ces récits m’avaient passionné et j’en faisais l’appli-
cation dans la vie courante pour me donner plus de courage.
Quand des crises m’avaient forcé à rester plusieurs jours et
plusieurs nuits de suite non seulement sans dormir, mais sans

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m’étendre, sans boire et sans manger, au moment où l’épuise-
ment et la souffrance devenaient tels que je pensais n’en sortir
jamais, je pensais à tel voyageur jeté sur la grève, empoisonné
par des herbes malsaines, grelottant de fièvre dans ses vête-
ments trempés par l’eau de la mer, et qui pourtant se sentait
mieux au bout de deux jours, reprenait au hasard sa route, à la
recherche d’habitants quelconques, qui seraient peut-être des
anthropophages. Leur exemple me tonifiait, me rendait
l’espoir, et j’avais honte d’avoir eu un moment de décourage-
ment. Pensant aux Boërs qui, ayant en face d’eux des armées
anglaises, ne craignaient pas de s’exposer au moment où il fal-
lait traverser, avant de retrouver un fourré, des parties de rase
campagne : « Il ferait beau voir, pensai-je, que je fusse plus pu-
sillanime, quand le théâtre d’opérations est simplement notre
propre cour, et quand, moi qui me suis battu plusieurs fois en
duel sans aucune crainte, au moment de l’affaire Dreyfus, le
seul fer que j’aie à craindre est celui du regard des voisins qui
ont autre chose à faire qu’à regarder dans la cour. »
Mais quand je fus dans la boutique, évitant de faire craquer
le moins du monde le plancher, en me rendant compte que le
moindre craquement dans la boutique de Jupien s’entendait de
la mienne, je songeai combien Jupien et M. de Charlus avaient
été imprudents et combien la chance les avait servis.
Je n’osais bouger. Le palefrenier des Guermantes, profitant
sans doute de leur absence, avait bien transféré dans la bou-
tique où je me trouvais une échelle serrée jusque-là dans la re-
mise. Et si j’y étais monté j’aurais pu ouvrir le vasistas et en-
tendre comme si j’avais été chez Jupien même. Mais je crai-
gnais de faire du bruit. Du reste c’était inutile. Je n’eus même
pas à regretter de n’être arrivé qu’au bout de quelques mi-
nutes dans ma boutique. Car d’après ce que j’entendis les pre-
miers temps dans celle de Jupien et qui ne furent que des sons
inarticulés, je suppose que peu de paroles furent prononcées. Il
est vrai que ces sons étaient si violents que, s’ils n’avaient pas
été toujours repris un octave plus haut par une plainte paral-
lèle, j’aurais pu croire qu’une personne en égorgeait une autre
à côté de moi et qu’ensuite le meurtrier et sa victime ressusci-
tée prenaient un bain pour effacer les traces du crime. J’en
conclus plus tard qu’il y a une chose aussi bruyante que la
souffrance, c’est le plaisir, surtout quand s’y ajoutent – à

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défaut de la peur d’avoir des enfants, ce qui ne pouvait être le
cas ici, malgré l’exemple peu probant de la Légende dorée –
des soucis immédiats de propreté. Enfin au bout d’une demi-
heure environ (pendant laquelle je m’étais hissé à pas de loup
sur mon échelle afin de voir par le vasistas que je n’ouvris pas),
une conversation s’engagea. Jupien refusait avec force l’argent
que M. de Charlus voulait lui donner.
Au bout d’une demi-heure, M. de Charlus ressortit.
« Pourquoi avez-vous votre menton rasé comme cela, dit-il au
baron d’un ton de câlinerie. C’est si beau une belle barbe. – Fi !
c’est dégoûtant », répondit le baron.
Cependant il s’attardait encore sur le pas de la porte et de-
mandait à Jupien des renseignements sur le quartier. « Vous ne
savez rien sur le marchand de marrons du coin, pas à gauche,
c’est une horreur, mais du côté pair, un grand gaillard tout
noir ? Et le pharmacien d’en face, il a un cycliste très gentil qui
porte ses médicaments. » Ces questions froissèrent sans doute
Jupien car, se redressant avec le dépit d’une grande coquette
trahie, il répondit : « Je vois que vous avez un cœur
d’artichaut. » Proféré d’un ton douloureux, glacial et maniéré,
ce reproche fut sans doute sensible à M. de Charlus qui, pour
effacer la mauvaise impression que sa curiosité avait produite,
adressa à Jupien, trop bas pour que je distinguasse bien les
mots, une prière qui nécessiterait sans doute qu’ils prolon-
geassent leur séjour dans la boutique et qui toucha assez le gi-
letier pour effacer sa souffrance, car il considéra la figure du
baron, grasse et congestionnée sous les cheveux gris, de l’air
noyé de bonheur de quelqu’un dont on vient de flatter profon-
dément l’amour-propre, et, se décidant à accorder à M. de
Charlus ce que celui-ci venait de lui demander, Jupien, après
des remarques dépourvues de distinction telles que : « Vous en
avez un gros pétard ! », dit au baron d’un air souriant, ému, su-
périeur et reconnaissant : « Oui, va, grand gosse ! »
« Si je reviens sur la question du conducteur de tramway, re-
prit M. de Charlus avec ténacité, c’est qu’en dehors de tout, ce-
la pourrait présenter quelque intérêt pour le retour. Il m’arrive
en effet, comme le calife qui parcourait Bagdad pris pour un
simple marchand, de condescendre à suivre quelque curieuse
petite personne dont la silhouette m’aura amusé. » Je fis ici la
même remarque que j’avais faite sur Bergotte. S’il avait jamais

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à répondre devant un tribunal, il userait non de phrases
propres à convaincre les juges, mais de ces phrases bergot-
tesques que son tempérament littéraire particulier lui suggé-
rait naturellement et lui faisait trouver plaisir à employer. Pa-
reillement M. de Charlus se servait, avec le giletier, du même
langage qu’il eût fait avec des gens du monde de sa coterie,
exagérant même ses tics, soit que la timidité contre laquelle il
s’efforçait de lutter le poussât à un excessif orgueil, soit que,
l’empêchant de se dominer (car on est plus troublé devant
quelqu’un qui n’est pas de votre milieu), elle le forçât de dévoi-
ler, de mettre à nu sa nature, laquelle était en effet or-
gueilleuse et un peu folle, comme disait Mme de Guermantes.
« Pour ne pas perdre sa piste, continua-t-il, je saute comme un
petit professeur, comme un jeune et beau médecin, dans le
même tramway que la petite personne, dont nous ne parlons
au féminin que pour suivre la règle (comme on dit en parlant
d’un prince : Est-ce que Son Altesse est bien portante). Si elle
change de tramway, je prends, avec peut-être les microbes de
la peste, la chose incroyable appelée « correspondance », un
numéro, et qui, bien qu’on le remette à moi, n’est pas toujours
le n° 1 ! Je change ainsi jusqu’à trois, quatre fois de
« voiture ». Je m’échoue parfois à onze heures du soir à la gare
d’Orléans, et il faut revenir ! Si encore ce n’était que de la gare
d’Orléans ! Mais une fois, par exemple, n’ayant pu entamer la
conversation avant, je suis allé jusqu’à Orléans même, dans un
de ces affreux wagons où on a comme vue, entre des triangles
d’ouvrages dits de « filet », la photographie des principaux
chefs-d’œuvre d’architecture du réseau. Il n’y avait qu’une
place de libre, j’avais en face de moi, comme monument histo-
rique, une « vue » de la cathédrale d’Orléans, qui est la plus
laide de France, et aussi fatigante à regarder ainsi malgré moi
que si on m’avait forcé d’en fixer les tours dans la boule de
verre de ces porte-plume optiques qui donnent des ophtalmies.
Je descendis aux Aubrais en même temps que ma jeune per-
sonne qu’hélas, sa famille (alors que je lui supposais tous les
défauts excepté celui d’avoir une famille) attendait sur le quai !
Je n’eus pour consolation, en attendant le train qui me ramène-
rait à Paris, que la maison de Diane de Poitiers. Elle a eu beau
charmer un de mes ancêtres royaux, j’eusse préféré une beau-
té plus vivante. C’est pour cela, pour remédier à l’ennui de ces

14
retours seul, que j’aimerais assez connaître un garçon des
wagons-lits, un conducteur d’omnibus. Du reste ne soyez pas
choqué, conclut le baron, tout cela est une question de genre.
Pour les jeunes gens du monde par exemple, je ne désire au-
cune possession physique, mais je ne suis tranquille qu’une fois
que je les ai touchés, je ne veux pas dire matériellement, mais
touché leur corde sensible. Une fois qu’au lieu de laisser mes
lettres sans réponse, un jeune homme ne cesse plus de
m’écrire, qu’il est à ma disposition morale, je suis apaisé, ou du
moins je le serais, si je n’étais bientôt saisi par le souci d’un
autre. C’est assez curieux, n’est-ce pas ? À propos de jeunes
gens du monde, parmi ceux qui viennent ici, vous n’en connais-
sez pas ? – Non, mon bébé. Ah ! si, un brun, très grand, à mo-
nocle, qui rit toujours et se retourne. – Je ne vois pas qui vous
voulez dire. » Jupien compléta le portrait, M. de Charlus ne
pouvait arriver à trouver de qui il s’agissait, parce qu’il igno-
rait que l’ancien giletier était une de ces personnes, plus nom-
breuses qu’on ne croit, qui ne se rappellent pas la couleur des
cheveux des gens qu’ils connaissent peu. Mais pour moi, qui
savais cette infirmité de Jupien et qui remplaçais brun par
blond, le portrait me parut se rapporter exactement au duc de
Châtellerault. « Pour revenir aux jeunes gens qui ne sont pas
du peuple, reprit le baron, en ce moment j’ai la tête tournée
par un étrange petit bonhomme, un intelligent petit bourgeois,
qui montre à mon égard une incivilité prodigieuse. Il n’a aucu-
nement la notion du prodigieux personnage que je suis et du
microscopique vibrion qu’il figure. Après tout qu’importe, ce
petit âne peut braire autant qu’il lui plaît devant ma robe au-
guste d’évêque. – Évêque ! s’écria Jupien qui n’avait rien com-
pris des dernières phrases que venait de prononcer M. de
Charlus, mais que le mot d’évêque stupéfia. Mais cela ne va
guère avec la religion, dit-il. – J’ai trois papes dans ma famille,
répondit M. de Charlus, et le droit de draper en rouge à cause
d’un titre cardinalice, la nièce du cardinal mon grand-oncle
ayant apporté à mon grand-père le titre de duc qui fut substi-
tué. Je vois que les métaphores vous laissent sourd et l’histoire
de France indifférent. Du reste, ajouta-t-il, peut-être moins en
manière de conclusion que d’avertissement, cet attrait
qu’exercent sur moi les jeunes personnes qui me fuient, par
crainte, bien entendu, car seul le respect leur ferme la bouche

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pour me crier qu’elles m’aiment, requiert-il d’elles un rang so-
cial éminent. Encore leur feinte indifférence peut-elle produire
malgré cela l’effet directement contraire. Sottement prolongée
elle m’écœure. Pour prendre un exemple dans une classe qui
vous sera plus familière, quand on répara mon hôtel, pour ne
pas faire de jalouses entre toutes les duchesses qui se dispu-
taient l’honneur de pouvoir me dire qu’elles m’avaient logé,
j’allai passer quelques jours à l’« hôtel », comme on dit. Un des
garçons d’étage m’était connu, je lui désignai un curieux petit
« chasseur » qui fermait les portières et qui resta réfractaire à
mes propositions. À la fin exaspéré, pour lui prouver que mes
intentions étaient pures, je lui fis offrir une somme ridicule-
ment élevée pour monter seulement me parler cinq minutes
dans ma chambre. Je l’attendis inutilement. Je le pris alors en
un tel dégoût que je sortais par la porte de service pour ne pas
apercevoir la frimousse de ce vilain petit drôle. J’ai su depuis
qu’il n’avait jamais eu aucune de mes lettres, qui avaient été
interceptées, la première par le garçon d’étage qui était en-
vieux, la seconde par le concierge de jour qui était vertueux, la
troisième par le concierge de nuit qui aimait le jeune chasseur
et couchait avec lui à l’heure où Diane se levait. Mais mon dé-
goût n’en a pas moins persisté, et m’apporterait-on le chasseur
comme un simple gibier de chasse sur un plat d’argent, je le
repousserais avec un vomissement. Mais voilà le malheur, nous
avons parlé de choses sérieuses et maintenant c’est fini entre
nous pour ce que j’espérais. Mais vous pourriez me rendre de
grands services, vous entremettre ; et puis non, rien que cette
idée me rend quelque gaillardise et je sens que rien n’est fini. »
Dès le début de cette scène, une révolution, pour mes yeux
dessillés, s’était opérée en M. de Charlus, aussi complète, aussi
immédiate que s’il avait été touché par une baguette magique.
Jusque-là, parce que je n’avais pas compris, je n’avais pas vu.
Le vice (on parle ainsi pour la commodité du langage), le vice
de chacun l’accompagne à la façon de ce génie qui était invi-
sible pour les hommes tant qu’ils ignoraient sa présence. La
bonté, la fourberie, le nom, les relations mondaines, ne se
laissent pas découvrir, et on les porte cachés. Ulysse lui-même
ne reconnaissait pas d’abord Athéné. Mais les dieux sont im-
médiatement perceptibles aux dieux, le semblable aussi vite au
semblable, ainsi encore l’avait été M. de Charlus à Jupien.

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Jusqu’ici je m’étais trouvé, en face de M. de Charlus, de la
même façon qu’un homme distrait, lequel, devant une femme
enceinte dont il n’a pas remarqué la taille alourdie, s’obstine,
tandis qu’elle lui répète en souriant : « Oui, je suis un peu fati-
guée en ce moment », à lui demander indiscrètement :
« Qu’avez-vous donc ? » Mais que quelqu’un lui dise : « Elle est
grosse », soudain il aperçoit le ventre et ne verra plus que lui.
C’est la raison qui ouvre les yeux ; une erreur dissipée nous
donne un sens de plus.
Les personnes qui n’aiment pas se reporter comme exemples
de cette loi aux messieurs de Charlus de leur connaissance,
que pendant bien longtemps elles n’avaient pas soupçonnés,
jusqu’au jour où, sur la surface unie de l’individu pareil aux
autres, sont venus apparaître, tracés en une encre jusque-là in-
visible, les caractères qui composent le mot cher aux anciens
Grecs, n’ont, pour se persuader que le monde qui les entoure
leur apparaît d’abord nu, dépouillé de mille ornements qu’il
offre à de plus instruits, qu’à se souvenir combien de fois, dans
la vie, il leur est arrivé d’être sur le point de commettre une
gaffe. Rien, sur le visage privé de caractères de tel ou tel
homme, ne pouvait leur faire supposer qu’il était précisément
le frère, ou le fiancé, ou l’amant d’une femme dont elles al-
laient dire : « Quel chameau ! » Mais alors, par bonheur, un
mot que leur chuchote un voisin arrête sur leurs lèvres le
terme fatal. Aussitôt apparaissent, comme un Mane, Thecel,
Phares, ces mots : il est le fiancé, ou : il est le frère, ou : il est
l’amant de la femme qu’il ne convient pas d’appeler devant lui :
« chameau ». Et cette seule notion nouvelle entraînera tout un
regroupement, le retrait ou l’avance de la fraction des notions,
désormais complétées, qu’on possédait sur le reste de la fa-
mille. En M. de Charlus un autre être avait beau s’accoupler,
qui le différenciait des autres hommes, comme dans le cen-
taure le cheval, cet être avait beau faire corps avec le baron, je
ne l’avais jamais aperçu. Maintenant l’abstrait s’était matériali-
sé, l’être enfin compris avait aussitôt perdu son pouvoir de res-
ter invisible, et la transmutation de M. de Charlus en une per-
sonne nouvelle était si complète, que non seulement les
contrastes de son visage, de sa voix, mais rétrospectivement
les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout
ce qui avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenaient

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intelligibles, se montraient évidents, comme une phrase, n’of-
frant aucun sens tant qu’elle reste décomposée en lettres dis-
posées au hasard, exprime, si les caractères se trouvent repla-
cés dans l’ordre qu’il faut, une pensée que l’on ne pourra plus
oublier.
De plus je comprenais maintenant pourquoi tout à l’heure,
quand je l’avais vu sortir de chez Mme de Villeparisis, j’avais pu
trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était
une ! Il appartenait à la race de ces êtres, moins contradic-
toires qu’ils n’en ont l’air, dont l’idéal est viril, justement parce
que leur tempérament est féminin, et qui sont dans la vie pa-
reils, en apparence seulement, aux autres hommes ; là où cha-
cun porte, inscrite en ces yeux à travers lesquels il voit toutes
choses dans l’univers, une silhouette installée dans la facette
de la prunelle, pour eux ce n’est pas celle d’une nymphe, mais
d’un éphèbe. Race sur qui pèse une malédiction et qui doit
vivre dans le mensonge et le parjure, puisqu’elle sait tenu pour
punissable et honteux, pour inavouable, son désir, ce qui fait
pour toute créature la plus grande douceur de vivre ; qui doit
renier son Dieu, puisque, même chrétiens, quand à la barre du
tribunal ils comparaissent comme accusés, il leur faut, devant
le Christ et en son nom, se défendre comme d’une calomnie de
ce qui est leur vie même ; fils sans mère, à laquelle ils sont
obligés de mentir toute la vie et même à l’heure de lui fermer
les yeux ; amis sans amitiés, malgré toutes celles que leur
charme fréquemment reconnu inspire et que leur cœur sou-
vent bon ressentirait ; mais peut-on appeler amitiés ces rela-
tions qui ne végètent qu’à la faveur d’un mensonge et d’où le
premier élan de confiance et de sincérité qu’ils seraient tentés
d’avoir les ferait rejeter avec dégoût, à moins qu’ils n’aient à
faire à un esprit impartial, voire sympathique, mais qui alors,
égaré à leur endroit par une psychologie de convention, fera
découler du vice confessé l’affection même qui lui est la plus
étrangère, de même que certains juges supposent et excusent
plus facilement l’assassinat chez les invertis et la trahison chez
les Juifs pour des raisons tirées du péché originel et de la fata-
lité de la race. Enfin – du moins selon la première théorie que
j’en esquissais alors, qu’on verra se modifier par la suite, et en
laquelle cela les eût par-dessus tout fâchés si cette contradic-
tion n’avait été dérobée à leurs yeux par l’illusion même que

18
les faisait voir et vivre – amants à qui est presque fermée la
possibilité de cet amour dont l’espérance leur donne la force
de supporter tant de risques et de solitudes, puisqu’ils sont jus-
tement épris d’un homme qui n’aurait rien d’une femme, d’un
homme qui ne serait pas inverti et qui, par conséquent, ne peut
les aimer ; de sorte que leur désir serait à jamais inassouvis-
sable si l’argent ne leur livrait de vrais hommes, et si l’imagina-
tion ne finissait par leur faire prendre pour de vrais hommes
les invertis à qui ils se sont prostitués. Sans honneur que pré-
caire, sans liberté que provisoire, jusqu’à la découverte du
crime ; sans situation qu’instable, comme pour le poète la
veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres
de Londres, chassé le lendemain de tous les garnis sans pou-
voir trouver un oreiller où reposer sa tête, tournant la meule
comme Samson et disant comme lui : « Les deux sexes mour-
ront chacun de son côté » ; exclus même, hors les jours de
grande infortune où le plus grand nombre se rallie autour de la
victime, comme les Juifs autour de Dreyfus, de la sympathie –
parfois de la société – de leurs semblables, auxquels ils
donnent le dégoût de voir ce qu’ils sont, dépeint dans un miroir
qui, ne les flattant plus, accuse toutes les tares qu’ils n’avaient
pas voulu remarquer chez eux-mêmes et qui leur fait com-
prendre que ce qu’ils appelaient leur amour (et à quoi, en
jouant sur le mot, ils avaient, par sens social, annexé tout ce
que la poésie, la peinture, la musique, la chevalerie, l’ascé-
tisme, ont pu ajouter à l’amour) découle non d’un idéal de
beauté qu’ils ont élu, mais d’une maladie inguérissable ;
comme les Juifs encore (sauf quelques-uns qui ne veulent fré-
quenter que ceux de leur race, ont toujours à la bouche les
mots rituels et les plaisanteries consacrées) se fuyant les uns
les autres, recherchant ceux qui leur sont le plus opposés, qui
ne veulent pas d’eux, pardonnant leurs rebuffades, s’enivrant
de leurs complaisances ; mais aussi rassemblés à leurs pareils
par l’ostracisme qui les frappe, l’opprobre où ils sont tombés,
ayant fini par prendre, par une persécution semblable à celle
d’Israël, les caractères physiques et moraux d’une race, parfois
beaux, souvent affreux, trouvant (malgré toutes les moqueries
dont celui qui, plus mêlé, mieux assimilé à la race adverse, est
relativement, en apparence, le moins inverti, accable qui l’est
demeuré davantage) une détente dans la fréquentation de

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leurs semblables, et même un appui dans leur existence, si
bien que, tout en niant qu’ils soient une race (dont le nom est
la plus grande injure), ceux qui parviennent à cacher qu’ils en
sont, ils les démasquent volontiers, moins pour leur nuire, ce
qu’ils ne détestent pas, que pour s’excuser, et allant chercher,
comme un médecin l’appendicite, l’inversion jusque dans l’his-
toire, ayant plaisir à rappeler que Socrate était l’un d’eux,
comme les Israélites disent de Jésus, sans songer qu’il n’y avait
pas d’anormaux quand l’homosexualité était la norme, pas
d’antichrétiens avant le Christ, que l’opprobre seul fait le
crime, parce qu’il n’a laissé subsister que ceux qui étaient ré-
fractaires à toute prédication, à tout exemple, à tout châti-
ment, en vertu d’une disposition innée tellement spéciale
qu’elle répugne plus aux autres hommes (encore qu’elle puisse
s’accompagner de hautes qualités morales) que de certains
vices qui y contredisent, comme le vol, la cruauté, la mauvaise
foi, mieux compris, donc plus excusés du commun des
hommes ; formant une franc-maçonnerie bien plus étendue,
plus efficace et moins soupçonnée que celle des loges, car elle
repose sur une identité de goûts, de besoins, d’habitudes, de
dangers, d’apprentissage, de savoir, de trafic, de glossaire, et
dans laquelle les membres mêmes qui souhaitent de ne pas se
connaître aussitôt se reconnaissent à des signes naturels ou de
convention, involontaires ou voulus, qui signalent un de ses
semblables au mendiant dans le grand seigneur à qui il ferme
la portière de sa voiture, au père dans le fiancé de sa fille, à ce-
lui qui avait voulu se guérir, se confesser, qui avait à se dé-
fendre, dans le médecin, dans le prêtre, dans l’avocat qu’il est
allé trouver ; tous obligés à protéger leur secret, mais ayant
leur part d’un secret des autres que le reste de l’humanité ne
soupçonne pas et qui fait qu’à eux les romans d’aventure les
plus invraisemblables semblent vrais, car dans cette vie roma-
nesque, anachronique, l’ambassadeur est ami du forçat ; le
prince, avec une certaine liberté d’allures que donne l’éduca-
tion aristocratique et qu’un petit bourgeois tremblant n’aurait
pas, en sortant de chez la duchesse s’en va conférer avec
l’apache ; partie réprouvée de la collectivité humaine, mais
partie importante, soupçonnée là où elle n’est pas étalée, inso-
lente, impunie là où elle n’est pas devinée ; comptant des adhé-
rents partout, dans le peuple, dans l’armée, dans le temple, au

20
bagne, sur le trône ; vivant enfin, du moins un grand nombre,
dans l’intimité caressante et dangereuse avec les hommes de
l’autre race, les provoquant, jouant avec eux à parler de son
vice comme s’il n’était pas sien, jeu qui est rendu facile par
l’aveuglement ou la fausseté des autres, jeu qui peut se prolon-
ger des années jusqu’au jour du scandale où ces dompteurs
sont dévorés ; jusque-là obligés de cacher leur vie, de détour-
ner leurs regards d’où ils voudraient se fixer, de les fixer sur ce
dont ils voudraient se détourner, de changer le genre de bien
des adjectifs dans leur vocabulaire, contrainte sociale légère
auprès de la contrainte intérieure que leur vice, ou ce qu’on
nomme improprement ainsi, leur impose non plus à l’égard des
autres mais d’eux-mêmes, et de façon qu’à eux-mêmes il ne
leur paraisse pas un vice. Mais certains, plus pratiques, plus
pressés, qui n’ont pas le temps d’aller faire leur marché et de
renoncer à la simplification de la vie et à ce gain de temps qui
peut résulter de la coopération, se sont fait deux sociétés dont
la seconde est composée exclusivement d’êtres pareils à eux.
Cela frappe chez ceux qui sont pauvres et venus de la pro-
vince, sans relations, sans rien que l’ambition d’être un jour
médecin ou avocat célèbre, ayant un esprit encore vide d’opi-
nions, un corps dénué de manières et qu’ils comptent rapide-
ment orner, comme ils achèteraient pour leur petite chambre
du quartier latin des meubles d’après ce qu’ils remarqueraient
et calqueraient chez ceux qui sont déjà « arrivés » dans la pro-
fession utile et sérieuse où ils souhaitent de s’encadrer et de
devenir illustres ; chez ceux-là, leur goût spécial, hérité à leur
insu, comme des dispositions pour le dessin, pour la musique,
est peut-être, à la vérité, la seule originalité vivace, despotique
– et qui tels soirs les force à manquer telle réunion utile à leur
carrière avec des gens dont, pour le reste, ils adoptent les fa-
çons de parler, de penser, de s’habiller, de se coiffer. Dans leur
quartier, où ils ne fréquentent sans cela que des condisciples,
des maîtres ou quelque compatriote arrivé et protecteur, ils
ont vite découvert d’autres jeunes gens que le même goût par-
ticulier rapproche d’eux, comme dans une petite ville se lient
le professeur de seconde et le notaire qui aiment tous les deux
la musique de chambre, les ivoires du moyen âge ; appliquant à
l’objet de leur distraction le même instinct utilitaire, le même
esprit professionnel qui les guide dans leur carrière, ils les

21
retrouvent à des séances où nul profane n’est admis, pas plus
qu’à celles qui réunissent des amateurs de vieilles tabatières,
d’estampes japonaises, de fleurs rares, et où, à cause du plaisir
de s’instruire, de l’utilité des échanges et de la crainte des
compétitions, règne à la fois, comme dans une bourse aux
timbres, l’entente étroite des spécialistes et les féroces rivali-
tés des collectionneurs. Personne d’ailleurs, dans le café où ils
ont leur table, ne sait quelle est cette réunion, si c’est celle
d’une société de pêche, des secrétaires de rédaction, ou des
enfants de l’Indre, tant leur tenue est correcte, leur air réservé
et froid, et tant ils n’osent regarder qu’à la dérobée les jeunes
gens à la mode, les jeunes « lions » qui, à quelques mètres plus
loin, font grand bruit de leurs maîtresses, et parmi lesquels
ceux qui les admirent sans oser lever les yeux apprendront
seulement vingt ans plus tard, quand les uns seront à la veille
d’entrer dans une académie et les autres de vieux hommes de
cercle, que le plus séduisant, maintenant un gros et grisonnant
Charlus, était en réalité pareil à eux, mais ailleurs, dans un
autre monde, sous d’autres symboles extérieurs, avec des
signes étrangers, dont la différence les a induits en erreur.
Mais les groupements sont plus ou moins avancés ; et comme
l’« Union des gauches » diffère de la « Fédération socialiste »
et telle société de musique Mendelssohnienne de la Schola
Cantorum, certains soirs, à une autre table, il y a des extré-
mistes qui laissent passer un bracelet sous leur manchette,
parfois un collier dans l’évasement de leur col, forcent par
leurs regards insistants, leurs gloussements, leurs rires, leurs
caresses entre eux, une bande de collégiens à s’enfuir au plus
vite, et sont servis, avec une politesse sous laquelle couve l’in-
dignation, par un garçon qui, comme les soirs où il sert les
dreyfusards, aurait plaisir à aller chercher la police s’il n’avait
avantage à empocher les pourboires.
C’est à ces organisations professionnelles que l’esprit oppose
le goût des solitaires, et sans trop d’artifices d’une part, puis-
qu’il ne fait en cela qu’imiter les solitaires eux-mêmes qui
croient que rien ne diffère plus du vice organisé que ce qui
leur paraît à eux un amour incompris, avec quelque artifice
toutefois, car ces différentes classes répondent, tout autant
qu’à des types physiologiques divers, à des moments successifs
d’une évolution pathologique ou seulement sociale. Et il est

22
bien rare en effet qu’un jour ou l’autre, ce ne soit pas dans de
telles organisations que les solitaires viennent se fondre, quel-
quefois par simple lassitude, par commodité (comme finissent
ceux qui en ont été le plus adversaires par faire poser chez eux
le téléphone, par recevoir les Iéna, ou par acheter chez Potin).
Ils y sont d’ailleurs généralement assez mal reçus, car, dans
leur vie relativement pure, le défaut d’expérience, la saturation
par la rêverie où ils sont réduits, ont marqué plus fortement en
eux ces caractères particuliers d’efféminement que les profes-
sionnels ont cherché à effacer. Et il faut avouer que chez cer-
tains de ces nouveaux venus, la femme n’est pas seulement in-
térieurement unie à l’homme, mais hideusement visible, agités
qu’ils sont dans un spasme d’hystérique, par un rire aigu qui
convulse leurs genoux et leurs mains, ne ressemblant pas plus
au commun des hommes que ces singes à l’œil mélancolique et
cerné, aux pieds prenants, qui revêtent le smoking et portent
une cravate noire ; de sorte que ces nouvelles recrues sont ju-
gées, par de moins chastes pourtant, d’une fréquentation com-
promettante, et leur admission difficile ; on les accepte cepen-
dant et ils bénéficient alors de ces facilités par lesquelles le
commerce, les grandes entreprises, ont transformé la vie des
individus, leur ont rendu accessibles des denrées jusque-là trop
dispendieuses à acquérir et même difficiles à trouver, et qui
maintenant les submergent par la pléthore de ce que seuls ils
n’avaient pu arriver à découvrir dans les plus grandes foules.
Mais, même avec ces exutoires innombrables, la contrainte so-
ciale est trop lourde encore pour certains, qui se recrutent sur-
tout parmi ceux chez qui la contrainte mentale ne s’est pas
exercée et qui tiennent encore pour plus rare qu’il n’est leur
genre d’amour. Laissons pour le moment de côté ceux qui, le
caractère exceptionnel de leur penchant les faisant se croire
supérieurs à elles, méprisent les femmes, font de l’homosexua-
lité le privilège des grands génies et des époques glorieuses, et
quand ils cherchent à faire partager leur goût, le font moins à
ceux qui leur semblent y être prédisposés, comme le morphino-
mane fait pour la morphine, qu’à ceux qui leur en semblent
dignes, par zèle d’apostolat, comme d’autres prêchent le sio-
nisme, le refus du service militaire, le saint-simonisme, le végé-
tarisme et l’anarchie. Quelques-uns, si on les surprend le matin
encore couchés, montrent une admirable tête de femme, tant

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l’expression est générale et symbolise tout le sexe ; les cheveux
eux-mêmes l’affirment, leur inflexion est si féminine, déroulés,
ils tombent si naturellement en tresses sur la joue, qu’on
s’émerveille que la jeune femme, la jeune fille, Galathée qui
s’éveille à peine dans l’inconscient de ce corps d’homme où
elle est enfermée, ait su si ingénieusement, de soi-même, sans
l’avoir appris de personne, profiter des moindres issues de sa
prison, trouver ce qui était nécessaire à sa vie. Sans doute le
jeune homme qui a cette tête délicieuse ne dit pas : « Je suis
une femme. » Même si – pour tant de raisons possibles – il vit
avec une femme, il peut lui nier que lui en soit une, lui jurer
qu’il n’a jamais eu de relations avec des hommes. Qu’elle le re-
garde comme nous venons de le montrer, couché dans un lit,
en pyjama, les bras nus, le cou nu sous les cheveux noirs. Le
pyjama est devenu une camisole de femme, la tête celle d’une
jolie Espagnole. La maîtresse s’épouvante de ces confidences
faites à ses regards, plus vraies que ne pourraient être des pa-
roles, des actes mêmes, et que les actes mêmes, s’ils ne l’ont
déjà fait, ne pourront manquer de confirmer, car tout être suit
son plaisir, et si cet être n’est pas trop vicieux, il le cherche
dans un sexe opposé au sien. Et pour l’inverti le vice com-
mence, non pas quand il noue des relations (car trop de raisons
peuvent les commander), mais quand il prend son plaisir avec
des femmes. Le jeune homme que nous venons d’essayer de
peindre était si évidemment une femme, que les femmes qui le
regardaient avec désir étaient vouées (à moins d’un goût parti-
culier) au même désappointement que celles qui, dans les co-
médies de Shakespeare, sont déçues par une jeune fille dégui-
sée qui se fait passer pour un adolescent. La tromperie est
égale, l’inverti même le sait, il devine la désillusion que, le tra-
vestissement ôté, la femme éprouvera, et sent combien cette
erreur sur le sexe est une source de fantaisiste poésie. Du
reste, même à son exigeante maîtresse, il a beau ne pas avouer
(si elle n’est pas gomorrhéenne) : « Je suis une femme », pour-
tant en lui, avec quelles ruses, quelle agilité, quelle obstination
de plante grimpante, la femme inconsciente et visible cherche-
t-elle l’organe masculin. On n’a qu’à regarder cette chevelure
bouclée sur l’oreiller blanc pour comprendre que le soir, si ce
jeune homme glisse hors des doigts de ses parents, malgré
eux, malgré lui ce ne sera par pour aller retrouver des femmes.

24
Sa maîtresse peut le châtier, l’enfermer, le lendemain
l’homme-femme aura trouvé le moyen de s’attacher à un
homme, comme le volubilis jette ses vrilles là où se trouve une
pioche ou un râteau. Pourquoi, admirant dans le visage de cet
homme des délicatesses qui nous touchent, une grâce, un natu-
rel dans l’amabilité comme les hommes n’en ont point, serions-
nous désolés d’apprendre que ce jeune homme recherche les
boxeurs ? Ce sont des aspects différents d’une même réalité.
Et même, celui qui nous répugne est le plus touchant, plus tou-
chant que toutes les délicatesses, car il représente un admi-
rable effort inconscient de la nature : la reconnaissance du
sexe par lui-même ; malgré les duperies du sexe, apparaît la
tentative inavouée pour s’évader vers ce qu’une erreur initiale
de la société a placé loin de lui. Pour les uns, ceux qui ont eu
l’enfance la plus timide sans doute, ils ne se préoccupent guère
de la sorte matérielle de plaisir qu’ils reçoivent, pourvu qu’ils
puissent le rapporter à un visage masculin. Tandis que
d’autres, ayant des sens plus violents sans doute, donnent à
leur plaisir matériel d’impérieuses localisations. Ceux-là
choqueraient peut-être par leurs aveux la moyenne du monde.
Ils vivent peut-être moins exclusivement sous le satellite de Sa-
turne, car pour eux les femmes ne sont pas entièrement ex-
clues comme pour les premiers, à l’égard desquels elles n’exis-
teraient pas sans la conversation, la coquetterie, les amours de
tête. Mais les seconds recherchent celles qui aiment les
femmes, elles peuvent leur procurer un jeune homme, ac-
croître le plaisir qu’ils ont à se trouver avec lui ; bien plus, ils
peuvent, de la même manière, prendre avec elles le même plai-
sir qu’avec un homme. De là vient que la jalousie n’est excitée,
pour ceux qui aiment les premiers, que par le plaisir qu’ils
pourraient prendre avec un homme et qui seul leur semble une
trahison, puisqu’ils ne participent pas à l’amour des femmes,
ne l’ont pratiqué que comme habitude et pour se réserver la
possibilité du mariage, se représentant si peu le plaisir qu’il
peut donner, qu’ils ne peuvent souffrir que celui qu’ils aiment
le goûte ; tandis que les seconds inspirent souvent de la jalou-
sie par leurs amours avec des femmes. Car dans les rapports
qu’ils ont avec elles, ils jouent pour la femme qui aime les
femmes le rôle d’une autre femme, et la femme leur offre en
même temps à peu près ce qu’ils trouvent chez l’homme, si

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bien que l’ami jaloux souffre de sentir celui qu’il aime rivé à
celle qui est pour lui presque un homme, en même temps qu’il
le sent presque lui échapper, parce que, pour ces femmes, il
est quelque chose qu’il ne connaît pas, une espèce de femme.
Ne parlons pas non plus de ces jeunes fous qui, par une sorte
d’enfantillage, pour taquiner leurs amis, choquer leurs parents,
mettent une sorte d’acharnement à choisir des vêtements qui
ressemblent à des robes, à rougir leurs lèvres et noircir leurs
yeux ; laissons-les de côté, car ce sont eux qu’on retrouvera,
quand ils auront trop cruellement porté la peine de leur affec-
tation, passant toute une vie à essayer vainement de réparer,
par une tenue sévère, protestante, le tort qu’ils se sont fait
quand ils étaient emportés par le même démon qui pousse des
jeunes femmes du faubourg Saint-Germain à vivre d’une façon
scandaleuse, à rompre avec tous les usages, à bafouer leur fa-
mille, jusqu’au jour où elles se mettent avec persévérance et
sans succès à remonter la pente qu’il leur avait paru si amu-
sant de descendre, qu’elles avaient trouvé si amusant, ou plu-
tôt qu’elles n’avaient pas pu s’empêcher de descendre. Lais-
sons enfin pour plus tard ceux qui ont conclu un pacte avec Go-
morrhe. Nous en parlerons quand M. de Charlus les connaîtra.
Laissons tous ceux, d’une variété ou d’une autre, qui apparaî-
tront à leur tour, et pour finir ce premier exposé, ne disons un
mot que de ceux dont nous avions commencé de parler tout à
l’heure, des solitaires. Tenant leur vice pour plus exceptionnel
qu’il n’est, ils sont allés vivre seuls du jour qu’ils l’ont décou-
vert, après l’avoir porté longtemps sans le connaître, plus long-
temps seulement que d’autres. Car personne ne sait tout
d’abord qu’il est inverti, ou poète, ou snob, ou méchant. Tel
collégien qui apprenait des vers d’amour ou regardait des
images obscènes, s’il se serrait alors contre un camarade,
s’imaginait seulement communier avec lui dans un même désir
de la femme. Comment croirait-il n’être pas pareil à tous,
quand ce qu’il éprouve il en reconnaît la substance en lisant
Mme de Lafayette, Racine, Baudelaire, Walter Scott, alors qu’il
est encore trop peu capable de s’observer soi-même pour se
rendre compte de ce qu’il ajoute de son cru, et que si le senti-
ment est le même, l’objet diffère, que ce qu’il désire c’est Rob
Roy et non Diana Vernon ? Chez beaucoup, par une prudence
défensive de l’instinct qui précède la vue plus claire de

26
l’intelligence, la glace et les murs de leur chambre disparais-
saient sous des chromos représentant des actrices ; ils font des
vers tels que : « Je n’aime que Chloé au monde, elle est divine,
elle est blonde, et d’amour mon cœur s’inonde. » Faut-il pour
cela mettre au commencement de ces vies un goût qu’on ne de-
vait point retrouver chez elles dans la suite, comme ces
boucles blondes des enfants qui doivent ensuite devenir les
plus bruns ? Qui sait si les photographies de femmes ne sont
pas un commencement d’hypocrisie, un commencement aussi
d’horreur pour les autres invertis ? Mais les solitaires sont pré-
cisément ceux à qui l’hypocrisie est douloureuse. Peut-être
l’exemple des Juifs, d’une colonie différente, n’est-il même pas
assez fort pour expliquer combien l’éducation a peu de prise
sur eux, et avec quel art ils arrivent à revenir, peut-être pas à
quelque chose d’aussi simplement atroce que le suicide où les
fous, quelque précaution qu’on prenne, reviennent et, sauvés
de la rivière où ils se sont jetés, s’empoisonnent, se procurent
un revolver, etc., mais à une vie dont les hommes de l’autre
race non seulement ne comprennent pas, n’imaginent pas,
haïssent les plaisirs nécessaires, mais encore dont le danger
fréquent et la honte permanente leur feraient horreur. Peut-
être, pour les peindre, faut-il penser sinon aux animaux qui ne
se domestiquent pas, aux lionceaux prétendus apprivoisés mais
restés lions, du moins aux noirs, que l’existence confortable
des blancs désespère et qui préfèrent les risques de la vie sau-
vage et ses incompréhensibles joies. Quand le jour est venu où
ils se sont découverts incapables à la fois de mentir aux autres
et de se mentir à soi-même, ils partent vivre à la campagne,
fuyant leurs pareils (qu’ils croient peu nombreux) par horreur
de la monstruosité ou crainte de la tentation, et le reste de
l’humanité par honte. N’étant jamais parvenus à la véritable
maturité, tombés dans la mélancolie, de temps à autre, un di-
manche sans lune, ils vont faire une promenade sur un chemin
jusqu’à un carrefour, où, sans qu’ils se soient dit un mot, est
venu les attendre un de leurs amis d’enfance qui habite un châ-
teau voisin. Et ils recommencent les jeux d’autrefois, sur
l’herbe, dans la nuit, sans échanger une parole. En semaine, ils
se voient l’un chez l’autre, causent de n’importe quoi, sans une
allusion à ce qui s’est passé, exactement comme s’ils n’avaient
rien fait et ne devaient rien refaire, sauf, dans leurs rapports,

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un peu de froideur, d’ironie, d’irritabilité et de rancune, parfois
de la haine. Puis le voisin part pour un dur voyage à cheval, et,
à mulet, ascensionne des pics, couche dans la neige ; son ami,
qui identifie son propre vice avec une faiblesse de tempéra-
ment, la vie casanière et timide, comprend que le vice ne pour-
ra plus vivre en son ami émancipé, à tant de milliers de mètres
au-dessus du niveau de la mer. Et en effet, l’autre se marie. Le
délaissé pourtant ne guérit pas (malgré les cas où l’on verra
que l’inversion est guérissable). Il exige de recevoir lui-même
le matin, dans sa cuisine, la crème fraîche des mains du garçon
laitier et, les soirs où des désirs l’agitent trop, il s’égare jus-
qu’à remettre dans son chemin un ivrogne, jusqu’à arranger la
blouse de l’aveugle. Sans doute la vie de certains invertis pa-
raît quelquefois changer, leur vice (comme on dit) n’apparaît
plus dans leurs habitudes ; mais rien ne se perd : un bijou ca-
ché se retrouve ; quand la quantité des urines d’un malade di-
minue, c’est bien qu’il transpire davantage, mais il faut tou-
jours que l’excrétion se fasse. Un jour cet homosexuel perd un
jeune cousin et, à son inconsolable douleur, vous comprenez
que c’était dans cet amour, chaste peut-être et qui tenait plus à
garder l’estime qu’à obtenir la possession, que les désirs
avaient passé par virement, comme dans un budget, sans rien
changer au total, certaines dépenses sont portées à un autre
exercice. Comme il en est pour ces malades chez qui une crise
d’urticaire fait disparaître pour un temps leurs indispositions
habituelles, l’amour pur à l’égard d’un jeune parent semble,
chez l’inverti, avoir momentanément remplacé, par métastase,
des habitudes qui reprendront un jour ou l’autre la place du
mal vicariant et guéri.
Cependant le voisin marié du solitaire est revenu ; devant la
beauté de la jeune épouse et la tendresse que son mari lui té-
moigne, le jour où l’ami est forcé de les inviter à dîner, il a
honte du passé. Déjà dans une position intéressante, elle doit
rentrer de bonne heure, laissant son mari ; celui-ci, quand
l’heure est venue de rentrer, demande un bout de conduite à
son ami, que d’abord aucune suspicion n’effleure, mais qui, au
carrefour, se voit renversé sur l’herbe, sans une parole, par
l’alpiniste bientôt père. Et les rencontres recommencent jus-
qu’au jour où vient s’installer non loin de là un cousin de la
jeune femme, avec qui se promène maintenant toujours le

28
mari. Et celui-ci, si le délaissé vient le voir et cherche à s’ap-
procher de lui, furibond, le repousse avec l’indignation que
l’autre n’ait pas eu le tact de pressentir le dégoût qu’il inspire
désormais. Une fois pourtant se présente un inconnu envoyé
par le voisin infidèle ; mais, trop affairé, le délaissé ne peut le
recevoir et ne comprend que plus tard dans quel but l’étranger
était venu.
Alors le solitaire languit seul. Il n’a d’autre plaisir que d’aller
à la station de bain de mer voisine demander un renseigne-
ment à un certain employé de chemin de fer. Mais celui-ci a re-
çu de l’avancement, est nommé à l’autre bout de la France ; le
solitaire ne pourra plus aller lui demander l’heure des trains, le
prix des premières, et avant de rentrer rêver dans sa tour,
comme Grisélidis, il s’attarde sur la plage, telle une étrange
Andromède qu’aucun Argonaute ne viendra délivrer, comme
une méduse stérile qui périra sur le sable, ou bien il reste pa-
resseusement, avant le départ du train, sur le quai, à jeter sur
la foule des voyageurs un regard qui semblera indifférent, dé-
daigneux ou distrait, à ceux d’une autre race, mais qui, comme
l’éclat lumineux dont se parent certains insectes pour attirer
ceux de la même espèce, ou comme le nectar qu’offrent cer-
taines fleurs pour attirer les insectes qui les féconderont, ne
tromperait pas l’amateur presque introuvable d’un plaisir trop
singulier, trop difficile à placer, qui lui est offert, le confrère
avec qui notre spécialiste pourrait parler la langue insolite ;
tout au plus, à celle-ci quelque loqueteux du quai fera-t-il sem-
blant de s’intéresser, mais pour un bénéfice matériel seule-
ment, comme ceux qui au Collège de France, dans la salle où le
professeur de sanscrit parle sans auditeur, vont suivre le
cours, mais seulement pour se chauffer. Méduse ! Orchidée !
quand je ne suivais que mon instinct, la méduse me répugnait
à Balbec ; mais si je savais la regarder, comme Michelet, du
point de vue de l’histoire naturelle et de l’esthétique, je voyais
une délicieuse girandole d’azur. Ne sont-elles pas, avec le ve-
lours transparent de leurs pétales, comme les mauves orchi-
dées de la mer ? Comme tant de créatures du règne animal et
du règne végétal, comme la plante qui produirait la vanille,
mais qui, parce que, chez elle, l’organe mâle est séparé par
une cloison de l’organe femelle, demeure stérile si les oiseaux-
mouches ou certaines petites abeilles ne transportent le pollen

29
des unes aux autres ou si l’homme ne les féconde artificielle-
ment, M. de Charlus (et ici le mot fécondation doit être pris au
sens moral, puisqu’au sens physique l’union du mâle avec le
mâle est stérile, mais il n’est pas indifférent qu’un individu
puisse rencontrer le seul plaisir qu’il est susceptible de goûter,
et « qu’ici-bas tout être » puisse donner à quelqu’un « sa mu-
sique, sa flamme ou son parfum »), M. de Charlus était de ces
hommes qui peuvent être appelés exceptionnels, parce que, si
nombreux soient-ils, la satisfaction, si facile chez d’autres de
leurs besoins sexuels, dépend de la coïncidence de trop de
conditions, et trop difficiles à rencontrer. Pour des hommes
comme M. de Charlus, et sous la réserve des accommodements
qui paraîtront peu à peu et qu’on a pu déjà pressentir, exigés
par le besoin de plaisir, qui se résignent à de demi-consente-
ments, l’amour mutuel, en dehors des difficultés si grandes,
parfois insurmontables, qu’il rencontre chez le commun des
êtres, leur en ajoute de si spéciales, que ce qui est toujours
très rare pour tout le monde devient à leur égard à peu près
impossible, et que, si se produit pour eux une rencontre vrai-
ment heureuse ou que la nature leur fait paraître telle, leur
bonheur, bien plus encore que celui de l’amoureux normal, a
quelque chose d’extraordinaire, de sélectionné, de profondé-
ment nécessaire. La haine des Capulet et des Montaigu n’était
rien auprès des empêchements de tout genre qui ont été vain-
cus, des éliminations spéciales que la nature a dû faire subir
aux hasards déjà peu communs qui amènent l’amour, avant
qu’un ancien giletier, qui comptait partir sagement pour son
bureau, titube, ébloui, devant un quinquagénaire bedonnant ;
ce Roméo et cette Juliette peuvent croire à bon droit que leur
amour n’est pas le caprice d’un instant, mais une véritable pré-
destination préparée par les harmonies de leur tempérament,
non pas seulement par leur tempérament propre, mais par ce-
lui de leurs ascendants, par leur plus lointaine hérédité, si bien
que l’être qui se conjoint à eux leur appartient avant la nais-
sance, les a attirés par une force comparable à celle qui dirige
les mondes où nous avons passé nos vies antérieures. M. de
Charlus m’avait distrait de regarder si le bourdon apportait à
l’orchidée le pollen qu’elle attendait depuis si longtemps,
qu’elle n’avait chance de recevoir que grâce à un hasard si im-
probable qu’on le pouvait appeler une espèce de miracle. Mais

30
c’était un miracle aussi auquel je venais d’assister, presque du
même genre, et non moins merveilleux. Dès que j’eus considé-
ré cette rencontre de ce point de vue, tout m’y sembla em-
preint de beauté. Les ruses les plus extraordinaires que la na-
ture a inventées pour forcer les insectes à assurer la féconda-
tion des fleurs, qui, sans eux, ne pourraient pas l’être parce
que la fleur mâle y est trop éloignée de la fleur femelle, ou qui,
si c’est le vent qui doit assurer le transport du pollen, le rend
bien plus facile à détacher de la fleur mâle, bien plus aisé à at-
traper au passage de la fleur femelle, en supprimant la sécré-
tion du nectar, qui n’est plus utile puisqu’il n’y a pas d’insectes
à attirer, et même l’éclat des corolles qui les attirent, et, pour
que la fleur soit réservée au pollen qu’il faut, qui ne peut fruc-
tifier qu’en elle, lui fait sécréter une liqueur qui l’immunise
contre les autres pollens – ne me semblaient pas plus mer-
veilleuses que l’existence de la sous-variété d’invertis destinée
à assurer les plaisirs de l’amour à l’inverti devenant vieux : les
hommes qui sont attirés non par tous les hommes, mais – par
un phénomène de correspondance et d’harmonie comparable à
ceux qui règlent la fécondation des fleurs hétérostylées tri-
morphes, comme le Lythrum salicoria – seulement par les
hommes beaucoup plus âgés qu’eux. De cette sous-variété, Ju-
pien venait de m’offrir un exemple, moins saisissant pourtant
que d’autres que tout herborisateur humain, tout botaniste mo-
ral, pourra observer, malgré leur rareté, et qui leur présentera
un frêle jeune homme qui attendait les avances d’un robuste et
bedonnant quinquagénaire, restant aussi indifférent aux
avances des autres jeunes gens que restent stériles les fleurs
hermaphrodites à court style de la Primula veris tant qu’elles
ne sont fécondées que par d’autres Primula veris à court style
aussi, tandis qu’elles accueillent avec joie le pollen des Primula
veris à long style. Quant à ce qui était de M. de Charlus, du
reste, je me rendis compte dans la suite qu’il y avait pour lui
divers genres de conjonctions et desquelles certaines, par leur
multiplicité, leur instantanéité à peine visible, et surtout le
manque de contact entre les deux acteurs, rappelaient plus en-
core ces fleurs qui dans un jardin sont fécondées par le pollen
d’une fleur voisine qu’elles ne toucheront jamais. Il y avait en
effet certains êtres qu’il lui suffisait de faire venir chez lui, de
tenir pendant quelques heures sous la domination de sa parole,

31
pour que son désir, allumé dans quelque rencontre, fût apaisé.
Par simples paroles la conjonction était faite aussi simplement
qu’elle peut se produire chez les infusoires. Parfois, ainsi que
cela lui était sans doute arrivé pour moi le soir où j’avais été
mandé par lui après le dîner Guermantes, l’assouvissement
avait lieu grâce à une violente semonce que le baron jetait à la
figure du visiteur, comme certaines fleurs, grâce à un ressort,
aspergent à distance l’insecte inconsciemment complice et dé-
contenancé. M. de Charlus, de dominé devenu dominateur, se
sentait purgé de son inquiétude et calmé, renvoyait le visiteur,
qui avait aussitôt cessé de lui paraître désirable. Enfin,
l’inversion elle-même, venant de ce que l’inverti se rapproche
trop de la femme pour pouvoir avoir des rapports utiles avec
elle, se rattache par là à une loi plus haute qui fait que tant de
fleurs hermaphrodites restent infécondes, c’est-à-dire à la sté-
rilité de l’auto-fécondation. Il est vrai que les invertis à la re-
cherche d’un mâle se contentent souvent d’un inverti aussi ef-
féminé qu’eux. Mais il suffit qu’ils n’appartiennent pas au sexe
féminin, dont ils ont en eux un embryon dont ils ne peuvent se
servir, ce qui arrive à tant de fleurs hermaphrodites et même à
certains animaux hermaphrodites, comme l’escargot, qui ne
peuvent être fécondés par eux-mêmes, mais peuvent l’être par
d’autres hermaphrodites. Par là les invertis, qui se rattachent
volontiers à l’antique Orient ou à l’âge d’or de la Grèce, remon-
teraient plus haut encore, à ces époques d’essai où n’existaient
ni les fleurs dioïques, ni les animaux unisexués, à cet herma-
phrodisme initial dont quelques rudiments d’organes mâles
dans l’anatomie de la femme et d’organes femelles dans l’ana-
tomie de l’homme semblent conserver la trace. Je trouvais la
mimique, d’abord incompréhensible pour moi, de Jupien et de
M. de Charlus aussi curieuse que ces gestes tentateurs adres-
sés aux insectes, selon Darwin, non seulement par les fleurs
dites composées, haussant les demi-fleurons de leurs capitules
pour être vues de plus loin, comme certaine hétérostylée qui
retourne ses étamines et les courbe pour frayer le chemin aux
insectes, ou qui leur offre une ablution, et tout simplement
même aux parfums de nectar, à l’éclat des corolles qui atti-
raient en ce moment des insectes dans la cour. À partir de ce
jour, M. de Charlus devait changer l’heure de ses visites à Mme
de Villeparisis, non qu’il ne pût voir Jupien ailleurs et plus

32
commodément, mais parce qu’aussi bien qu’ils l’étaient pour
moi, le soleil de l’après-midi et les fleurs de l’arbuste étaient
sans doute liés à son souvenir. D’ailleurs, il ne se contenta pas
de recommander les Jupien à Mme de Villeparisis, à la du-
chesse de Guermantes, à toute une brillante clientèle, qui fut
d’autant plus assidue auprès de la jeune brodeuse que les
quelques dames qui avaient résisté ou seulement tardé furent
de la part du baron l’objet de terribles représailles, soit afin
qu’elles servissent d’exemple, soit parce qu’elles avaient
éveillé sa fureur et s’étaient dressées contre ses entreprises de
domination ; il rendit la place de Jupien de plus en plus lucra-
tive jusqu’à ce qu’il le prît définitivement comme secrétaire et
l’établît dans les conditions que nous verrons plus tard. « Ah !
en voilà un homme heureux que ce Jupien », disait Françoise
qui avait une tendance à diminuer ou à exagérer les bontés se-
lon qu’on les avait pour elle ou pour les autres. D’ailleurs là,
elle n’avait pas besoin d’exagération ni n’éprouvait d’ailleurs
d’envie, aimant sincèrement Jupien. « Ah ! c’est un si bon
homme que le baron, ajoutait-elle, si bien, si dévot, si comme il
faut ! Si j’avais une fille à marier et que j’étais du monde riche,
je la donnerais au baron les yeux fermés. – Mais, Françoise, di-
sait doucement ma mère, elle aurait bien des maris cette fille.
Rappelez-vous que vous l’avez déjà promise à Jupien. – Ah !
dame, répondait Françoise, c’est que c’est encore quelqu’un
qui rendrait une femme bien heureuse. Il y a beau avoir des
riches et des pauvres misérables, ça ne fait rien pour la nature.
Le baron et Jupien, c’est bien le même genre de personnes. »
Au reste j’exagérais beaucoup alors, devant cette révélation
première, le caractère électif d’une conjonction si sélectionnée.
Certes, chacun des hommes pareils à M. de Charlus est une
créature extraordinaire, puisque, s’il ne fait pas de concessions
aux possibilités de la vie, il recherche essentiellement l’amour
d’un homme de l’autre race, c’est-à-dire d’un homme aimant
les femmes (et qui par conséquent ne pourra pas l’aimer) ;
contrairement à ce que je croyais dans la cour, où je venais de
voir Jupien tourner autour de M. de Charlus comme l’orchidée
faire des avances au bourdon, ces êtres d’exception que l’on
plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ou-
vrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin, et se
plaignent eux-mêmes d’être plutôt trop nombreux que trop

33
peu. Car les deux anges qui avaient été placés aux portes de
Sodome pour savoir si ses habitants, dit la Genèse, avaient en-
tièrement fait toutes ces choses dont le cri était monté jusqu’à
l’Éternel, avaient été, on ne peut que s’en réjouir, très mal
choisis par le Seigneur, lequel n’eût dû confier la tâche qu’à un
Sodomiste. Celui-là, les excuses : « Père de six enfants, j’ai
deux maîtresses, etc. » ne lui eussent pas fait abaisser bénévo-
lement l’épée flamboyante et adoucir les sanctions ; il aurait
répondu : « Oui, et ta femme souffre les tortures de la jalousie.
Mais même quand ces femmes n’ont pas été choisies par toi à
Gomorrhe, tu passes tes nuits avec un gardeur de troupeaux de
l’Hébron. » Et il l’aurait immédiatement fait rebrousser chemin
vers la ville qu’allait détruire la pluie de feu et de soufre. Au
contraire, on laissa s’enfuir tous les Sodomistes honteux,
même si, apercevant un jeune garçon, ils détournaient la tête,
comme la femme de Loth, sans être pour cela changés comme
elle en statues de sel. De sorte qu’ils eurent une nombreuse
postérité chez qui ce geste est resté habituel, pareil à celui des
femmes débauchées qui, en ayant l’air de regarder un étalage
de chaussures placées derrière une vitrine, retournent la tête
vers un étudiant. Ces descendants des Sodomistes, si nom-
breux qu’on peut leur appliquer l’autre verset de la Genèse :
« Si quelqu’un peut compter la poussière de la terre, il pourra
aussi compter cette postérité », se sont fixés sur toute la terre,
ils ont eu accès à toutes les professions, et entrent si bien dans
les clubs les plus fermés que, quand un sodomiste n’y est pas
admis, les boules noires y sont en majorité celles de sodo-
mistes, mais qui ont soin d’incriminer la sodomie, ayant hérité
le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville mau-
dite. Il est possible qu’ils y retournent un jour. Certes ils
forment dans tous les pays une colonie orientale, cultivée, mu-
sicienne, médisante, qui a des qualités charmantes et d’insup-
portables défauts. On les verra d’une façon plus approfondie
au cours des pages qui suivront ; mais on a voulu provisoire-
ment prévenir l’erreur funeste qui consisterait, de même qu’on
a encouragé un mouvement sioniste, à créer un mouvement so-
domiste et à rebâtir Sodome. Or, à peine arrivés, les sodo-
mistes quitteraient la ville pour ne pas avoir l’air d’en être,
prendraient femme, entretiendraient des maîtresses dans
d’autres cités, où ils trouveraient d’ailleurs toutes les

34
distractions convenables. Ils n’iraient à Sodome que les jours
de suprême nécessité, quand leur ville serait vide, par ces
temps où la faim fait sortir le loup du bois, c’est-à-dire que tout
se passerait en somme comme à Londres, à Berlin, à Rome, à
Pétrograd ou à Paris.
En tout cas, ce jour-là, avant ma visite à la duchesse, je ne
songeais pas si loin et j’étais désolé d’avoir, par attention à la
conjonction Jupien-Charlus, manqué peut-être de voir la fécon-
dation de la fleur par le bourdon.

35
Partie 2

36
Chapitre 1
M. de Charlus dans le monde.—Un médecin.—Face caractéris-
tique de Mme de Vaugoubert.—Mme d'Arpajon, le jet d'eau
d'Hubert Robert et la gaieté du grand-duc Wladimir.—Mme
d'Amoncourt de Citri, Mme de Saint-Euverte, etc.—Curieuse
conversation entre Swann et le prince de Guermantes.—Alber-
tine au téléphone.—Visites en attendant mon dernier et
deuxième séjour à Balbec.—Arrivée à Balbec.—Les intermit-
tences du coeur.

Comme je n’étais pas pressé d’arriver à cette soirée des


Guermantes où je n’étais pas certain d’être invité, je restais oi-
sif dehors ; mais le jour d’été ne semblait pas avoir plus de
hâte que moi à bouger. Bien qu’il fût plus de neuf heures,
c’était lui encore qui sur la place de la Concorde donnait à
l’obélisque de Louqsor un air de nougat rose. Puis il en modifia
la teinte et le changea en une matière métallique, de sorte que
l’obélisque ne devint pas seulement plus précieux, mais sembla
aminci et presque flexible. On s’imaginait qu’on aurait pu
tordre, qu’on avait peut-être déjà légèrement faussé ce bijou.
La lune était maintenant dans le ciel comme un quartier
d’orange pelé délicatement quoique un peu entamé. Mais elle
devait plus tard être faite de l’or le plus résistant. Blottie toute
seule derrière elle, une pauvre petite étoile allait servir
d’unique compagne à la lune solitaire, tandis que celle-ci, tout
en protégeant son amie, mais plus hardie et allant de l’avant,
brandirait comme une arme irrésistible, comme un symbole
oriental, son ample et merveilleux croissant d’or.
Devant l’hôtel de la princesse de Guermantes, je rencontrai
le duc de Châtellerault ; je ne me rappelais plus qu’une demi-
heure auparavant me persécutait encore la crainte – laquelle
allait du reste bientôt me ressaisir – de venir sans avoir été in-
vité. On s’inquiète, et c’est parfois longtemps après l’heure du

37
danger, oubliée grâce à la distraction, que l’on se souvient de
son inquiétude. Je dis bonjour au jeune duc et pénétrai dans
l’hôtel. Mais ici il faut d’abord que je note une circonstance mi-
nime, laquelle permettra de comprendre un fait qui suivra
bientôt.
Il y avait quelqu’un qui, ce soir-là comme les précédents,
pensait beaucoup au duc de Châtellerault, sans soupçonner du
reste qui il était : c’était l’huissier (qu’on appelait dans ce
temps-là « l’aboyeur ») de Mme de Guermantes. M. de Châtelle-
rault, bien loin d’être un des intimes – comme il était l’un des
cousins – de la princesse, était reçu dans son salon pour la pre-
mière fois. Ses parents, brouillés avec elle depuis dix ans,
s’étaient réconciliés depuis quinze jours et, forcés d’être ce
soir absents de Paris, avaient chargé leur fils de les représen-
ter. Or, quelques jours auparavant, l’huissier de la princesse
avait rencontré dans les Champs-Élysées un jeune homme qu’il
avait trouvé charmant mais dont il n’avait pu arriver à établir
l’identité. Non que le jeune homme ne se fût montré aussi ai-
mable que généreux. Toutes les faveurs que l’huissier s’était fi-
guré avoir à accorder à un monsieur si jeune, il les avait au
contraire reçues. Mais M. de Châtellerault était aussi froussard
qu’imprudent ; il était d’autant plus décidé à ne pas dévoiler
son incognito qu’il ignorait à qui il avait affaire ; il aurait eu
une peur bien plus grande – quoique mal fondée – s’il l’avait
su. Il s’était borné à se faire passer pour un Anglais, et à toutes
les questions passionnées de l’huissier, désireux de retrouver
quelqu’un à qui il devait tant de plaisir et de largesses, le duc
s’était borné à répondre, tout le long de l’avenue Gabriel : « I
do not speak french. »
Bien que, malgré tout – à cause de l’origine maternelle de
son cousin – le duc de Guermantes affectât de trouver un rien
de Courvoisier dans le salon de la princesse de Guermantes-
Bavière, on jugeait généralement l’esprit d’initiative et la supé-
riorité intellectuelle de cette dame d’après une innovation
qu’on ne rencontrait nulle part ailleurs dans ce milieu. Après le
dîner, et quelle que fût l’importance du raout qui devait suivre,
les sièges, chez la princesse de Guermantes, se trouvaient dis-
posés de telle façon qu’on formait de petits groupes, qui, au
besoin, se tournaient le dos. La princesse marquait alors son
sens social en allant s’asseoir, comme par préférence, dans

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l’un d’eux. Elle ne craignait pas du reste d’élire et d’attirer le
membre d’un autre groupe. Si, par exemple, elle avait fait re-
marquer à M. Detaille, lequel avait naturellement acquiescé,
combien Mme de Villemur, que sa place dans un autre groupe
faisait voir de dos, possédait un joli cou, la princesse n’hésitait
pas à élever la voix : « Madame de Villemur, M. Detaille, en
grand peintre qu’il est, est en train d’admirer votre cou. » Mme
de Villemur sentait là une invite directe à la conversation ;
avec l’adresse que donne l’habitude du cheval, elle faisait len-
tement pivoter sa chaise selon un arc de trois quarts de cercle
et, sans déranger en rien ses voisins, faisait presque face à la
princesse. « Vous ne connaissez pas M. Detaille ? demandait la
maîtresse de maison, à qui l’habile et pudique conversion de
son invitée ne suffisait pas. – Je ne le connais pas, mais je
connais ses œuvres », répondait Mme de Villemur, d’un air res-
pectueux, engageant, et avec un à-propos que beaucoup en-
viaient, tout en adressant au célèbre peintre, que l’interpella-
tion n’avait pas suffi à lui présenter d’une manière formelle, un
imperceptible salut. « Venez, monsieur Detaille, disait la prin-
cesse, je vais vous présenter à Mme de Villemur. » Celle-ci met-
tait alors autant d’ingéniosité à faire une place à l’auteur du
Rêve que tout à l’heure à se tourner vers lui. Et la princesse
s’avançait une chaise pour elle-même ; elle n’avait en effet in-
terpellé Mme de Villemur que pour avoir un prétexte de quitter
le premier groupe où elle avait passé les dix minutes de règle,
et d’accorder une durée égale de présence au second. En trois
quarts d’heure, tous les groupes avaient reçu sa visite, laquelle
semblait n’avoir été guidée chaque fois que par l’improviste et
les prédilections, mais avait surtout pour but de mettre en re-
lief avec quel naturel « une grande dame sait recevoir ». Mais
maintenant les invités de la soirée commençaient d’arriver et
la maîtresse de maison s’était assise non loin de l’entrée –
droite et fière, dans sa majesté quasi royale, les yeux flambant
par leur incandescence propre – entre deux Altesses sans beau-
té et l’ambassadrice d’Espagne.
Je faisais la queue derrière quelques invités arrivés plus tôt
que moi. J’avais en face de moi la princesse, de laquelle la
beauté ne me fait pas seule sans doute, entre tant d’autres,
souvenir de cette fête-là. Mais ce visage de la maîtresse de
maison était si parfait, était frappé comme une si belle

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médaille, qu’il a gardé pour moi une vertu commémorative. La
princesse avait l’habitude de dire à ses invités, quand elle les
rencontrait quelques jours avant une de ses soirées : « Vous
viendrez, n’est-ce pas ? » comme si elle avait un grand désir de
causer avec eux. Mais comme, au contraire, elle n’avait à leur
parler de rien, dès qu’ils arrivaient devant elle, elle se conten-
tait, sans se lever, d’interrompre un instant sa vaine conversa-
tion avec les deux Altesses et l’ambassadrice et de remercier
en disant : « C’est gentil d’être venu », non qu’elle trouvât que
l’invité eût fait preuve de gentillesse en venant, mais pour ac-
croître encore la sienne ; puis aussitôt le rejetant à la rivière,
elle ajoutait : « Vous trouverez M. de Guermantes à l’entrée
des jardins », de sorte qu’on partait visiter et qu’on la laissait
tranquille. À certains même elle ne disait rien, se contentant de
leur montrer ses admirables yeux d’onyx, comme si on était ve-
nu seulement à une exposition de pierres précieuses.
La première personne à passer avant moi était le duc de
Châtellerault.
Ayant à répondre à tous les sourires, à tous les bonjours de
la main qui lui venaient du salon, il n’avait pas aperçu l’huis-
sier. Mais dès le premier instant l’huissier l’avait reconnu.
Cette identité qu’il avait tant désiré d’apprendre, dans un ins-
tant il allait la connaître. En demandant à son « Anglais » de
l’avant-veille quel nom il devait annoncer, l’huissier n’était pas
seulement ému, il se jugeait indiscret, indélicat. Il lui semblait
qu’il allait révéler à tout le monde (qui pourtant ne se douterait
de rien) un secret qu’il était coupable de surprendre de la sorte
et d’étaler publiquement. En entendant la réponse de l’invité :
« Le duc de Châtellerault », il se sentit troublé d’un tel orgueil
qu’il resta un instant muet. Le duc le regarda, le reconnut, se
vit perdu, cependant que le domestique, qui s’était ressaisi et
connaissait assez son armorial pour compléter de lui-même
une appellation trop modeste, hurlait avec l’énergie profession-
nelle qui se veloutait d’une tendresse intime : « Son Altesse
Monseigneur le duc de Châtellerault ! » Mais c’était mainte-
nant mon tour d’être annoncé. Absorbé dans la contemplation
de la maîtresse de maison, qui ne m’avait pas encore vu, je
n’avais pas songé aux fonctions, terribles pour moi – quoique
d’une autre façon que pour M. de Châtellerault – de cet huis-
sier habillé de noir comme un bourreau, entouré d’une troupe

40
de valets aux livrées les plus riantes, solides gaillards prêts à
s’emparer d’un intrus et à le mettre à la porte. L’huissier me
demanda mon nom, je le lui dis aussi machinalement que le
condamné à mort se laisse attacher au billot. Il leva aussitôt
majestueusement la tête et, avant que j’eusse pu le prier de
m’annoncer à mi-voix pour ménager mon amour-propre si je
n’étais pas invité, et celui de la princesse de Guermantes si je
l’étais, il hurla les syllabes inquiétantes avec une force capable
d’ébranler la voûte de l’hôtel.
L’illustre Huxley (celui dont le neveu occupe actuellement
une place prépondérante dans le monde de la littérature an-
glaise) raconte qu’une de ses malades n’osait plus aller dans le
monde parce que souvent, dans le fauteuil même qu’on lui indi-
quait d’un geste courtois, elle voyait assis un vieux monsieur.
Elle était bien certaine que, soit le geste inviteur, soit la pré-
sence du vieux monsieur, était une hallucination, car on ne lui
aurait pas ainsi désigné un fauteuil déjà occupé. Et quand Hux-
ley, pour la guérir, la força à retourner en soirée, elle eut un
instant de pénible hésitation en se demandant si le signe ai-
mable qu’on lui faisait était la chose réelle, ou si, pour obéir à
une vision inexistante, elle allait en public s’asseoir sur les ge-
noux d’un monsieur en chair et en os. Sa brève incertitude fut
cruelle. Moins peut-être que la mienne. À partir du moment où
j’avais perçu le grondement de mon nom, comme le bruit préa-
lable d’un cataclysme possible, je dus, pour plaider en tout cas
ma bonne foi et comme si je n’étais tourmenté d’aucun doute,
m’avancer vers la princesse d’un air résolu.
Elle m’aperçut comme j’étais à quelques pas d’elle et, ce qui
ne me laissa plus douter que j’avais été victime d’une machina-
tion, au lieu de rester assise comme pour les autres invités, elle
se leva, vint à moi. Une seconde après, je pus pousser le soupir
de soulagement de la malade d’Huxley quand, ayant pris le
parti de s’asseoir dans le fauteuil, elle le trouva libre et com-
prit que c’était le vieux monsieur qui était une hallucination.
La princesse venait de me tendre la main en souriant. Elle res-
ta quelques instants debout, avec le genre de grâce particulier
à la stance de Malherbe qui finit ainsi :

Et pour leur faire honneur les Anges se lever.

41
Elle s’excusa de ce que la duchesse ne fût pas encore arri-
vée, comme si je devais m’ennuyer sans elle. Pour me dire ce
bonjour, elle exécuta autour de moi, en me tenant la main, un
tournoiement plein de grâce, dans le tourbillon duquel je me
sentais emporté. Je m’attendais presque à ce qu’elle me remît
alors, telle une conductrice de cotillon, une canne à bec
d’ivoire, ou une montre-bracelet. Elle ne me donna à vrai dire
rien de tout cela, et comme si au lieu de danser le boston elle
avait plutôt écouté un sacro-saint quatuor de Beethoven dont
elle eût craint de troubler les sublimes accents, elle arrêta là la
conversation, ou plutôt ne la commença pas et, radieuse en-
core de m’avoir vu entrer, me fit part seulement de l’endroit où
se trouvait le prince.
Je m’éloignai d’elle et n’osai plus m’en rapprocher, sentant
qu’elle n’avait absolument rien à me dire et que, dans son im-
mense bonne volonté, cette femme merveilleusement haute et
belle, noble comme l’étaient tant de grandes dames qui mon-
tèrent si fièrement à l’échafaud, n’aurait pu, faute d’oser m’of-
frir de l’eau de mélisse, que me répéter ce qu’elle m’avait déjà
dit deux fois : « Vous trouverez le prince dans le jardin. » Or,
aller auprès du prince, c’était sentir renaître sous une autre
forme mes doutes.
En tout cas fallait-il trouver quelqu’un qui me présentât. On
entendait, dominant toutes les conversations, l’intarissable ja-
cassement de M. de Charlus, lequel causait avec Son Excel-
lence le duc de Sidonia, dont il venait de faire la connaissance.
De profession à profession, on se devine, et de vice à vice aus-
si. M. de Charlus et M. de Sidonia avaient chacun immédiate-
ment flairé celui de l’autre, et qui, pour tous les deux, était,
dans le monde, d’être monologuistes, au point de ne pouvoir
souffrir aucune interruption. Ayant jugé tout de suite que le
mal était sans remède, comme dit un célèbre sonnet, ils
avaient pris la détermination, non de se taire, mais de parler
chacun sans s’occuper de ce que dirait l’autre. Cela avait réali-
sé ce bruit confus, produit dans les comédies de Molière par
plusieurs personnes qui disent ensemble des choses diffé-
rentes. Le baron, avec sa voix éclatante, était du reste certain
d’avoir le dessus, de couvrir la voix faible de M. de Sidonia ;
sans décourager ce dernier pourtant car, lorsque M. de Char-
lus reprenait un instant haleine, l’intervalle était rempli par le

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susurrement du grand d’Espagne qui avait continué impertur-
bablement son discours. J’aurais bien demandé à M. de Char-
lus de me présenter au prince de Guermantes, mais je crai-
gnais (avec trop de raison) qu’il ne fût fâché contre moi. J’avais
agi envers lui de la façon la plus ingrate en laissant pour la se-
conde fois tomber ses offres et en ne lui donnant pas signe de
vie depuis le soir où il m’avait si affectueusement reconduit à
la maison. Et pourtant je n’avais nullement comme excuse anti-
cipée la scène que je venais de voir, cet après-midi même, se
passer entre Jupien et lui. Je ne soupçonnais rien de pareil. Il
est vrai que peu de temps auparavant, comme mes parents me
reprochaient ma paresse et de n’avoir pas encore pris la peine
d’écrire un mot à M. de Charlus, je leur avais violemment re-
proché de vouloir me faire accepter des propositions déshon-
nêtes. Mais seuls la colère, le désir de trouver la phrase qui
pouvait leur être le plus désagréable m’avaient dicté cette ré-
ponse mensongère. En réalité, je n’avais rien imaginé de sen-
suel, ni même de sentimental, sous les offres du baron. J’avais
dit cela à mes parents comme une folie pure. Mais quelquefois
l’avenir habite en nous sans que nous le sachions, et nos pa-
roles qui croient mentir dessinent une réalité prochaine.
M. de Charlus m’eût sans doute pardonné mon manque de
reconnaissance. Mais ce qui le rendait furieux, c’est que ma
présence ce soir chez la princesse de Guermantes, comme de-
puis quelque temps chez sa cousine, paraissait narguer la dé-
claration solennelle : « On n’entre dans ces salons-là que par
moi. » Faute grave, crime peut-être inexpiable, je n’avais pas
suivi la voie hiérarchique. M. de Charlus savait bien que les
tonnerres qu’il brandissait contre ceux qui ne se pliaient pas à
ses ordres, ou qu’il avait pris en haine, commençaient à passer,
selon beaucoup de gens, quelque rage qu’il y mît, pour des ton-
nerres en carton, et n’avaient plus la force de chasser n’im-
porte qui de n’importe où. Mais peut-être croyait-il que son
pouvoir amoindri, grand encore, restait intact aux yeux des no-
vices tels que moi. Aussi ne le jugeai-je pas très bien choisi
pour lui demander un service dans une fête où ma présence
seule semblait un ironique démenti à ses prétentions.
Je fus à ce moment arrêté par un homme assez vulgaire, le
professeur E… Il avait été surpris de m’apercevoir chez les
Guermantes. Je ne l’étais pas moins de l’y trouver, car jamais

43
on n’avait vu, et on ne vit dans la suite, chez la princesse, un
personnage de sa sorte. Il venait de guérir le prince, déjà admi-
nistré, d’une pneumonie infectieuse, et la reconnaissance toute
particulière qu’en avait pour lui Mme de Guermantes était
cause qu’on avait rompu avec les usages et qu’on l’avait invité.
Comme il ne connaissait absolument personne dans ces salons
et ne pouvait y rôder indéfiniment seul, comme un ministre de
la mort, m’ayant reconnu, il s’était senti, pour la première fois
de sa vie, une infinité de choses à me dire, ce qui lui permettait
de prendre une contenance, et c’était une des raisons pour les-
quelles il s’était avancé vers moi. Il y en avait une autre. Il atta-
chait beaucoup d’importance à ne jamais faire d’erreur de
diagnostic. Or son courrier était si nombreux qu’il ne se rappe-
lait pas toujours très bien, quand il n’avait vu qu’une fois un
malade, si la maladie avait bien suivi le cours qu’il lui avait as-
signé. On n’a peut-être pas oublié qu’au moment de l’attaque
de ma grand’mère, je l’avais conduite chez lui le soir où il se
faisait coudre tant de décorations. Depuis le temps écoulé, il ne
se rappelait plus le faire-part qu’on lui avait envoyé à l’époque.
« Madame votre grand’mère est bien morte, n’est-ce pas ? me
dit-il d’une voix où une quasi-certitude calmait une légère ap-
préhension. Ah ! En effet ! Du reste dès la première minute où
je l’ai vue, mon pronostic avait été tout à fait sombre, je me
souviens très bien. »
C’est ainsi que le professeur E… apprit ou rapprit la mort de
ma grand’mère, et, je dois le dire à sa louange, qui est celle du
corps médical tout entier, sans manifester, sans éprouver peut-
être de satisfaction. Les erreurs des médecins sont innom-
brables. Ils pèchent d’habitude par optimisme quant au ré-
gime, par pessimisme quant au dénouement. « Du vin ? en
quantité modérée cela ne peut vous faire du mal, c’est en
somme un tonifiant… Le plaisir physique ? après tout c’est une
fonction. Je vous le permets sans abus, vous m’entendez bien.
L’excès en tout est un défaut. » Du coup, quelle tentation pour
le malade de renoncer à ces deux résurrecteurs, l’eau et la
chasteté. En revanche, si l’on a quelque chose au cœur, de l’al-
bumine, etc., on n’en a pas pour longtemps. Volontiers, des
troubles graves, mais fonctionnels, sont attribués à un cancer
imaginé. Il est inutile de continuer des visites qui ne sauraient
enrayer un mal inéluctable. Que le malade, livré à lui-même,

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s’impose alors un régime implacable, et ensuite guérisse ou
tout au moins survive, le médecin, salué par lui avenue de
l’Opéra quand il le croyait depuis longtemps au Père-Lachaise,
verra dans ce coup de chapeau un geste de narquoise inso-
lence. Une innocente promenade effectuée à son nez et à sa
barbe ne causerait pas plus de colère au président d’assises
qui, deux ans auparavant, a prononcé contre le badaud, qui
semble sans crainte, une condamnation à mort. Les médecins
(il ne s’agit pas de tous, bien entendu, et nous n’omettons pas,
mentalement, d’admirables exceptions) sont en général plus
mécontents, plus irrités de l’infirmation de leur verdict que
joyeux de son exécution. C’est ce qui explique que le profes-
seur E… , quelque satisfaction intellectuelle qu’il ressentît sans
doute à voir qu’il ne s’était pas trompé, sut ne me parler que
tristement du malheur qui nous avait frappés. Il ne tenait pas à
abréger la conversation, qui lui fournissait une contenance et
une raison de rester. Il me parla de la grande chaleur qu’il fai-
sait ces jours-ci, mais, bien qu’il fût lettré et eût pu s’exprimer
en bon français, il me dit : « Vous ne souffrez pas de cette hy-
perthermie ? » C’est que la médecine a fait quelques petits pro-
grès dans ses connaissances depuis Molière, mais aucun dans
son vocabulaire. Mon interlocuteur ajouta : « Ce qu’il faut,
c’est éviter les sudations que cause, surtout dans les salons
surchauffés, un temps pareil. Vous pouvez y remédier, quand
vous rentrez et avez envie de boire, par la chaleur » (ce qui si-
gnifie évidemment des boissons chaudes).
À cause de la façon dont était morte ma grand’mère, le sujet
m’intéressait et j’avais lu récemment dans un livre d’un grand
savant que la transpiration était nuisible aux reins en faisant
passer par la peau ce dont l’issue est ailleurs. Je déplorais ces
temps de canicule par lesquels ma grand’mère était morte et
n’étais pas loin de les incriminer. Je n’en parlai pas au docteur
E… , mais de lui-même il me dit : « L’avantage de ces temps
très chauds, où la transpiration est très abondante, c’est que le
rein en est soulagé d’autant. » La médecine n’est pas une
science exacte.
Accroché à moi, le professeur E… ne demandait qu’à ne pas
me quitter. Mais je venais d’apercevoir, faisant à la princesse
de Guermantes de grandes révérences de droite et de gauche,
après avoir reculé d’un pas, le marquis de Vaugoubert. M. de

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Norpois m’avait dernièrement fait faire sa connaissance et j’es-
pérais que je trouverais en lui quelqu’un qui fût capable de me
présenter au maître de maison. Les proportions de cet ouvrage
ne me permettent pas d’expliquer ici à la suite de quels inci-
dents de jeunesse M. de Vaugoubert était un des seuls hommes
du monde (peut-être le seul) qui se trouvât ce qu’on appelle à
Sodome être « en confidences » avec M. de Charlus. Mais si
notre ministre auprès du roi Théodose avait quelques-uns des
mêmes défauts que le baron, ce n’était qu’à l’état de bien pâle
reflet. C’était seulement sous une forme infiniment adoucie,
sentimentale et niaise qu’il présentait ces alternances de sym-
pathie et de haine par où le désir de charmer, et ensuite la
crainte – également imaginaire – d’être, sinon méprisé, du
moins découvert, faisait passer le baron. Rendues ridicules par
une chasteté, un « platonisme » (auxquels en grand ambitieux
il avait, dès l’âge du concours, sacrifié tout plaisir), par sa nul-
lité intellectuelle surtout, ces alternances, M. de Vaugoubert
les présentait pourtant. Mais tandis que chez M. de Charlus les
louanges immodérées étaient clamées avec un véritable éclat
d’éloquence, et assaisonnées des plus fines, des plus mor-
dantes railleries et qui marquaient un homme à jamais, chez
M. de Vaugoubert, au contraire, la sympathie était exprimée
avec la banalité d’un homme de dernier ordre, d’un homme du
grand monde, et d’un fonctionnaire, les griefs (forgés générale-
ment de toutes pièces comme chez le baron) par une mal-
veillance sans trêve mais sans esprit et qui choquait d’autant
plus qu’elle était d’habitude en contradiction avec les propos
que le ministre avait tenus six mois avant et tiendrait peut-être
à nouveau dans quelque temps : régularité dans le changement
qui donnait une poésie presque astronomique aux diverses
phases de la vie de M. de Vaugoubert, bien que sans cela per-
sonne moins que lui ne fît penser à un astre.
Le bonsoir qu’il me rendit n’avait rien de celui qu’aurait eu
M. de Charlus. À ce bonsoir M. de Vaugoubert, outre les mille
façons qu’il croyait celles du monde et de la diplomatie, don-
nait un air cavalier, fringant, souriant, pour sembler, d’une
part, ravi de l’existence – alors qu’il remâchait intérieurement
les déboires d’une carrière sans avancement et menacée d’une
mise à la retraite – d’autre part, jeune, viril et charmant, alors
qu’il voyait et n’osait même plus aller regarder dans sa glace

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les rides se figer aux entours d’un visage qu’il eût voulu garder
plein de séductions. Ce n’est pas qu’il eût souhaité des
conquêtes effectives, dont la seule pensée lui faisait peur à
cause du qu’en-dira-t-on, des éclats, des chantages. Ayant pas-
sé d’une débauche presque infantile à la continence absolue
datant du jour où il avait pensé au quai d’Orsay et voulu faire
une grande carrière, il avait l’air d’une bête en cage, jetant
dans tous les sens des regards qui exprimaient la peur, l’appé-
tence et la stupidité. La sienne était telle qu’il ne réfléchissait
pas que les voyous de son adolescence n’étaient plus des ga-
mins et que, quand un marchand de journaux lui criait en plein
nez : La Presse ! plus encore que de désir il frémissait d’épou-
vante, se croyant reconnu et dépisté.
Mais à défaut des plaisirs sacrifiés à l’ingratitude du quai
d’Orsay, M. de Vaugoubert – et c’est pour cela qu’il aurait vou-
lu plaire encore – avait de brusques élans de cœur. Dieu sait de
combien de lettres il assommait le ministère (quelles ruses per-
sonnelles il déployait, combien de prélèvements il opérait sur
le crédit de Mme de Vaugoubert qu’à cause de sa corpulence,
de sa haute naissance, de son air masculin, et surtout à cause
de la médiocrité du mari, on croyait douée de capacités émi-
nentes et remplissant les vraies fonctions de ministre) pour
faire entrer sans aucune raison valable un jeune homme dénué
de tout mérite dans le personnel de la légation. Il est vrai que
quelques mois, quelques années après, pour peu que l’insigni-
fiant attaché parût, sans l’ombre d’une mauvaise intention,
avoir donné des marques de froideur à son chef, celui-ci se
croyant méprisé ou trahi mettait la même ardeur hystérique à
le punir que jadis à le combler. Il remuait ciel et terre pour
qu’on le rappelât, et le directeur des Affaires politiques rece-
vait journellement une lettre : « Qu’attendez-vous pour me dé-
barrasser de ce lascar-là. Dressez-le un peu, dans son intérêt.
Ce dont il a besoin c’est de manger un peu de vache enragée. »
Le poste d’attaché auprès du roi Théodose était à cause de cela
peu agréable. Mais pour tout le reste, grâce à son parfait bon
sens d’homme du monde, M. de Vaugoubert était un des
meilleurs agents du Gouvernement français à l’étranger.
Quand un homme prétendu supérieur, jacobin, qui était savant
en toutes choses, le remplaça plus tard, la guerre ne tarda pas
à éclater entre la France et le pays dans lequel régnait le roi.

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M. de Vaugoubert comme M. de Charlus n’aimait pas dire
bonjour le premier. L’un et l’autre préféraient « répondre »,
craignant toujours les potins que celui auquel ils eussent sans
cela tendu la main avait pu entendre sur leur compte depuis
qu’ils ne l’avaient vu. Pour moi, M. de Vaugoubert n’eut pas à
se poser la question, j’étais en effet allé le saluer le premier, ne
fût-ce qu’à cause de la différence d’âge. Il me répondit d’un air
émerveillé et ravi, ses deux yeux continuant à s’agiter comme
s’il y avait eu de la luzerne défendue à brouter de chaque côté.
Je pensai qu’il était convenable de solliciter de lui ma présenta-
tion à Mme de Vaugoubert avant celle au prince, dont je comp-
tais ne lui parler qu’ensuite. L’idée de me mettre en rapports
avec sa femme parut le remplir de joie pour lui comme pour
elle et il me mena d’un pas délibéré vers la marquise. Arrivé
devant elle et me désignant de la main et des yeux, avec toutes
les marques de considération possibles, il resta néanmoins
muet et se retira au bout de quelques secondes, d’un air fré-
tillant, pour me laisser seul avec sa femme. Celle-ci m’avait
aussitôt tendu la main, mais sans savoir à qui cette marque
d’amabilité s’adressait, car je compris que M. de Vaugoubert
avait oublié comment je m’appelais, peut-être même ne m’avait
pas reconnu et, n’ayant pas voulu, par politesse, me l’avouer,
avait fait consister la présentation en une simple pantomime.
Aussi je n’étais pas plus avancé ; comment me faire présenter
au maître de la maison par une femme qui ne savait pas mon
nom ? De plus, je me voyais forcé de causer quelques instants
avec Mme de Vaugoubert. Et cela m’ennuyait à deux points de
vue. Je ne tenais pas à m’éterniser dans cette fête car j’avais
convenu avec Albertine (je lui avais donné une loge pour
Phèdre) qu’elle viendrait me voir un peu avant minuit. Certes
je n’étais nullement épris d’elle ; j’obéissais en la faisant venir
ce soir à un désir tout sensuel, bien qu’on fût à cette époque
torride de l’année où la sensualité libérée visite plus volontiers
les organes du goût, recherche surtout la fraîcheur. Plus que
du baiser d’une jeune fille elle a soif d’une orangeade, d’un
bain, voire de contempler cette lune épluchée et juteuse qui
désaltérait le ciel. Mais pourtant je comptais me débarrasser,
aux côtés d’Albertine – laquelle du reste me rappelait la fraî-
cheur du flot – des regrets que ne manqueraient pas de me
laisser bien des visages charmants (car c’était aussi bien une

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soirée de jeunes filles que de dames que donnait la princesse).
D’autre part, celui de l’imposante Mme de Vaugoubert, bourbo-
nien et morose, n’avait rien d’attrayant.
On disait au ministère, sans y mettre ombre de malice, que,
dans le ménage, c’était le mari qui portait les jupes et la
femme les culottes. Or il y avait plus de vérité là dedans qu’on
ne le croyait. Mme de Vaugoubert, c’était un homme. Avait-elle
toujours été ainsi, ou était-elle devenue ce que je la voyais, peu
importe, car dans l’un et l’autre cas on a affaire à l’un des plus
touchants miracles de la nature et qui, le second surtout, font
ressembler le règne humain au règne des fleurs. Dans la pre-
mière hypothèse : – si la future Mme de Vaugoubert avait tou-
jours été aussi lourdement hommasse – la nature, par une ruse
diabolique et bienfaisante, donne à la jeune fille l’aspect trom-
peur d’un homme. Et l’adolescent qui n’aime pas les femmes et
veut guérir trouve avec joie ce subterfuge de découvrir une
fiancée qui lui représente un fort aux halles. Dans le cas
contraire, si la femme n’a d’abord pas les caractères mascu-
lins, elle les prend peu à peu, pour plaire à son mari, même in-
consciemment, par cette sorte de mimétisme qui fait que cer-
taines fleurs se donnent l’apparence des insectes qu’elles
veulent attirer. Le regret de ne pas être aimée, de ne pas être
homme la virilise. Même en dehors du cas qui nous occupe, qui
n’a remarqué combien les couples les plus normaux finissent
par se ressembler, quelquefois même par interchanger leurs
qualités ? Un ancien chancelier allemand, le prince de Bulow,
avait épousé une Italienne. À la longue, sur le Pincio, on remar-
qua combien l’époux germanique avait pris de finesse ita-
lienne, et la princesse italienne de rudesse allemande. Pour
sortir jusqu’à un point excentrique des lois que nous traçons,
chacun connaît un éminent diplomate français dont l’origine
n’était rappelée que par son nom, un des plus illustres de
l’Orient. En mûrissant, en vieillissant, s’est révélé en lui
l’Oriental qu’on n’avait jamais soupçonné, et en le voyant on
regrette l’absence du fez qui le compléterait.
Pour en revenir à des mœurs fort ignorées de l’ambassadeur
dont nous venons d’évoquer la silhouette ancestralement épais-
sie, Mme de Vaugoubert réalisait le type, acquis ou prédestiné,
dont l’image immortelle est la princesse Palatine, toujours en
habit de cheval et ayant pris de son mari plus que la virilité,

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épousant les défauts des hommes qui n’aiment pas les femmes,
dénonçant dans ses lettres de commère les relations qu’ont
entre eux tous les grands seigneurs de la cour de Louis XIV.
Une des causes qui ajoutent encore à l’air masculin des
femmes telles que Mme de Vaugoubert est que l’abandon où
elles sont laissées par leur mari, la honte qu’elles en
éprouvent, flétrissent peu à peu chez elles tout ce qui est de la
femme. Elles finissent par prendre les qualités et les défauts
que le mari n’a pas. Au fur et à mesure qu’il est plus frivole,
plus efféminé, plus indiscret, elles deviennent comme l’effigie
sans charme des vertus que l’époux devrait pratiquer.
Des traces d’opprobre, d’ennui, d’indignation, ternissaient le
visage régulier de Mme de Vaugoubert. Hélas, je sentais qu’elle
me considérait avec intérêt et curiosité comme un de ces
jeunes hommes qui plaisaient à M. de Vaugoubert, et qu’elle
aurait tant voulu être maintenant que son mari vieillissant pré-
férait la jeunesse. Elle me regardait avec l’attention de ces per-
sonnes de province qui, dans un catalogue de magasin de nou-
veautés, copient la robe tailleur si seyante à la jolie personne
dessinée (en réalité la même à toutes les pages, mais multi-
pliée illusoirement en créatures différentes grâce à la diffé-
rence des poses et à la variété des toilettes.) L’attrait végétal
qui poussait vers moi Mme de Vaugoubert était si fort qu’elle
alla jusqu’à m’empoigner le bras pour que je la conduisisse
boire un verre d’orangeade. Mais je me dégageai en alléguant
que moi, qui allais bientôt partir, je ne m’étais pas fait présen-
ter encore au maître de la maison.
La distance qui me séparait de l’entrée des jardins où il cau-
sait avec quelques personnes n’était pas bien grande. Mais elle
me faisait plus peur que si pour la franchir il eût fallu s’exposer
à un feu continu. Beaucoup de femmes par qui il me semblait
que j’eusse pu me faire présenter étaient dans le jardin où,
tout en feignant une admiration exaltée, elles ne savaient pas
trop que faire. Les fêtes de ce genre sont en général antici-
pées. Elles n’ont guère de réalité que le lendemain, où elles oc-
cupent l’attention des personnes qui n’ont pas été invitées. Un
véritable écrivain, dépourvu du sot amour-propre de tant de
gens de lettres, si, lisant l’article d’un critique qui lui a tou-
jours témoigné la plus grande admiration, il voit cités les noms
d’auteurs médiocres mais pas le sien, n’a pas le loisir de

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s’arrêter à ce qui pourrait être pour lui un sujet d’étonnement,
ses livres le réclament. Mais une femme du monde n’a rien à
faire, et en voyant dans le Figaro : « Hier le prince et la prin-
cesse de Guermantes ont donné une grande soirée, etc. », elle
s’exclame : « Comment ! j’ai, il y a trois jours, causé une heure
avec Marie Gilbert sans qu’elle m’en dise rien ! » et elle se
casse la tête pour savoir ce qu’elle a pu faire aux Guermantes.
Il faut dire qu’en ce qui concernait les fêtes de la princesse,
l’étonnement était quelquefois aussi grand chez les invités que
chez ceux qui ne l’étaient pas. Car elles explosaient au moment
où on les attendait le moins, et faisaient appel à des gens que
Mme de Guermantes avait oubliés pendant des années. Et
presque tous les gens du monde sont si insignifiants que cha-
cun de leurs pareils ne prend, pour les juger, que la mesure de
leur amabilité, invité les chérit, exclu les déteste. Pour ces der-
niers, si, en effet, souvent la princesse, même s’ils étaient de
ses amis, ne les conviait pas, cela tenait souvent à sa crainte de
mécontenter « Palamède » qui les avait excommuniés. Aussi
pouvais-je être certain qu’elle n’avait pas parlé de moi à M. de
Charlus, sans quoi je ne me fusse pas trouvé là. Il s’était main-
tenant accoudé devant le jardin, à côté de l’ambassadeur d’Al-
lemagne, à la rampe du grand escalier qui ramenait dans l’hô-
tel, de sorte que les invités, malgré les trois ou quatre admira-
trices qui s’étaient groupées autour du baron et le masquaient
presque, étaient forcés de venir lui dire bonsoir. Il y répondait
en nommant les gens par leur nom. Et on entendait successive-
ment : « Bonsoir, monsieur du Hazay, bonsoir madame de La
Tour du Pin-Verclause, bonsoir madame de La Tour du Pin-
Gouvernet, bonsoir Philibert, bonsoir ma chère Ambassadrice,
etc. » Cela faisait un glapissement continu qu’interrompaient
des recommandations bénévoles ou des questions (desquelles il
n’écoutait pas la réponse), et que M. de Charlus adressait d’un
ton radouci, factice afin de témoigner l’indifférence, et bénin :
« Prenez garde que la petite n’ait pas froid, les jardins c’est
toujours un peu humide. Bonsoir madame de Brantes. Bonsoir
madame de Mecklembourg. Est-ce que la jeune fille est
venue ? A-t-elle mis la ravissante robe rose ? Bonsoir Saint-Gé-
ran. » Certes il y avait de l’orgueil dans cette attitude. M. de
Charlus savait qu’il était un Guermantes occupant une place
prépondérante dans cette fête. Mais il n’y avait pas que de

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l’orgueil, et ce mot même de fête évoquait, pour l’homme aux
dons esthétiques, le sens luxueux, curieux, qu’il peut avoir si
cette fête est donnée non chez des gens du monde, mais dans
un tableau de Carpaccio ou de Véronèse. Il est même plus pro-
bable que le prince allemand qu’était M. de Charlus devait plu-
tôt se représenter la fête qui se déroule dans Tannhäuser, et
lui-même comme le Margrave, ayant, à l’entrée de la Warburg,
une bonne parole condescendante pour chacun des invités,
tandis que leur écoulement dans le château ou le parc est salué
par la longue phrase, cent fois reprise, de la fameuse
« Marche ».
Il fallait pourtant me décider. Je reconnaissais bien sous les
arbres des femmes avec qui j’étais plus ou moins lié, mais elles
semblaient transformées parce qu’elles étaient chez la prin-
cesse et non chez sa cousine, et que je les voyais assises non
devant une assiette de Saxe mais sous les branches d’un mar-
ronnier. L’élégance du milieu n’y faisait rien. Eût-elle été infini-
ment moindre que chez « Oriane », le même trouble eût existé
en moi. Que l’électricité vienne à s’éteindre dans notre salon et
qu’on doive la remplacer par des lampes à huile, tout nous pa-
raît changé. Je fus tiré de mon incertitude par Mme de Souvré.
« Bonsoir, me dit-elle en venant à moi. Y a-t-il longtemps que
vous n’avez vu la duchesse de Guermantes ? » Elle excellait à
donner à ce genre de phrases une intonation qui prouvait
qu’elle ne les débitait pas par bêtise pure comme les gens qui,
ne sachant pas de quoi parler, vous abordent mille fois en ci-
tant une relation commune, souvent très vague. Elle eut au
contraire un fin fil conducteur du regard qui signifiait : « Ne
croyez pas que je ne vous aie pas reconnu. Vous êtes le jeune
homme que j’ai vu chez la duchesse de Guermantes. Je me rap-
pelle très bien. » Malheureusement cette protection qu’éten-
dait sur moi cette phrase d’apparence stupide et d’intention
délicate était extrêmement fragile et s’évanouit aussitôt que je
voulus en user. Madame de Souvré avait l’art, s’il s’agissait
d’appuyer une sollicitation auprès de quelqu’un de puissant, de
paraître à la fois aux yeux du solliciteur le recommander, et
aux yeux du haut personnage ne pas recommander ce sollici-
teur, de manière que ce geste à double sens lui ouvrait un cré-
dit de reconnaissance envers ce dernier sans lui créer aucun
débit vis-à-vis de l’autre. Encouragé par la bonne grâce de

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cette dame à lui demander de me présenter à M. de Guer-
mantes, elle profita d’un moment où les regards du maître de
maison n’étaient pas tournés vers nous, me prit maternelle-
ment par les épaules et, souriant à la figure détournée du
prince qui ne pouvait pas la voir, elle me poussa vers lui d’un
mouvement prétendu protecteur et volontairement inefficace
qui me laissa en panne presque à mon point de départ. Telle
est la lâcheté des gens du monde.
Celle d’une dame qui vint me dire bonjour en m’appelant par
mon nom fut plus grande encore. Je cherchais à retrouver le
sien tout en lui parlant ; je me rappelais très bien avoir dîné
avec elle, je me rappelais des mots qu’elle avait dits. Mais mon
attention, tendue vers la région intérieure où il y avait ces sou-
venirs d’elle, ne pouvait y découvrir ce nom. Il était là pour-
tant. Ma pensée avait engagé comme une espèce de jeu avec
lui pour saisir ses contours, la lettre par laquelle il commen-
çait, et l’éclairer enfin tout entier. C’était peine perdue, je sen-
tais à peu près sa masse, son poids, mais pour ses formes, les
confrontant au ténébreux captif blotti dans la nuit intérieure, je
me disais : « Ce n’est pas cela. » Certes mon esprit aurait pu
créer les noms les plus difficiles. Par malheur il n’avait pas à
créer mais à reproduire. Toute action de l’esprit est aisée si
elle n’est pas soumise au réel. Là, j’étais forcé de m’y sou-
mettre. Enfin d’un coup le nom vint tout entier : « Madame
d’Arpajon. » J’ai tort de dire qu’il vint, car il ne m’apparut pas,
je crois, dans une propulsion de lui-même. Je ne pense pas non
plus que les légers et nombreux souvenirs qui se rapportaient
à cette dame, et auxquels je ne cessais de demander de m’ai-
der (par des exhortations comme celle-ci : « Voyons, c’est cette
dame qui est amie de Mme de Souvré, qui éprouve à l’endroit
de Victor Hugo une admiration si naïve, mêlée de tant d’effroi
et d’horreur »), je ne crois pas que tous ces souvenirs, voletant
entre moi et son nom, aient servi en quoi que ce soit à le ren-
flouer. Dans ce grand « cache-cache » qui se joue dans la mé-
moire quand on veut retrouver un nom, il n’y a pas une série
d’approximations graduées. On ne voit rien, puis tout d’un
coup apparaît le nom exact et fort différent de ce qu’on croyait
deviner. Ce n’est pas lui qui est venu à nous. Non, je crois plu-
tôt qu’au fur et à mesure que nous vivons, nous passons notre
temps à nous éloigner de la zone où un nom est distinct, et

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c’est par un exercice de ma volonté et de mon attention, qui
augmentait l’acuité de mon regard intérieur, que tout d’un
coup j’avais percé la demi-obscurité et vu clair. En tout cas, s’il
y a des transitions entre l’oubli et le souvenir, alors ces transi-
tions sont inconscientes. Car les noms d’étape par lesquels
nous passons, avant de trouver le nom vrai, sont, eux, faux, et
ne nous rapprochent en rien de lui. Ce ne sont même pas à pro-
prement parler des noms, mais souvent de simples consonnes
et qui ne se retrouvent pas dans le nom retrouvé. D’ailleurs ce
travail de l’esprit passant du néant à la réalité est si mysté-
rieux, qu’il est possible, après tout, que ces consonnes fausses
soient des perches préalables, maladroitement tendues pour
nous aider à nous accrocher au nom exact. « Tout ceci, dira le
lecteur, ne nous apprend rien sur le manque de complaisance
de cette dame ; mais puisque vous vous êtes si longtemps
arrêté, laissez-moi, monsieur l’auteur, vous faire perdre une
minute de plus pour vous dire qu’il est fâcheux que, jeune
comme vous l’étiez (ou comme était votre héros s’il n’est pas
vous), vous eussiez déjà si peu de mémoire, que de ne pouvoir
vous rappeler le nom d’une dame que vous connaissiez fort
bien. » C’est très fâcheux en effet, monsieur le lecteur. Et plus
triste que vous croyez quand on y sent l’annonce du temps où
les noms et les mots disparaîtront de la zone claire de la pen-
sée, et où il faudra, pour jamais, renoncer à se nommer à soi-
même ceux qu’on a le mieux connus. C’est fâcheux en effet
qu’il faille ce labeur dès la jeunesse pour retrouver des noms
qu’on connaît bien. Mais si cette infirmité ne se produisait que
pour des noms à peine connus, très naturellement oubliés, et
dont on ne voulût pas prendre la fatigue de se souvenir, cette
infirmité-là ne serait pas sans avantages. « Et lesquels, je vous
prie ? » Hé, monsieur, c’est que le mal seul fait remarquer et
apprendre et permet de décomposer les mécanismes que sans
cela on ne connaîtrait pas. Un homme qui chaque soir tombe
comme une masse dans son lit et ne vit plus jusqu’au moment
de s’éveiller et de se lever, cet homme-là songera-t-il jamais à
faire, sinon de grandes découvertes, au moins de petites re-
marques sur le sommeil ? À peine sait-il s’il dort. Un peu d’in-
somnie n’est pas inutile pour apprécier le sommeil, projeter
quelque lumière dans cette nuit. Une mémoire sans défaillance
n’est pas un très puissant excitateur à étudier les phénomènes

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de mémoire. « Enfin, Mme d’Arpajon vous présenta-t-elle au
prince ? » Non, mais taisez-vous et laissez-moi reprendre mon
récit.
Mme d’Arpajon fut plus lâche encore que Mme de Souvré,
mais sa lâcheté avait plus d’excuses. Elle savait qu’elle avait
toujours eu peu de pouvoir dans la société. Ce pouvoir avait été
encore affaibli par la liaison qu’elle avait eue avec le duc de
Guermantes ; l’abandon de celui-ci y porta le dernier coup. La
mauvaise humeur que lui causa ma demande de me présenter
au Prince détermina chez elle un silence qu’elle eut la naïveté
de croire un semblant de n’avoir pas entendu ce que j’avais dit.
Elle ne s’aperçut même pas que la colère lui faisait froncer les
sourcils. Peut-être au contraire s’en aperçut-elle, ne se soucia
pas de la contradiction, et s’en servit pour la leçon de discré-
tion qu’elle pouvait me donner sans trop de grossièreté, je
veux dire une leçon muette et qui n’était pas pour cela moins
éloquente.
D’ailleurs, Mme d’Arpajon était fort contrariée ; beaucoup de
regards s’étant levés vers un balcon Renaissance à l’angle du-
quel, au lieu des statues monumentales qu’on y avait appli-
quées si souvent à cette époque, se penchait, non moins sculp-
turale qu’elles, la magnifique duchesse de Surgis-le-Duc, celle
qui venait de succéder à Mme d’Arpajon dans le cœur de Basin
de Guermantes. Sous le léger tulle blanc qui la protégeait de la
fraîcheur nocturne on voyait, souple, son corps envolé de
Victoire.
Je n’avais plus recours qu’auprès de M. de Charlus, rentré
dans une pièce du bas, laquelle accédait au jardin. J’eus tout le
loisir (comme il feignait d’être absorbé dans une partie de
whist simulée qui lui permettait de ne pas avoir l’air de voir les
gens) d’admirer la volontaire et artiste simplicité de son frac
qui, par des riens qu’un couturier seul eût discernés, avait l’air
d’une « Harmonie » noir et blanc de Whistler ; noir, blanc et
rouge plutôt, car M. de Charlus portait, suspendue à un large
cordon au jabot de l’habit, la croix en émail blanc, noir et
rouge de Chevalier de l’Ordre religieux de Malte. À ce moment
la partie du baron fut interrompue par Mme de Gallardon,
conduisant son neveu, le vicomte de Courvoisier, jeune homme
d’une jolie figure et d’un air impertinent : « Mon cousin, dit
Mme de Gallardon, permettez-moi de vous présenter mon

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neveu Adalbert. Adalbert, tu sais, le fameux oncle Palamède
dont tu entends toujours parler. – Bonsoir, madame de Gallar-
don », répondit M. de Charlus. Et il ajouta sans même regarder
le jeune homme : « Bonsoir, Monsieur », d’un air bourru et
d’une voix si violemment impolie, que tout le monde en fut
stupéfait. Peut-être M. de Charlus, sachant que Mme de Gallar-
don avait des doutes sur ses mœurs et n’avait pu résister une
fois au plaisir d’y faire une allusion, tenait-il à couper court à
tout ce qu’elle aurait pu broder sur un accueil aimable fait à
son neveu, en même temps qu’à faire une retentissante profes-
sion d’indifférence à l’égard des jeunes gens ; peut-être
n’avait-il pas trouvé que ledit Adalbert eût répondu aux paroles
de sa tante par un air suffisamment respectueux ; peut-être,
désireux de pousser plus tard sa pointe avec un aussi agréable
cousin, voulait-il se donner les avantages d’une agression préa-
lable, comme les souverains qui, avant d’engager une action di-
plomatique, l’appuient d’une action militaire.
Il n’était pas aussi difficile que je le croyais que M. de Char-
lus accédât à ma demande de me présenter. D’une part, au
cours de ces vingt dernières années, ce Don Quichotte s’était
battu contre tant de moulins à vent (souvent des parents qu’il
prétendait s’être mal conduits à son égard), il avait avec tant
de fréquence interdit « comme une personne impossible à re-
cevoir » d’être invité chez tels ou telles Guermantes, que ceux-
ci commençaient à avoir peur de se brouiller avec tous les gens
qu’ils aimaient, de se priver, jusqu’à leur mort, de la fréquenta-
tion de certains nouveaux venus dont ils étaient curieux, pour
épouser les rancunes tonnantes mais inexpliquées d’un beau-
frère ou cousin qui aurait voulu qu’on abandonnât pour lui
femme, frère, enfants. Plus intelligent que les autres Guer-
mantes, M. de Charlus s’apercevait qu’on ne tenait plus
compte de ses exclusives qu’une fois sur deux, et, anticipant
l’avenir, craignant qu’un jour ce fût de lui qu’on se privât, il
avait commencé à faire la part du feu, à baisser, comme on dit,
ses prix. De plus, s’il avait la faculté de donner pour des mois,
des années, une vie identique à un être détesté – à celui-là il
n’eût pas toléré qu’on adressât une invitation, et se serait plu-
tôt battu comme un portefaix avec une reine, la qualité de ce
qui lui faisait obstacle ne comptant plus pour lui – en revanche
il avait de trop fréquentes explosions de colère pour qu’elles ne

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fussent pas assez fragmentaires. « L’imbécile, le méchant
drôle ! on va vous remettre cela à sa place, le balayer dans
l’égout où malheureusement il ne sera pas inoffensif pour la sa-
lubrité de la ville », hurlait-il, même seul chez lui, à la lecture
d’une lettre qu’il jugeait irrévérente, ou en se rappelant un
propos qu’on lui avait redit. Mais une nouvelle colère contre un
second imbécile dissipait l’autre, et pour peu que le premier se
montrât déférent, la crise occasionnée par lui était oubliée,
n’ayant pas assez duré pour faire un fond de haine où
construire. Aussi, peut-être eusse-je – malgré sa mauvaise hu-
meur contre moi – réussi auprès de lui quand je lui demandai
de me présenter au Prince, si je n’avais pas eu la malheureuse
idée d’ajouter par scrupule, et pour qu’il ne pût pas me suppo-
ser l’indélicatesse d’être entré à tout hasard en comptant sur
lui pour me faire rester : « Vous savez que je les connais très
bien, la Princesse a été très gentille pour moi. – Hé bien, si
vous les connaissez, en quoi avez-vous besoin de moi pour vous
présenter », me répondit-il d’un ton claquant, et, me tournant
le dos, il reprit sa partie feinte avec le Nonce, l’ambassadeur
d’Allemagne et un personnage que je ne connaissais pas.
Alors, du fond de ces jardins où jadis le duc d’Aiguillon faisait
élever les animaux rares, vint jusqu’à moi, par les portes
grandes ouvertes, le bruit d’un reniflement qui humait tant
d’élégances et n’en voulait rien laisser perdre. Le bruit se rap-
procha, je me dirigeai à tout hasard dans sa direction, si bien
que le mot « bonsoir » fut susurré à mon oreille par M. de
Bréauté, non comme le son ferrailleux et ébréché d’un couteau
qu’on repasse pour l’aiguiser, encore moins comme le cri du
marcassin dévastateur des terres cultivées, mais comme la voix
d’un sauveur possible. Moins puissant que Mme de Souvré,
mais moins foncièrement atteint qu’elle d’inserviabilité, beau-
coup plus à l’aise avec le Prince que ne l’était Mme d’Arpajon,
se faisant peut-être des illusions sur ma situation dans le mi-
lieu des Guermantes, ou peut-être la connaissant mieux que
moi, j’eus pourtant, les premières secondes, quelque peine à
capter son attention, car, les papilles du nez frétillantes, les na-
rines dilatées, il faisait face de tous côtés, écarquillant curieu-
sement son monocle comme s’il s’était trouvé devant cinq
cents chefs-d’œuvre. Mais ayant entendu ma demande, il l’ac-
cueillit avec satisfaction, me conduisit vers le Prince et me

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présenta à lui d’un air friand, cérémonieux et vulgaire, comme
s’il lui avait passé, en les recommandant, une assiette de petits
fours. Autant l’accueil du duc de Guermantes était, quand il le
voulait, aimable, empreint de camaraderie, cordial et familier,
autant je trouvai celui du Prince compassé, solennel, hautain. Il
me sourit à peine, m’appela gravement : « Monsieur ». J’avais
souvent entendu le duc se moquer de la morgue de son cousin.
Mais aux premiers mots qu’il me dit et qui, par leur froideur et
leur sérieux faisaient le plus entier contraste avec le langage
de Basin, je compris tout de suite que l’homme foncièrement
dédaigneux était le duc qui vous parlait dès la première visite
de « pair à compagnon », et que des deux cousins celui qui
était vraiment simple c’était le Prince. Je trouvai dans sa ré-
serve un sentiment plus grand, je ne dirai pas d’égalité, car ce
n’eût pas été concevable pour lui, au moins de la considération
qu’on peut accorder à un inférieur, comme il arrive dans tous
les milieux fortement hiérarchisés, au Palais par exemple, dans
une Faculté, où un procureur général ou un « doyen »
conscients de leur haute charge cachent peut-être plus de sim-
plicité réelle et, quand on les connaît davantage, plus de bonté,
de simplicité vraie, de cordialité, dans leur hauteur tradition-
nelle que de plus modernes dans l’affectation de la camarade-
rie badine. « Est-ce que vous comptez suivre la carrière de
monsieur votre père », me dit-il d’un air distant, mais d’intérêt.
Je répondis sommairement à sa question, comprenant qu’il ne
l’avait posée que par bonne grâce, et je m’éloignai pour le lais-
ser accueillir les nouveaux arrivants.
J’aperçus Swann, voulus lui parler, mais à ce moment je vis
que le prince de Guermantes, au lieu de recevoir sur place le
bonsoir du mari d’Odette, l’avait aussitôt, avec la puissance
d’une pompe aspirante, entraîné avec lui au fond du jardin,
même, dirent certaines personnes, « afin de le mettre à la
porte ».
Tellement distrait dans le monde que je n’appris que le sur-
lendemain, par les journaux, qu’un orchestre tchèque avait
joué toute la soirée et que, de minute en minute, s’étaient suc-
cédé les feux de Bengale, je retrouvai quelque faculté d’atten-
tion à la pensée d’aller voir le célèbre jet d’eau d’Hubert
Robert.

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Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont plu-
sieurs étaient aussi anciens que lui, planté à l’écart, on le
voyait de loin, svelte, immobile, durci, ne laissant agiter par la
brise que la retombée plus légère de son panache pâle et fré-
missant. Le XVIIIe siècle avait épuré l’élégance de ses lignes,
mais, fixant le style du jet, semblait en avoir arrêté la vie ; à
cette distance on avait l’impression de l’art plutôt que la sensa-
tion de l’eau. Le nuage humide lui-même qui s’amoncelait per-
pétuellement à son faîte gardait le caractère de l’époque
comme ceux qui dans le ciel s’assemblent autour des palais de
Versailles. Mais de près on se rendait compte que, tout en res-
pectant, comme les pierres d’un palais antique, le dessin préa-
lablement tracé, c’était des eaux toujours nouvelles qui, s’élan-
çant et voulant obéir aux ordres anciens de l’architecte, ne les
accomplissaient exactement qu’en paraissant les violer, leurs
mille bonds épars pouvant seuls donner à distance l’impression
d’un unique élan. Celui-ci était en réalité aussi souvent inter-
rompu que l’éparpillement de la chute, alors que, de loin, il
m’avait paru infléchissable, dense, d’une continuité sans la-
cune. D’un peu près, on voyait que cette continuité, en appa-
rence toute linéaire, était assurée à tous les points de l’ascen-
sion du jet, partout où il aurait dû se briser, par l’entrée en
ligne, par la reprise latérale d’un jet parallèle qui montait plus
haut que le premier et était lui-même, à une plus grande hau-
teur, mais déjà fatigante pour lui, relevé par un troisième. De
près, des gouttes sans force retombaient de la colonne d’eau
en croisant au passage leurs sœurs montantes, et, parfois dé-
chirées, saisies dans un remous de l’air troublé par ce jaillisse-
ment sans trêve, flottaient avant d’être chavirées dans le bas-
sin. Elles contrariaient de leurs hésitations, de leur trajet en
sens inverse, et estompaient de leur molle vapeur la rectitude
et la tension de cette tige, portant au-dessus de soi un nuage
oblong fait de mille gouttelettes, mais en apparence peint en
brun doré et immuable, qui montait, infrangible, immobile,
élancé et rapide, s’ajouter aux nuages du ciel. Malheureuse-
ment un coup de vent suffisait à l’envoyer obliquement sur la
terre ; parfois même un simple jet désobéissant divergeait et,
si elle ne s’était pas tenue à une distance respectueuse, aurait
mouillé jusqu’aux moelles la foule imprudente et
contemplative.

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Un de ces petits accidents, qui ne se produisaient guère
qu’au moment où la brise s’élevait, fut assez désagréable. On
avait fait croire à Mme d’Arpajon que le duc de Guermantes –
en réalité non encore arrivé – était avec Mme de Surgis dans
les galeries de marbre rose où on accédait par la double colon-
nade, creusée à l’intérieur, qui s’élevait de la margelle du bas-
sin. Or, au moment où Mme d’Arpajon allait s’engager dans
l’une des colonnades, un fort coup de chaude brise tordit le jet
d’eau et inonda si complètement la belle dame que, l’eau dé-
goulinante de son décolletage dans l’intérieur de sa robe, elle
fut aussi trempée que si on l’avait plongée dans un bain. Alors,
non loin d’elle, un grognement scandé retentit assez fort pour
pouvoir se faire entendre à toute une armée et pourtant pro-
longé par période comme s’il s’adressait non pas à l’ensemble,
mais successivement à chaque partie des troupes ; c’était le
grand-duc Wladimir qui riait de tout son cœur en voyant l’im-
mersion de Mme d’Arpajon, une des choses les plus gaies,
aimait-il à dire ensuite, à laquelle il eût assisté de toute sa vie.
Comme quelques personnes charitables faisaient remarquer au
Moscovite qu’un mot de condoléances de lui serait peut-être
mérité et ferait plaisir à cette femme qui, malgré sa quaran-
taine bien sonnée, et tout en s’épongeant avec son écharpe,
sans demander le secours de personne, se dégageait malgré
l’eau qui souillait malicieusement la margelle de la vasque, le
Grand-Duc, qui avait bon cœur, crut devoir s’exécuter et, les
derniers roulements militaires du rire à peine apaisés, on en-
tendit un nouveau grondement plus violent encore que l’autre.
« Bravo, la vieille ! » s’écriait-il en battant des mains comme au
théâtre. Mme d’Arpajon ne fut pas sensible à ce qu’on vantât sa
dextérité aux dépens de sa jeunesse. Et comme quelqu’un lui
disait, assourdi par le bruit de l’eau, que dominait pourtant le
tonnerre de Monseigneur : « Je crois que Son Altesse Impériale
vous a dit quelque chose », « Non ! c’était à Mme de Souvré »,
répondit-elle.
Je traversai les jardins et remontai l’escalier où l’absence du
Prince, disparu à l’écart avec Swann, grossissait autour de M.
de Charlus la foule des invités, de même que, quand Louis XIV
n’était pas à Versailles, il y avait plus de monde chez Monsieur,
son frère. Je fus arrêté au passage par le baron, tandis que

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derrière moi deux dames et un jeune homme s’approchaient
pour lui dire bonjour.
« C’est gentil de vous voir ici », me dit-il, en me tendant la
main. « Bonsoir madame de la Trémoïlle, bonsoir ma chère
Herminie. » Mais sans doute le souvenir de ce qu’il m’avait dit
sur son rôle de chef dans l’hôtel Guermantes lui donnait le dé-
sir de paraître éprouver à l’endroit de ce qui le mécontentait,
mais qu’il n’avait pu empêcher, une satisfaction à laquelle son
impertinence de grand seigneur et son égaillement d’hysté-
rique donnèrent immédiatement une forme d’ironie excessive :
« C’est gentil, reprit-il, mais c’est surtout bien drôle. » Et il se
mit à pousser des éclats de rire qui semblèrent à la fois témoi-
gner de sa joie et de l’impuissance où la parole humaine était
de l’exprimer. Cependant que certaines personnes, sachant
combien il était à la fois difficile d’accès et propre aux
« sorties » insolentes, s’approchaient avec curiosité et, avec un
empressement presque indécent, prenaient leurs jambes à leur
cou. « Allons, ne vous fâchez pas, me dit-il, en me touchant
doucement l’épaule, vous savez que je vous aime bien. Bonsoir
Antioche, bonsoir Louis-René. Avez-vous été voir le jet d’eau ?
me demanda-t-il sur un ton plus affirmatif que questionneur.
C’est bien joli, n’est-ce pas ? C’est merveilleux. Cela pourrait
être encore mieux, naturellement, en supprimant certaines
choses, et alors il n’y aurait rien de pareil, en France. Mais tel
que c’est, c’est déjà parmi les choses les mieux. Bréauté vous
dira qu’on a eu tort de mettre des lampions, pour tâcher de
faire oublier que c’est lui qui a eu cette idée absurde. Mais, en
somme, il n’a réussi que très peu à enlaidir. C’est beaucoup
plus difficile de défigurer un chef-d’œuvre que de le créer.
Nous nous doutions du reste déjà vaguement que Bréauté était
moins puissant qu’Hubert Robert. »
Je repris la file des visiteurs qui entraient dans l’hôtel. « Est-
ce qu’il y a longtemps que vous avez vu ma délicieuse cousine
Oriane ? » me demanda la Princesse qui avait depuis peu dé-
serté son fauteuil à l’entrée, et avec qui je retournais dans les
salons. « Elle doit venir ce soir, je l’ai vue cet après-midi, ajou-
ta la maîtresse de maison. Elle me l’a promis. Je crois du reste
que vous dînez avec nous deux chez la reine d’Italie, à l’ambas-
sade, jeudi. Il y aura toutes les Altesses possibles, ce sera très
intimidant. » Elles ne pouvaient nullement intimider la

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princesse de Guermantes, de laquelle les salons en foison-
naient et qui disait : « Mes petits Cobourg » comme elle eût
dit : « Mes petits chiens ». Aussi, Mme de Guermantes dit-elle :
« Ce sera très intimidant », par simple bêtise, qui, chez les
gens du monde, l’emporte encore sur la vanité. À l’égard de sa
propre généalogie, elle en savait moins qu’un agrégé
d’histoire. Pour ce qui concernait ses relations, elle tenait à
montrer qu’elle connaissait les surnoms qu’on leur avait don-
nés. M’ayant demandé si je dînais la semaine suivante chez la
marquise de la Pommelière, qu’on appelait souvent « la
Pomme », la Princesse, ayant obtenu de moi une réponse néga-
tive, se tut pendant quelques instants. Puis, sans aucune autre
raison qu’un étalage voulu d’érudition involontaire, de banalité
et de conformité à l’esprit général, elle ajouta : « C’est une as-
sez agréable femme, la Pomme ! »
Tandis que la Princesse causait avec moi, faisaient précisé-
ment leur entrée le duc et la duchesse de Guermantes ! Mais je
ne pus d’abord aller au-devant d’eux, car je fus happé au pas-
sage par l’ambassadrice de Turquie, laquelle, me désignant la
maîtresse de maison que je venais de quitter, s’écria en m’em-
poignant par le bras : « Ah ! quelle femme délicieuse que la
Princesse ! Quel être supérieur à tous ! Il me semble que si
j’étais un homme, ajouta-t-elle, avec un peu de bassesse et de
sensualité orientales, je vouerais ma vie à cette céleste créa-
ture. » Je répondis qu’elle me semblait charmante en effet,
mais que je connaissais plus sa cousine la duchesse. « Mais il
n’y a aucun rapport, me dit l’ambassadrice. Oriane est une
charmante femme du monde qui tire son esprit de Mémé et de
Babal, tandis que Marie-Gilbert, c’est quelqu’un. »
Je n’aime jamais beaucoup qu’on me dise ainsi sans réplique
ce que je dois penser des gens que je connais. Et il n’y avait au-
cune raison pour que l’ambassadrice de Turquie eût sur la va-
leur de la duchesse de Guermantes un jugement plus sûr que
le mien. D’autre part, ce qui expliquait aussi mon agacement
contre l’ambassadrice, c’est que les défauts d’une simple
connaissance, et même d’un ami, sont pour nous de vrais poi-
sons, contre lesquels nous sommes heureusement
« mithridatés ».
Mais, sans apporter le moindre appareil de comparaison
scientifique et parler d’anaphylaxie, disons qu’au sein de nos

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relations amicales ou purement mondaines, il y a une hostilité
momentanément guérie, mais récurrente, par accès. Habituel-
lement on souffre peu de ces poisons tant que les gens sont
« naturels ». En disant « Babal », « Mémé », pour désigner des
gens qu’elle ne connaissait pas, l’ambassadrice de Turquie sus-
pendait les effets du « mithridatisme » qui, d’ordinaire, me la
rendait tolérable. Elle m’agaçait, ce qui était d’autant plus in-
juste qu’elle ne parlait pas ainsi pour faire mieux croire qu’elle
était intime de « Mémé », mais à cause d’une instruction trop
rapide qui lui faisait nommer ces nobles seigneurs selon ce
qu’elle croyait la coutume du pays. Elle avait fait ses classes en
quelques mois et n’avait pas suivi la filière. Mais en y réfléchis-
sant je trouvais à mon déplaisir de rester auprès de l’ambassa-
drice une autre raison. Il n’y avait pas si longtemps que chez
« Oriane » cette même personnalité diplomatique m’avait dit,
d’un air motivé et sérieux, que la princesse de Guermantes lui
était franchement antipathique. Je crus bon de ne pas m’arrê-
ter à ce revirement : l’invitation à la fête de ce soir l’avait ame-
né. L’ambassadrice était parfaitement sincère en me disant
que la princesse de Guermantes était une créature sublime.
Elle l’avait toujours pensé. Mais n’ayant jamais été jusqu’ici in-
vitée chez la princesse, elle avait cru devoir donner à ce genre
de non-invitation la forme d’une abstention volontaire par prin-
cipes. Maintenant qu’elle avait été conviée et vraisemblable-
ment le serait désormais, sa sympathie pouvait librement s’ex-
primer. Il n’y a pas besoin, pour expliquer les trois quarts des
opinions qu’on porte sur les gens, d’aller jusqu’au dépit amou-
reux, jusqu’à l’exclusion du pouvoir politique. Le jugement
reste incertain : une invitation refusée ou reçue le détermine.
Au reste, l’ambassadrice de Turquie, comme disait la princesse
de Guermantes qui passa avec moi l’inspection des salons,
« faisait bien ». Elle était surtout fort utile. Les étoiles véri-
tables du monde sont fatiguées d’y paraître. Celui qui est cu-
rieux de les apercevoir doit souvent émigrer dans un autre hé-
misphère, où elles sont à peu près seules. Mais les femmes pa-
reilles à l’ambassadrice ottomane, toutes récentes dans le
monde, ne laissent pas d’y briller pour ainsi dire partout à la
fois. Elles sont utiles à ces sortes de représentations qui s’ap-
pellent une soirée, un raout, et où elles se feraient traîner, mo-
ribondes, plutôt que d’y manquer. Elles sont les figurantes sur

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qui on peut toujours compter, ardentes à ne jamais manquer
une fête. Aussi, les sots jeunes gens, ignorant que ce sont de
fausses étoiles, voient-ils en elles les reines du chic, tandis qu’il
faudrait une leçon pour leur expliquer en vertu de quelles rai-
sons Mme Standish, ignorée d’eux et peignant des coussins,
loin du monde, est au moins une aussi grande dame que la du-
chesse de Doudeauville.
Dans l’ordinaire de la vie, les yeux de la duchesse de Guer-
mantes étaient distraits et un peu mélancoliques, elle les fai-
sait briller seulement d’une flamme spirituelle chaque fois
qu’elle avait à dire bonjour à quelque ami ; absolument comme
si celui-ci avait été quelque mot d’esprit, quelque trait char-
mant, quelque régal pour délicats dont la dégustation a mis
une expression de finesse et de joie sur le visage du connais-
seur. Mais pour les grandes soirées, comme elle avait trop de
bonjours à dire, elle trouvait qu’il eût été fatigant, après cha-
cun d’eux, d’éteindre à chaque fois la lumière. Tel un gourmet
de littérature, allant au théâtre voir une nouveauté d’un des
maîtres de la scène, témoigne sa certitude de ne pas passer
une mauvaise soirée en ayant déjà, tandis qu’il remet ses af-
faires à l’ouvreuse, sa lèvre ajustée pour un sourire sagace, son
regard avivé pour une approbation malicieuse ; ainsi c’était
dès son arrivée que la duchesse allumait pour toute la soirée.
Et tandis qu’elle donnait son manteau du soir, d’un magnifique
rouge Tiepolo, lequel laissa voir un véritable carcan de rubis
qui enfermait son cou, après avoir jeté sur sa robe ce dernier
regard rapide, minutieux et complet de couturière qui est celui
d’une femme du monde, Oriane s’assura du scintillement de
ses yeux non moins que de ses autres bijoux. Quelques
« bonnes langues » comme M. de Janville eurent beau se préci-
piter sur le duc pour l’empêcher d’entrer : « Mais vous ignorez
donc que le pauvre Mama est à l’article de la mort ? On vient
de l’administrer. – Je le sais, je le sais, répondit M. de Guer-
mantes en refoulant le fâcheux pour entrer. Le viatique a pro-
duit le meilleur effet », ajouta-t-il en souriant de plaisir à la
pensée de la redoute à laquelle il était décidé de ne pas man-
quer après la soirée du prince. « Nous ne voulions pas qu’on
sût que nous étions rentrés », me dit la duchesse. Elle ne se
doutait pas que la princesse avait d’avance infirmé cette parole
en me racontant qu’elle avait vu un instant sa cousine qui lui

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avait promis de venir. Le duc, après un long regard dont pen-
dant cinq minutes il accabla sa femme : « J’ai raconté à Oriane
les doutes que vous aviez. » Maintenant qu’elle voyait qu’ils
n’étaient pas fondés et qu’elle n’avait aucune démarche à faire
pour essayer de les dissiper, elle les déclara absurdes, me plai-
santa longuement. « Cette idée de croire que vous n’étiez pas
invité ! Et puis, il y avait moi. Croyez-vous que je n’aurais pas
pu vous faire inviter chez ma cousine ? » Je dois dire qu’elle fit
souvent, dans la suite, des choses bien plus difficiles pour moi ;
néanmoins je me gardai de prendre ses paroles dans ce sens
que j’avais été trop réservé. Je commençais à connaître
l’exacte valeur du langage parlé ou muet de l’amabilité aristo-
cratique, amabilité heureuse de verser un baume sur le senti-
ment d’infériorité de ceux à l’égard desquels elle s’exerce,
mais pas pourtant jusqu’au point de la dissiper, car dans ce cas
elle n’aurait plus de raison d’être. « Mais vous êtes notre égal,
sinon mieux », semblaient, par toutes leurs actions, dire les
Guermantes ; et ils le disaient de la façon la plus gentille que
l’on puisse imaginer, pour être aimés, admirés, mais non pour
être crus ; qu’on démêlât le caractère fictif de cette amabilité,
c’est ce qu’ils appelaient être bien élevés ; croire l’amabilité
réelle, c’était la mauvaise éducation. Je reçus du reste à peu de
temps de là une leçon qui acheva de m’enseigner, avec la plus
parfaite exactitude, l’extension et les limites de certaines
formes de l’amabilité aristocratique. C’était à une matinée don-
née par la duchesse de Montmorency pour la reine d’Angle-
terre ; il y eut une espèce de petit cortège pour aller au buffet,
et en tête marchait la souveraine ayant à son bras le duc de
Guermantes. J’arrivai à ce moment-là. De sa main libre, le duc
me fit au moins à quarante mètres de distance mille signes
d’appel et d’amitié, et qui avaient l’air de vouloir dire que je
pouvais m’approcher sans crainte, que je ne serais pas mangé
tout cru à la place des sandwichs. Mais moi, qui commençais à
me perfectionner dans le langage des cours, au lieu de me rap-
procher même d’un seul pas, à mes quarante mètres de dis-
tance je m’inclinai profondément, mais sans sourire, comme
j’aurais fait devant quelqu’un que j’aurais à peine connu, puis
continuai mon chemin en sens opposé. J’aurais pu écrire un
chef-d’œuvre, les Guermantes m’en eussent moins fait d’hon-
neur que de ce salut. Non seulement il ne passa pas inaperçu

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aux yeux du duc, qui ce jour-là pourtant eut à répondre à plus
de cinq cents personnes, mais à ceux de la duchesse, laquelle,
ayant rencontré ma mère, le lui raconta en se gardant bien de
lui dire que j’avais eu tort, que j’aurais dû m’approcher. Elle lui
dit que son mari avait été émerveillé de mon salut, qu’il était
impossible d’y faire tenir plus de choses. On ne cessa de trou-
ver à ce salut toutes les qualités, sans mentionner toutefois
celle qui avait paru la plus précieuse, à savoir qu’il avait été
discret, et on ne cessa pas non plus de me faire des compli-
ments dont je compris qu’ils étaient encore moins une récom-
pense pour le passé qu’une indication pour l’avenir, à la façon
de celle délicatement fournie à ses élèves par le directeur d’un
établissement d’éducation : « N’oubliez pas, mes chers enfants,
que ces prix sont moins pour vous que pour vos parents, afin
qu’ils vous renvoient l’année prochaine. » C’est ainsi que Mme
de Marsantes, quand quelqu’un d’un monde différent entrait
dans son milieu, vantait devant lui les gens discrets « qu’on
trouve quand on va les chercher et qui se font oublier le reste
du temps », comme on prévient, sous une forme indirecte, un
domestique qui sent mauvais que l’usage des bains est parfait
pour la santé.
Pendant que, avant même qu’elle eût quitté le vestibule, je
causais avec Mme de Guermantes, j’entendis une voix d’une
sorte qu’à l’avenir je devais, sans erreur possible, discerner.
C’était, dans le cas particulier, celle de M. de Vaugoubert cau-
sant avec M. de Charlus. Un clinicien n’a même pas besoin que
le malade en observation soulève sa chemise ni d’écouter la
respiration, la voix suffit. Combien de fois plus tard fus-je frap-
pé dans un salon par l’intonation ou le rire de tel homme, qui
pourtant copiait exactement le langage de sa profession ou les
manières de son milieu, affectant une distinction sévère ou une
familière grossièreté, mais dont la voix fausse me suffisait pour
apprendre : « C’est un Charlus », à mon oreille exercée,
comme le diapason d’un accordeur. À ce moment tout le per-
sonnel d’une ambassade passa, lequel salua M. de Charlus.
Bien que ma découverte du genre de maladie en question datât
seulement du jour même (quand j’avais aperçu M. de Charlus
et Jupien), je n’aurais pas eu besoin, pour donner un diagnos-
tic, de poser des questions, d’ausculter. Mais M. de Vaugou-
bert causant avec M. de Charlus parut incertain. Pourtant il

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aurait dû savoir à quoi s’en tenir après les doutes de l’adoles-
cence. L’inverti se croit seul de sa sorte dans l’univers ; plus
tard seulement, il se figure – autre exagération – que l’excep-
tion unique, c’est l’homme normal. Mais, ambitieux et timoré,
M. de Vaugoubert ne s’était pas livré depuis bien longtemps à
ce qui eût été pour lui le plaisir. La carrière diplomatique avait
eu sur sa vie l’effet d’une entrée dans les ordres. Combinée
avec l’assiduité à l’École des Sciences politiques, elle l’avait
voué depuis ses vingt ans à la chasteté du chrétien. Aussi,
comme chaque sens perd de sa force et de sa vivacité, s’atro-
phie quand il n’est plus mis en usage, M. de Vaugoubert, de
même que l’homme civilisé qui ne serait plus capable des exer-
cices de force, de la finesse d’ouïe de l’homme des cavernes,
avait perdu la perspicacité spéciale qui se trouvait rarement en
défaut chez M. de Charlus ; et aux tables officielles, soit à Pa-
ris, soit à l’étranger, le ministre plénipotentiaire n’arrivait
même plus à reconnaître ceux qui, sous le déguisement de
l’uniforme, étaient au fond ses pareils. Quelques noms que pro-
nonça M. de Charlus, indigné si on le citait pour ses goûts,
mais toujours amusé de faire connaître ceux des autres, cau-
sèrent à M. de Vaugoubert un étonnement délicieux. Non
qu’après tant d’années il songeât à profiter d’aucune aubaine.
Mais ces révélations rapides, pareilles à celles qui dans les tra-
gédies de Racine apprennent à Athalie et à Abner que Joas est
de la race de David, qu’Esther assise dans la pourpre a des pa-
rents youpins, changeant l’aspect de la légation de X… ou tel
service du Ministère des Affaires étrangères, rendaient rétros-
pectivement ces palais aussi mystérieux que le temple de Jéru-
salem ou la salle du trône de Suse. Pour cette ambassade dont
le jeune personnel vint tout entier serrer la main de M. de
Charlus, M. de Vaugoubert prit l’air émerveillé d’Élise
s’écriant dans Esther :

Ciel ! quel nombreux essaim d’innocentes beautés


S’offre à mes yeux en foule et sort de tous côtés !
Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte !

Puis désireux d’être plus « renseigné », il jeta en souriant à


M. de Charlus un regard niaisement interrogateur et concupis-
cent : « Mais voyons, bien entendu », dit M. de Charlus, de l’air

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docte d’un érudit parlant à un ignare. Aussitôt M. de Vaugou-
bert (ce qui agaça beaucoup M. de Charlus) ne détacha plus
ses yeux de ces jeunes secrétaires, que l’ambassadeur de X…
en France, vieux cheval de retour, n’avait pas choisis au ha-
sard. M. de Vaugoubert se taisait, je voyais seulement ses re-
gards. Mais, habitué dès mon enfance à prêter, même à ce qui
est muet, le langage des classiques, je faisais dire aux yeux de
M. de Vaugoubert les vers par lesquels Esther explique à Élise
que Mardochée a tenu, par zèle pour sa religion, à ne placer
auprès de la Reine que des filles qui y appartinssent.

Cependant son amour pour notre nation


A peuplé ce palais de filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées
Dans un lieu séparé de profanes témoins,
Il (l’excellent ambassadeur) met à les former son
[étude et ses soins.

Enfin M. de Vaugoubert parla, autrement que par ses re-


gards. « Qui sait, dit-il avec mélancolie, si, dans le pays où je
réside, la même chose n’existe pas. – C’est probable, répondit
M. de Charlus, à commencer par le roi Théodose, bien que je
ne sache rien de positif sur lui. – Oh ! pas du tout ! – Alors il
n’est pas permis d’en avoir l’air à ce point-là. Et il fait des pe-
tites manières. Il a le genre « ma chère », le genre que je dé-
teste le plus. Je n’oserais pas me montrer avec lui dans la rue.
Du reste, vous devez bien le connaître pour ce qu’il est, il est
connu comme le loup blanc. – Vous vous trompez tout à fait sur
lui. Il est du reste charmant. Le jour où l’accord avec la France
a été signé, le Roi m’a embrassé. Je n’ai jamais été si ému. –
C’était le moment de lui dire ce que vous désiriez. – Oh ! mon
Dieu, quelle horreur, s’il avait seulement un soupçon ! Mais je
n’ai pas de crainte à cet égard. » Paroles que j’entendis, car
j’étais peu éloigné, et qui firent que je me récitai
mentalement :

Le Roi jusqu’à ce jour ignore qui je suis,


Et ce secret toujours tient ma langue enchaînée.

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Ce dialogue, moitié muet, moitié parlé, n’avait duré que peu
d’instants, et je n’avais encore fait que quelques pas dans les
salons avec la duchesse de Guermantes quand une petite dame
brune, extrêmement jolie, l’arrêta :
« Je voudrais bien vous voir. D’Annunzio vous a aperçue
d’une loge, il a écrit à la princesse de T… une lettre où il dit
qu’il n’a jamais rien vu de si beau. Il donnerait toute sa vie
pour dix minutes d’entretien avec vous. En tout cas, même si
vous ne pouvez pas ou ne voulez pas, la lettre est en ma pos-
session. Il faudrait que vous me fixiez un rendez-vous. Il y a
certaines choses secrètes que je ne puis dire ici. Je vois que
vous ne me reconnaissez pas, ajouta-t-elle en s’adressant à
moi ; je vous ai connu chez la princesse de Parme (chez qui je
n’étais jamais allé). L’empereur de Russie voudrait que votre
père fût envoyé à Pétersbourg. Si vous pouviez venir mardi,
justement Isvolski sera là, il en parlerait avec vous. J’ai un ca-
deau à vous faire, chérie, ajouta-t-elle en se tournant vers la
duchesse, et que je ne ferais à personne qu’à vous. Les manus-
crits de trois pièces d’Ibsen, qu’il m’a fait porter par son vieux
garde-malade. J’en garderai une et vous donnerai les deux
autres. »
Le duc de Guermantes n’était pas enchanté de ces offres. In-
certain si Ibsen ou d’Annunzio étaient morts ou vivants, il
voyait déjà des écrivains, des dramaturges allant faire visite à
sa femme et la mettant dans leurs ouvrages. Les gens du
monde se représentent volontiers les livres comme une espèce
de cube dont une face est enlevée, si bien que l’auteur se dé-
pêche de « faire entrer » dedans les personnes qu’il rencontre.
C’est déloyal évidemment, et ce ne sont que des gens de peu.
Certes, ce ne serait pas ennuyeux de les voir « en passant »,
car grâce à eux, si on lit un livre ou un article, on connaît « le
dessous des cartes », on peut « lever les masques ». Malgré
tout, le plus sage est de s’en tenir aux auteurs morts. M. de
Guermantes trouvait seulement « parfaitement convenable » le
monsieur qui faisait la nécrologie dans le Gaulois. Celui-là, du
moins, se contentait de citer le nom de M. de Guermantes en
tête des personnes remarquées « notamment » dans les enter-
rements où le duc s’était inscrit. Quand ce dernier préférait
que son nom ne figurât pas, au lieu de s’inscrire il envoyait une
lettre de condoléances à la famille du défunt en l’assurant de

69
ses sentiments bien tristes. Que si cette famille faisait mettre
dans le journal : « Parmi les lettres reçues, citons celle du duc
de Guermantes, etc. », ce n’était pas la faute de l’échotier,
mais du fils, frère, père de la défunte, que le duc qualifiait d’ar-
rivistes, et avec qui il était désormais décidé à ne plus avoir de
relations (ce qu’il appelait, ne sachant pas bien le sens des lo-
cutions, « avoir maille à partir »). Toujours est-il que les noms
d’Ibsen et d’Annunzio, et leur survivance incertaine, firent se
froncer les sourcils du duc, qui n’était pas encore assez loin de
nous pour ne pas avoir entendu les amabilités diverses de Mme
Timoléon d’Amoncourt. C’était une femme charmante, d’un es-
prit, comme sa beauté, si ravissant, qu’un seul des deux eût
réussi à plaire. Mais, née hors du milieu où elle vivait mainte-
nant, n’ayant aspiré d’abord qu’à un salon littéraire, amie suc-
cessivement – nullement amante, elle était de mœurs fort
pures – et exclusivement de chaque grand écrivain qui lui don-
nait tous ses manuscrits, écrivait des livres pour elle, le hasard
l’ayant introduite dans le faubourg Saint-Germain, ces privi-
lèges littéraires l’y servirent. Elle avait maintenant une situa-
tion à n’avoir pas à dispenser d’autres grâces que celles que sa
présence répandait. Mais habituée jadis à l’entregent, aux ma-
nèges, aux services à rendre, elle y persévérait bien qu’ils ne
fussent plus nécessaires. Elle avait toujours un secret d’État à
vous révéler, un potentat à vous faire connaître, une aquarelle
de maître à vous offrir. Il y avait bien dans tous ces attraits in-
utiles un peu de mensonge, mais il faisaient de sa vie une co-
médie d’une complication scintillante et il était exact qu’elle
faisait nommer des préfets et des généraux.
Tout en marchant à côté de moi, la duchesse de Guermantes
laissait la lumière azurée de ses yeux flotter devant elle, mais
dans le vague, afin d’éviter les gens avec qui elle ne tenait pas
à entrer en relations, et dont elle devinait parfois, de loin,
l’écueil menaçant. Nous avancions entre une double haie d’in-
vités, lesquels, sachant qu’ils ne connaîtraient jamais
« Oriane », voulaient au moins, comme une curiosité, la mon-
trer à leur femme : « Ursule, vite, vite, venez voir Madame de
Guermantes qui cause avec ce jeune homme. » Et on sentait
qu’il ne s’en fallait pas de beaucoup pour qu’ils fussent montés
sur des chaises, pour mieux voir, comme à la revue du 14
juillet ou au Grand Prix. Ce n’est pas que la duchesse de

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Guermantes eût un salon plus aristocratique que sa cousine.
Chez la première fréquentaient des gens que la seconde n’eût
jamais voulu inviter, surtout à cause de son mari. Jamais elle
n’eût reçu Mme Alphonse de Rothschild, qui, intime amie de
Mme de la Trémoïlle et de Mme de Sagan, comme Oriane elle-
même, fréquentait beaucoup chez cette dernière. Il en était en-
core de même du baron Hirsch, que le prince de Galles avait
amené chez elle, mais non chez la princesse à qui il aurait dé-
plu, et aussi de quelques grandes notoriétés bonapartistes ou
même républicaines, qui intéressaient la duchesse mais que le
prince, royaliste convaincu, n’eût pas voulu recevoir. Son anti-
sémitisme, étant aussi de principe, ne fléchissait devant au-
cune élégance, si accréditée fût-elle, et s’il recevait Swann
dont il était l’ami de tout temps, étant d’ailleurs le seul des
Guermantes qui l’appelât Swann et non Charles, c’est que, sa-
chant que la grand’mère de Swann, protestante mariée à un
juif, avait été la maîtresse du duc de Berri, il essayait, de temps
en temps, de croire à la légende qui faisait du père de Swann
un fils naturel du prince. Dans cette hypothèse, laquelle était
d’ailleurs fausse, Swann, fils d’un catholique, fils lui-même
d’un Bourbon et d’une catholique, n’avait rien que de chrétien.
« Comment, vous ne connaissez pas ces splendeurs », me dit
la duchesse, en me parlant de l’hôtel où nous étions. Mais
après avoir célébré le « palais » de sa cousine, elle s’empressa
d’ajouter qu’elle préférait mille fois « son humble trou ». « Ici,
c’est admirable pour visiter. Mais je mourrais de chagrin s’il
me fallait rester à coucher dans des chambres où ont eu lieu
tant d’événements historiques. Ça me ferait l’effet d’être res-
tée après la fermeture, d’avoir été oubliée, au château de Blois,
de Fontainebleau ou même au Louvre, et d’avoir comme seule
ressource contre la tristesse de me dire que je suis dans la
chambre où a été assassiné Monaldeschi. Comme camomille,
c’est insuffisant. Tiens, voilà Mme de Saint-Euverte. Nous
avons dîné tout à l’heure chez elle. Comme elle donne demain
sa grande machine annuelle, je pensais qu’elle serait allée se
coucher. Mais elle ne peut pas rater une fête. Si celle-ci avait
eu lieu à la campagne, elle serait montée sur une tapissière
plutôt que de ne pas y être allée. »
En réalité, Mme de Saint-Euverte était venue, ce soir, moins
pour le plaisir de ne pas manquer une fête chez les autres que

71
pour assurer le succès de la sienne, recruter les derniers adhé-
rents, et en quelque sorte passer in extremis la revue des
troupes qui devaient le lendemain évoluer brillamment à sa
garden-party. Car, depuis pas mal d’années, les invités des
fêtes Saint-Euverte n’étaient plus du tout les mêmes qu’autre-
fois. Les notabilités féminines du milieu Guermantes, si clairse-
mées alors, avaient – comblées de politesses par la maîtresse
de la maison – amené peu à peu leurs amies. En même temps,
par un travail parallèlement progressif, mais en sens inverse,
Mme de Saint-Euverte avait d’année en année réduit le nombre
des personnes inconnues au monde élégant. On avait cessé de
voir l’une, puis l’autre. Pendant quelque temps fonctionna le
système des « fournées », qui permettait, grâce à des fêtes sur
lesquelles on faisait le silence, de convier les réprouvés à venir
se divertir entre eux, ce qui dispensait de les inviter avec les
gens de bien. De quoi pouvaient-ils se plaindre ? N’avaient-ils
pas panem et circenses, des petits fours et un beau programme
musical ? Aussi, en symétrie en quelque sorte avec les deux du-
chesses en exil, qu’autrefois, quand avait débuté le salon Saint-
Euverte, on avait vues en soutenir, comme deux cariatides, le
faîte chancelant, dans les dernières années on ne distingua
plus, mêlées au beau monde, que deux personnes hétéro-
gènes : la vieille Mme de Cambremer et la femme à belle voix
d’un architecte à laquelle on était souvent obligé de demander
de chanter. Mais ne connaissant plus personne chez Mme de
Saint-Euverte, pleurant leurs compagnes perdues, sentant
qu’elles gênaient, elles avaient l’air prêtes à mourir de froid
comme deux hirondelles qui n’ont pas émigré à temps. Aussi
l’année suivante ne furent-elles pas invitées ; Mme de Franque-
tot tenta une démarche en faveur de sa cousine qui aimait tant
la musique. Mais comme elle ne put pas obtenir pour elle une
réponse plus explicite que ces mots : « Mais on peut toujours
entrer écouter de la musique si ça vous amuse, ça n’a rien de
criminel ! » Mme de Cambremer ne trouva pas l’invitation as-
sez pressante et s’abstint.
Une telle transmutation, opérée par Mme de Saint-Euverte,
d’un salon de lépreux en un salon de grandes dames (la der-
nière forme, en apparence ultra-chic, qu’il avait prise), on pou-
vait s’étonner que la personne qui donnait le lendemain la fête
la plus brillante de la saison eût eu besoin de venir la veille

72
adresser un suprême appel à ses troupes. Mais c’est que la
prééminence du salon Saint-Euverte n’existait que pour ceux
dont la vie mondaine consiste seulement à lire le compte rendu
des matinées et soirées, dans le Gaulois ou le Figaro, sans être
jamais allés à aucune. À ces mondains qui ne voient le monde
que par le journal, l’énumération des ambassadrices d’Angle-
terre, d’Autriche, etc. ; des duchesses d’Uzès, de La Trémoïlle,
etc., etc., suffisait pour qu’ils s’imaginassent volontiers le salon
Saint-Euverte comme le premier de Paris, alors qu’il était un
des derniers. Non que les comptes rendus fussent mensongers.
La plupart des personnes citées avaient bien été présentes.
Mais chacune était venue à la suite d’implorations, de poli-
tesses, de services, et en ayant le sentiment d’honorer infini-
ment Mme de Saint-Euverte. De tels salons, moins recherchés
que fuis, et où on va pour ainsi dire en service commandé, ne
font illusion qu’aux lectrices de « Mondanités ». Elles glissent
sur une fête vraiment élégante, celle-là où la maîtresse de la
maison, pouvant avoir toutes les duchesses, lesquelles brûlent
d’être « parmi les élus », ne demandent qu’à deux ou trois, et
ne font pas mettre le nom de leurs invités dans le journal. Aus-
si ces femmes, méconnaissant ou dédaignant le pouvoir qu’a
pris aujourd’hui la publicité, sont-elles élégantes pour la reine
d’Espagne, mais, méconnues de la foule, parce que la première
sait et que la seconde ignore qui elles sont.
Mme de Saint-Euverte n’était pas de ces femmes, et en bonne
butineuse elle venait cueillir pour le lendemain tout ce qui était
invité. M. de Charlus ne l’était pas, il avait toujours refusé d’al-
ler chez elle. Mais il était brouillé avec tant de gens, que Mme
de Saint-Euverte pouvait mettre cela sur le compte du
caractère.
Certes, s’il n’y avait eu là qu’Oriane, Mme de Saint-Euverte
eût pu ne pas se déranger, puisque l’invitation avait été faite
de vive voix, et d’ailleurs acceptée avec cette charmante bonne
grâce trompeuse dans l’exercice de laquelle triomphent ces
académiciens de chez lesquels le candidat sort attendri et ne
doutant pas qu’il peut compter sur leur voix. Mais il n’y avait
pas qu’elle. Le prince d’Agrigente viendrait-il ? Et Mme de Dur-
fort ? Aussi, pour veiller au grain, Mme de Saint-Euverte avait-
elle cru plus expédient de se transporter elle-même ; insi-
nuante avec les uns, impérative avec les autres, pour tous elle

73
annonçait à mots couverts d’inimaginables divertissements
qu’on ne pourrait revoir une seconde fois, et à chacun promet-
tait qu’il trouverait chez elle la personne qu’il avait le désir, ou
le personnage qu’il avait le besoin de rencontrer. Et cette sorte
de fonction dont elle était investie pour une fois dans l’année –
telles certaines magistratures du monde antique – de personne
qui donnera le lendemain la plus considérable garden-party de
la saison lui conférait une autorité momentanée. Ses listes
étaient faites et closes, de sorte que, tout en parcourant les sa-
lons de la princesse avec lenteur pour verser successivement
dans chaque oreille : « Vous ne m’oublierez pas demain », elle
avait la gloire éphémère de détourner les yeux, en continuant à
sourire, si elle apercevait un laideron à éviter ou quelque hobe-
reau qu’une camaraderie de collège avait fait admettre chez
« Gilbert », et duquel la présence à sa garden-party n’ajoute-
rait rien. Elle préférait ne pas lui parler pour pouvoir dire en-
suite : « J’ai fait mes invitations verbalement, et malheureuse-
ment je ne vous ai pas rencontré. » Ainsi elle, simple Saint-
Euverte, faisait-elle de ses yeux fureteurs un « tri » dans la
composition de la soirée de la princesse. Et elle se croyait, en
agissant ainsi, une vraie duchesse de Guermantes.
Il faut dire que celle-ci n’avait pas non plus tant qu’on pour-
rait croire la liberté de ses bonjours et de ses sourires. Pour
une part, sans doute, quand elle les refusait, c’était volontaire-
ment : « Mais elle m’embête, disait-elle, est-ce que je vais être
obligée de lui parler de sa soirée pendant une heure ? »
On vit passer une duchesse fort noire, que sa laideur et sa
bêtise, et certains écarts de conduite, avaient exilée non de la
société, mais de certaines intimités élégantes. « Ah ! susurra
Mme de Guermantes, avec le coup d’œil exact et désabusé du
connaisseur à qui on montre un bijou faux, on reçoit ça ici ! »
Sur la seule vue de la dame à demi tarée, et dont la figure était
encombrée de trop de grains de poils noirs, Mme de Guer-
mantes cotait la médiocre valeur de cette soirée. Elle avait été
élevée, mais avait cessé toutes relations avec cette dame ; elle
ne répondit à son salut que par un signe de tête des plus secs.
« Je ne comprends pas, me dit-elle, comme pour s’excuser, que
Marie-Gilbert nous invite avec toute cette lie. On peut dire qu’il
y en a ici de toutes les paroisses. C’était beaucoup mieux ar-
rangé chez Mélanie Pourtalès. Elle pouvait avoir le Saint-

74
Synode et le Temple de l’Oratoire si ça lui plaisait, mais, au
moins, on ne nous faisait pas venir ces jours-là. » Mais pour
beaucoup, c’était par timidité, peur d’avoir une scène de son
mari, qui ne voulait pas qu’elle reçût des artistes, etc. (Marie-
Gilbert en protégeait beaucoup, il fallait prendre garde de ne
pas être abordée par quelque illustre chanteuse allemande),
par quelque crainte aussi à l’égard du nationalisme qu’en tant
que, détenant, comme M. de Charlus, l’esprit des Guermantes,
elle méprisait au point de vue mondain (on faisait passer main-
tenant, pour glorifier l’état-major, un général plébéien avant
certains ducs) mais auquel pourtant, comme elle se savait co-
tée mal pensante, elle faisait de larges concessions, jusqu’à re-
douter d’avoir à tendre la main à Swann dans ce milieu antisé-
mite. À cet égard elle fut vite rassurée, ayant appris que le
Prince n’avait pas laissé entrer Swann et avait eu avec lui
« une espèce d’altercation ». Elle ne risquait pas d’avoir à faire
publiquement la conversation avec « pauvre Charles » qu’elle
préférait chérir dans le privé.
– Et qu’est-ce encore que celle-là ? s’écria Mme de Guer-
mantes en voyant une petite dame l’air un peu étrange, dans
une robe noire tellement simple qu’on aurait dit une malheu-
reuse, lui faire, ainsi que son mari, un grand salut. Elle ne la
reconnut pas et, ayant de ces insolences, se redressa comme
offensée, et regarda sans répondre, d’un air étonné : « Qu’est-
ce que c’est que cette personne, Basin ? » demanda-t-elle d’un
air étonné, pendant que M. de Guermantes, pour réparer l’im-
politesse d’Oriane, saluait la dame et serrait la main du mari.
« Mais, c’est Mme de Chaussepierre, vous avez été très impo-
lie. – Je ne sais pas ce que c’est Chaussepierre. – Le neveu de
la vieille mère Chanlivault. – Je ne connais rien de tout ça. Qui
est la femme, pourquoi me salue-t-elle ? – Mais, vous ne
connaissez que ça, c’est la fille de Mme de Charleval, Henriette
Montmorency. – Ah ! mais j’ai très bien connu sa mère, elle
était charmante, très spirituelle. Pourquoi a-t-elle épousé tous
ces gens que je ne connais pas ? Vous dites qu’elle s’appelle
Mme de Chaussepierre ? » dit-elle en épelant ce dernier mot
d’un air interrogateur et comme si elle avait peur de se trom-
per. Le duc lui jeta un regard dur. « Cela n’est pas si ridicule
que vous avez l’air de croire de s’appeler Chaussepierre ! Le
vieux Chaussepierre était le frère de la Charleval déjà

75
nommée, de Mme de Sennecour et de la vicomtesse du Merle-
rault. Ce sont des gens bien. – Ah ! assez, s’écria la duchesse
qui, comme une dompteuse, ne voulait jamais avoir l’air de se
laisser intimider par les regards dévorants du fauve. Basin,
vous faites ma joie. Je ne sais pas où vous avez été dénicher
ces noms, mais je vous fais tous mes compliments. Si j’ignorais
Chaussepierre, j’ai lu Balzac, vous n’êtes pas le seul, et j’ai
même lu Labiche. J’apprécie Chanlivault, je ne hais pas Charle-
val, mais j’avoue que du Merlerault est le chef-d’œuvre. Du
reste, avouons que Chaussepierre n’est pas mal non plus. Vous
avez collectionné tout ça, ce n’est pas possible. Vous qui voulez
faire un livre, me dit-elle, vous devriez retenir Charleval et du
Merlerault. Vous ne trouverez pas mieux. – Il se fera faire tout
simplement procès, et il ira en prison ; vous lui donnez de très
mauvais conseils, Oriane. – J’espère pour lui qu’il a à sa dispo-
sition des personnes plus jeunes s’il a envie de demander de
mauvais conseils, et surtout de les suivre. Mais s’il ne veut rien
faire de plus mal qu’un livre ! » Assez loin de nous, une mer-
veilleuse et fière jeune femme se détachait doucement dans
une robe blanche, toute en diamants et en tulle. Madame de
Guermantes la regarda qui parlait devant tout un groupe ai-
manté par sa grâce.
« Votre sœur est partout la plus belle ; elle est charmante ce
soir », dit-elle, tout en prenant une chaise, au prince de Chi-
may qui passait. Le colonel de Froberville (il avait pour oncle le
général du même nom) vint s’asseoir à côté de nous, ainsi que
M. de Bréauté, tandis que M. de Vaugoubert, se dandinant (par
un excès de politesse qu’il gardait même quand il jouait au ten-
nis où, à force de demander des permissions aux personnages
de marque avant d’attraper la balle, il faisait inévitablement
perdre la partie à son camp), retournait auprès de M. de
Charlus (jusque-là quasi enveloppé par l’immense jupe de la
comtesse Molé, qu’il faisait profession d’admirer entre toutes
les femmes), et, par hasard, au moment où plusieurs membres
d’une nouvelle mission diplomatique à Paris saluaient le baron.
À la vue d’un jeune secrétaire à l’air particulièrement intelli-
gent, M. de Vaugoubert fixa sur M. de Charlus un sourire où
s’épanouissait visiblement une seule question. M. de Charlus
eût peut-être volontiers compromis quelqu’un, mais se sentir,
lui, compromis par ce sourire partant d’un autre et qui ne

76
pouvait avoir qu’une signification, l’exaspéra. « Je n’en sais ab-
solument rien, je vous prie de garder vos curiosités pour vous-
même. Elles me laissent plus que froid. Du reste, dans le cas
particulier, vous faites un impair de tout premier ordre. Je
crois ce jeune homme absolument le contraire. » Ici, M. de
Charlus, irrité d’avoir été dénoncé par un sot, ne disait pas la
vérité. Le secrétaire eût, si le baron avait dit vrai, fait excep-
tion dans cette ambassade. Elle était, en effet, composée de
personnalités fort différentes, plusieurs extrêmement mé-
diocres, en sorte que, si l’on cherchait quel avait pu être le mo-
tif du choix qui s’était porté sur elles, on ne pouvait découvrir
que l’inversion. En mettant à la tête de ce petit Sodome diplo-
matique un ambassadeur aimant au contraire les femmes avec
une exagération comique de compère de revue, qui faisait
manœuvrer en règle son bataillon de travestis, on semblait
avoir obéi à la loi des contrastes. Malgré ce qu’il avait sous les
yeux, il ne croyait pas à l’inversion. Il en donna immédiatement
la preuve en mariant sa sœur à un chargé d’affaires qu’il
croyait bien faussement un coureur de poules. Dès lors il de-
vint un peu gênant et fut bientôt remplacé par une Excellence
nouvelle qui assura l’homogénéité de l’ensemble. D’autres am-
bassades cherchèrent à rivaliser avec celle-là, mais elles ne
purent lui disputer le prix (comme au concours général, où un
certain lycée l’a toujours) et il fallut que plus de dix ans se pas-
sassent avant que, des attachés hétérogènes s’étant introduits
dans ce tout si parfait, une autre pût enfin lui arracher la fu-
neste palme et marcher en tête.
Rassurée sur la crainte d’avoir à causer avec Swann, Mme de
Guermantes n’éprouvait plus que de la curiosité au sujet de la
conversation qu’il avait eue avec le maître de maison. « Savez-
vous à quel sujet ? demanda le duc à M. de Bréauté. – J’ai en-
tendu dire, répondit celui-ci, que c’était à propos d’un petit
acte que l’écrivain Bergotte avait fait représenter chez eux.
C’était ravissant, d’ailleurs. Mais il paraît que l’acteur s’était
fait la tête de Gilbert, que, d’ailleurs, le sieur Bergotte aurait
voulu en effet dépeindre. – Tiens, cela m’aurait amusée de voir
contrefaire Gilbert, dit la duchesse en souriant rêveusement. –
C’est sur cette petite représentation, reprit M. de Bréauté en
avançant sa mâchoire de rongeur, que Gilbert a demandé des
explications à Swann, qui s’est contenté de répondre, ce que

77
tout le monde trouva très spirituel : « Mais, pas du tout, cela
ne vous ressemble en rien, vous êtes bien plus ridicule que
ça ! » Il paraît, du reste, reprit M. de Bréauté, que cette petite
pièce était ravissante. Mme Molé y était, elle s’est énormément
amusée. – Comment, Mme Molé va là ? dit la duchesse étonnée.
Ah ! c’est Mémé qui aura arrangé cela. C’est toujours ce qui fi-
nit par arriver avec ces endroits-là. Tout le monde, un beau
jour, se met à y aller, et moi, qui me suis volontairement exclue
par principe, je me trouve seule à m’ennuyer dans mon coin. »
Déjà, depuis le récit que venait de leur faire M. de Bréauté, la
duchesse de Guermantes (sinon sur le salon Swann, du moins
sur l’hypothèse de rencontrer Swann dans un instant) avait,
comme on voit, adopté un nouveau point de vue. « L’explica-
tion que vous nous donnez, dit à M. de Bréauté le colonel de
Froberville, est de tout point controuvée. J’ai mes raisons pour
le savoir. Le Prince a purement et simplement fait une alga-
rade à Swann et lui a fait assavoir, comme disaient nos pères,
de ne plus avoir à se montrer chez lui, étant donné les opinions
qu’il affiche. Et, selon moi, mon oncle Gilbert a eu mille fois
raison, non seulement de faire cette algarade, mais aurait dû
en finir il y a plus de six mois avec un dreyfusard avéré. »
Le pauvre M. de Vaugoubert, devenu cette fois-ci de trop
lambin joueur de tennis une inerte balle de tennis elle-même
qu’on lance sans ménagements, se trouva projeté vers la du-
chesse de Guermantes, à laquelle il présenta ses hommages. Il
fut assez mal reçu, Oriane vivant dans la persuasion que tous
les diplomates – ou hommes politiques – de son monde étaient
des nigauds.
M. de Froberville avait forcément bénéficié de la situation de
faveur qui depuis peu était faite aux militaires dans la société.
Malheureusement, si la femme qu’il avait épousée était pa-
rente très véritable des Guermantes, c’en était une aussi extrê-
mement pauvre, et comme lui-même avait perdu sa fortune, ils
n’avaient guère de relations et c’étaient de ces gens qu’on lais-
sait de côté, hors des grandes occasions, quand ils avaient la
chance de perdre ou de marier un parent. Alors, ils faisaient
vraiment partie de la communion du grand monde, comme les
catholiques de nom qui ne s’approchent de la sainte Table
qu’une fois l’an. Leur situation matérielle eût même été mal-
heureuse si Mme de Saint-Euverte, fidèle à l’affection qu’elle

78
avait eue pour feu le général de Froberville, n’avait pas aidé de
toutes façons le ménage, donnant des toilettes et des distrac-
tions aux deux petites filles. Mais le colonel, qui passait pour
un bon garçon, n’avait pas l’âme reconnaissante. Il était en-
vieux des splendeurs d’une bienfaitrice qui les célébrait elle-
même sans trêve et sans mesure. La garden-party était pour
lui, sa femme et ses enfants, un plaisir merveilleux qu’ils
n’eussent pas voulu manquer pour tout l’or du monde, mais un
plaisir empoisonné par l’idée des joies d’orgueil qu’en tirait
Mme de Saint-Euverte. L’annonce de cette garden-party dans
les journaux qui, ensuite, après un récit détaillé, ajoutaient ma-
chiavéliquement : « Nous reviendrons sur cette belle fête », les
détails complémentaires sur les toilettes, donnés pendant plu-
sieurs jours de suite, tout cela faisait tellement mal aux Frober-
ville, qu’eux, assez sevrés de plaisirs et qui savaient pouvoir
compter sur celui de cette matinée, en arrivaient chaque année
à souhaiter que le mauvais temps en gênât la réussite, à
consulter le baromètre et à anticiper avec délices les prémices
d’un orage qui pût faire rater la fête.
– Je ne discuterai pas politique avec vous, Froberville, dit M.
de Guermantes, mais, pour ce qui concerne Swann, je peux
dire franchement que sa conduite à notre égard a été inquali-
fiable. Patronné jadis dans le monde par nous, par le duc de
Chartres, on me dit qu’il est ouvertement dreyfusard. Jamais je
n’aurais cru cela de lui, de lui un fin gourmet, un esprit positif,
un collectionneur, un amateur de vieux livres, membre du Jo-
ckey, un homme entouré de la considération générale, un
connaisseur de bonnes adresses qui nous envoyait le meilleur
porto qu’on puisse boire, un dilettante, un père de famille. Ah !
j’ai été bien trompé. Je ne parle pas de moi, il est convenu que
je suis une vieille bête, dont l’opinion ne compte pas, une es-
pèce de va-nu-pieds, mais rien que pour Oriane, il n’aurait pas
dû faire cela, il aurait dû désavouer ouvertement les Juifs et les
sectateurs du condamné.
« Oui, après l’amitié que lui a toujours témoignée ma femme,
reprit le duc, qui considérait évidemment que condamner Drey-
fus pour haute trahison, quelque opinion qu’on eût dans son
for intérieur sur sa culpabilité, constituait une espèce de re-
merciement pour la façon dont on avait été reçu dans le
faubourg Saint-Germain, il aurait dû se désolidariser. Car,

79
demandez à Oriane, elle avait vraiment de l’amitié pour lui. »
La duchesse, pensant qu’un ton ingénu et calme donnerait une
valeur plus dramatique et sincère à ses paroles, dit d’une voix
d’écolière, comme laissant sortir simplement la vérité de sa
bouche et en donnant seulement à ses yeux une expression un
peu mélancolique : « Mais c’est vrai, je n’ai aucune raison de
cacher que j’avais une sincère affection pour Charles ! – Là,
vous voyez, je ne lui fais pas dire. Et après cela, il pousse l’in-
gratitude jusqu’à être dreyfusard ! »
« À propos de dreyfusards, dis-je, il paraît que le prince Von
l’est. – Ah ! vous faites bien de me parler de lui, s’écria M. de
Guermantes, j’allais oublier qu’il m’a demandé de venir dîner
lundi. Mais, qu’il soit dreyfusard ou non, cela m’est parfaite-
ment égal puisqu’il est étranger. Je m’en fiche comme de colin-
tampon. Pour un Français, c’est autre chose. Il est vrai que
Swann est juif. Mais jusqu’à ce jour – excusez-moi, Froberville
– j’avais eu la faiblesse de croire qu’un juif peut être Français,
j’entends un juif honorable, homme du monde. Or Swann était
cela dans toute la force du terme. Hé bien ! il me force à recon-
naître que je me suis trompé, puisqu’il prend parti pour ce
Dreyfus (qui, coupable ou non, ne fait nullement partie de son
milieu, qu’il n’aurait jamais rencontré) contre une société qui
l’avait adopté, qui l’avait traité comme un des siens. Il n’y a
pas à dire, nous nous étions tous portés garants de Swann,
j’aurais répondu de son patriotisme comme du mien. Ah ! il
nous récompense bien mal. J’avoue que de sa part je ne me se-
rais jamais attendu à cela. Je le jugeais mieux. Il avait de l’es-
prit (dans son genre, bien entendu). Je sais bien qu’il avait déjà
fait l’insanité de son honteux mariage. Tenez, savez-vous quel-
qu’un à qui le mariage de Swann a fait beaucoup de peine ?
C’est à ma femme. Oriane a souvent ce que j’appellerai une af-
fectation d’insensibilité. Mais au fond, elle ressent avec une
force extraordinaire. » Mme de Guermantes, ravie de cette ana-
lyse de son caractère, l’écoutait d’un air modeste mais ne di-
sait pas un mot, par scrupule d’acquiescer à l’éloge, surtout
par peur de l’interrompre. M. de Guermantes aurait pu parler
une heure sur ce sujet qu’elle eût encore moins bougé que si
on lui avait fait de la musique. « Hé bien ! je me rappelle,
quand elle a appris le mariage de Swann, elle s’est sentie frois-
sée ; elle a trouvé que c’était mal de quelqu’un à qui nous

80
avions témoigné tant d’amitié. Elle aimait beaucoup Swann ;
elle a eu beaucoup de chagrin. N’est-ce pas Oriane ? » Mme de
Guermantes crut devoir répondre à une interpellation aussi di-
recte sur un point de fait qui lui permettrait, sans en avoir l’air,
de confirmer des louanges qu’elle sentait terminées. D’un ton
timide et simple, et un air d’autant plus appris qu’il voulait pa-
raître « senti », elle dit avec une douceur réservée : « C’est
vrai, Basin ne se trompe pas. – Et pourtant ce n’était pas en-
core la même chose. Que voulez-vous, l’amour est l’amour
quoique, à mon avis, il doive rester dans certaines bornes. J’ex-
cuserais encore un jeune homme, un petit morveux, se laissant
emballer par les utopies. Mais Swann, un homme intelligent,
d’une délicatesse éprouvée, un fin connaisseur en tableaux, un
familier du duc de Chartres, de Gilbert lui-même ! » Le ton
dont M. de Guermantes disait cela était d’ailleurs parfaitement
sympathique, sans ombre de la vulgarité qu’il montrait trop
souvent. Il parlait avec une tristesse légèrement indignée, mais
tout en lui respirait cette gravité douce qui fait le charme onc-
tueux et large de certains personnages de Rembrandt, le
bourgmestre Six par exemple. On sentait que la question de
l’immoralité de la conduite de Swann dans l’Affaire ne se po-
sait même pas pour le duc, tant elle faisait peu de doute ; il en
ressentait l’affliction d’un père voyant un de ses enfants, pour
l’éducation duquel il a fait les plus grands sacrifices, ruiner vo-
lontairement la magnifique situation qu’il lui a faite et désho-
norer, par des frasques que les principes ou les préjugés de la
famille ne peuvent admettre, un nom respecté. Il est vrai que
M. de Guermantes n’avait pas manifesté autrefois un étonne-
ment aussi profond et aussi douloureux quand il avait appris
que Saint-Loup était dreyfusard. Mais d’abord il considérait
son neveu comme un jeune homme dans une mauvaise voie et
de qui rien, jusqu’à ce qu’il se soit amendé, ne saurait étonner,
tandis que Swann était ce que M. de Guermantes appelait « un
homme pondéré, un homme ayant une position de premier
ordre ». Ensuite et surtout, un assez long temps avait passé
pendant lequel, si, au point de vue historique, les événements
avaient en partie semblé justifier la thèse dreyfusiste, l’opposi-
tion antidreyfusarde avait redoublé de violence, et de pure-
ment politique d’abord était devenue sociale. C’était mainte-
nant une question de militarisme, de patriotisme, et les vagues

81
de colère soulevées dans la société avaient eu le temps de
prendre cette force qu’elles n’ont jamais au début d’une
tempête. « Voyez-vous, reprit M. de Guermantes, même au
point de vue de ses chers juifs, puisqu’il tient absolument à les
soutenir, Swann a fait une boulette d’une portée incalculable.
Il prouve qu’ils sont en quelque sorte forcés de prêter appui à
quelqu’un de leur race, même s’ils ne le connaissent pas. C’est
un danger public. Nous avons évidemment été trop coulants, et
la gaffe que commet Swann aura d’autant plus de retentisse-
ment qu’il était estimé, même reçu, et qu’il était à peu près le
seul juif qu’on connaissait. On se dira : Ab uno disce omnes. »
(La satisfaction d’avoir trouvé à point nommé, dans sa mé-
moire, une citation si opportune éclaira seule d’un orgueilleux
sourire la mélancolie du grand seigneur trahi.)
J’avais grande envie de savoir ce qui s’était exactement pas-
sé entre le Prince et Swann et de voir ce dernier, s’il n’avait
pas encore quitté la soirée. « Je vous dirai, me répondit la du-
chesse, à qui je parlais de ce désir, que moi je ne tiens pas ex-
cessivement à le voir parce qu’il paraît, d’après ce qu’on m’a
dit tout à l’heure chez Mme de Saint-Euverte, qu’il voudrait
avant de mourir que je fasse la connaissance de sa femme et
de sa fille. Mon Dieu, ce me fait une peine infinie qu’il soit ma-
lade, mais d’abord j’espère que ce n’est pas aussi grave que ça.
Et puis enfin ce n’est tout de même pas une raison, parce que
ce serait vraiment trop facile. Un écrivain sans talent n’aurait
qu’à dire : « Votez pour moi à l’Académie parce que ma femme
va mourir et que je veux lui donner cette dernière joie. » Il n’y
aurait plus de salons si on était obligé de faire la connaissance
de tous les mourants. Mon cocher pourrait me faire valoir :
« Ma fille est très mal, faites-moi recevoir chez la princesse de
Parme. » J’adore Charles, et cela me ferait beaucoup de cha-
grin de lui refuser, aussi est-ce pour cela que j’aime mieux évi-
ter qu’il me le demande. J’espère de tout mon cœur qu’il n’est
pas mourant, comme il le dit, mais vraiment, si cela devait arri-
ver, ce ne serait pas le moment pour moi de faire la connais-
sance de ces deux créatures qui m’ont privée du plus agréable
de mes amis pendant quinze ans, et qu’il me laisserait pour
compte une fois que je ne pourrais même pas en profiter pour
le voir lui, puisqu’il serait mort ! »

82
Mais M. de Bréauté n’avait cessé de ruminer le démenti que
lui avait infligé le colonel de Froberville.
– Je ne doute pas de l’exactitude de votre récit, mon cher
ami, dit-il, mais je tenais le mien de bonne source. C’est le
prince de La Tour d’Auvergne qui me l’avait narré.
– Je m’étonne qu’un savant comme vous dise encore le prince
de La Tour d’Auvergne, interrompit le duc de Guermantes,
vous savez qu’il ne l’est pas le moins du monde. Il n’y a plus
qu’un seul membre de cette famille : c’est l’oncle d’Oriane, le
duc de Bouillon.
– Le frère de Mme de Villeparisis ? demandai-je, me rappelant
que celle-ci était une demoiselle de Bouillon.
– Parfaitement. Oriane, Mme de Lambresac vous dit bonjour.
En effet, on voyait par moments se former et passer comme
une étoile filante un faible sourire destiné par la duchesse de
Lambresac à quelque personne qu’elle avait reconnue. Mais ce
sourire, au lieu de se préciser en une affirmation active, en un
langage muet mais clair, se noyait presque aussitôt en une
sorte d’extase idéale qui ne distinguait rien, tandis que la tête
s’inclinait en un geste de bénédiction béate rappelant celui
qu’incline vers la foule des communiantes un prélat un peu ra-
molli. Mme de Lambresac ne l’était en aucune façon. Mais je
connaissais déjà ce genre particulier de distinction désuète. À
Combray et à Paris, toutes les amies de ma grand’mère avaient
l’habitude de saluer, dans une réunion mondaine, d’un air aus-
si séraphique que si elles avaient aperçu quelqu’un de connais-
sance à l’église, au moment de l’Élévation ou pendant un enter-
rement, et lui jetaient mollement un bonjour qui s’achevait en
prière. Or, une phrase de M. de Guermantes allait compléter le
rapprochement que je faisais. « Mais vous avez vu le duc de
Bouillon, me dit M. de Guermantes. Il sortait tantôt de ma bi-
bliothèque comme vous y entriez, un monsieur court de taille
et tout blanc. » C’était celui que j’avais pris pour un petit bour-
geois de Combray, et dont maintenant, à la réflexion, je déga-
geais la ressemblance avec Mme de Villeparisis. La similitude
des saluts évanescents de la duchesse de Lambresac avec ceux
des amies de ma grand’mère avait commencé de m’intéresser
en me montrant que dans les milieux étroits et fermés, qu’ils
soient de petite bourgeoisie ou de grandes noblesse, les an-
ciennes manières persistent, nous permettant comme à un

83
archéologue de retrouver ce que pouvait être l’éducation et la
part d’âme qu’elle reflète, au temps du vicomte d’Arlincourt et
de Loïsa Puget. Mieux maintenant la parfaite conformité d’ap-
parence entre un petit bourgeois de Combray de son âge et le
duc de Bouillon me rappelait (ce qui m’avait déjà tant frappé
quand j’avais vu le grand-père maternel de Saint-Loup, le duc
de La Rochefoucauld, sur un daguerréotype où il était exacte-
ment pareil comme vêtements, comme air et comme façons à
mon grand-oncle) que les différences sociales, voire indivi-
duelles, se fondent à distance dans l’uniformité d’une époque.
La vérité est que la ressemblance des vêtements et aussi la ré-
verbération par le visage de l’esprit de l’époque tiennent, dans
une personne, une place tellement plus importante que sa
caste, en occupent une grande seulement dans l’amour-propre
de l’intéressé et l’imagination des autres, que, pour se rendre
compte qu’un grand seigneur du temps de Louis-Philippe est
moins différent d’un bourgeois du temps de Louis-Philippe que
d’un grand seigneur du temps de Louis XV, il n’est pas néces-
saire de parcourir les galeries du Louvre.
À ce moment, un musicien bavarois à grands cheveux, que
protégeait la princesse de Guermantes, salua Oriane. Celle-ci
répondit par une inclinaison de tête, mais le duc, furieux de
voir sa femme dire bonsoir à quelqu’un qu’il ne connaissait
pas, qui avait une touche singulière, et qui, autant que M. de
Guermantes croyait le savoir, avait fort mauvaise réputation,
se retourna vers sa femme d’un air interrogateur et terrible,
comme s’il disait : « Qu’est-ce que c’est que cet ostrogoth-
là ? » La situation de la pauvre Mme de Guermantes était déjà
assez compliquée, et si le musicien eût eu un peu pitié de cette
épouse martyre, il se serait au plus vite éloigné. Mais, soit dé-
sir de ne pas rester sur l’humiliation qui venait de lui être infli-
gée en public, au milieu des plus vieux amis du cercle du duc,
desquels la présence avait peut-être bien motivé un peu sa si-
lencieuse inclinaison, et pour montrer que c’était à bon droit,
et non sans la connaître, qu’il avait salué Mme de Guermantes,
soit obéissant à l’inspiration obscure et irrésistible de la gaffe
qui le poussa – dans un moment où il eût dû se fier plutôt à
l’esprit – à appliquer la lettre même du protocole, le musicien
s’approcha davantage de Mme de Guermantes et lui dit : « Ma-
dame la duchesse, je voudrais solliciter l’honneur d’être

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présenté au duc. » Mme de Guermantes était bien malheu-
reuse. Mais enfin, elle avait beau être une épouse trompée, elle
était tout de même la duchesse de Guermantes et ne pouvait
avoir l’air d’être dépouillée de son droit de présenter à son ma-
ri les gens qu’elle connaissait. « Basin, dit-elle, permettez-moi
de vous présenter M. d’Herweck. »
– Je ne vous demande pas si vous irez demain chez Mme de
Saint-Euverte, dit le colonel de Froberville à Mme de Guer-
mantes pour dissiper l’impression pénible produite par la re-
quête intempestive de M. d’Herweck. Tout Paris y sera.
Cependant, se tournant d’un seul mouvement et comme
d’une seule pièce vers le musicien indiscret, le duc de Guer-
mantes, faisant front, monumental, muet, courroucé, pareil à
Jupiter tonnant, resta immobile ainsi quelques secondes, les
yeux flambant de colère et d’étonnement, ses cheveux crespe-
lés semblant sortir d’un cratère. Puis, comme dans l’emporte-
ment d’une impulsion qui seule lui permettait d’accomplir la
politesse qui lui était demandée, et après avoir semblé par son
attitude de défi attester toute l’assistance qu’il ne connaissait
pas le musicien bavarois, croisant derrière le dos ses deux
mains gantées de blanc, il se renversa en avant et asséna au
musicien un salut si profond, empreint de tant de stupéfaction
et de rage, si brusque, si violent, que l’artiste tremblant recula
tout en s’inclinant pour ne pas recevoir un formidable coup de
tête dans le ventre. « Mais c’est que justement je ne serai pas à
Paris, répondit la duchesse au colonel de Froberville. Je vous
dirai (ce que je ne devrais pas avouer) que je suis arrivée à
mon âge sans connaître les vitraux de Montfort-l’Amaury. C’est
honteux, mais c’est ainsi. Alors pour réparer cette coupable
ignorance, je me suis promis d’aller demain les voir. » M. de
Bréauté sourit finement. Il comprit en effet que, si la duchesse
avait pu rester jusqu’à son âge sans connaître les vitraux de
Montfort-l’Amaury, cette visite artistique ne prenait pas subite-
ment le caractère urgent d’une intervention « à chaud » et eût
pu sans péril, après avoir été différée pendant plus de vingt-
cinq ans, être reculée de vingt-quatre heures. Le projet
qu’avait formé la duchesse était simplement le décret rendu,
dans la manière des Guermantes, que le salon Saint-Euverte
n’était décidément pas une maison vraiment bien, mais une
maison où on vous invitait pour se parer de vous dans le

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compte rendu du Gaulois, une maison qui décernerait un ca-
chet de suprême élégance à celles, ou, en tout cas, à celle, si
elle n’était qu’une, qu’on n’y verrait pas. Le délicat amusement
de M. de Bréauté, doublé de ce plaisir poétique qu’avaient les
gens du monde à voir Mme de Guermantes faire des choses que
leur situation moindre ne leur permettait pas d’imiter, mais
dont la vision seule leur causait le sourire du paysan attaché à
sa glèbe qui voit des hommes plus libres et plus fortunés
passer au-dessus de sa tête, ce plaisir délicat n’avait aucun
rapport avec le ravissement dissimulé, mais éperdu, qu’éprou-
va aussitôt M. de Froberville.
Les efforts que faisait M. de Froberville pour qu’on n’enten-
dît pas son rire l’avaient fait devenir rouge comme un coq, et
malgré cela c’est en entrecoupant ses mots de hoquets de joie
qu’il s’écria d’un ton miséricordieux : « Oh ! pauvre tante
Saint-Euverte, elle va en faire une maladie ! Non ! la malheu-
reuse femme ne va pas avoir sa duchesse ; quel coup ! mais il y
a de quoi la faire crever ! » ajouta-t-il, en se tordant de rire. Et
dans son ivresse il ne pouvait s’empêcher de faire des appels
de pieds et de se frotter les mains. Souriant d’un œil et d’un
seul coin de la bouche à M. de Froberville dont elle appréciait
l’intention aimable, mais moins tolérable le mortel ennui, Mme
de Guermantes finit par se décider à le quitter. « Écoutez, je
vais être obligée de vous dire bonsoir », lui dit-elle en se le-
vant, d’un air de résignation mélancolique, et comme si ç’avait
été pour elle un malheur. Sous l’incantation de ses yeux bleus,
sa voix doucement musicale faisait penser à la plainte poétique
d’une fée. « Basin veut que j’aille voir un peu Marie. »
En réalité, elle en avait assez d’entendre Froberville, lequel
ne cessait plus de l’envier d’aller à Montfort-l’Amaury quand
elle savait fort bien qu’il entendait parler de ces vitraux pour la
première fois, et que, d’autre part, il n’eût pour rien au monde
lâché la matinée Saint-Euverte. « Adieu, je vous ai à peine par-
lé ; c’est comme ça dans le monde, on ne se voit pas, on ne dit
pas les choses qu’on voudrait se dire ; du reste, partout, c’est
la même chose dans la vie. Espérons qu’après la mort ce sera
mieux arrangé. Au moins on n’aura toujours pas besoin de se
décolleter. Et encore qui sait ? On exhibera peut-être ses os et
ses vers pour les grandes fêtes. Pourquoi pas ? Tenez, regardez
la mère Rampillon, trouvez-vous une très grande différence

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entre ça et un squelette en robe ouverte ? Il est vrai qu’elle a
tous les droits, car elle a au moins cent ans. Elle était déjà un
des monstres sacrés devant lesquels je refusais de m’incliner
quand j’ai fait mes débuts dans le monde. Je la croyais morte
depuis très longtemps ; ce qui serait d’ailleurs la seule explica-
tion du spectacle qu’elle nous offre. C’est impressionnant et li-
turgique. C’est du « Campo-Santo » ! La duchesse avait quitté
Froberville ; il se rapprocha : « Je voudrais vous dire un der-
nier mot. » Un peu agacée : « Qu’est-ce qu’il y a encore ? » lui
dit-elle avec hauteur. Et lui, ayant craint qu’au dernier moment
elle ne se ravisât pour Montfort-l’Amaury : « Je n’avais pas osé
vous en parler à cause de Mme de Saint-Euverte, pour ne pas
lui faire de peine, mais puisque vous ne comptez pas y aller, je
puis vous dire que je suis heureux pour vous, car il y a de la
rougeole chez elle ! – Oh ! Mon Dieu ! dit Oriane qui avait peur
des maladies. Mais pour moi ça ne fait rien, je l’ai déjà eue. On
ne peut pas l’avoir deux fois. – Ce sont les médecins qui disent
ça ; je connais des gens qui l’ont eue jusqu’à quatre. Enfin,
vous êtes avertie. » Quant à lui, cette rougeole fictive, il eût fal-
lu qu’il l’eût réellement et qu’elle l’eût cloué au lit pour qu’il se
résignât à manquer la fête Saint-Euverte attendue depuis tant
de mois. Il aurait le plaisir d’y voir tant d’élégances ! le plaisir
plus grand d’y constater certaines choses ratées, et surtout ce-
lui de pouvoir longtemps se vanter d’avoir frayé avec les pre-
mières et, en les exagérant ou en les inventant, de déplorer les
secondes.
Je profitai de ce que la duchesse changeait de place pour me
lever aussi afin d’aller vers le fumoir m’informer de Swann.
« Ne croyez pas un mot de ce qu’a raconté Babal, me dit-elle.
Jamais la petite Molé ne serait allée se fourrer là dedans. On
nous dit ça pour nous attirer. Ils ne reçoivent personne et ne
sont invités nulle part. Lui-même l’avoue : « Nous restons tous
les deux seuls au coin de notre feu. » Comme il dit toujours
nous, non pas comme le roi, mais pour sa femme, je n’insiste
pas. Mais je suis très renseignée », ajouta la duchesse. Elle et
moi nous croisâmes deux jeunes gens dont la grande et dissem-
blable beauté tirait d’une même femme son origine. C’étaient
les deux fils de Mme de Surgis, la nouvelle maîtresse du duc de
Guermantes. Ils resplendissaient des perfections de leur mère,
mais chacun d’une autre. En l’un avait passé, ondoyante en un

87
corps viril, la royale prestance de Mme de Surgis, et la même
pâleur ardente, roussâtre et sacrée affluait aux joues marmo-
réennes de la mère et de ce fils ; mais son frère avait reçu le
front grec, le nez parfait, le cou de statue, les yeux infinis ; ain-
si faite de présents divers que la déesse avait partagés, leur
double beauté offrait le plaisir abstrait de penser que la cause
de cette beauté était en dehors d’eux ; on eût dit que les princi-
paux attributs de leur mère s’étaient incarnés en deux corps
différents ; que l’un des jeunes gens était la stature de sa mère
et son teint, l’autre son regard, comme les êtres divins qui
n’étaient que la force et la beauté de Jupiter ou de Minerve.
Pleins de respect pour M. de Guermantes, dont ils disaient :
« C’est un grand ami de nos parents », l’aîné cependant crut
qu’il était prudent de ne pas venir saluer la duchesse dont il sa-
vait, sans en comprendre peut-être la raison, l’inimitié pour sa
mère, et à notre vue il détourna légèrement la tête. Le cadet,
qui imitait toujours son frère, parce qu’étant stupide et, de
plus, myope, il n’osait pas avoir d’avis personnel, pencha la
tête selon le même angle, et ils se glissèrent tous deux vers la
salle de jeux, l’un derrière l’autre, pareils à deux figures
allégoriques.
Au moment d’arriver à cette salle, je fus arrêté par la mar-
quise de Citri, encore belle mais presque l’écume aux dents.
D’une naissance assez noble, elle avait cherché et fait un
brillant mariage en épousant M. de Citri, dont l’arrière-
grand’mère était Aumale-Lorraine. Mais aussitôt cette satisfac-
tion éprouvée, son caractère négateur lui avait fait prendre les
gens du grand monde en une horreur qui n’excluait pas absolu-
ment la vie mondaine. Non seulement, dans une soirée, elle se
moquait de tout le monde, mais cette moquerie avait quelque
chose de si violent que le rire même n’était pas assez âpre et
se changeait en guttural sifflement : « Ah ! me dit-elle, en me
montrant la duchesse de Guermantes qui venait de me quitter
et qui était déjà un peu loin, ce qui me renverse c’est qu’elle
puisse mener cette vie-là. » Cette parole était-elle d’une sainte
furibonde, et qui s’étonne que les Gentils ne viennent pas
d’eux-mêmes à la vérité, ou bien d’une anarchiste en appétit de
carnage ? En tout cas, cette apostrophe était aussi peu justifiée
que possible. D’abord, la « vie que menait » Mme de Guer-
mantes différait très peu (à l’indignation près) de celle de Mme

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de Citri. Mme de Citri était stupéfaite de voir la duchesse ca-
pable de ce sacrifice mortel : assister à une soirée de Marie-
Gilbert. Il faut dire, dans le cas particulier, que Mme de Citri ai-
mait beaucoup la princesse, qui était en effet très bonne, et
qu’elle savait en se rendant à sa soirée lui faire grand plaisir.
Aussi avait-elle décommandé, pour venir à cette fête, une dan-
seuse à qui elle croyait du génie et qui devait l’initier aux mys-
tères de la chorégraphie russe. Une autre raison qui ôtait
quelque valeur à la rage concentrée qu’éprouvait Mme de Citri
en voyant Oriane dire bonjour à tel ou telle invité est que Mme
de Guermantes, bien qu’à un état beaucoup moins avancé, pré-
sentait les symptômes du mal qui ravageait Mme de Citri. On a,
du reste, vu qu’elle en portait les germes de naissance. Enfin,
plus intelligente que Mme de Citri, Mme de Guermantes aurait
eu plus de droits qu’elle à ce nihilisme (qui n’était pas que
mondain), mais il est vrai que certaines qualités aident plutôt à
supporter les défauts du prochain qu’elles ne contribuent à en
faire souffrir ; et un homme de grand talent prêtera d’habitude
moins d’attention à la sottise d’autrui que ne ferait un sot.
Nous avons assez longuement décrit le genre d’esprit de la du-
chesse pour convaincre que, s’il n’avait rien de commun avec
une haute intelligence, il était du moins de l’esprit, de l’esprit
adroit à utiliser (comme un traducteur) différentes formes de
syntaxe. Or, rien de tel ne semblait qualifier Mme de Citri à mé-
priser des qualités tellement semblables aux siennes. Elle trou-
vait tout le monde idiot, mais dans sa conversation, dans ses
lettres, se montrait plutôt inférieure aux gens qu’elle traitait
avec tant de dédain. Elle avait, du reste, un tel besoin de des-
truction que, lorsqu’elle eut à peu près renoncé au monde, les
plaisirs qu’elle rechercha alors subirent l’un après l’autre son
terrible pouvoir dissolvant. Après avoir quitté les soirées pour
des séances de musique, elle se mit à dire : « Vous aimez en-
tendre cela, de la musique ? Ah ! mon Dieu, cela dépend des
moments. Mais ce que cela peut être ennuyeux ! Ah ! Beetho-
ven, la barbe ! » Pour Wagner, puis pour Franck, pour Debus-
sy, elle ne se donnait même pas la peine de dire « la barbe »
mais se contentait de faire passer sa main, comme un barbier,
sur son visage.
Bientôt, ce qui fut ennuyeux, ce fut tout. « C’est si ennuyeux
les belles choses ! Ah ! les tableaux, c’est à vous rendre fou…

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Comme vous avez raison, c’est si ennuyeux d’écrire des
lettres ! » Finalement ce fut la vie elle-même qu’elle nous dé-
clara une chose rasante, sans qu’on sût bien où elle prenait son
terme de comparaison.
Je ne sais si c’est à cause de ce que la duchesse de Guer-
mantes, le premier soir que j’avais dîné chez elle, avait dit de
cette pièce, mais la salle de jeux ou fumoir, avec son pavage
illustré, ses trépieds, ses figures de dieux et d’animaux qui
vous regardaient, les sphinx allongés aux bras des sièges, et
surtout l’immense table en marbre ou en mosaïque émaillée,
couverte de signes symboliques plus ou moins imités de l’art
étrusque et égyptien, cette salle de jeux me fit l’effet d’une vé-
ritable chambre magique. Or, sur un siège approché de la table
étincelante et augurale, M. de Charlus, lui, ne touchant à au-
cune carte, insensible à ce qui se passait autour de lui, inca-
pable de s’apercevoir que je venais d’entrer, semblait précisé-
ment un magicien appliquant toute la puissance de sa volonté
et de son raisonnement à tirer un horoscope. Non seulement
comme à une Pythie sur son trépied les yeux lui sortaient de la
tête, mais, pour que rien ne vînt le distraire des travaux qui
exigeaient la cessation des mouvements les plus simples, il
avait (pareil à un calculateur qui ne veut rien faire d’autre tant
qu’il n’a pas résolu son problème) posé auprès de lui le cigare
qu’il avait un peu auparavant dans la bouche et qu’il n’avait
plus la liberté d’esprit nécessaire pour fumer. En apercevant
les deux divinités accroupies que portait à ses bras le fauteuil
placé en face de lui, on eût pu croire que le baron cherchait à
découvrir l’énigme du sphinx, si ce n’avait pas été plutôt celle
d’un jeune et vivant Oedipe, assis précisément dans ce fauteuil,
où il s’était installé pour jouer. Or, la figure à laquelle M. de
Charlus appliquait, et avec une telle contention, toutes ses fa-
cultés spirituelles, et qui n’était pas, à vrai dire, de celles qu’on
étudie d’habitude more geometrico, c’était celle que lui propo-
saient les lignes de la figure du jeune marquis de Surgis ; elle
semblait, tant M. de Charlus était profondément absorbé de-
vant elle, être quelque mot en losange, quelque devinette,
quelque problème d’algèbre dont il eût cherché à percer
l’énigme ou à dégager la formule. Devant lui les signes sibyl-
lins et les figures inscrites sur cette table de la Loi semblaient
le grimoire qui allait permettre au vieux sorcier de savoir dans

90
quel sens s’orientaient les destins du jeune homme. Soudain, il
s’aperçut que je le regardais, leva la tête comme s’il sortait
d’un rêve et me sourit en rougissant. À ce moment l’autre fils
de Mme de Surgis vint auprès de celui qui jouait, regarder ses
cartes. Quand M. de Charlus eut appris de moi qu’ils étaient
frères, son visage ne put dissimuler l’admiration que lui inspi-
rait une famille créatrice de chefs-d’œuvre aussi splendides et
aussi différents. Et ce qui eût ajouté à l’enthousiasme du ba-
ron, c’est d’apprendre que les deux fils de Mme de Surgis-le-
Duc n’étaient pas seulement de la même mère mais du même
père. Les enfants de Jupiter sont dissemblables, mais cela vient
de ce qu’il épousa d’abord Métis, dans le destin de qui il était
de donner le jour à de sages enfants, puis Thémis, et ensuite
Eurynome, et Mnémosyne, et Leto, et en dernier lieu seule-
ment Junon. Mais d’un seul père Mme de Surgis avait fait
naître deux fils qui avaient reçu des beautés d’elle, mais des
beautés différentes.
J’eus enfin le plaisir que Swann entrât dans cette pièce, qui
était fort grande, si bien qu’il ne m’aperçut pas d’abord. Plaisir
mêlé de tristesse, d’une tristesse que n’éprouvaient peut-être
pas les autres invités, mais qui chez eux consistait dans cette
espèce de fascination qu’exercent les formes inattendues et
singulières d’une mort prochaine, d’une mort qu’on a déjà,
comme dit le peuple, sur le visage. Et c’est avec une stupéfac-
tion presque désobligeante, où il entrait de la curiosité indis-
crète, de la cruauté, un retour à la fois quiet et soucieux (mé-
lange à la fois de suave mari magno et de memento quia pulvis,
eût dit Robert), que tous les regards s’attachèrent à ce visage
duquel la maladie avait si bien rongé les joues, comme une
lune décroissante, que, sauf sous un certain angle, celui sans
doute sous lequel Swann se regardait, elles tournaient court
comme un décor inconsistant auquel une illusion d’optique
peut seule ajouter l’apparence de l’épaisseur. Soit à cause de
l’absence de ces joues qui n’étaient plus là pour le diminuer,
soit que l’artériosclérose, qui est une intoxication aussi, le rou-
gît comme eût fait l’ivrognerie, ou le déformât comme eût fait
la morphine, le nez de polichinelle de Swann, longtemps résor-
bé dans un visage agréable, semblait maintenant énorme, tu-
méfié, cramoisi, plutôt celui d’un vieil Hébreu que d’un curieux
Valois. D’ailleurs peut-être chez lui, en ces derniers jours, la

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race faisait-elle apparaître plus accusé le type physique qui la
caractérise, en même temps que le sentiment d’une solidarité
morale avec les autres Juifs, solidarité que Swann semblait
avoir oubliée toute sa vie, et que, greffées les unes sur les
autres, la maladie mortelle, l’affaire Dreyfus, la propagande an-
tisémite, avaient réveillée. Il y a certains Israélites, très fins
pourtant et mondains délicats, chez lesquels restent en réserve
et dans la coulisse, afin de faire leur entrée à une heure don-
née de leur vie, comme dans une pièce, un mufle et un pro-
phète. Swann était arrivé à l’âge du prophète. Certes, avec sa
figure d’où, sous l’action de la maladie des segments entiers
avaient disparu, comme dans un bloc de glace qui fond et dont
des pans entiers sont tombés, il avait bien changé. Mais je ne
pouvais m’empêcher d’être frappé combien davantage il avait
changé par rapport à moi. Cet homme, excellent, cultivé, que
j’étais bien loin d’être ennuyé de rencontrer, je ne pouvais arri-
ver à comprendre comment j’avais pu l’ensemencer autrefois
d’un mystère tel que son apparition dans les Champs-Élysées
me faisait battre le cœur au point que j’avais honte de m’ap-
procher de sa pèlerine doublée de soie ; qu’à la porte de l’ap-
partement où vivait un tel être, je ne pouvais sonner sans être
saisi d’un trouble et d’un effroi infinis ; tout cela avait disparu,
non seulement de sa demeure mais de sa personne, et l’idée de
causer avec lui pouvait m’être agréable ou non, mais n’affectait
en quoi que ce fût mon système nerveux.
Et, de plus, combien il était changé depuis cet après-midi
même où je l’avais rencontré – en somme quelques heures au-
paravant – dans le cabinet du duc de Guermantes. Avait-il vrai-
ment eu une scène avec le Prince et qui l’avait bouleversé ? La
supposition n’était pas nécessaire. Les moindres efforts qu’on
demande à quelqu’un qui est très malade deviennent vite pour
lui un surmenage excessif. Pour peu qu’on l’expose, déjà fati-
gué, à la chaleur d’une soirée, sa mine se décompose et bleuit
comme fait en moins d’un jour une poire trop mûre, ou du lait
près de tourner. De plus, la chevelure de Swann était éclaircie
par places, et, comme disait Mme de Guermantes, avait besoin
du fourreur, avait l’air camphrée, et mal camphrée. J’allais tra-
verser le fumoir et parler à Swann quand malheureusement
une main s’abattit sur mon épaule : « Bonjour, mon petit, je
suis à Paris pour quarante-huit heures. J’ai passé chez toi, on

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m’a dit que tu étais ici, de sorte que c’est toi qui vaut à ma
tante l’honneur de ma présence à sa fête. » C’était Saint-Loup.
Je lui dis combien je trouvais la demeure belle. « Oui, ça fait
assez monument historique. Moi, je trouve ça assommant. Ne
nous mettons pas près de mon oncle Palamède, sans cela nous
allons être happés. Comme Mme Molé (car c’est elle qui tient la
corde en ce moment) vient de partir, il est tout désemparé. Il
paraît que c’était un vrai spectacle, il ne l’a pas quittée d’un
pas, il ne l’a laissée que quand il l’a eu mise en voiture. Je n’en
veux pas à mon oncle, seulement je trouve drôle que mon
conseil de famille, qui s’est toujours montré si sévère pour moi,
soit composé précisément des parents qui ont le plus fait la
bombe, à commencer par le plus noceur de tous, mon oncle
Charlus, qui est mon subrogé tuteur, qui a eu autant de
femmes que don Juan, et qui à son âge ne dételle pas. Il a été
question à un moment qu’on me nomme un conseil judiciaire.
Je pense que, quand tous ces vieux marcheurs se réunissaient
pour examiner la question et me faisaient venir pour me faire
de la morale, et me dire que je faisais de la peine à ma mère,
ils ne devaient pas pouvoir se regarder sans rire. Tu examine-
ras la composition du conseil, on a l’air d’avoir choisi exprès
ceux qui ont le plus retroussé de jupons. » En mettant à part
M. de Charlus, au sujet duquel l’étonnement de mon ami ne me
paraissait pas plus justifié, mais pour d’autres raisons et qui
devaient d’ailleurs se modifier plus tard dans mon esprit, Ro-
bert avait bien tort de trouver extraordinaire que des leçons de
sagesse fussent données à un jeune homme par des parents qui
ont fait les fous, ou le font encore.
Quand l’atavisme, les ressemblances familiales seraient
seules en cause, il est inévitable que l’oncle qui fait la semonce
ait à peu près les mêmes défauts que le neveu qu’on l’a chargé
de gronder. L’oncle n’y met d’ailleurs aucune hypocrisie, trom-
pé qu’il est par la faculté qu’ont les hommes de croire, à
chaque nouvelle circonstance, qu’il s’agit « d’autre chose », fa-
culté qui leur permet d’adopter des erreurs artistiques, poli-
tiques, etc., sans s’apercevoir que ce sont les mêmes qu’ils ont
prises pour des vérités, il y a dix ans, à propos d’une autre
école de peinture qu’ils condamnaient, d’une autre affaire poli-
tique qu’ils croyaient mériter leur haine, dont ils sont revenus,
et qu’ils épousent sans les reconnaître sous un nouveau

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déguisement. D’ailleurs, même si les fautes de l’oncle sont dif-
férentes de celles du neveu, l’hérédité peut n’en être pas
moins, dans une certaine mesure, la loi causale, car l’effet ne
ressemble pas toujours à la cause, comme la copie à l’original,
et même, si les fautes de l’oncle sont pires, il peut parfaitement
les croire moins graves.
Quand M. de Charlus venait de faire des remontrances indi-
gnées à Robert, qui d’ailleurs ne connaissait pas les goûts véri-
tables de son oncle, à cette époque-là, et même si c’eût encore
été celle où le baron flétrissait ses propres goûts, il eût parfai-
tement pu être sincère, en trouvant, du point de vue de
l’homme du monde, que Robert était infiniment plus coupable
que lui. Robert n’avait-il pas failli, au moment où son oncle
avait été chargé de lui faire entendre raison, se faire mettre au
ban de son monde ? ne s’en était-il pas fallu de peu qu’il ne fût
blackboulé au Jockey ? n’était-il pas un objet de risée par les
folles dépenses qu’il faisait pour une femme de la dernière ca-
tégorie, par ses amitiés avec des gens, auteurs, acteurs, juifs,
dont pas un n’était du monde, par ses opinions qui ne se diffé-
renciaient pas de celles des traîtres, par la douleur qu’il cau-
sait à tous les siens ? En quoi cela pouvait-il se comparer, cette
vie scandaleuse, à celle de M. de Charlus qui avait su, jusqu’ici,
non seulement garder, mais grandir encore sa situation de
Guermantes, étant dans la société un être absolument privilé-
gié, recherché, adulé par la société la plus choisie, et qui, ma-
rié à une princesse de Bourbon, femme éminente, avait su la
rendre heureuse, avait voué à sa mémoire un culte plus
fervent, plus exact qu’on n’a l’habitude dans le monde, et avait
ainsi été aussi bon mari que bon fils !
« Mais es-tu sûr que M. de Charlus ait eu tant de
maîtresses ? » demandai-je, non certes dans l’intention diabo-
lique de révéler à Robert le secret que j’avais surpris, mais
agacé cependant de l’entendre soutenir une erreur avec tant
de certitude et de suffisance. Il se contenta de hausser les
épaules en réponse à ce qu’il croyait de ma part de la naïveté.
« Mais d’ailleurs, je ne l’en blâme pas, je trouve qu’il a parfai-
tement raison. » Et il commença à m’esquisser une théorie qui
lui eût fait horreur à Balbec (où il ne se contentait pas de flé-
trir les séducteurs, la mort lui paraissant le seul châtiment pro-
portionné au crime). C’est qu’alors il était encore amoureux et

94
jaloux. Il alla jusqu’à me faire l’éloge des maisons de passe. « Il
n’y a que là qu’on trouve chaussure à son pied, ce que nous ap-
pelons au régiment son gabarit. » Il n’avait plus pour ce genre
d’endroits le dégoût qui l’avait soulevé à Balbec quand j’avais
fait allusion à eux, et, en l’entendant maintenant, je lui dis que
Bloch m’en avait fait connaître, mais Robert me répondit que
celle où allait Bloch devait être « extrêmement purée, le para-
dis du pauvre ». « Ça dépend, après tout : où était-ce ? » Je res-
tai dans le vague, car je me rappelai que c’était là, en effet,
que se donnait pour un louis cette Rachel que Robert avait tant
aimée. « En tout cas, je t’en ferai connaître de bien mieux, où il
va des femmes épatantes. » En m’entendant exprimer le désir
qu’il me conduisît le plus tôt possible dans celles qu’il connais-
sait et qui devaient, en effet, être bien supérieures à la maison
que m’avait indiquée Bloch, il témoigna d’un regret sincère de
ne le pouvoir pas cette fois puisqu’il repartait le lendemain.
« Ce sera pour mon prochain séjour, dit-il. Tu verras, il y a
même des jeunes filles, ajouta-t-il d’un air mystérieux. Il y a
une petite demoiselle de… je crois d’Orgeville, je te dirai exac-
tement, qui est la fille de gens tout ce qu’il y a de mieux ; la
mère est plus ou moins née La Croix-l’Évêque, ce sont des gens
du gratin, même un peu parents, sauf erreur, à ma tante
Oriane. Du reste, rien qu’à voir la petite, on sent que c’est la
fille de gens bien (je sentis s’étendre un instant sur la voix de
Robert l’ombre du génie des Guermantes qui passa comme un
nuage, mais à une grande hauteur et ne s’arrêta pas). Ça m’a
tout l’air d’une affaire merveilleuse. Les parents sont toujours
malades et ne peuvent s’occuper d’elle. Dame, la petite se
désennuie, et je compte sur toi pour lui trouver des distrac-
tions, à cette enfant ! – Oh ! quand reviendras-tu ? – Je ne sais
pas ; si tu ne tiens pas absolument à des duchesses (le titre de
duchesse étant pour l’aristocratie le seul qui désigne un rang
particulièrement brillant, comme on dirait, dans le peuple, des
princesses), dans un autre genre il y a la première femme de
chambre de Mme Putbus. »
À ce moment, Mme de Surgis entra dans le salon de jeu pour
chercher ses fils. En l’apercevant, M. de Charlus alla à elle
avec une amabilité dont la marquise fut d’autant plus agréable-
ment surprise, que c’est une grande froideur qu’elle attendait
du baron, lequel s’était posé de tout temps comme le

95
protecteur d’Oriane et, seul de la famille – trop souvent com-
plaisante aux exigences du duc à cause de son héritage et par
jalousie à l’égard de la duchesse – tenait impitoyablement à
distance les maîtresses de son frère. Aussi Mme de Surgis eût-
elle fort bien compris les motifs de l’attitude qu’elle redoutait
chez le baron, mais ne soupçonna nullement ceux de l’accueil
tout opposé qu’elle reçut de lui. Il lui parla avec admiration du
portrait que Jacquet avait fait d’elle autrefois. Cette admiration
s’exalta même jusqu’à un enthousiasme qui, s’il était en partie
intéressé pour empêcher la marquise de s’éloigner de lui, pour
« l’accrocher », comme Robert disait des armées ennemies
dont on veut forcer les effectifs à rester engagés sur un certain
point, était peut-être aussi sincère. Car si chacun se plaisait à
admirer dans les fils le port de reine et les yeux de Mme de
Surgis, le baron pouvait éprouver un plaisir inverse, mais aussi
vif, à retrouver ces charmes réunis en faisceau chez leur mère,
comme en un portrait qui n’inspire pas lui-même de désirs,
mais nourrit, de l’admiration esthétique qu’il inspire, ceux qu’il
réveille. Ceux-ci venaient rétrospectivement donner un charme
voluptueux au portrait de Jacquet lui-même, et en ce moment
le baron l’eût volontiers acquis pour étudier en lui la généalo-
gie physiologique des deux jeunes Surgis.
« Tu vois que je n’exagérais pas, me dit Robert. Regarde un
peu l’empressement de mon oncle auprès de Mme de Surgis. Et
même, là, cela m’étonne. Si Oriane le savait elle serait fu-
rieuse. Franchement il y a assez de femmes sans aller juste se
précipiter sur celle-là », ajouta-t-il ; comme tous les gens qui ne
sont pas amoureux, il s’imaginait qu’on choisit la personne
qu’on aime après mille délibérations et d’après des qualités et
convenances diverses. Du reste, tout en se trompant sur son
oncle, qu’il croyait adonné aux femmes, Robert, dans sa ran-
cune, parlait de M. de Charlus avec trop de légèreté. On n’est
pas toujours impunément le neveu de quelqu’un. C’est très
souvent par son intermédiaire qu’une habitude héréditaire est
transmise tôt ou tard. On pourrait faire ainsi toute une galerie
de portraits, ayant le titre de la comédie allemande Oncle et
neveu, où l’on verrait l’oncle veillant jalousement, bien qu’invo-
lontairement, à ce que son neveu finisse par lui ressembler.
J’ajouterai même que cette galerie serait incomplète si l’on
n’y faisait pas figurer les oncles qui n’ont aucune parenté

96
réelle, n’étant que les oncles de la femme du neveu. Les Mes-
sieurs de Charlus sont, en effet, tellement persuadés d’être les
seuls bons maris, en plus les seuls dont une femme ne soit pas
jalouse, que généralement, par affection pour leur nièce, ils lui
font épouser aussi un Charlus. Ce qui embrouille l’écheveau
des ressemblances. Et à l’affection pour la nièce se joint par-
fois de l’affection aussi pour son fiancé. De tels mariages ne
sont pas rares, et sont souvent ce qu’on appelle heureux.
– De quoi parlions-nous ? Ah ! de cette grande blonde, la
femme de chambre de Mme Putbus. Elle aime aussi les
femmes, mais je pense que cela t’est égal ; je peux te dire fran-
chement, je n’ai jamais vu créature aussi belle. – Je me l’ima-
gine assez Giorgione ? – Follement Giorgione ! Ah ! si j’avais
du temps à passer à Paris, ce qu’il y a de choses magnifiques à
faire ! Et puis, on passe à une autre. Car pour l’amour, vois-tu,
c’est une bonne blague, j’en suis bien revenu.
Je m’aperçus bientôt, avec surprise, qu’il n’était pas moins
revenu de la littérature, alors que c’était seulement des littéra-
teurs qu’il m’avait paru désabusé à notre dernière rencontre
(c’est presque tous fripouille et Cie, m’avait-il dit, ce qui se
pouvait expliquer par sa rancune justifiée à l’endroit de cer-
tains amis de Rachel. Ils lui avaient en effet persuadé qu’elle
n’aurait jamais de talent si elle laissait « Robert, homme d’une
autre race », prendre de l’influence sur elle, et avec elle se mo-
quaient de lui, devant lui, dans les dîners qu’il leur donnait).
Mais en réalité l’amour de Robert pour les Lettres n’avait rien
de profond, n’émanait pas de sa vraie nature, il n’était qu’un
dérivé de son amour pour Rachel, et il s’était effacé de celui-ci,
en même temps que son horreur des gens de plaisir et que son
respect religieux pour la vertu des femmes.
« Comme ces deux jeunes gens ont un air étrange ! Regardez
cette curieuse passion du jeu, marquise », dit M. de Charlus,
en désignant à Mme de Surgis ses deux fils, comme s’il ignorait
absolument qui ils étaient, « ce doivent être deux Orientaux, ils
ont certains traits caractéristiques, ce sont peut-être des
Turcs », ajouta-t-il, à la fois pour confirmer encore sa feinte in-
nocence, témoigner d’une vague antipathie, qui, quand elle fe-
rait place ensuite à l’amabilité, prouverait que celle-ci s’adres-
serait seulement à la qualité de fils de Mme de Surgis, n’ayant
commencé que quand le baron avait appris qui ils étaient.

97
Peut-être aussi M. de Charlus, de qui l’insolence était un don
de nature qu’il avait joie à exercer, profitait-il de la minute
pendant laquelle il était censé ignorer qui était le nom de ces
deux jeunes gens pour se divertir aux dépens de Mme de Surgis
et se livrer à ses railleries coutumières, comme Scapin met à
profit le déguisement de son maître pour lui administrer des
volées de coups de bâton.
« Ce sont mes fils », dit Mme de Surgis, avec une rougeur
qu’elle n’aurait pas eue si elle avait été plus fine sans être plus
vertueuse. Elle eût compris alors que l’air d’indifférence abso-
lue ou de raillerie que M. de Charlus manifestait à l’égard d’un
jeune homme n’était pas plus sincère que l’admiration toute
superficielle qu’il témoignait à une femme n’exprimait le vrai
fond de sa nature. Celle à qui il pouvait tenir indéfiniment les
propos les plus complimenteurs aurait pu être jalouse du re-
gard que, tout en causant avec elle, il lançait à un homme qu’il
feignait ensuite de n’avoir pas remarqué. Car ce regard-là était
un regard autre que ceux que M. de Charlus avait pour les
femmes ; un regard particulier, venu des profondeurs, et qui,
même dans une soirée, ne pouvait s’empêcher d’aller naïve-
ment aux jeunes gens, comme les regards d’un couturier qui
décèlent sa profession par la façon immédiate qu’ils ont de
s’attacher aux habits.
« Oh ! comme c’est curieux », répondit non sans insolence M.
de Charlus, en ayant l’air de faire faire à sa pensée un long tra-
jet pour l’amener à une réalité si différente de celle qu’il fei-
gnait d’avoir supposée. « Mais je ne les connais pas », ajouta-t-
il, craignant d’être allé un peu loin dans l’expression de l’anti-
pathie et d’avoir paralysé ainsi chez la marquise l’intention de
lui faire faire leur connaissance. « Est-ce que vous voudriez me
permettre de vous les présenter ? demanda timidement Mme
de Surgis. – Mais, mon Dieu ! comme vous penserez, moi, je
veux bien, je ne suis pas peut-être un personnage bien divertis-
sant pour d’aussi jeunes gens », psalmodia M. de Charlus avec
l’air d’hésitation et de froideur de quelqu’un qui se laisse arra-
cher une politesse.
« Arnulphe, Victurnien, venez vite », dit Mme de Surgis. Vic-
turnien se leva avec décision. Arnulphe, sans voir plus loin que
son frère, le suivit docilement.

98
– Voilà le tour des fils, maintenant, me dit Robert. C’est à
mourir de rire. Jusqu’au chien du logis, il s’efforce de com-
plaire. C’est d’autant plus drôle que mon oncle déteste les gi-
golos. Et regarde comme il les écoute avec sérieux. Si c’était
moi qui avais voulu les lui présenter, ce qu’il m’aurait envoyé
dinguer. Écoute, il va falloir que j’aille dire bonjour à Oriane.
J’ai si peu de temps à passer à Paris que je veux tâcher de voir
ici tous les gens à qui j’aurais été sans cela mettre des cartes.
– Comme ils ont l’air bien élevés, comme ils ont de jolies ma-
nières, était en train de dire M. de Charlus.
– Vous trouvez ? répondait Mme de Surgis ravie.
Swann m’ayant aperçu s’approcha de Saint-Loup et de moi.
La gaieté juive était chez Swann moins fine que les plaisante-
ries de l’homme du monde. « Bonsoir, nous dit-il. Mon Dieu !
tous trois ensemble, on va croire à une réunion de syndicat.
Pour un peu on va chercher où est la caisse ! » Il ne s’était pas
aperçu que M. de Beauserfeuil était dans son dos et
l’entendait. Le général fronça involontairement les sourcils.
Nous entendions la voix de M. de Charlus tout près de nous :
« Comment ? vous vous appelez Victurnien, comme dans le Ca-
binet des Antiques », disait le baron pour prolonger la conver-
sation avec les deux jeunes gens. « De Balzac, oui », répondit
l’aîné des Surgis, qui n’avait jamais lu une ligne de ce roman-
cier mais à qui son professeur avait signalé, il y avait quelques
jours, la similitude de son prénom avec celui de d’Esgrignon.
Mme de Surgis était ravie de voir son fils briller et de M. de
Charlus extasié devant tant de science.
– Il paraît que Loubet est en plein pour nous, de source tout
à fait sûre, dit à Saint-Loup, mais cette fois à voix plus basse
pour ne pas être entendu du général, Swann pour qui les rela-
tions républicaines de sa femme devenaient plus intéressantes
depuis que l’affaire Dreyfus était le centre de ses préoccupa-
tions. Je vous dis cela parce que je sais que vous marchez à
fond avec nous.
– Mais, pas tant que ça ; vous vous trompez complètement,
répondit Robert. C’est une affaire mal engagée dans laquelle je
regrette bien de m’être fourré. Je n’avais rien à voir là dedans.
Si c’était à recommencer, je m’en tiendrais bien à l’écart. Je
suis soldat et avant tout pour l’armée. Si tu restes un moment

99
avec M. Swann, je te retrouverai tout à l’heure, je vais près de
ma tante.
Mais je vis que c’était avec Mlle d’Ambressac qu’il allait cau-
ser et j’éprouvai du chagrin à la pensée qu’il m’avait menti sur
leurs fiançailles possibles. Je fus rasséréné quand j’appris qu’il
lui avait été présenté une demi-heure avant par Mme de Mar-
santes, qui désirait ce mariage, les Ambressac étant très
riches.
« Enfin, dit M. de Charlus à Mme de Surgis, je trouve un
jeune homme instruit, qui a lu, qui sait ce que c’est que Balzac.
Et cela me fait d’autant plus de plaisir de le rencontrer là où
c’est devenu le plus rare, chez un des mes pairs, chez un des
nôtres », ajouta-t-il en insistant sur ces mots. Les Guermantes
avaient beau faire semblant de trouver tous les hommes pa-
reils, dans les grandes occasions où ils se trouvaient avec des
gens « nés », et surtout moins bien « nés », qu’ils désiraient et
pouvaient flatter, ils n’hésitaient pas à sortir les vieux souve-
nirs de famille. « Autrefois, reprit le baron, aristocrates voulait
dire les meilleurs, par l’intelligence, par le cœur. Or, voilà le
premier d’entre nous que je vois sachant ce que c’est que Vic-
turnien d’Esgrignon. J’ai tort de dire le premier. Il y a aussi un
Polignac et un Montesquiou, ajouta M. de Charlus qui savait
que cette double assimilation ne pouvait qu’enivrer la mar-
quise. D’ailleurs vos fils ont de qui tenir, leur grand-père ma-
ternel avait une collection célèbre du XVIIIe siècle. Je vous
montrerai la mienne si vous voulez me faire le plaisir de venir
déjeuner un jour, dit-il au jeune Victurnien. Je vous montrerai
une curieuse édition du Cabinet des Antiques avec des correc-
tions de la main de Balzac. Je serai charmé de confronter en-
semble les deux Victurnien. »
Je ne pouvais me décider à quitter Swann. Il était arrivé à ce
degré de fatigue où le corps d’un malade n’est plus qu’une cor-
nue où s’observent des réactions chimiques. Sa figure se mar-
quait de petits points bleu de Prusse, qui avaient l’air de ne pas
appartenir au monde vivant, et dégageait ce genre d’odeur qui,
au lycée, après les « expériences », rend si désagréable de res-
ter dans une classe de « Sciences ». Je lui demandai s’il n’avait
pas eu une longue conversation avec le prince de Guermantes
et s’il ne voulait pas me raconter ce qu’elle avait été.

100
– Si, me dit-il, mais allez d’abord un moment avec M. de
Charlus et Mme de Surgis, je vous attendrai ici.
En effet, M. de Charlus ayant proposé à Mme de Surgis de
quitter cette pièce trop chaude et d’aller s’asseoir un moment
avec elle, dans une autre, n’avait pas demandé aux deux fils de
venir avec leur mère, mais à moi. De cette façon, il se donnait
l’air, après les avoir amorcés, de ne pas tenir aux deux jeunes
gens. Il me faisait de plus une politesse facile, Mme de Surgis-
le-Duc étant assez mal vue.
Malheureusement, à peine étions-nous assis dans une baie
sans dégagements, que Mme de Saint-Euverte, but des quoli-
bets du baron, vint à passer. Elle, peut-être pour dissimuler, ou
dédaigner ouvertement les mauvais sentiments qu’elle inspirait
à M. de Charlus, et surtout montrer qu’elle était intime avec
une dame qui causait si familièrement avec lui, dit un bonjour
dédaigneusement amical à la célèbre beauté, laquelle lui ré-
pondit, tout en regardant du coin de l’œil M. de Charlus avec
un sourire moqueur. Mais la baie était si étroite que Mme de
Saint-Euverte, quand elle voulut, derrière nous, continuer de
quêter ses invités du lendemain, se trouva prise et ne put faci-
lement se dégager, moment précieux dont M. de Charlus, dési-
reux de faire briller sa verve insolente aux yeux de la mère des
deux jeunes gens, se garda bien de ne pas profiter. Une niaise
question que je lui posai sans malice lui fournit l’occasion d’un
triomphal couplet dont la pauvre de Saint-Euverte, quasi immo-
bilisée derrière nous, ne pouvait guère perdre un mot.
– Croyez-vous que cet impertinent jeune homme, dit-il en me
désignant à Mme de Surgis, vient de me demander, sans le
moindre souci qu’on doit avoir de cacher ces sortes de besoins,
si j’allais chez Mme de Saint-Euverte, c’est-à-dire, je pense, si
j’avais la colique. Je tâcherais en tout cas de m’en soulager
dans un endroit plus confortable que chez une personne qui, si
j’ai bonne mémoire, célébrait son centenaire quand je commen-
çai à aller dans le monde, c’est-à-dire pas chez elle. Et pour-
tant, qui plus qu’elle serait intéressante à entendre ? Que de
souvenirs historiques, vus et vécus du temps du Premier Em-
pire et de la Restauration, que d’histoires intimes aussi qui
n’avaient certainement rien de « Saint », mais devaient être
très « Vertes », si l’on en croit la cuisse restée légère de la vé-
nérable gambadeuse. Ce qui m’empêcherait de l’interroger sur

101
ces époques passionnantes, c’est la sensibilité de mon appareil
olfactif. La proximité de la dame suffit. Je me dis tout d’un
coup : « Oh ! mon Dieu, on a crevé ma fosse d’aisances », c’est
simplement la marquise qui, dans quelque but d’invitation,
vient d’ouvrir la bouche. Et vous comprenez que si j’avais le
malheur d’aller chez elle, la fosse d’aisances se multiplierait en
un formidable tonneau de vidange. Elle porte pourtant un nom
mystique qui me fait toujours penser avec jubilation, quoi-
qu’elle ait passé depuis longtemps la date de son jubilé, à ce
stupide vers dit « déliquescent » : « Ah ! verte, combien verte
était mon âme ce jour-là… » Mais il me faut une plus propre
verdure. On me dit que l’infatigable marcheuse donne des
« garden-parties », moi j’appellerais ça « des invites à se pro-
mener dans les égouts ». Est-ce que vous allez vous crotter là ?
demanda-t-il à Mme de Surgis, qui cette fois se trouva ennuyée.
Car voulant feindre de n’y pas aller, vis-à-vis du baron, et sa-
chant qu’elle donnerait des jours de sa propre vie plutôt que de
manquer la matinée Saint-Euverte, elle s’en tira par une
moyenne, c’est-à-dire l’incertitude. Cette incertitude prit une
forme si bêtement dilettante et si mesquinement couturière,
que M. de Charlus, ne craignant pas d’offenser Mme de Surgis,
à laquelle pourtant il désirait plaire, se mit à rire pour lui mon-
trer que « ça ne prenait pas ».
– J’admire toujours les gens qui font des projets, dit-elle ; je
me décommande souvent au dernier moment. Il y a une ques-
tion de robe d’été qui peut changer les choses. J’agirai sous
l’inspiration du moment.
Pour ma part, j’étais indigné de l’abominable petit discours
que venait de tenir M. de Charlus. J’aurais voulu combler de
biens la donneuse de garden-parties. Malheureusement dans le
monde, comme dans le monde politique, les victimes sont si
lâches qu’on ne peut pas en vouloir bien longtemps aux bour-
reaux. Mme de Saint-Euverte, qui avait réussi à se dégager de
la baie dont nous barrions l’entrée, frôla involontairement le
baron en passant, et, par un réflexe de snobisme qui annihilait
chez elle toute colère, peut-être même dans l’espoir d’une en-
trée en matière d’un genre dont ce ne devait pas être le pre-
mier essai : « Oh ! pardon, monsieur de Charlus, j’espère que
je ne vous ai pas fait mal », s’écria-t-elle comme si elle s’age-
nouillait devant son maître. Celui-ci ne daigna répondre

102
autrement que par un large rire ironique et concéda seulement
un « bonsoir », qui, comme s’il s’apercevait seulement de la
présence de la marquise une fois qu’elle l’avait salué la pre-
mière, était une insulte de plus. Enfin, avec une platitude su-
prême, dont je souffris pour elle, Mme de Saint-Euverte s’ap-
procha de moi et, m’ayant pris à l’écart, me dit à l’oreille :
« Mais, qu’ai-je fait à M. de Charlus ? On prétend qu’il ne me
trouve pas assez chic pour lui », dit-elle, en riant à gorge dé-
ployée. Je restai sérieux. D’une part, je trouvais stupide qu’elle
eût l’air de se croire ou de vouloir faire croire que personne
n’était, en effet, aussi chic qu’elle. D’autre part, les gens qui
rient si fort de ce qu’ils disent, et qui n’est pas drôle, nous dis-
pensent par là, en prenant à leur charge l’hilarité, d’y
participer.
– D’autres assurent qu’il est froissé que je ne l’invite pas.
Mais il ne m’encourage pas beaucoup. Il a l’air de me bouder
(l’expression me parut faible). Tâchez de le savoir et venez me
le dire demain. Et s’il a des remords et veut vous accompagner,
amenez-le. À tout péché miséricorde. Cela me ferait même as-
sez plaisir, à cause de Mme de Surgis que cela ennuierait. Je
vous laisse carte blanche. Vous avez le flair le plus fin de
toutes ces choses-là et je ne veux pas avoir l’air de quémander
des invités. En tout cas, sur vous, je compte absolument.
Je songeai que Swann devait se fatiguer à m’attendre. Je ne
voulais pas, du reste, rentrer trop tard à cause d’Albertine, et,
prenant congé de Mme de Surgis et de M. de Charlus, j’allai re-
trouver mon malade dans la salle de jeux. Je lui demandai si ce
qu’il avait dit au Prince dans leur entretien au jardin était bien
ce que M. de Bréauté (que je ne lui nommai pas) nous avait
rendu et qui était relatif à un petit acte de Bergotte. Il éclata
de rire : « Il n’y a pas un mot de vrai, pas un seul, c’est entière-
ment inventé et aurait été absolument stupide. Vraiment c’est
inouï cette génération spontanée de l’erreur. Je ne vous de-
mande pas qui vous a dit cela, mais ce serait vraiment curieux,
dans un cadre aussi délimité que celui-ci, de remonter de
proche en proche pour savoir comment cela s’est formé. Du
reste, comment cela peut-il intéresser les gens, ce que le
Prince m’a dit ? Les gens sont bien curieux. Moi, je n’ai jamais
été curieux, sauf quand j’ai été amoureux et quand j’ai été ja-
loux. Et pour ce que cela m’a appris ! Êtes-vous jaloux ? » Je

103
dis à Swann que je n’avais jamais éprouvé de jalousie, que je
ne savais même pas ce que c’était. « Hé bien ! je vous en féli-
cite. Quand on l’est un peu, cela n’est pas tout à fait désa-
gréable, à deux points de vue. D’une part, parce que cela per-
met aux gens qui ne sont pas curieux de s’intéresser à la vie
des autres personnes, ou au moins d’une autre. Et puis, parce
que cela fait assez bien sentir la douceur de posséder, de mon-
ter en voiture avec une femme, de ne pas la laisser aller seule.
Mais cela, ce n’est que dans les tout premiers débuts du mal
ou quand la guérison est presque complète. Dans l’intervalle,
c’est le plus affreux des supplices. Du reste, même les deux
douceurs dont je vous parle, je dois vous dire que je les ai peu
connues ; la première, par la faute de ma nature qui n’est pas
capable de réflexions très prolongées ; la seconde, à cause des
circonstances, par la faute de la femme, je veux dire des
femmes, dont j’ai été jaloux. Mais cela ne fait rien. Même
quand on ne tient plus aux choses, il n’est pas absolument in-
différent d’y avoir tenu, parce que c’était toujours pour des rai-
sons qui échappaient aux autres. Le souvenir de ces
sentiments-là, nous sentons qu’il n’est qu’en nous ; c’est en
nous qu’il faut rentrer pour le regarder. Ne vous moquez pas
trop de ce jargon idéaliste, mais ce que je veux dire, c’est que
j’ai beaucoup aimé la vie et que j’ai beaucoup aimé les arts. Hé
bien ! maintenant que je suis un peu trop fatigué pour vivre
avec les autres, ces anciens sentiments si personnels à moi,
que j’ai eus, me semblent, ce qui est la manie de tous les col-
lectionneurs, très précieux. Je m’ouvre à moi-même mon cœur
comme une espèce de vitrine, je regarde un à un tant d’amours
que les autres n’auront pas connus. Et de cette collection à la-
quelle je suis maintenant plus attaché encore qu’aux autres, je
me dis, un peu comme Mazarin pour ses livres, mais, du reste,
sans angoisse aucune, que ce sera bien embêtant de quitter
tout cela. Mais venons à l’entretien avec le Prince, je ne le ra-
conterai qu’à une seule personne, et cette personne, cela va
être vous. » J’étais gêné, pour l’entendre, par la conversation
que, tout près de nous, M. de Charlus, revenu dans la salle de
jeux, prolongeait indéfiniment. « Et vous lisez aussi ? Qu’est-ce
que vous faites ? » demanda-t-il au comte Arnulphe, qui ne
connaissait même pas le nom de Balzac. Mais sa myopie,
comme il voyait tout très petit, lui donnait l’air de voir très

104
loin, de sorte que, rare poésie en un sculptural dieu grec, dans
ses prunelles s’inscrivaient comme de distantes et mysté-
rieuses étoiles.
« Si nous allions faire quelques pas dans le jardin,
monsieur », dis-je à Swann, tandis que le comte Arnulphe, avec
une voix zézayante qui semblait indiquer que son développe-
ment, au moins mental, n’était pas complet, répondait à M. de
Charlus avec une précision complaisante et naïve : « Oh ! moi,
c’est plutôt le golf, le tennis, le ballon, la course à pied, surtout
le polo. » Telle Minerve, s’étant subdivisée, avait cessé, dans
certaine cité, d’être la déesse de la Sagesse et avait incarné
une part d’elle-même en une divinité purement sportive, hip-
pique, « Athénè Hippia ». Et il allait aussi à Saint-Moritz faire
du ski, car Pallas Tritogeneia fréquente les hauts sommets et
rattrape les cavaliers. « Ah ! » répondit M. de Charlus, avec le
sourire transcendant de l’intellectuel qui ne prend même pas la
peine de dissimuler qu’il se moque, mais qui, d’ailleurs, se sent
si supérieur aux autres et méprise tellement l’intelligence de
ceux qui sont le moins bêtes, qu’il les différencie à peine de
ceux qui le sont le plus, du moment qu’ils peuvent lui être
agréables d’une autre façon. En parlant à Arnulphe, M. de
Charlus trouvait qu’il lui conférait par là même une supériorité
que tout le monde devait envier et reconnaître. « Non, me ré-
pondit Swann, je suis trop fatigué pour marcher, asseyons-nous
plutôt dans un coin, je ne tiens plus debout. » C’était vrai, et
pourtant, commencer à causer lui avait déjà rendu une cer-
taine vivacité. C’est que dans la fatigue la plus réelle il y a, sur-
tout chez les gens nerveux, une part qui dépend de l’attention
et qui ne se conserve que par la mémoire. On est subitement
las dès qu’on craint de l’être, et pour se remettre de sa fatigue,
il suffit de l’oublier. Certes, Swann n’était pas tout à fait de ces
infatigables épuisés qui, arrivés défaits, flétris, ne se tenant
plus, se raniment dans la conversation comme une fleur dans
l’eau et peuvent pendant des heures puiser dans leurs propres
paroles des forces qu’ils ne transmettent malheureusement pas
à ceux qui les écoutent et qui paraissent de plus en plus abat-
tus au fur et à mesure que le parleur se sent plus réveillé. Mais
Swann appartenait à cette forte race juive, à l’énergie vitale, à
la résistance à la mort de qui les individus eux-mêmes
semblent participer. Frappés chacun de maladies particulières,

105
comme elle l’est, elle-même, par la persécution, ils se dé-
battent indéfiniment dans des agonies terribles qui peuvent se
prolonger au delà de tout terme vraisemblable, quand déjà on
ne voit plus qu’une barbe de prophète surmontée d’un nez im-
mense qui se dilate pour aspirer les derniers souffles, avant
l’heure des prières rituelles, et que commence le défilé ponc-
tuel des parents éloignés s’avançant avec des mouvements mé-
caniques, comme sur une frise assyrienne.
Nous allâmes nous asseoir, mais, avant de s’éloigner du
groupe que M. de Charlus formait avec les deux jeunes Surgis
et leur mère, Swann ne put s’empêcher d’attacher sur le cor-
sage de celle-ci de longs regards de connaisseur dilatés et
concupiscents. Il mit son monocle pour mieux apercevoir, et,
tout en me parlant, de temps à autre il jetait un regard vers la
direction de cette dame.
– Voici mot pour mot, me dit-il, quand nous fûmes assis, ma
conversation avec le Prince, et si vous vous rappelez ce que je
vous ai dit tantôt, vous verrez pourquoi je vous choisis pour
confident. Et puis aussi, pour une autre raison que vous saurez
un jour. « Mon cher Swann, m’a dit le prince de Guermantes,
vous m’excuserez si j’ai paru vous éviter depuis quelque temps.
(Je ne m’en étais nullement aperçu, étant malade et fuyant
moi-même tout le monde.) D’abord, j’avais entendu dire, et je
prévoyais bien que vous aviez, dans la malheureuse affaire qui
divise le pays, des opinions entièrement opposées aux miennes.
Or, il m’eût été excessivement pénible que vous les professiez
devant moi. Ma nervosité était si grande que, la Princesse
ayant entendu, il y a deux ans, son beau-frère le grand-duc de
Hesse dire que Dreyfus était innocent, elle ne s’était pas
contentée de relever le propos avec vivacité, mais ne me l’avait
pas répété pour ne pas me contrarier. Presque à la même
époque, le prince royal de Suède était venu à Paris et, ayant
probablement entendu dire que l’impératrice Eugénie était
dreyfusiste, avait confondu avec la Princesse (étrange confu-
sion, vous l’avouerez, entre une femme du rang de ma femme
et une Espagnole, beaucoup moins bien née qu’on ne dit, et
mariée à un simple Bonaparte) et lui avait dit : « Princesse, je
suis doublement heureux de vous voir, car je sais que vous
avez les mêmes idées que moi sur l’affaire Dreyfus, ce qui ne
m’étonne pas puisque Votre Altesse est bavaroise. » Ce qui

106
avait attiré au Prince cette réponse : « Monseigneur, je ne suis
plus qu’une princesse française, et je pense comme tous mes
compatriotes. » Or, mon cher Swann, il y a environ un an et de-
mi, une conversation que j’eus avec le général de Beauserfeuil
me donna le soupçon que, non pas une erreur, mais de graves
illégalités, avaient été commises dans la conduite du procès. »
Nous fûmes interrompus (Swann ne tenait pas à ce qu’on en-
tendît son récit) par la voix de M. de Charlus qui, sans se sou-
cier de nous, d’ailleurs, passait en reconduisant Mme de Surgis
et s’arrêta pour tâcher de la retenir encore, soit à cause de ses
fils, ou de ce désir qu’avaient les Guermantes de ne pas voir fi-
nir la minute actuelle, lequel les plongeait dans une sorte d’an-
xieuse inertie. Swann m’apprit à ce propos, un peu plus tard,
quelque chose qui ôta, pour moi, au nom de Surgis-le-Duc
toute la poésie que je lui avais trouvée. La marquise de Surgis-
le-Duc avait une beaucoup plus grande situation mondaine, de
beaucoup plus belles alliances que son cousin, le comte de Sur-
gis qui, pauvre, vivait dans ses terres. Mais le mot qui termi-
nait le titre, « le Duc », n’avait nullement l’origine que je lui
prêtais et qui m’avait fait le rapprocher, dans mon imagination,
de Bourg-l’Abbé, Bois-le-Roi, etc. Tout simplement, un comte
de Surgis avait épousé, pendant la Restauration, la fille d’un ri-
chissime industriel M. Leduc, ou Le Duc, fils lui-même d’un fa-
bricant de produits chimiques, l’homme le plus riche de son
temps, et qui était pair de France. Le roi Charles X avait créé,
pour l’enfant issu de ce mariage, le marquisat de Surgis-le-
Duc, le marquisat de Surgis existant déjà dans la famille. L’ad-
jonction du nom bourgeois n’avait pas empêché cette branche
de s’allier, à cause de l’énorme fortune, aux premières familles
du royaume. Et la marquise actuelle de Surgis-le-Duc, d’une
grande naissance, aurait pu avoir une situation de premier
ordre. Un démon de perversité l’avait poussée, dédaignant la
situation toute faite, à s’enfuir de la maison conjugale, à vivre
de la façon la plus scandaleuse. Puis, le monde dédaigné par
elle à vingt ans, quand il était à ses pieds, lui avait cruellement
manqué à trente, quand, depuis dix ans, personne, sauf de
rares amies fidèles, ne la saluait plus, et elle avait entrepris de
reconquérir laborieusement, pièce par pièce, ce qu’elle possé-
dait en naissant (aller et retour qui ne sont pas rares).

107
Quant aux grands seigneurs ses parents, reniés jadis par elle,
et qui l’avaient reniée à leur tour, elle s’excusait de la joie
qu’elle aurait à les ramener à elle sur des souvenirs d’enfance
qu’elle pourrait évoquer avec eux. Et en disant cela, pour dissi-
muler son snobisme, elle mentait peut-être moins qu’elle ne
croyait. « Basin, c’est toute ma jeunesse ! » disait-elle le jour
où il lui était revenu. Et, en effet, c’était un peu vrai. Mais elle
avait mal calculé en le choisissant comme amant. Car toutes
les amies de la duchesse de Guermantes allaient prendre parti
pour elle, et ainsi Mme de Surgis redescendrait pour la
deuxième fois cette pente qu’elle avait eu tant de peine à re-
monter. « Hé bien ! était en train de lui dire M. de Charlus, qui
tenait à prolonger l’entretien, vous mettrez mes hommages au
pied du beau portrait. Comment va-t-il ? Que devient-il ? –
Mais, répondit Mme de Surgis, vous savez que je ne l’ai plus :
mon mari n’en a pas été content. – Pas content ! d’un des
chefs-d’œuvre de notre époque, égal à la duchesse de Château-
roux de Nattier et qui, du reste, ne prétendait pas à fixer une
moins majestueuse et meurtrière déesse ! Oh ! le petit col
bleu ! C’est-à-dire que jamais Ver Meer n’a peint une étoffe
avec plus de maîtrise, ne le disons pas trop haut pour que
Swann ne s’attaque pas à nous dans l’intention de venger son
peintre favori, le maître de Delft. » La marquise, se retournant,
adressa un sourire et tendit la main à Swann qui s’était soulevé
pour la saluer. Mais presque sans dissimulation, soit qu’une vie
déjà avancée lui en eût ôté la volonté morale par l’indifférence
à l’opinion, ou le pouvoir physique par l’exaltation du désir et
l’affaiblissement des ressorts qui aident à le cacher, dès que
Swann eut, en serrant la main de la marquise, vu sa gorge de
tout près et de haut, il plongea un regard attentif, sérieux, ab-
sorbé, presque soucieux, dans les profondeurs du corsage, et
ses narines, que le parfum de la femme grisait, palpitèrent
comme un papillon prêt à aller se poser sur la fleur entrevue.
Brusquement il s’arracha au vertige qui l’avait saisi, et Mme de
Surgis elle-même, quoique gênée, étouffa une respiration pro-
fonde, tant le désir est parfois contagieux. « Le peintre s’est
froissé, dit-elle à M. de Charlus, et l’a repris. On avait dit qu’il
était maintenant chez Diane de Saint-Euverte. – Je ne croirai
jamais, répliqua le baron, qu’un chef-d’œuvre ait si mauvais
goût. »

108
– Il lui parle de son portrait. Moi, je lui en parlerais aussi
bien que Charlus, de ce portrait, me dit Swann, affectant un
ton traînard et voyou et suivant des yeux le couple qui s’éloi-
gnait. Et cela me ferait sûrement plus de plaisir qu’à Charlus,
ajouta-t-il.
Je lui demandais si ce qu’on disait de M. de Charlus était
vrai, en quoi je mentais doublement, car si je ne savais pas
qu’on eût jamais rien dit, en revanche je savais fort bien depuis
tantôt que ce que je voulais dire était vrai. Swann haussa les
épaules, comme si j’avais proféré une absurdité.
– C’est-à-dire que c’est un ami délicieux. Mais ai-je besoin
d’ajouter que c’est purement platonique. Il est plus sentimental
que d’autres, voilà tout ; d’autre part, comme il ne va jamais
très loin avec les femmes, cela a donné une espèce de crédit
aux bruits insensés dont vous voulez parler. Charlus aime peut-
être beaucoup ses amis, mais tenez pour assuré que cela ne
s’est jamais passé ailleurs que dans sa tête et dans son cœur.
Enfin, nous allons peut-être avoir deux secondes de tranquilli-
té. Donc, le prince de Guermantes continua : « Je vous avouerai
que cette idée d’une illégalité possible dans la conduite du pro-
cès m’était extrêmement pénible à cause du culte que vous sa-
vez que j’ai pour l’armée ; j’en reparlai avec le général, et je
n’eus plus, hélas ! aucun doute à cet égard. Je vous dirai fran-
chement que, dans tout cela, l’idée qu’un innocent pourrait su-
bir la plus infamante des peines ne m’avait même pas effleuré.
Mais par cette idée d’illégalité, je me mis à étudier ce que je
n’avais pas voulu lire, et voici que des doutes, cette fois non
plus sur l’illégalité mais sur l’innocence, vinrent me hanter. Je
ne crus pas en devoir parler à la Princesse. Dieu sait qu’elle est
devenue aussi Française que moi. Malgré tout, du jour où je
l’ai épousée, j’eus tant de coquetterie à lui montrer dans toute
sa beauté notre France, et ce que pour moi elle a de plus splen-
dide, son armée, qu’il m’était trop cruel de lui faire part de
mes soupçons qui n’atteignaient, il est vrai, que quelques offi-
ciers. Mais je suis d’une famille de militaires, je ne voulais pas
croire que des officiers pussent se tromper. J’en reparlai en-
core à Beauserfeuil, il m’avoua que des machinations cou-
pables avaient été ourdies, que le bordereau n’était peut-être
pas de Dreyfus, mais que la preuve éclatante de sa culpabilité
existait. C’était la pièce Henry. Et quelques jours après, on

109
apprenait que c’était un faux. Dès lors, en cachette de la Prin-
cesse, je me mis à lire tous les jours le Siècle, l’Aurore ; bientôt
je n’eus plus aucun doute, je ne pouvais plus dormir. Je m’ou-
vris de mes souffrances morales à notre ami, l’abbé Poiré, chez
qui je rencontrai avec étonnement la même conviction, et je fis
dire par lui des messes à l’intention de Dreyfus, de sa malheu-
reuse femme et de ses enfants. Sur ces entrefaites, un matin
que j’allais chez la Princesse, je vis sa femme de chambre qui
cachait quelque chose qu’elle avait dans la main. Je lui deman-
dai en riant ce que c’était, elle rougit et ne voulut pas me le
dire. J’avais la plus grande confiance dans ma femme, mais cet
incident me troubla fort (et sans doute aussi la Princesse à qui
sa camériste avait dû le raconter), car ma chère Marie me par-
la à peine pendant le déjeuner qui suivit. Je demandai ce jour-
là à l’abbé Poiré s’il pourrait dire le lendemain ma messe pour
Dreyfus. » Allons, bon ! s’écria Swann à mi-voix en
s’interrompant.
Je levai la tête et vis le duc de Guermantes qui venait à nous.
« Pardon de vous déranger, mes enfants. Mon petit, dit-il en
s’adressant à moi, je suis délégué auprès de vous par Oriane.
Marie et Gilbert lui ont demandé de rester à souper à leur
table avec cinq ou six personnes seulement : la princesse de
Hesse, Mme de Ligne, Mme de Tarente, Mme de Chevreuse, la
duchesse d’Arenberg. Malheureusement, nous ne pouvons pas
rester, parce que nous allons à une espèce de petite redoute. »
J’écoutais, mais chaque fois que nous avons quelque chose à
faire à un moment déterminé, nous chargeons nous-mêmes un
certain personnage habitué à ce genre de besogne de sur-
veiller l’heure et de nous avertir à temps. Ce serviteur interne
me rappela, comme je l’en avais prié il y a quelques heures,
qu’Albertine, en ce moment bien loin de la pensée, devait venir
chez moi aussitôt après le théâtre. Aussi, je refusai le souper.
Ce n’est pas que je ne me plusse chez la princesse de Guer-
mantes. Ainsi les hommes peuvent avoir plusieurs sortes de
plaisirs. Le véritable est celui pour lequel ils quittent l’autre.
Mais ce dernier, s’il est apparent, ou même seul apparent, peut
donner le change sur le premier, rassure ou dépiste les jaloux,
égare le jugement du monde. Et pourtant, il suffirait pour que
nous le sacrifiions à l’autre d’un peu de bonheur ou d’un peu
de souffrance. Parfois un troisième ordre de plaisirs plus

110
graves, mais plus essentiels, n’existe pas encore pour nous
chez qui sa virtualité ne se traduit qu’en éveillant des regrets,
des découragements. Et c’est à ces plaisirs-là pourtant que
nous nous donnerons plus tard. Pour en donner un exemple
tout à fait secondaire, un militaire en temps de paix sacrifiera
la vie mondaine à l’amour, mais la guerre déclarée (et sans
qu’il soit même besoin de faire intervenir l’idée d’un devoir pa-
triotique), l’amour à la passion, plus forte que l’amour, de se
battre. Swann avait beau dire qu’il était heureux de me racon-
ter son histoire, je sentais bien que sa conversation avec moi, à
cause de l’heure tardive, et parce qu’il était trop souffrant,
était une de ces fatigues dont ceux qui savent qu’ils se tuent
par les veilles, par les excès, ont en rentrant un regret exaspé-
ré, pareil à celui qu’ont de la folle dépense qu’ils viennent en-
core de faire les prodigues, qui ne pourront pourtant pas s’em-
pêcher le lendemain de jeter l’argent par les fenêtres. À partir
d’un certain degré d’affaiblissement, qu’il soit causé par l’âge
ou par la maladie, tout plaisir pris aux dépens du sommeil, en
dehors des habitudes, tout dérèglement, devient un ennui. Le
causeur continue à parler par politesse, par excitation, mais il
sait que l’heure où il aurait pu encore s’endormir est déjà pas-
sée, et il sait aussi les reproches qu’il s’adressera au cours de
l’insomnie et de la fatigue qui vont suivre. Déjà, d’ailleurs,
même le plaisir momentané a pris fin, le corps et l’esprit sont
trop démeublés de leurs forces pour accueillir agréablement ce
qui paraît un divertissement à votre interlocuteur. Ils res-
semblent à un appartement un jour de départ ou de déménage-
ment, où ce sont des corvées que les visites que l’on reçoit as-
sis sur des malles, les yeux fixés sur la pendule.
– Enfin seuls, me dit-il ; je ne sais plus où j’en suis. N’est-ce
pas, je vous ai dit que le Prince avait demandé à l’abbé Poiré
s’il pourrait faire dire sa messe pour Dreyfus. « Non, me répon-
dit l’abbé (je vous dis « me », me dit Swann, parce que c’est le
Prince qui me parle, vous comprenez ?) car j’ai une autre
messe qu’on m’a chargé de dire également ce matin pour lui. –
Comment, lui dis-je, il y a un autre catholique que moi qui est
convaincu de son innocence ? – Il faut le croire. – Mais la
conviction de cet autre partisan doit être moins ancienne que
la mienne. – Pourtant, ce partisan me faisait déjà dire des
messes quand vous croyiez encore Dreyfus coupable. – Ah ! je

111
vois bien que ce n’est pas quelqu’un de notre milieu. – Au
contraire ! – Vraiment, il y a parmi nous des dreyfusistes ?
Vous m’intriguez ; j’aimerais m’épancher avec lui, si je le
connais, cet oiseau rare. – Vous le connaissez. – Il s’appelle ? –
La princesse de Guermantes. » Pendant que je craignais de
froisser les opinions nationalistes, la foi française de ma chère
femme, elle, avait eu peur d’alarmer mes opinions religieuses,
mes sentiments patriotiques. Mais, de son côté, elle pensait
comme moi, quoique depuis plus longtemps que moi. Et ce que
sa femme de chambre cachait en entrant dans sa chambre, ce
qu’elle allait lui acheter tous les jours, c’était l’Aurore. Mon
cher Swann, dès ce moment je pensai au plaisir que je vous fe-
rais en vous disant combien mes idées étaient sur ce point pa-
rentes des vôtres ; pardonnez-moi de ne l’avoir pas fait plus
tôt. Si vous vous reportez au silence que j’avais gardé vis-à-vis
de la Princesse, vous ne serez pas étonné que penser comme
vous m’eût alors encore plus écarté de vous que penser autre-
ment que vous. Car ce sujet m’était infiniment pénible à abor-
der. Plus je crois qu’une erreur, que même des crimes ont été
commis, plus je saigne dans mon amour de l’armée. J’aurais
pensé que des opinions semblables aux miennes étaient loin de
vous inspirer la même douleur, quand on m’a dit l’autre jour
que vous réprouviez avec force les injures à l’armée et que les
dreyfusistes acceptassent de s’allier à ses insulteurs. Cela m’a
décidé, j’avoue qu’il m’a été cruel de vous confesser ce que je
pense de certains officiers, peu nombreux heureusement, mais
c’est un soulagement pour moi de ne plus avoir à me tenir loin
de vous et surtout que vous sentiez bien que, si j’avais pu être
dans d’autres sentiments, c’est que je n’avais pas un doute sur
le bien-fondé du jugement rendu. Dès que j’en eus un, je ne
pouvais plus désirer qu’une chose, la réparation de l’erreur. »
Je vous avoue que ces paroles du prince de Guermantes m’ont
profondément ému. Si vous le connaissiez comme moi, si vous
saviez d’où il a fallu qu’il revienne pour en arriver là, vous au-
riez de l’admiration pour lui, et il en mérite. D’ailleurs, son opi-
nion ne m’étonne pas, c’est une nature si droite !
Swann oubliait que, dans l’après-midi, il m’avait dit au
contraire que les opinions en cette affaire Dreyfus étaient com-
mandées par l’atavisme. Tout au plus avait-il fait exception
pour l’intelligence, parce que chez Saint-Loup elle était arrivée

112
à vaincre l’atavisme et à faire de lui un dreyfusard. Or, il venait
de voir que cette victoire avait été de courte durée et que
Saint-Loup avait passé dans l’autre camp. C’était donc mainte-
nant à la droiture du cœur qu’il donnait le rôle dévolu tantôt à
l’intelligence. En réalité, nous découvrons toujours après coup
que nos adversaires avaient une raison d’être du parti où ils
sont et qui ne tient pas à ce qu’il peut y avoir de juste dans ce
parti, et que ceux qui pensent comme nous c’est que l’intelli-
gence, si leur nature morale est trop basse pour être invoquée,
ou leur droiture, si leur pénétration est faible, les y a
contraints.
Swann trouvait maintenant indistinctement intelligents ceux
qui étaient de son opinion, son vieil ami le prince de Guer-
mantes, et mon camarade Bloch qu’il avait tenu à l’écart
jusque-là, et qu’il invita à déjeuner. Swann intéressa beaucoup
Bloch en lui disant que le prince de Guermantes était dreyfu-
sard. « Il faudrait lui demander de signer nos listes pour Pic-
quart ; avec un nom comme le sien, cela ferait un effet formi-
dable. » Mais Swann, mêlant à son ardente conviction d’Israé-
lite la modération diplomatique du mondain, dont il avait trop
pris les habitudes pour pouvoir si tardivement s’en défaire, re-
fusa d’autoriser Bloch à envoyer au Prince, même comme spon-
tanément, une circulaire à signer. « Il ne peut pas faire cela, il
ne faut pas demander l’impossible, répétait Swann. Voilà un
homme charmant qui a fait des milliers de lieues pour venir
jusqu’à nous. Il peut nous être très utile. S’il signait votre liste,
il se compromettrait simplement auprès des siens, serait châtié
à cause de nous, peut-être se repentirait-il de ses confidences
et n’en ferait-il plus. » Bien plus, Swann refusa son propre
nom. Il le trouvait trop hébraïque pour ne pas faire mauvais ef-
fet. Et puis, s’il approuvait tout ce qui touchait à la révision, il
ne voulait être mêlé en rien à la campagne antimilitariste. Il
portait, ce qu’il n’avait jamais fait jusque-là, la décoration qu’il
avait gagnée comme tout jeune mobile, en 70, et ajouta à son
testament un codicille pour demander que, contrairement à ses
dispositions précédentes, des honneurs militaires fussent ren-
dus à son grade de chevalier de la Légion d’honneur. Ce qui as-
sembla, autour de l’église de Combray tout un escadron de ces
cavaliers sur l’avenir desquels pleurait autrefois Françoise,
quand elle envisageait la perspective d’une guerre. Bref Swann

113
refusa de signer la circulaire de Bloch, de sorte que, s’il passait
pour un dreyfusard enragé aux yeux de beaucoup, mon cama-
rade le trouva tiède, infecté de nationalisme, et cocardier.
Swann me quitta sans me serrer la main pour ne pas être
obligé de faire des adieux dans cette salle où il avait trop
d’amis, mais il me dit : « Vous devriez venir voir votre amie Gil-
berte. Elle a réellement grandi et changé, vous ne la reconnaî-
triez pas. Elle serait si heureuse ! » Je n’aimais plus Gilberte.
Elle était pour moi comme une morte qu’on a longtemps pleu-
rée, puis l’oubli est venu, et, si elle ressuscitait, elle ne pourrait
plus s’insérer dans une vie qui n’est plus faite pour elle. Je
n’avais plus envie de la voir ni même cette envie de lui montrer
que je ne tenais pas à la voir et que chaque jour, quand je l’ai-
mais, je me promettais de lui témoigner quand je ne l’aimerais
plus.
Aussi, ne cherchant plus qu’à me donner, vis-à-vis de Gil-
berte, l’air d’avoir désiré de tout mon cœur la retrouver et d’en
avoir été empêché par des circonstances dites « indépendantes
de ma volonté » et qui ne se produisent en effet, au moins avec
une certaine suite, que quand la volonté ne les contrecarre
pas, bien loin d’accueillir avec réserve l’invitation de Swann, je
ne le quittai pas qu’il ne m’eût promis d’expliquer en détail à
sa fille les contretemps qui m’avaient privé, et me priveraient
encore, d’aller la voir. « Du reste, je vais lui écrire tout à
l’heure en rentrant, ajoutai-je. Mais dites-lui bien que c’est une
lettre de menaces, car, dans un mois ou deux, je serai tout à
fait libre, et alors qu’elle tremble, car je serai chez vous aussi
souvent même qu’autrefois. »
Avant de laisser Swann, je lui dis un mot de sa santé. « Non,
ça ne va pas si mal que ça, me répondit-il. D’ailleurs, comme je
vous le disais, je suis assez fatigué et accepte d’avance avec ré-
signation ce qui peut arriver. Seulement, j’avoue que ce serait
bien agaçant de mourir avant la fin de l’affaire Dreyfus. Toutes
ces canailles-là ont plus d’un tour dans leur sac. Je ne doute
pas qu’ils soient finalement vaincus, mais enfin ils sont très
puissants, ils ont des appuis partout. Dans le moment où ça va
le mieux, tout craque. Je voudrais bien vivre assez pour voir
Dreyfus réhabilité et Picquart colonel. »
Quand Swann fut parti, je retournai dans le grand salon où
se trouvait cette princesse de Guermantes avec laquelle je ne

114
savais pas alors que je dusse être un jour si lié. La passion
qu’elle eut pour M. de Charlus ne se découvrit pas d’abord à
moi. Je remarquai seulement que le baron, à partir d’une cer-
taine époque et sans être pris contre la princesse de Guer-
mantes d’aucune de ces inimitiés qui chez lui n’étonnaient pas,
tout en continuant à avoir pour elle autant, plus d’affection
peut-être encore, paraissait mécontent et agacé chaque fois
qu’on lui parlait d’elle. Il ne donnait plus jamais son nom dans
la liste des personnes avec qui il désirait dîner.
Il est vrai qu’avant cela j’avais entendu un homme du monde
très méchant dire que la Princesse était tout à fait changée,
qu’elle était amoureuse de M. de Charlus, mais cette médi-
sance m’avait paru absurde et m’avait indigné. J’avais bien re-
marqué avec étonnement que, quand je racontais quelque
chose qui me concernait, si au milieu intervenait M. de Char-
lus, l’attention de la Princesse se mettait aussitôt à ce cran
plus serré qui est celui d’un malade qui, nous entendant parler
de nous, par conséquent, d’une façon distraite et nonchalante,
reconnaît tout d’un coup qu’un nom est celui du mal dont il est
atteint, ce qui à la fois l’intéresse et le réjouit. Telle, si je lui di-
sais : « Justement M. de Charlus me racontait… », la Princesse
reprenait en mains les rênes détendues de son attention. Et
une fois, ayant dit devant elle que M. de Charlus avait en ce
moment un assez vif sentiment pour une certaine personne, je
vis avec étonnement s’insérer dans les yeux de la Princesse ce
trait différent et momentané qui trace dans les prunelles
comme le sillon d’une fêlure et qui provient d’une pensée que
nos paroles, à leur insu, ont agitée en l’être à qui nous parlons,
pensée secrète qui ne se traduira pas par des mots, mais qui
montera, des profondeurs remuées par nous, à la surface un
instant altérée du regard. Mais si mes paroles avaient ému la
Princesse, je n’avais pas soupçonné de quelle façon.
D’ailleurs peu de temps après, elle commença à me parler de
M. de Charlus, et presque sans détours. Si elle faisait allusion
aux bruits que de rares personnes faisaient courir sur le baron,
c’était seulement comme à d’absurdes et infâmes inventions.
Mais, d’autre part, elle disait : « Je trouve qu’une femme qui
s’éprendrait d’un homme de l’immense valeur de Palamède de-
vrait avoir assez de hauteur de vues, assez de dévouement,
pour l’accepter et le comprendre en bloc, tel qu’il est, pour

115
respecter sa liberté, ses fantaisies, pour chercher seulement à
lui aplanir les difficultés et à le consoler de ses peines. » Or,
par ces propos pourtant si vagues, la princesse de Guermantes
révélait ce qu’elle cherchait à magnifier, de la même façon que
faisait parfois M. de Charlus lui-même. N’ai-je pas entendu à
plusieurs reprises ce dernier dire à des gens qui jusque-là
étaient incertains si on le calomniait ou non : « Moi, qui ai eu
bien des hauts et bien des bas dans ma vie, qui ai connu toute
espèce de gens, aussi bien des voleurs que des rois, et même je
dois dire, avec une légère préférence pour les voleurs, qui ai
poursuivi la beauté sous toutes ses formes, etc… », et par ces
paroles qu’il croyait habiles, et en démentant des bruits dont
on ne soupçonnait pas qu’ils eussent couru (ou pour faire à la
vérité, par goût, par mesure, par souci de la vraisemblance une
part qu’il était seul à juger minime), il ôtait leurs derniers
doutes sur lui aux uns, inspirait leurs premiers à ceux qui n’en
avaient pas encore. Car le plus dangereux de tous les recels,
c’est celui de la faute elle-même dans l’esprit du coupable. La
connaissance permanente qu’il a d’elle l’empêche de supposer
combien généralement elle est ignorée, combien un mensonge
complet serait aisément cru, et, en revanche, de se rendre
compte à quel degré de vérité commence pour les autres, dans
des paroles qu’il croit innocentes, l’aveu. Et d’ailleurs il aurait
eu de toute façon bien tort de chercher à le taire, car il n’y a
pas de vices qui ne trouvent dans le grand monde des appuis
complaisants, et l’on a vu bouleverser l’aménagement d’un
château pour faire coucher une sœur près de sa sœur dès
qu’on eut appris qu’elle ne l’aimait pas qu’en sœur. Mais ce qui
me révéla tout d’un coup l’amour de la Princesse, ce fut un fait
particulier et sur lequel je n’insisterai pas ici, car il fait partie
du récit tout autre où M. de Charlus laissa mourir une reine
plutôt que de manquer le coiffeur qui devait le friser au petit
fer pour un contrôleur d’omnibus devant lequel il se trouva
prodigieusement intimidé. Cependant, pour en finir avec
l’amour de la Princesse, disons quel rien m’ouvrit les yeux.
J’étais, ce jour-là, seul en voiture avec elle. Au moment où nous
passions devant une poste, elle fit arrêter. Elle n’avait pas em-
mené de valet de pied. Elle sorti à demi une lettre de son man-
chon et commença le mouvement de descendre pour la mettre
dans la boîte. Je voulus l’arrêter, elle se débattit légèrement, et

116
déjà nous nous rendions compte l’un et l’autre que notre pre-
mier geste avait été, le sien compromettant en ayant l’air de
protéger un secret, le mien indiscret en m’opposant à cette
protection. Ce fut elle qui se ressaisit le plus vite. Devenant su-
bitement très rouge, elle me donna la lettre, je n’osai plus ne
pas la prendre, mais, en la mettant dans la boîte, je vis, sans le
vouloir, qu’elle était adressée à M. de Charlus.
Pour revenir en arrière et à cette première soirée chez la
princesse de Guermantes, j’allai lui dire adieu, car son cousin
et sa cousine me ramenaient et étaient fort pressés, M. de
Guermantes voulait cependant dire au revoir à son frère. Mme
de Surgis ayant eu le temps, dans une porte, de dire au duc
que M. de Charlus avait été charmant pour elle et pour ses fils,
cette grande gentillesse de son frère, et la première que celui-
ci eût eue dans cet ordre d’idées, toucha profondément Basin
et réveilla chez lui des sentiments de famille qui ne s’endor-
maient jamais longtemps. Au moment où nous disions adieu à
la Princesse, il tint, sans dire expressément ses remerciements
à M. de Charlus, à lui exprimer sa tendresse, soit qu’il eût en
effet peine à la contenir, soit pour que le baron se souvînt que
le genre d’actions qu’il avait eu ce soir ne passait pas inaperçu
aux yeux d’un frère, de même que, dans le but de créer pour
l’avenir des associations de souvenirs salutaires, on donne du
sucre à un chien qui a fait le beau. « Hé bien ! petit frère, dit le
duc en arrêtant M. de Charlus et en le prenant tendrement
sous le bras, voilà comment on passe devant son aîné sans
même un petit bonjour. Je ne te vois plus, Mémé, et tu ne sais
pas comme cela me manque. En cherchant de vieilles lettres
j’en ai justement retrouvé de la pauvre maman qui sont toutes
si tendres pour toi. – Merci, Basin, répondit M. de Charlus
d’une voix altérée, car il ne pouvait jamais parler sans émotion
de leur mère. – Tu devrais te décider à me laisser t’installer un
pavillon à Guermantes, reprit le duc. » « C’est gentil de voir les
deux frères si tendres l’un avec l’autre, dit la Princesse à
Oriane. – Ah ! ça, je ne crois pas qu’on puisse trouver beau-
coup de frères comme cela. Je vous inviterai avec lui, me
promit-elle. Vous n’êtes pas mal avec lui ?… Mais qu’est-ce
qu’ils peuvent avoir à se dire », ajouta-t-elle d’un ton inquiet,
car elle entendait imparfaitement leurs paroles. Elle avait tou-
jours eu une certaine jalousie du plaisir que M. de Guermantes

117
éprouvait à causer avec son frère d’un passé à distance duquel
il tenait un peu sa femme. Elle sentait que, quand ils étaient
heureux d’être ainsi l’un près de l’autre et que, ne retenant
plus son impatiente curiosité, elle venait se joindre à eux, son
arrivée ne leur faisait pas plaisir. Mais, ce soir, à cette jalousie
habituelle s’en ajoutait une autre. Car si Mme de Surgis avait
raconté à M. de Guermantes les bontés qu’avait eues son frère,
afin qu’il l’en remerciât, en même temps des amies dévouées
du couple Guermantes avaient cru devoir prévenir la duchesse
que la maîtresse de son mari avait été vue en tête à tête avec
le frère de celui-ci. Et Mme de Guermantes en était
tourmentée. « Rappelle-toi comme nous étions heureux jadis à
Guermantes, reprit le duc en s’adressant à M. de Charlus. Si tu
y venais quelquefois l’été, nous reprendrions notre bonne vie.
Te rappelles-tu le vieux père Courveau : « Pourquoi est-ce que
Pascal est troublant ? parce qu’il est trou… trou… – Blé », pro-
nonça M. de Charlus comme s’il répondait encore à son profes-
seur. – « Et pourquoi est-ce que Pascal est troublé ? parce qu’il
est trou… parce qu’il est trou… – Blanc. – Très bien, vous serez
reçu, vous aurez certainement une mention, et Mme la du-
chesse vous donnera un dictionnaire chinois. » Si je me rap-
pelle, mon petit Mémé ! Et la vieille potiche que t’avait rappor-
tée Hervey de Saint-Denis, je la vois encore. Tu nous menaçais
d’aller passer définitivement ta vie en Chine tant tu étais épris
de ce pays ; tu aimais déjà faire de longues vadrouilles. Ah ! tu
as été un type spécial, car on peut dire qu’en rien tu n’as ja-
mais eu les goûts de tout le monde… » Mais à peine avait-il dit
ces mots que le duc piqua ce qu’on appelle un soleil, car il
connaissait, sinon les mœurs, du moins la réputation de son
frère. Comme il ne lui en parlait jamais, il était d’autant plus
gêné d’avoir dit quelque chose qui pouvait avoir l’air de s’y
rapporter, et plus encore d’avoir paru gêné. Après une seconde
de silence : « Qui sait, dit-il pour effacer ses dernières paroles,
tu étais peut-être amoureux d’une Chinoise avant d’aimer tant
de blanches et de leur plaire, si j’en juge par une certaine
dame à qui tu as fait bien plaisir ce soir en causant avec elle.
Elle a été ravie de toi. » Le duc s’était promis de ne pas parler
de Mme de Surgis, mais, au milieu du désarroi que la gaffe qu’il
avait faite venait de jeter dans ses idées, il s’était jeté sur la
plus voisine, qui était précisément celle qui ne devait pas

118
paraître dans l’entretien, quoiqu’elle l’eût motivé. Mais M. de
Charlus avait remarqué la rougeur de son frère. Et, comme les
coupables qui ne veulent pas avoir l’air embarrassé qu’on parle
devant eux du crime qu’ils sont censés ne pas avoir commis et
croient devoir prolonger une conversation périlleuse : « J’en
suis charmé, lui répondit-il, mais je tiens à revenir sur ta
phrase précédente, qui me semble profondément vraie. Tu di-
sais que je n’ai jamais eu les idées de tout le monde ; comme
c’est juste ! tu disais que j’avais des goûts spéciaux. – Mais
non », protesta M. de Guermantes, qui, en effet, n’avait pas dit
ces mots et ne croyait peut-être pas chez son frère à la réalité
de ce qu’ils désignent. Et, d’ailleurs, se croyait-il le droit de le
tourmenter pour des singularités qui en tout cas étaient res-
tées assez douteuses ou assez secrètes pour ne nuire en rien à
l’énorme situation du baron ? Bien plus, sentant que cette si-
tuation de son frère allait se mettre au service de ses maî-
tresses, le duc se disait que cela valait bien quelques complai-
sances en échange ; eût-il à ce moment connu quelque liaison
« spéciale » de son frère que, dans l’espoir de l’appui que
celui-ci lui prêterait, espoir uni au pieux souvenir du temps
passé, M. de Guermantes eût passé dessus, fermant les yeux
sur elle, et au besoin prêtant la main. « Voyons, Basin ; bon-
soir, Palamède, dit la duchesse qui, rongée de rage et de curio-
sité, n’y pouvait plus tenir, si vous avez décidé de passer la nuit
ici, il vaut mieux que nous restions à souper. Vous nous tenez
debout, Marie et moi, depuis une demi-heure. » Le duc quitta
son frère après une significative étreinte et nous descendîmes
tous trois l’immense escalier de l’hôtel de la Princesse.
Des deux côtés, sur les marches les plus hautes, étaient ré-
pandus des couples qui attendaient que leur voiture fût avan-
cée. Droite, isolée, ayant à ses côtés son mari et moi, la du-
chesse se tenait à gauche de l’escalier, déjà enveloppée dans
son manteau à la Tiepolo, le col enserré dans le fermoir de ru-
bis, dévorée des yeux par des femmes, des hommes, qui cher-
chaient à surprendre le secret de son élégance et de sa beauté.
Attendant sa voiture sur le même degré de l’escalier que Mme
de Guermantes, mais à l’extrémité opposée, Mme de Gallardon,
qui avait perdu depuis longtemps tout espoir d’avoir jamais la
visite de sa cousine, tournait le dos pour ne pas avoir l’air de la
voir, et surtout pour ne pas offrir la preuve que celle-ci ne la

119
saluait pas. Mme de Gallardon était de fort méchante humeur
parce que des messieurs qui étaient avec elle avaient cru de-
voir lui parler d’Oriane : « Je ne tiens pas du tout à la voir, leur
avait-elle répondu, je l’ai, du reste, aperçue tout à l’heure, elle
commence à vieillir ; il paraît qu’elle ne peut pas s’y faire.
Basin lui-même le dit. Et dame ! je comprends ça, parce que,
comme elle n’est pas intelligente, qu’elle est méchante comme
une teigne et qu’elle a mauvaise façon, elle sent bien que,
quand elle ne sera plus belle, il ne lui restera rien du tout. »
J’avais mis mon pardessus, ce que M. de Guermantes, qui
craignait les refroidissements, blâma, en descendant avec moi,
à cause de la chaleur qu’il faisait. Et la génération de nobles
qui a plus ou moins passé par Monseigneur Dupanloup parle
un si mauvais français (excepté les Castellane), que le duc ex-
prima ainsi sa pensée : « Il vaut mieux ne pas être couvert
avant d’aller dehors, du moins en thèse générale. » Je revois
toute cette sortie, je revois, si ce n’est pas à tort que je le place
sur cet escalier, portrait détaché de son cadre, le prince de Sa-
gan, duquel ce dut être la dernière soirée mondaine, se décou-
vrant pour présenter ses hommages à la duchesse, avec une si
ample révolution du chapeau haut de forme dans sa main gan-
tée de blanc, qui répondait au gardénia de la boutonnière,
qu’on s’étonnait que ce ne fût pas un feutre à plume de l’an-
cien régime, duquel plusieurs visages ancestraux étaient exac-
tement reproduits dans celui de ce grand seigneur. Il ne resta
qu’un peu de temps auprès d’elle, mais ses poses, même d’un
instant, suffisaient à composer tout un tableau vivant et comme
une scène historique. D’ailleurs, comme il est mort depuis, et
que je ne l’avais de son vivant qu’aperçu, il est tellement deve-
nu pour moi un personnage d’histoire, d’histoire mondaine du
moins, qu’il m’arrive de m’étonner en pensant qu’une femme,
qu’un homme que je connais sont sa sœur et son neveu.
Pendant que nous descendions l’escalier, le montait, avec un
air de lassitude qui lui seyait, une femme qui paraissait une
quarantaine d’années bien qu’elle eût davantage. C’était la
princesse d’Orvillers, fille naturelle, disait-on, du duc de
Parme, et dont la douce voix se scandait d’un vague accent au-
trichien. Elle s’avançait, grande, inclinée, dans une robe de
soie blanche à fleurs, laissant battre sa poitrine délicieuse, pal-
pitante et fourbue, à travers un harnais de diamants et de

120
saphirs. Tout en secouant la tête comme une cavale de roi
qu’eût embarrassée son licol de perles, d’une valeur inesti-
mable et d’un poids incommode, elle posait çà et là ses regards
doux et charmants, d’un bleu qui, au fur et à mesure qu’il com-
mençait à s’user, devenait plus caressant encore, et faisait à la
plupart des invités qui s’en allaient un signe de tête amical.
« Vous arrivez à une jolie heure, Paulette ! dit la duchesse. –
Ah ! j’ai un tel regret ! Mais vraiment il n’y a pas eu la possibi-
lité matérielle », répondit la princesse d’Orvillers qui avait pris
à la duchesse de Guermantes ce genre de phrases, mais y ajou-
tait sa douceur naturelle et l’air de sincérité donné par l’éner-
gie d’un accent lointainement tudesque dans une voix si
tendre. Elle avait l’air de faire allusion à des complications de
vie trop longues à dire, et non vulgairement à des soirées, bien
qu’elle revînt en ce moment de plusieurs. Mais ce n’était pas
elles qui la forçaient de venir si tard. Comme le prince de
Guermantes avait pendant de longues années empêché sa
femme de recevoir Mme d’Orvillers, celle-ci, quand l’interdit fut
levé, se contenta de répondre aux invitations, pour ne pas avoir
l’air d’en avoir soif, par des simples cartes déposées. Au bout
de deux ou trois ans de cette méthode, elle venait elle-même,
mais très tard, comme après le théâtre. De cette façon, elle se
donnait l’air de ne tenir nullement à la soirée, ni à y être vue,
mais simplement de venir faire une visite au Prince et à la Prin-
cesse, rien que pour eux, par sympathie, au moment où, les
trois quarts des invités déjà partis, elle « jouirait mieux
d’eux ». « Oriane est vraiment tombée au dernier degré, ron-
chonna Mme de Gallardon. Je ne comprends pas Basin de la
laisser parler à Mme d’Orvillers. Ce n’est pas M. de Gallardon
qui m’eût permis cela. » Pour moi, j’avais reconnu en Mme
d’Orvillers la femme qui, près de l’hôtel Guermantes, me lan-
çait de longs regards langoureux, se retournait, s’arrêtait de-
vant les glaces des boutiques. Mme de Guermantes me présen-
ta, Mme d’Orvillers fut charmante, ni trop aimable, ni piquée.
Elle me regarda comme tout le monde, de ses yeux doux…
Mais je ne devais plus jamais, quand je la rencontrerais, rece-
voir d’elle une seule de ces avances où elle avait semblé
s’offrir. Il y a des regards particuliers et qui ont l’air de vous
reconnaître, qu’un jeune homme ne reçoit jamais de certaines
femmes – et de certains hommes – que jusqu’au jour où ils vous

121
connaissent et apprennent que vous êtes l’ami de gens avec
qui ils sont liés aussi.
On annonça que la voiture était avancée. Mme de Guer-
mantes prit sa jupe rouge comme pour descendre et monter en
voiture, mais, saisie peut-être d’un remords, ou du désir de
faire plaisir et surtout de profiter de la brièveté que l’empêche-
ment matériel de le prolonger imposait à un acte aussi en-
nuyeux, elle regarda Mme de Gallardon ; puis, comme si elle
venait seulement de l’apercevoir, prise d’une inspiration, elle
retraversa, avant de descendre, toute la longueur du degré et,
arrivée à sa cousine ravie, lui tendit la main. « Comme il y a
longtemps », lui dit la duchesse qui, pour ne pas avoir à déve-
lopper tout ce qu’était censé contenir de regrets et de légi-
times excuses cette formule, se tourna d’un air effrayé vers le
duc, lequel, en effet, descendu avec moi vers la voiture, tempê-
tait en voyant que sa femme était partie vers Mme de Gallardon
et interrompait la circulation des autres voitures. « Oriane est
tout de même encore bien belle ! dit Mme de Gallardon. Les
gens m’amusent quand ils disent que nous sommes en froid ;
nous pouvons, pour des raisons où nous n’avons pas besoin de
mettre les autres, rester des années sans nous voir, nous avons
trop de souvenirs communs pour pouvoir jamais être séparées,
et, au fond, elle sait bien qu’elle m’aime plus que tant des gens
qu’elle voit tous les jours et qui ne sont pas de son rang. » Mme
de Gallardon était en effet comme ces amoureux dédaignés qui
veulent à toute force faire croire qu’ils sont plus aimés que
ceux que choie leur belle. Et (par les éloges que, sans souci de
la contradiction avec ce qu’elle avait dit peu avant, elle prodi-
gua en parlant de la duchesse de Guermantes) elle prouva indi-
rectement que celle-ci possédait à fond les maximes qui
doivent guider dans sa carrière une grande élégante laquelle,
dans le moment même où sa plus merveilleuse toilette excite, à
côté de l’admiration, l’envie, doit savoir traverser tout un esca-
lier pour la désarmer. « Faites au moins attention de ne pas
mouiller vos souliers » (il avait tombé une petite pluie d’orage),
dit le duc, qui était encore furieux d’avoir attendu.
Pendant le retour, à cause de l’exiguïté du coupé, les souliers
rouges se trouvèrent forcément peu éloignés des miens, et
Mme de Guermantes, craignant même qu’ils ne les eussent tou-
chés, dit au duc : « Ce jeune homme va être obligé de me dire

122
comme je ne sais plus quelle caricature : « Madame, dites-moi
tout de suite que vous m’aimez, mais ne me marchez pas sur
les pieds comme cela. » Ma pensée d’ailleurs était assez loin de
Mme de Guermantes. Depuis que Saint-Loup m’avait parlé
d’une jeune fille de grande naissance qui allait dans une mai-
son de passe et de la femme de chambre de la baronne Putbus,
c’était dans ces deux personnes que, faisant bloc, s’étaient ré-
sumés les désirs que m’inspiraient chaque jour tant de beautés
de deux classes, d’une part les vulgaires et magnifiques, les
majestueuses femmes de chambre de grande maison enflées
d’orgueil et qui disent « nous » en parlant des duchesses,
d’autre part ces jeunes filles dont il me suffisait parfois, même
sans les avoir vues passer en voiture ou à pied, d’avoir lu le
nom dans un compte rendu de bal pour que j’en devinsse
amoureux et qu’ayant consciencieusement cherché dans l’an-
nuaire des châteaux où elles passaient l’été (bien souvent en
me laissant égarer par un nom similaire) je rêvasse tour à tour
d’aller habiter les plaines de l’Ouest, les dunes du Nord, les
bois de pins du Midi. Mais j’avais beau fondre toute la matière
charnelle la plus exquise pour composer, selon l’idéal que m’en
avait tracé Saint-Loup, la jeune fille légère et la femme de
chambre de Mme Putbus, il manquait à mes deux beautés pos-
sédables ce que j’ignorerais tant que je ne les aurais pas vues :
le caractère individuel. Je devais m’épuiser vainement à re-
chercher à me figurer, pendant les mois où j’eusse préféré une
femme de chambre, celle de Mme Putbus. Mais quelle tran-
quillité, après avoir été perpétuellement troublé par mes désirs
inquiets pour tant d’êtres fugitifs dont souvent je ne savais
même pas le nom, qui étaient en tout cas si difficiles à retrou-
ver, encore plus à connaître, impossibles peut-être à conquérir,
d’avoir prélevé sur toute cette beauté éparse, fugitive, ano-
nyme, deux spécimens de choix munis de leur fiche signalé-
tique et que j’étais du moins certain de me procurer quand je
le voudrais. Je reculais l’heure de me mettre à ce double plai-
sir, comme celle du travail, mais la certitude de l’avoir quand
je voudrais me dispensait presque de le prendre, comme ces
cachets soporifiques qu’il suffit d’avoir à la portée de la main
pour n’avoir pas besoin d’eux et s’endormir. Je ne désirais dans
l’univers que deux femmes dont je ne pouvais, il est vrai, arri-
ver à me représenter le visage, mais dont Saint-Loup m’avait

123
appris les noms et garanti la complaisance. De sorte que, s’il
avait par ses paroles de tout à l’heure fourni un rude travail à
mon imagination, il avait par contre procuré une appréciable
détente, un repos durable à ma volonté.
« Hé bien ! me dit la duchesse, en dehors de vos bals, est-ce
que je ne peux vous être d’aucune utilité ? Avez-vous trouvé un
salon où vous aimeriez que je vous présente ? » Je lui répondis
que je craignais que le seul qui me fît envie ne fût trop peu élé-
gant pour elle. « Qui est-ce ? » demanda-t-elle d’une voix mena-
çante et rauque, sans presque ouvrir la bouche. « La baronne
Putbus. » Cette fois-ci elle feignit une véritable colère. « Ah !
non, ça, par exemple, je crois que vous vous fichez de moi. Je
ne sais même pas par quel hasard je sais le nom de ce cha-
meau. Mais c’est la lie de la société. C’est comme si vous me
demandiez de vous présenter à ma mercière. Et encore non,
car ma mercière est charmante. Vous êtes un peu fou, mon
pauvre petit. En tout cas, je vous demande en grâce d’être poli
avec les personnes à qui je vous ai présenté, de leur mettre des
cartes, d’aller les voir et de ne pas leur parler de la baronne
Putbus, qui leur est inconnue. » Je demandai si Mme d’Orvillers
n’était pas un peu légère. « Oh ! pas du tout, vous confondez,
elle serait plutôt bégueule. N’est-ce pas, Basin ? – Oui, en tout
cas je ne crois pas qu’il y ait jamais rien à dire sur elle », dit le
duc.
« Vous ne voulez pas venir avec nous à la redoute ? me
demanda-t-il. Je vous prêterais un manteau vénitien et je sais
quelqu’un à qui cela ferait bougrement plaisir, à Oriane
d’abord, cela ce n’est pas la peine de le dire ; mais à la prin-
cesse de Parme. Elle chante tout le temps vos louanges, elle ne
jure que par vous. Vous avez la chance – comme elle est un peu
mûre – qu’elle soit d’une pudicité absolue. Sans cela elle vous
aurait certainement pris comme sigisbée, comme on disait
dans ma jeunesse, une espèce de cavalier servant. »
Je ne tenais pas à la redoute, mais au rendez-vous avec Al-
bertine. Aussi je refusai. La voiture s’était arrêtée, le valet de
pied demanda la porte cochère, les chevaux piaffèrent jusqu’à
ce qu’elle fût ouverte toute grande, et la voiture s’engagea
dans la cour. « À la revoyure, me dit le duc. – J’ai quelquefois
regretté de demeurer aussi près de Marie, me dit la duchesse,
parce que, si je l’aime beaucoup, j’aime un petit peu moins la

124
voir. Mais je n’ai jamais regretté cette proximité autant que ce
soir puisque cela me fait rester si peu avec vous. – Allons,
Oriane, pas de discours. » La duchesse aurait voulu que j’en-
trasse un instant chez eux. Elle rit beaucoup, ainsi que le duc,
quand je dis que je ne pouvais pas parce qu’une jeune fille de-
vait précisément venir me faire une visite maintenant. « Vous
avez une drôle d’heure pour recevoir vos visites, me dit-elle. –
Allons, mon petit, dépêchons-nous, dit M. de Guermantes à sa
femme. Il est minuit moins le quart et le temps de nous costu-
mer… » Il se heurta devant sa porte, sévèrement gardée par
elles, aux deux dames à canne qui n’avaient pas craint de des-
cendre nuitamment de leur cime afin d’empêcher un scandale.
« Basin, nous avons tenu à vous prévenir, de peur que vous ne
soyez vu à cette redoute : le pauvre Amanien vient de mourir, il
y a une heure. » Le duc eut un instant d’alarme. Il voyait la fa-
meuse redoute s’effondrer pour lui du moment que, par ces
maudites montagnardes, il était averti de la mort de M. d’Os-
mond. Mais il se ressaisit bien vite et lança aux deux cousines
ce mot où il faisait entrer, avec la détermination de ne pas re-
noncer à un plaisir, son incapacité d’assimiler exactement les
tours de la langue française : « Il est mort ! Mais non, on exa-
gère, on exagère ! » Et sans plus s’occuper des deux parentes
qui, munies de leurs alpenstocks, allaient faire l’ascension dans
la nuit, il se précipita aux nouvelles en interrogeant son valet
de chambre : « Mon casque est bien arrivé ? – Oui, monsieur le
duc. – Il y a bien un petit trou pour respirer ? Je n’ai pas envie
d’être asphyxié, que diable ! – Oui, monsieur le duc. – Ah ! ton-
nerre de Dieu, c’est un soir de malheur. Oriane, j’ai oublié de
demander à Babal si les souliers à la poulaine étaient pour
vous ! – Mais, mon petit, puisque le costumier de l’Opéra-Co-
mique est là, il nous le dira. Moi, je ne crois pas que ça puisse
aller avec vos éperons. – Allons trouver le costumier, dit le duc.
Adieu, mon petit, je vous dirais bien d’entrer avec nous pen-
dant que nous essaierons, pour vous amuser. Mais nous cause-
rions, il va être minuit et il faut que nous n’arrivions pas en re-
tard pour que la fête soit complète. »
Moi aussi j’étais pressé de quitter M. et Mme de Guermantes
au plus vite. Phèdre finissait vers onze heures et demie. Le
temps de venir, Albertine devait être arrivée. J’allai droit à
Françoise : « Mlle Albertine est là ? – Personne n’est venu. »

125
Mon Dieu, cela voulait-il dire que personne ne viendrait !
J’étais tourmenté, la visite d’Albertine me semblant maintenant
d’autant plus désirable qu’elle était moins certaine.
Françoise était ennuyée aussi, mais pour une tout autre rai-
son. Elle venait d’installer sa fille à table pour un succulent re-
pas. Mais en m’entendant venir, voyant le temps lui manquer
pour enlever les plats et disposer des aiguilles et du fil comme
s’il s’agissait d’un ouvrage et non d’un souper : « Elle vient de
prendre une cuillère de soupe, me dit Françoise, je l’ai forcée
de sucer un peu de carcasse », pour diminuer ainsi jusqu’à rien
le souper de sa fille, et comme si ç’avait été coupable qu’il fût
copieux. Même au déjeuner ou au dîner, si je commettais la
faute d’entrer dans la cuisine, Françoise faisait semblant qu’on
eût fini et s’excusait même en disant : « J’avais voulu manger
un morceau ou une bouchée. » Mais on était vite rassuré en
voyant la multitude des plats qui couvraient la table et que
Françoise, surprise par mon entrée soudaine, comme un mal-
faiteur qu’elle n’était pas, n’avait pas eu le temps de faire dis-
paraître. Puis elle ajouta : « Allons, va te coucher, tu as assez
travaillé comme cela aujourd’hui (car elle voulait que sa fille
eût l’air non seulement de ne nous coûter rien, de vivre de pri-
vations, mais encore de se tuer au travail pour nous). Tu ne
fais qu’encombrer la cuisine et surtout gêner Monsieur qui at-
tend de la visite. Allons, monte », reprit-elle, comme si elle
était obligée d’user de son autorité pour envoyer coucher sa
fille qui, du moment que le souper était raté, n’était plus là que
pour la frime et, si j’étais resté cinq minutes encore, eût d’elle-
même décampé. Et se tournant vers moi, avec ce beau français
populaire et pourtant un peu individuel qui était le sien :
« Monsieur ne voit pas que l’envie de dormir lui coupe la fi-
gure. » J’étais resté ravi de ne pas avoir à causer avec la fille
de Françoise.
J’ai dit qu’elle était d’un petit pays qui était tout voisin de ce-
lui de sa mère, et pourtant différent par la nature du terrain,
les cultures, le patois, par certaines particularités des habi-
tants, surtout. Ainsi la « bouchère » et la nièce de Françoise
s’entendaient fort mal, mais avaient ce point commun, quand
elles partaient faire une course, de s’attarder des heures
« chez la sœur » ou « chez la cousine », étant d’elles-mêmes in-
capables de terminer une conversation, conversation au cours

126
de laquelle le motif qui les avait fait sortir s’évanouissait au
point que si on leur disait à leur retour : « Hé bien, M. le mar-
quis de Norpois sera-t-il visible à six heures un quart », elles ne
se frappaient même pas le front en disant : « Ah ! j’ai oublié »,
mais : « Ah ! je n’ai pas compris que monsieur avait demandé
cela, je croyais qu’il fallait seulement lui donner le bonjour. »
Si elles « perdaient la boule » de cette façon pour une chose
dite une heure auparavant, en revanche il était impossible de
leur ôter de la tête ce qu’elles avaient une fois entendu dire
par la sœur ou par la cousine. Ainsi, si la bouchère avait enten-
du dire que les Anglais nous avaient fait la guerre en 70 en
même temps que les Prussiens, et que j’eusse eu beau expli-
quer que ce fait était faux, toutes les trois semaines la bou-
chère me répétait au cours d’une conversation : « C’est cause à
cette guerre que les Anglais nous ont faite en 70 en même
temps que les Prussiens. – Mais je vous ai dit cent fois que vous
vous trompez. » Elle répondait, ce qui impliquait que rien
n’était ébranlé dans sa conviction : « En tout cas, ce n’est pas
une raison pour leur en vouloir. Depuis 70, il a coulé de l’eau
sous les ponts, etc. » Une autre fois, prônant une guerre avec
l’Angleterre, que je désapprouvais, elle disait : « Bien sûr, vaut
toujours mieux pas de guerre ; mais puisqu’il le faut, vaut
mieux y aller tout de suite. Comme l’a expliqué tantôt la sœur,
depuis cette guerre que les Anglais nous ont faite en 70, les
traités de commerce nous ruinent. Après qu’on les aura battus,
on ne laissera plus entrer en France un seul Anglais sans payer
trois cents francs d’entrée, comme nous maintenant pour aller
en Angleterre. »
Tel était, en dehors de beaucoup d’honnêteté et, quand ils
parlaient, d’une sourde obstination à ne pas se laisser inter-
rompre, à reprendre vingt fois là où ils en étaient si on les in-
terrompait, ce qui finissait par donner à leurs propos la solidité
inébranlable d’une fugue de Bach, le caractère des habitants
dans ce petit pays qui n’en comptait pas cinq cents et que bor-
daient ses châtaigniers, ses saules, ses champs de pommes de
terre et de betteraves.
La fille de Françoise, au contraire, parlait, se croyant une
femme d’aujourd’hui et sortie des sentiers trop anciens, l’argot
parisien et ne manquait aucune des plaisanteries adjointes.
Françoise lui ayant dit que je venais de chez une princesse :

127
« Ah ! sans doute une princesse à la noix de coco. » Voyant que
j’attendais une visite, elle fit semblant de croire que je m’appe-
lais Charles. Je lui répondis naïvement que non, ce qui lui per-
mit de placer : « Ah ! je croyais ! Et je me disais Charles attend
(charlatan). » Ce n’était pas de très bon goût. Mais je fus moins
indifférent lorsque, comme consolation du retard d’Albertine,
elle me dit : « Je crois que vous pouvez l’attendre à perpète.
Elle ne viendra plus. Ah ! nos gigolettes d’aujourd’hui ! »
Ainsi son parler différait de celui de sa mère ; mais, ce qui
est plus curieux, le parler de sa mère n’était pas le même que
celui de sa grand’mère, native de Bailleau-le-Pin, qui était si
près du pays de Françoise. Pourtant les patois différaient légè-
rement comme les deux paysages. Le pays de la mère de Fran-
çoise, en pente et descendant à un ravin, était fréquenté par
les saules. Et, très loin de là, au contraire, il y avait en France
une petite région où on parlait presque tout à fait le même pa-
tois qu’à Méséglise. J’en fis la découverte en même temps que
j’en éprouvai l’ennui. En effet, je trouvai une fois Françoise en
grande conversation avec une femme de chambre de la maison,
qui était de ce pays et parlait ce patois. Elles se comprenaient
presque, je ne les comprenais pas du tout, elles le savaient et
ne cessaient pas pour cela, excusées, croyaient-elles, par la
joie d’être payses quoique nées si loin l’une de l’autre, de
continuer à parler devant moi cette langue étrangère, comme
lorsqu’on ne veut pas être compris. Ces pittoresques études de
géographie linguistique et de camaraderie ancillaire se pour-
suivirent chaque semaine dans la cuisine, sans que j’y prisse
aucun plaisir.
Comme, chaque fois que la porte cochère s’ouvrait, la
concierge appuyait sur un bouton électrique qui éclairait l’es-
calier, et comme il n’y avait pas de locataires qui ne fussent
rentrés, je quittai immédiatement la cuisine et revins m’asseoir
dans l’antichambre, épiant, là où la tenture un peu trop étroite,
qui ne couvrait pas complètement la porte vitrée de notre ap-
partement, laissait passer la sombre raie verticale faite par la
demi-obscurité de l’escalier. Si tout d’un coup cette raie deve-
nait d’un blond doré, c’est qu’Albertine viendrait d’entrer en
bas et serait dans deux minutes près de moi ; personne d’autre
ne pouvait plus venir à cette heure-là. Et je restais, ne pouvant
détacher mes yeux de la raie qui s’obstinait à demeurer

128
sombre ; je me penchais tout entier pour être sûr de bien voir ;
mais j’avais beau regarder, le noir trait vertical, malgré mon
désir passionné, ne me donnait pas l’enivrante allégresse que
j’aurais eue si je l’avais vu changé, par un enchantement sou-
dain et significatif, en un lumineux barreau d’or. C’était bien
de l’inquiétude pour cette Albertine à laquelle je n’avais pas
pensé trois minutes pendant la soirée Guermantes ! Mais, ré-
veillant les sentiments d’attente jadis éprouvés à propos
d’autres jeunes filles, surtout de Gilberte, quand elle tardait à
venir, la privation possible d’un simple plaisir physique me
causait une cruelle souffrance morale.
Il me fallut rentrer dans ma chambre. Françoise m’y suivit.
Elle trouvait, comme j’étais revenu de ma soirée, qu’il était in-
utile que je gardasse la rose que j’avais à la boutonnière et vint
pour me l’enlever. Son geste, en me rappelant qu’Albertine
pouvait ne plus venir, et en m’obligeant aussi à confesser que
je désirais être élégant pour elle, me causa une irritation qui
fut redoublée du fait qu’en me dégageant violemment, je frois-
sai la fleur et que Françoise me dit : « Il aurait mieux valu me
la laisser ôter plutôt que non pas la gâter ainsi. » D’ailleurs,
ses moindres paroles m’exaspéraient. Dans l’attente, on souffre
tant de l’absence de ce qu’on désire qu’on ne peut supporter
une autre présence.
Françoise sortie de la chambre, je pensai que, si c’était pour
en arriver maintenant à avoir de la coquetterie à l’égard d’Al-
bertine, il était bien fâcheux que je me fusse montré tant de
fois à elle si mal rasé, avec une barbe de plusieurs jours, les
soirs où je la laissais venir pour recommencer nos caresses. Je
sentais qu’insoucieuse de moi, elle me laissait seul. Pour em-
bellir un peu ma chambre, si Albertine venait encore, et parce
que c’était une des plus jolies choses que j’avais, je remis, pour
la première fois depuis des années, sur la table qui était auprès
de mon lit, ce portefeuille orné de turquoises que Gilberte
m’avait fait faire pour envelopper la plaquette de Bergotte et
que, si longtemps, j’avais voulu garder avec moi pendant que je
dormais, à côté de la bille d’agate. D’ailleurs, autant peut-être
qu’Albertine, toujours pas venue, sa présence en ce moment
dans un « ailleurs » qu’elle avait évidemment trouvé plus
agréable, et que je ne connaissais pas, me causait un sentiment
douloureux qui, malgré ce que j’avais dit, il y avait à peine une

129
heure, à Swann, sur mon incapacité d’être jaloux, aurait pu, si
j’avais vu mon amie à des intervalles moins éloignés, se chan-
ger en un besoin anxieux de savoir où, avec qui, elle passait
son temps. Je n’osais pas envoyer chez Albertine, il était trop
tard, mais dans l’espoir que, soupant peut-être avec des amies,
dans un café, elle aurait l’idée de me téléphoner, je tournai le
commutateur et, rétablissant la communication dans ma
chambre, je la coupai entre le bureau de postes et la loge du
concierge à laquelle il était relié d’habitude à cette heure-là.
Avoir un récepteur dans le petit couloir où donnait la chambre
de Françoise eût été plus simple, moins dérangeant, mais in-
utile. Les progrès de la civilisation permettent à chacun de ma-
nifester des qualités insoupçonnées ou de nouveaux vices qui
les rendent plus chers ou plus insupportables à leurs amis.
C’est ainsi que la découverte d’Edison avait permis à Françoise
d’acquérir un défaut de plus, qui était de se refuser, quelque
utilité, quelque urgence qu’il y eût, à se servir du téléphone.
Elle trouvait le moyen de s’enfuir quand on voulait le lui ap-
prendre, comme d’autres au moment d’être vaccinés. Aussi le
téléphone était-il placé dans ma chambre, et, pour qu’il ne gê-
nât pas mes parents, sa sonnerie était remplacée par un simple
bruit de tourniquet. De peur de ne pas l’entendre, je ne bou-
geais pas. Mon immobilité était telle que, pour la première fois
depuis des mois, je remarquai le tic tac de la pendule. Fran-
çoise vint arranger des choses. Elle causait avec moi, mais je
détestais cette conversation, sous la continuité uniformément
banale de laquelle mes sentiments changeaient de minute en
minute, passant de la crainte à l’anxiété ; de l’anxiété à la dé-
ception complète. Différent des paroles vaguement satisfaites
que je me croyais obligé de lui adresser, je sentais mon visage
si malheureux que je prétendis que je souffrais d’un rhuma-
tisme pour expliquer le désaccord entre mon indifférence simu-
lée et cette expression douloureuse ; puis je craignais que les
paroles prononcées, d’ailleurs à mi-voix, par Françoise (non à
cause d’Albertine, car elle jugeait passée depuis longtemps
l’heure de sa venue possible) risquassent de m’empêcher d’en-
tendre l’appel sauveur qui ne viendrait plus. Enfin Françoise
alla se coucher ; je la renvoyai avec une rude douceur, pour
que le bruit qu’elle ferait en s’en allant ne couvrit pas celui du
téléphone. Et je recommençai à écouter, à souffrir ; quand

130
nous attendons, de l’oreille qui recueille les bruits à l’esprit qui
les dépouille et les analyse, et de l’esprit au cœur à qui il trans-
met ses résultats, le double trajet est si rapide que nous ne
pouvons même pas percevoir sa durée, et qu’il semble que
nous écoutions directement avec notre cœur.
J’étais torturé par l’incessante reprise du désir toujours plus
anxieux, et jamais accompli, d’un bruit d’appel ; arrivé au point
culminant d’une ascension tourmentée dans les spirales de
mon angoisse solitaire, du fond du Paris populeux et nocturne
approché soudain de moi, à côté de ma bibliothèque, j’entendis
tout à coup, mécanique et sublime, comme dans Tristan
l’écharpe agitée ou le chalumeau du pâtre, le bruit de toupie
du téléphone. Je m’élançai, c’était Albertine. « Je ne vous dé-
range pas en vous téléphonant à une pareille heure ? – Mais
non… », dis-je en comprimant ma joie, car ce qu’elle disait de
l’heure indue était sans doute pour s’excuser de venir dans un
moment, si tard, non parce qu’elle n’allait pas venir. « Est-ce
que vous venez ? demandai-je d’un ton indifférent. – Mais…
non, si vous n’avez pas absolument besoin de moi. » Une partie
de moi à laquelle l’autre voulait se rejoindre était en Albertine.
Il fallait qu’elle vînt, mais je ne le lui dis pas d’abord ; comme
nous étions en communication, je me dis que je pourrais tou-
jours l’obliger, à la dernière seconde, soit à venir chez moi, soit
à me laisser courir chez elle. « Oui, je suis près de chez moi,
dit-elle, et infiniment loin de chez vous ; je n’avais pas bien lu
votre mot. Je viens de le retrouver et j’ai eu peur que vous ne
m’attendiez. » Je sentais qu’elle mentait, et c’était maintenant,
dans ma fureur, plus encore par besoin de la déranger que de
la voir que je voulais l’obliger à venir. Mais je tenais d’abord à
refuser ce que je tâcherais d’obtenir dans quelques instants.
Mais où était-elle ? À ses paroles se mêlaient d’autres sons : la
trompe d’un cycliste, la voix d’une femme qui chantait, une
fanfare lointaine retentissaient aussi distinctement que la voix
chère, comme pour me montrer que c’était bien Albertine dans
son milieu actuel qui était près de moi en ce moment, comme
une motte de terre avec laquelle on a emporté toutes les gra-
minées qui l’entourent. Les mêmes bruits que j’entendais frap-
paient aussi son oreille et mettaient une entrave à son atten-
tion : détails de vérité, étrangers au sujet, inutiles en eux-
mêmes, d’autant plus nécessaires à nous révéler l’évidence du

131
miracle ; traits sobres et charmants, descriptifs de quelque rue
parisienne, traits perçants aussi et cruels d’une soirée incon-
nue qui, au sortir de Phèdre, avaient empêché Albertine de ve-
nir chez moi. « Je commence par vous prévenir que ce n’est
pas pour que vous veniez, car, à cette heure-ci, vous me gêne-
riez beaucoup… , lui dis-je, je tombe de sommeil. Et puis, enfin,
mille complications. Je tiens à vous dire qu’il n’y avait pas de
malentendu possible dans ma lettre. Vous m’avez répondu que
c’était convenu. Alors, si vous n’aviez pas compris, qu’est-ce
que vous entendiez par là ? – J’ai dit que c’était convenu, seule-
ment je ne me souvenais plus trop de ce qui était convenu.
Mais je vois que vous êtes fâché, cela m’ennuie. Je regrette
d’être allée à Phèdre. Si j’avais su que cela ferait tant
d’histoires… ajouta-t-elle, comme tous les gens qui, en faute
pour une chose, font semblant de croire que c’est une autre
qu’on leur reproche. – Phèdre n’est pour rien dans mon mécon-
tentement, puisque c’est moi qui vous ai demandé d’y aller. –
Alors, vous m’en voulez, c’est ennuyeux qu’il soit trop tard ce
soir, sans cela je serais allée chez vous, mais je viendrai de-
main ou après-demain, pour m’excuser. – Oh ! non, Albertine,
je vous en prie, après m’avoir fait perdre une soirée, laissez-
moi au moins la paix les jours suivants. Je ne serai pas libre
avant une quinzaine de jours ou trois semaines. Écoutez, si ce-
la vous ennuie que nous restions sur une impression de colère,
et, au fond, vous avez peut-être raison, alors j’aime encore
mieux, fatigue pour fatigue, puisque je vous ai attendue jusqu’à
cette heure-ci et que vous êtes encore dehors, que vous veniez
tout de suite, je vais prendre du café pour me réveiller. – Ce ne
serait pas possible de remettre cela à demain ? parce que la
difficulté… » En entendant ces mots d’excuse, prononcés
comme si elle n’allait pas venir, je sentis qu’au désir de revoir
la figure veloutée qui déjà à Balbec dirigeait toutes mes jour-
nées vers le moment où, devant la mer mauve de septembre, je
serais auprès de cette fleur rose, tentait douloureusement de
s’unir un élément bien différent. Ce terrible besoin d’un être, à
Combray, j’avais appris à le connaître au sujet de ma mère, et
jusqu’à vouloir mourir si elle me faisait dire par Françoise
qu’elle ne pourrait pas monter. Cet effort de l’ancien senti-
ment, pour se combiner et ne faire qu’un élément unique avec
l’autre, plus récent, et qui, lui, n’avait pour voluptueux objet

132
que la surface colorée, la rose carnation d’une fleur de plage,
cet effort aboutit souvent à ne faire (au sens chimique) qu’un
corps nouveau, qui peut ne durer que quelques instants. Ce
soir-là, du moins, et pour longtemps encore, les deux éléments
restèrent dissociés. Mais déjà, aux derniers mots entendus au
téléphone, je commençai à comprendre que la vie d’Albertine
était située (non pas matériellement sans doute) à une telle dis-
tance de moi qu’il m’eût fallu toujours de fatigantes explora-
tions pour mettre la main sur elle, mais, de plus, organisée
comme des fortifications de campagne et, pour plus de sûreté,
de l’espèce de celles que l’on a pris plus tard l’habitude d’ap-
peler camouflées. Albertine, au reste, faisait, à un degré plus
élevé de la société, partie de ce genre de personnes à qui la
concierge promet à votre porteur de faire remettre la lettre
quand elle rentrera – jusqu’au jour où vous vous apercevez que
c’est précisément elle, la personne rencontrée dehors et à la-
quelle vous vous êtes permis d’écrire, qui est la concierge. De
sorte qu’elle habite bien – mais dans la loge – le logis qu’elle
vous a indiqué (lequel, d’autre part, est une petite maison de
passe dont la concierge est la maquerelle) – et qu’elle donne
comme adresse un immeuble où elle est connue par des com-
plices qui ne vous livreront pas son secret, d’où on lui fera par-
venir vos lettres, mais où elle n’habite pas, où elle a tout au
plus laissé des affaires. Existences disposées sur cinq ou six
lignes de repli, de sorte que, quand on veut voir cette femme,
ou savoir, on est venu frapper trop à droite, ou trop à gauche,
ou trop en avant, ou trop en arrière, et qu’on peut pendant des
mois, des années, tout ignorer. Pour Albertine, je sentais que je
n’apprendrais jamais rien, qu’entre la multiplicité entremêlée
des détails réels et des faits mensongers je n’arriverais jamais
à me débrouiller. Et que ce serait toujours ainsi, à moins que
de la mettre en prison (mais on s’évade) jusqu’à la fin. Ce soir-
là, cette conviction ne fit passer à travers moi qu’une inquié-
tude, mais où je sentais frémir comme une anticipation de
longues souffrances.
– Mais non, répondis-je, je vous ai déjà dit que je ne serais
pas libre avant trois semaines, pas plus demain qu’un autre
jour. – Bien, alors… je vais prendre le pas de course… c’est en-
nuyeux, parce que je suis chez une amie qui… (Je sentais
qu’elle n’avait pas cru que j’accepterais sa proposition de

133
venir, laquelle n’était donc pas sincère, et je voulais la mettre
au pied du mur.) – Qu’est-ce que ça peut me faire, votre amie ?
venez ou ne venez pas, c’est votre affaire, ce n’est pas moi qui
vous demande de venir, c’est vous qui me l’avez proposé. – Ne
vous fâchez pas, je saute dans un fiacre et je serai chez vous
dans dix minutes.
Ainsi, de ce Paris des profondeurs nocturnes duquel avait dé-
jà émané jusque dans ma chambre, mesurant le rayon d’action
d’un être lointain, une voix qui allait surgir et apparaître, après
cette première annonciation, c’était cette Albertine que j’avais
connue jadis sous le ciel de Balbec, quand les garçons du
Grand-Hôtel, en mettant le couvert, étaient aveuglés par la lu-
mière du couchant, que, les vitres étant entièrement tirées, les
souffles imperceptibles du soir passaient librement de la plage,
où s’attardaient les derniers promeneurs, à l’immense salle à
manger où les premiers dîneurs n’étaient pas assis encore, et
que dans la glace placée derrière le comptoir passait le reflet
rouge de la coque et s’attardait longtemps le reflet gris de la
fumée du dernier bateau pour Rivebelle. Je ne me demandais
plus ce qui avait pu mettre Albertine en retard, et quand Fran-
çoise entra dans ma chambre me dire : « Mademoiselle Alber-
tine est là », si je répondis sans même bouger la tête, ce fut
seulement par dissimulation : « Comment mademoiselle
Albertine vient-elle aussi tard ! » Mais levant alors les yeux sur
Françoise comme dans une curiosité d’avoir sa réponse qui de-
vait corroborer l’apparente sincérité de ma question, je
m’aperçus, avec admiration et fureur, que, capable de rivaliser
avec la Berma elle-même dans l’art de faire parler les vête-
ments inanimés et les traits du visage, Françoise avait su faire
la leçon à son corsage, à ses cheveux dont les plus blancs
avaient été ramenés à la surface, exhibés comme un extrait de
naissance, à son cou courbé par la fatigue et l’obéissance. Ils la
plaignaient d’avoir été tirée du sommeil et de la moiteur du lit,
au milieu de la nuit, à son âge, obligée de se vêtir quatre à
quatre, au risque de prendre une fluxion de poitrine. Aussi,
craignant d’avoir eu l’air de m’excuser de la venue tardive
d’Albertine : « En tout cas, je suis bien content qu’elle soit ve-
nue, tout est pour le mieux », et je laissai éclater ma joie pro-
fonde. Elle ne demeura pas longtemps sans mélange, quand
j’eus entendu la réponse de Françoise. Celle-ci, sans proférer

134
aucune plainte, ayant même l’air d’étouffer de son mieux une
toux irrésistible, et croisant seulement sur elle son châle
comme si elle avait froid, commença par me raconter tout ce
qu’elle avait dit à Albertine, n’ayant pas manqué de lui deman-
der des nouvelles de sa tante. « Justement j’y disais, monsieur
devait avoir crainte que mademoiselle ne vienne plus, parce
que ce n’est pas une heure pour venir, c’est bientôt le matin.
Mais elle devait être dans des endroits qu’elle s’amusait bien
car elle ne m’a pas seulement dit qu’elle était contrariée
d’avoir fait attendre monsieur, elle m’a répondu d’un air de se
fiche du monde : « Mieux vaut tard que jamais ! » Et Françoise
ajouta ces mots qui me percèrent le cœur : « En parlant
comme ça elle s’est vendue. Elle aurait peut-être bien voulu se
cacher mais… » Je n’avais pas de quoi être bien étonné. Je
viens de dire que Françoise rendait rarement compte, dans les
commissions qu’on lui donnait, sinon de ce qu’elle avait dit et
sur quoi elle s’étendait volontiers, du moins de la réponse at-
tendue. Mais, si par exception elle nous répétait les paroles
que nos amis avaient dites, si courtes qu’elles fussent, elle s’ar-
rangerait généralement, au besoin grâce à l’expression, au ton
dont elle assurait qu’elles avaient été accompagnées, à leur
donner quelque chose de blessant. À la rigueur, elle acceptait
d’avoir subi d’un fournisseur chez qui nous l’avions envoyée
une avanie, d’ailleurs probablement imaginaire, pourvu que,
s’adressant à elle qui nous représentait, qui avait parlé en
notre nom, cette avanie nous atteignît par ricochet. Il n’eût
resté qu’à lui répondre qu’elle avait mal compris, qu’elle était
atteinte de délire de persécution et que tous les commerçants
n’étaient pas ligués contre elle. D’ailleurs leurs sentiments
m’importaient peu. Il n’en était pas de même de ceux d’Alber-
tine. Et en me redisant ces mots ironiques : « Mieux vaut tard
que jamais ! » Françoise m’évoqua aussitôt les amis dans la so-
ciété desquels Albertine avait fini sa soirée, s’y plaisant donc
plus que dans la mienne. « Elle est comique, elle a un petit
chapeau plat, avec ses gros yeux, ça lui donne un drôle d’air,
surtout avec son manteau qu’elle aurait bien fait d’envoyer
chez l’estoppeuse car il est tout mangé. Elle m’amuse », ajouta,
comme se moquant d’Albertine, Françoise, qui partageait rare-
ment mes impressions mais éprouvait le besoin de faire
connaître les siennes. Je ne voulais même pas avoir l’air de

135
comprendre que ce rire signifiait le dédain de la moquerie,
mais, pour rendre coup pour coup, je répondis à Françoise,
bien que je ne connusse pas le petit chapeau dont elle parlait :
« Ce que vous appelez « petit chapeau plat » est quelque chose
de simplement ravissant… – C’est-à-dire que c’est trois fois
rien », dit Françoise en exprimant, franchement cette fois, son
véritable mépris. Alors (d’un ton doux et ralenti pour que ma
réponse mensongère eût l’air d’être l’expression non de ma co-
lère mais de la vérité, en ne perdant pas de temps cependant,
pour ne pas faire attendre Albertine), j’adressai à Françoise
ces paroles cruelles : « Vous êtes excellente, lui dis-je mielleu-
sement, vous êtes gentille, vous avez mille qualités, mais vous
en êtes au même point que le jour où vous êtes arrivée à Paris,
aussi bien pour vous connaître en choses de toilette que pour
bien prononcer les mots et ne pas faire de cuirs. » Et ce re-
proche était particulièrement stupide, car ces mots français
que nous sommes si fiers de prononcer exactement ne sont
eux-mêmes que des « cuirs » faits par des bouches gauloises
qui prononçaient de travers le latin ou le saxon, notre langue
n’étant que la prononciation défectueuse de quelques autres.
Le génie linguistique à l’état vivant, l’avenir et le passé du
français, voilà ce qui eût dû m’intéresser dans les fautes de
Françoise. L’« estoppeuse » pour la « stoppeuse » n’était-il pas
aussi curieux que ces animaux survivants des époques loin-
taines, comme la baleine ou la girafe, et qui nous montrent les
états que la vie animale a traversés ? « Et, ajoutai-je, du mo-
ment que depuis tant d’années vous n’avez pas su apprendre,
vous n’apprendrez jamais. Vous pouvez vous en consoler, cela
ne vous empêche pas d’être une très brave personne, de faire à
merveille le bœuf à la gelée, et encore mille autres choses. Le
chapeau que vous croyez simple est copié sur un chapeau de la
princesse de Guermantes, qui a coûté cinq cents francs. Du
reste, je compte en offrir prochainement un encore plus beau à
Mlle Albertine. » Je savais que ce qui pouvait le plus ennuyer
Françoise c’est que je dépensasse de l’argent pour des gens
qu’elle n’aimait pas. Elle me répondit par quelques mots que
rendit peu intelligibles un brusque essoufflement. Quand j’ap-
pris plus tard qu’elle avait une maladie de cœur, quel remords
j’eus de ne m’être jamais refusé le plaisir féroce et stérile de ri-
poster ainsi à ses paroles ! Françoise détestait, du reste,

136
Albertine parce que, pauvre, Albertine ne pouvait accroître ce
que Françoise considérait comme mes supériorités. Elle sou-
riait avec bienveillance chaque fois que j’étais invité par Mme
de Villeparisis. En revanche elle était indignée qu’Albertine ne
pratiquât pas la réciprocité. J’en étais arrivé à être obligé d’in-
venter de prétendus cadeaux faits par celle-ci et à l’existence
desquels Françoise n’ajouta jamais l’ombre de foi. Ce manque
de réciprocité la choquait surtout en matière alimentaire.
Qu’Albertine acceptât des dîners de maman, si nous n’étions
pas invités chez Mme Bontemps (laquelle pourtant n’était pas à
Paris la moitié du temps, son mari acceptant des « postes »
comme autrefois quand il avait assez du ministère), cela lui pa-
raissait, de la part de mon amie, une indélicatesse qu’elle flé-
trissait indirectement en récitant ce dicton courant à
Combray :

« Mangeons mon pain,


– Je le veux bien.
– Mangeons le tien.
– Je n’ai plus faim. »

Je fis semblant d’être contraint d’écrire. « À qui écriviez-


vous ? me dit Albertine en entrant. – À une jolie amie à moi, à
Gilberte Swann. Vous ne la connaissez pas ? – Non. » Je renon-
çai à poser à Albertine des questions sur sa soirée, je sentais
que je lui ferais des reproches et que nous n’aurions plus le
temps, vu l’heure qu’il était, de nous réconcilier suffisamment
pour passer aux baisers et aux caresses. Aussi ce fut par eux
que je voulais dès la première minute commencer. D’ailleurs, si
j’étais un peu calmé, je ne me sentais pas heureux. La perte de
toute boussole, de toute direction, qui caractérise l’attente per-
siste encore après l’arrivée de l’être attendu, et, substituée en
nous au calme à la faveur duquel nous nous peignions sa venue
comme un tel plaisir, nous empêche d’en goûter aucun. Alber-
tine était là : mes nerfs démontés, continuant leur agitation,
l’attendaient encore. « Je veux prendre un bon baiser, Alber-
tine. – Tant que vous voudrez », me dit-elle avec toute sa bon-
té. Je ne l’avais jamais vue aussi jolie. « Encore un ? – Mais
vous savez que ça me fait un grand, grand plaisir. – Et à moi
encore mille fois plus, me répondit-elle. Oh ! le joli portefeuille

137
que vous avez là ! – Prenez-le, je vous le donne en souvenir. –
Vous êtes trop gentil… » On serait à jamais guéri du roma-
nesque si l’on voulait, pour penser à celle qu’on aime, tâcher
d’être celui qu’on sera quand on ne l’aimera plus. Le porte-
feuille, la bille d’agate de Gilberte, tout cela n’avait reçu jadis
son importance que d’un état purement inférieur, puisque
maintenant c’était pour moi un portefeuille, une bille
quelconques.
Je demandai à Albertine si elle voulait boire. « Il me semble
que je vois là des oranges et de l’eau, me dit-elle. Ce sera par-
fait. » Je pus goûter ainsi, avec ses baisers, cette fraîcheur qui
me paraissait supérieure à eux chez la princesse de Guer-
mantes. Et l’orange pressée dans l’eau semblait me livrer, au
fur et à mesure que je buvais, la vie secrète de son mûrisse-
ment, son action heureuse contre certains états de ce corps hu-
main qui appartient à un règne si différent, son impuissance à
le faire vivre, mais en revanche les jeux d’arrosage par où elle
pouvait lui être favorable, cent mystères dévoilés par le fruit à
ma sensation, nullement à mon intelligence.
Albertine partie, je me rappelai que j’avais promis à Swann
d’écrire à Gilberte et je trouvai plus gentil de le faire tout de
suite. Ce fut sans émotion, et comme mettant la dernière ligne
à un ennuyeux devoir de classe, que je traçai sur l’enveloppe le
nom de Gilberte Swann dont je couvrais jadis mes cahiers pour
me donner l’illusion de correspondre avec elle. C’est que, si,
autrefois, ce nom-là, c’était moi qui l’écrivais, maintenant la
tâche en avait été dévolue par l’habitude à l’un de ces nom-
breux secrétaires qu’elle s’adjoint. Celui-là pouvait écrire le
nom de Gilberte avec d’autant plus de calme que, placé récem-
ment chez moi par l’habitude, récemment entré à mon service,
il n’avait pas connu Gilberte et savait seulement, sans mettre
aucune réalité sous ces mots, parce qu’il m’avait entendu par-
ler d’elle, que c’était une jeune fille de laquelle j’avais été
amoureux.
Je ne pouvais l’accuser de sécheresse. L’être que j’étais
maintenant vis-à-vis d’elle était le « témoin » le mieux choisi
pour comprendre ce qu’elle-même avait été. Le portefeuille, la
bille d’agate, étaient simplement redevenus pour moi à l’égard
d’Albertine ce qu’ils avaient été pour Gilberte, ce qu’ils eussent
été pour tout être qui n’eût pas fait jouer sur eux le reflet

138
d’une flamme intérieure. Mais maintenant un nouveau trouble
était en moi qui altérait à son tour la puissance véritable des
choses et des mots. Et comme Albertine me disait, pour me re-
mercier encore : « J’aime tant les turquoises ! » je lui répon-
dis : « Ne laissez pas mourir celles-là », leur confiant ainsi
comme à des pierres l’avenir de notre amitié qui pourtant
n’était pas plus capable d’inspirer un sentiment à Albertine
qu’il ne l’avait été de conserver celui qui m’unissait autrefois à
Gilberte.
Il se produisit à cette époque un phénomène qui ne mérite
d’être mentionné que parce qu’il se retrouve à toutes les pé-
riodes importantes de l’histoire. Au moment même où j’écrivais
à Gilberte, M. de Guermantes, à peine rentré de la redoute, en-
core coiffé de son casque, songeait que le lendemain il serait
bien forcé d’être officiellement en deuil, et décida d’avancer de
huit jours la cure d’eaux qu’il devait faire. Quand il en revint
trois semaines après (et pour anticiper, puisque je viens seule-
ment de finir ma lettre à Gilberte), les amis du duc qui
l’avaient vu, si indifférent au début, devenir un antidreyfusard
forcené, restèrent muets de surprise en l’entendant (comme si
la cure n’avait pas agi seulement sur la vessie) leur répondre :
« Hé bien, le procès sera révisé et il sera acquitté ; on ne peut
pas condamner un homme contre lequel il n’y a rien. Avez-vous
jamais vu un gaga comme Froberville ? Un officier préparant
les Français à la boucherie, pour dire la guerre ! Étrange
époque ! » Or, dans l’intervalle, le duc de Guermantes avait
connu aux eaux trois charmantes dames (une princesse ita-
lienne et ses deux belles-sœurs). En les entendant dire
quelques mots sur les livres qu’elles lisaient, sur une pièce
qu’on jouait au Casino, le duc avait tout de suite compris qu’il
avait affaire à des femmes d’une intellectualité supérieure et
avec lesquelles, comme il le disait, il n’était pas de force. Il
n’en avait été que plus heureux d’être invité à jouer au bridge
par la princesse. Mais à peine arrivé chez elle, comme il lui di-
sait, dans la ferveur de son antidreyfusisme sans nuances :
« Hé bien, on ne nous parle plus de la révision du fameux Drey-
fus », sa stupéfaction avait été grande d’entendre la princesse
et ses belles-sœurs dire : « On n’en a jamais été si près. On ne
peut pas retenir au bagne quelqu’un qui n’a rien fait. – Ah ?
Ah ? », avait d’abord balbutié le duc, comme à la découverte

139
d’un sobriquet bizarre qui eût été en usage dans cette maison
pour tourner en ridicule quelqu’un qu’il avait cru jusque-là in-
telligent. Mais au bout de quelques jours, comme, par lâcheté
et esprit d’imitation, on crie : « Eh ! là, Jojotte », sans savoir
pourquoi, à un grand artiste qu’on entend appeler ainsi, dans
cette maison, le duc, encore tout gêné par la coutume nouvelle,
disait cependant : « En effet, s’il n’y a rien contre lui ! » Les
trois charmantes dames trouvaient qu’il n’allait pas assez vite
et le rudoyaient un peu : « Mais, au fond, personne d’intelli-
gent n’a pu croire qu’il y eût rien. » Chaque fois qu’un fait
« écrasant » contre Dreyfus se produisait et que le duc, croyant
que cela allait convertir les trois dames charmantes, venait le
leur annoncer, elles riaient beaucoup et n’avaient pas de peine,
avec une grande finesse de dialectique, à lui montrer que l’ar-
gument était sans valeur et tout à fait ridicule. Le duc était
rentré à Paris dreyfusard enragé. Et certes nous ne prétendons
pas que les trois dames charmantes ne fussent pas, dans ce
cas-là, messagères de vérité. Mais il est à remarquer que tous
les dix ans, quand on a laissé un homme rempli d’une convic-
tion véritable, il arrive qu’un couple intelligent, ou une seule
dame charmante, entrent dans sa société et qu’au bout de
quelques mois on l’amène à des opinions contraires. Et sur ce
point il y a beaucoup de pays qui se comportent comme
l’homme sincère, beaucoup de pays qu’on a laissés remplis de
haine pour un peuple et qui, six mois après, ont changé de sen-
timent et renversé leurs alliances.
Je ne vis plus de quelque temps Albertine, mais continuai, à
défaut de Mme de Guermantes qui ne parlait plus à mon imagi-
nation, à voir d’autres fées et leurs demeures, aussi insépa-
rables d’elles que du mollusque qui la fabriqua et s’en abrite la
valve de nacre ou d’émail, ou la tourelle à créneaux de son co-
quillage. Je n’aurais pas su classer ces dames, la difficulté du
problème étant aussi insignifiante et impossible non seulement
à résoudre mais à poser. Avant la dame il fallait aborder le fée-
rique hôtel. Or l’une recevait toujours après déjeuner, les mois
d’été ; même avant d’arriver chez elle, il avait fallu faire bais-
ser la capote du fiacre, tant tapait dur le soleil, dont le souve-
nir, sans que je m’en rendisse compte, allait entrer dans l’im-
pression totale. Je croyais seulement aller au Cours-la-Reine ;
en réalité, avant d’être arrivé dans la réunion dont un homme

140
pratique se fût peut-être moqué, j’avais, comme dans un
voyage à travers l’Italie, un éblouissement, des délices, dont
l’hôtel ne serait plus séparé dans ma mémoire. De plus, à
cause de la chaleur de la maison et de l’heure, la dame avait
clos hermétiquement les volets dans les vastes salons rectan-
gulaires du rez-de-chaussée où elle recevait. Je reconnaissais
mal d’abord la maîtresse de maison et ses visiteurs, même la
duchesse de Guermantes, qui de sa voix rauque me demandait
de venir m’asseoir auprès d’elle, dans un fauteuil de Beauvais
représentant l’Enlèvement d’Europe. Puis je distinguais sur les
murs les vastes tapisseries du XVIIIe siècle représentant des
vaisseaux aux mâts fleuris de roses trémières, au-dessous des-
quels je me trouvais comme dans le palais non de la Seine mais
de Neptune, au bord du fleuve Océan, où la duchesse de Guer-
mantes devenait comme une divinité des eaux. Je n’en finirais
pas si j’énumérais tous les salons différents de celui-là. Cet
exemple suffit à montrer que je faisais entrer dans mes juge-
ments mondains des impressions poétiques que je ne faisais ja-
mais entrer en ligne de compte au moment de faire le total, si
bien que, quand je calculais les mérites d’un salon, mon addi-
tion n’était jamais juste.
Certes ces causes d’erreur étaient loin d’être les seules, mais
je n’ai plus le temps, avant mon départ pour Balbec (où, pour
mon malheur, je vais faire un second séjour qui sera aussi le
dernier), de commencer des peintures du monde qui trouve-
ront leur place bien plus tard. Disons seulement qu’à cette pre-
mière fausse raison (ma vie relativement frivole et qui faisait
supposer l’amour du monde) de ma lettre à Gilberte et du re-
tour aux Swann qu’elle semblait indiquer, Odette aurait pu en
ajouter tout aussi inexactement une seconde. Je n’ai imaginé
jusqu’ici les aspects différents que le monde prend pour une
même personne qu’en supposant que la même dame qui ne
connaissait personne va chez tout le monde, et que telle autre
qui avait une position dominante est délaissée, on est tenté d’y
voir uniquement de ces hauts et bas, purement personnels, qui
de temps à autre amènent dans une même société, à la suite de
spéculations de bourse, une ruine retentissante ou un enrichis-
sement inespéré. Or ce n’est pas seulement cela. Dans une cer-
taine mesure, les manifestations mondaines – fort inférieures
aux mouvements artistiques, aux crises politiques, à l’évolution

141
qui porte le goût public vers le théâtre d’idées, puis vers la
peinture impressionniste, puis vers la musique allemande et
complexe, puis vers la musique russe et simple, ou vers les
idées sociales, les idées de justice, la réaction religieuse, le
sursaut patriotique – en sont cependant le reflet lointain, brisé,
incertain, trouble, changeant. De sorte que même les salons ne
peuvent être dépeints dans une immobilité statique qui a pu
convenir jusqu’ici à l’étude des caractères, lesquels devront,
eux aussi, être comme entraînés dans un mouvement quasi his-
torique. Le goût de nouveauté qui porte les hommes du monde
plus ou moins sincèrement avides de se renseigner sur l’évolu-
tion intellectuelle à fréquenter les milieux où ils peuvent suivre
celle-ci, leur fait préférer d’habitude quelque maîtresse de
maison jusque-là inédite, qui représente encore toutes fraîches
les espérances de mentalité supérieure si fanées et défraîchies
chez les femmes qui ont exercé depuis longtemps le pouvoir
mondain, et lesquelles, comme ils en connaissent le fort et le
faible, ne parlent plus à leur imagination. Et chaque époque se
trouve ainsi personnifiée dans des femmes nouvelles, dans un
nouveau groupe de femmes, qui, rattachées étroitement à ce
qui pique à ce moment-là les curiosités les plus neuves,
semblent, dans leur toilette, apparaître seulement, à ce
moment-là, comme une espèce inconnue née du dernier dé-
luge, beautés irrésistibles de chaque nouveau Consulat, de
chaque nouveau Directoire. Mais très souvent la maîtresse de
maison nouvelle est tout simplement comme certains hommes
d’État dont c’est le premier ministère, mais qui, depuis qua-
rante ans, frappaient à toutes les portes sans se les voir ouvrir,
des femmes qui n’étaient pas connues de la société mais n’en
recevaient pas moins, depuis fort longtemps, et faute de mieux,
quelques « rares intimes ». Certes, ce n’est pas toujours le cas,
et quand, avec l’efflorescence prodigieuse des ballets russes,
révélatrice coup sur coup de Bakst, de Nijinski, de Benoist, du
génie de Stravinski, la princesse Yourbeletieff, jeune marraine
de tous ces grands hommes nouveaux, apparut portant sur la
tête une immense aigrette tremblante inconnue des Pari-
siennes et qu’elles cherchèrent toutes à imiter, on put croire
que cette merveilleuse créature avait été apportée dans leurs
innombrables bagages, et comme leur plus précieux trésor, par
les danseurs russes ; mais quand à côté d’elle, dans son avant-

142
scène, nous verrons, à toutes les représentations des
« Russes », siéger comme une véritable fée, ignorée jusqu’à ce
jour de l’aristocratie, Mme Verdurin, nous pourrons répondre
aux gens du monde qui crurent aisément Mme Verdurin fraî-
chement débarquée avec la troupe de Diaghilew, que cette
dame avait déjà existé dans des temps différents, et passé par
divers avatars dont celui-là ne différait qu’en ce qu’il était le
premier qui amenait enfin, désormais assuré, et en marche
d’un pas de plus en plus rapide, le succès si longtemps et si
vainement attendu par la Patronne. Pour Mme Swann, il est
vrai, la nouveauté qu’elle représentait n’avait pas le même ca-
ractère collectif. Son salon s’était cristallisé autour d’un
homme, d’un mourant, qui avait presque tout d’un coup passé,
aux moments où son talent s’épuisait, de l’obscurité à la
grande gloire. L’engouement pour les œuvres de Bergotte était
immense. Il passait toute la journée, exhibé, chez Mme Swann,
qui chuchotait à un homme influent : « Je lui parlerai, il vous
fera un article. » Il était, du reste, en état de le faire, et même
un petit acte pour Mme Swann. Plus près de la mort, il allait un
peu moins mal qu’au temps où il venait prendre des nouvelles
de ma grand’mère. C’est que de grandes douleurs physiques
lui avaient imposé un régime. La maladie est le plus écouté des
médecins : à la bonté, au savoir on ne fait que promettre ; on
obéit à la souffrance. Certes, le petit clan des Verdurin avait
actuellement un intérêt autrement vivant que le salon légère-
ment nationaliste, plus encore littéraire, et avant tout bergot-
tique, de Mme Swann. Le petit clan était en effet le centre actif
d’une longue crise politique arrivée à son maximum
d’intensité : le dreyfusisme. Mais les gens du monde étaient
pour la plupart tellement antirévisionnistes, qu’un salon drey-
fusien semblait quelque chose d’aussi impossible qu’à une
autre époque un salon communard. La princesse de Caprarola,
qui avait fait la connaissance de Mme Verdurin à propos d’une
grande exposition qu’elle avait organisée, avait bien été rendre
à celle-ci une longue visite, dans l’espoir de débaucher
quelques éléments intéressants du petit clan et de les agréger
à son propre salon, visite au cours de laquelle la princesse
(jouant au petit pied la duchesse de Guermantes) avait pris la
contre-partie des opinions reçues, déclaré les gens de son
monde idiots, ce que Mme Verdurin avait trouvé d’un grand

143
courage. Mais ce courage ne devait pas aller plus tard jusqu’à
oser, sous le feu des regards de dames nationalistes, saluer
Mme Verdurin aux courses de Balbec. Pour Mme Swann, les an-
tidreyfusards lui savaient, au contraire, gré d’être « bien pen-
sante », ce à quoi, mariée à un juif, elle avait un mérite double.
Néanmoins les personnes qui n’étaient jamais allées chez elle
s’imaginaient qu’elle recevait seulement quelques Israélites
obscurs et des élèves de Bergotte. On classe ainsi des femmes,
autrement qualifiées que Mme Swann, au dernier rang de
l’échelle sociale, soit à cause de leurs origines, soit parce
qu’elles n’aiment pas les dîners en ville et les soirées où on ne
les voit jamais, ce qu’on suppose faussement dû à ce qu’elles
n’auraient pas été invitées, soit parce qu’elles ne parlent ja-
mais de leurs amitiés mondaines mais seulement de littérature
et d’art, soit parce que les gens se cachent d’aller chez elles,
ou que, pour ne pas faire d’impolitesse aux autres, elles se
cachent de les recevoir, enfin pour mille raisons qui achèvent
de faire de telle ou telle d’entre elles aux yeux de certains, la
femme qu’on ne reçoit pas. Il en était ainsi pour Odette. Mme
d’Épinoy, à l’occasion d’un versement qu’elle désirait pour la
« Patrie française », ayant eu à aller la voir, comme elle serait
entrée chez sa mercière, convaincue d’ailleurs qu’elle ne trou-
verait que des visages, non pas même méprisés mais inconnus,
resta clouée sur la place quand la porte s’ouvrit, non sur le sa-
lon qu’elle supposait, mais sur une salle magique où, comme
grâce à un changement à vue dans une féerie, elle reconnut
dans des figurantes éblouissantes, à demi étendues sur des di-
vans, assises sur des fauteuils, appelant la maîtresse de maison
par son petit nom, les altesses, les duchesses qu’elle-même, la
princesse d’Épinoy, avait grand’peine à attirer chez elle, et
auxquelles en ce moment, sous les yeux bienveillants d’Odette,
le marquis du Lau, le comte Louis de Turenne, le prince Borg-
hèse, le duc d’Estrées, portant l’orangeade et les petits fours,
servaient de panetiers et d’échansons. La princesse d’Épinoy,
comme elle mettait, sans s’en rendre compte, la qualité mon-
daine à l’intérieur des êtres, fut obligée de désincarner Mme
Swann et de la réincarner en une femme élégante. L’ignorance
de la vie réelle que mènent les femmes qui ne l’exposent pas
dans les journaux tend ainsi sur certaines situations (et contri-
bue par là à diversifier les salons) un voile de mystère. Pour

144
Odette, au commencement, quelques hommes de la plus haute
société, curieux de connaître Bergotte, avaient été dîner chez
elle dans l’intimité. Elle avait eu le tact, récemment acquis, de
n’en pas faire étalage, ils trouvaient là, souvenir peut-être du
petit noyau dont Odette avait gardé, depuis le schisme, les tra-
ditions, le couvert mis, etc. Odette les emmenait avec Bergotte,
que cela achevait d’ailleurs de tuer, aux « première » intéres-
santes. Ils parlèrent d’elle à quelques femmes de leur monde
capables de s’intéresser à tant de nouveauté. Elles étaient per-
suadées qu’Odette, intime de Bergotte, avait plus ou moins col-
laboré à ses œuvres, et la croyaient mille fois plus intelligente
que les femmes les plus remarquables du faubourg, pour la
même raison qu’elles mettaient tout leur espoir politique en
certains républicains bon teint comme M. Doumer et M. Des-
chanel, tandis qu’elles voyaient la France aux abîmes si elle
était confiée au personnel monarchiste qu’elles recevaient à dî-
ner, aux Charette, aux Doudeauville, etc. Ce changement de la
situation d’Odette s’accomplissait de sa part avec une discré-
tion qui la rendait plus sûre et plus rapide, mais ne la laissait
nullement soupçonner du public enclin à s’en remettre aux
chroniques du Gaulois, des progrès ou de la décadence d’un
salon, de sorte qu’un jour, à une répétition générale d’une
pièce de Bergotte donnée dans une salle des plus élégantes au
bénéfice d’une œuvre de charité, ce fut un vrai coup de théâtre
quand on vit dans la loge de face, qui était celle de l’auteur, ve-
nir s’asseoir à côté de Mme Swann, Mme de Marsantes et celle
qui, par l’effacement progressif de la duchesse de Guermantes
(rassasiée d’honneur, et s’annihilant par moindre effort), était
en train de devenir la lionne, la reine du temps, la comtesse
Molé. « Quand nous ne nous doutions pas même qu’elle avait
commencé à monter, se dit-on d’Odette, au moment où on vit
entrer la comtesse Molé dans la loge, elle a franchi le dernier
échelon. »
De sorte que Mme Swann pouvait croire que c’était par sno-
bisme que je me rapprochais de sa fille.
Odette, malgré ses brillantes amies, n’écouta pas moins la
pièce avec une extrême attention, comme si elle eût été là
seulement pour l’entendre, de même que jadis elle traversait le
Bois par hygiène et pour faire de l’exercice. Des hommes qui
étaient jadis moins empressés autour d’elle vinrent au balcon,

145
dérangeant tout le monde, se suspendre à sa main pour appro-
cher le cercle imposant dont elle était environnée. Elle, avec
un sourire plutôt encore d’amabilité que d’ironie, répondait pa-
tiemment à leurs questions, affectant plus de calme qu’on n’au-
rait cru, et qui était peut-être sincère, cette exhibition n’étant
que l’exhibition tardive d’une intimité habituelle et discrète-
ment cachée. Derrière ces trois dames attirant tous les yeux
était Bergotte entouré par le prince d’Agrigente, le comte
Louis Turenne, et le marquis de Bréauté. Et il est aisé de com-
prendre que, pour des hommes qui étaient reçus partout et qui
ne pouvaient plus attendre une surélévation que de recherches
d’originalité, cette démonstration de leur valeur, qu’ils
croyaient faire en se laissant attirer par une maîtresse de mai-
son réputée de haute intellectualité et auprès de qui ils s’atten-
daient à rencontrer tous les auteurs dramatiques et tous les ro-
manciers en vogue, était plus excitante et vivante que ces soi-
rées chez la princesse de Guermantes, lesquelles, sans aucun
programme et attrait nouveau, se succédaient depuis tant d’an-
nées, plus ou moins pareilles à celle que nous avons si longue-
ment décrite. Dans ce grand monde-là, celui des Guermantes,
d’où la curiosité se détournait un peu, les modes intellectuelles
nouvelles ne s’incarnaient pas en divertissements à leur image,
comme en ces bluettes de Bergotte écrites pour Mme Swann,
comme en ces véritables séances de salut public (si le monde
avait pu s’intéresser à l’affaire Dreyfus) où chez Mme Verdurin
se réunissaient Picquart, Clemenceau, Zola, Reinach et Labori.
Gilberte servait aussi à la situation de sa mère, car un oncle
de Swann venait de laisser près de quatre-vingts millions à la
jeune fille, ce qui faisait que le faubourg Saint-Germain com-
mençait à penser à elle. Le revers de la médaille était que
Swann, d’ailleurs mourant, avait des opinions dreyfusistes,
mais cela même ne nuisait pas à sa femme et même lui rendait
service. Cela ne lui nuisait pas parce qu’on disait : « Il est gâ-
teux, idiot, on ne s’occupe pas de lui, il n’y a que sa femme qui
compte et elle est charmante. » Mais même le dreyfusisme de
Swann était utile à Odette. Livrée à elle-même, elle se fût peut-
être laissé aller à faire aux femmes chics des avances qui
l’eussent perdue. Tandis que les soirs où elle traînait son mari
dîner dans le faubourg Saint-Germain, Swann, restant farou-
chement dans son coin, ne se gênait pas, s’il voyait Odette se

146
faire présenter à quelque dame nationaliste, de dire à haute
voix : « Mais voyons, Odette, vous êtes folle. Je vous prie de
rester tranquille. Ce serait une platitude de votre part de vous
faire présenter à des antisémites. Je vous le défends. » Les
gens du monde après qui chacun court ne sont habitués ni à
tant de fierté ni à tant de mauvaise éducation. Pour la pre-
mière fois ils voyaient quelqu’un qui se croyait « plus » qu’eux.
On se racontait ces grognements de Swann, et les cartes cor-
nées pleuvaient chez Odette. Quand celle-ci était en visite chez
Mme d’Arpajon, c’était un vif et sympathique mouvement de cu-
riosité. « Ça ne vous a pas ennuyée que je vous l’aie présentée,
disait Mme d’Arpajon. Elle est très gentille. C’est Marie de
Marsantes qui me l’a fait connaître. – Mais non, au contraire, il
paraît qu’elle est tout ce qu’il y a de plus intelligente, elle est
charmante. Je désirais au contraire la rencontrer ; dites-moi
donc où elle demeure. » Mme d’Arpajon disait à Mme Swann
qu’elle s’était beaucoup amusée chez elle l’avant-veille et avait
lâché avec joie pour elle Mme de Saint-Euverte. Et c’était vrai,
car préférer Mme Swann, c’était montrer qu’on était intelli-
gent, comme d’aller au concert au lieu d’aller à un thé. Mais
quand Mme de Saint-Euverte venait chez Mme d’Arpajon en
même temps qu’Odette, comme Mme de Saint-Euverte était
très snob et que Mme d’Arpajon, tout en la traitant d’assez
haut, tenait à ses réceptions, Mme d’Arpajon ne présentait pas
Odette pour que Mme de Saint-Euverte ne sût pas qui c’était.
La marquise s’imaginait que ce devait être quelque princesse
qui sortait très peu pour qu’elle ne l’eût jamais vue, prolon-
geait sa visite, répondait indirectement à ce que disait Odette,
mais Mme d’Arpajon restait de fer. Et quand Mme de Saint-Eu-
verte, vaincue, s’en allait : « Je ne vous ai pas présentée, disait
la maîtresse de maison à Odette, parce qu’on n’aime pas beau-
coup aller chez elle et elle invite énormément ; vous n’auriez
pas pu vous en dépêtrer. – Oh ! cela ne fait rien », disait Odette
avec un regret. Mais elle gardait l’idée qu’on n’aimait pas aller
chez Mme de Saint-Euverte, ce qui, dans une certaine mesure,
était vrai, et elle en concluait qu’elle avait une situation très
supérieure à Mme de Saint-Euverte bien que celle-ci en eût une
très grande, et Odette encore aucune.
Elle ne s’en rendait pas compte, et bien que toutes les amies
de Mme de Guermantes fussent liées avec Mme d’Arpajon,

147
quand celle-ci invitait Mme Swann, Odette disait d’un air scru-
puleux : « Je vais chez Mme d’Arpajon, mais vous allez me trou-
ver bien vieux jeu ; cela me choque, à cause de Mme de Guer-
mantes (qu’elle ne connaissait pas du reste). Les hommes dis-
tingués pensaient que le fait que Mme Swann connût peu de
gens du grand monde tenait à ce qu’elle devait être une femme
supérieure, probablement une grande musicienne, et que ce
serait une espèce de titre extramondain, comme pour un duc
d’être docteur ès sciences, que d’aller chez elle. Les femmes
complètement nulles étaient attirées vers Odette par une rai-
son contraire ; apprenant qu’elle allait au concert Colonne et
se déclarait wagnérienne, elles en concluaient que ce devait
être une « farceuse », et elles étaient fort allumées par l’idée
de la connaître. Mais peu assurées dans leur propre situation,
elles craignaient de se compromettre en public en ayant l’air
liées avec Odette, et, si dans un concert de charité elles aper-
cevaient Mme Swann, elles détournaient la tête, jugeant impos-
sible de saluer, sous les yeux de Mme de Rochechouart, une
femme qui était bien capable d’être allée à Bayreuth – ce qui
voulait dire faire les cent dix-neuf coups. Chaque personne en
visite chez une autre devenait différente. Sans parler des méta-
morphoses merveilleuses qui s’accomplissaient ainsi chez les
fées, dans le salon de Mme Swann, M. de Bréauté, soudain mis
en valeur par l’absence des gens qui l’entouraient d’habitude,
par l’air de satisfaction qu’il avait de se trouver là aussi bien
que si, au lieu d’aller à une fête, il avait chaussé des besicles
pour s’enfermer à lire la Revue des Deux-Mondes, par le rite
mystérieux qu’il avait l’air d’accomplir en venant voir Odette,
M. de Bréauté lui-même semblait un homme nouveau. J’aurais
beaucoup donné pour voir quelles altérations la duchesse de
Montmorency-Luxembourg aurait subies dans ce milieu nou-
veau. Mais elle était une des personnes à qui jamais on ne
pourrait présenter Odette. Mme de Montmorency, beaucoup
plus bienveillante pour Oriane que celle-ci n’était pour elle,
m’étonnait beaucoup en me disant à propos de Mme de Guer-
mantes : « Elle connaît des gens d’esprit, tout le monde l’aime,
je crois que, si elle avait eu un peu plus d’esprit de suite, elle
serait arrivée à se faire un salon. La vérité est qu’elle n’y tenait
pas, elle a bien raison, elle est heureuse comme cela, recher-
chée de tous. » Si Mme de Guermantes n’avait pas un « salon »,

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alors qu’est-ce que c’était qu’un « salon » ? La stupéfaction où
me jetèrent ces paroles n’était pas plus grande que celle que je
causai à Mme de Guermantes en lui disant que j’aimais bien al-
ler chez Mme de Montmorency. Oriane la trouvait une vieille
crétine. « Encore moi, disait-elle, j’y suis forcée, c’est ma
tante ; mais vous ! Elle ne sait même pas attirer les gens
agréables. » Mme de Guermantes ne se rendait pas compte que
les gens agréables me laissaient froid, que quand elle me disait
« salon Arpajon » je voyais un papillon jaune, et « salon
Swann » (Mme Swann était chez elle l’hiver de 6 à 7) un pa-
pillon noir aux ailes feutrées de neige. Encore ce dernier salon,
qui n’en était pas un, elle le jugeait, bien qu’inaccessible pour
elle, excusable pour moi, à cause des « gens d’esprit ». Mais
Mme de Luxembourg ! Si j’eusse déjà « produit » quelque
chose qui eût été remarqué, elle eût conclu qu’une part de sno-
bisme peut s’allier au talent. Et je mis le comble à sa décep-
tion ; je lui avouai que je n’allais pas chez Mme de Montmoren-
cy (comme elle croyait) pour « prendre des notes » et « faire
une étude ». Mme de Guermantes ne se trompait, du reste, pas
plus que les romanciers mondains qui analysent cruellement
du dehors les actes d’un snob ou prétendu tel, mais ne se
placent jamais à l’intérieur de celui-ci, à l’époque où fleurit
dans l’imagination tout un printemps social. Moi-même, quand
je voulus savoir quel si grand plaisir j’éprouvais à aller chez
Mme de Montmorency, je fus un peu désappointé. Elle habitait,
dans le faubourg Saint-Germain, une vieille demeure remplie
de pavillons que séparaient de petits jardins. Sous la voûte,
une statuette, qu’on disait de Falconet, représentait une
Source d’où, du reste, une humidité perpétuelle suintait. Un
peu plus loin la concierge, toujours les yeux rouges, soit cha-
grin, soit neurasthénie, soit migraine, soit rhume, ne vous ré-
pondait jamais, vous faisait un geste vague indiquant que la du-
chesse était là et laissait tomber de ses paupières quelques
gouttes au-dessus d’un bol rempli de « ne m’oubliez pas ». Le
plaisir que j’avais à voir la statuette, parce qu’elle me faisait
penser à un petit jardinier en plâtre qu’il y avait dans un jardin
de Combray, n’était rien auprès de celui que me causait le
grand escalier humide et sonore, plein d’échos, comme celui de
certains établissements de bains d’autrefois, aux vases remplis
de cinéraires – bleu sur bleu – dans l’antichambre, et surtout le

149
tintement de la sonnette, qui était exactement celui de la
chambre d’Eulalie. Ce tintement mettait le comble à mon en-
thousiasme, mais me semblait trop humble pour que je le pusse
expliquer à Mme de Montmorency, de sorte que cette dame me
voyait toujours dans un ravissement dont elle ne devina jamais
la cause.
Les intermittences du coeur
Ma seconde arrivée à Balbec fut bien différente de la pre-
mière. Le directeur était venu en personne m’attendre à Pont-
à-Couleuvre, répétant combien il tenait à sa clientèle titrée, ce
qui me fit craindre qu’il m’anoblît jusqu’à ce que j’eusse com-
pris que, dans l’obscurité de sa mémoire grammaticale, titrée
signifiait simplement attitrée. Du reste, au fur et à mesure qu’il
apprenait de nouvelles langues, il parlait plus mal les an-
ciennes. Il m’annonça qu’il m’avait logé tout en haut de l’hôtel.
« J’espère, dit-il, que vous ne verrez pas là un manque d’impoli-
tesse, j’étais ennuyé de vous donner une chambre dont vous
êtes indigne, mais je l’ai fait rapport au bruit, parce que
comme cela vous n’aurez personne au-dessus de vous pour
vous fatiguer le trépan (pour tympan). Soyez tranquille, je ferai
fermer les fenêtres pour qu’elles ne battent pas. Là-dessus je
suis intolérable », ces mots n’exprimant pas sa pensée, laquelle
était qu’on le trouverait toujours inexorable à ce sujet, mais
peut-être bien celle de ses valets d’étage. Les chambres étaient
d’ailleurs celles du premier séjour. Elles n’étaient pas plus bas,
mais j’avais monté dans l’estime du directeur. Je pourrais faire
faire du feu si cela me plaisait (car sur l’ordre des médecins,
j’étais parti dès Pâques), mais il craignait qu’il n’y eût des
« fixures » dans le plafond. « Surtout attendez toujours pour al-
lumer une flambée que la précédente soit consommée (pour
consumée). Car l’important c’est d’éviter de ne pas mettre le
feu à la cheminée, d’autant plus que, pour égayer un peu, j’ai
fait placer dessus une grande postiche en vieux Chine, que cela
pourrait abîmer. »
Il m’apprit avec beaucoup de tristesse la mort du bâtonnier
de Cherbourg : « C’était un vieux routinier », dit-il (probable-
ment pour roublard) et me laissa entendre que sa fin avait été
avancée par une vie de déboires, ce qui signifiait de dé-
bauches. « Déjà depuis quelque temps je remarquais qu’après
le dîner il s’accroupissait dans le salon (sans doute pour

150
s’assoupissait). Les derniers temps, il était tellement changé
que, si l’on n’avait pas su que c’était lui, à le voir il était à
peine reconnaissant » (pour reconnaissable sans doute).
Compensation heureuse : le premier président de Caen ve-
nait de recevoir la « cravache » de commandeur de la Légion
d’honneur. « Sûr et certain qu’il a des capacités, mais paraît
qu’on la lui a donnée surtout à cause de sa grande « impuis-
sance ». On revenait du reste sur cette décoration dans l’Écho
de Paris de la veille, dont le directeur n’avait encore lu que « le
premier paraphe » (pour paragraphe). La politique de M.
Caillaux y était bien arrangée. « Je trouve du reste qu’ils ont
raison, dit-il. Il nous met trop sous la coupole de l’Allemagne »
(sous la coupe). Comme ce genre de sujet, traité par un hôte-
lier, me paraissait ennuyeux, je cessai d’écouter. Je pensais aux
images qui m’avaient décidé de retourner à Balbec. Elles
étaient bien différentes de celles d’autrefois, la vision que je
venais chercher était aussi éclatante que la première était bru-
meuse ; elles ne devaient pas moins me décevoir. Les images
choisies par le souvenir sont aussi arbitraires, aussi étroites,
aussi insaisissables, que celles que l’imagination avait formées
et la réalité détruites. Il n’y a pas de raison pour qu’en dehors
de nous, un lieu réel possède plutôt les tableaux de la mémoire
que ceux du rêve. Et puis, une réalité nouvelle nous fera peut-
être oublier, détester même les désirs à cause desquels nous
étions partis.
Ceux qui m’avaient fait partir pour Balbec tenaient en partie
à ce que les Verdurin (des invitations de qui je n’avais jamais
profité, et qui seraient certainement heureux de me recevoir si
j’allais, à la campagne, m’excuser de n’avoir jamais pu leur
faire une visite à Paris, sachant que plusieurs fidèles passe-
raient les vacances sur cette côte, et ayant, à cause de cela,
loué pour toute la saison un des châteaux de M. de Cambremer
(la Raspelière), y avaient invité Mme Putbus. Le soir où je
l’avais appris (à Paris), j’envoyai, en véritable fou, notre jeune
valet de pied s’informer si cette dame emmènerait à Balbec sa
camériste. Il était onze heures du soir. Le concierge mit long-
temps à ouvrir et, par miracle, n’envoya pas promener mon
messager, ne fit pas appeler la police, se contenta de le rece-
voir très mal, tout en lui fournissant le renseignement désiré. Il
dit qu’en effet la première femme de chambre accompagnerait

151
sa maîtresse, d’abord aux eaux en Allemagne, puis à Biarritz,
et, pour finir, chez Mme Verdurin. Dès lors j’avais été tranquille
et content d’avoir ce pain sur la planche. J’avais pu me dispen-
ser de ces poursuites dans les rues où j’étais dépourvu auprès
des beautés rencontrées de cette lettre d’introduction que se-
rait auprès du « Giorgione » d’avoir dîné le soir même, chez les
Verdurin, avec sa maîtresse. D’ailleurs elle aurait peut-être
meilleure idée de moi encore en sachant que je connaissais,
non seulement les bourgeois locataires de la Raspelière mais
ses propriétaires, et surtout Saint-Loup qui, ne pouvant me re-
commander à distance à la femme de chambre (celle-ci igno-
rant le nom de Robert), avait écrit pour moi une lettre chaleu-
reuse aux Cambremer. Il pensait qu’en dehors de toute l’utilité
dont ils me pourraient être, Mme de Cambremer la belle-fille,
née Legrandin, m’intéresserait en causant avec moi. « C’est
une femme intelligente, m’avait-il assuré. Elle ne te dira pas
des choses définitives (les choses « définitives » avaient été
substituées aux choses « sublimes » par Robert qui modifiait,
tous les cinq ou six ans, quelques-unes de ses expressions favo-
rites tout en conservant les principales), mais c’est une nature,
elle a une personnalité, de l’intuition ; elle jette à propos la pa-
role qu’il faut. De temps en temps elle est énervante, elle lance
des bêtises pour « faire gratin », ce qui est d’autant plus ridi-
cule que rien n’est moins élégant que les Cambremer, elle
n’est pas toujours à la page, mais, somme toute, elle est encore
dans les personnes les plus supportables à fréquenter. »
Aussitôt que la recommandation de Robert leur était parve-
nue, les Cambremer, soit snobisme qui leur faisait désirer
d’être indirectement aimables pour Saint-Loup, soit reconnais-
sance de ce qu’il avait été pour un de leurs neveux à Don-
cières, et plus probablement surtout par bonté et traditions
hospitalières, avaient écrit de longues lettres demandant que
j’habitasse chez eux, et, si je préférais être plus indépendant,
s’offrant à me chercher un logis. Quand Saint-Loup leur eût ob-
jecté que j’habiterais le Grand-Hôtel de Balbec, ils répondirent
que, du moins, ils attendaient une visite dès mon arrivée et, si
elle tardait trop, ne manqueraient pas de venir me relancer
pour m’inviter à leurs garden-parties.
Sans doute rien ne rattachait d’une façon essentielle la
femme de chambre de Mme Putbus au pays de Balbec ; elle n’y

152
serait pas pour moi comme la paysanne que, seul sur la route
de Méséglise, j’avais si souvent appelée en vain, de toute la
force de mon désir.
Mais j’avais depuis longtemps cessé de chercher à extraire
d’une femme comme la racine carrée de son inconnu, lequel ne
résistait pas souvent à une simple présentation. Du moins à
Balbec, où je n’étais pas allé depuis longtemps, j’aurais cet
avantage, à défaut du rapport nécessaire qui n’existait pas
entre le pays et cette femme, que le sentiment de la réalité n’y
serait pas supprimé pour moi par l’habitude, comme à Paris où,
soit dans ma propre maison, soit dans une chambre connue, le
plaisir auprès d’une femme ne pouvait pas me donner un ins-
tant l’illusion, au milieu des choses quotidiennes, qu’il m’ou-
vrait accès à une nouvelle vie. (Car si l’habitude est une se-
conde nature, elle nous empêche de connaître la première,
dont elle n’a ni les cruautés, ni les enchantements.) Or cette
illusion, je l’aurais peut-être dans un pays nouveau où renaît la
sensibilité, devant un rayon de soleil, et où justement achève-
rait de m’exalter la femme de chambre que je désirais : or on
verra les circonstances faire non seulement que cette femme
ne vint pas à Balbec, mais que je ne redoutai rien tant qu’elle y
pût venir, de sorte que ce but principal de mon voyage ne fut ni
atteint, ni même poursuivi. Certes Mme Putbus ne devait pas
aller aussi tôt dans la saison chez les Verdurin ; mais ces plai-
sirs qu’on a choisis, peuvent être lointains, si leur venue est as-
surée, et que dans leur attente on puisse se livrer d’ici là à la
paresse de chercher à plaire et à l’impuissance d’aimer. Au
reste, à Balbec, je n’allais pas dans un esprit aussi pratique
que la première fois ; il y a toujours moins d’égoïsme dans
l’imagination pure que dans le souvenir ; et je savais que j’al-
lais précisément me trouver dans un de ces lieux où foisonnent
les belles inconnues ; une plage n’en offre pas moins qu’un bal,
et je pensais d’avance aux promenades devant l’hôtel, sur la
digue, avec ce même genre de plaisir que Mme de Guermantes
m’aurait procuré si, au lieu de me faire inviter dans des dîners
brillants, elle avait donné plus souvent mon nom pour leurs
listes de cavaliers aux maîtresses de maison chez qui l’on dan-
sait. Faire des connaissances féminines à Balbec me serait aus-
si facile que cela m’avait été malaisé autrefois, car j’y avais

153
maintenant autant de relations et d’appuis que j’en étais dénué
à mon premier voyage.
Je fus tiré de ma rêverie par la voix du directeur, dont je
n’avais pas écouté les dissertations politiques. Changeant de
sujet, il me dit la joie du premier président en apprenant mon
arrivée et qu’il viendrait me voir dans ma chambre, le soir
même. La pensée de cette visite m’effraya si fort (car je com-
mençais à me sentir fatigué) que je le priai d’y mettre obstacle
(ce qu’il me promit) et, pour plus de sûreté, de faire, pour le
premier soir, monter la garde à mon étage par ses employés. Il
ne paraissait pas les aimer beaucoup. « Je suis tout le temps
obligé de courir après eux parce qu’ils manquent trop d’inertie.
Si je n’étais pas là ils ne bougeraient pas. Je mettrai le liftier de
planton à votre porte. » Je demandai s’il était enfin « chef des
chasseurs ». « Il n’est pas encore assez vieux dans la maison,
me répondit-il. Il a des camarades plus âgés que lui. Cela ferait
crier. En toutes choses il faut des granulations. Je reconnais
qu’il a une bonne aptitude (pour attitude) devant son ascen-
seur. Mais c’est encore un peu jeune pour des situations pa-
reilles. Avec d’autres qui sont trop anciens, cela ferait
contraste. Ça manque un peu de sérieux, ce qui est la qualité
primitive (sans doute la qualité primordiale, la qualité la plus
importante). Il faut qu’il ait un peu plus de plomb dans l’aile
(mon interlocuteur voulait dire dans la tête). Du reste, il n’a
qu’à se fier à moi. Je m’y connais. Avant de prendre mes galons
comme directeur du Grand-Hôtel, j’ai fait mes premières armes
sous M. Paillard. » Cette comparaison m’impressionna et je re-
merciai le directeur d’être venu lui-même jusqu’à Pont-à-Cou-
leuvre. « Oh ! de rien. Cela ne m’a fait perdre qu’un temps infi-
ni » (pour infime). Du reste nous étions arrivés.
Bouleversement de toute ma personne. Dès la première nuit,
comme je souffrais d’une crise de fatigue cardiaque, tâchant de
dompter ma souffrance, je me baissai avec lenteur et prudence
pour me déchausser. Mais à peine eus-je touché le premier
bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une pré-
sence inconnue, divine, des sanglots me secouèrent, des
larmes ruisselèrent de mes yeux. L’être qui venait à mon se-
cours, qui me sauvait de la sécheresse de l’âme, c’était celui
qui, plusieurs années auparavant, dans un moment de détresse
et de solitude identiques, dans un moment où je n’avais plus

154
rien de moi, était entré, et qui m’avait rendu à moi-même, car
il était moi et plus que moi (le contenant qui est plus que le
contenu et me l’apportait). Je venais d’apercevoir, dans ma mé-
moire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et
déçu de ma grand’mère, telle qu’elle avait été ce premier soir
d’arrivée, le visage de ma grand’mère, non pas de celle que je
m’étais étonné et reproché de si peu regretter et qui n’avait
d’elle que le nom, mais de ma grand’mère véritable dont, pour
la première fois depuis les Champs-Élysées où elle avait eu son
attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet
la réalité vivante. Cette réalité n’existe pas pour nous tant
qu’elle n’a pas été recréée par notre pensée (sans cela les
hommes qui ont été mêlés à un combat gigantesque seraient
tous de grands poètes épiques) ; et ainsi, dans un désir fou de
me précipiter dans ses bras, ce n’était qu’à l’instant – plus
d’une année après son enterrement, à cause de cet anachro-
nisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïnci-
der avec celui des sentiments – que je venais d’apprendre
qu’elle était morte. J’avais souvent parlé d’elle depuis ce
moment-là et aussi pensé à elle, mais sous mes paroles et mes
pensées de jeune homme ingrat, égoïste et cruel, il n’y avait ja-
mais rien eu qui ressemblât à ma grand’mère, parce que dans
ma légèreté, mon amour du plaisir, mon accoutumance à la
voir malade, je ne contenais en moi qu’à l’état virtuel le souve-
nir de ce qu’elle avait été. À n’importe quel moment que nous
la considérions, notre âme totale n’a qu’une valeur presque fic-
tive, malgré le nombreux bilan de ses richesses, car tantôt les
unes, tantôt les autres sont indisponibles, qu’il s’agisse
d’ailleurs de richesses effectives aussi bien que de celles de
l’imagination, et pour moi, par exemple, tout autant que de
l’ancien nom de Guermantes, de celles, combien plus graves,
du souvenir vrai de ma grand’mère. Car aux troubles de la mé-
moire sont liées les intermittences du cœur. C’est sans doute
l’existence de notre corps, semblable pour nous à un vase où
notre spiritualité serait enclose, qui nous induit à supposer que
tous nos biens intérieurs, nos joies passées, toutes nos dou-
leurs sont perpétuellement en notre possession. Peut-être est-il
aussi inexact de croire qu’elles s’échappent ou reviennent. En
tout cas, si elles restent en nous c’est, la plupart du temps,
dans un domaine inconnu où elles ne sont de nul service pour

155
nous, et où même les plus usuelles sont refoulées par des sou-
venirs d’ordre différent et qui excluent toute simultanéité avec
elles dans la conscience. Mais si le cadre de sensations où elles
sont conservées est ressaisi, elles ont à leur tour ce même pou-
voir d’expulser tout ce qui leur est incompatible, d’installer
seul en nous, le moi qui les vécut. Or, comme celui que je ve-
nais subitement de redevenir n’avait pas existé depuis ce soir
lointain où ma grand’mère m’avait déshabillé à mon arrivée à
Balbec, ce fut tout naturellement, non pas après la journée ac-
tuelle, que ce moi ignorait, mais – comme s’il y avait dans le
temps des séries différentes et parallèles – sans solution de
continuité, tout de suite après le premier soir d’autrefois que
j’adhérai à la minute où ma grand’mère s’était penchée vers
moi. Le moi que j’étais alors, et qui avait disparu si longtemps,
était de nouveau si près de moi qu’il me semblait encore en-
tendre les paroles qui avaient immédiatement précédé et qui
n’étaient pourtant plus qu’un songe, comme un homme mal
éveillé croit percevoir tout près de lui les bruits de son rêve qui
s’enfuit. Je n’étais plus que cet être qui cherchait à se réfugier
dans les bras de sa grand’mère, à effacer les traces de ses
peines en lui donnant des baisers, cet être que j’aurais eu à me
figurer, quand j’étais tel ou tel de ceux qui s’étaient succédé en
moi depuis quelque temps, autant de difficulté que maintenant
il m’eût fallu d’efforts, stériles d’ailleurs, pour ressentir les dé-
sirs et les joies de l’un de ceux que, pour un temps du moins, je
n’étais plus. Je me rappelais comme une heure avant le mo-
ment où ma grand’mère s’était penchée ainsi, dans sa robe de
chambre, vers mes bottines ; errant dans la rue étouffante de
chaleur, devant le pâtissier, j’avais cru que je ne pourrais ja-
mais, dans le besoin que j’avais de l’embrasser, attendre
l’heure qu’il me fallait encore passer sans elle. Et maintenant
que ce même besoin renaissait, je savais que je pouvais at-
tendre des heures après des heures, qu’elle ne serait plus ja-
mais auprès de moi, je ne faisais que de le découvrir parce que
je venais, en la sentant, pour la première fois, vivante, véri-
table, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant enfin,
d’apprendre que je l’avais perdue pour toujours. Perdue pour
toujours ; je ne pouvais comprendre, et je m’exerçais à subir la
souffrance de cette contradiction : d’une part, une existence,
une tendresse, survivantes en moi telles que je les avais

156
connues, c’est-à-dire faites pour moi, un amour où tout trouvait
tellement en moi son complément, son but, sa constante direc-
tion, que le génie de grands hommes, tous les génies qui
avaient pu exister depuis le commencement du monde
n’eussent pas valu pour ma grand’mère un seul de mes dé-
fauts ; et d’autre part, aussitôt que j’avais revécu, comme pré-
sente, cette félicité, la sentir traversée par la certitude, s’élan-
çant comme une douleur physique à répétition, d’un néant qui
avait effacé mon image de cette tendresse, qui avait détruit
cette existence, aboli rétrospectivement notre mutuelle prédes-
tination, fait de ma grand’mère, au moment où je la retrouvais
comme dans un miroir, une simple étrangère qu’un hasard a
fait passer quelques années auprès de moi, comme cela aurait
pu être auprès de tout autre, mais pour qui, avant et après, je
n’étais rien, je ne serais rien.
Au lieu des plaisirs que j’avais eus depuis quelque temps, le
seul qu’il m’eût été possible de goûter en ce moment c’eût été,
retouchant le passé, de diminuer les douleurs que ma
grand’mère avait autrefois ressenties. Or, je ne me la rappelais
pas seulement dans cette robe de chambre, vêtement appro-
prié, au point d’en devenir presque symbolique, aux fatigues,
malsaines sans doute, mais douces aussi, qu’elle prenait pour
moi ; peu à peu voici que je me souvenais de toutes les occa-
sions que j’avais saisies, en lui laissant voir, en lui exagérant
au besoin mes souffrances, de lui faire une peine que je m’ima-
ginais ensuite effacée par mes baisers, comme si ma tendresse
eût été aussi capable que mon bonheur de faire le sien ; et pis
que cela, moi qui ne concevais plus de bonheur maintenant
qu’à en pouvoir retrouver répandu dans mon souvenir sur les
pentes de ce visage modelé et incliné par la tendresse, j’avais
mis autrefois une rage insensée à chercher d’en extirper jus-
qu’aux plus petits plaisirs, tel ce jour où Saint-Loup avait fait la
photographie de grand’mère et où, ayant peine à dissimuler à
celle-ci la puérilité presque ridicule de la coquetterie qu’elle
mettait à poser, avec son chapeau à grands bords, dans un
demi-jour seyant, je m’étais laissé aller à murmurer quelques
mots impatientés et blessants, qui, je l’avais senti à une
contraction de son visage, avaient porté, l’avaient atteinte ;
c’était moi qu’ils déchiraient, maintenant qu’était impossible à
jamais la consolation de mille baisers.

157
Mais jamais je ne pourrais plus effacer cette contraction de
sa figure, et cette souffrance de son cœur, ou plutôt du mien ;
car comme les morts n’existent plus qu’en nous, c’est nous-
mêmes que nous frappons sans relâche quand nous nous obsti-
nons à nous souvenir des coups que nous leur avons assénés.
Ces douleurs, si cruelles qu’elles fussent, je m’y attachais de
toutes mes forces, car je sentais bien qu’elles étaient l’effet du
souvenir de ma grand’mère, la preuve que ce souvenir que
j’avais était bien présent en moi. Je sentais que je ne me la rap-
pelais vraiment que par la douleur, et j’aurais voulu que s’en-
fonçassent plus solidement encore en moi ces clous qui y ri-
vaient sa mémoire. Je ne cherchais pas à rendre la souffrance
plus douce, à l’embellir, à feindre que ma grand’mère ne fût
qu’absente et momentanément invisible, en adressant à sa pho-
tographie (celle que Saint-Loup avait faite et que j’avais avec
moi) des paroles et des prières comme à un être séparé de
nous mais qui, resté individuel, nous connaît et nous reste relié
par une indissoluble harmonie. Jamais je ne le fis, car je ne te-
nais pas seulement à souffrir, mais à respecter l’originalité de
ma souffrance telle que je l’avais subie tout d’un coup sans le
vouloir, et je voulais continuer à la subir, suivant ses lois à elle,
à chaque fois que revenait cette contradiction si étrange de la
survivance et du néant entre-croisés en moi. Cette impression
douloureuse et actuellement incompréhensible, je savais non
certes pas si j’en dégagerais un peu de vérité un jour, mais que
si, ce peu de vérité, je pouvais jamais l’extraire, ce ne pourrait
être que d’elle, si particulière, si spontanée, qui n’avait été ni
tracée par mon intelligence, ni atténuée par ma pusillanimité,
mais que la mort elle-même, la brusque révélation de la mort,
avait, comme la foudre, creusée en moi, selon un graphique
surnaturel et inhumain, un double et mystérieux sillon. (Quant
à l’oubli de ma grand’mère où j’avais vécu jusqu’ici, je ne pou-
vais même pas songer à m’attacher à lui pour en tirer de la vé-
rité ; puisque en lui-même il n’était rien qu’une négation, l’af-
faiblissement de la pensée incapable de recréer un moment
réel de la vie et obligée de lui substituer des images conven-
tionnelles et indifférentes.) Peut-être pourtant, l’instinct de
conservation, l’ingéniosité de l’intelligence à nous préserver de
la douleur, commençant déjà à construire sur des ruines en-
core fumantes, à poser les premières assises de son œuvre

158
utile et néfaste, goûtais-je trop la douceur de me rappeler tels
et tels jugements de l’être chéri, de me les rappeler comme si
elle eût pu les porter encore, comme si elle existait, comme si
je continuais d’exister pour elle. Mais dès que je fus arrivé à
m’endormir, à cette heure, plus véridique, où mes yeux se fer-
mèrent aux choses du dehors, le monde du sommeil (sur le
seuil duquel l’intelligence et la volonté momentanément para-
lysées ne pouvaient plus me disputer à la cruauté de mes im-
pressions véritables) refléta, réfracta la douloureuse synthèse
de la survivance et du néant, dans la profondeur organique et
devenue translucide des viscères mystérieusement éclairés.
Monde du sommeil, où la connaissance interne, placée sous la
dépendance des troubles de nos organes, accélère le rythme
du cœur ou de la respiration, parce qu’une même dose d’effroi,
de tristesse, de remords agit, avec une puissance centuplée si
elle est ainsi injectée dans nos veines ; dès que, pour y parcou-
rir les artères de la cité souterraine, nous nous sommes embar-
qués sur les flots noirs de notre propre sang comme sur un Lé-
thé intérieur aux sextuples replis, de grandes figures solen-
nelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous
laissant en larmes. Je cherchai en vain celle de ma grand’mère
dès que j’eus abordé sous les porches sombres ; je savais pour-
tant qu’elle existait encore, mais d’une vie diminuée, aussi pâle
que celle du souvenir ; l’obscurité grandissait, et le vent ; mon
père n’arrivait pas qui devait me conduire à elle. Tout d’un
coup la respiration me manqua, je sentis mon cœur comme
durci, je venais de me rappeler que depuis de longues se-
maines j’avais oublié d’écrire à ma grand’mère. Que devait-elle
penser de moi ? « Mon Dieu, me disais-je, comme elle doit être
malheureuse dans cette petite chambre qu’on a louée pour
elle, aussi petite que pour une ancienne domestique, où elle est
toute seule avec la garde qu’on a placée pour la soigner et où
elle ne peut pas bouger, car elle est toujours un peu paralysée
et n’a pas voulu une seule fois se lever. Elle doit croire que je
l’oublie depuis qu’elle est morte ; comme elle doit se sentir
seule et abandonnée ! Oh ! il faut que je coure la voir, je ne
peux pas attendre une minute, je ne peux pas attendre que
mon père arrive ; mais où est-ce ? comment ai-je pu oublier
l’adresse ? pourvu qu’elle me reconnaisse encore ! Comment
ai-je pu l’oublier pendant des mois ? Il fait noir, je ne trouverai

159
pas, le vent m’empêche d’avancer ; mais voici mon père qui se
promène devant moi ; je lui crie : « Où est grand’mère ? dis-
moi l’adresse. Est-elle bien ? Est-ce bien sûr qu’elle ne manque
de rien ? – Mais non, me dit mon père, tu peux être tranquille.
Sa garde est une personne ordonnée. On envoie de temps en
temps une toute petite somme pour qu’on puisse lui acheter le
peu qui lui est nécessaire. Elle demande quelquefois ce que tu
es devenu. On lui a même dit que tu allais faire un livre. Elle a
paru contente. Elle a essuyé une larme. » Alors je crus me rap-
peler qu’un peu après sa mort, ma grand’mère m’avait dit en
sanglotant d’un air humble, comme une vieille servante chas-
sée, comme une étrangère : « Tu me permettras bien de te voir
quelquefois tout de même, ne me laisse pas trop d’années sans
me visiter. Songe que tu as été mon petit-fils et que les
grand’mères n’oublient pas. » En revoyant le visage si soumis,
si malheureux, si doux qu’elle avait, je voulais courir immédia-
tement et lui dire ce que j’aurais dû lui répondre alors : « Mais,
grand’mère, tu me verras autant que tu voudras, je n’ai que toi
au monde, je ne te quitterai plus jamais. » Comme mon silence
a dû la faire sangloter depuis tant de mois que je n’ai été là où
elle est couchée, qu’a-t-elle pu se dire ? Et c’est en sanglotant
que moi aussi je dis à mon père : « Vite, vite, son adresse,
conduis-moi. » Mais lui : « C’est que… je ne sais si tu pourras
la voir. Et puis, tu sais, elle est très faible, très faible, elle n’est
plus elle-même, je crois que ce te sera plutôt pénible. Et je ne
me rappelle pas le numéro exact de l’avenue. – Mais dis-moi,
toi qui sais, ce n’est pas vrai que les morts ne vivent plus. Ce
n’est pas vrai tout de même, malgré ce qu’on dit, puisque
grand’mère existe encore. » Mon père sourit tristement :
« Oh ! bien peu, tu sais, bien peu. Je crois que tu ferais mieux
de n’y pas aller. Elle ne manque de rien. On vient tout mettre
en ordre. – Mais elle est souvent seule ? – Oui, mais cela vaut
mieux pour elle. Il vaut mieux qu’elle ne pense pas, cela ne
pourrait que lui faire de la peine. Cela fait souvent de la peine
de penser. Du reste, tu sais, elle est très éteinte. Je te laisserai
l’indication précise pour que tu puisses y aller ; je ne vois pas
ce que tu pourrais y faire et je ne crois pas que la garde te la
laisserait voir. – Tu sais bien pourtant que je vivrai toujours
près d’elle, cerfs, cerfs, Francis Jammes, fourchette. » Mais dé-
jà j’avais retraversé le fleuve aux ténébreux méandres, j’étais

160
remonté à la surface où s’ouvre le monde des vivants, aussi si
je répétais encore : « Francis Jammes, cerfs, cerfs », la suite de
ces mots ne m’offrait plus le sens limpide et la logique qu’ils
exprimaient si naturellement pour moi il y a un instant encore,
et que je ne pouvais plus me rappeler. Je ne comprenais plus
même pourquoi le mot Aias, que m’avait dit tout à l’heure mon
père, avait immédiatement signifié : « Prends garde d’avoir
froid », sans aucun doute possible. J’avais oublié de fermer les
volets, et sans doute le grand jour m’avait éveillé. Mais je ne
pus supporter d’avoir sous les yeux ces flots de la mer que ma
grand’mère pouvait autrefois contempler pendant des heures ;
l’image nouvelle de leur beauté indifférente se complétait aus-
sitôt par l’idée qu’elle ne les voyait pas ; j’aurais voulu boucher
mes oreilles à leur bruit, car maintenant la plénitude lumi-
neuse de la plage creusait un vide dans mon cœur ; tout sem-
blait me dire comme ces allées et ces pelouses d’un jardin pu-
blic où je l’avais autrefois perdue, quand j’étais tout enfant :
« Nous ne l’avons pas vue », et sous la rotondité du ciel pâle et
divin je me sentais oppressé comme sous une immense cloche
bleuâtre fermant un horizon où ma grand’mère n’était pas.
Pour ne plus rien voir, je me tournai du côté du mur, mais hé-
las, ce qui était contre moi c’était cette cloison qui servait jadis
entre nous deux de messager matinal, cette cloison qui, aussi
docile qu’un violon à rendre toutes les nuances d’un sentiment,
disait si exactement à ma grand’mère ma crainte à la fois de la
réveiller, et, si elle était éveillée déjà, de n’être pas entendu
d’elle et qu’elle n’osât bouger, puis aussitôt, comme la réplique
d’un second instrument, m’annonçant sa venue et m’invitant au
calme. Je n’osais pas approcher de cette cloison plus que d’un
piano où ma grand’mère aurait joué et qui vibrerait encore de
son toucher. Je savais que je pourrais frapper maintenant,
même plus fort, que rien ne pourrait plus la réveiller, que je
n’entendais aucune réponse, que ma grand’mère ne viendrait
plus. Et je ne demandais rien de plus à Dieu, s’il existe un para-
dis, que d’y pouvoir frapper contre cette cloison les trois petits
coups que ma grand’mère reconnaîtrait entre mille, et aux-
quels elle répondrait par ces autres coups qui voulaient dire :
« Ne t’agite pas, petite souris, je comprends que tu es impa-
tient, mais je vais venir », et qu’il me laissât rester avec elle
toute l’éternité, qui ne serait pas trop longue pour nous deux.

161
Le directeur vint me demander si je ne voulais pas des-
cendre. À tout hasard il avait veillé à mon « placement » dans
la salle à manger. Comme il ne m’avait pas vu, il avait craint
que je ne fusse repris de mes étouffements d’autrefois. Il espé-
rait que ce ne serait qu’un tout petit « maux de gorge » et
m’assura avoir entendu dire qu’on les calmait à l’aide de ce
qu’il appelait : le « calyptus ».
Il me remit un petit mot d’Albertine. Elle n’avait pas dû venir
à Balbec cette année, mais, ayant changé de projets, elle était
depuis trois jours, non à Balbec même, mais à dix minutes par
le tram, à une station voisine. Craignant que je ne fusse fatigué
par le voyage, elle s’était abstenue pour le premier soir, mais
me faisait demander quand je pourrais la recevoir. Je m’infor-
mai si elle était venue elle-même, non pour la voir, mais pour
m’arranger à ne pas la voir. « Mais oui, me répondit le direc-
teur. Mais elle voudrait que ce soit le plus tôt possible, à moins
que vous n’ayez pas de raisons tout à fait nécessiteuses. Vous
voyez, conclut-il, que tout le monde ici vous désire, en défini-
tif. » Mais moi, je ne voulais voir personne.
Et pourtant, la veille, à l’arrivée, je m’étais senti repris par le
charme indolent de la vie de bains de mer. Le même lift, silen-
cieux, cette fois, par respect, non par dédain, et rouge de plai-
sir, avait mis en marche l’ascenseur. M’élevant le long de la co-
lonne montante, j’avais retraversé ce qui avait été autrefois
pour moi le mystère d’un hôtel inconnu, où quand on arrive,
touriste sans protection et sans prestige, chaque habitué qui
rentre dans sa chambre, chaque jeune fille qui descend dîner,
chaque bonne qui passe dans les couloirs étrangement délinéa-
mentés, et la jeune fille venue d’Amérique avec sa dame de
compagnie et qui descend dîner, jettent sur vous un regard où
l’on ne lit rien de ce qu’on aurait voulu. Cette fois-ci, au
contraire, j’avais éprouvé le plaisir trop reposant de faire la
montée d’un hôtel connu, où je me sentais chez moi, où j’avais
accompli une fois de plus cette opération toujours à recommen-
cer, plus longue, plus difficile que le retournement de la pau-
pière, et qui consiste à poser sur les choses l’âme qui nous est
familière au lieu de la leur qui nous effrayait. Faudrait-il main-
tenant, m’étais-je dit, ne me doutant pas du brusque change-
ment d’âme qui m’attendait, aller toujours dans d’autres hô-
tels, où je dînerais pour la première fois, où l’habitude n’aurait

162
pas encore tué, à chaque étage, devant chaque porte, le dra-
gon terrifiant qui semblait veiller sur une existence enchantée,
où j’aurais à approcher de ces femmes inconnues que les pa-
laces, les casinos, les plages ne font, à la façon des vastes poly-
piers, que réunir et faire vivre en commun ?
J’avais ressenti du plaisir même à ce que l’ennuyeux premier
président fût si pressé de me voir ; je voyais, pour le premier
jour, des vagues, les chaînes de montagne d’azur de la mer, ses
glaciers et ses cascades, son élévation et sa majesté négligente
– rien qu’à sentir, pour la première fois depuis si longtemps, en
me lavant les mains, cette odeur spéciale des savons trop par-
fumés du Grand-Hôtel – laquelle, semblant appartenir à la fois
au moment présent et au séjour passé, flottait entre eux
comme le charme réel d’une vie particulière où l’on ne rentre
que pour changer de cravates. Les draps du lit, trop fins, trop
légers, trop vastes, impossibles à border, à faire tenir, et qui
restaient soufflés autour des couvertures en volutes mou-
vantes, m’eussent attristé autrefois. Ils bercèrent seulement,
sur la rondeur incommode et bombée de leurs voiles, le soleil
glorieux et plein d’espérances du premier matin. Mais celui-ci
n’eut pas le temps de paraître. Dans la nuit même l’atroce et
divine présence avait ressuscité. Je priai le directeur de s’en al-
ler, de demander que personne n’entrât. Je lui dis que je reste-
rais couché et repoussai son offre de faire chercher chez le
pharmacien l’excellente drogue. Il fut ravi de mon refus car il
craignait que des clients ne fussent incommodés par l’odeur du
« calyptus ». Ce qui me valut ce compliment : « Vous êtes dans
le mouvement » (il voulait dire : « dans le vrai »), et cette re-
commandation : « Faites attention de ne pas vous salir à la
porte, car, rapport aux serrures, je l’ai faite « induire »
d’huile ; si un employé se permettait de frapper à votre
chambre il serait « roulé » de coups. Et qu’on se le tienne pour
dit car je n’aime pas les « répétitions » (évidemment cela signi-
fiait : je n’aime pas répéter deux fois les choses). Seulement,
est-ce que vous ne voulez pas pour vous remonter un peu du
vin vieux dont j’ai en bas une bourrique (sans doute pour bar-
rique) ? Je ne vous l’apporterai pas sur un plat d’argent comme
la tête de Jonathan, et je vous préviens que ce n’est pas du
Château-Lafite, mais c’est à peu près équivoque (pour équi-
valent). Et comme c’est léger, on pourrait vous faire frire une

163
petite sole. » Je refusai le tout, mais fus surpris d’entendre le
nom du poisson (la sole) être prononcé comme l’arbre le saule,
par un homme qui avait dû en commander tant dans sa vie.
Malgré les promesses du directeur, on m’apporta un peu plus
tard la carte cornée de la marquise de Cambremer. Venue pour
me voir, la vieille dame avait fait demander si j’étais là, et
quand elle avait appris que mon arrivée datait seulement de la
veille, et que j’étais souffrant, elle n’avait pas insisté, et (non
sans s’arrêter sans doute devant le pharmacien, ou la mer-
cière, chez lesquels le valet de pied, sautant du siège, entrait
payer quelque note ou faire des provisions) la marquise était
repartie pour Féterne, dans sa vieille calèche à huit ressorts at-
telée de deux chevaux. Assez souvent d’ailleurs, on entendait le
roulement et on admirait l’apparat de celle-ci dans les rues de
Balbec et de quelques autres petites localités de la côte, si-
tuées entre Balbec et Féterne. Non pas que ces arrêts chez des
fournisseurs fussent le but de ces randonnées. Il était au
contraire quelque goûter, ou garden-party, chez un hobereau
ou un bourgeois fort indignes de la marquise. Mais celle-ci,
quoique dominant de très haut, par sa naissance et sa fortune,
la petite noblesse des environs, avait, dans sa bonté et sa sim-
plicité parfaites, tellement peur de décevoir quelqu’un qui
l’avait invitée, qu’elle se rendait aux plus insignifiantes
réunions mondaines du voisinage. Certes, plutôt que de faire
tant de chemin pour venir entendre, dans la chaleur d’un petit
salon étouffant, une chanteuse généralement sans talent et
qu’en sa qualité de grande dame de la région et de musicienne
renommée il lui faudrait ensuite féliciter avec exagération,
Mme de Cambremer eût préféré aller se promener ou rester
dans ses merveilleux jardins de Féterne au bas desquels le flot
assoupi d’une petite baie vient mourir au milieu des fleurs.
Mais elle savait que sa venue probable avait été annoncée par
le maître de maison, que ce fût un noble ou un franc-bourgeois
de Maineville-la-Teinturière ou de Chatton-court-l’Orgueilleux.
Or, si Mme de Cambremer était sortie ce jour-là sans faire acte
de présence à la fête, tel ou tel des invités venu d’une des pe-
tites plages qui longent la mer avait pu entendre et voir la ca-
lèche de la marquise, ce qui eût ôté l’excuse de n’avoir pu quit-
ter Féterne. D’autre part, ces maîtres de maison avaient beau
avoir vu souvent Mme de Cambremer se rendre à des concerts

164
donnés chez des gens où ils considéraient que ce n’était pas sa
place d’être, la petite diminution qui, à leurs yeux, était, de ce
fait, infligée à la situation de la trop bonne marquise disparais-
sait aussitôt que c’était eux qui recevaient, et c’est avec fièvre
qu’ils se demandaient s’ils l’auraient ou non à leur petit goûter.
Quel soulagement à des inquiétudes ressenties depuis plu-
sieurs jours, si, après le premier morceau chanté par la fille
des maîtres de la maison ou par quelque amateur en villégia-
ture, un invité annonçait (signe infaillible que la marquise allait
venir à la matinée) avoir vu les chevaux de la fameuse calèche
arrêtés devant l’horloger ou le droguiste. Alors Mme de Cam-
bremer (qui, en effet, n’allait pas tarder à entrer, suivie de sa
belle-fille, des invités en ce moment à demeure chez elle, et
qu’elle avait demandé la permission, accordée avec quelle joie,
d’amener) reprenait tout son lustre aux yeux des maîtres de
maison, pour lesquels la récompense de sa venue espérée avait
peut-être été la cause déterminante et inavouée de la décision
qu’ils avaient prise il y a un mois : s’infliger les tracas et faire
les frais de donner une matinée. Voyant la marquise présente à
leur goûter, ils se rappelaient non plus sa complaisance à se
rendre à ceux de voisins peu qualifiés, mais l’ancienneté de sa
famille, le luxe de son château, l’impolitesse de sa belle-fille
née Legrandin qui, par son arrogance, relevait la bonhomie un
peu fade de la belle-mère. Déjà ils croyaient lire, au courrier
mondain du Gaulois, l’entrefilet qu’ils cuisineraient eux-mêmes
en famille, toutes portes fermées à clef, sur « le petit coin de
Bretagne où l’on s’amuse ferme, la matinée ultra-select où l’on
ne s’est séparé qu’après avoir fait promettre aux maîtres de
maison de bientôt recommencer ». Chaque jour ils attendaient
le journal, anxieux de ne pas avoir encore vu leur matinée y fi-
gurer, et craignant de n’avoir eu Mme de Cambremer que pour
leurs seuls invités et non pour la multitude des lecteurs. Enfin
le jour béni arrivait : « La saison est exceptionnellement
brillante cette année à Balbec. La mode est aux petits concerts
d’après-midi, etc… » Dieu merci, le nom de Mme de Cambre-
mer avait été bien orthographié et « cité au hasard », mais en
tête. Il ne restait plus qu’à paraître ennuyé de cette indiscré-
tion des journaux qui pouvait amener des brouilles avec les
personnes qu’on n’avait pu inviter, et à demander hypocrite-
ment, devant Mme de Cambremer, qui avait pu avoir la perfidie

165
d’envoyer cet écho dont la marquise bienveillante et grande
dame, disait : « Je comprends que cela vous ennuie, mais pour
moi je n’ai été que très heureuse qu’on me sût chez vous. »
Sur la carte qu’on me remit, Mme de Cambremer avait grif-
fonné qu’elle donnait une matinée le surlendemain. Et certes il
y a seulement deux jours, si fatigué de vie mondaine que je
fusse, c’eût été un vrai plaisir pour moi que de la goûter trans-
plantée dans ces jardins où poussaient en pleine terre, grâce à
l’exposition de Féterne, les figuiers, les palmiers, les plants de
rosiers, jusque dans la mer souvent d’un calme et d’un bleu
méditerranéens et sur laquelle le petit yacht des propriétaires
allait, avant le commencement de la fête, chercher, dans les
plages de l’autre côté de la baie, les invités les plus importants,
servait, avec ses vélums tendus contre le soleil, quand tout le
monde était arrivé, de salle à manger pour goûter, et repartait
le soir reconduire ceux qu’il avait amenés. Luxe charmant,
mais si coûteux que c’était en partie afin de parer aux dé-
penses qu’il entraînait que Mme de Cambremer avait cherché à
augmenter ses revenus de différentes façons, et notamment en
louant, pour la première fois, une de ses propriétés, fort diffé-
rente de Féterne : la Raspelière. Oui, il y a deux jours, combien
une telle matinée, peuplée de petits nobles inconnus, dans un
cadre nouveau, m’eût changé de la « haute vie » parisienne !
Mais maintenant les plaisirs n’avaient plus aucun sens pour
moi. J’écrivis donc à Mme de Cambremer pour m’excuser, de
même qu’une heure avant j’avais fait congédier Albertine : le
chagrin avait aboli en moi la possibilité du désir aussi complè-
tement qu’une forte fièvre coupe l’appétit… Ma mère devait ar-
river le lendemain. Il me semblait que j’étais moins indigne de
vivre auprès d’elle, que je la comprendrais mieux, maintenant
que toute une vie étrangère et dégradante avait fait place à la
remontée des souvenirs déchirants qui ceignaient et ennoblis-
saient mon âme, comme la sienne, de leur couronne d’épines.
Je le croyais ; en réalité il y a bien loin des chagrins véritables
comme était celui de maman – qui vous ôtent littéralement la
vie pour bien longtemps, quelquefois pour toujours, dès qu’on
a perdu l’être qu’on aime – à ces autres chagrins, passagers
malgré tout, comme devait être le mien, qui s’en vont vite
comme ils sont venus tard, qu’on ne connaît que longtemps
après l’événement parce qu’on a eu besoin pour les ressentir

166
de les comprendre ; chagrins comme tant de gens en
éprouvent, et dont celui qui était actuellement ma torture ne se
différenciait que par cette modalité du souvenir involontaire.
Quant à un chagrin aussi profond que celui de ma mère, je
devais le connaître un jour, on le verra dans la suite de ce ré-
cit, mais ce n’était pas maintenant, ni ainsi que je me le figu-
rais. Néanmoins, comme un récitant qui devrait connaître son
rôle et être à sa place depuis bien longtemps mais qui est arri-
vé seulement à la dernière seconde et, n’ayant lu qu’une fois ce
qu’il a à dire, sait dissimuler assez habilement, quand vient le
moment où il doit donner la réplique, pour que personne ne
puisse s’apercevoir de son retard, mon chagrin tout nouveau
me permit, quand ma mère arriva, de lui parler comme s’il
avait toujours été le même. Elle crut seulement que la vue de
ces lieux où j’avais été avec ma grand’mère (et ce n’était
d’ailleurs pas cela) l’avait réveillé. Pour la première fois alors,
et parce que j’avais une douleur qui n’était rien à côté de la
sienne, mais qui m’ouvrait les yeux, je me rendis compte avec
épouvante de ce qu’elle pouvait souffrir. Pour la première fois
je compris que ce regard fixe et sans pleurs (ce qui faisait que
Françoise la plaignait peu) qu’elle avait depuis la mort de ma
grand’mère était arrêté sur cette incompréhensible contradic-
tion du souvenir et du néant. D’ailleurs, quoique toujours dans
ses voiles noirs, plus habillée dans ce pays nouveau, j’étais plus
frappé de la transformation qui s’était accomplie en elle. Ce
n’est pas assez de dire qu’elle avait perdu toute gaîté ; fondue,
figée en une sorte d’image implorante, elle semblait avoir peur
d’offenser d’un mouvement trop brusque, d’un son de voix trop
haut, la présence douloureuse qui ne la quittait pas. Mais sur-
tout, dès que je la vis entrer, dans son manteau de crêpe, je
m’aperçus – ce qui m’avait échappé à Paris – que ce n’était
plus ma mère que j’avais sous les yeux, mais ma grand’mère.
Comme dans les familles royales et ducales, à la mort du chef
le fils prend son titre et, de duc d’Orléans, de prince de Ta-
rente ou de prince des Laumes, devient roi de France, duc de
la Trémoïlle, duc de Guermantes, ainsi souvent, par un avène-
ment d’un autre ordre et de plus profonde origine, le mort sai-
sit le vif qui devient son successeur ressemblant, le continua-
teur de sa vie interrompue. Peut-être le grand chagrin qui suit,
chez une fille telle qu’était maman, la mort de sa mère, ne fait-

167
il que briser plus tôt la chrysalide, hâter la métamorphose et
l’apparition d’un être qu’on porte en soi et qui, sans cette crise
qui fait brûler les étapes et sauter d’un seul coup des périodes,
ne fût survenu que plus lentement. Peut-être dans le regret de
celle qui n’est plus y a-t-il une espèce de suggestion qui finit
par amener sur nos traits des similitudes que nous avions
d’ailleurs en puissance, et y a-t-il surtout arrêt de notre activité
plus particulièrement individuelle (chez ma mère, de son bon
sens, de la gaîté moqueuse qu’elle tenait de son père), que
nous ne craignions pas, tant que vivait l’être bien-aimé,
d’exercer, fût-ce à ses dépens, et qui contre-balançait le carac-
tère que nous tenions exclusivement de lui. Une fois qu’elle est
morte, nous aurions scrupule à être autre, nous n’admirons
plus que ce qu’elle était, ce que nous étions déjà, mais mêlé à
autre chose, et ce que nous allons être désormais uniquement.
C’est dans ce sens-là (et non dans celui si vague, si faux où on
l’entend généralement) qu’on peut dire que la mort n’est pas
inutile, que le mort continue à agir sur nous. Il agit même plus
qu’un vivant parce que, la véritable réalité n’étant dégagée que
par l’esprit, étant l’objet d’une opération spirituelle, nous ne
connaissons vraiment que ce que nous sommes obligés de re-
créer par la pensée, ce que nous cache la vie de tous les
jours… Enfin dans ce culte du regret pour nos morts, nous
vouons une idolâtrie à ce qu’ils ont aimé. Non seulement ma
mère ne pouvait se séparer du sac de ma grand’mère, devenu
plus précieux que s’il eût été de saphirs et de diamants, de son
manchon, de tous ces vêtements qui accentuaient encore la
ressemblance d’aspect entre elles deux, mais même des vo-
lumes de Mme de Sévigné que ma grand’mère avait toujours
avec elle, exemplaires que ma mère n’eût pas changés contre
le manuscrit même des lettres. Elle plaisantait autrefois ma
grand’mère qui ne lui écrivait jamais une fois sans citer une
phrase de Mme de Sévigné ou de Mme de Beausergent. Dans
chacune des trois lettres que je reçus de maman avant son ar-
rivée à Balbec, elle me cita Mme de Sévigné comme si ces trois
lettres eussent été non pas adressées par elle à moi, mais par
ma grand’mère adressées à elle. Elle voulut descendre sur la
digue voir cette plage dont ma grand’mère lui parlait tous les
jours en lui écrivant. Tenant à la main l’« en tous cas » de sa
mère, je la vis de la fenêtre s’avancer toute noire, à pas

168
timides, pieux, sur le sable que des pieds chéris avaient foulé
avant elle, et elle avait l’air d’aller à la recherche d’une morte
que les flots devaient ramener. Pour ne pas la laisser dîner
seule, je dus descendre avec elle. Le premier président et la
veuve du bâtonnier se firent présenter à elle. Et tout ce qui
avait rapport à ma grand’mère lui était si sensible qu’elle fut
touchée infiniment, garda toujours le souvenir et la reconnais-
sance de ce que lui dit le premier président, comme elle souf-
frit avec indignation de ce qu’au contraire la femme du bâton-
nier n’eût pas une parole de souvenir pour la morte. En réalité,
le premier président ne se souciait pas plus d’elle que la
femme du bâtonnier. Les paroles émues de l’un et le silence de
l’autre, bien que ma mère mît entre eux une telle différence,
n’étaient qu’une façon diverse d’exprimer cette indifférence
que nous inspirent les morts. Mais je crois que ma mère trouva
surtout de la douceur dans les paroles où, malgré moi, je lais-
sai passer un peu de ma souffrance. Elle ne pouvait que rendre
maman heureuse (malgré toute la tendresse qu’elle avait pour
moi), comme tout ce qui assurait à ma grand’mère une survi-
vance dans les cœurs. Tous les jours suivants ma mère descen-
dit s’asseoir sur la plage, pour faire exactement ce que sa mère
avait fait, et elle lisait ses deux livres préférés, les Mémoires
de Mme de Beausergent et les Lettres de Mme de Sévigné. Elle,
et aucun de nous, n’avait pu supporter qu’on appelât cette der-
nière la « spirituelle marquise », pas plus que La Fontaine « le
Bonhomme ». Mais quand elle lisait dans les lettres ces mots :
« ma fille », elle croyait entendre sa mère lui parler.
Elle eut la mauvaise chance, dans un de ces pèlerinages où
elle ne voulait pas être troublée, de rencontrer sur la plage une
dame de Combray, suivie de ses filles. Je crois que son nom
était Mme Poussin. Mais nous ne l’appelions jamais entre nous
que « Tu m’en diras des nouvelles », car c’est par cette phrase
perpétuellement répétée qu’elle avertissait ses filles des maux
qu’elles se préparaient, par exemple en disant à l’une qui se
frottait les yeux : « Quand tu auras une bonne ophtalmie, tu
m’en diras des nouvelles. » Elle adressa de loin à maman de
longs saluts éplorés, non en signe de condoléance, mais par
genre d’éducation. Elle eût fait de même si nous n’eussions pas
perdu ma grand’mère et n’eussions eu que des raisons d’être
heureux. Vivant assez retirée à Combray, dans un immense

169
jardin, elle ne trouvait jamais rien assez doux et faisait subir
des adoucissements aux mots et aux noms mêmes de la langue
française. Elle trouvait trop dur d’appeler « cuiller » la pièce
d’argenterie qui versait ses sirops, et disait en conséquence
« cueiller » ; elle eût eu peur de brusquer le doux chantre de
Télémaque en l’appelant rudement Fénelon – comme je faisais
moi-même en connaissance de cause, ayant pour ami le plus
cher l’être le plus intelligent, bon et brave, inoubliable à tous
ceux qui l’ont connu, Bertrand de Fénelon – et elle ne disait ja-
mais que « Fénélon » trouvant que l’accent aigu ajoutait
quelque mollesse. Le gendre, moins doux, de cette Mme Pous-
sin, et duquel j’ai oublié le nom, étant notaire à Combray, em-
porta la caisse et fit perdre à mon oncle, notamment, une assez
forte somme. Mais la plupart des gens de Combray étaient si
bien avec les autres membres de la famille qu’il n’en résulta
aucun froid et qu’on se contenta de plaindre Mme Poussin. Elle
ne recevait pas, mais chaque fois qu’on passait devant sa grille
on s’arrêtait à admirer ses admirables ombrages, sans pouvoir
distinguer autre chose. Elle ne nous gêna guère à Balbec où je
ne la rencontrai qu’une fois, à un moment où elle disait à sa
fille en train de se ronger les ongles : « Quand tu auras un bon
panaris, tu m’en diras des nouvelles. »
Pendant que maman lisait sur la plage je restais seul dans
ma chambre. Je me rappelais les derniers temps de la vie de
ma grand’mère et tout ce qui se rapportait à eux, la porte de
l’escalier qui était maintenue ouverte quand nous étions sortis
pour sa dernière promenade. En contraste avec tout cela, le
reste du monde semblait à peine réel et ma souffrance l’empoi-
sonnait tout entier. Enfin ma mère exigea que je sortisse. Mais,
à chaque pas, quelque aspect oublié du Casino, de la rue où en
l’attendant, le premier soir, j’étais allé jusqu’au monument de
Duguay-Trouin, m’empêchait, comme un vent contre lequel on
ne peut lutter, d’aller plus avant ; je baissais les yeux pour ne
pas voir. Et après avoir repris quelque force, je revenais vers
l’hôtel, vers l’hôtel où je savais qu’il était désormais impossible
que, si longtemps dussé-je attendre, je retrouvasse ma
grand’mère, que j’avais retrouvée autrefois, le premier soir
d’arrivée. Comme c’était la première fois que je sortais, beau-
coup de domestiques que je n’avais pas encore vus me regar-
dèrent curieusement. Sur le seuil même de l’hôtel, un jeune

170
chasseur ôta sa casquette pour me saluer et la remit preste-
ment. Je crus qu’Aimé lui avait, selon son expression, « passé
la consigne » d’avoir des égards pour moi. Mais je vis au même
moment que, pour une autre personne qui rentrait, il l’enleva
de nouveau. La vérité était que, dans la vie, ce jeune homme ne
savait qu’ôter et remettre sa casquette, et le faisait parfaite-
ment bien. Ayant compris qu’il était incapable d’autre chose et
qu’il excellait dans celle-là, il l’accomplissait le plus grand
nombre de fois qu’il pouvait par jour, ce qui lui valait de la part
des clients une sympathie discrète mais générale, une grande
sympathie aussi de la part du concierge à qui revenait la tâche
d’engager les chasseurs et qui, jusqu’à cet oiseau rare, n’avait
pas pu en trouver un qui ne se fît renvoyer en moins de huit
jours, au grand étonnement d’Aimé qui disait : « Pourtant, dans
ce métier-là, on ne leur demande guère que d’être poli, ça ne
devrait pas être si difficile. » Le directeur tenait aussi à ce
qu’ils eussent ce qu’il appelait une belle « présence », voulant
dire qu’ils restassent là, ou plutôt ayant mal retenu le mot
prestance. L’aspect de la pelouse qui s’étendait derrière l’hôtel
avait été modifié par la création de quelques plates-bandes
fleuries et l’enlèvement non seulement d’un arbuste exotique,
mais du chasseur qui, la première année, décorait extérieure-
ment l’entrée par la tige souple de sa taille et la coloration cu-
rieuse de sa chevelure. Il avait suivi une comtesse polonaise
qui l’avait pris comme secrétaire, imitant en cela ses deux aî-
nés et sa sœur dactylographe, arrachés à l’hôtel par des per-
sonnalités de pays et de sexe divers, qui s’étaient éprises de
leur charme. Seul demeurait leur cadet, dont personne ne vou-
lait parce qu’il louchait. Il était fort heureux quand la comtesse
polonaise et les protecteurs des deux autres venaient passer
quelque temps à l’hôtel de Balbec. Car, malgré qu’il enviât ses
frères, il les aimait et pouvait ainsi, pendant quelques se-
maines, cultiver des sentiments de famille. L’abbesse de Fonte-
vrault n’avait-elle pas l’habitude, quittant pour cela ses moi-
nesses, de venir partager l’hospitalité qu’offrait Louis XIV à
cette autre Mortemart, sa maîtresse, Mme de Montespan ?
Pour lui, c’était la première année qu’il était à Balbec ; il ne me
connaissait pas encore, mais ayant entendu ses camarades plus
anciens faire suivre, quand ils me parlaient, le mot de Mon-
sieur de mon nom, il les imita dès la première fois avec l’air de

171
satisfaction, soit de manifester son instruction relativement à
une personnalité qu’il jugeait connue, soit de se conformer à
un usage qu’il ignorait il y a cinq minutes, mais auquel il lui
semblait qu’il était indispensable de ne pas manquer. Je com-
prenais très bien le charme que ce grand palace pouvait offrir
à certaines personnes. Il était dressé comme un théâtre, et une
nombreuse figuration l’animait jusque dans les plinthes. Bien
que le client ne fût qu’une sorte de spectateur, il était mêlé
perpétuellement au spectacle, non même comme dans ces
théâtres où les acteurs jouent une scène dans la salle, mais
comme si la vie du spectateur se déroulait au milieu des somp-
tuosités de la scène. Le joueur de tennis pouvait rentrer en
veston de flanelle blanche, le concierge s’était mis en habit
bleu galonné d’argent pour lui donner ses lettres. Si ce joueur
de tennis ne voulait pas monter à pied, il n’était pas moins mê-
lé aux acteurs en ayant à côté de lui pour faire monter l’ascen-
seur le lift aussi richement costumé. Les couloirs des étages
dérobaient une fuite de caméristes et de couturières, belles sur
la mer et jusqu’aux petites chambres desquelles les amateurs
de la beauté féminine ancillaire arrivaient par de savants dé-
tours. En bas, c’était l’élément masculin qui dominait et faisait
de cet hôtel, à cause de l’extrême et oisive jeunesse des servi-
teurs, comme une sorte de tragédie judéo-chrétienne ayant
pris corps et perpétuellement représentée. Aussi ne pouvais-je
m’empêcher de me dire à moi-même, en les voyant, non certes
les vers de Racine qui m’étaient venus à l’esprit chez la prin-
cesse de Guermantes tandis que M. de Vaugoubert regardait
de jeunes secrétaires d’ambassade saluant M. de Charlus, mais
d’autres vers de Racine, cette fois-ci non plus d’Esther, mais
d’Athalie : car dès le hall, ce qu’au XVIIe siècle on appelait les
Portiques, « un peuple florissant » de jeunes chasseurs se te-
nait, surtout à l’heure du goûter, comme les jeunes Israélites
des chœurs de Racine. Mais je ne crois pas qu’un seul eût pu
fournir même la vague réponse que Joas trouve pour Athalie
quand celle-ci demande au prince enfant : « Quel est donc
votre emploi ? » car ils n’en avaient aucun. Tout au plus, si l’on
avait demandé à n’importe lequel d’entre eux, comme la nou-
velle Reine : « Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu, à quoi
s’occupe-t-il ? », aurait-il pu dire : « Je vois l’ordre pompeux de
ces cérémonies et j’y contribue. » Parfois un des jeunes

172
figurants allait vers quelque personnage plus important, puis
cette jeune beauté rentrait dans le chœur, et, à moins que ce
ne fût l’instant d’une détente contemplative, tous entrelaçaient
leurs évolutions inutiles, respectueuses, décoratives et quoti-
diennes. Car, sauf leur « jour de sortie », « loin du monde éle-
vés » et ne franchissant pas le parvis, ils menaient la même
existence ecclésiastique que les lévites dans Athalie, et devant
cette « troupe jeune et fidèle » jouant aux pieds des degrés
couverts de tapis magnifiques, je pouvais me demander si je
pénétrais dans le grand hôtel de Balbec ou dans le temple de
Salomon.
Je remontais directement à ma chambre. Mes pensées
étaient habituellement attachées aux derniers jours de la mala-
die de ma grand’mère, à ces souffrances que je revivais, en les
accroissant de cet élément, plus difficile encore à supporter
que la souffrance même des autres et auxquelles il est ajouté
par notre cruelle pitié ; quand nous croyons seulement recréer
les douleurs d’un être cher, notre pitié les exagère ; mais peut-
être est-ce elle qui est dans le vrai, plus que la conscience
qu’ont de ces douleurs ceux qui les souffrent, et auxquels est
cachée cette tristesse de leur vie, que la pitié, elle, voit, dont
elle se désespère. Toutefois ma pitié eût dans un élan nouveau
dépassé les souffrances de ma grand’mère si j’avais su alors ce
que j’ignorai longtemps, que ma grand’mère, la veille de sa
mort, dans un moment de conscience et s’assurant que je
n’étais pas là, avait pris la main de maman et, après y avoir
collé ses lèvres fiévreuses, lui avait dit : « Adieu, ma fille, adieu
pour toujours. » Et c’est peut-être aussi ce souvenir-là que ma
mère n’a plus jamais cessé de regarder si fixement. Puis les
doux souvenirs me revenaient. Elle était ma grand’mère et
j’étais son petit-fils. Les expressions de son visage semblaient
écrites dans une langue qui n’était que pour moi ; elle était
tout dans ma vie, les autres n’existaient que relativement à
elle, au jugement qu’elle me donnerait sur eux ; mais non, nos
rapports ont été trop fugitifs pour n’avoir pas été accidentels.
Elle ne me connaît plus, je ne la reverrai jamais. Nous n’avions
pas été créés uniquement l’un pour l’autre, c’était une étran-
gère. Cette étrangère, j’étais en train d’en regarder la photo-
graphie par Saint-Loup. Maman, qui avait rencontré Albertine,
avait insisté pour que je la visse, à cause des choses gentilles

173
qu’elle lui avait dites sur grand’mère et sur moi. Je lui avais
donc donné rendez-vous. Je prévins le directeur pour qu’il la fît
attendre au salon. Il me dit qu’il la connaissait depuis bien
longtemps, elle et ses amies, bien avant qu’elles eussent at-
teint « l’âge de la pureté », mais qu’il leur en voulait de choses
qu’elles avaient dites de l’hôtel. Il faut qu’elles ne soient pas
bien « illustrées » pour causer ainsi. À moins qu’on ne les ait
calomniées. Je compris aisément que pureté était dit pour « pu-
berté ». En attendant l’heure d’aller retrouver Albertine, je te-
nais mes yeux fixés, comme sur un dessin qu’on finit par ne
plus voir à force de l’avoir regardé, sur la photographie que
Saint-Loup avait faite, quand tout d’un coup, je pensai de nou-
veau : « C’est grand’mère, je suis son petit-fils », comme un
amnésique retrouve son nom, comme un malade change de
personnalité. Françoise entra me dire qu’Albertine était là, et
voyant la photographie : « Pauvre Madame, c’est bien elle, jus-
qu’à son bouton de beauté sur la joue ; ce jour que le marquis
l’a photographiée, elle avait été bien malade, elle s’était deux
fois trouvée mal. « Surtout, Françoise, qu’elle m’avait dit, il ne
faut pas que mon petit-fils le sache. » Et elle le cachait bien,
elle était toujours gaie en société. Seule, par exemple, je trou-
vais qu’elle avait l’air par moments d’avoir l’esprit un peu mo-
notone. Mais ça passait vite. Et puis elle me dit comme ça : « Si
jamais il m’arrivait quelque chose, il faudrait qu’il ait un por-
trait de moi. Je n’en ai jamais fait faire un seul. » Alors elle
m’envoya dire à M. le marquis, en lui recommandant de ne pas
raconter à Monsieur que c’était elle qui l’avait demandé, s’il ne
pourrait pas lui tirer sa photographie. Mais quand je suis reve-
nue lui dire que oui, elle ne voulait plus parce qu’elle se trou-
vait trop mauvaise figure. « C’est pire encore, qu’elle me dit,
que pas de photographie du tout. » Mais comme elle n’était pas
bête, elle finit pas s’arranger si bien, en mettant un grand cha-
peau rabattu, qu’il n’y paraissait plus quand elle n’était pas au
grand jour. Elle en était bien contente de sa photographie,
parce qu’en ce moment-là elle ne croyait pas qu’elle revien-
drait de Balbec. J’avais beau lui dire : « Madame, il ne faut pas
causer comme ça, j’aime pas entendre Madame causer comme
ça », c’était dans son idée. Et dame, il y avait plusieurs jours
qu’elle ne pouvait pas manger. C’est pour cela qu’elle poussait
Monsieur à aller dîner très loin avec M. le marquis. Alors au

174
lieu d’aller à table elle faisait semblant de lire et, dès que la
voiture du marquis était partie, elle montait se coucher. Des
jours elle voulait prévenir Madame d’arriver pour la voir en-
core. Et puis elle avait peur de la surprendre, comme elle ne
lui avait rien dit. « Il vaut mieux qu’elle reste avec son mari,
voyez-vous Françoise. » Françoise, me regardant, me demanda
tout à coup si je me « sentais indisposé ». Je lui dis que non ; et
elle : « Et puis vous me ficelez là à causer avec vous. Votre vi-
site est peut-être déjà arrivée. Il faut que je descende. Ce n’est
pas une personne pour ici. Et avec une allant vite comme elle,
elle pourrait être repartie. Elle n’aime pas attendre. Ah ! main-
tenant, Mademoiselle Albertine, c’est quelqu’un. – Vous vous
trompez, Françoise, elle est assez bien, trop bien pour ici. Mais
allez la prévenir que je ne pourrai pas la voir aujourd’hui. »
Quelles déclamations apitoyées j’aurais éveillées en Fran-
çoise si elle m’avait vu pleurer. Soigneusement je me cachai.
Sans cela j’aurais eu sa sympathie. Mais je lui donnai la
mienne. Nous ne nous mettons pas assez dans le cœur de ces
pauvres femmes de chambre qui ne peuvent pas nous voir
pleurer, comme si pleurer nous faisait mal ; ou peut-être leur
faisait mal, Françoise m’ayant dit quand j’étais petit : « Ne
pleurez pas comme cela, je n’aime pas vous voir pleurer
comme cela. » Nous n’aimons pas les grandes phrases, les at-
testations, nous avons tort, nous fermons ainsi notre cœur au
pathétique des campagnes, à la légende que la pauvre ser-
vante, renvoyée, peut-être injustement, pour vol, toute pâle,
devenue subitement plus humble comme si c’était un crime
d’être accusée, déroule en invoquant l’honnêteté de son père,
les principes de sa mère, les conseils de l’aïeule. Certes ces
mêmes domestiques qui ne peuvent supporter nos larmes nous
feront prendre sans scrupule une fluxion de poitrine parce que
la femme de chambre d’au-dessous aime les courants d’air et
que ce ne serait pas poli de les supprimer. Car il faut que ceux-
là mêmes qui ont raison, comme Françoise, aient tort aussi,
pour faire de la Justice une chose impossible. Même les
humbles plaisirs des servantes provoquent ou le refus ou la
raillerie de leurs maîtres. Car c’est toujours un rien, mais niai-
sement sentimental, anti-hygiénique. Aussi peuvent-elles dire :
« Comment, moi qui ne demande que cela dans l’année, on ne
me l’accorde pas. » Et pourtant les maîtres accorderont

175
beaucoup plus, qui ne fût pas stupide et dangereux pour elles –
ou pour eux. Certes, à l’humilité de la pauvre femme de
chambre, tremblante, prête à avouer ce qu’elle n’a pas com-
mis, disant « je partirai ce soir s’il le faut », on ne peut pas ré-
sister. Mais il faut savoir aussi ne pas rester insensibles, mal-
gré la banalité solennelle et menaçante des choses qu’elle dit,
son héritage maternel et la dignité du « clos », devant une
vieille cuisinière drapée dans une vie et une ascendance d’hon-
neur, tenant le balai comme un sceptre, poussant son rôle au
tragique, l’entrecoupant de pleurs, se redressant avec majesté.
Ce jour-là je me rappelai ou j’imaginai de telles scènes, je les
rapportai à notre vieille servante, et, depuis lors, malgré tout
le mal qu’elle put faire à Albertine, j’aimai Françoise d’une af-
fection, intermittente il est vrai, mais du genre le plus fort, ce-
lui qui a pour base la pitié.
Certes, je souffris toute la journée en restant devant la pho-
tographie de ma grand’mère. Elle me torturait. Moins pourtant
que ne fit le soir la visite du directeur. Comme je lui parlais de
ma grand’mère et qu’il me renouvelait ses condoléances, je
l’entendis me dire (car il aimait employer les mots qu’il pro-
nonçait mal) : « C’est comme le jour où Madame votre
grand’mère avait eu cette symecope, je voulais vous en avertir,
parce qu’à cause de la clientèle, n’est-ce pas, cela aurait pu
faire du tort à la maison. Il aurait mieux valu qu’elle parte le
soir même. Mais elle me supplia de ne rien dire et me promit
qu’elle n’aurait plus de symecope, ou qu’à la première elle par-
tirait. Le chef de l’étage m’a pourtant rendu compte qu’elle en
a eu une autre. Mais, dame, vous étiez de vieux clients qu’on
cherchait à contenter, et du moment que personne ne s’est
plaint. » Ainsi ma grand’mère avait des syncopes et me les
avait cachées. Peut-être au moment où j’étais le moins gentil
pour elle, où elle était obligée, tout en souffrant, de faire atten-
tion à être de bonne humeur pour ne pas m’irriter et à paraître
bien portante pour ne pas être mise à la porte de l’hôtel. « Si-
mecope » c’est un mot que, prononcé ainsi, je n’aurais jamais
imaginé, qui m’aurait peut-être, s’appliquant à d’autres, paru
ridicule, mais qui dans son étrange nouveauté sonore, pareille
à celle d’une dissonance originale, resta longtemps ce qui était
capable d’éveiller en moi les sensations les plus douloureuses.

176
Le lendemain j’allai, à la demande de maman, m’étendre un
peu sur le sable, ou plutôt dans les dunes, là où on est caché
par leurs replis, et où je savais qu’Albertine et ses amies ne
pourraient pas me trouver. Mes paupières, abaissées, ne lais-
saient passer qu’une seule lumière, toute rose, celle des parois
intérieures des yeux. Puis elles se fermèrent tout à fait. Alors
ma grand’mère m’apparut assise dans un fauteuil. Si faible,
elle avait l’air de vivre moins qu’une autre personne. Pourtant
je l’entendais respirer ; parfois un signe montrait qu’elle avait
compris ce que nous disions, mon père et moi. Mais j’avais
beau l’embrasser, je ne pouvais pas arriver à éveiller un regard
d’affection dans ses yeux, un peu de couleur sur ses joues. Ab-
sente d’elle-même, elle avait l’air de ne pas m’aimer, de ne pas
me connaître, peut-être de ne pas me voir. Je ne pouvais devi-
ner le secret de son indifférence, de son abattement, de son
mécontentement silencieux. J’entraînai mon père à l’écart.
« Tu vois tout de même, lui dis-je, il n’y a pas à dire, elle a saisi
exactement chaque chose. C’est l’illusion complète de la vie. Si
on pouvait faire venir ton cousin qui prétend que les morts ne
vivent pas ! Voilà plus d’un an qu’elle est morte et, en somme,
elle vit toujours. Mais pourquoi ne veut-elle pas m’embrasser ?
– Regarde, sa pauvre tête retombe. – Mais elle voudrait aller
aux Champs-Élysées tantôt. – C’est de la folie ! – Vraiment, tu
crois que cela pourrait lui faire mal, qu’elle pourrait mourir da-
vantage ? Il n’est pas possible qu’elle ne m’aime plus. J’aurai
beau l’embrasser, est-ce qu’elle ne me sourira plus jamais ? –
Que veux-tu, les morts sont les morts. »
Quelques jours plus tard la photographie qu’avait faite Saint-
Loup m’était douce à regarder ; elle ne réveillait pas le souve-
nir de ce que m’avait dit Françoise parce qu’il ne m’avait plus
quitté et je m’habituais à lui. Mais, en regard de l’idée que je
me faisais de son état si grave, si douloureux ce jour-là, la pho-
tographie, profitant encore des ruses qu’avait eues ma
grand’mère et qui réussissaient à me tromper même depuis
qu’elles m’avaient été dévoilées, me la montrait si élégante, si
insouciante, sous le chapeau qui cachait un peu son visage,
que je la voyais moins malheureuse et mieux portante que je ne
l’avais imaginée. Et pourtant ses joues, ayant à son insu une
expression à elles, quelque chose de plombé, de hagard,
comme le regard d’une bête qui se sentirait déjà choisie et

177
désignée, ma grand’mère avait un air de condamnée à mort, un
air involontairement sombre, inconsciemment tragique, qui
m’échappait mais qui empêchait maman de regarder jamais
cette photographie, cette photographie qui lui paraissait,
moins une photographie de sa mère que de la maladie de celle-
ci, d’une insulte que cette maladie faisait au visage brutale-
ment souffleté de grand’mère.
Puis un jour, je me décidai à faire dire à Albertine que je la
recevrais prochainement. C’est qu’un matin de grande chaleur
prématurée, les mille cris des enfants qui jouaient, des bai-
gneurs plaisantant, des marchands de journaux, m’avaient dé-
crit en traits de feu, en flammèches entrelacées, la plage ar-
dente que les petites vagues venaient une à une arroser de leur
fraîcheur ; alors avait commencé le concert symphonique mêlé
au clapotement de l’eau, dans lequel les violons vibraient
comme un essaim d’abeilles égaré sur la mer. Aussitôt j’avais
désiré de réentendre le rire d’Albertine, de revoir ses amies,
ces jeunes filles se détachant sur les flots, et restées dans mon
souvenir le charme inséparable, la flore caractéristique de Bal-
bec ; et j’avais résolu d’envoyer par Françoise un mot à Alber-
tine, pour la semaine prochaine, tandis que, montant douce-
ment, la mer, à chaque déferlement de lame, recouvrait com-
plètement de coulées de cristal la mélodie dont les phrases ap-
paraissaient séparées les unes des autres, comme ces anges lu-
thiers qui, au faîte de la cathédrale italienne, s’élèvent entre
les crêtes de porphyre bleu et de jaspe écumant. Mais le jour
où Albertine vint, le temps s’était de nouveau gâté et rafraîchi,
et d’ailleurs je n’eus pas l’occasion d’entendre son rire ; elle
était de fort mauvaise humeur. « Balbec est assommant cette
année, me dit-elle. Je tâcherai de ne pas rester longtemps.
Vous savez que je suis ici depuis Pâques, cela fait plus d’un
mois. Il n’y a personne. Si vous croyez que c’est folichon. »
Malgré la pluie récente et le ciel changeant à toute minute,
après avoir accompagné Albertine jusqu’à Egreville, car Alber-
tine faisait, selon son expression, la « navette » entre cette pe-
tite plage, où était la villa de Mme Bontemps, et Incarville où
elle avait été « prise en pension » par les parents de Rose-
monde, je partis me promener seul vers cette grande route que
prenait la voiture de Mme de Villeparisis quand nous allions
nous promener avec ma grand’mère ; des flaques d’eau, que le

178
soleil qui brillait n’avait pas séchées, faisaient du sol un vrai
marécage, et je pensais à ma grand’mère qui jadis ne pouvait
marcher deux pas sans se crotter. Mais, dès que je fus arrivé à
la route, ce fut un éblouissement. Là où je n’avais vu, avec ma
grand’mère, au mois d’août, que les feuilles et comme l’empla-
cement des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine flo-
raison, d’un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de
bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus
merveilleux satin rose qu’on eût jamais vu et que faisait briller
le soleil ; l’horizon lointain de la mer fournissait aux pommiers
comme un arrière-plan d’estampe japonaise ; si je levais la tête
pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son
bleu rasséréné, presque violent, elles semblaient s’écarter pour
montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une brise
légère mais froide faisait trembler légèrement les bouquets
rougissants. Des mésanges bleues venaient se poser sur les
branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si
c’eût été un amateur d’exotisme et de couleurs qui avait artifi-
ciellement créé cette beauté vivante. Mais elle touchait jus-
qu’aux larmes parce que, si loin qu’on allât dans ses effets
d’art raffiné, on sentait qu’elle était naturelle, que ces pom-
miers étaient là en pleine campagne comme des paysans, sur
une grande route de France. Puis aux rayons du soleil succé-
dèrent subitement ceux de la pluie ; ils zébrèrent tout
l’horizon, enserrèrent la file des pommiers dans leur réseau
gris. Mais ceux-ci continuaient à dresser leur beauté, fleurie et
rose, dans le vent devenu glacial sous l’averse qui tombait :
c’était une journée de printemps.

179
Chapitre 2
Les mystères d'Albertine.—Les jeunes filles qu'elle voit dans la
glace.—La dame inconnue.—Le liftier.—Madame de Cambre-
mer.—Les plaisirs de M. Nissim Bernard.—Première esquisse
du caractère étrange de Morel.—M. de Charlus dîne chez les
Verdurin.

Dans ma crainte que le plaisir trouvé dans cette promenade


solitaire n’affaiblît en moi le souvenir de ma grand’mère, je
cherchais à le raviver en pensant à telle grande souffrance mo-
rale qu’elle avait eue ; à mon appel cette souffrance essayait de
se construire dans mon cœur, elle y élançait ses piliers im-
menses ; mais mon cœur, sans doute, était trop petit pour elle,
je n’avais la force de porter une douleur si grande, mon atten-
tion se dérobait au moment où elle se reformait tout entière, et
ses arches s’effondraient avant de s’être rejointes, comme
avant d’avoir parfait leur voûte s’écroulent les vagues. Cepen-
dant, rien que par mes rêves quand j’étais endormi, j’aurais pu
apprendre que mon chagrin de la mort de ma grand’mère dimi-
nuait, car elle y apparaissait moins opprimée par l’idée que je
me faisais de son néant. Je la voyais toujours malade, mais en
voie de se rétablir, je la trouvais mieux. Et si elle faisait allu-
sion à ce qu’elle avait souffert, je lui fermais la bouche avec
mes baisers et je l’assurais qu’elle était maintenant guérie
pour toujours. J’aurais voulu faire constater aux sceptiques que
la mort est vraiment une maladie dont on revient. Seulement je
ne trouvais plus chez ma grand’mère la riche spontanéité d’au-
trefois. Ses paroles n’étaient qu’une réponse affaiblie, docile,
presque un simple écho de mes paroles ; elle n’était plus que le
reflet de ma propre pensée.
Incapable comme je l’étais encore d’éprouver à nouveau un
désir physique, Albertine recommençait cependant à m’inspi-
rer comme un désir de bonheur. Certains rêves de tendresse

180
partagée, toujours flottants en nous, s’allient volontiers, par
une sorte d’affinité, au souvenir (à condition que celui-ci soit
déjà devenu un peu vague) d’une femme avec qui nous avons
eu du plaisir. Ce sentiment me rappelait des aspects du visage
d’Albertine, plus doux, moins gais, assez différents de ceux que
m’eût évoqués le désir physique ; et comme il était aussi moins
pressant que ne l’était ce dernier, j’en eusse volontiers ajourné
la réalisation à l’hiver suivant sans chercher à revoir Albertine
à Balbec avant son départ. Mais, même au milieu d’un chagrin
encore vif, le désir physique renaît. De mon lit où on me faisait
rester longtemps tous les jours à me reposer, je souhaitais
qu’Albertine vînt recommencer nos jeux d’autrefois. Ne voit-on
pas, dans la chambre même où ils ont perdu un enfant, des
époux, bientôt de nouveau entrelacés, donner un frère au petit
mort ? J’essayais de me distraire de ce désir en allant jusqu’à
la fenêtre regarder la mer de ce jour-là. Comme la première
année, les mers, d’un jour à l’autre, étaient rarement les
mêmes. Mais d’ailleurs elles ne ressemblaient guère à celles de
cette première année, soit parce que maintenant c’était le prin-
temps avec ses orages, soit parce que, même si j’étais venu à
la même date que la première fois, des temps différents, plus
changeants, auraient pu déconseiller cette côte à certaines
mers indolentes, vaporeuses et fragiles que j’avais vues pen-
dant des jours ardents dormir sur la plage en soulevant imper-
ceptiblement leur sein bleuâtre, d’une molle palpitation, soit
surtout parce que mes yeux, instruits par Elstir à retenir préci-
sément les éléments que j’écartais volontairement jadis,
contemplaient longuement ce que la première année ils ne sa-
vaient pas voir. Cette opposition qui alors me frappait tant
entre les promenades agrestes que je faisais avec Mme de Ville-
parisis et ce voisinage fluide, inaccessible et mythologique, de
l’Océan éternel n’existait plus pour moi. Et certains jours la
mer me semblait, au contraire, maintenant presque rurale elle-
même. Les jours, assez rares, de vrai beau temps, la chaleur
avait tracé sur les eaux, comme à travers champs, une route
poussiéreuse et blanche derrière laquelle la fine pointe d’un
bateau de pêche dépassait comme un clocher villageois. Un re-
morqueur, dont on ne voyait que la cheminée, fumait au loin
comme une usine écartée, tandis que seul à l’horizon un carré
blanc et bombé, peint sans doute par une voile, mais qui

181
semblait compact et comme calcaire, faisait penser à l’angle
ensoleillé de quelque bâtiment isolé, hôpital ou école. Et les
nuages et le vent, les jours où il s’en ajoutait au soleil, parache-
vaient sinon l’erreur du jugement, du moins l’illusion du pre-
mier regard, la suggestion qu’il éveille dans l’imagination. Car
l’alternance d’espaces de couleurs nettement tranchées,
comme celles qui résultent, dans la campagne, de la contiguïté
de cultures différentes, les inégalités âpres, jaunes, et comme
boueuses de la surface marine, les levées, les talus qui déro-
baient à la vue une barque où une équipe d’agiles matelots
semblait moissonner, tout cela, par les jours orageux, faisait de
l’océan quelque chose d’aussi varié, d’aussi consistant, d’aussi
accidenté, d’aussi populeux, d’aussi civilisé que la terre carros-
sable sur laquelle j’allais autrefois et ne devais pas tarder à
faire des promenades. Et une fois, ne pouvant plus résister à
mon désir, au lieu de me recoucher, je m’habillai et partis cher-
cher Albertine à Incarville. Je lui demanderais de m’accompa-
gner jusqu’à Douville où j’irais faire à Féterne une visite à Mme
de Cambremer, et à la Raspelière une visite à Mme Verdurin.
Albertine m’attendrait pendant ce temps-là sur la plage et nous
reviendrions ensemble dans la nuit. J’allai prendre le petit che-
min de fer d’intérêt local dont j’avais, par Albertine et ses
amies, appris autrefois tous les surnoms dans la région, où on
l’appelait tantôt le Tortillard à cause de ses innombrables dé-
tours, le Tacot parce qu’il n’avançait pas, le Transatlantique à
cause d’une effroyable sirène qu’il possédait pour que se ga-
rassent les passants, le Decauville et le Funi, bien que ce ne fût
nullement un funiculaire mais parce qu’il grimpait sur la fa-
laise, ni même à proprement parler un Decauville mais parce
qu’il avait une voie de 60, le B. A. G. parce qu’il allait de Bal-
bec à Grallevast en passant par Angerville, le Tram et le T. S.
N. parce qu’il faisait partie de la ligne des tramways du Sud de
la Normandie. Je m’installai dans un wagon où j’étais seul ; il
faisait un soleil splendide, on étouffait ; je baissai le store bleu
qui ne laissa passer qu’une raie de soleil. Mais aussitôt je vis
ma grand’mère, telle qu’elle était assise dans le train à notre
départ de Paris à Balbec, quand, dans la souffrance de me voir
prendre de la bière, elle avait préféré ne pas regarder, fermer
les yeux et faire semblant de dormir. Moi qui ne pouvais sup-
porter autrefois la souffrance qu’elle avait quand mon grand-

182
père prenait du cognac, je lui avais infligé celle, non pas même
seulement de me voir prendre, sur l’invitation d’un autre, une
boisson qu’elle croyait funeste pour moi, mais je l’avais forcée
à me laisser libre de m’en gorger à ma guise ; bien plus, par
mes colères, mes crises d’étouffement, je l’avais forcée à m’y
aider, à me le conseiller, dans une résignation suprême dont
j’avais devant ma mémoire l’image muette, désespérée, aux
yeux clos pour ne pas voir. Un tel souvenir, comme un coup de
baguette, m’avait de nouveau rendu l’âme que j’étais en train
de perdre depuis quelque temps ; qu’est-ce que j’aurais pu
faire de Rosemonde quand mes lèvres tout entières étaient par-
courues seulement par le désir désespéré d’embrasser une
morte ? qu’aurais-je pu dire aux Cambremer et aux Verdurin
quand mon cœur battait si fort parce que s’y reformait à tout
moment la douleur que ma grand’mère avait soufferte ? Je ne
pus rester dans ce wagon. Dès que le train s’arrêta à
Maineville-la-Teinturière, renonçant à mes projets, je descen-
dis, je rejoignis la falaise et j’en suivis les chemins sinueux.
Maineville avait acquis depuis quelque temps une importance
considérable et une réputation particulière, parce qu’un direc-
teur de nombreux casinos, marchand de bien-être, avait fait
construire non loin de là, avec un luxe de mauvais goût capable
de rivaliser avec celui d’un palace, un établissement, sur lequel
nous reviendrons, et qui était, à franc parler, la première mai-
son publique pour gens chics qu’on eût eu l’idée de construire
sur les côtes de France. C’était la seule. Chaque port a bien la
sienne, mais bonne seulement pour les marins et pour les ama-
teurs de pittoresque que cela amuse de voir, tout près de
l’église immémoriale, la patronne presque aussi vieille, véné-
rable et moussue, se tenir devant sa porte mal famée en atten-
dant le retour des bateaux de pêche.
M’écartant de l’éblouissante maison de « plaisir », insolem-
ment dressée là malgré les protestations des familles inutile-
ment adressées au maire, je rejoignis la falaise et j’en suivis les
chemins sinueux dans la direction de Balbec. J’entendis sans y
répondre l’appel des aubépines. Voisines moins cossues des
fleurs de pommiers, elles les trouvaient bien lourdes, tout en
reconnaissant le teint frais qu’ont les filles, aux pétales rosés,
de ces gros fabricants de cidre. Elles savaient que, moins

183
richement dotées, on les recherchait cependant davantage et
qu’il leur suffisait, pour plaire, d’une blancheur chiffonnée.
Quand je rentrai, le concierge de l’hôtel me remit une lettre
de deuil où faisaient part le marquis et la marquise de Gonne-
ville, le vicomte et la vicomtesse d’Amfreville, le comte et la
comtesse de Berneville, le marquis et la marquise de Grain-
court, le comte d’Amenoncourt, la comtesse de Maineville, le
comte et la comtesse de Franquetot, la comtesse de Chaverny
née d’Aigleville, et de laquelle je compris enfin pourquoi elle
m’était envoyée quand je reconnus les noms de la marquise de
Cambremer née du Mesnil La Guichard, du marquis et de la
marquise de Cambremer, et que je vis que la morte, une cou-
sine des Cambremer, s’appelait Éléonore-Euphrasie-Humber-
tine de Cambremer, comtesse de Criquetot. Dans toute l’éten-
due de cette famille provinciale, dont le dénombrement rem-
plissait des lignes fines et serrées, pas un bourgeois, et
d’ailleurs pas un titre connu, mais tout le ban et l’arrière-ban
des nobles de la région qui faisaient chanter leurs noms – ceux
de tous les lieux intéressants du pays – aux joyeuses finales en
ville, en court, parfois plus sourdes (en tot). Habillés des tuiles
de leur château ou du crépi de leur église, la tête branlant dé-
passant à peine la voûte ou le corps de logis, et seulement pour
se coiffer du lanternon normand ou des colombages du toit en
poivrière, ils avaient l’air d’avoir sonné le rassemblement de
tous les jolis villages échelonnés ou dispersés à cinquante
lieues à la ronde et de les avoir disposés en formation serrée,
sans une lacune, sans un intrus, dans le damier compact et rec-
tangulaire de l’aristocratique lettre bordée de noir.
Ma mère était remontée dans sa chambre, méditant cette
phrase de Mme de Sévigné : « Je ne vois aucun de ceux qui
veulent me divertir de vous ; en paroles couvertes c’est qu’ils
veulent m’empêcher de penser à vous et cela m’offense »,
parce que le premier président lui avait dit qu’elle devrait se
distraire. À moi il chuchota : « C’est la princesse de Parme. »
Ma peur se dissipa en voyant que la femme que me montrait le
magistrat n’avait aucun rapport avec Son Altesse Royale. Mais
comme elle avait fait retenir une chambre pour passer la nuit
en revenant de chez Mme de Luxembourg, la nouvelle eut pour
effet sur beaucoup de leur faire prendre toute nouvelle dame

184
arrivée pour la princesse de Parme – et pour moi, de me faire
monter m’enfermer dans mon grenier.
Je n’aurais pas voulu y rester seul. Il était à peine quatre
heures. Je demandai à Françoise d’aller chercher Albertine
pour qu’elle vînt passer la fin de l’après-midi avec moi.
Je crois que je mentirais en disant que commença déjà la
douloureuse et perpétuelle méfiance que devait m’inspirer Al-
bertine, à plus forte raison le caractère particulier, surtout go-
morrhéen, que devait revêtir cette méfiance. Certes, dès ce
jour-là – mais ce n’était pas le premier – mon attente fut un peu
anxieuse. Françoise, une fois partie, resta si longtemps que je
commençai à désespérer. Je n’avais pas allumé de lampe. Il ne
faisait plus guère jour. Le vent faisait claquer le drapeau du
Casino. Et, plus débile encore dans le silence de la grève, sur
laquelle la mer montait, et comme une voix qui aurait traduit et
accru le vague énervant de cette heure inquiète et fausse, un
petit orgue de Barbarie arrêté devant l’hôtel jouait des valses
viennoises. Enfin Françoise arriva, mais seule. « Je suis été
aussi vite que j’ai pu mais elle ne voulait pas venir à cause
qu’elle ne se trouvait pas assez coiffée. Si elle n’est pas restée
une heure d’horloge à se pommader, elle n’est pas restée cinq
minutes. Ça va être une vraie parfumerie ici. Elle vient, elle est
restée en arrière pour s’arranger devant la glace. Je croyais la
trouver là. » Le temps fut long encore avant qu’Albertine arri-
vât. Mais la gaieté, la gentillesse qu’elle eut cette fois dissi-
pèrent ma tristesse. Elle m’annonça (contrairement à ce
qu’elle avait dit l’autre jour) qu’elle resterait la saison entière,
et me demanda si nous ne pourrions pas, comme la première
année, nous voir tous les jours. Je lui dis qu’en ce moment
j’étais trop triste et que je la ferais plutôt chercher de temps en
temps, au dernier moment, comme à Paris. « Si jamais vous
vous sentez de la peine ou que le cœur vous en dise, n’hésitez
pas, me dit-elle, faites-moi chercher, je viendrai en vitesse, et
si vous ne craignez pas que cela fasse scandale dans l’hôtel, je
resterai aussi longtemps que vous voudrez. » Françoise avait,
en la ramenant, eu l’air heureuse comme chaque fois qu’elle
avait pris une peine pour moi et avait réussi à me faire plaisir.
Mais Albertine elle-même n’était pour rien dans cette joie et,
dès le lendemain, Françoise devait me dire ces paroles pro-
fondes : « Monsieur ne devrait pas voir cette demoiselle. Je

185
vois bien le genre de caractère qu’elle a, elle vous fera des cha-
grins. » En reconduisant Albertine, je vis, par la salle à manger
éclairée, la princesse de Parme. Je ne fis que la regarder en
m’arrangeant à n’être pas vu. Mais j’avoue que je trouvai une
certaine grandeur dans la royale politesse qui m’avait fait sou-
rire chez les Guermantes. C’est un principe que les souverains
sont partout chez eux, et le protocole le traduit en usages
morts et sans valeur, comme celui qui veut que le maître de la
maison tienne à la main son chapeau, dans sa propre demeure,
pour montrer qu’il n’est plus chez lui mais chez le Prince. Or
cette idée, la princesse de Parme ne se la formulait peut-être
pas, mais elle en était tellement imbue que tous ses actes,
spontanément inventés pour les circonstances, la traduisaient.
Quand elle se leva de table elle remit un gros pourboire à Aimé
comme s’il avait été là uniquement pour elle et si elle récom-
pensait, en quittant un château, un maître d’hôtel affecté à son
service. Elle ne se contenta d’ailleurs pas du pourboire, mais
avec un gracieux sourire lui adressa quelques paroles aimables
et flatteuses, dont sa mère l’avait munie. Un peu plus, elle lui
aurait dit qu’autant l’hôtel était bien tenu, autant était floris-
sante la Normandie, et qu’à tous les pays du monde elle préfé-
rait la France. Une autre pièce glissa des mains de la princesse
pour le sommelier qu’elle avait fait appeler et à qui elle tint à
exprimer sa satisfaction comme un général qui vient de passer
une revue. Le lift était, à ce moment, venu lui donner une ré-
ponse ; il eut aussi un mot, un sourire et un pourboire, tout ce-
la mêlé de paroles encourageantes et humbles destinées à leur
prouver qu’elle n’était pas plus que l’un d’eux. Comme Aimé, le
sommelier, le lift et les autres crurent qu’il serait impoli de ne
pas sourire jusqu’aux oreilles à une personne qui leur souriait,
elle fut bientôt entourée d’un groupe de domestiques avec qui
elle causa bienveillamment ; ces façons étant inaccoutumées
dans les palaces, les personnes qui passaient sur la place, igno-
rant son nom, crurent qu’ils voyaient une habituée de Balbec,
qui, à cause d’une extraction médiocre ou dans un intérêt pro-
fessionnel (c’était peut-être la femme d’un placier en Cham-
pagne), était moins différente de la domesticité que les clients
vraiment chics. Pour moi je pensai au palais de Parme, aux
conseils moitié religieux, moitié politiques donnés à cette prin-
cesse, laquelle agissait avec le peuple comme si elle avait dû se

186
le concilier pour régner un jour, bien plus, comme si elle ré-
gnait déjà.
Je remontais dans ma chambre, mais je n’y étais pas seul.
J’entendais quelqu’un jouer avec moelleux des morceaux de
Schumann. Certes il arrive que les gens, même ceux que nous
aimons le mieux, se saturent de la tristesse ou de l’agacement
qui émane de nous. Il y a pourtant quelque chose qui est ca-
pable d’un pouvoir d’exaspérer où n’atteindra jamais une per-
sonne : c’est un piano.
Albertine m’avait fait prendre en note les dates où elle devait
s’absenter et aller chez des amies pour quelques jours, et
m’avait fait inscrire aussi leur adresse pour si j’avais besoin
d’elle un de ces soirs-là, car aucune n’habitait bien loin. Cela
fit que, pour la trouver, de jeune fille en jeune fille, se nouèrent
tout naturellement autour d’elle des liens de fleurs. J’ose
avouer que beaucoup de ses amies – je ne l’aimais pas encore –
me donnèrent, sur une plage ou une autre, des instants de plai-
sir. Ces jeunes camarades bienveillantes ne me semblaient pas
très nombreuses. Mais dernièrement j’y ai repensé, leurs noms
me sont revenus. Je comptai que, dans cette seule saison,
douze me donnèrent leurs frêles faveurs. Un nom me revint en-
suite, ce qui fit treize. J’eus alors comme une cruauté enfantine
de rester sur ce nombre. Hélas, je songeais que j’avais oublié
la première, Albertine qui n’était plus et qui fit la quatorzième.
J’avais, pour reprendre le fil du récit, inscrit les noms et les
adresses des jeunes filles chez qui je la trouverais tel jour où
elle ne serait pas à Incarville, mais de ces jours-là j’avais pensé
que je profiterais plutôt pour aller chez Mme Verdurin.
D’ailleurs nos désirs pour différentes femmes n’ont pas tou-
jours la même force. Tel soir nous ne pouvons nous passer
d’une qui, après cela, pendant un mois ou deux, ne nous trou-
blera guère. Et puis les causes d’alternance, que ce n’est pas le
lieu d’étudier ici, après les grandes fatigues charnelles, font
que la femme dont l’image hante notre sénilité momentanée
est une femme qu’on ne ferait presque que baiser sur le front.
Quant à Albertine, je la voyais rarement, et seulement les soirs,
fort espacés, où je ne pouvais me passer d’elle. Si un tel désir
me saisissait quand elle était trop loin de Balbec pour que
Françoise pût aller jusque-là, j’envoyais le lift à Egreville, à la
Sogne, à Saint-Frichoux, en lui demandant de terminer son

187
travail un peu plus tôt. Il entrait dans ma chambre, mais en
laissait la porte ouverte car, bien qu’il fît avec conscience son
« boulot », lequel était fort dur, consistant, dès cinq heures du
matin, en nombreux nettoyages, il ne pouvait se résoudre à
l’effort de fermer une porte et, si on lui faisait remarquer
qu’elle était ouverte, il revenait en arrière et, aboutissant à son
maximum d’effort, la poussait légèrement. Avec l’orgueil démo-
cratique qui le caractérisait et auquel n’atteignent pas dans les
carrières libérales les membres de professions un peu nom-
breuses, avocats, médecins, hommes de lettres appelant seule-
ment un autre avocat, homme de lettres ou médecin : « Mon
confrère », lui, usant avec raison d’un terme réservé aux corps
restreints, comme les académies par exemple, il me disait, en
parlant d’un chasseur qui était lift un jour sur deux : « Je vais
voir à me faire remplacer par mon collègue. » Cet orgueil ne
l’empêchait pas, dans le but d’améliorer ce qu’il appelait son
traitement, d’accepter pour ses courses des rémunérations, qui
l’avaient fait prendre en horreur à Françoise : « Oui, la pre-
mière fois qu’on le voit on lui donnerait le bon Dieu sans
confession, mais il y a des jours où il est poli comme une porte
de prison. Tout ça c’est des tire-sous. » Cette catégorie où elle
avait si souvent fait figurer Eulalie et où, hélas, pour tous les
malheurs que cela devait un jour amener, elle rangeait déjà Al-
bertine, parce qu’elle me voyait souvent demander à maman,
pour mon amie peu fortunée, de menus objets, des colifichets,
ce que Françoise trouvait inexcusable, parce que Mme Bon-
temps n’avait qu’une bonne à tout faire. Bien vite, le lift, ayant
retiré ce que j’eusse appelé sa livrée et ce qu’il nommait sa tu-
nique, apparaissait en chapeau de paille, avec une canne, soi-
gnant sa démarche et le corps redressé, car sa mère lui avait
recommandé de ne jamais prendre le genre « ouvrier » ou
« chasseur ». De même que, grâce aux livres, la science l’est à
un ouvrier qui n’est plus ouvrier quand il a fini son travail, de
même, grâce au canotier et à la paire de gants, l’élégance de-
venait accessible au lift qui, ayant cessé, pour la soirée, de
faire monter les clients, se croyait, comme un jeune chirurgien
qui a retiré sa blouse, ou le maréchal des logis Saint-Loup sans
uniforme, devenu un parfait homme du monde. Il n’était pas
d’ailleurs sans ambition, ni talent non plus pour manipuler sa
cage et ne pas vous arrêter entre deux étages. Mais son

188
langage était défectueux. Je croyais à son ambition parce qu’il
disait en parlant du concierge, duquel il dépendait : « Mon
concierge », sur le même ton qu’un homme possédant à Paris
ce que le chasseur eût appelé « un hôtel particulier » eût parlé
de son portier. Quant au langage du liftier, il est curieux que
quelqu’un qui entendait cinquante fois par jour un client appe-
ler : « Ascenseur », ne dît jamais lui-même qu’« accenseur ».
Certaines choses étaient extrêmement agaçantes chez ce lif-
tier : quoi que je lui eusse dit il m’interrompait par une locu-
tion « Vous pensez ! » ou « Pensez ! » qui semblait signifier ou
bien que ma remarque était d’une telle évidence que tout le
monde l’eût trouvée, ou bien reporter sur lui le mérite comme
si c’était lui qui attirait mon attention là-dessus. « Vous pen-
sez ! » ou « Pensez ! », exclamé avec la plus grande énergie,
revenait toutes les deux minutes dans sa bouche, pour des
choses dont il ne se fût jamais avisé, ce qui m’irritait tant que
je me mettais aussitôt à dire le contraire pour lui montrer qu’il
n’y comprenait rien. Mais à ma seconde assertion, bien qu’elle
fût inconciliable avec la première, il ne répondait pas moins :
« Vous pensez ! », comme si ces mots étaient inévitables. Je lui
pardonnais difficilement aussi qu’il employât certains termes
de son métier, et qui eussent, à cause de cela, été parfaitement
convenables au propre, seulement dans le sens figuré, ce qui
leur donnait une intention spirituelle assez bébête, par
exemple le verbe pédaler. Jamais il n’en usait quand il avait fait
une course à bicyclette. Mais si, à pied, il s’était dépêché pour
être à l’heure, pour signifier qu’il avait marché vite il disait :
« Vous pensez si on a pédalé ! » Le liftier était plutôt petit, mal
bâti et assez laid. Cela n’empêchait pas que chaque fois qu’on
lui parlait d’un jeune homme de taille haute, élancée et fine, il
disait : « Ah ! oui, je sais, un qui est juste de ma grandeur. » Et
un jour que j’attendais une réponse de lui, comme on avait
monté l’escalier, au bruit des pas j’avais par impatience ouvert
la porte de ma chambre et j’avais vu un chasseur beau comme
Endymion, les traits incroyablement parfaits, qui venait pour
une dame que je ne connaissais pas. Quand le liftier était ren-
tré, en lui disant avec quelle impatience j’avais attendu sa ré-
ponse, je lui avais raconté que j’avais cru qu’il montait mais
que c’était un chasseur de l’hôtel de Normandie. « Ah ! oui, je
sais lequel, me dit-il, il n’y en a qu’un, un garçon de ma taille.

189
Comme figure aussi il me ressemble tellement qu’on pourrait
nous prendre l’un pour l’autre, on dirait tout à fait mon fran-
gin. » Enfin il voulait paraître avoir tout compris dès la pre-
mière seconde, ce qui faisait que, dès qu’on lui recommandait
quelque chose, il disait : « Oui, oui, oui, oui, oui, je comprends
très bien », avec une netteté et un ton intelligent qui me firent
quelque temps illusion ; mais les personnes, au fur et à mesure
qu’on les connaît, sont comme un métal plongé dans un mé-
lange altérant, et on les voit peu à peu perdre leurs qualités
(comme parfois leurs défauts). Avant de lui faire mes recom-
mandations, je vis qu’il avait laissé la porte ouverte ; je le lui fis
remarquer, j’avais peur qu’on ne nous entendît ; il condescen-
dit à mon désir et revint ayant diminué l’ouverture. « C’est
pour vous faire plaisir. Mais il n’y a plus personne à l’étage que
nous deux. » Aussitôt j’entendis passer une, puis deux, puis
trois personnes. Cela m’agaçait à cause de l’indiscrétion pos-
sible, mais surtout parce que je voyais que cela ne l’étonnait
nullement et que c’était un va-et-vient normal. « Oui, c’est la
femme de chambre d’à côté qui va chercher ses affaires. Oh !
c’est sans importance, c’est le sommelier qui remonte ses clefs.
Non, non, ce n’est rien, vous pouvez parler, c’est mon collègue
qui va prendre son service. » Et comme les raisons que tous les
gens avaient de passer ne diminuaient pas mon ennui qu’ils
pussent m’entendre, sur mon ordre formel, il alla, non pas fer-
mer la porte, ce qui était au-dessus des forces de ce cycliste
qui désirait une « moto », mais la pousser un peu plus.
« Comme ça nous sommes bien tranquilles. » Nous l’étions tel-
lement qu’une Américaine entra et se retira en s’excusant de
s’être trompée de chambre. « Vous allez me ramener cette
jeune fille, lui dis-je, après avoir fait claquer moi-même la porte
de toutes mes forces (ce qui amena un autre chasseur s’assu-
rer qu’il n’y avait pas de fenêtre ouverte). Vous vous rappelez
bien : Mlle Albertine Simonet. Du reste, c’est sur l’enveloppe.
Vous n’avez qu’à lui dire que cela vient de moi. Elle viendra
très volontiers, ajoutai-je pour l’encourager et ne pas trop
m’humilier. – Vous pensez ! – Mais non, au contraire, ce n’est
pas du tout naturel qu’elle vienne volontiers. C’est très incom-
mode de venir de Berneville ici. – Je comprends ! – Vous lui di-
rez de venir avec vous. – Oui, oui, oui, oui, je comprends très
bien, répondait-il de ce ton précis et fin qui depuis longtemps

190
avait cessé de me faire « bonne impression » parce que je sa-
vais qu’il était presque mécanique et recouvrait sous sa netteté
apparente beaucoup de vague et de bêtise. – À quelle heure
serez-vous revenu ? – J’ai pas pour bien longtemps, disait le lift
qui, poussant à l’extrême la règle édictée par Bélise d’éviter la
récidive du pas avec le ne, se contentait toujours d’une seule
négative. Je peux très bien y aller. Justement les sorties ont été
supprimées ce tantôt parce qu’il y avait un salon de 20 cou-
verts pour le déjeuner. Et c’était mon tour de sortir le tantôt.
C’est bien juste si je sors un peu ce soir. Je prends n’avec moi
mon vélo. Comme cela je ferai vite. » Et une heure après il arri-
vait en me disant : « Monsieur a bien attendu, mais cette de-
moiselle vient n’avec moi. Elle est en bas. – Ah ! merci, le
concierge ne sera pas fâché contre moi ? – Monsieur Paul ? Il
sait seulement pas où je suis été. Même le chef de la porte n’a
rien à dire. » Mais une fois où je lui avais dit : « Il faut absolu-
ment que vous la rameniez », il me dit en souriant : « Vous sa-
vez que je ne l’ai pas trouvée. Elle n’est pas là. Et j’ai pas pu
rester plus longtemps ; j’avais peur d’être comme mon collègue
qui a été envoyé de l’hôtel (car le lift qui disait rentrer pour
une profession où on entre pour la première fois, « je voudrais
bien rentrer dans les postes », pour compensation, ou pour
adoucir la chose s’il s’était agi de lui, ou l’insinuer plus douce-
reusement et perfidement s’il s’agissait d’un autre supprimait
l’r et disait : « Je sais qu’il a été envoyé »). Ce n’était pas par
méchanceté qu’il souriait, mais à cause de sa timidité. Il
croyait diminuer l’importance de sa faute en la prenant en plai-
santerie. De même s’il m’avait dit : « Vous savez que je ne l’ai
pas trouvée », ce n’est pas qu’il crût qu’en effet je le susse dé-
jà. Au contraire il ne doutait pas que je l’ignorasse, et surtout il
s’en effrayait. Aussi disait-il « vous le savez » pour s’éviter à
lui-même les affres qu’il traverserait en prononçant les phrases
destinées à me l’apprendre. On ne devrait jamais se mettre en
colère contre ceux qui, pris en faute par nous, se mettent à ri-
caner. Ils le font non parce qu’ils se moquent, mais tremblent
que nous puissions être mécontents. Témoignons une grande
pitié, montrons une grande douceur à ceux qui rient. Pareil à
une véritable attaque, le trouble du lift avait amené chez lui
non seulement une rougeur apoplectique mais une altération
du langage, devenu soudain familier. Il finit par m’expliquer

191
qu’Albertine n’était pas à Egreville, qu’elle devait revenir
seulement à 9 heures et que, si des fois, ce qui voulait dire par
hasard, elle rentrait plus tôt, on lui ferait la commission, et
qu’elle serait en tout cas chez moi avant une heure du matin.
Ce ne fut pas ce soir-là encore, d’ailleurs, que commença à
prendre consistance ma cruelle méfiance. Non, pour le dire
tout de suite, et bien que le fait ait eu lieu seulement quelques
semaines après, elle naquit d’une remarque de Cottard. Alber-
tine et ses amies avaient voulu ce jour-là m’entraîner au casino
d’Incarville et, pour ma chance, je ne les y eusse pas rejointes
(voulant aller faire une visite à Mme Verdurin qui m’avait invité
plusieurs fois), si je n’eusse été arrêté à Incarville même par
une panne de tram qui allait demander un certain temps de ré-
paration. Marchant de long en large en attendant qu’elle fût fi-
nie, je me trouvai tout à coup face à face avec le docteur Cot-
tard venu à Incarville en consultation. J’hésitai presque à lui
dire bonjour comme il n’avait répondu à aucune de mes lettres.
Mais l’amabilité ne se manifeste pas chez tout le monde de la
même façon. N’ayant pas été astreint par l’éducation aux
mêmes règles fixes de savoir-vivre que les gens du monde, Cot-
tard était plein de bonnes intentions qu’on ignorait, qu’on niait,
jusqu’au jour où il avait l’occasion de les manifester. Il
s’excusa, avait bien reçu mes lettres, avait signalé ma présence
aux Verdurin, qui avaient grande envie de me voir et chez qui il
me conseillait d’aller. Il voulait même m’y emmener le soir
même, car il allait reprendre le petit chemin de fer d’intérêt lo-
cal pour y aller dîner. Comme j’hésitais et qu’il avait encore un
peu de temps pour son train, la panne devant être assez
longue, je le fis entrer dans le petit Casino, un de ceux qui
m’avaient paru si tristes le soir de ma première arrivée, main-
tenant plein du tumulte des jeunes filles qui, faute de cavaliers,
dansaient ensemble. Andrée vint à moi en faisant des glis-
sades, je comptais repartir dans un instant avec Cottard chez
les Verdurin, quand je refusai définitivement son offre, pris
d’un désir trop vif de rester avec Albertine. C’est que je venais
de l’entendre rire. Et ce rire évoquait aussi les roses carna-
tions, les parois parfumées contre lesquelles il semblait qu’il
vînt de se frotter et dont, âcre, sensuel et révélateur comme
une odeur de géranium, il semblait transporter avec lui

192
quelques particules presque pondérables, irritantes et
secrètes.
Une des jeunes filles que je ne connaissais pas se mit au pia-
no, et Andrée demanda à Albertine de valser avec elle. Heu-
reux, dans ce petit Casino, de penser que j’allais rester avec
ces jeunes filles, je fis remarquer à Cottard comme elles dan-
saient bien. Mais lui, du point de vue spécial du médecin, et
avec une mauvaise éducation qui ne tenait pas compte de ce
que je connaissais ces jeunes filles, à qui il avait pourtant dû
me voir dire bonjour, me répondit : « Oui, mais les parents sont
bien imprudents qui laissent leurs filles prendre de pareilles
habitudes. Je ne permettrais certainement pas aux miennes de
venir ici. Sont-elles jolies au moins ? Je ne distingue pas leurs
traits. Tenez, regardez, ajouta-t-il en me montrant Albertine et
Andrée qui valsaient lentement, serrées l’une contre l’autre,
j’ai oublié mon lorgnon et je ne vois pas bien, mais elles sont
certainement au comble de la jouissance. On ne sait pas assez
que c’est surtout par les seins que les femmes l’éprouvent. Et,
voyez, les leurs se touchent complètement. » En effet, le
contact n’avait pas cessé entre ceux d’Andrée et ceux d’Alber-
tine. Je ne sais si elles entendirent ou devinèrent la réflexion
de Cottard, mais elles se détachèrent légèrement l’une de
l’autre tout en continuant à valser. Andrée dit à ce moment un
mot à Albertine et celle-ci rit du même rire pénétrant et pro-
fond que j’avais entendu tout à l’heure. Mais le trouble qu’il
m’apporta cette fois ne me fut plus que cruel ; Albertine avait
l’air d’y montrer, de faire constater à Andrée quelque frémisse-
ment voluptueux et secret. Il sonnait comme les premiers ou
les derniers accords d’une fête inconnue. Je repartis avec Cot-
tard, distrait en causant avec lui, ne pensant que par instants à
la scène que je venais de voir. Ce n’était pas que la conversa-
tion de Cottard fût intéressante. Elle était même en ce moment
devenue aigre car nous venions d’apercevoir le docteur du
Boulbon, qui ne nous vit pas. Il était venu passer quelque
temps de l’autre côté de la baie de Balbec, où on le consultait
beaucoup. Or, quoique Cottard eût l’habitude de déclarer qu’il
ne faisait pas de médecine en vacances, il avait espéré se faire,
sur cette côte, une clientèle de choix, à quoi du Boulbon se
trouvait mettre obstacle. Certes le médecin de Balbec ne pou-
vait gêner Cottard. C’était seulement un médecin très

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consciencieux, qui savait tout et à qui on ne pouvait parler de
la moindre démangeaison sans qu’il vous indiquât aussitôt,
dans une formule complexe, la pommade, lotion ou liniment qui
convenait. Comme disait Marie Gineste dans son joli langage, il
savait « charmer » les blessures et les plaies. Mais il n’avait
pas d’illustration. Il avait bien causé un petit ennui à Cottard.
Celui-ci, depuis qu’il voulait troquer sa chaire contre celle de
thérapeutique, s’était fait une spécialité des intoxications. Les
intoxications, périlleuse innovation de la médecine, servant à
renouveler les étiquettes des pharmaciens dont tout produit
est déclaré nullement toxique, au rebours des drogues simi-
laires, et même désintoxiquant. C’est la réclame à la mode ; à
peine s’il survit en bas, en lettres illisibles, comme une faible
trace d’une mode précédente, l’assurance que le produit a été
soigneusement antiseptisé. Les intoxications servent aussi à
rassurer le malade, qui apprend avec joie que sa paralysie
n’est qu’un malaise toxique. Or un grand-duc étant venu passer
quelques jours à Balbec et ayant un œil extrêmement enflé
avait fait venir Cottard lequel, en échange de quelques billets
de cent francs (le professeur ne se dérangeait pas à moins),
avait imputé comme cause à l’inflammation un état toxique et
prescrit un régime désintoxiquant. L’œil ne désenflant pas, le
grand-duc se rabattit sur le médecin ordinaire de Balbec, le-
quel en cinq minutes retira un grain de poussière. Le lende-
main il n’y paraissait plus. Un rival plus dangereux pourtant
était une célébrité des maladies nerveuses. C’était un homme
rouge, jovial, à la fois parce que la fréquentation de la dé-
chéance nerveuse ne l’empêchait pas d’être très bien portant,
et aussi pour rassurer ses malades par le gros rire de son bon-
jour et de son au revoir, quitte à aider de ses bras d’athlète à
leur passer plus tard la camisole de force. Néanmoins, dès
qu’on causait avec lui dans le monde, fût-ce de politique ou de
littérature, il vous écoutait avec une bienveillance attentive,
d’un air de dire : « De quoi s’agit-il ? », sans se prononcer tout
de suite comme s’il s’était agi d’une consultation. Mais enfin
celui-là, quelque talent qu’il eût, était un spécialiste. Aussi
toute la rage de Cottard était-elle reportée sur du Boulbon. Je
quittai du reste bientôt, pour rentrer, le professeur ami des
Verdurin, en lui promettant d’aller les voir.

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Le mal que m’avaient fait ses paroles concernant Albertine et
Andrée était profond, mais les pires souffrances n’en furent
pas senties par moi immédiatement, comme il arrive pour ces
empoisonnements qui n’agissent qu’au bout d’un certain
temps.
Albertine, le soir où le lift était allé la chercher, ne vint pas,
malgré les assurances de celui-ci. Certes les charmes d’une
personne sont une cause moins fréquente d’amour qu’une
phrase du genre de celle-ci : « Non, ce soir je ne serai pas
libre. » On ne fait guère attention à cette phrase si on est avec
des amis ; on est gai toute la soirée, on ne s’occupe pas d’une
certaine image ; pendant ce temps-là elle baigne dans le mé-
lange nécessaire ; en rentrant on trouve le cliché, qui est déve-
loppé et parfaitement net. On s’aperçoit que la vie n’est plus la
vie qu’on aurait quittée pour un rien la veille, parce que, si on
continue à ne pas craindre la mort, on n’ose plus penser à la
séparation.
Du reste, à partir, non d’une heure du matin (heure que le lif-
tier avait fixée), mais de trois heures, je n’eus plus comme au-
trefois la souffrance de sentir diminuer mes chances qu’elle ap-
parût. La certitude qu’elle ne viendrait plus m’apporta un
calme complet, une fraîcheur ; cette nuit était tout simplement
une nuit comme tant d’autres où je ne la voyais pas, c’est de
cette idée que je partais. Et dès lors la pensée que je la verrais
le lendemain ou d’autres jours, se détachant sur ce néant ac-
cepté, devenait douce. Quelquefois, dans ces soirées d’attente,
l’angoisse est due à un médicament qu’on a pris. Faussement
interprété par celui qui souffre, il croit être anxieux à cause de
celle qui ne vient pas. L’amour naît dans ce cas comme cer-
taines maladies nerveuses de l’explication inexacte d’un ma-
laise pénible. Explication qu’il n’est pas utile de rectifier, du
moins en ce qui concerne l’amour, sentiment qui (quelle qu’en
soit la cause) est toujours erroné.
Le lendemain, quand Albertine m’écrivit qu’elle venait seule-
ment de rentrer à Egreville, n’avait donc pas eu mon mot à
temps, et viendrait, si je le permettais, me voir le soir, derrière
les mots de sa lettre comme derrière ceux qu’elle m’avait dits
une fois au téléphone, je crus sentir la présence de plaisirs,
d’êtres, qu’elle m’avait préférés. Encore une fois je fus agité
tout entier par la curiosité douloureuse de savoir ce qu’elle

195
avait pu faire, par l’amour latent qu’on porte toujours en soi ;
je pus croire un moment qu’il allait m’attacher à Albertine,
mais il se contenta de frémir sur place et ses dernières ru-
meurs s’éteignirent sans qu’il se fût mis en marche.
J’avais mal compris, dans mon premier séjour à Balbec – et
peut-être bien Andrée avait fait comme moi – le caractère d’Al-
bertine. J’avais cru que c’était frivolité, mais ne savais si toutes
nos supplications ne réussiraient pas à la retenir et lui faire
manquer une garden-party, une promenade à ânes, un pique-
nique. Dans mon second séjour à Balbec, je soupçonnai que
cette frivolité n’était qu’une apparence, la garden-party qu’un
paravent, sinon une invention. Il se passait sous des formes di-
verses la chose suivante (j’entends la chose vue par moi, de
mon côté du verre, qui n’était nullement transparent, et sans
que je puisse savoir ce qu’il y avait de vrai de l’autre côté). Al-
bertine me faisait les protestations de tendresse les plus pas-
sionnées. Elle regardait l’heure parce qu’elle devait aller faire
une visite à une dame qui recevait, paraît-il, tous les jours à
cinq heures, à Infreville. Tourmenté d’un soupçon et me sen-
tant d’ailleurs souffrant, je demandais à Albertine, je la sup-
pliais de rester avec moi. C’était impossible (et même elle
n’avait plus que cinq minutes à rester) parce que cela fâcherait
cette dame, peu hospitalière et susceptible, et, disait Albertine,
assommante. « Mais on peut bien manquer une visite. – Non,
ma tante m’a appris qu’il fallait être polie avant tout. – Mais je
vous ai vue si souvent être impolie. – Là, ce n’est pas la même
chose, cette dame m’en voudrait et me ferait des histoires avec
ma tante. Je ne suis déjà pas si bien que cela avec elle. Elle
tient à ce que je sois allée une fois la voir. – Mais puisqu’elle
reçoit tous les jours. » Là, Albertine sentant qu’elle s’était
« coupée », modifiait la raison. « Bien entendu elle reçoit tous
les jours. Mais aujourd’hui j’ai donné rendez-vous chez elle à
des amies. Comme cela on s’ennuiera moins. – Alors, Albertine,
vous préférez la dame et vos amies à moi, puisque, pour ne pas
risquer de faire une visite un peu ennuyeuse, vous préférez de
me laisser seul, malade et désolé ? – Cela me serait bien égal
que la visite fût ennuyeuse. Mais c’est par dévouement pour
elles. Je les ramènerai dans ma carriole. Sans cela elles n’au-
raient plus aucun moyen de transport. » Je faisais remarquer à
Albertine qu’il y avait des trains jusqu’à 10 heures du soir,

196
d’Infreville. « C’est vrai, mais, vous savez, il est possible qu’on
nous demande de rester à dîner. Elle est très hospitalière. – Hé
bien, vous refuserez. – Je fâcherais encore ma tante. – Du
reste, vous pouvez dîner et prendre le train de 10 heures. –
C’est un peu juste. – Alors je ne peux jamais aller dîner en ville
et revenir par le train. Mais tenez, Albertine, nous allons faire
une chose bien simple : je sens que l’air me fera du bien ;
puisque vous ne pouvez lâcher la dame, je vais vous accompa-
gner jusqu’à Infreville. Ne craignez rien, je n’irai pas jusqu’à la
tour Élisabeth (la villa de la dame), je ne verrai ni la dame, ni
vos amies. » Albertine avait l’air d’avoir reçu un coup terrible.
Sa parole était entrecoupée. Elle dit que les bains de mer ne
lui réussissaient pas. « Si ça vous ennuie que je vous accom-
pagne ? – Mais comment pouvez-vous dire cela, vous savez
bien que mon plus grand plaisir est de sortir avec vous. » Un
brusque revirement s’était opéré. « Puisque nous allons nous
promener ensemble, me dit-elle, pourquoi n’irions-nous pas de
l’autre côté de Balbec, nous dînerions ensemble. Ce serait si
gentil. Au fond, cette côte-là est bien plus jolie. Je commence à
en avoir soupé d’Infreville et du reste, tous ces petits coins
vert-épinard. – Mais l’amie de votre tante sera fâchée si vous
n’allez pas la voir. – Hé bien, elle se défâchera. – Non, il ne faut
pas fâcher les gens. – Mais elle ne s’en apercevra même pas,
elle reçoit tous les jours ; que j’y aille demain, après-demain,
dans huit jours, dans quinze jours, cela fera toujours l’affaire. –
Et vos amies ? – Oh ! elles m’ont assez souvent plaquée. C’est
bien mon tour. – Mais du côté que vous me proposez, il n’y a
pas de train après neuf heures. – Hé bien, la belle affaire ! neuf
heures c’est parfait. Et puis il ne faut jamais se laisser arrêter
par les questions du retour. On trouvera toujours une char-
rette, un vélo, à défaut on a ses jambes. – On trouve toujours,
Albertine, comme vous y allez ! Du côté d’Infreville, où les pe-
tites stations de bois sont collées les unes à côtés des autres,
oui. Mais du côté de… ce n’est pas la même chose. – Même de
ce côté-là. Je vous promets de vous ramener sain et sauf. » Je
sentais qu’Albertine renonçait pour moi à quelque chose d’ar-
rangé qu’elle ne voulait pas me dire, et qu’il y avait quelqu’un
qui serait malheureux comme je l’étais. Voyant que ce qu’elle
avait voulu n’était pas possible, puisque je voulais l’accompa-
gner, elle renonçait franchement. Elle savait que ce n’était pas

197
irrémédiable. Car, comme toutes les femmes qui ont plusieurs
choses dans leur existence, elle avait ce point d’appui qui ne
faiblit jamais : le doute et la jalousie. Certes elle ne cherchait
pas à les exciter, au contraire. Mais les amoureux sont si soup-
çonneux qu’ils flairent tout de suite le mensonge. De sorte
qu’Albertine n’était pas mieux qu’une autre, savait par expé-
rience (sans deviner le moins du monde qu’elle le devait à la ja-
lousie) qu’elle était toujours sûre de retrouver les gens qu’elle
avait plaqués un soir. La personne inconnue qu’elle lâchait
pour moi souffrirait, l’en aimerait davantage (Albertine ne sa-
vait pas que c’était pour cela), et, pour ne pas continuer à souf-
frir, reviendrait de soi-même vers elle, comme j’aurais fait.
Mais je ne voulais ni faire de la peine, ni me fatiguer, ni entrer
dans la voie terrible des investigations, de la surveillance mul-
tiforme, innombrable. « Non, Albertine, je ne veux pas gâter
votre plaisir, allez chez votre dame d’Infreville, ou enfin chez la
personne dont elle est le porte-nom, cela m’est égal. La vraie
raison pour laquelle je ne vais pas avec vous, c’est que vous ne
le désirez pas, que la promenade que vous feriez avec moi n’est
pas celle que vous vouliez faire, la preuve en est que vous vous
êtes contredite plus de cinq fois sans vous en apercevoir. » La
pauvre Albertine craignit que ses contradictions, qu’elle n’avait
pas aperçues, eussent été plus graves. Ne sachant pas exacte-
ment les mensonges qu’elle avait faits : « C’est très possible
que je me sois contredite. L’air de la mer m’ôte tout raisonne-
ment. Je dis tout le temps les noms les uns pour les autres. » Et
(ce qui me prouva qu’elle n’aurait pas eu besoin, maintenant,
de beaucoup de douces affirmations pour que je la crusse) je
ressentis la souffrance d’une blessure en entendant cet aveu
de ce que je n’avais que faiblement supposé. « Hé bien, c’est
entendu, je pars, dit-elle d’un ton tragique, non sans regarder
l’heure afin de voir si elle n’était pas en retard pour l’autre,
maintenant que je lui fournissais le prétexte de ne pas passer
la soirée avec moi. Vous êtes trop méchant. Je change tout
pour passer une bonne soirée avec vous et c’est vous qui ne
voulez pas, et vous m’accusez de mensonge. Jamais je ne vous
avais encore vu si cruel. La mer sera mon tombeau. Je ne vous
reverrai jamais. (Mon cœur battit à ces mots, bien que je fusse
sûr qu’elle reviendrait le lendemain, ce qui arriva.) Je me noie-
rai, je me jetterai à l’eau. – Comme Sapho. – Encore une insulte

198
de plus ; vous n’avez pas seulement des doutes sur ce que je
dis mais sur ce que je fais. – Mais, mon petit, je ne mettais au-
cune intention, je vous le jure, vous savez que Sapho s’est pré-
cipitée dans la mer. – Si, si, vous n’avez aucune confiance en
moi. » Elle vit qu’il était moins vingt à la pendule ; elle craignit
de rater ce qu’elle avait à faire, et, choisissant l’adieu le plus
bref (dont elle s’excusa, du reste, en me venant voir le lende-
main ; probablement, ce lendemain-là, l’autre personne n’était
pas libre), elle s’enfuit au pas de course en criant : « Adieu
pour jamais », d’un air désolé. Et peut-être était-elle désolée.
Car sachant ce qu’elle faisait en ce moment mieux que moi,
plus sévère et plus indulgente à la fois à elle-même que je
n’étais pour elle, peut-être avait-elle tout de même un doute
que je ne voudrais plus la recevoir après la façon dont elle
m’avait quitté. Or, je crois qu’elle tenait à moi, au point que
l’autre personne était plus jalouse que moi-même.
Quelques jours après, à Balbec, comme nous étions dans la
salle de danse du Casino, entrèrent la sœur et la cousine de
Bloch, devenues l’une et l’autre fort jolies, mais que je ne sa-
luais plus à cause de mes amies, parce que la plus jeune, la
cousine, vivait, au su de tout le monde, avec l’actrice dont elle
avait fait la connaissance pendant mon premier séjour. Andrée,
sur une allusion qu’on fit à mi-voix à cela, me dit : « Oh ! là-
dessus je suis comme Albertine, il n’y a rien qui nous fasse hor-
reur à toutes les deux comme cela. » Quant à Albertine, se met-
tant à causer avec moi sur le canapé où nous étions assis, elle
avait tourné le dos aux deux jeunes filles de mauvais genre. Et
pourtant j’avais remarqué qu’avant ce mouvement, au moment
où étaient apparues Mlle Bloch et sa cousine, avait passé dans
les yeux de mon amie cette attention brusque et profonde qui
donnait parfois au visage de l’espiègle jeune fille un air sé-
rieux, même grave, et la laissait triste après. Mais Albertine
avait aussitôt détourné vers moi ses regards restés pourtant
singulièrement immobiles et rêveurs. Mlle Bloch et sa cousine
ayant fini par s’en aller après avoir ri très fort et poussé des
cris peu convenables, je demandai à Albertine si la petite
blonde (celle qui était l’amie de l’actrice) n’était pas la même
qui, la veille, avait eu le prix dans la course pour les voitures
de fleurs. « Ah ! je ne sais pas, dit Albertine, est-ce qu’il y en a
une qui est blonde ? Je vous dirai qu’elles ne m’intéressent pas

199
beaucoup, je ne les ai jamais regardées. Est-ce qu’il y en a une
qui est blonde ? » demanda-t-elle d’un air interrogateur et dé-
taché à ses trois amies. S’appliquant à des personnes qu’Alber-
tine rencontrait tous les jours sur la digue, cette ignorance me
parut bien excessive pour ne pas être feinte. « Elles n’ont pas
l’air de nous regarder beaucoup non plus, dis-je à Albertine,
peut-être dans l’hypothèse, que je n’envisageais pourtant pas
d’une façon consciente, où Albertine eût aimé les femmes, de
lui ôter tout regret en lui montrant qu’elle n’avait pas attiré
l’attention de celles-ci, et que d’une façon générale il n’est pas
d’usage, même pour les plus vicieuses, de se soucier des
jeunes filles qu’elles ne connaissent pas. – Elles ne nous ont
pas regardées ? me répondit étourdiment Albertine. Elles n’ont
pas fait autre chose tout le temps. – Mais vous ne pouvez pas le
savoir, lui dis-je, vous leur tourniez le dos. – Eh bien, et cela ? »
me répondit-elle en me montrant, encastrée dans le mur en
face de nous, une grande glace que je n’avais pas remarquée,
et sur laquelle je comprenais maintenant que mon amie, tout
en me parlant, n’avait pas cessé de fixer ses beaux yeux rem-
plis de préoccupation.
À partir du jour où Cottard fut entré avec moi dans le petit
casino d’Incarville, sans partager l’opinion qu’il avait émise, Al-
bertine ne me sembla plus la même ; sa vue me causait de la
colère. Moi-même j’avais changé tout autant qu’elle me sem-
blait autre. J’avais cessé de lui vouloir du bien ; en sa présence,
hors de sa présence quand cela pouvait lui être répété, je par-
lais d’elle de la façon la plus blessante. Il y avait des trêves ce-
pendant. Un jour j’apprenais qu’Albertine et Andrée avaient ac-
cepté toutes deux une invitation chez Elstir. Ne doutant pas
que ce fût en considération de ce qu’elles pourraient, pendant
le retour, s’amuser, comme des pensionnaires, à contrefaire les
jeunes filles qui ont mauvais genre, et y trouver un plaisir in-
avoué de vierges qui me serrait le cœur, sans m’annoncer,
pour les gêner et priver Albertine du plaisir sur lequel elle
comptait, j’arrivai à l’improviste chez Elstir. Mais je n’y trouvai
qu’Andrée. Albertine avait choisi un autre jour où sa tante de-
vait y aller. Alors je me disais que Cottard avait dû se tromper ;
l’impression favorable que m’avait produite la présence d’An-
drée sans son amie se prolongeait et entretenait en moi des
dispositions plus douces à l’égard d’Albertine. Mais elles ne

200
duraient pas plus longtemps que la fragile bonne santé de ces
personnes délicates sujettes à des mieux passagers, et qu’un
rien suffit à faire retomber malades. Albertine incitait Andrée à
des jeux qui, sans aller bien loin, n’étaient peut-être pas tout à
fait innocents ; souffrant de ce soupçon, je finissais par l’éloi-
gner. À peine j’en étais guéri qu’il renaissait sous une autre
forme. Je venais de voir Andrée, dans un de ces mouvements
gracieux qui lui étaient particuliers, poser câlinement sa tête
sur l’épaule d’Albertine, l’embrasser dans le cou en fermant à
demi les yeux ; ou bien elles avaient échangé un coup d’œil ;
une parole avait échappé à quelqu’un qui les avait vues seules
ensemble et allant se baigner, petits riens tels qu’il en flotte
d’une façon habituelle dans l’atmosphère ambiante où la plu-
part des gens les absorbent toute la journée sans que leur san-
té en souffre ou que leur humeur s’en altère, mais qui sont
morbides et générateurs de souffrances nouvelles pour un être
prédisposé. Parfois même, sans que j’eusse revu Albertine,
sans que personne m’eût parlé d’elle, je retrouvais dans ma
mémoire une pose d’Albertine auprès de Gisèle et qui m’avait
paru innocente alors ; elle suffisait maintenant pour détruire le
calme que j’avais pu retrouver, je n’avais même plus besoin
d’aller respirer au dehors des germes dangereux, je m’étais,
comme aurait dit Cottard, intoxiqué moi-même. Je pensais
alors à tout ce que j’avais appris de l’amour de Swann pour
Odette, de la façon dont Swann avait été joué toute sa vie. Au
fond, si je veux y penser, l’hypothèse qui me fit peu à peu
construire tout le caractère d’Albertine et interpréter doulou-
reusement chaque moment d’une vie que je ne pouvais pas
contrôler entière, ce fut le souvenir, l’idée fixe du caractère de
Mme Swann, tel qu’on m’avait raconté qu’il était. Ces récits
contribuèrent à faire que, dans l’avenir, mon imagination fai-
sait le jeu de supposer qu’Albertine aurait pu, au lieu d’être
une jeune fille bonne, avoir la même immoralité, la même fa-
culté de tromperie qu’une ancienne grue, et je pensais à toutes
les souffrances qui m’auraient attendu dans ce cas si j’avais ja-
mais dû l’aimer.
Un jour, devant le Grand-Hôtel où nous étions réunis sur la
digue, je venais d’adresser à Albertine les paroles les plus
dures et les plus humiliantes, et Rosemonde disait : « Ah ! ce
que vous êtes changé tout de même pour elle, autrefois il n’y

201
en avait que pour elle, c’était elle qui tenait la corde, mainte-
nant elle n’est plus bonne à donner à manger aux chiens. »
J’étais en train, pour faire ressortir davantage encore mon atti-
tude à l’égard d’Albertine, d’adresser toutes les amabilités pos-
sibles à Andrée qui, si elle était atteinte du même vice, me
semblait plus excusable parce qu’elle était souffrante et neu-
rasthénique, quand nous vîmes déboucher au petit trot de ses
deux chevaux, dans la rue perpendiculaire à la digue à l’angle
de laquelle nous nous tenions, la calèche de Mme de Cambre-
mer. Le premier président qui, à ce moment, s’avançait vers
nous, s’écarta d’un bond, quand il reconnut la voiture, pour ne
pas être vu dans notre société ; puis, quand il pensa que les re-
gards de la marquise allaient pouvoir croiser les siens, s’inclina
en lançant un immense coup de chapeau. Mais la voiture, au
lieu de continuer, comme il semblait probable, par la rue de la
Mer, disparut derrière l’entrée de l’hôtel. Il y avait bien dix mi-
nutes de cela lorsque le lift, tout essoufflé, vint me prévenir :
« C’est la marquise de Camembert qui vient n’ici pour voir
Monsieur. Je suis monté à la chambre, j’ai cherché au salon de
lecture, je ne pouvais pas trouver Monsieur. Heureusement
que j’ai eu l’idée de regarder sur la plage. » Il finissait à peine
son récit que, suivie de sa belle-fille et d’un monsieur très céré-
monieux, s’avança vers moi la marquise, arrivant probable-
ment d’une matinée ou d’un thé dans le voisinage et toute voû-
tée sous le poids moins de la vieillesse que de la foule d’objets
de luxe dont elle croyait plus aimable et plus digne de son rang
d’être recouverte afin de paraître le plus « habillé » possible
aux gens qu’elle venait voir. C’était, en somme, à l’hôtel, ce
« débarquage » des Cambremer que ma grand’mère redoutait
si fort autrefois quand elle voulait qu’on laissât ignorer à Le-
grandin que nous irions peut-être à Balbec. Alors maman riait
des craintes inspirées par un événement qu’elle jugeait impos-
sible. Voici qu’enfin il se produisait pourtant, mais par d’autres
voies et sans que Legrandin y fût pour quelque chose. « Est-ce
que je peux rester, si je ne vous dérange pas, me demanda Al-
bertine (dans les yeux de qui restaient, amenées par les choses
cruelles que je venais de lui dire, quelques larmes que je re-
marquai sans paraître les voir, mais non sans en être réjoui),
j’aurais quelque chose à vous dire. » Un chapeau à plumes,
surmonté lui-même d’une épingle de saphir, était posé

202
n’importe comment sur la perruque de Mme de Cambremer,
comme un insigne dont l’exhibition est nécessaire, mais suffi-
sante, la place indifférente, l’élégance conventionnelle, et l’im-
mobilité inutile. Malgré la chaleur, la bonne dame avait revêtu
un mantelet de jais pareil à une dalmatique, par-dessus lequel
pendait une étole d’hermine dont le port semblait en relation
non avec la température et la saison, mais avec le caractère de
la cérémonie. Et sur la poitrine de Mme de Cambremer un tortil
de baronne relié à une chaînette pendait à la façon d’une croix
pectorale. Le Monsieur était un célèbre avocat de Paris, de fa-
mille nobiliaire, qui était venu passer trois jours chez les Cam-
bremer. C’était un de ces hommes à qui leur expérience profes-
sionnelle consommée fait un peu mépriser leur profession et
qui disent par exemple : « Je sais que je plaide bien, aussi cela
ne m’amuse plus de plaider », ou : « Cela ne m’intéresse plus
d’opérer ; je sais que j’opère bien. » Intelligents, artistes, ils
voient autour de leur maturité, fortement rentée par le succès,
briller cette « intelligence », cette nature d’« artiste » que
leurs confrères leur reconnaissent et qui leur confère un à-peu-
près de goût et de discernement. Ils se prennent de passion
pour la peinture non d’un grand artiste, mais d’un artiste ce-
pendant très distingué, et à l’achat des œuvres duquel ils em-
ploient les gros revenus que leur procure leur carrière. Le Si-
daner était l’artiste élu par l’ami des Cambremer, lequel était,
du reste, très agréable. Il parlait bien des livres, mais non de
ceux des vrais maîtres, de ceux qui se sont maîtrisés. Le seul
défaut gênant qu’offrît cet amateur était qu’il employait cer-
taines expressions toutes faites d’une façon constante, par
exemple : « en majeure partie », ce qui donnait à ce dont il
voulait parler quelque chose d’important et d’incomplet. Mme
de Cambremer avait profité, me dit-elle, d’une matinée que des
amis à elle avaient donnée ce jour-là à côté de Balbec, pour ve-
nir me voir, comme elle l’avait promis à Robert de Saint-Loup.
« Vous savez qu’il doit bientôt venir passer quelques jours dans
le pays. Son oncle Charlus y est en villégiature chez sa belle-
sœur, la duchesse de Luxembourg, et M. de Saint-Loup profite-
ra de l’occasion pour aller à la fois dire bonjour à sa tante et
revoir son ancien régiment, où il est très aimé, très estimé.
Nous recevons souvent des officiers qui nous parlent tous de
lui avec des éloges infinis. Comme ce serait gentil si vous nous

203
faisiez le plaisir de venir tous les deux à Féterne. » Je lui pré-
sentai Albertine et ses amies. Mme de Cambremer nous nomma
à sa belle-fille. Celle-ci, qui se montrait glaciale avec les petits
nobliaux que le voisinage de Féterne la forçait à fréquenter, si
pleine de réserve de crainte de se compromettre, me tendit au
contraire la main avec un sourire rayonnant, mise comme elle
était en sûreté et en joie devant un ami de Robert de Saint-
Loup et que celui-ci, gardant plus de finesse mondaine qu’il ne
voulait le laisser voir, lui avait dit très lié avec les Guermantes.
Telle, au rebours de sa belle-mère, Mme de Cambremer avait-
elle deux politesses infiniment différentes. C’est tout au plus la
première, sèche, insupportable, qu’elle m’eût concédée si je
l’avais connue par son frère Legrandin. Mais pour un ami des
Guermantes elle n’avait pas assez de sourires. La pièce la plus
commode de l’hôtel pour recevoir était le salon de lecture, ce
lieu jadis si terrible où maintenant j’entrais dix fois par jour,
ressortant librement, en maître, comme ces fous peu atteints
et depuis si longtemps pensionnaires d’un asile que le médecin
leur en a confié la clef. Aussi offris-je à Mme de Cambremer de
l’y conduire. Et comme ce salon ne m’inspirait plus de timidité
et ne m’offrait plus de charme parce que le visage des choses
change pour nous comme celui des personnes, c’est sans
trouble que je lui fis cette proposition. Mais elle la refusa, pré-
férant rester dehors, et nous nous assîmes en plein air, sur la
terrasse de l’hôtel. J’y trouvai et recueillis un volume de Mme
de Sévigné que maman n’avait pas eu le temps d’emporter
dans sa fuite précipitée, quand elle avait appris qu’il arrivait
des visites pour moi. Autant que ma grand’mère elle redoutait
ces invasions d’étrangers et, par peur de ne plus pouvoir
s’échapper si elle se laissait cerner, elle se sauvait avec une ra-
pidité qui nous faisait toujours, à mon père et à moi, nous mo-
quer d’elle. Mme de Cambremer tenait à la main, avec la crosse
d’une ombrelle, plusieurs sacs brodés, un vide-poche, une
bourse en or d’où pendaient des fils de grenats, et un mouchoir
en dentelle. Il me semblait qu’il lui eût été plus commode de
les poser sur une chaise ; mais je sentais qu’il eût été inconve-
nant et inutile de lui demander d’abandonner les ornements de
sa tournée pastorale et de son sacerdoce mondain. Nous regar-
dions la mer calme où des mouettes éparses flottaient comme
des corolles blanches. À cause du niveau de simple « médium »

204
où nous abaisse la conversation mondaine, et aussi notre désir
de plaire non à l’aide de nos qualités ignorées de nous-mêmes,
mais de ce que nous croyons devoir être prisé par ceux qui
sont avec nous, je me mis instinctivement à parler à Mme de
Cambremer, née Legrandin, de la façon qu’eut pu faire son
frère. « Elles ont, dis-je, en parlant des mouettes, une immobili-
té et une blancheur de nymphéas. » Et en effet elles avaient
l’air d’offrir un but inerte aux petits flots qui les ballottaient au
point que ceux-ci, par contraste, semblaient, dans leur pour-
suite, animés d’une intention, prendre de la vie. La marquise
douairière ne se lassait pas de célébrer la superbe vue de la
mer que nous avions à Balbec, et m’enviait, elle qui de la Ras-
pelière (qu’elle n’habitait du reste pas cette année) ne voyait
les flots que de si loin. Elle avait deux singulières habitudes qui
tenaient à la fois à son amour exalté pour les arts (surtout pour
la musique) et à son insuffisance dentaire. Chaque fois qu’elle
parlait esthétique, ses glandes salivaires, comme celles de cer-
tains animaux au moment du rut, entraient dans une phase
d’hypersécrétion telle que la bouche édentée de la vieille dame
laissait passer, au coin des lèvres légèrement moustachues,
quelques gouttes dont ce n’était pas la place. Aussitôt elle les
ravalait avec un grand soupir, comme quelqu’un qui reprend sa
respiration. Enfin, s’il s’agissait d’une trop grande beauté mu-
sicale, dans son enthousiasme elle levait les bras et proférait
quelques jugements sommaires, énergiquement mastiqués et
au besoin venant du nez. Or je n’avais jamais songé que la vul-
gaire plage de Balbec pût offrir en effet une « vue de mer », et
les simples paroles de Mme de Cambremer changeaient mes
idées à cet égard. En revanche, et je le lui dis, j’avais toujours
entendu célébrer le coup d’œil unique de la Raspelière, située
au faîte de la colline et où, dans un grand salon à deux chemi-
nées, toute une rangée de fenêtres regarde, au bout des jar-
dins, entre les feuillages, la mer jusqu’au delà de Balbec, et
l’autre rangée, la vallée. « Comme vous êtes aimable et comme
c’est bien dit : la mer entre les feuillages. C’est ravissant, on
dirait… un éventail. » Et je sentis à une respiration profonde
destinée à rattraper la salive et à assécher la moustache, que
le compliment était sincère. Mais la marquise, née Legrandin,
resta froide pour témoigner de son dédain non pas pour mes
paroles mais pour celles de sa belle-mère. D’ailleurs elle ne

205
méprisait pas seulement l’intelligence de celle-ci, mais déplo-
rait son amabilité, craignant toujours que les gens n’eussent
pas une idée suffisante des Cambremer. « Et comme le nom est
joli, dis-je. On aimerait savoir l’origine de tous ces noms-là. –
Pour celui-là je peux vous le dire, me répondit avec douceur la
vieille dame. C’est une demeure de famille, de ma grand’mère
Arrachepel, ce n’est pas une famille illustre, mais c’est une
bonne et très ancienne famille de province. – Comment, pas
illustre ? interrompit sèchement sa belle-fille. Tout un vitrail de
la cathédrale de Bayeux est rempli par ses armes, et la princi-
pale église d’Avranches contient leurs monuments funéraires.
Si ces vieux noms vous amusent, ajouta-t-elle, vous venez un an
trop tard. Nous avions fait nommer à la cure de Criquetot, mal-
gré toutes les difficultés qu’il y a à changer de diocèse, le
doyen d’un pays où j’ai personnellement des terres, fort loin
d’ici, à Combray, où le bon prêtre se sentait devenir neurasthé-
nique. Malheureusement l’air de la mer n’a pas réussi à son
grand âge ; sa neurasthénie s’est augmentée et il est retourné
à Combray. Mais il s’est amusé, pendant qu’il était notre voi-
sin, à aller consulter toutes les vieilles chartes, et il a fait une
petite brochure assez curieuse sur les noms de la région. Cela
l’a d’ailleurs mis en goût, car il paraît qu’il occupe ses der-
nières années à écrire un grand ouvrage sur Combray et ses
environs. Je vais vous envoyer sa brochure sur les environs de
Féterne. C’est un vrai travail de Bénédictin. Vous y lirez des
choses très intéressantes sur notre vieille Raspelière dont ma
belle-mère parle beaucoup trop modestement. – En tout cas,
cette année, répondit Mme de Cambremer douairière, la Raspe-
lière n’est plus nôtre et ne m’appartient pas. Mais on sent que
vous avez une nature de peintre ; vous devriez dessiner, et j’ai-
merais tant vous montrer Féterne qui est bien mieux que la
Raspelière. » Car depuis que les Cambremer avaient loué cette
dernière demeure aux Verdurin, sa position dominante avait
brusquement cessé de leur apparaître ce qu’elle avait été pour
eux pendant tant d’années, c’est-à-dire donnant l’avantage,
unique dans le pays, d’avoir vue à la fois sur la mer et sur la
vallée, et en revanche leur avait présenté tout à coup – et après
coup – l’inconvénient qu’il fallait toujours monter et descendre
pour y arriver et en sortir. Bref, on eût cru que si Mme de Cam-
bremer l’avait louée, c’était moins pour accroître ses revenus

206
que pour reposer ses chevaux. Et elle se disait ravie de pouvoir
enfin posséder tout le temps la mer de si près, à Féterne, elle
qui pendant si longtemps, oubliant les deux mois qu’elle y pas-
sait, ne l’avait vue que d’en haut et comme dans un panorama.
« Je la découvre à mon âge, disait-elle, et comme j’en jouis ! Ça
me fait un bien ! Je louerais la Raspelière pour rien afin d’être
contrainte d’habiter Féterne. »
– Pour revenir à des sujets plus intéressants, reprit la sœur
de Legrandin qui disait : « Ma mère » à la vieille marquise,
mais, avec les années, avait pris des façons insolentes avec
elle, vous parliez de nymphéas : je pense que vous connaissez
ceux que Claude Monet a peints. Quel génie ! Cela m’intéresse
d’autant plus qu’auprès de Combray, cet endroit où je vous ai
dit que j’avais des terres… Mais elle préféra ne pas trop parler
de Combray. « Ah ! c’est sûrement la série dont nous a parlé
Elstir, le plus grand des peintres contemporains, s’écria Alber-
tine qui n’avait rien dit jusque-là. – Ah ! on voit que Mademoi-
selle aime les arts, s’écria Mme de Cambremer qui, en poussant
une respiration profonde, résorba un jet de salive. – Vous me
permettrez de lui préférer Le Sidaner, Mademoiselle », dit
l’avocat en souriant d’un air connaisseur. Et, comme il avait
goûté, ou vu goûter, autrefois certaines « audaces » d’Elstir, il
ajouta : « Elstir était doué, il a même fait presque partie de
l’avant-garde, mais je ne sais pas pourquoi il a cessé de suivre,
il a gâché sa vie. » Mme de Cambremer donna raison à l’avocat
en ce qui concernait Elstir, mais, au grand chagrin de son invi-
té, égala Monet à Le Sidaner. On ne peut pas dire qu’elle fût
bête ; elle débordait d’une intelligence que je sentais m’être
entièrement inutile. Justement, le soleil s’abaissant, les
mouettes étaient maintenant jaunes, comme les nymphéas
dans une autre toile de cette même série de Monet. Je dis que
je la connaissais et (continuant à imiter le langage, du frère,
dont je n’avais pas encore osé citer le nom) j’ajoutai qu’il était
malheureux qu’elle n’eût pas eu plutôt l’idée de venir la veille,
car à la même heure, c’est une lumière de Poussin qu’elle eût
pu admirer. Devant un hobereau normand inconnu des Guer-
mantes et qui lui eût dit qu’elle eût dû venir la veille, Mme de
Cambremer-Legrandin se fût sans doute redressée d’un air of-
fensé. Mais j’aurais pu être bien plus familier encore qu’elle
n’eût été que douceur moelleuse et florissante ; je pouvais,

207
dans la chaleur de cette belle fin d’après-midi, butiner à mon
gré dans le gros gâteau de miel que Mme de Cambremer était
si rarement et qui remplaça les petits fours que je n’eus pas
l’idée d’offrir. Mais le nom de Poussin, sans altérer l’aménité
de la femme du monde, souleva les protestations de la dilet-
tante. En entendant ce nom, à six reprises que ne séparait
presque aucun intervalle, elle eut ce petit claquement de la
langue contre les lèvres qui sert à signifier à un enfant qui est
en train de faire une bêtise, à la fois un blâme d’avoir commen-
cé et l’interdiction de poursuivre. « Au nom du ciel, après un
peintre comme Monet, qui est tout bonnement un génie, n’allez
pas nommer un vieux poncif sans talent comme Poussin. Je
vous dirai tout nûment que je le trouve le plus barbifiant des
raseurs. Qu’est-ce que vous voulez, je ne peux pourtant pas ap-
peler cela de la peinture. Monet, Degas, Manet, oui, voilà des
peintres ! C’est très curieux, ajouta-t-elle, en fixant un regard
scrutateur et ravi sur un point vague de l’espace, où elle aper-
cevait sa propre pensée, c’est très curieux, autrefois je préfé-
rais Manet. Maintenant, j’admire toujours Manet, c’est enten-
du, mais je crois que je lui préfère peut-être encore Monet.
Ah ! les cathédrales ! » Elle mettait autant de scrupules que de
complaisance à me renseigner sur l’évolution qu’avait suivie
son goût. Et on sentait que les phases par lesquelles avait pas-
sé ce goût n’étaient pas, selon elle, moins importantes que les
différentes manières de Monet lui-même. Je n’avais pas, du
reste, à être flatté qu’elle me fît confidence de ses admirations,
car, même devant la provinciale la plus bornée, elle ne pouvait
pas rester cinq minutes sans éprouver le besoin de les confes-
ser. Quand une dame noble d’Avranches, laquelle n’eût pas été
capable de distinguer Mozart de Wagner, disait devant Ma-
dame de Cambremer : « Nous n’avons pas eu de nouveauté in-
téressante pendant notre séjour à Paris, nous avons été une
fois à l’Opéra-Comique, on donnait Pelléas et Mélisande, c’est
affreux », Mme de Cambremer non seulement bouillait mais
éprouvait le besoin de s’écrier : « Mais au contraire, c’est un
petit chef-d’œuvre », et de « discuter ». C’était peut-être une
habitude de Combray, prise auprès des sœurs de ma
grand’mère qui appelaient cela : « Combattre pour la bonne
cause », et qui aimaient les dîners où elles savaient, toutes les
semaines, qu’elles auraient à défendre leurs dieux contre des

208
Philistins. Telle Mme de Cambremer aimait à se « fouetter le
sang » en se « chamaillant » sur l’art, comme d’autres sur la
politique. Elle prenait le parti de Debussy comme elle aurait
fait celui d’une de ses amies dont on eût incriminé la conduite.
Elle devait pourtant bien comprendre qu’en disant : « Mais
non, c’est un petit chef-d’œuvre », elle ne pouvait pas improvi-
ser, chez la personne qu’elle remettait à sa place, toute la pro-
gression de culture artistique au terme de laquelle elles
fussent tombées d’accord sans avoir besoin de discuter. « Il
faudra que je demande à Le Sidaner ce qu’il pense de Poussin,
me dit l’avocat. C’est un renfermé, un silencieux, mais je saurai
bien lui tirer les vers du nez. »
– Du reste, continua Mme de Cambremer, j’ai horreur des
couchers de soleil, c’est romantique, c’est opéra. C’est pour ce-
la que je déteste la maison de ma belle-mère, avec ses plantes
du Midi. Vous verrez, ça a l’air d’un parc de Monte-Carlo. C’est
pour cela que j’aime mieux votre rive. C’est plus triste, plus
sincère ; il y a un petit chemin d’où on ne voit pas la mer. Les
jours de pluie, il n’y a que de la boue, c’est tout un monde.
C’est comme à Venise, je déteste le Grand Canal et je ne
connais rien de touchant comme les petites ruelles. Du reste
c’est une question d’ambiance.
– Mais, lui dis-je, sentant que la seule manière de réhabiliter
Poussin aux yeux de Mme de Cambremer c’était d’apprendre à
celle-ci qu’il était redevenu à la mode, M. Degas assure qu’il ne
connaît rien de plus beau que les Poussin de Chantilly. –
Ouais ? Je ne connais pas ceux de Chantilly, me dit Mme de
Cambremer, qui ne voulait pas être d’un autre avis que Degas,
mais je peux parler de ceux du Louvre qui sont des horreurs. –
Il les admire aussi énormément. – Il faudra que je les revoie.
Tout cela est un peu ancien dans ma tête, répondit-elle après
un instant de silence et comme si le jugement favorable qu’elle
allait certainement bientôt porter sur Poussin devait dépendre,
non de la nouvelle que je venais de lui communiquer, mais de
l’examen supplémentaire, et cette fois définitif, qu’elle comp-
tait faire subir aux Poussin du Louvre pour avoir la faculté de
se déjuger.
Me contentant de ce qui était un commencement de rétracta-
tion, puisque, si elle n’admirait pas encore les Poussin, elle
s’ajournait pour une seconde délibération, pour ne pas la

209
laisser plus longtemps à la torture je dis à sa belle-mère com-
bien on m’avait parlé des fleurs admirables de Féterne. Modes-
tement elle parla du petit jardin de curé qu’elle avait derrière
et où le matin, en poussant une porte, elle allait en robe de
chambre donner à manger à ses paons, chercher les œufs pon-
dus, et cueillir des zinnias ou des roses qui, sur le chemin de
table, faisant aux œufs à la crème ou aux fritures une bordure
de fleurs, lui rappelaient ses allées. « C’est vrai que nous avons
beaucoup de roses, me dit-elle, notre roseraie est presque un
peu trop près de la maison d’habitation, il y a des jours où cela
me fait mal à la tête. C’est plus agréable de la terrasse de la
Raspelière où le vent apporte l’odeur des roses, mais déjà
moins entêtante. » Je me tournai vers la belle-fille : « C’est tout
à fait Pelléas, lui dis-je, pour contenter son goût de moder-
nisme, cette odeur de roses montant jusqu’aux terrasses. Elle
est si forte, dans la partition, que, comme j’ai le hay-fever et la
rose-fever, elle me faisait éternuer chaque fois que j’entendais
cette scène. »
« Quel chef-d’œuvre que Pelléas ! s’écria Mme de Cambre-
mer, j’en suis férue » ; et s’approchant de moi avec les gestes
d’une femme sauvage qui aurait voulu me faire des agaceries,
s’aidant des doigts pour piquer les notes imaginaires, elle se
mit à fredonner quelque chose que je supposai être pour elle
les adieux de Pelléas, et continua avec une véhémente insis-
tance comme s’il avait été d’importance que Mme de Cambre-
mer me rappelât en ce moment cette scène, ou peut-être plutôt
me montrât qu’elle se la rappelait. « Je crois que c’est encore
plus beau que Parsifal, ajouta-t-elle, parce que dans Parsifal il
s’ajoute aux plus grandes beautés un certain halo de phrases
mélodiques, donc caduques puisque mélodiques. – Je sais que
vous êtes une grande musicienne, Madame, dis-je à la douai-
rière. J’aimerais beaucoup vous entendre. » Mme de
Cambremer-Legrandin regarda la mer pour ne pas prendre
part à la conversation. Considérant que ce qu’aimait sa belle-
mère n’était pas de la musique, elle considérait le talent, pré-
tendu selon elle, et des plus remarquables en réalité, qu’on lui
reconnaissait comme une virtuosité sans intérêt. Il est vrai que
la seule élève encore vivante de Chopin déclarait avec raison
que la manière de jouer, le « sentiment », du Maître, ne s’était
transmis, à travers elle, qu’à Mme de Cambremer ; mais jouer

210
comme Chopin était loin d’être une référence pour la sœur de
Legrandin, laquelle ne méprisait personne autant que le musi-
cien polonais. « Oh ! elles s’envolent, s’écria Albertine en me
montrant les mouettes qui, se débarrassant pour un instant de
leur incognito de fleurs, montaient toutes ensemble vers le so-
leil. – Leurs ailes de géants les empêchent de marcher, dit Mme
de Cambremer, confondant les mouettes avec les albatros. – Je
les aime beaucoup, j’en voyais à Amsterdam, dit Albertine.
Elles sentent la mer, elles viennent la humer même à travers
les pierres des rues. – Ah ! vous avez été en Hollande, vous
connaissez les Ver Meer ? » demanda impérieusement Mme de
Cambremer et du ton dont elle aurait dit : « Vous connaissez
les Guermantes ? », car le snobisme en changeant d’objet ne
change pas d’accent. Albertine répondit non : elle croyait que
c’étaient des gens vivants. Mais il n’y parut pas. « Je serais très
heureuse de vous faire de la musique, me dit Mme de Cambre-
mer. Mais, vous savez, je ne joue que des choses qui n’inté-
ressent plus votre génération. J’ai été élevée dans le culte de
Chopin », dit-elle à voix basse, car elle redoutait sa belle-fille et
savait que celle-ci, considérant que Chopin n’était pas de la
musique, le bien jouer ou le mal jouer étaient des expressions
dénuées de sens. Elle reconnaissait que sa belle-mère avait du
mécanisme, perlait les traits. « Jamais on ne me fera dire
qu’elle est musicienne », concluait Mme de Cambremer-Legran-
din. Parce qu’elle se croyait « avancée » et (en art seulement)
« jamais assez à gauche », disait-elle, elle se représentait non
seulement que la musique progresse, mais sur une seule ligne,
et que Debussy était en quelque sorte un sur-Wagner, encore
un peu plus avancé que Wagner. Elle ne se rendait pas compte
que si Debussy n’était pas aussi indépendant de Wagner
qu’elle-même devait le croire dans quelques années, parce
qu’on se sert tout de même des armes conquises pour achever
de s’affranchir de celui qu’on a momentanément vaincu, il
cherchait cependant, après la satiété qu’on commençait à avoir
des œuvres trop complètes, où tout est exprimé, à contenter un
besoin contraire. Des théories, bien entendu, étayaient momen-
tanément cette réaction, pareilles à celles qui, en politique,
viennent à l’appui des lois contre les congrégations, des
guerres en Orient (enseignement contre nature, péril jaune,
etc., etc.). On disait qu’à une époque de hâte convenait un art

211
rapide, absolument comme on aurait dit que la guerre future
ne pouvait pas durer plus de quinze jours, ou qu’avec les che-
mins de fer seraient délaissés les petits coins chers aux dili-
gences et que l’auto pourtant devait remettre en honneur. On
recommandait de ne pas fatiguer l’attention de l’auditeur,
comme si nous ne disposions pas d’attentions différentes dont
il dépend précisément de l’artiste d’éveiller les plus hautes.
Car ceux qui bâillent de fatigue après dix lignes d’un article
médiocre avaient refait tous les ans le voyage de Bayreuth
pour entendre la Tétralogie. D’ailleurs le jour devait venir où,
pour un temps, Debussy serait déclaré aussi fragile que Masse-
net et les tressautements de Mélisande abaissés au rang de
ceux de Manon. Car les théories et les écoles, comme les mi-
crobes et les globules, s’entre-dévorent et assurent, par leur
lutte, la continuité de la vie. Mais ce temps n’était pas encore
venu.
Comme à la Bourse, quand un mouvement de hausse se pro-
duit, tout un compartiment de valeurs en profitent, un certain
nombre d’auteurs dédaignés bénéficiaient de la réaction, soit
parce qu’ils ne méritaient pas ce dédain, soit simplement – ce
qui permettait de dire une nouveauté en les prônant – parce
qu’ils l’avaient encouru. Et on allait même chercher, dans un
passé isolé, quelques talents indépendants sur la réputation de
qui ne semblait pas devoir influer le mouvement actuel, mais
dont un des maîtres nouveaux passait pour citer le nom avec
faveur. Souvent c’était parce qu’un maître, quel qu’il soit, si ex-
clusive que doive être son école, juge d’après son sentiment
original, rend justice au talent partout où il se trouve, et même
moins qu’au talent, à quelque agréable inspiration qu’il a goû-
tée autrefois, qui se rattache à un moment aimé de son adoles-
cence. D’autres fois parce que certains artistes d’une autre
époque ont, dans un simple morceau, réalisé quelque chose qui
ressemble à ce que le maître peu à peu s’est rendu compte que
lui-même avait voulu faire. Alors il voit en cet ancien comme un
précurseur ; il aime chez lui, sous une tout autre forme, un ef-
fort momentanément, partiellement fraternel. Il y a des mor-
ceaux de Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase de Flau-
bert dans Montesquieu. Et quelquefois aussi ce bruit de la pré-
dilection du Maître était le résultat d’une erreur, née on ne sait
où et colportée dans l’école. Mais le nom cité bénéficiait alors

212
de la firme sous la protection de laquelle il était entré juste à
temps, car s’il y a quelque liberté, un goût vrai, dans le choix
du maître, les écoles, elles, ne se dirigent plus que suivant la
théorie. C’est ainsi que l’esprit, suivant son cours habituel qui
s’avance par digression, en obliquant une fois dans un sens, la
fois suivante dans le sens contraire, avait ramené la lumière
d’en haut sur un certain nombre d’œuvres auxquelles le besoin
de justice, ou de renouvellement, ou le goût de Debussy, ou son
caprice, ou quelque propos qu’il n’avait peut-être pas tenu,
avaient ajouté celles de Chopin. Prônées par les juges en qui
on avait toute confiance, bénéficiant de l’admiration qu’excitait
Pelléas, elles avaient retrouvé un éclat nouveau, et ceux
mêmes qui ne les avaient pas réentendues étaient si désireux
de les aimer qu’ils le faisaient malgré eux, quoique avec l’illu-
sion de la liberté. Mais Mme de Cambremer-Legrandin restait
une partie de l’année en province. Même à Paris, malade, elle
vivait beaucoup dans sa chambre. Il est vrai que l’inconvénient
pouvait surtout s’en faire sentir dans le choix des expressions
que Mme de Cambremer croyait à la mode et qui eussent
convenu plutôt au langage écrit, nuance qu’elle ne discernait
pas, car elle les tenait plus de la lecture que de la
conversation. Celle-ci n’est pas aussi nécessaire pour la
connaissance exacte des opinions que des expressions nou-
velles. Pourtant ce rajeunissement des « nocturnes » n’avait
pas encore été annoncé par la critique. La nouvelle s’en était
transmise seulement par des causeries de « jeunes ». Il restait
ignoré de Mme de Cambremer-Legrandin. Je me fis un plaisir
de lui apprendre, mais en m’adressant pour cela à sa belle-
mère, comme quand, au billard, pour atteindre une boule on
joue par la bande, que Chopin, bien loin d’être démodé, était le
musicien préféré de Debussy. « Tiens, c’est amusant », me dit
en souriant finement la belle-fille, comme si ce n’avait été là
qu’un paradoxe lancé par l’auteur de Pelléas. Néanmoins il
était bien certain maintenant qu’elle n’écouterait plus Chopin
qu’avec respect et même avec plaisir. Aussi mes paroles, qui
venaient de sonner l’heure de la délivrance pour la douairière,
mirent-elles dans sa figure une expression de gratitude pour
moi, et surtout de joie. Ses yeux brillèrent comme ceux de La-
tude dans la pièce appelée Latude ou Trente-cinq ans de capti-
vité et sa poitrine huma l’air de la mer avec cette dilatation

213
que Beethoven a si bien marquée dans Fidelio, quand ses pri-
sonniers respirent enfin « cet air qui vivifie ». Quant à la douai-
rière, je crus qu’elle allait poser sur ma joue ses lèvres mousta-
chues. « Comment, vous aimez Chopin ? Il aime Chopin, il aime
Chopin », s’écria-t-elle dans un nasonnement passionné ; elle
aurait dit : « Comment, vous connaissez aussi Mme de Franque-
tot ? » avec cette différence que mes relations avec Mme de
Franquetot lui eussent été profondément indifférentes, tandis
que ma connaissance de Chopin la jeta dans une sorte de dé-
lire artistique. L’hyper-sécrétion salivaire ne suffit plus.
N’ayant même pas essayé de comprendre le rôle de Debussy
dans la réinvention de Chopin, elle sentit seulement que mon
jugement était favorable. L’enthousiasme musical la saisit.
« Élodie ! Élodie ! il aime Chopin » ; ses seins se soulevèrent et
elle battit l’air de ses bras. « Ah ! j’avais bien senti que vous
étiez musicien, s’écria-t-elle. Je comprends, artiste comme vous
êtes, que vous aimiez cela. C’est si beau ! » Et sa voix était aus-
si caillouteuse que si, pour m’exprimer son ardeur pour Cho-
pin, elle eût, imitant Démosthène, rempli sa bouche avec tous
les galets de la plage. Enfin le reflux vint, atteignant jusqu’à la
voilette qu’elle n’eut pas le temps de mettre à l’abri et qui fut
transpercée, enfin la marquise essuya avec son mouchoir bro-
dé la bave d’écume dont le souvenir de Chopin venait de trem-
per ses moustaches.
« Mon Dieu, me dit Mme de Cambremer-Legrandin, je crois
que ma belle-mère s’attarde un peu trop, elle oublie que nous
avons à dîner mon oncle de Ch’nouville. Et puis Cancan n’aime
pas attendre. » Cancan me resta incompréhensible, et je pensai
qu’il s’agissait peut-être d’un chien. Mais pour les cousins de
Ch’nouville, voilà. Avec l’âge s’était amorti chez la jeune mar-
quise le plaisir qu’elle avait à prononcer leur nom de cette ma-
nière. Et cependant c’était pour le goûter qu’elle avait jadis dé-
cidé son mariage. Dans d’autres groupes mondains, quand on
parlait des Chenouville, l’habitude était (du moins chaque fois
que la particule était précédée d’un nom finissant par une
voyelle, car dans le cas contraire on était bien obligé de
prendre appui sur le de, la langue se refusant à prononcer Ma-
dam’ d’ Ch’nonceaux) que ce fût l’e muet de la particule qu’on
sacrifiât. On disait : « Monsieur d’Chenouville ». Chez les Cam-
bremer la tradition était inverse, mais aussi impérieuse. C’était

214
l’e muet de Chenouville que, dans tous les cas, on supprimait.
Que le nom fût précédé de mon cousin ou de ma cousine,
c’était toujours de « Ch’nouville » et jamais de Chenouville.
(Pour le père de ces Chenouville on disait notre oncle, car on
n’était pas assez gratin à Féterne pour prononcer notre
« onk », comme eussent fait les Guermantes, dont le baragouin
voulu, supprimant les consonnes et nationalisant les noms
étrangers, était aussi difficile à comprendre que le vieux fran-
çais ou un moderne patois.) Toute personne qui entrait dans la
famille recevait aussitôt, sur ce point des Ch’nouville, un aver-
tissement dont Mlle Legrandin-Cambremer n’avait pas eu be-
soin. Un jour, en visite, entendant une jeune fille dire : « ma
tante d’Uzai », « mon onk de Rouan », elle n’avait pas reconnu
immédiatement les noms illustres qu’elle avait l’habitude de
prononcer : Uzès et Rohan ; elle avait eu l’étonnement, l’em-
barras et la honte de quelqu’un qui a devant lui à table un ins-
trument nouvellement inventé dont il ne sait pas l’usage et
dont il n’ose pas commencer à manger. Mais, la nuit suivante
et le lendemain, elle avait répété avec ravissement : « ma tante
d’Uzai » avec cette suppression de l’s finale, suppression qui
l’avait stupéfaite la veille, mais qu’il lui semblait maintenant si
vulgaire de ne pas connaître qu’une de ses amies lui ayant par-
lé d’un buste de la duchesse d’Uzès, Mlle Legrandin lui avait
répondu avec mauvaise humeur, et d’un ton hautain : « Vous
pourriez au moins prononcer comme il faut : Mame d’Uzai. »
Dès lors elle avait compris qu’en vertu de la transmutation des
matières consistantes en éléments de plus en plus subtils, la
fortune considérable et si honorablement acquise qu’elle tenait
de son père, l’éducation complète qu’elle avait reçue, son assi-
duité à la Sorbonne, tant aux cours de Caro qu’à ceux de Bru-
netière, et aux concerts Lamoureux, tout cela devait se volatili-
ser, trouver sa sublimation dernière dans le plaisir de dire un
jour : « ma tante d’Uzai ». Il n’excluait pas de son esprit qu’elle
continuerait à fréquenter, au moins dans les premiers temps
qui suivraient son mariage, non pas certaines amies qu’elle ai-
mait et qu’elle était résignée à sacrifier, mais certaines autres
qu’elle n’aimait pas et à qui elle voulait pouvoir dire
(puisqu’elle se marierait pour cela) : « Je vais vous présenter à
ma tante d’Uzai », et quand elle vit que cette alliance était trop
difficile : « Je vais vous présenter à ma tante de Ch’nouville »

215
et : « Je vous ferai dîner avec les Uzai. » Son mariage avec M.
de Cambremer avait procuré à Mlle Legrandin l’occasion de
dire la première de ces phrases mais non la seconde, le monde
que fréquentaient ses beaux-parents n’étant pas celui qu’elle
avait cru et duquel elle continuait à rêver. Aussi, après m’avoir
dit de Saint-Loup (en adoptant pour cela une expression de Ro-
bert, car si, pour causer, j’employais avec elle ces expressions
de Legrandin, par une suggestion inverse elle me répondait
dans le dialecte de Robert, qu’elle ne savait pas emprunté à
Rachel), en rapprochant le pouce de l’index et en fermant à de-
mi les yeux comme si elle regardait quelque chose d’infiniment
délicat qu’elle était parvenue à capter : « Il a une jolie qualité
d’esprit » ; elle fit son éloge avec tant de chaleur qu’on aurait
pu croire qu’elle était amoureuse de lui (on avait d’ailleurs pré-
tendu qu’autrefois, quand il était à Doncières, Robert avait été
son amant), en réalité simplement pour que je le lui répétasse
et pour aboutir à : « Vous êtes très lié avec la duchesse de
Guerrnantes. Je suis souffrante, je ne sors guère, et je sais
qu’elle reste confinée dans un cercle d’amis choisis, ce que je
trouve très bien, aussi je la connais très peu, mais je sais que
c’est une femme absolument supérieure. » Sachant que Mme
de Cambremer la connaissait à peine, et pour me faire aussi
petit qu’elle, je glissai sur ce sujet et répondis à la marquise
que j’avais connu surtout son frère, M. Legrandin. À ce nom,
elle prit le même air évasif que j’avais eu pour Mme de Guer-
mantes, mais en y joignant une expression de mécontentement,
car elle pensa que j’avais dit cela pour humilier non pas moi,
mais elle. Était-elle rongée par le désespoir d’être née Legran-
din ? C’est du moins ce que prétendaient les sœurs et belles-
sœurs de son mari, dames nobles de province qui ne connais-
saient personne et ne savaient rien, jalousaient l’intelligence
de Mme de Cambremer, son instruction, sa fortune, les agré-
ments physiques qu’elle avait eus avant de tomber malade.
« Elle ne pense pas à autre chose, c’est cela qui la tue », di-
saient ces méchantes dès qu’elles parlaient de Mme de Cam-
bremer à n’importe qui, mais de préférence à un roturier, soit,
s’il était fat et stupide, pour donner plus de valeur, par cette
affirmation de ce qu’a de honteux la roture, à l’amabilité
qu’elles marquaient pour lui, soit, s’il était timide et fin et s’ap-
pliquait le propos à soi-même, pour avoir le plaisir, tout en le

216
recevant bien, de lui faire indirectement une insolence. Mais si
ces dames croyaient dire vrai pour leur belle-sœur, elles se
trompaient. Celle-ci souffrait d’autant moins d’être née Legran-
din qu’elle en avait perdu le souvenir. Elle fut froissée que je le
lui rendisse et se tut comme si elle n’avait pas compris, ne ju-
geant pas nécessaire d’apporter une précision, ni même une
confirmation aux miens.
« Nos parents ne sont pas la principale cause de l’écourte-
ment de notre visite, me dit Mme de Cambremer douairière,
qui était probablement plus blasée que sa belle-fille sur le plai-
sir qu’il y a à dire : « Ch’nouville ». Mais, pour ne pas vous fati-
guer de trop de monde, Monsieur, dit-elle en montrant
l’avocat, n’a pas osé faire venir jusqu’ici sa femme et son fils.
Ils se promènent sur la plage en nous attendant et doivent
commencer à s’ennuyer. » Je me les fis désigner exactement et
courus les chercher. La femme avait une figure ronde comme
certaines fleurs de la famille des renonculacées, et au coin de
l’œil un assez large signe végétal. Et les générations des
hommes gardant leurs caractères comme une famille de
plantes, de même que sur la figure flétrie de la mère, le même
signe, qui eût pu aider au classement d’une variété, se gonflait
sous l’œil du fils. Mon empressement auprès de sa femme et de
son fils toucha l’avocat. Il montra de l’intérêt au sujet de mon
séjour à Balbec. « Vous devez vous trouver un peu dépaysé, car
il y a ici, en majeure partie, des étrangers. » Et il me regardait
tout en me parlant, car n’aimant pas les étrangers, bien que
beaucoup fussent de ses clients, il voulait s’assurer que je
n’étais pas hostile à sa xénophobie, auquel cas il eût battu en
retraite en disant : « Naturellement, Mme X… peut être une
femme charmante. C’est une question de principes. » Comme
je n’avais, à cette époque, aucune opinion sur les étrangers, je
ne témoignai pas de désapprobation, il se sentit en terrain sûr.
Il alla jusqu’à me demander de venir un jour chez lui, à Paris,
voir sa collection de Le Sidaner, et d’entraîner avec moi les
Cambremer, avec lesquels il me croyait évidemment intime.
« Je vous inviterai avec Le Sidaner, me dit-il, persuadé que je
ne vivrais plus que dans l’attente de ce jour béni. Vous verrez
quel homme exquis. Et ses tableaux vous enchanteront. Bien
entendu, je ne puis pas rivaliser avec les grands collection-
neurs, mais je crois que c’est moi qui ai le plus grand nombre

217
de ses toiles préférées. Cela vous intéressera d’autant plus, ve-
nant de Balbec, que ce sont des marines, du moins en majeure
partie. » La femme et le fils, pourvus du caractère végétal,
écoutaient avec recueillement. On sentait qu’à Paris leur hôtel
était une sorte de temple du Le Sidaner. Ces sortes de temples
ne sont pas inutiles. Quand le dieu a des doutes sur lui-même,
il bouche aisément les fissures de son opinion sur lui-même par
les témoignages irrécusables d’êtres qui ont voué leur vie à son
œuvre.
Sur un signe de sa belle-fille, Mme de Cambremer allait se le-
ver et me disait : « Puisque vous ne voulez pas vous installer à
Féterne, ne voulez-vous pas au moins venir déjeuner, un jour
de la semaine, demain par exemple ? » Et, dans sa bien-
veillance, pour me décider elle ajouta : « Vous retrouverez le
comte de Crisenoy » que je n’avais nullement perdu, pour la
raison que je ne le connaissais pas. Elle commençait à faire
luire à mes yeux d’autres tentations encore, mais elle s’arrêta
net. Le premier président, qui, en rentrant, avait appris qu’elle
était à l’hôtel, l’avait sournoisement cherchée partout, atten-
due ensuite et, feignant de la rencontrer par hasard, il vint lui
présenter ses hommages. Je compris que Mme de Cambremer
ne tenait pas à étendre à lui l’invitation à déjeuner qu’elle ve-
nait de m’adresser. Il la connaissait pourtant depuis bien plus
longtemps que moi, étant depuis des années un de ces habitués
des matinées de Féterne que j’enviais tant durant mon premier
séjour à Balbec. Mais l’ancienneté ne fait pas tout pour les
gens du monde. Et ils réservent plus volontiers les déjeuners
aux relations nouvelles qui piquent encore leur curiosité, sur-
tout quand elles arrivent précédées d’une prestigieuse et
chaude recommandation comme celle de Saint-Loup. Mme de
Cambremer supputa que le premier président n’avait pas en-
tendu ce qu’elle m’avait dit, mais pour calmer les remords
qu’elle éprouvait, elle lui tint les plus aimables propos. Dans
l’ensoleillement qui noyait à l’horizon la côte dorée, habituelle-
ment invisible, de Rivebelle, nous discernâmes, à peine sépa-
rées du lumineux azur, sortant des eaux, roses, argentines, im-
perceptibles, les petites cloches de l’angélus qui sonnaient aux
environs de Féterne. « Ceci est encore assez Pelléas, fis-je re-
marquer à Mme de Cambremer-Legrandin. Vous savez la scène
que je veux dire. – Je crois bien que je sais » ; mais « je ne sais

218
pas du tout » était proclamé par sa voix et son visage, qui ne se
moulaient à aucun souvenir, et par son sourire sans appui, en
l’air. La douairière ne revenait pas de ce que les cloches por-
tassent jusqu’ici et se leva en pensant à l’heure : « Mais en
effet, dis-je, d’habitude, de Balbec, on ne voit pas cette côte, et
on ne l’entend pas non plus. Il faut que le temps ait changé et
ait doublement élargi l’horizon. À moins qu’elles ne viennent
vous chercher puisque je vois qu’elles vous font partir ; elles
sont pour vous la cloche du dîner. » Le premier président, peu
sensible aux cloches, regardait furtivement la digue qu’il se dé-
solait de voir ce soir aussi dépeuplée. « Vous êtes un vrai
poète, me dit Mme de Cambremer. On vous sent si vibrant, si
artiste ; venez, je vous jouerai du Chopin », ajouta-t-elle en le-
vant les bras d’un air extasié et en prononçant les mots d’une
voix rauque qui avait l’air de déplacer des galets. Puis vint la
déglutition de la salive, et la vieille dame essuya instinctive-
ment la légère brosse, dite à l’américaine, de sa moustache
avec son mouchoir. Le premier président me rendit sans le
vouloir un très grand service en empoignant la marquise par le
bras pour la conduire à sa voiture, une certaine dose de vulga-
rité, de hardiesse et de goût pour l’ostentation dictant une
conduite que d’autres hésiteraient à assurer, et qui est loin de
déplaire dans le monde. Il en avait d’ailleurs, depuis tant d’an-
nées, bien plus l’habitude que moi. Tout en le bénissant je
n’osai l’imiter et marchai à côté de Mme de Cambremer-Le-
grandin, laquelle voulut voir le livre que je tenais à la main. Le
nom de Mme de Sévigné lui fit faire la moue ; et, usant d’un
mot qu’elle avait lu dans certains journaux, mais qui, parlé et
mis au féminin, et appliqué à un écrivain du XVIIe siècle, faisait
un effet bizarre, elle me demanda : « La trouvez-vous vraiment
talentueuse ? » La marquise donna au valet de pied l’adresse
d’un pâtissier où elle avait à s’en aller avant de repartir sur la
route, rose de la poussière du soir, où bleuissaient en forme de
croupes les falaises échelonnées. Elle demanda à son vieux co-
cher si un de ses chevaux, qui était frileux, avait eu assez
chaud, si le sabot de l’autre ne lui faisait pas mal. « Je vous
écrirai pour ce que nous devons convenir, me dit-elle à mi-voix.
J’ai vu que vous causiez littérature avec ma belle-fille, elle est
adorable », ajouta-t-elle, bien qu’elle ne le pensât pas, mais elle
avait pris l’habitude – gardée par bonté – de le dire pour que

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son fils n’eût pas l’air d’avoir fait un mariage d’argent. « Et
puis, ajouta-t-elle dans un dernier mâchonnement enthou-
siaste, elle est si hartthhisstte ! » Puis elle monta en voiture,
balançant la tête, levant la crosse de son ombrelle, et repartit
par les rues de Balbec, surchargée des ornements de son sa-
cerdoce, comme un vieil évêque en tournée de confirmation.
« Elle vous a invité à déjeuner, me dit sévèrement le premier
président quand la voiture se fut éloignée et que je rentrai
avec mes amies. Nous sommes en froid. Elle trouve que je la
néglige. Dame, je suis facile à vivre. Qu’on ait besoin de moi, je
suis toujours là pour répondre : « Présent. » Mais ils ont voulu
jeter le grappin sur moi. Ah ! alors, cela, ajouta-t-il d’un air fin
et en levant le doigt comme quelqu’un qui distingue et argu-
mente, je ne permets pas ça. C’est attenter à la liberté de mes
vacances. J’ai été obligé de dire : « Halte-là ». Vous paraissez
fort bien avec elle. Quand vous aurez mon âge, vous verrez que
c’est bien peu de chose, le monde, et vous regretterez d’avoir
attaché tant d’importance à ces riens. Allons, je vais faire un
tour avant dîner. Adieu les enfants », cria-t-il à la cantonade,
comme s’il était déjà éloigné de cinquante pas.
Quand j’eus dit au revoir à Rosemonde et à Gisèle, elles
virent avec étonnement Albertine arrêtée qui ne les suivait pas.
« Hé bien, Albertine, qu’est-ce que tu fais, tu sais l’heure ? –
Rentrez, leur répondit-t-elle avec autorité. J’ai à causer avec
lui », ajouta-t-elle en me montrant d’un air soumis. Rosemonde
et Gisèle me regardaient, pénétrées pour moi d’un respect nou-
veau. Je jouissais de sentir que, pour un moment du moins, aux
yeux mêmes de Rosemonde et de Gisèle, j’étais pour Albertine
quelque chose de plus important que l’heure de rentrer, que
ses amies, et pouvais même avoir avec elle de graves secrets
auxquels il était impossible qu’on les mêlât. « Est-ce que nous
ne te verrons pas ce soir ? – Je ne sais pas, ça dépendra de
celui-ci. En tout cas à demain. – Montons dans ma chambre »,
lui dis-je, quand ses amies se furent éloignées. Nous prîmes
l’ascenseur ; elle garda le silence devant le lift. L’habitude
d’être obligé de recourir à l’observation personnelle et à la dé-
duction pour connaître les petites affaires des maîtres, ces
gens étranges qui causent entre eux et ne leur parlent pas, dé-
veloppe chez les « employés » (comme le lift appelle les domes-
tiques) un plus grand pouvoir de divination que chez les

220
« patrons ». Les organes s’atrophient ou deviennent plus forts
ou plus subtils selon que le besoin qu’on a d’eux croît ou dimi-
nue. Depuis qu’il existe des chemins de fer, la nécessité de ne
pas manquer le train nous a appris à tenir compte des minutes,
alors que chez les anciens Romains, dont l’astronomie n’était
pas seulement plus sommaire mais aussi la vie moins pressée,
la notion, non pas de minutes, mais même d’heures fixes, exis-
tait à peine. Aussi le lift avait-il compris et comptait-il raconter
à ses camarades que nous étions préoccupés, Albertine et moi.
Mais il nous parlait sans arrêter parce qu’il n’avait pas de tact.
Cependant je voyais se peindre sur son visage, substitué à l’im-
pression habituelle d’amitié et de joie de me faire monter dans
son ascenseur, un air d’abattement et d’inquiétude extraordi-
naires. Comme j’en ignorais la cause, pour tâcher de l’en dis-
traire, et quoique plus préoccupé d’Albertine, je lui dis que la
dame qui venait de partir s’appelait la marquise de Cambremer
et non de Camembert. À l’étage devant lequel nous posions
alors, j’aperçus, portant un traversin, une femme de chambre
affreuse qui me salua avec respect, espérant un pourboire au
départ. J’aurais voulu savoir si c’était celle que j’avais tant dé-
sirée le soir de ma première arrivée à Balbec, mais je ne pus
jamais arriver à une certitude. Le lift me jura, avec la sincérité
de la plupart des faux témoins, mais sans quitter son air déses-
péré, que c’était bien sous le nom de Camembert que la mar-
quise lui avait demandé de l’annoncer. Et, à vrai dire, il était
bien naturel qu’il eût entendu un nom qu’il connaissait déjà.
Puis, ayant sur la noblesse et la nature des noms avec lesquels
se font les titres les notions fort vagues qui sont celles de beau-
coup de gens qui ne sont pas liftiers, le nom de Camembert lui
avait paru d’autant plus vraisemblable que, ce fromage étant
universellement connu, il ne fallait point s’étonner qu’on eût ti-
ré un marquisat d’une renommée aussi glorieuse, à moins que
ce ne fût celle du marquisat qui eût donné sa célébrité au fro-
mage. Néanmoins, comme il voyait que je ne voulais pas avoir
l’air de m’être trompé et qu’il savait que les maîtres aiment à
voir obéis leurs caprices les plus futiles et acceptés leurs men-
songes les plus évidents, il me promit, en bon domestique, de
dire désormais Cambremer. Il est vrai qu’aucun boutiquier de
la ville ni aucun paysan des environs, où le nom et la personne
des Cambremer étaient parfaitement connus, n’auraient jamais

221
pu commettre l’erreur du lift. Mais le personnel du « grand hô-
tel de Balbec » n’était nullement du pays. Il venait de droite
ligne, avec tout le matériel, de Biarritz, Nice et Monte-Carlo,
une partie ayant été dirigée sur Deauville, une autre sur Di-
nard et la troisième réservée à Balbec.
Mais la douleur anxieuse du lift ne fit que grandir. Pour qu’il
oubliât ainsi de me témoigner son dévouement par ses habi-
tuels sourires, il fallait qu’il lui fût arrivé quelque malheur.
Peut-être avait-il été « envoyé ». Je me promis dans ce cas de
tâcher d’obtenir qu’il restât, le directeur m’ayant promis de ra-
tifier tout ce que je déciderais concernant son personnel.
« Vous pouvez toujours faire ce que vous voulez, je rectifie
d’avance. » Tout à coup, comme je venais de quitter l’ascen-
seur, je compris la détresse, l’air atterré du lift. À cause de la
présence d’Albertine je ne lui avais pas donné les cent sous
que j’avais l’habitude de lui remettre en montant. Et cet imbé-
cile, au lieu de comprendre que je ne voulais pas faire devant
des tiers étalage de pourboires, avait commencé à trembler,
supposant que c’était fini une fois pour toutes, que je ne lui
donnerais plus jamais rien. Il s’imaginait que j’étais tombé
dans la « dèche » (comme eût dit le duc de Guermantes), et sa
supposition ne lui inspirait aucune pitié pour moi, mais une ter-
rible déception égoïste. Je me dis que j’étais moins déraison-
nable que ne trouvait ma mère quand je n’osais pas ne pas
donner un jour la somme exagérée mais fiévreusement atten-
due que j’avais donnée la veille. Mais aussi la signification
donnée jusque-là par moi, et sans aucun doute, à l’air habituel
de joie, où je n’hésitais pas à voir un signe d’attachement, me
parut d’un sens moins assuré. En voyant le liftier prêt, dans
son désespoir, à se jeter des cinq étages, je me demandais si,
nos conditions sociales se trouvant respectivement changées,
du fait par exemple d’une révolution, au lieu de manœuvrer
gentiment pour moi l’ascenseur, le lift, devenu bourgeois, ne
m’en eût pas précipité, et s’il n’y a pas, dans certaines classes
du peuple, plus de duplicité que dans le monde où, sans doute,
l’on réserve pour notre absence les propos désobligeants, mais
où l’attitude à notre égard ne serait pas insultante si nous
étions malheureux.
On ne peut pourtant pas dire qu’à l’hôtel de Balbec, le lift fût
le plus intéressé. À ce point de vue le personnel se divisait en

222
deux catégories : d’une part ceux qui faisaient des différences
entre les clients, plus sensibles au pourboire raisonnable d’un
vieux noble (d’ailleurs en mesure de leur éviter 28 jours en les
recommandant au général de Beautreillis) qu’aux largesses in-
considérées d’un rasta qui décelait par là même un manque
d’usage que, seulement devant lui, on appelait de la bonté.
D’autre part ceux pour qui noblesse, intelligence, célébrité, si-
tuation, manières, étaient inexistantes, recouvertes par un
chiffre. Il n’y avait pour ceux-là qu’une hiérarchie, l’argent
qu’on a, ou plutôt celui qu’on donne. Peut-être Aimé lui-même,
bien que prétendant, à cause du grand nombre d’hôtels où il
avait servi, à un grand savoir mondain, appartenait-il à cette
catégorie-là. Tout au plus donnait-il un tour social et de
connaissance des familles à ce genre d’appréciation, en disant
de la princesse de Luxembourg par exemple : « Il y a beaucoup
d’argent là dedans ? » (le point d’interrogation étant afin de se
renseigner, ou de contrôler définitivement les renseignements
qu’il avait pris, avant de procurer à un client un « chef » pour
Paris, ou de lui assurer une table à gauche, à l’entrée, avec vue
sur la mer, à Balbec). Malgré cela, sans être dépourvu
d’intérêt, il ne l’eût pas exhibé avec le sot désespoir du lift. Au
reste, la naïveté de celui-ci simplifiait peut-être les choses.
C’est la commodité d’un grand hôtel, d’une maison comme
était autrefois celle de Rachel ; c’est que, sans intermédiaires,
sur la face jusque-là glacée d’un employé ou d’une femme, la
vue d’un billet de cent francs, à plus forte raison de mille,
même donné, pour cette fois-là, à un autre, amène un sourire
et des offres. Au contraire, dans la politique, dans les relations
d’amant à maîtresse, il y a trop de choses placées entre l’ar-
gent et la docilité. Tant de choses que ceux-là mêmes chez qui
l’argent éveille finalement le sourire sont souvent incapables
de suivre le processus interne qui les relie, se croient, sont
plus délicats. Et puis cela décante la conversation polie des
« Je sais ce qui me reste à faire, demain on me trouvera à la
Morgue. » Aussi rencontre-t-on dans la société polie peu de ro-
manciers, de poètes, de tous ces êtres sublimes qui parlent jus-
tement de ce qu’il ne faut pas dire.
Aussitôt seuls et engagés dans le corridor, Albertine me dit :
« Qu’est-ce que vous avez contre moi ? » Ma dureté avec elle
m’avait-elle été pénible à moi-même ? N’était-elle de ma part

223
qu’une ruse inconsciente se proposant d’amener vis-à-vis de
moi mon amie à cette attitude de crainte et de prière qui me
permettrait de l’interroger, et peut-être d’apprendre laquelle
des deux hypothèses que je formais depuis longtemps sur elle
était la vraie ? Toujours est-il que, quand j’entendis sa ques-
tion, je me sentis soudain heureux comme quelqu’un qui
touche à un but longtemps désiré. Avant de lui répondre je la
conduisis jusqu’à ma porte. Celle-ci en s’ouvrant fit refluer la
lumière rose qui remplissait la chambre et changeait la mous-
seline blanche des rideaux tendus sur le soir en lampas aurore.
J’allai jusqu’à la fenêtre ; les mouettes étaient posées de nou-
veau sur les flots ; mais maintenant elles étaient roses. Je le fis
remarquer à Albertine : « Ne détournez pas la conversation,
me dit-elle, soyez franc comme moi. » Je mentis. Je lui déclarai
qu’il lui fallait écouter un aveu préalable, celui d’une grande
passion que j’avais depuis quelque temps pour Andrée, et je le
lui fis avec une simplicité et une franchise dignes du théâtre,
mais qu’on n’a guère dans la vie que pour les amours qu’on ne
ressent pas. Reprenant le mensonge dont j’avais usé avec Gil-
berte avant mon premier séjour à Balbec, mais le variant, j’al-
lai, pour me faire mieux croire d’elle quand je lui disais mainte-
nant que je ne l’aimais pas, jusqu’à laisser échapper qu’autre-
fois j’avais été sur le point d’être amoureux d’elle, mais que
trop de temps avait passé, qu’elle n’était plus pour moi qu’une
bonne camarade et que, l’eussé-je voulu, il ne m’eût plus été
possible d’éprouver de nouveau à son égard des sentiments
plus ardents. D’ailleurs, en appuyant ainsi devant Albertine sur
ces protestations de froideur pour elle, je ne faisais – à cause
d’une circonstance et en vue d’un but particuliers – que rendre
plus sensible, marquer avec plus de force, ce rythme binaire
qu’adopte l’amour chez tous ceux qui doutent trop d’eux-
mêmes pour croire qu’une femme puisse jamais les aimer, et
aussi qu’eux-mêmes puissent l’aimer véritablement. Ils se
connaissent assez pour savoir qu’auprès des plus différentes,
ils éprouvaient les mêmes espoirs, les mêmes angoisses, inven-
taient les mêmes romans, prononçaient les mêmes paroles,
pour s’être rendu ainsi compte que leurs sentiments, leurs ac-
tions, ne sont pas en rapport étroit et nécessaire avec la femme
aimée, mais passent à côté d’elle, l’éclaboussent, la circon-
viennent comme le flux qui se jette le long des rochers, et le

224
sentiment de leur propre instabilité augmente encore chez eux
la défiance que cette femme, dont ils voudraient tant être ai-
més, ne les aime pas. Pourquoi le hasard aurait-il fait, puis-
qu’elle n’est qu’un simple accident placé devant le jaillisse-
ment de nos désirs, que nous fussions nous-mêmes le but de
ceux qu’elle a ? Aussi, tout en ayant besoin d’épancher vers
elle tous ces sentiments, si différents des sentiments simple-
ment humains que notre prochain nous inspire, ces sentiments
si spéciaux que sont les sentiments amoureux, après avoir fait
un pas en avant, en avouant à celle que nous aimons notre ten-
dresse pour elle, nos espoirs, aussitôt craignant de lui déplaire,
confus aussi de sentir que le langage que nous lui avons tenu
n’a pas été formé expressément pour elle, qu’il nous a servi,
nous servira pour d’autres, que si elle ne nous aime pas elle ne
peut pas nous comprendre, et que nous avons parlé alors avec
le manque de goût, l’impudeur du pédant adressant à des igno-
rants des phrases subtiles qui ne sont pas pour eux, cette
crainte, cette honte, amènent le contre-rythme, le reflux, le
besoin, fût-ce en reculant d’abord, en retirant vivement la sym-
pathie précédemment confessée, de reprendre l’offensive et de
ressaisir l’estime, la domination ; le rythme double est percep-
tible dans les diverses périodes d’un même amour, dans toutes
les périodes correspondantes d’amours similaires, chez tous
les êtres qui s’analysent mieux qu’ils ne se prisent haut. S’il
était pourtant un peu plus vigoureusement accentué qu’il n’est
d’habitude, dans ce discours que j’étais en train de faire à Al-
bertine, c’était simplement pour me permettre de passer plus
vite et plus énergiquement au rythme opposé que scanderait
ma tendresse.
Comme si Albertine avait dû avoir de la peine à croire ce que
je lui disais de mon impossibilité de l’aimer de nouveau, à
cause du trop long intervalle, j’étayais ce que j’appelais une bi-
zarrerie de mon caractère d’exemples tirés de personnes avec
qui j’avais, par leur faute ou la mienne, laissé passer l’heure de
les aimer, sans pouvoir, quelque désir que j’en eusse, la retrou-
ver après. J’avais ainsi l’air à la fois de m’excuser auprès d’elle,
comme d’une impolitesse, de cette incapacité de recommencer
à l’aimer, et de chercher à lui en faire comprendre les raisons
psychologiques comme si elles m’eussent été particulières.
Mais en m’expliquant de la sorte, en m’étendant sur le cas de

225
Gilberte, vis-à-vis de laquelle en effet avait été rigoureusement
vrai ce qui le devenait si peu, appliqué à Albertine, je ne faisais
que rendre mes assertions aussi plausibles que je feignais de
croire qu’elles le fussent peu. Sentant qu’Albertine appréciait
ce qu’elle croyait mon « franc parler » et reconnaissait dans
mes déductions la clarté de l’évidence, je m’excusai du pre-
mier, lui disant que je savais bien qu’on déplaisait toujours en
disant la vérité et que celle-ci d’ailleurs devait lui paraître in-
compréhensible. Elle me remercia, au contraire, de ma sincéri-
té et ajouta qu’au surplus elle comprenait à merveille un état
d’esprit si fréquent et si naturel.
Cet aveu fait à Albertine d’un sentiment imaginaire pour An-
drée, et pour elle-même d’une indifférence que, pour paraître
tout à fait sincère et sans exagération, je lui assurai incidem-
ment, comme par un scrupule de politesse, ne pas devoir être
prise trop à la lettre, je pus enfin, sans crainte, qu’Albertine y
soupçonnât de l’amour, lui parler avec une douceur que je me
refusais depuis si longtemps et qui me parut délicieuse. Je ca-
ressais presque ma confidente ; en lui parlant de son amie que
j’aimais, les larmes me venaient aux yeux. Mais, venant au fait,
je lui dis enfin qu’elle savait ce qu’était l’amour, ses susceptibi-
lités, ses souffrances, et que peut-être, en amie déjà ancienne
pour moi, elle aurait à cœur de faire cesser les grands chagrins
qu’elle me causait, non directement puisque ce n’était pas elle
que j’aimais, si j’osais le redire sans la froisser, mais indirecte-
ment en m’atteignant dans mon amour pour Andrée. Je m’in-
terrompis pour regarder et montrer à Albertine un grand oi-
seau solitaire et hâtif qui, loin devant nous, fouettant l’air du
battement régulier de ses ailes, passait à toute vitesse au-des-
sus de la plage tachée çà et là de reflets pareils à des petits
morceaux de papier rouge déchirés et la traversait dans toute
sa longueur, sans ralentir son allure, sans détourner son atten-
tion, sans dévier de son chemin, comme un émissaire qui va
porter bien loin un message urgent et capital. « Lui, du moins,
va droit au but ! me dit Albertine d’un air de reproche. – Vous
me dites cela parce que vous ne savez pas ce que j’aurais voulu
vous dire. Mais c’est tellement difficile que j’aime mieux y re-
noncer ; je suis certain que je vous fâcherais ; alors cela
n’aboutira qu’à ceci : je ne serai en rien plus heureux avec
celle que j’aime d’amour et j’aurai perdu une bonne camarade.

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– Mais puisque je vous jure que je ne me fâcherai pas. » Elle
avait l’air si doux, si tristement docile et d’attendre de moi son
bonheur, que j’avais peine à me contenir et à ne pas embras-
ser, presque avec le même genre de plaisir que j’aurais eu à
embrasser ma mère, ce visage nouveau qui n’offrait plus la
mine éveillée et rougissante d’une chatte mutine et perverse
au petit nez rose et levé, mais semblait dans la plénitude de sa
tristesse accablée, fondu, à larges coulées aplaties et retom-
bantes, dans de la bonté. Faisant abstraction de mon amour
comme d’une folie chronique sans rapport avec elle, me met-
tant à sa place, je m’attendrissais devant cette brave fille habi-
tuée à ce qu’on eût pour elle des procédés aimables et loyaux,
et que le bon camarade qu’elle avait pu croire que j’étais pour
elle poursuivait, depuis des semaines, de persécutions qui
étaient enfin arrivées à leur point culminant. C’est parce que je
me plaçais à un point de vue purement humain, extérieur à
nous deux et d’où mon amour jaloux s’évanouissait, que
j’éprouvais pour Albertine cette pitié profonde, qui l’eût moins
été si je ne l’avais pas aimée. Du reste, dans cette oscillation
rythmée qui va de la déclaration à la brouille (le plus sûr
moyen, le plus efficacement dangereux pour former, par mou-
vements opposés et successifs, un nœud qui ne se défasse pas
et nous attache solidement à une personne), au sein du mouve-
ment de retrait qui constitue l’un des deux éléments du
rythme, à quoi bon distinguer encore les reflux de la pitié hu-
maine, qui, opposés à l’amour, quoique ayant peut-être incons-
ciemment la même cause, produisent en tout cas les mêmes ef-
fets ? En se rappelant plus tard le total de tout ce qu’on a fait
pour une femme, on se rend compte souvent que les actes ins-
pirés par le désir de montrer qu’on aime, de se faire aimer, de
gagner des faveurs, ne tiennent guère plus de place que ceux
dus au besoin humain de réparer les torts envers l’être qu’on
aime, par simple devoir moral, comme si on ne l’aimait pas.
« Mais enfin qu’est-ce que j’ai pu faire ? » me demanda Alber-
tine. On frappa ; c’était le lift ; la tante d’Albertine, qui passait
devant l’hôtel en voiture, s’était arrêtée à tout hasard pour voir
si elle n’y était pas et la ramener. Albertine fit répondre qu’elle
ne pouvait pas descendre, qu’on dînât sans l’attendre, qu’elle
ne savait pas à quelle heure elle rentrerait. « Mais votre tante
sera fâchée ? – Pensez-vous ! Elle comprendra très bien. »

227
Ainsi donc, en ce moment, du moins, tel qu’il n’en reviendrait
peut-être pas, un entretien avec moi se trouvait, par suite des
circonstances, être aux yeux d’Albertine une chose d’une im-
portance si évidente qu’on dût le faire passer avant tout, et à
laquelle, se reportant sans doute instinctivement à une juris-
prudence familiale, énumérant telles conjonctures où, quand la
carrière de M. Bontemps était en jeu, on n’avait pas regardé à
un voyage, mon amie ne doutait pas que sa tante trouvât tout
naturel de voir sacrifier l’heure du dîner. Cette heure lointaine
qu’elle passait sans moi, chez les siens, Albertine l’ayant fait
glisser jusqu’à moi me la donnait ; j’en pouvais user à ma
guise. Je finis par oser lui dire ce qu’on m’avait raconté de son
genre de vie, et que, malgré le profond dégoût que m’inspi-
raient les femmes atteintes du même vice, je ne m’en étais pas
soucié jusqu’à ce qu’on m’eût nommé sa complice, et qu’elle
pouvait comprendre facilement, au point où j’aimais Andrée,
quelle douleur j’en avais ressentie. Il eût peut-être été plus ha-
bile de dire qu’on m’avait cité aussi d’autres femmes, mais qui
m’étaient indifférentes. Mais la brusque et terrible révélation
que m’avait faite Cottard était entrée en moi me déchirer, telle
quelle, tout entière, mais sans plus. Et de même qu’auparavant
je n’aurais jamais eu de moi-même l’idée qu’Albertine aimait
Andrée, ou du moins pût avoir des jeux caressants avec elle, si
Cottard ne m’avait pas fait remarquer leur pose en valsant, de
même je n’avais pas su passer de cette idée à celle, pour moi
tellement différente, qu’Albertine pût avoir avec d’autres
femmes qu’Andrée des relations dont l’affection n’eût même
pas été l’excuse. Albertine, avant même de me jurer que ce
n’était pas vrai, manifesta, comme toute personne à qui on
vient d’apprendre qu’on a ainsi parlé d’elle, de la colère, du
chagrin et, à l’endroit du calomniateur inconnu, la curiosité ra-
geuse de savoir qui il était et le désir d’être confrontée avec lui
pour pouvoir le confondre. Mais elle m’assura qu’à moi du
moins, elle n’en voulait pas. « Si cela avait été vrai, je vous
l’aurais avoué. Mais Andrée et moi nous avons aussi horreur
l’une que l’autre de ces choses-là. Nous ne sommes pas arri-
vées à notre âge sans voir des femmes aux cheveux courts, qui
ont des manières d’hommes et le genre que vous dites, et rien
ne nous révolte autant. » Albertine ne me donnait que sa pa-
role, une parole péremptoire et non appuyée de preuves. Mais

228
c’est justement ce qui pouvait le mieux me calmer, la jalousie
appartenant à cette famille de doutes maladifs que lève bien
plus l’énergie d’une affirmation que sa vraisemblance. C’est
d’ailleurs le propre de l’amour de nous rendre à la fois plus dé-
fiants et plus crédules, de nous faire soupçonner, plus vite que
nous n’aurions fait une autre, celle que nous aimons, et d’ajou-
ter foi plus aisément à ses dénégations. Il faut aimer pour
prendre souci qu’il n’y ait pas que des honnêtes femmes, au-
tant dire pour s’en aviser, et il faut aimer aussi pour souhaiter,
c’est-à-dire pour s’assurer qu’il y en a. Il est humain de cher-
cher la douleur et aussitôt à s’en délivrer. Les propositions qui
sont capables d’y réussir nous semblent facilement vraies, on
ne chicane pas beaucoup sur un calmant qui agit. Et puis, si
multiple que soit l’être que nous aimons, il peut en tout cas
nous présenter deux personnalités essentielles, selon qu’il
nous apparaît comme nôtre ou comme tournant ses désirs
ailleurs que vers nous. La première de ces personnalités pos-
sède la puissance particulière qui nous empêche de croire à la
réalité de la seconde, le secret spécifique pour apaiser les souf-
frances que cette dernière a causées. L’être aimé est successi-
vement le mal et le remède qui suspend et aggrave le mal.
Sans doute j’avais été depuis longtemps, par la puissance
qu’exerçait sur mon imagination et ma faculté d’être ému
l’exemple de Swann, préparé à croire vrai ce que je craignais
au lieu de ce que j’aurais souhaité. Aussi la douceur apportée
par les affirmations d’Albertine faillit-elle en être compromise
un moment parce que je me rappelai l’histoire d’Odette. Mais
je me dis que, s’il était juste de faire sa part au pire, non seule-
ment quand, pour comprendre les souffrances de Swann,
j’avais essayé de me mettre à la place de celui-ci, mais mainte-
nant qu’il s’agissait de moi-même, en cherchant la vérité
comme s’il se fût agi d’un autre, il ne fallait cependant pas que,
par cruauté pour moi-même, soldat qui choisit le poste non pas
où il peut être le plus utile mais où il est le plus exposé, j’abou-
tisse à l’erreur de tenir une supposition pour plus vraie que les
autres, à cause de cela seul qu’elle était la plus douloureuse.
N’y avait-il pas un abîme entre Albertine, jeune fille d’assez
bonne famille bourgeoise, et Odette, cocotte vendue par sa
mère dès son enfance ? La parole de l’une ne pouvait être mise
en comparaison avec celle de l’autre. D’ailleurs Albertine

229
n’avait en rien à me mentir le même intérêt qu’Odette à
Swann. Et encore à celui-ci Odette avait avoué ce qu’Albertine
venait de nier. J’aurais donc commis une faute de raisonne-
ment aussi grave – quoique inverse – que celle qui m’eût incli-
né vers une hypothèse parce que celle-ci m’eût fait moins souf-
frir que les autres, en ne tenant pas compte de ces différences
de fait dans les situations, et en reconstituant la vie réelle de
mon amie uniquement d’après ce que j’avais appris de celle
d’Odette. J’avais devant moi une nouvelle Albertine, déjà entre-
vue plusieurs fois, il est vrai, vers la fin de mon premier séjour
à Balbec, franche, bonne, une Albertine qui venait, par affec-
tion pour moi, de me pardonner mes soupçons et de tâcher à
les dissiper. Elle me fit asseoir à côté d’elle sur mon lit. Je la
remerciai de ce qu’elle m’avait dit, je l’assurai que notre récon-
ciliation était faite et que je ne serais plus jamais dur avec elle.
Je dis à Albertine qu’elle devrait tout de même rentrer dîner.
Elle me demanda si je n’étais pas bien comme cela. Et attirant
ma tête pour une caresse qu’elle ne m’avait encore jamais faite
et que je devais peut-être à notre brouille finie, elle passa légè-
rement sa langue sur mes lèvres, qu’elle essayait d’entr’ouvrir.
Pour commencer je ne les desserrai pas. « Quel grand méchant
vous faites ! » me dit-elle.
J’aurais dû partir ce soir-là sans jamais la revoir. Je pressen-
tais dès lors que, dans l’amour non partagé – autant dire dans
l’amour, car il est des êtres pour qui il n’est pas d’amour parta-
gé – on peut goûter du bonheur seulement ce simulacre qui
m’en était donné à un de ces moments uniques dans lesquels la
bonté d’une femme, ou son caprice, ou le hasard, appliquent
sur nos désirs, en une coïncidence parfaite, les mêmes paroles,
les mêmes actions, que si nous étions vraiment aimés. La sa-
gesse eût été de considérer avec curiosité, de posséder avec
délices cette petite parcelle de bonheur, à défaut de laquelle je
serais mort sans avoir soupçonné ce qu’il peut être pour des
cœurs moins difficiles ou plus favorisés ; de supposer qu’elle
faisait partie d’un bonheur vaste et durable qui m’apparaissait
en ce point seulement ; et, pour que le lendemain n’inflige pas
un démenti à cette feinte, de ne pas chercher à demander une
faveur de plus après celle qui n’avait été due qu’à l’artifice
d’une minute d’exception. J’aurais dû quitter Balbec, m’enfer-
mer dans la solitude, y rester en harmonie avec les dernières

230
vibrations de la voix que j’avais su rendre un instant amou-
reuse, et de qui je n’aurais plus rien exigé que de ne pas
s’adresser davantage à moi ; de peur que, par une parole nou-
velle qui n’eût pu désormais être que différente, elle vînt bles-
ser d’une dissonance le silence sensitif où, comme grâce à
quelque pédale, aurait pu survivre longtemps en moi la tonalité
du bonheur.
Tranquillisé par mon explication avec Albertine, je recom-
mençai à vivre davantage auprès de ma mère. Elle aimait à me
parler doucement du temps où ma grand’mère était plus jeune.
Craignant que je ne me fisse des reproches sur les tristesses
dont j’avais pu assombrir la fin de cette vie, elle revenait volon-
tiers aux années où mes premières études avaient causé à ma
grand’mère des satisfactions que jusqu’ici on m’avait toujours
cachées. Nous reparlions de Combray. Ma mère me dit que là-
bas du moins je lisais, et qu’à Balbec je devrais bien faire de
même, si je ne travaillais pas. Je répondis que, pour m’entourer
justement des souvenirs de Combray et des jolies assiettes
peintes, j’aimerais relire les Mille et une Nuits. Comme jadis à
Combray, quand elle me donnait des livres pour ma fête, c’est
en cachette, pour me faire une surprise, que ma mère me fit
venir à la fois les Mille et une Nuits de Galland et les Mille et
une Nuits de Mardrus. Mais, après avoir jeté un coup d’œil sur
les deux traductions, ma mère aurait bien voulu que je m’en
tinsse à celle de Galland, tout en craignant de m’influencer, à
cause du respect qu’elle avait de la liberté intellectuelle, de la
peur d’intervenir maladroitement dans la vie de ma pensée, et
du sentiment qu’étant une femme, d’une part elle manquait,
croyait-elle, de la compétence littéraire qu’il fallait, d’autre
part qu’elle ne devait pas juger d’après ce qui la choquait les
lectures d’un jeune homme. En tombant sur certains contes,
elle avait été révoltée par l’immoralité du sujet et la crudité de
l’expression. Mais surtout, conservant précieusement comme
des reliques, non pas seulement la broche, l’en-tout-cas, le
manteau, le volume de Mme de Sévigné, mais aussi les habi-
tudes de pensée et de langage de sa mère, cherchant en toute
occasion quelle opinion celle-ci eût émise, ma mère ne pouvait
douter de la condamnation que ma grand’mère eût prononcée
contre le livre de Mardrus. Elle se rappelait qu’à Combray, tan-
dis qu’avant de partir marcher du côté de Méséglise je lisais

231
Augustin Thierry, ma grand’mère, contente de mes lectures, de
mes promenades, s’indignait pourtant de voir celui dont le nom
restait attaché à cet hémistiche : « Puis règne Mérovée » appe-
lé Merowig, refusait de dire Carolingiens pour les Carlovin-
giens, auxquels elle restait fidèle. Enfin je lui avais raconté ce
que ma grand’mère avait pensé des noms grecs que Bloch,
d’après Leconte de Lisle, donnait aux dieux d’Homère, allant
même, pour les choses les plus simples, à se faire un devoir re-
ligieux, en lequel il croyait que consistait le talent littéraire,
d’adopter une orthographe grecque. Ayant, par exemple, à dire
dans une lettre que le vin qu’on buvait chez lui était un vrai
nectar, il écrivait un vrai nektar, avec un k, ce qui lui permet-
tait de ricaner au nom de Lamartine. Or si une Odyssée d’où
étaient absents les noms d’Ulysse et de Minerve n’était plus
pour elle l’Odyssée, qu’aurait-elle dit en voyant déjà déformé
sur la couverture le titre de ses Mille et Une Nuits, en ne re-
trouvant plus, exactement transcrits comme elle avait été de
tout temps habituée à les dire, les noms immortellement fami-
liers de Sheherazade, de Dinarzade, où, débaptisés eux-mêmes,
si l’on ose employer le mot pour des contes musulmans, le
charmant Calife et les puissants Génies se reconnaissaient à
peine, étant appelés l’un le « Khalifat », les autres les
« Gennis » ? Pourtant ma mère me remit les deux ouvrages, et
je lui dis que je les lirais les jours où je serais trop fatigué pour
me promener.
Ces jours-là n’étaient pas très fréquents d’ailleurs. Nous al-
lions goûter comme autrefois « en bande », Albertine, ses
amies et moi, sur la falaise ou à la ferme Marie-Antoinette.
Mais il y avait des fois où Albertine me donnait ce grand plai-
sir. Elle me disait : « Aujourd’hui je veux être un peu seule
avec vous, ce sera plus gentil de se voir tous les deux. » Alors
elle disait qu’elle avait à faire, que d’ailleurs elle n’avait pas de
comptes à rendre, et pour que les autres, si elles allaient tout
de même sans nous se promener et goûter, ne pussent pas
nous retrouver, nous allions, comme deux amants, tout seuls à
Bagatelle ou à la Croix d’Heulan, pendant que la bande, qui
n’aurait jamais eu l’idée de nous chercher là et n’y allait ja-
mais, restait indéfiniment, dans l’espoir de nous voir arriver, à
Marie-Antoinette. Je me rappelle les temps chauds qu’il faisait
alors, où du front des garçons de ferme travaillant au soleil une

232
goutte de sueur tombait verticale, régulière, intermittente,
comme la goutte d’eau d’un réservoir, et alternait avec la
chute du fruit mûr qui se détachait de l’arbre dans les « clos »
voisins ; ils sont restés, aujourd’hui encore, avec ce mystère
d’une femme cachée, la part la plus consistante de tout amour
qui se présente pour moi. Une femme dont on me parle et à la-
quelle je ne songerais pas un instant, je dérange tous les
rendez-vous de ma semaine pour la connaître, si c’est une se-
maine où il fait un de ces temps-là, et si je dois la voir dans
quelque ferme isolée. J’ai beau savoir que ce genre de temps et
de rendez-vous n’est pas d’elle, c’est l’appât, pourtant bien
connu de moi, auquel je me laisse prendre et qui suffit pour
m’accrocher. Je sais que cette femme, par un temps froid, dans
une ville, j’aurais pu la désirer, mais sans accompagnement de
sentiment romanesque, sans devenir amoureux ; l’amour n’en
est pas moins fort une fois que, grâce à des circonstances, il
m’a enchaîné – il est seulement plus mélancolique, comme le
deviennent dans la vie nos sentiments pour des personnes, au
fur et à mesure que nous nous apercevons davantage de la part
de plus en plus petite qu’elles y tiennent et que l’amour nou-
veau que nous souhaiterions si durable, abrégé en même
temps que notre vie même, sera le dernier.
Il y avait encore peu de monde à Balbec, peu de jeunes filles.
Quelquefois j’en voyais telle ou telle arrêtée sur la plage, sans
agrément, et que pourtant bien des coïncidences semblaient
certifier être la même que j’avais été désespéré de ne pouvoir
approcher au moment où elle sortait avec ses amies du manège
ou de l’école de gymnastique. Si c’était la même (et je me gar-
dais d’en parler à Albertine), la jeune fille que j’avais crue en-
ivrante n’existait pas. Mais je ne pouvais arriver à une certi-
tude, car le visage de ces jeunes filles n’occupait pas sur la
plage une grandeur, n’offrait pas une forme permanente,
contracté, dilaté, transformé qu’il était par ma propre attente,
l’inquiétude de mon désir ou un bien-être qui se suffit à lui-
même, les toilettes différentes qu’elles portaient, la rapidité de
leur marche ou leur immobilité. De tout près pourtant, deux ou
trois me semblaient adorables. Chaque fois que je voyais une
de celles-là, j’avais envie de l’emmener dans l’avenue des Ta-
maris, ou dans les dunes, mieux encore sur la falaise. Mais
bien que dans le désir, par comparaison avec l’indifférence, il

233
entre déjà cette audace qu’est un commencement, même unila-
téral, de réalisation, tout de même, entre mon désir et l’action
que serait ma demande de l’embrasser, il y avait tout le
« blanc » indéfini de l’hésitation, de la timidité. Alors j’entrais
chez le pâtissier-limonadier, je buvais l’un après l’autre sept à
huit verres de porto. Aussitôt, au lieu de l’intervalle impossible
à combler entre mon désir et l’action, l’effet de l’alcool traçait
une ligne qui les conjoignait tous deux. Plus de place pour l’hé-
sitation ou la crainte. Il me semblait que la jeune fille allait vo-
ler jusqu’à moi. J’allais jusqu’à elle, d’eux-mêmes sortaient de
mes lèvres : « J’aimerais me promener avec vous. Vous ne vou-
lez pas qu’on aille sur la falaise, on n’y est dérangé par per-
sonne derrière le petit bois qui protège du vent la maison dé-
montable actuellement inhabitée ? » Toutes les difficultés de la
vie étaient aplanies, il n’y avait plus d’obstacles à l’enlacement
de nos deux corps. Plus d’obstacles pour moi du moins. Car ils
n’avaient pas été volatilisés pour elle qui n’avait pas bu de por-
to. L’eût-elle fait, et l’univers eût-il perdu quelque réalité à ses
yeux, le rêve longtemps chéri qui lui aurait alors paru soudain
réalisable n’eût peut-être pas été du tout de tomber dans mes
bras.
Non seulement les jeunes filles étaient peu nombreuses,
mais, en cette saison qui n’était pas encore « la saison », elles
restaient peu. Je me souviens d’une au teint roux de colaeus,
aux yeux verts, aux deux joues rousses et dont la figure double
et légère ressemblait aux graines ailées de certains arbres. Je
ne sais quelle brise l’amena à Balbec et quelle autre la rempor-
ta. Ce fut si brusquement que j’en eus pendant plusieurs jours
un chagrin que j’osai avouer à Albertine quand je compris
qu’elle était partie pour toujours.
Il faut dire que plusieurs étaient ou des jeunes filles que je ne
connaissais pas du tout, ou que je n’avais pas vues depuis des
années. Souvent, avant de les rencontrer, je leur écrivais. Si
leur réponse me faisait croire à un amour possible, quelle joie !
On ne peut pas, au début d’une amitié pour une femme, et
même si elle ne doit pas se réaliser par la suite, se séparer de
ces premières lettres reçues. On les veut avoir tout le temps
auprès de soi, comme de belles fleurs reçues, encore toutes
fraîches, et qu’on ne s’interrompt de regarder que pour les res-
pirer de plus près. La phrase qu’on sait par cœur est agréable

234
à relire et, dans celles moins littéralement apprises, on veut vé-
rifier le degré de tendresse d’une expression. A-t-elle écrit :
« Votre chère lettre ? » Petite déception dans la douceur qu’on
respire, et qui doit être attribuée soit à ce qu’on a lu trop vite,
soit à l’écriture illisible de la correspondante ; elle n’a pas mis :
« Et votre chère lettre », mais : « En voyant cette lettre ». Mais
le reste est si tendre. Oh ! que de pareilles fleurs viennent de-
main. Puis cela ne suffit plus, il faudrait aux mots écrits
confronter les regards, la voix. On prend rendez-vous, et – sans
qu’elle ait changé peut-être – là où on croyait, sur la descrip-
tion faite ou le souvenir personnel, rencontrer la fée Viviane,
on trouve le Chat botté. On lui donne rendez-vous pour le len-
demain quand même, car c’est tout de même elle et ce qu’on
désirait, c’est elle. Or ces désirs pour une femme dont on a rê-
vé ne rendent pas absolument nécessaire la beauté de tel trait
précis. Ces désirs sont seulement le désir de tel être ; vagues
comme des parfums, comme le styrax était le désir de Prothy-
raïa, le safran le désir éthéré, les aromates le désir d’Héra, la
myrrhe le parfum des mages, la manne le désir de Nikè, l’en-
cens le parfum de la mer. Mais ces parfums que chantent les
Hymnes orphiques sont bien moins nombreux que les divinités
qu’ils chérissent. La myrrhe est le parfum des mages, mais aus-
si de Protogonos, de Neptune, de Nérée, de Leto ; l’encens est
le parfum de la mer, mais aussi de la belle Diké, de Thémis, de
Circé, des neuf Muses, d’Eos, de Mnémosyne, du Jour, de Di-
kaïosunè. Pour le styrax, la manne et les aromates, on n’en fini-
rait pas de dire les divinités qui les inspirent, tant elles sont
nombreuses. Amphiétès a tous les parfums excepté l’encens, et
Gaïa rejette uniquement les fèves et les aromates. Ainsi en
était-il de ces désirs de jeunes filles que j’avais. Moins nom-
breux qu’elles n’étaient, ils se changeaient en des déceptions
et des tristesses assez semblables les unes aux autres. Je n’ai
jamais voulu de la myrrhe. Je l’ai réservée pour Jupien et pour
la princesse de Guermantes, car elle est le désir de Protogonos
« aux deux sexes, ayant le mugissement du taureau, aux nom-
breuses orgies, mémorable, inénarrable, descendant, joyeux,
vers les sacrifices des Orgiophantes ».
Mais bientôt la saison battit son plein ; c’était tous les jours
une arrivée nouvelle, et à la fréquence subitement croissante
de mes promenades, remplaçant la lecture charmante des

235
Mille et Une Nuits, il y avait une cause dépourvue de plaisir et
qui les empoisonnait tous. La plage était maintenant peuplée
de jeunes filles, et l’idée que m’avait suggérée Cottard
m’ayant, non pas fourni de nouveaux soupçons, mais rendu
sensible et fragile de ce côté, et prudent à ne pas en laisser se
former en moi, dès qu’une jeune femme arrivait à Balbec, je
me sentais mal à l’aise, je proposais à Albertine les excursions
les plus éloignées, afin qu’elle ne pût faire la connaissance et
même, si c’était possible, pût ne pas recevoir la nouvelle ve-
nue. Je redoutais naturellement davantage encore celles dont
on remarquait le mauvais genre ou connaissait la mauvaise ré-
putation ; je tâchais de persuader à mon amie que cette mau-
vaise réputation n’était fondée sur rien, était calomnieuse,
peut-être sans me l’avouer par une peur, encore inconsciente,
qu’elle cherchât à se lier avec la dépravée ou qu’elle regrettât
de ne pouvoir la chercher, à cause de moi, ou qu’elle crût, par
le nombre des exemples, qu’un vice si répandu n’est pas
condamnable. En le niant de chaque coupable je ne tendais pas
à moins qu’à prétendre que le saphisme n’existe pas. Albertine
adoptait mon incrédulité pour le vice de telle et telle : « Non, je
crois que c’est seulement un genre qu’elle cherche à se don-
ner, c’est pour faire du genre. » Mais alors je regrettais
presque d’avoir plaidé l’innocence, car il me déplaisait qu’Al-
bertine, si sévère autrefois, pût croire que ce « genre » fût
quelque chose d’assez flatteur, d’assez avantageux, pour
qu’une femme exempte de ces goûts eût cherché à s’en donner
l’apparence. J’aurais voulu qu’aucune femme ne vînt plus à
Balbec ; je tremblais en pensant que, comme c’était à peu près
l’époque où Mme Putbus devait arriver chez les Verdurin, sa
femme de chambre, dont Saint-Loup ne m’avait pas caché les
préférences, pourrait venir excursionner jusqu’à la plage, et, si
c’était un jour où je n’étais pas auprès d’Albertine, essayer de
la corrompre. J’arrivais à me demander, comme Cottard ne
m’avait pas caché que les Verdurin tenaient beaucoup à moi,
et, tout en ne voulant pas avoir l’air, comme il disait, de me
courir après, auraient donné beaucoup pour que j’allasse chez
eux, si je ne pourrais pas, moyennant les promesses de leur
amener à Paris tous les Guermantes du monde, obtenir de Mme
Verdurin que, sous un prétexte quelconque, elle prévînt Mme
Putbus qu’il lui était impossible de la garder chez elle et la fît

236
repartir au plus vite. Malgré ces pensées, et comme c’était sur-
tout la présence d’Andrée qui m’inquiétait, l’apaisement que
m’avaient procuré les paroles d’Albertine persistait encore un
peu ; – je savais d’ailleurs que bientôt j’aurais moins besoin de
lui, Andrée devant partir avec Rosemonde et Gisèle presque au
moment où tout le monde arrivait, et n’ayant plus à rester au-
près d’Albertine que quelques semaines. Pendant celles-ci
d’ailleurs, Albertine sembla combiner tout ce qu’elle faisait,
tout ce qu’elle disait, en vue de détruire mes soupçons s’il m’en
restait, ou de les empêcher de renaître. Elle s’arrangeait à ne
jamais rester seule avec Andrée, et insistait, quand nous ren-
trions, pour que je l’accompagnasse jusqu’à sa porte, pour que
je vinsse l’y chercher quand nous devions sortir. Andrée cepen-
dant prenait de son côté une peine égale, semblait éviter de
voir Albertine. Et cette apparente entente entre elles n’était
pas le seul indice qu’Albertine avait dû mettre son amie au cou-
rant de notre entretien et lui demander d’avoir la gentillesse
de calmer mes absurdes soupçons.
Vers cette époque se produisit au Grand-Hôtel de Balbec un
scandale qui ne fut pas pour changer la pente de mes tour-
ments. La sœur de Bloch avait depuis quelque temps, avec une
ancienne actrice, des relations secrètes qui bientôt ne leur suf-
firent plus. Être vues leur semblait ajouter de la perversité à
leur plaisir, elles voulaient faire baigner leurs dangereux ébats
dans les regards de tous. Cela commença par des caresses,
qu’on pouvait en somme attribuer à une intimité amicale, dans
le salon de jeu, autour de la table de baccara. Puis elles s’en-
hardirent. Et enfin un soir, dans un coin pas même obscur de la
grande salle de danses, sur un canapé, elles ne se gênèrent pas
plus que si elles avaient été dans leur lit. Deux officiers, qui
étaient non loin de là avec leurs femmes, se plaignirent au di-
recteur. On crut un moment que leur protestation aurait
quelque efficacité. Mais ils avaient contre eux que, venus pour
un soir de Netteholme, où ils habitaient, à Balbec, ils ne pou-
vaient en rien être utiles au directeur. Tandis que, même à son
insu, et quelque observation que lui fît le directeur, planait sur
Mlle Bloch la protection de M. Nissim Bernard. Il faut dire
pourquoi. M. Nissim Bernard pratiquait au plus haut point les
vertus de famille. Tous les ans il louait à Balbec une magni-
fique villa pour son neveu, et aucune invitation n’aurait pu le

237
détourner de rentrer dîner dans son chez lui, qui était en réali-
té leur chez eux. Mais jamais il ne déjeunait chez lui. Tous les
jours il était à midi au Grand-Hôtel. C’est qu’il entretenait,
comme d’autres, un rat d’opéra, un « commis », assez pareil à
ces chasseurs dont nous avons parlé, et qui nous faisaient pen-
ser aux jeunes israélites d’Esther et d’Athalie. À vrai dire, les
quarante années qui séparaient M. Nissim Bernard du jeune
commis auraient dû préserver celui-ci d’un contact peu ai-
mable. Mais, comme le dit Racine avec tant de sagesse dans
les mêmes chœurs :

Mon Dieu, qu’une vertu naissante,


Parmi tant de périls marche à pas incertains !
Qu’une âme qui te cherche et veut être innocente,
Trouve d’obstacle à ses desseins.

Le jeune commis avait eu beau être « loin du monde élevé »,


dans le Temple-Palace de Balbec, il n’avait pas suivi le conseil
de Joad :

Sur la richesse et l’or ne mets point ton appui.

Il s’était peut-être fait une raison en disant : « Les pécheurs


couvrent la terre. » Quoi qu’il en fût, et bien que M. Nissim
Bernard n’espérât pas un délai aussi court, dès le premier jour,

Et soit frayeur encor ou pour le caresser,


De ses bras innocents il se sentit presser.

Et dès le deuxième jour, M. Nissim Bernard promenant le


commis, « l’abord contagieux altérait son innocence ». Dès lors
la vie du jeune enfant avait changé. Il avait beau porter le pain
et le sel, comme son chef de rang le lui commandait, tout son
visage chantait :

De fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs


Promenons nos désirs.
De nos ans passagers le nombre est incertain
Hâtons-nous aujourd’hui de jouir de la vie !
… L’honneur et les emplois

238
Sont le prix d’une aveugle et basse obéissance.
Pour la triste innocence
Qui voudrait élever la voix !

Depuis ce jour-là, M. Nissim Bernard n’avait jamais manqué


de venir occuper sa place au déjeuner (comme l’eût fait à l’or-
chestre quelqu’un qui entretient une figurante, une figurante
celle-là d’un genre fortement caractérisé, et qui attend encore
son Degas). C’était le plaisir de M. Nissim Bernard de suivre
dans la salle à manger, et jusque dans les perspectives loin-
taines où, sous son palmier, trônait la caissière, les évolutions
de l’adolescent empressé au service, au service de tous, et
moins de M. Nissim Bernard depuis que celui-ci l’entretenait,
soit que le jeune enfant de chœur ne crût pas nécessaire de té-
moigner la même amabilité à quelqu’un de qui il se croyait suf-
fisamment aimé, soit que cet amour l’irritât ou qu’il craignît
que, découvert, il lui fît manquer d’autres occasions. Mais
cette froideur même plaisait à M. Nissim Bernard par tout ce
qu’elle dissimulait ; que ce fût par atavisme hébraïque ou par
profanation du sentiment chrétien, il se plaisait singulière-
ment, qu’elle fût juive ou catholique, à la cérémonie raci-
nienne. Si elle eût été une véritable représentation d’Esther ou
d’Athalie, M. Bernard eût regretté que la différence des siècles
ne lui eût pas permis de connaître l’auteur, Jean Racine, afin
d’obtenir pour son protégé un rôle plus considérable. Mais la
cérémonie du déjeuner n’émanant d’aucun écrivain, il se
contentait d’être en bons termes avec le directeur et avec Aimé
pour que le « jeune Israélite » fût promu aux fonctions souhai-
tées, ou de demi-chef, ou même de chef de rang. Celles du
sommelier lui avaient été offertes. Mais M. Bernard l’obligea à
les refuser, car il n’aurait plus pu venir chaque jour le voir cou-
rir dans la salle à manger verte et se faire servir par lui comme
un étranger. Or ce plaisir était si fort que tous les ans M. Ber-
nard revenait à Balbec et y prenait son déjeuner hors de chez
lui, habitudes où M. Bloch voyait, dans la première un goût
poétique pour la belle lumière, les couchers de soleil de cette
côte préférée à toute autre ; dans la seconde, une manie invé-
térée de vieux célibataire.
À vrai dire, cette erreur des parents de M. Nissim Bernard,
lesquels ne soupçonnaient pas la vraie raison de son retour

239
annuel à Balbec et ce que la pédante Mme Bloch appelait ses
découchages en cuisine, cette erreur était une vérité plus pro-
fonde et du second degré. Car M. Nissim Bernard ignorait lui-
même ce qu’il pouvait entrer d’amour de la plage de Balbec, de
la vue qu’on avait, du restaurant, sur la mer, et d’habitudes
maniaques, dans le goût qu’il avait d’entretenir comme un rat
d’opéra d’une autre sorte, à laquelle il manque encore un De-
gas, l’un de ses servants qui étaient encore des filles. Aussi M.
Nissim Bernard entretenait-il avec le directeur de ce théâtre
qu’était l’hôtel de Balbec, et avec le metteur en scène et régis-
seur Aimé – desquels le rôle en toute cette affaire n’était pas
des plus limpides – d’excellentes relations. On intriguerait un
jour pour obtenir un grand rôle, peut-être une place de maître
d’hôtel. En attendant, le plaisir de M. Nissim Bernard, si poé-
tique et calmement contemplatif qu’il fût, avait un peu le ca-
ractère de ces hommes à femmes qui savent toujours – Swann
jadis, par exemple – qu’en allant dans le monde ils vont retrou-
ver leur maîtresse. À peine M. Nissim Bernard serait-il assis
qu’il verrait l’objet de ses vœux s’avancer sur la scène portant
à la main des fruits ou des cigares sur un plateau. Aussi tous
les matins, après avoir embrassé sa nièce, s’être inquiété des
travaux de mon ami Bloch et donné à manger à ses chevaux
des morceaux de sucre posés dans sa paume tendue, avait-il
une hâte fébrile d’arriver pour le déjeuner au Grand-Hôtel. Il y
eût eu le feu chez lui, sa nièce eût eu une attaque, qu’il fût
sans doute parti tout de même. Aussi craignait-il comme la
peste un rhume pour lequel il eût gardé le lit – car il était hypo-
condriaque – et qui eût nécessité qu’il fît demander à Aimé de
lui envoyer chez lui, avant l’heure du goûter, son jeune ami.
Il aimait d’ailleurs tout le labyrinthe de couloirs, de cabinets
secrets, de salons, de vestiaires, de garde-manger, de galeries
qu’était l’hôtel de Balbec. Par atavisme d’Oriental il aimait les
sérails et, quand il sortait le soir, on le voyait en explorer furti-
vement les détours.
Tandis que, se risquant jusqu’aux sous-sols et cherchant mal-
gré tout à ne pas être vu et à éviter le scandale, M. Nissim Ber-
nard, dans sa recherche des jeunes lévites, faisait penser à ces
vers de la Juive :

Ô Dieu de nos pères,

240
Parmi nous descends,
Cache nos mystères
À l’œil des méchants !

je montais au contraire dans la chambre de deux sœurs qui


avaient accompagné à Balbec, comme femmes de chambre,
une vieille dame étrangère. C’était ce que le langage des hôtels
appelait deux courrières et celui de Françoise, laquelle s’imagi-
nait qu’un courrier ou une courrière sont là pour faire des
courses, deux « coursières ». Les hôtels, eux, en sont restés,
plus noblement, au temps où l’on chantait : « C’est un courrier
de cabinet. »
Malgré la difficulté qu’il y avait pour un client à aller dans
des chambres de courrières, et réciproquement, je m’étais très
vite lié d’une amitié très vive, quoique très pure, avec ces deux
jeunes personnes, Mlle Marie Gineste et Mme Céleste Albaret.
Nées au pied des hautes montagnes du centre de la France, au
bord de ruisseaux et de torrents (l’eau passait même sous leur
maison de famille où tournait un moulin et qui avait été dévas-
tée plusieurs fois par l’inondation), elles semblaient en avoir
gardé la nature. Marie Gineste était plus régulièrement rapide
et saccadée, Céleste Albaret plus molle et languissante, étalée
comme un lac, mais avec de terribles retours de bouillonne-
ment où sa fureur rappelait le danger des crues et des tour-
billons liquides qui entraînent tout, saccagent tout. Elles ve-
naient souvent, le matin, me voir quand j’étais encore couché.
Je n’ai jamais connu de personnes aussi volontairement igno-
rantes, qui n’avaient absolument rien appris à l’école, et dont
le langage eût pourtant quelque chose de si littéraire que, sans
le naturel presque sauvage de leur ton, on aurait cru leurs pa-
roles affectées. Avec une familiarité que je ne retouche pas,
malgré les éloges (qui ne sont pas ici pour me louer, mais pour
louer le génie étrange de Céleste) et les critiques, également
fausses, mais très sincères, que ces propos semblent compor-
ter à mon égard, tandis que je trempais des croissants dans
mon lait, Céleste me disait : « Oh ! petit diable noir aux che-
veux de geai, ô profonde malice ! je ne sais pas à quoi pensait
votre mère quand elle vous a fait, car vous avez tout d’un oi-
seau. Regarde, Marie, est-ce qu’on ne dirait pas qu’il se lisse
ses plumes, et tourne son cou avec une souplesse, il a l’air tout

241
léger, on dirait qu’il est en train d’apprendre à voler. Ah ! vous
avez de la chance que ceux qui vous ont créé vous aient fait
naître dans le rang des riches ; qu’est-ce que vous seriez deve-
nu, gaspilleur comme vous êtes. Voilà qu’il jette son croissant
parce qu’il a touché le lit. Allons bon, voilà qu’il répand son
lait, attendez que je vous mette une serviette car vous ne sau-
riez pas vous y prendre, je n’ai jamais vu quelqu’un de si bête
et de si maladroit que vous. » On entendait alors le bruit plus
régulier de torrent de Marie Gineste qui, furieuse, faisait des
réprimandes à sa sœur : « Allons, Céleste, veux-tu te taire ? Es-
tu pas folle de parler à Monsieur comme cela ? » Céleste n’en
faisait que sourire ; et comme je détestais qu’on m’attachât
une serviette : « Mais non, Marie, regarde-le, bing, voilà qu’il
s’est dressé tout droit comme un serpent. Un vrai serpent, je te
dis. » Elle prodiguait, du reste, les comparaisons zoologiques,
car, selon elle, on ne savait pas quand je dormais, je voltigeais
toute la nuit comme un papillon, et le jour j’étais aussi rapide
que ces écureuils, « tu sais, Marie, comme on voit chez nous, si
agiles que même avec les yeux on ne peut pas les suivre. –
Mais, Céleste, tu sais qu’il n’aime pas avoir une serviette
quand il mange. – Ce n’est pas qu’il n’aime pas ça, c’est pour
bien dire qu’on ne peut pas lui changer sa volonté. C’est un sei-
gneur et il veut montrer qu’il est un seigneur. On changera les
draps dix fois s’il le faut, mais il n’aura pas cédé. Ceux d’hier
avaient fait leur course, mais aujourd’hui ils viennent seule-
ment d’être mis, et déjà il faudra les changer. Ah ! j’avais rai-
son de dire qu’il n’était pas fait pour naître parmi les pauvres.
Regarde, ses cheveux se hérissent, ils se boursouflent par la
colère comme les plumes des oiseaux. Pauvre ploumissou ! »
Ici ce n’était pas seulement Marie qui protestait, mais moi, car
je ne me sentais pas seigneur du tout. Mais Céleste ne croyait
jamais à la sincérité de ma modestie et, me coupant la parole :
« Ah ! sac à ficelles, ah ! douceur, ah ! perfidie ! rusé entre les
rusés, rosse des rosses ! Ah ! Molière ! » (C’était le seul nom
d’écrivain qu’elle connût, mais elle me l’appliquait, entendant
par là quelqu’un qui serait capable à la fois de composer des
pièces et de les jouer.) « Céleste ! » criait impérieusement Ma-
rie qui, ignorant le nom de Molière, craignait que ce ne fût une
injure nouvelle. Céleste se remettait à sourire : « Tu n’as donc
pas vu dans son tiroir sa photographie quand il était enfant ? Il

242
avait voulu nous faire croire qu’on l’habillait toujours très sim-
plement. Et là, avec sa petite canne, il n’est que fourrures et
dentelles, comme jamais prince n’a eues. Mais ce n’est rien à
côté de son immense majesté et de sa bonté encore plus pro-
fonde. – Alors, grondait le torrent Marie, voilà que tu fouilles
dans ses tiroirs maintenant. » Pour apaiser les craintes de Ma-
rie je lui demandais ce qu’elle pensait de ce que M. Nissim
Bernard faisait. « Ah ! Monsieur, c’est des choses que je n’au-
rais pas pu croire que ça existait : il a fallu venir ici » et, da-
mant pour une fois le pion à Céleste par une parole plus pro-
fonde : « Ah ! voyez-vous, Monsieur, on ne peut jamais savoir
ce qu’il peut y avoir dans une vie. » Pour changer le sujet, je lui
parlais de celle de mon père, qui travaillait nuit et jour. « Ah !
Monsieur, ce sont des vies dont on ne garde rien pour soi, pas
une minute, pas un plaisir ; tout, entièrement tout est un sacri-
fice pour les autres, ce sont des vies données. – Regarde, Cé-
leste, rien que pour poser sa main sur la couverture et prendre
son croissant, quelle distinction ! il peut faire les choses les
plus insignifiantes, on dirait que toute la noblesse de France,
jusqu’aux Pyrénées, se déplace dans chacun de ses
mouvements. »
Anéanti par ce portrait si peu véridique, je me taisais ; Cé-
leste voyait là une ruse nouvelle : « Ah ! front qui as l’air si pur
et qui caches tant de choses, joues amies et fraîches comme
l’intérieur d’une amande, petites mains de satin tout pelu-
cheux, ongles comme des griffes », etc. « Tiens, Marie,
regarde-le boire son lait avec un recueillement qui me donne
envie de faire ma prière. Quel air sérieux ! On devrait bien ti-
rer son portrait en ce moment. Il a tout des enfants. Est-ce de
boire du lait comme eux qui vous a conservé leur teint clair ?
Ah ! jeunesse ! ah ! jolie peau ! Vous ne vieillirez jamais. Vous
avez de la chance, vous n’aurez jamais à lever la main sur per-
sonne car vous avez des yeux qui savent imposer leur volonté.
Et puis le voilà en colère maintenant. Il se tient debout, tout
droit comme une évidence. »
Françoise n’aimait pas du tout que celles qu’elle appelait les
deux enjôleuses vinssent ainsi tenir conversation avec moi. Le
directeur, qui faisait guetter par ses employés tout ce qui se
passait, me fit même observer gravement qu’il n’était pas
digne d’un client de causer avec des courrières. Moi qui

243
trouvais les « enjôleuses » supérieures à toutes les clientes de
l’hôtel, je me contentai de lui éclater de rire au nez, convaincu
qu’il ne comprendrait pas mes explications. Et les deux sœurs
revenaient. « Regarde, Marie, ses traits si fins. Ô miniature
parfaite, plus belle que la plus précieuse qu’on verrait sous une
vitrine, car il a les mouvements, et des paroles à l’écouter des
jours et des nuits. »
C’est miracle qu’une dame étrangère ait pu les emmener,
car, sans savoir l’histoire ni la géographie, elles détestaient de
confiance les Anglais, les Allemands, les Russes, les Italiens, la
« vermine » des étrangers et n’aimaient, avec des exceptions,
que les Français. Leur figure avait tellement gardé l’humidité
de la glaise malléable de leurs rivières, que, dès qu’on parlait
d’un étranger qui était dans l’hôtel, pour répéter ce qu’il avait
dit Céleste et Marie appliquaient sur leurs figures sa figure,
leur bouche devenait sa bouche, leurs yeux ses yeux, on aurait
voulu garder ces admirables masques de théâtre. Céleste
même, en faisant semblant de ne redire que ce qu’avait dit le
directeur, ou tel de mes amis, insérait dans son petit récit des
propos feints où étaient peints malicieusement tous les défauts
de Bloch, ou du premier président, etc., sans en avoir l’air.
C’était, sous la forme de compte rendu d’une simple commis-
sion dont elle s’était obligeamment chargée, un portrait inimi-
table. Elles ne lisaient jamais rien, pas même un journal. Un
jour pourtant, elles trouvèrent sur mon lit un volume. C’étaient
des poèmes admirables mais obscurs de Saint-Léger Léger. Cé-
leste lut quelques pages et me dit : « Mais êtes-vous bien sûr
que ce sont des vers, est-ce que ce ne serait pas plutôt des de-
vinettes ? » Évidemment pour une personne qui avait appris
dans son enfance une seule poésie : Ici-bas tous les lilas
meurent, il y avait manque de transition. Je crois que leur obs-
tination à ne rien apprendre tenait un peu à leur pays malsain.
Elles étaient pourtant aussi douées qu’un poète, avec plus de
modestie qu’ils n’en ont généralement. Car si Céleste avait dit
quelque chose de remarquable et que, ne me souvenant pas
bien, je lui demandais de me le rappeler, elle assurait avoir ou-
blié. Elles ne liront jamais de livres, mais n’en feront jamais
non plus.
Françoise fut assez impressionnée en apprenant que les deux
frères de ces femmes si simples avaient épousé, l’un la nièce

244
de l’archevêque de Tours, l’autre une parente de l’évêque de
Rodez. Au directeur, cela n’eût rien dit. Céleste reprochait
quelquefois à son mari de ne pas la comprendre, et moi je
m’étonnais qu’il pût la supporter. Car à certains moments, fré-
missante, furieuse, détruisant tout, elle était détestable. On
prétend que le liquide salé qu’est notre sang n’est que la survi-
vance intérieure de l’élément marin primitif. Je crois de même
que Céleste, non seulement dans ses fureurs, mais aussi dans
ses heures de dépression, gardait le rythme des ruisseaux de
son pays. Quand elle était épuisée, c’était à leur manière ; elle
était vraiment à sec. Rien n’aurait pu alors la revivifier. Puis
tout d’un coup la circulation reprenait dans son grand corps
magnifique et léger. L’eau coulait dans la transparence opaline
de sa peau bleuâtre. Elle souriait au soleil et devenait plus
bleue encore. Dans ces moments-là elle était vraiment céleste.
La famille de Bloch avait beau n’avoir jamais soupçonné la
raison pour laquelle son oncle ne déjeunait jamais à la maison
et avoir accepté cela dès le début comme une manie de vieux
célibataire, peut-être pour les exigences d’une liaison avec
quelque actrice, tout ce qui touchait à M. Nissim Bernard était
« tabou » pour le directeur de l’hôtel de Balbec. Et voilà pour-
quoi, sans en avoir même référé à l’oncle, il n’avait finalement
pas osé donner tort à la nièce, tout en lui recommandant
quelque circonspection. Or la jeune fille et son amie qui, pen-
dant quelques jours, s’étaient figurées être exclues du Casino
et du Grand-Hôtel, voyant que tout s’arrangeait, furent heu-
reuses de montrer à ceux des pères de famille qui les tenaient
à l’écart qu’elles pouvaient impunément tout se permettre.
Sans doute n’allèrent-elles pas jusqu’à renouveler la scène pu-
blique qui avait révolté tout le monde. Mais peu à peu leurs fa-
çons reprirent insensiblement. Et un soir où je sortais du Casi-
no à demi éteint, avec Albertine, et Bloch que nous avions ren-
contré, elles passèrent enlacées, ne cessant de s’embrasser, et,
arrivées à notre hauteur, poussèrent des gloussements, des
rires, des cris indécents. Bloch baissa les yeux pour ne pas
avoir l’air de reconnaître sa sœur, et moi j’étais torturé en pen-
sant que ce langage particulier et atroce s’adressait peut-être
à Albertine.
Un autre incident fixa davantage encore mes préoccupations
du côté de Gomorrhe. J’avais vu sur la plage une belle jeune

245
femme élancée et pâle de laquelle les yeux, autour de leur
centre, disposaient des rayons si géométriquement lumineux
qu’on pensait, devant son regard, à quelque constellation. Je
songeais combien cette jeune femme était plus belle qu’Alber-
tine et comme il était plus sage de renoncer à l’autre. Tout au
plus le visage de cette belle jeune femme était-il passé au rabot
invisible d’une grande bassesse de vie, de l’acceptation
constante d’expédients vulgaires, si bien que ses yeux, plus
nobles pourtant que le reste du visage, ne devaient rayonner
que d’appétits et de désirs. Or, le lendemain, cette jeune
femme étant placée très loin de nous au Casino, je vis qu’elle
ne cessait de poser sur Albertine les feux alternés et tournants
de ses regards. On eût dit qu’elle lui faisait des signes comme
à l’aide d’un phare. Je souffrais que mon amie vît qu’on faisait
si attention à elle, je craignais que ces regards incessamment
allumés n’eussent la signification conventionnelle d’un rendez-
vous d’amour pour le lendemain. Qui sait ? ce rendez-vous
n’était peut-être pas le premier. La jeune femme aux yeux
rayonnants avait pu venir une autre année à Balbec. C’était
peut-être parce qu’Albertine avait déjà cédé à ses désirs ou à
ceux d’une amie que celle-ci se permettait de lui adresser ces
brillants signaux. Ils faisaient alors plus que réclamer quelque
chose pour le présent, ils s’autorisaient pour cela des bonnes
heures du passé.
Ce rendez-vous, en ce cas, ne devait pas être le premier,
mais la suite de parties faites ensemble d’autres années. Et, en
effet, les regards ne disaient pas : « Veux-tu ? » Dès que la
jeune femme avait aperçu Albertine, elle avait tourné tout à
fait la tête et fait luire vers elle des regards chargés de mé-
moire, comme si elle avait eu peur et stupéfaction que mon
amie ne se souvînt pas. Albertine, qui la voyait très bien, resta
flegmatiquement immobile, de sorte que l’autre, avec le même
genre de discrétion qu’un homme qui voit son ancienne maî-
tresse avec un autre amant, cessa de la regarder et de s’occu-
per plus d’elle que si elle n’avait pas existé.
Mais quelques jours après, j’eus la preuve des goûts de cette
jeune femme et aussi de la probabilité qu’elle avait connu Al-
bertine autrefois. Souvent, quand, dans la salle du Casino,
deux jeunes filles se désiraient, il se produisait comme un phé-
nomène lumineux, une sorte de traînée phosphorescente allant

246
de l’une à l’autre. Disons en passant que c’est à l’aide de telles
matérialisations, fussent-elles impondérables, par ces signes
astraux enflammant toute une partie de l’atmosphère, que Go-
morrhe, dispersée, tend, dans chaque ville, dans chaque vil-
lage, à rejoindre ses membres séparés, à reformer la cité bi-
blique tandis que, partout, les mêmes efforts sont poursuivis,
fût-ce en vue d’une reconstruction intermittente, par les nostal-
giques, par les hypocrites, quelquefois par les courageux exilés
de Sodome.
Une fois je vis l’inconnue qu’Albertine avait eu l’air de ne pas
reconnaître, juste à un moment où passait la cousine de Bloch.
Les yeux de la jeune femme s’étoilèrent, mais on voyait bien
qu’elle ne connaissait pas la demoiselle israélite. Elle la voyait
pour la première fois, éprouvait un désir, guère de doutes, nul-
lement la même certitude qu’à l’égard d’Albertine, Albertine
sur la camaraderie de qui elle avait dû tellement compter que,
devant sa froideur, elle avait ressenti la surprise d’un étranger
habitué de Paris mais qui ne l’habite pas et qui, étant revenu y
passer quelques semaines, à la place du petit théâtre où il avait
l’habitude de passer de bonnes soirées, voit qu’on a construit
une banque.
La cousine de Bloch alla s’asseoir à une table où elle regarda
un magazine. Bientôt la jeune femme vint s’asseoir d’un air dis-
trait à côté d’elle. Mais sous la table on aurait pu voir bientôt
se tourmenter leurs pieds, puis leurs jambes et leurs mains qui
étaient confondues. Les paroles suivirent, la conversation s’en-
gagea, et le naïf mari de la jeune femme, qui la cherchait par-
tout, fut étonné de la trouver faisant des projets pour le soir
même avec une jeune fille qu’il ne connaissait pas. Sa femme
lui présenta comme une amie d’enfance la cousine de Bloch,
sous un nom inintelligible, car elle avait oublié de lui demander
comment elle s’appelait. Mais la présence du mari fit faire un
pas de plus à leur intimité, car elles se tutoyèrent, s’étant
connues au couvent, incident dont elles rirent fort plus tard,
ainsi que du mari berné, avec une gaieté qui fut une occasion
de nouvelles tendresses.
Quant à Albertine, je ne peux pas dire que nulle part, au Ca-
sino, sur la plage, elle eût avec une jeune fille des manières
trop libres. Je leur trouvais même un excès de froideur et d’in-
signifiance qui semblait plus que de la bonne éducation, une

247
ruse destinée à dépister les soupçons. À telle jeune fille, elle
avait une façon rapide, glacée et décente, de répondre à très
haute voix : « Oui, j’irai vers cinq heures au tennis. Je prendrai
mon bain demain matin vers huit heures », et de quitter immé-
diatement la personne à qui elle venait de dire cela – qui avait
un terrible air de vouloir donner le change, et soit de donner
un rendez-vous, soit plutôt, après l’avoir donné bas, de dire
fort cette phrase, en effet insignifiante, pour ne pas « se faire
remarquer ». Et quand ensuite je la voyais prendre sa bicy-
clette et filer à toute vitesse, je ne pouvais m’empêcher de pen-
ser qu’elle allait rejoindre celle à qui elle avait à peine parlé.
Tout au plus, lorsque quelque belle jeune femme descendait
d’automobile au coin de la plage, Albertine ne pouvait-elle
s’empêcher de se retourner. Et elle expliquait aussitôt : « Je re-
gardais le nouveau drapeau qu’ils ont mis devant les bains. Ils
auraient pu faire plus de frais. L’autre était assez miteux. Mais
je crois vraiment que celui-ci est encore plus moche. »
Une fois Albertine ne se contenta pas de la froideur et je n’en
fus que plus malheureux. Elle me savait ennuyé qu’elle pût
quelquefois rencontrer une amie de sa tante, qui avait « mau-
vais genre » et venait quelquefois passer deux ou trois jours
chez Mme Bontemps. Gentiment, Albertine m’avait dit qu’elle
ne la saluerait plus. Et quand cette femme venait à Incarville,
Albertine disait : À propos, vous savez qu’elle est ici. Est-ce
qu’on vous l’a dit ? » comme pour me montrer qu’elle ne la
voyait pas en cachette. Un jour qu’elle me disait cela elle ajou-
ta : « Oui je l’ai rencontrée sur la plage et exprès, par grossiè-
reté, je l’ai presque frôlée en passant, je l’ai bousculée. »
Quand Albertine me dit cela il me revint à la mémoire une
phrase de Mme Bontemps à laquelle je n’avais jamais repensé,
celle où elle avait dit devant moi à Mme Swann combien sa
nièce Albertine était effrontée, comme si c’était une qualité, et
comment elle avait dit à je ne sais plus quelle femme de fonc-
tionnaire que le père de celle-ci avait été marmiton. Mais une
parole de celle que nous aimons ne se conserve pas longtemps
dans sa pureté ; elle se gâte, elle se pourrit. Un ou deux soirs
après, je repensai à la phrase d’Albertine, et ce ne fut plus la
mauvaise éducation dont elle s’enorgueillissait – et qui ne pou-
vait que me faire sourire – qu’elle me sembla signifier, c’était
autre chose, et qu’Albertine, même peut-être sans but précis,

248
pour irriter les sens de cette dame ou lui rappeler mécham-
ment d’anciennes propositions, peut-être acceptées autrefois,
l’avait frôlée rapidement, pensait que je l’avais appris peut-
être, comme c’était en public, et avait voulu d’avance prévenir
une interprétation défavorable.
Au reste, ma jalousie causée par les femmes qu’aimait peut-
être Albertine allait brusquement cesser.
* * *
Nous étions, Albertine et moi, devant la station Balbec du pe-
tit train d’intérêt local. Nous nous étions fait conduire par l’om-
nibus de l’hôtel, à cause du mauvais temps. Non loin de nous
était M. Nissim Bernard, lequel avait un œil poché. Il trompait
depuis peu l’enfant des chœurs d’Athalie avec le garçon d’une
ferme assez achalandée du voisinage, « Aux Cerisiers ». Ce
garçon rouge, aux traits abrupts, avait absolument l’air d’avoir
comme tête une tomate. Une tomate exactement semblable
servait de tête à son frère jumeau. Pour le contemplateur dés-
intéressé, il y a cela d’assez beau, dans ces ressemblances par-
faites de deux jumeaux, que la nature, comme si elle s’était mo-
mentanément industrialisée, semble débiter des produits pa-
reils. Malheureusement, le point de vue de M. Nissim Bernard
était autre et cette ressemblance n’était qu’extérieure. La to-
mate n° 2 se plaisait avec frénésie à faire exclusivement les dé-
lices des dames, la tomate n° 1 ne détestait pas condescendre
aux goûts de certains messieurs. Or chaque fois que, secoué,
ainsi que par un réflexe, par le souvenir des bonnes heures
passées avec la tomate n° 1, M. Bernard se présentait « Aux
Cerisiers », myope (et du reste la myopie n’était pas nécessaire
pour les confondre), le vieil Israélite, jouant sans le savoir Am-
phitryon, s’adressait au frère jumeau et lui disait : « Veux-tu
me donner rendez-vous pour ce soir. » Il recevait aussitôt une
solide « tournée ». Elle vint même à se renouveler au cours
d’un même repas, où il continuait avec l’autre les propos com-
mencés avec le premier. À la longue elle le dégoûta tellement,
par association d’idées, des tomates, même de celles comes-
tibles, que chaque fois qu’il entendait un voyageur en comman-
der à côté de lui, au Grand-Hôtel, il lui chuchotait : « Excusez-
moi, Monsieur, de m’adresser à vous, sans vous connaître.
Mais j’ai entendu que vous commandiez des tomates. Elles sont
pourries aujourd’hui. Je vous le dis dans votre intérêt car pour

249
moi cela m’est égal, je n’en prends jamais. » L’étranger remer-
ciait avec effusion ce voisin philanthrope et désintéressé, rap-
pelait le garçon, feignait de se raviser : « Non, décidément, pas
de tomates. » Aimé, qui connaissait la scène, en riait tout seul
et pensait : « C’est un vieux malin que Monsieur Bernard, il a
encore trouvé le moyen de faire changer la commande. » M.
Bernard, en attendant le tram en retard, ne tenait pas à nous
dire bonjour, à Albertine et à moi, à cause de son œil poché.
Nous tenions encore moins à lui parler. C’eût été pourtant
presque inévitable si, à ce moment-là, une bicyclette n’avait
fondu à toute vitesse sur nous ; le lift en sauta, hors d’haleine.
Mme Verdurin avait téléphoné un peu après notre départ pour
que je vinsse dîner, le surlendemain ; on verra bientôt pour-
quoi. Puis après m’avoir donné les détails du téléphonage, le
lift nous quitta, et comme ces « employés » démocrates, qui af-
fectent l’indépendance à l’égard des bourgeois, et entre eux ré-
tablissent le principe d’autorité, voulant dire que le concierge
et le voiturier pourraient être mécontents s’il était en retard, il
ajouta : « Je me sauve à cause de mes chefs. »
Les amies d’Albertine étaient parties pour quelque temps. Je
voulais la distraire. À supposer qu’elle eût éprouvé du bonheur
à passer les après-midi rien qu’avec moi, à Balbec, je savais
qu’il ne se laisse jamais posséder complètement et
qu’Albertine, encore à l’âge (que certains ne dépassent pas) où
on n’a pas découvert que cette imperfection tient à celui qui
éprouve le bonheur non à celui qui le donne, eût pu être tentée
de faire remonter à moi la cause de sa déception. J’aimais
mieux qu’elle l’imputât aux circonstances qui, par moi combi-
nées, ne nous laisseraient pas la facilité d’être seuls ensemble,
tout en l’empêchant de rester au Casino et sur la digue sans
moi. Aussi je lui avais demandé ce jour-là de m’accompagner à
Doncières où j’irais voir Saint-Loup. Dans ce même but de l’oc-
cuper, je lui conseillais la peinture, qu’elle avait apprise autre-
fois. En travaillant elle ne se demanderait pas si elle était heu-
reuse ou malheureuse. Je l’eusse volontiers emmenée aussi dî-
ner de temps en temps chez les Verdurin et chez les Cambre-
mer qui, certainement, les uns et les autres, eussent volontiers
reçu une amie présentée par moi, mais il fallait d’abord que je
fusse certain que Mme Putbus n’était pas encore à la Raspe-
lière. Ce n’était guère que sur place que je pouvais m’en

250
rendre compte, et comme je savais d’avance que, le surlende-
main, Albertine était obligée d’aller aux environs avec sa tante,
j’en avais profité pour envoyer une dépêche à Mme Verdurin lui
demandant si elle pourrait me recevoir le mercredi. Si Mme
Putbus était là, je m’arrangerais pour voir sa femme de
chambre, m’assurer s’il y avait un risque qu’elle vînt à Balbec,
en ce cas savoir quand, pour emmener Albertine au loin ce
jour-là. Le petit chemin de fer d’intérêt local, faisant une
boucle qui n’existait pas quand je l’avais pris avec ma
grand’mère, passait maintenant à Doncières-la-Goupil, grande
station d’où partaient des trains importants, et notamment l’ex-
press par lequel j’étais venu voir Saint-Loup, de Paris, et y
étais rentré. Et à cause du mauvais temps, l’omnibus du Grand-
Hôtel nous conduisit, Albertine et moi, à la station de petit
tram, Balbec-plage.
Le petit chemin de fer n’était pas encore là, mais on voyait,
oisif et lent, le panache de fumée qu’il avait laissé en route, et
qui maintenant, réduit à ses seuls moyens de nuage peu mo-
bile, gravissait lentement les pentes vertes de la falaise de Cri-
quetot. Enfin le petit tram, qu’il avait précédé pour prendre
une direction verticale, arriva à son tour, lentement. Les voya-
geurs qui allaient le prendre s’écartèrent pour lui faire place,
mais sans se presser, sachant qu’ils avaient affaire à un mar-
cheur débonnaire, presque humain et qui, guidé comme la bi-
cyclette d’un débutant, par les signaux complaisants du chef de
gare, sous la tutelle puissante du mécanicien, ne risquait de
renverser personne et se serait arrêté où on aurait voulu.
Ma dépêche expliquait le téléphonage des Verdurin et elle
tombait d’autant mieux que le mercredi (le surlendemain se
trouvait être un mercredi) était jour de grand dîner pour Mme
Verdurin, à la Raspelière comme à Paris, ce que j’ignorais.
Mme Verdurin ne donnait pas de « dîners », mais elle avait des
« mercredis ». Les mercredis étaient des œuvres d’art. Tout en
sachant qu’ils n’avaient leurs pareils nulle part, Mme Verdurin
introduisait entre eux des nuances. « Ce dernier mercredi ne
valait pas le précédent, disait-elle. Mais je crois que le pro-
chain sera un des plus réussis que j’aie jamais donnés. » Elle
allait parfois jusqu’à avouer : « Ce mercredi-ci n’était pas digne
des autres. En revanche, je vous réserve une grosse surprise
pour le suivant. » Dans les dernières semaines de la saison de

251
Paris, avant de partir pour la campagne, la Patronne annonçait
la fin des mercredis. C’était une occasion de stimuler les fi-
dèles : « Il n’y a plus que trois mercredis, il n’y en a plus que
deux, disait-elle du même ton que si le monde était sur le point
de finir. Vous n’allez pas lâcher mercredi prochain pour la clô-
ture. » Mais cette clôture était factice, car elle avertissait :
« Maintenant, officiellement il n’y a plus de mercredis. C’était
le dernier pour cette année. Mais je serai tout de même là le
mercredi. Nous ferons mercredi entre nous ; qui sait ? ces pe-
tits mercredis intimes, ce seront peut-être les plus agréables. »
À la Raspelière, les mercredis étaient forcément restreints, et
comme, selon qu’on avait rencontré un ami de passage, on
l’avait invité tel ou tel soir, c’était presque tous les jours mer-
credi. « Je ne me rappelle pas bien le nom des invités, mais je
sais qu’il y a Madame la marquise de Camembert », m’avait dit
le lift ; le souvenir de nos explications relatives aux Cambremer
n’était pas arrivé à supplanter définitivement celui du mot an-
cien, dont les syllabes familières et pleines de sens venaient au
secours du jeune employé quand il était embarrassé pour ce
nom difficile, et étaient immédiatement préférées et réadop-
tées par lui, non pas paresseusement et comme un vieil usage
indéracinable, mais à cause du besoin de logique et de clarté
qu’elles satisfaisaient.
Nous nous hâtâmes pour gagner un wagon vide où je pusse
embrasser Albertine tout le long du trajet. N’ayant rien trouvé
nous montâmes dans un compartiment où était déjà installée
une dame à figure énorme, laide et vieille, à l’expression mas-
culine, très endimanchée, et qui lisait la Revue des Deux-
Mondes. Malgré sa vulgarité, elle était prétentieuse dans ses
goûts, et je m’amusai à me demander à quelle catégorie sociale
elle pouvait appartenir ; je conclus immédiatement que ce de-
vait être quelque tenancière de grande maison de filles, une
maquerelle en voyage. Sa figure, ses manières le criaient.
J’avais ignoré seulement jusque-là que ces dames lussent la Re-
vue des Deux-Mondes. Albertine me la montra, non sans cli-
gner de l’œil en me souriant. La dame avait l’air extrêmement
digne ; et comme, de mon côté, je portais en moi la conscience
que j’étais invité pour le lendemain, au point terminus de la
ligne du petit chemin de fer, chez la célèbre Mme Verdurin,
qu’à une station intermédiaire j’étais attendu par Robert de

252
Saint-Loup, et qu’un peu plus loin j’aurais fait grand plaisir à
Mme de Cambremer en venant habiter Féterne, mes yeux pé-
tillaient d’ironie en considérant cette dame importante qui
semblait croire qu’à cause de sa mise recherchée, des plumes
de son chapeau, de sa Revue des Deux-Mondes, elle était un
personnage plus considérable que moi. J’espérais que la dame
ne resterait pas beaucoup plus que M. Nissim Bernard et
qu’elle descendrait au moins à Toutainville, mais non. Le train
s’arrêta à Evreville, elle resta assise. De même à Montmartin-
sur-Mer, à Parville-la-Bingard, à Incarville, de sorte que, de
désespoir, quand le train eut quitté Saint-Frichoux, qui était la
dernière station avant Doncières, je commençai à enlacer Al-
bertine sans m’occuper de la dame. À Doncières, Saint-Loup
était venu m’attendre à la gare, avec les plus grandes difficul-
tés, me dit-il, car, habitant chez sa tante, mon télégramme ne
lui était parvenu qu’à l’instant et il ne pourrait, n’ayant pu ar-
ranger son temps d’avance, me consacrer qu’une heure. Cette
heure me parut, hélas ! bien trop longue car, à peine descen-
dus du wagon, Albertine ne fit plus attention qu’à Saint-Loup.
Elle ne causait pas avec moi, me répondait à peine si je lui
adressais la parole, me repoussa quand je m’approchai d’elle.
En revanche, avec Robert, elle riait de son rire tentateur, elle
lui parlait avec volubilité, jouait avec le chien qu’il avait, et,
tout en agaçant la bête, frôlait exprès son maître. Je me rappe-
lai que, le jour où Albertine s’était laissé embrasser par moi
pour la première fois, j’avais eu un sourire de gratitude pour le
séducteur inconnu qui avait amené en elle une modification si
profonde et m’avait tellement simplifié la tâche. Je pensais à lui
maintenant avec horreur. Robert avait dû se rendre compte
qu’Albertine ne m’était pas indifférente, car il ne répondit pas
à ses agaceries, ce qui la mit de mauvaise humeur contre moi ;
puis il me parla comme si j’étais seul, ce qui, quand elle l’eût
remarqué, me fit remonter dans son estime. Robert me deman-
da si je ne voulais pas essayer de trouver, parmi les amis avec
lesquels il me faisait dîner chaque soir à Doncières quand j’y
avais séjourné, ceux qui y étaient encore. Et comme il donnait
lui-même dans le genre de prétention agaçante qu’il réprou-
vait : « À quoi ça te sert-il d’avoir fait du charme pour eux avec
tant de persévérance si tu ne veux pas les revoir ? » je déclinai
sa proposition, car je ne voulais pas risquer de m’éloigner

253
d’Albertine, mais aussi parce que maintenant j’étais détaché
d’eux. D’eux, c’est-à-dire de moi. Nous désirons passionnément
qu’il y ait une autre vie où nous serions pareils à ce que nous
sommes ici-bas. Mais nous ne réfléchissons pas que, même
sans attendre cette autre vie, dans celle-ci, au bout de
quelques années, nous sommes infidèles à ce que nous avons
été, à ce que nous voulions rester immortellement. Même sans
supposer que la mort nous modifiât plus que ces changements
qui se produisent au cours de la vie, si, dans cette autre vie,
nous rencontrions le moi que nous avons été, nous nous dé-
tournerions de nous comme de ces personnes avec qui on a été
lié mais qu’on n’a pas vues depuis longtemps – par exemple les
amis de Saint-Loup qu’il me plaisait tant chaque soir de retrou-
ver au Faisan Doré et dont la conversation ne serait plus main-
tenant pour moi qu’importunité et que gêne. À cet égard, parce
que je préférais ne pas aller y retrouver ce qui m’y avait plu,
une promenade dans Doncières aurait pu me paraître préfigu-
rer l’arrivée au paradis. On rêve beaucoup du paradis, ou plu-
tôt de nombreux paradis successifs, mais ce sont tous, bien
avant qu’on ne meure, des paradis perdus, et où l’on se senti-
rait perdu.
Il nous laissa à la gare. « Mais tu peux avoir près d’une heure
à attendre, me dit-il. Si tu la passes ici tu verras sans doute
mon oncle Charlus qui reprend tantôt le train pour Paris, dix
minutes avant le tien. Je lui ai déjà fait mes adieux parce que je
suis obligé d’être rentré avant l’heure de son train. Je n’ai pu
lui parler de toi puisque je n’avais pas encore eu ton télé-
gramme. » Aux reproches que je fis à Albertine quand Saint-
Loup nous eut quittés, elle me répondit qu’elle avait voulu, par
sa froideur avec moi, effacer à tout hasard l’idée qu’il avait pu
se faire si, au moment de l’arrêt du train, il m’avait vu penché
contre elle et mon bras passé autour de sa taille. Il avait, en ef-
fet, remarqué cette pose (je ne l’avais pas aperçu, sans cela je
me fusse placé plus correctement à côté d’Albertine) et avait
eu le temps de me dire à l’oreille : « C’est cela, ces jeunes filles
si pimbêches dont tu m’as parlé et qui ne voulaient pas fré-
quenter Mlle de Stermaria parce qu’elles lui trouvaient mau-
vaise façon ? » J’avais dit, en effet, à Robert, et très sincère-
ment, quand j’étais allé de Paris le voir à Doncières et comme
nous reparlions de Balbec, qu’il n’y avait rien à faire avec

254
Albertine, qu’elle était la vertu même. Et maintenant que, de-
puis longtemps, j’avais, par moi-même, appris que c’était faux,
je désirais encore plus que Robert crût que c’était vrai. Il m’eût
suffi de dire à Robert que j’aimais Albertine. Il était de ces
êtres qui savent se refuser un plaisir pour épargner à leur ami
des souffrances qu’ils ressentiraient encore si elles étaient les
leurs. « Oui, elle est très enfant. Mais tu ne sais rien sur elle ?
ajoutai-je avec inquiétude. – Rien, sinon que je vous ai vus po-
sés comme deux amoureux. »
« Votre attitude n’effaçait rien du tout, dis-je à Albertine
quand Saint-Loup nous eut quittés. – C’est vrai, me dit-elle, j’ai
été maladroite, je vous ai fait de la peine, j’en suis bien plus
malheureuse que vous. Vous verrez que jamais je ne serai plus
comme cela ; pardonnez-moi », me dit-elle en me tendant la
main d’un air triste. À ce moment, du fond de la salle d’attente
où nous étions assis, je vis passer lentement, suivi à quelque
distance d’un employé qui portait ses valises, M. de Charlus.
À Paris, où je ne le rencontrais qu’en soirée, immobile, san-
glé dans un habit noir, maintenu dans le sens de la verticale
par son fier redressement, son élan pour plaire, la fusée de sa
conversation, je ne me rendais pas compte à quel point il avait
vieilli. Maintenant, dans un complet de voyage clair qui le fai-
sait paraître plus gros, en marche et se dandinant, balançant
un ventre qui bedonnait et un derrière presque symbolique, la
cruauté du grand jour décomposait sur les lèvres, en fard, en
poudre de riz fixée par le cold cream, sur le bout du nez, en
noir sur les moustaches teintes dont la couleur d’ébène
contrastait avec les cheveux grisonnants, tout ce qui aux lu-
mières eût semblé l’animation du teint chez un être encore
jeune.
Tout en causant avec lui, mais brièvement, à cause de son
train, je regardais le wagon d’Albertine pour lui faire signe que
je venais. Quand je détournai la tête vers M. de Charlus, il me
demanda de vouloir bien appeler un militaire, parent à lui, qui
était de l’autre côté de la voie exactement comme s’il allait
monter dans notre train, mais en sens inverse, dans la direc-
tion qui s’éloignait de Balbec. « Il est dans la musique du régi-
ment, me dit M. de Charlus. Vous avez la chance d’être assez
jeune, moi, l’ennui d’être assez vieux pour que vous puissiez
m’éviter de traverser et d’aller jusque-là. » Je me fis un devoir

255
d’aller vers le militaire désigné, et je vis, en effet, aux lyres
brodées sur son col qu’il était de la musique. Mais au moment
où j’allais m’acquitter de ma commission, quelle ne fut pas ma
surprise, et je peux dire mon plaisir, en reconnaissant Morel, le
fils du valet de chambre de mon oncle et qui me rappelait tant
de choses. J’en oubliai de faire la commission de M. de Char-
lus. « Comment, vous êtes à Doncières ? – Oui et on m’a incor-
poré dans la musique, au service des batteries. » Mais il me ré-
pondit cela d’un ton sec et hautain. Il était devenu très « po-
seur » et évidemment ma vue, en lui rappelant la profession de
son père, ne lui était pas agréable. Tout d’un coup je vis M. de
Charlus fondre sur nous. Mon retard l’avait évidemment impa-
tienté. « Je désirerais entendre ce soir un peu de musique, dit-
il à Morel sans aucune entrée en matière, je donne 500 francs
pour la soirée, cela pourrait peut-être avoir quelque intérêt
pour un de vos amis, si vous en avez dans la musique. » J’avais
beau connaître l’insolence de M. de Charlus, je fus stupéfait
qu’il ne dît même pas bonjour à son jeune ami. Le baron ne me
laissa pas, du reste, le temps de la réflexion. Me tendant affec-
tueusement la main : « Au revoir, mon cher », me dit-il pour me
signifier que je n’avais qu’à m’en aller. Je n’avais, du reste,
laissé que trop longtemps seule ma chère Albertine. « Voyez-
vous, lui dis-je en remontant dans le wagon, la vie de bains de
mer et la vie de voyage me font comprendre que le théâtre du
monde dispose de moins de décors que d’acteurs et de moins
d’acteurs que de « situations ». – À quel propos me dites-vous
cela ? – Parce que M. de Charlus vient de me demander de lui
envoyer un de ses amis, que juste, à l’instant, sur le quai de
cette gare, je viens de reconnaître pour l’un des miens. » Mais,
tout en disant cela, je cherchais comment le baron pouvait
connaître la disproportion sociale à quoi je n’avais pas pensé.
L’idée me vint d’abord que c’était par Jupien, dont la fille, on
s’en souvient, avait semblé s’éprendre du violoniste. Ce qui me
stupéfiait pourtant, c’est que, avant de partir pour Paris dans
cinq minutes, le baron demandât à entendre de la musique.
Mais revoyant la fille de Jupien dans mon souvenir, je commen-
çais à trouver que les « reconnaissances » exprimeraient au
contraire une part importante de la vie, si on savait aller jus-
qu’au romanesque vrai, quand tout d’un coup j’eus un éclair et
compris que j’avais été bien naïf. M. de Charlus ne connaissait

256
pas le moins du monde Morel, ni Morel M. de Charlus, lequel,
ébloui mais aussi intimidé par un militaire qui ne portait pour-
tant que des lyres, m’avait requis, dans son émotion, pour lui
amener celui qu’il ne soupçonnait pas que je connusse. En tout
cas l’offre des 500 francs avait dû remplacer pour Morel l’ab-
sence de relations antérieures, car je les vis qui continuaient à
causer sans penser qu’ils étaient à côté de notre tram. Et me
rappelant la façon dont M. de Charlus était venu vers Morel et
moi, je saisissais sa ressemblance avec certains de ses parents
quand ils levaient une femme dans la rue. Seulement l’objet vi-
sé avait changé de sexe. À partir d’un certain âge, et même si
des évolutions différentes s’accomplissent en nous, plus on de-
vient soi, plus les traits familiaux s’accentuent. Car la nature,
tout en continuant harmonieusement le dessin de sa tapisserie,
interrompt la monotonie de la composition grâce à la variété
des figures interceptées. Au reste, la hauteur avec laquelle M.
de Charlus avait toisé le violoniste est relative selon le point de
vue auquel on se place. Elle eût été reconnue par les trois
quarts des gens du monde, qui s’inclinaient, non pas par le pré-
fet de police qui, quelques années plus tard, le faisait
surveiller.
« Le train de Paris est signalé, Monsieur », dit l’employé qui
portait les valises. « Mais je ne prends pas le train, mettez tout
cela en consigne, que diable ! » dit M. de Charlus en donnant
vingt francs à l’employé stupéfait du revirement et charmé du
pourboire. Cette générosité attira aussitôt une marchande de
fleurs. « Prenez ces œillets, tenez, cette belle rose, mon bon
Monsieur, cela vous portera bonheur. » M. de Charlus, impa-
tienté, lui tendit quarante sous, en échange de quoi la femme
offrit ses bénédictions et derechef ses fleurs. « Mon Dieu, si
elle pouvait nous laisser tranquilles, dit M. de Charlus en
s’adressant d’un ton ironique et gémissant, et comme un
homme énervé, à Morel à qui il trouvait quelque douceur de
demander appui, ce que nous avons à dire est déjà assez
compliqué. » Peut-être, l’employé de chemin de fer n’étant pas
encore très loin, M. de Charlus ne tenait-il pas à avoir une
nombreuse audience, peut-être ces phrases incidentes
permettaient-elles à sa timidité hautaine de ne pas aborder
trop directement la demande de rendez-vous. Le musicien, se
tournant d’un air franc, impératif et décidé vers la marchande

257
de fleurs, leva vers elle une paume qui la repoussait et lui si-
gnifiait qu’on ne voulait pas de ses fleurs et qu’elle eût à fiche
le camp au plus vite. M. de Charlus vit avec ravissement ce
geste autoritaire et viril, manié par la main gracieuse pour qui
il aurait dû être encore trop lourd, trop massivement brutal,
avec une fermeté et une souplesse précoces qui donnaient à
cet adolescent encore imberbe l’air d’un jeune David capable
d’assumer un combat contre Goliath. L’admiration du baron
était involontairement mêlée de ce sourire que nous éprouvons
à voir chez un enfant une expression d’une gravité au-dessus
de son âge. « Voilà quelqu’un par qui j’aimerais être accompa-
gné dans mes voyages et aidé dans mes affaires. Comme il sim-
plifierait ma vie », se dit M. de Charlus.
Le train de Paris (que le baron ne prit pas) partit. Puis nous
montâmes dans le nôtre, Albertine et moi, sans que j’eusse su
ce qu’étaient devenus M. de Charlus et Morel. « Il ne faut plus
jamais nous fâcher, je vous demande encore pardon, me redit
Albertine en faisant allusion à l’incident Saint-Loup. Il faut que
nous soyons toujours gentils tous les deux, me dit-elle tendre-
ment. Quant à votre ami Saint-Loup, si vous croyez qu’il m’in-
téresse en quoi que ce soit vous vous trompez bien. Ce qui me
plaît seulement en lui, c’est qu’il a l’air de tellement vous ai-
mer. – C’est un très bon garçon, dis-je en me gardant de prêter
à Robert des qualités supérieures imaginaires, comme je n’au-
rais pas manqué de faire par amitié pour lui si j’avais été avec
toute autre personne qu’Albertine. C’est un être excellent,
franc, dévoué, loyal, sur qui on peut compter pour tout. » En
disant cela je me bornais, retenu par ma jalousie, à dire au su-
jet de Saint-Loup la vérité, mais aussi c’était bien la vérité que
je disais. Or elle s’exprimait exactement dans les mêmes
termes dont s’était servie pour me parler de lui Mme de Ville-
parisis, quand je ne le connaissais pas encore, l’imaginais si
différent, si hautain et me disais : « On le trouve bon parce que
c’est un grand seigneur. » De même quand elle m’avait dit : « Il
serait si heureux », je me figurai, après l’avoir aperçu devant
l’hôtel, prêt à mener, que les paroles de sa tante étaient pure
banalité mondaine, destinées à me flatter. Et je m’étais rendu
compte ensuite qu’elle l’avait dit sincèrement, en pensant à ce
qui m’intéressait, à mes lectures, et parce qu’elle savait que
c’était cela qu’aimait Saint-Loup, comme il devait m’arriver de

258
dire sincèrement à quelqu’un faisant une histoire de son an-
cêtre La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, et qui eût voulu
aller demander des conseils à Robert : « Il sera si heureux. »
C’est que j’avais appris à le connaître. Mais, en le voyant la
première fois, je n’avais pas cru qu’une intelligence parente de
la mienne pût s’envelopper de tant d’élégance extérieure de
vêtements et d’attitude. Sur son plumage je l’avais jugé d’une
autre espèce. C’était Albertine maintenant qui, peut-être un
peu parce que Saint-Loup, par bonté pour moi, avait été si
froid avec elle, me dit ce que j’avais pensé autrefois : « Ah ! il
est si dévoué que cela ! Je remarque qu’on trouve toujours
toutes les vertus aux gens quand ils sont du faubourg Saint-
Germain. » Or, que Saint-Loup fût du faubourg Saint-Germain,
c’est à quoi je n’avais plus songé une seule fois au cours de ces
années où, se dépouillant de son prestige, il m’avait manifesté
ses vertus. Changement de perspective pour regarder les
êtres, déjà plus frappant dans l’amitié que dans les simples re-
lations sociales, mais combien plus encore dans l’amour, où le
désir a une échelle si vaste, grandit à des proportions telles les
moindres signes de froideur, qu’il m’en avait fallu bien moins
que celle qu’avait au premier abord Saint-Loup pour que je me
crusse tout d’abord dédaigné d’Albertine, que je m’imaginasse
ses amies comme des êtres merveilleusement inhumains, et
que je n’attachasse qu’à l’indulgence qu’on a pour la beauté et
pour une certaine élégance le jugement d’Elstir quand il me di-
sait de la petite bande, tout à fait dans le même sentiment que
Mme de Villeparisis de Saint-Loup : « Ce sont de bonnes
filles. » Or ce jugement, n’est-ce pas celui que j’eusse volon-
tiers porté quand j’entendais Albertine dire : « En tout cas, dé-
voué ou non, j’espère bien ne plus le revoir puisqu’il a amené
de la brouille entre nous. Il ne faut plus se fâcher tous les deux.
Ce n’est pas gentil ? » Je me sentais, puisqu’elle avait paru
désirer Saint-Loup, à peu près guéri pour quelque temps de
l’idée qu’elle aimait les femmes, ce que je me figurais inconci-
liable. Et, devant le caoutchouc d’Albertine, dans lequel elle
semblait devenue une autre personne, l’infatigable errante des
jours pluvieux, et qui, collé, malléable et gris en ce moment,
semblait moins devoir protéger son vêtement contre l’eau
qu’avoir été trempé par elle et s’attacher au corps de mon
amie comme afin de prendre l’empreinte de ses formes pour un

259
sculpteur, j’arrachai cette tunique qui épousait jalousement
une poitrine désirée, et attirant Albertine à moi : « Mais toi, ne
veux-tu pas, voyageuse indolente, rêver sur mon épaule en y
posant ton front ? » dis-je en prenant sa tête dans mes mains et
en lui montrant les grandes prairies inondées et muettes qui
s’étendaient dans le soir tombant jusqu’à l’horizon fermé sur
les chaînes parallèles de vallonnements lointains et bleuâtres.

260
Le lendemain, le fameux mercredi, dans ce même petit chemin
de fer que je venais de prendre à Balbec, pour aller dîner à la
Raspelière, je tenais beaucoup à ne pas manquer Cottard à
Graincourt-Saint-Vast où un nouveau téléphonage de Mme Ver-
durin m’avait dit que je le retrouverais. Il devait monter dans
mon train et m’indiquerait où il fallait descendre pour trouver
les voitures qu’on envoyait de la Raspelière à la gare. Aussi, le
petit train ne s’arrêtant qu’un instant à Graincourt, première
station après Doncières, d’avance je m’étais mis à la portière
tant j’avais peur de ne pas voir Cottard ou de ne pas être vu de
lui. Craintes bien vaines ! Je ne m’étais pas rendu compte à
quel point le petit clan ayant façonné tous les « habitués » sur
le même type, ceux-ci, par surcroît en grande tenue de dîner,
attendant sur le quai, se laissaient tout de suite reconnaître à
un certain air d’assurance, d’élégance et de familiarité, à des
regards qui franchissaient comme un espace vide, où rien n’ar-
rête l’attention, les rangs pressés du vulgaire public, guet-
taient l’arrivée de quelque habitué qui avait pris le train à une
station précédente et pétillaient déjà de la causerie prochaine.
Ce signe d’élection, dont l’habitude de dîner ensemble avait
marqué les membres du petit groupe, ne les distinguait pas
seulement quand, nombreux, en force, ils étaient massés, fai-
sant une tache plus brillante au milieu du troupeau des voya-
geurs – ce que Brichot appelait le « pecus » – sur les ternes vi-
sages desquels ne pouvait se lire aucune notion relative aux
Verdurin, aucun espoir de jamais dîner à la Raspelière.
D’ailleurs ces voyageurs vulgaires eussent été moins intéressés
que moi si devant eux on eût prononcé – et malgré la notoriété
acquise par certains – les noms de ces fidèles que je m’éton-
nais de voir continuer à dîner en ville, alors que plusieurs le
faisaient déjà, d’après les récits que j’avais entendus, avant ma
naissance, à une époque à la fois assez distante et assez vague
pour que je fusse tenté de m’en exagérer l’éloignement. Le
contraste entre la continuation non seulement de leur exis-
tence, mais du plein de leurs forces, et l’anéantissement de
tant d’amis que j’avais déjà vus, ici ou là, disparaître, me don-
nait ce même sentiment que nous éprouvons quand, à la der-
nière heure des journaux, nous lisons précisément la nouvelle
que nous attendions le moins, par exemple celle d’un décès
prématuré et qui nous semble fortuit parce que les causes dont

261
il est l’aboutissant nous sont restées inconnues. Ce sentiment
est celui que la mort n’atteint pas uniformément tous les
hommes, mais qu’une lame plus avancée de sa montée tra-
gique emporte une existence située au niveau d’autres que
longtemps encore les lames suivantes épargneront. Nous ver-
rons, du reste, plus tard la diversité des morts qui circulent in-
visiblement être la cause de l’inattendu spécial que présentent,
dans les journaux, les nécrologies. Puis je voyais qu’avec le
temps, non seulement des dons réels, qui peuvent coexister
avec la pire vulgarité de conversation, se dévoilent et s’im-
posent, mais encore que des individus médiocres arrivent à ces
hautes places, attachées dans l’imagination de notre enfance à
quelques vieillards célèbres, sans songer que le seraient, un
certain nombre d’années plus tard, leurs disciples devenus
maîtres et inspirant maintenant le respect et la crainte qu’ils
éprouvaient jadis. Mais si les noms des fidèles n’étaient pas
connus du « pecus », leur aspect pourtant les désignait à ses
yeux. Même dans le train (lorsque le hasard de ce que les uns
et les autres d’entre eux avaient eu à faire dans la journée les y
réunissait tous ensemble), n’ayant plus à cueillir à une station
suivante qu’un isolé, le wagon dans lequel ils se trouvaient as-
semblés, désigné par le coude du sculpteur Ski, pavoisé par le
« Temps » de Cottard, fleurissait de loin comme une voiture de
luxe et ralliait, à la gare voulue, le camarade retardataire. Le
seul à qui eussent pu échapper, à cause de sa demi-cécité, ces
signes de promission était Brichot. Mais aussi l’un des habitués
assurait volontairement à l’égard de l’aveugle les fonctions de
guetteur et, dès qu’on avait aperçu son chapeau de paille, son
parapluie vert et ses lunettes bleues, on le dirigeait avec dou-
ceur et hâte vers le compartiment d’élection. De sorte qu’il
était sans exemple qu’un des fidèles, à moins d’exciter les plus
graves soupçons de bamboche, ou même de ne pas être venu
« par le train », n’eût pas retrouvé les autres en cours de route.
Quelquefois l’inverse se produisait : un fidèle avait dû aller as-
sez loin dans l’après-midi et, en conséquence, devait faire une
partie du parcours seul avant d’être rejoint par le groupe ;
mais, même ainsi isolé, seul de son espèce, il ne manquait pas
le plus souvent de produire quelque effet. Le Futur vers lequel
il se dirigeait le désignait à la personne assise sur la banquette
d’en face, laquelle se disait : « Ce doit être quelqu’un »,

262
discernait, fût-ce autour du chapeau mou de Cottard ou du
sculpteur Ski, une vague auréole, et n’était qu’à demi étonnée
quand, à la station suivante, une foule élégante, si c’était leur
point terminus, accueillait le fidèle à la portière et s’en allait
avec lui vers l’une des voitures qui attendaient, salués tous très
bas par l’employé de Doville, ou bien, si c’était à une station in-
termédiaire, envahissait le compartiment. C’est ce que fit, et
avec précipitation, car plusieurs étaient arrivés en retard, juste
au moment où le train déjà en gare allait repartir, la troupe
que Cottard mena au pas de course vers le wagon à la fenêtre
duquel il avait vu mes signaux. Brichot, qui se trouvait parmi
ces fidèles, l’était devenu davantage au cours de ces années
qui, pour d’autres, avaient diminué leur assiduité. Sa vue bais-
sant progressivement l’avait obligé, même à Paris, à diminuer
de plus en plus les travaux du soir. D’ailleurs il avait peu de
sympathie pour la Nouvelle Sorbonne où les idées d’exactitude
scientifique, à l’allemande, commençaient à l’emporter sur
l’humanisme. Il se bornait exclusivement maintenant à son
cours et aux jurys d’examen ; aussi avait-il beaucoup plus de
temps à donner à la mondanité. C’est-à-dire aux soirées chez
les Verdurin, ou à celles qu’offrait parfois aux Verdurin tel ou
tel fidèle, tremblant d’émotion. Il est vrai qu’à deux reprises
l’amour avait manqué de faire ce que les travaux ne pouvaient
plus : détacher Brichot du petit clan. Mais Mme Verdurin, qui
« veillait au grain », et d’ailleurs, en ayant pris l’habitude dans
l’intérêt de son salon, avait fini par trouver un plaisir désinté-
ressé dans ce genre de drames et d’exécutions, l’avait irrémé-
diablement brouillé avec la personne dangereuse, sachant,
comme elle le disait, « mettre bon ordre à tout » et « porter le
fer rouge dans la plaie ». Cela lui avait été d’autant plus aisé
pour l’une des personnes dangereuses que c’était simplement
la blanchisseuse de Brichot, et Mme Verdurin, ayant ses petites
entrées dans le cinquième du professeur, écarlate d’orgueil
quand elle daignait monter ses étages, n’avait eu qu’à mettre à
la porte cette femme de rien. « Comment, avait dit la Patronne
à Brichot, une femme comme moi vous fait l’honneur de venir
chez vous, et vous recevez une telle créature ? » Brichot
n’avait jamais oublié le service que Mme Verdurin lui avait ren-
du en empêchant sa vieillesse de sombrer dans la fange, et lui
était de plus en plus attaché, alors qu’en contraste avec ce

263
regain d’affection, et peut-être à cause de lui, la Patronne com-
mençait à se dégoûter d’un fidèle par trop docile et de l’obéis-
sance de qui elle était sûre d’avance. Mais Brichot tirait de son
intimité chez les Verdurin un éclat qui le distinguait entre tous
ses collègues de la Sorbonne. Ils étaient éblouis par les récits
qu’il leur faisait de dîners auxquels on ne les inviterait jamais,
par la mention, dans des revues, ou par le portrait exposé au
Salon, qu’avaient fait de lui tel écrivain ou tel peintre réputés
dont les titulaires des autres chaires de la Faculté des Lettres
prisaient le talent mais n’avaient aucune chance d’attirer l’at-
tention, enfin par l’élégance vestimentaire elle-même du philo-
sophe mondain, élégance qu’ils avaient prise d’abord pour du
laisser-aller jusqu’à ce que leur collègue leur eût bienveillam-
ment expliqué que le chapeau haute forme se laisse volontiers
poser par terre, au cours d’une visite, et n’est pas de mise pour
les dîners à la campagne, si élégants soient-ils, où il doit être
remplacé par le chapeau mou, fort bien porté avec le smoking.
Pendant les premières secondes où le petit groupe se fut en-
gouffré dans le wagon, je ne pus même pas parler à Cottard,
car il était suffoqué, moins d’avoir couru pour ne pas manquer
le train, que par l’émerveillement de l’avoir attrapé si juste. Il
en éprouvait plus que la joie d’une réussite, presque l’hilarité
d’une joyeuse farce. « Ah ! elle est bien bonne ! dit-il quand il
se fut remis. Un peu plus ! nom d’une pipe, c’est ce qui s’ap-
pelle arriver à pic ! » ajouta-t-il en clignant de l’œil, non pas
pour demander si l’expression était juste, car il débordait
maintenant d’assurance, mais par satisfaction. Enfin il put me
nommer aux autres membres du petit clan. Je fus ennuyé de
voir qu’ils étaient presque tous dans la tenue qu’on appelle à
Paris smoking. J’avais oublié que les Verdurin commençaient
vers le monde une évolution timide, ralentie par l’affaire Drey-
fus, accélérée par la musique « nouvelle », évolution d’ailleurs
démentie par eux, et qu’ils continueraient de démentir jusqu’à
ce qu’elle eût abouti, comme ces objectifs militaires qu’un gé-
néral n’annonce que lorsqu’il les a atteints, de façon à ne pas
avoir l’air battu s’il les manque. Le monde était d’ailleurs, de
son côté, tout préparé à aller vers eux. Il en était encore à les
considérer comme des gens chez qui n’allait personne de la so-
ciété mais qui n’en éprouvent aucun regret. Le salon Verdurin
passait pour un Temple de la Musique. C’était là, assurait-on,

264
que Vinteuil avait trouvé inspiration, encouragement. Or si la
Sonate de Vinteuil restait entièrement incomprise et à peu près
inconnue, son nom, prononcé comme celui du plus grand musi-
cien contemporain, exerçait un prestige extraordinaire. Enfin
certains jeunes gens du faubourg s’étant avisés qu’ils devaient
être aussi instruits que des bourgeois, il y en avait trois parmi
eux qui avaient appris la musique et auprès desquels la Sonate
de Vinteuil jouissait d’une réputation énorme. Ils en parlaient,
rentrés chez eux, à la mère intelligente qui les avait poussés à
se cultiver. Et s’intéressant aux études de leurs fils, au concert
les mères regardaient avec un certain respect Mme Verdurin,
dans sa première loge, qui suivait la partition. Jusqu’ici cette
mondanité latente des Verdurin ne se traduisait que par deux
faits. D’une part, Mme Verdurin disait de la princesse de Capra-
rola : « Ah ! celle-là est intelligente, c’est une femme agréable.
Ce que je ne peux pas supporter, ce sont les imbéciles, les gens
qui m’ennuient, ça me rend folle. » Ce qui eût donné à penser à
quelqu’un d’un peu fin que la princesse de Caprarola, femme
du plus grand monde, avait fait une visite à Mme Verdurin. Elle
avait même prononcé son nom au cours d’une visite de condo-
léances qu’elle avait faite à Mme Swann après la mort du mari
de celle-ci, et lui avait demandé si elle les connaissait.
« Comment dites-vous ? avait répondu Odette d’un air subite-
ment triste. – Verdurin. – Ah ! alors je sais, avait-elle repris
avec désolation, je ne les connais pas, ou plutôt je les connais
sans les connaître, ce sont des gens que j’ai vus autrefois chez
des amis, il y a longtemps, ils sont agréables. » La princesse de
Caprarola partie, Odette aurait bien voulu avoir dit simplement
la vérité. Mais le mensonge immédiat était non le produit de
ses calculs, mais la révélation de ses craintes, de ses désirs.
Elle niait non ce qu’il eût été adroit de nier, mais ce qu’elle au-
rait voulu qui ne fût pas, même si l’interlocuteur devait ap-
prendre dans une heure que cela était en effet. Peu après elle
avait repris son assurance et avait même été au-devant des
questions en disant, pour ne pas avoir l’air de les craindre :
« Mme Verdurin, mais comment, je l’ai énormément connue »,
avec une affectation d’humilité comme une grande dame qui
raconte qu’elle a pris le tramway. « On parle beaucoup des
Verdurin depuis quelque temps », disait Mme de Souvré.
Odette, avec un dédain souriant de duchesse, répondait :

265
« Mais oui, il me semble en effet qu’on en parle beaucoup. De
temps en temps il y a comme cela des gens nouveaux qui ar-
rivent dans la société », sans penser qu’elle était elle-même
une des plus nouvelles. « La princesse de Caprarola y a dîné,
reprit Mme de Souvré. – Ah ! répondit Odette en accentuant
son sourire, cela ne m’étonne pas. C’est toujours par la prin-
cesse de Caprarola que ces choses-là commencent, et puis il en
vient une autre, par exemple la comtesse Molé. » Odette, en di-
sant cela, avait l’air d’avoir un profond dédain pour les deux
grandes dames qui avaient l’habitude d’essuyer les plâtres
dans les salons nouvellement ouverts. On sentait à son ton que
cela voulait dire qu’elle, Odette, comme Mme de Souvré, on ne
réussirait pas à les embarquer dans ces galères-là.
Après l’aveu qu’avait fait Mme Verdurin de l’intelligence de la
princesse de Caprarola, le second signe que les Verdurin
avaient conscience du destin futur était que (sans l’avoir for-
mellement demandé, bien entendu) ils souhaitaient vivement
qu’on vînt maintenant dîner chez eux en habit du soir ; M. Ver-
durin eût pu maintenant être salué sans honte par son neveu,
celui qui était « dans les choux ».
Parmi ceux qui montèrent dans mon wagon à Graincourt se
trouvait Saniette, qui jadis avait été chassé de chez les Verdu-
rin par son cousin Forcheville, mais était revenu. Ses défauts,
au point de vue de la vie mondaine, étaient autrefois – malgré
des qualités supérieures – un peu du même genre que ceux de
Cottard, timidité, désir de plaire, efforts infructueux pour y
réussir. Mais si la vie, en faisant revêtir à Cottard (sinon chez
les Verdurin, où il était, par la suggestion que les minutes an-
ciennes exercent sur nous quand nous nous retrouvons dans un
milieu accoutumé, resté quelque peu le même, du moins dans
sa clientèle, dans son service d’hôpital, à l’Académie de Méde-
cine) des dehors de froideur, de dédain, de gravité qui s’accen-
tuaient pendant qu’il débitait devant ses élèves complaisants
ses calembours, avait creusé une véritable coupure entre le
Cottard actuel et l’ancien, les mêmes défauts s’étaient au
contraire exagérés chez Saniette, au fur et à mesure qu’il cher-
chait à s’en corriger. Sentant qu’il ennuyait souvent, qu’on ne
l’écoutait pas, au lieu de ralentir alors, comme l’eût fait Cot-
tard, de forcer l’attention par l’air d’autorité, non seulement il
tâchait, par un ton badin, de se faire pardonner le tour trop

266
sérieux de sa conversation, mais pressait son débit, déblayait,
usait d’abréviations pour paraître moins long, plus familier
avec les choses dont il parlait, et parvenait seulement, en les
rendant inintelligibles, à sembler interminable. Son assurance
n’était pas comme celle de Cottard qui glaçait ses malades, les-
quels aux gens qui vantaient son aménité dans le monde répon-
daient : « Ce n’est plus le même homme quand il vous reçoit
dans son cabinet, vous dans la lumière, lui à contre-jour et les
yeux perçants. » Elle n’imposait pas, on sentait qu’elle cachait
trop de timidité, qu’un rien suffirait à la mettre en fuite. Sa-
niette, à qui ses amis avaient toujours dit qu’il se défiait trop
de lui-même, et qui, en effet, voyait des gens qu’il jugeait avec
raison fort inférieurs obtenir aisément les succès qui lui étaient
refusés, ne commençait plus une histoire sans sourire de la
drôlerie de celle-ci, de peur qu’un air sérieux ne fît pas suffi-
samment valoir sa marchandise. Quelquefois, faisant crédit au
comique que lui-même avait l’air de trouver à ce qu’il allait
dire, on lui faisait la faveur d’un silence général. Mais le récit
tombait à plat. Un convive doué d’un bon cœur glissait parfois
à Saniette l’encouragement, privé, presque secret, d’un sourire
d’approbation, le lui faisant parvenir furtivement, sans éveiller
l’attention, comme on vous glisse un billet. Mais personne n’al-
lait jusqu’à assumer la responsabilité, à risquer l’adhésion pu-
blique d’un éclat de rire. Longtemps après l’histoire finie et
tombée, Saniette, désolé, restait seul à se sourire à lui-même,
comme goûtant en elle et pour soi la délectation qu’il feignait
de trouver suffisante et que les autres n’avaient pas éprouvée.
Quant au sculpteur Ski, appelé ainsi à cause de la difficulté
qu’on trouvait à prononcer son nom polonais, et parce que lui-
même affectait, depuis qu’il vivait dans une certaine société,
de ne pas vouloir être confondu avec des parents fort bien po-
sés, mais un peu ennuyeux et très nombreux, il avait, à
quarante-cinq ans et fort laid, une espèce de gaminerie, de fan-
taisie rêveuse qu’il avait gardée pour avoir été jusqu’à dix ans
le plus ravissant enfant prodige du monde, coqueluche de
toutes les dames. Mme Verdurin prétendait qu’il était plus ar-
tiste qu’Elstir. Il n’avait d’ailleurs avec celui-ci que des ressem-
blances purement extérieures. Elles suffisaient pour qu’Elstir,
qui avait une fois rencontré Ski, eût pour lui la répulsion pro-
fonde que nous inspirent, plus encore que les êtres tout à fait

267
opposés à nous, ceux qui nous ressemblent en moins bien, en
qui s’étale ce que nous avons de moins bon, les défauts dont
nous nous sommes guéris, nous rappelant fâcheusement ce
que nous avons pu paraître à certains avant que nous fussions
devenus ce que nous sommes. Mais Mme Verdurin croyait que
Ski avait plus de tempérament qu’Elstir parce qu’il n’y avait
aucun art pour lequel il n’eût de la facilité, et elle était persua-
dée que cette facilité il l’eût poussée jusqu’au talent s’il avait
eu moins de paresse. Celle-ci paraissait même à la Patronne un
don de plus, étant le contraire du travail, qu’elle croyait le lot
des êtres sans génie. Ski peignait tout ce qu’on voulait, sur des
boutons de manchette ou sur des dessus de porte. Il chantait
avec une voix de compositeur, jouait de mémoire, en donnant
au piano l’impression de l’orchestre, moins par sa virtuosité
que par ses fausses basses signifiant l’impuissance des doigts à
indiquer qu’ici il y a un piston que, du reste, il imitait avec la
bouche. Cherchant ses mots en parlant pour faire croire à une
impression curieuse, de la même façon qu’il retardait un ac-
cord plaqué ensuite en disant : « Ping », pour faire sentir les
cuivres, il passait pour merveilleusement intelligent, mais ses
idées se ramenaient en réalité à deux ou trois, extrêmement
courtes. Ennuyé de sa réputation de fantaisiste, il s’était mis en
tête de montrer qu’il était un être pratique, positif, d’où chez
lui une triomphante affectation de fausse précision, de faux
bon sens, aggravés parce qu’il n’avait aucune mémoire et des
informations toujours inexactes. Ses mouvements de tête, de
cou, de jambes, eussent été gracieux s’il eût eu encore neuf
ans, des boucles blondes, un grand col de dentelles et de pe-
tites bottes de cuir rouge. Arrivés en avance avec Cottard et
Brichot à la gare de Graincourt, ils avaient laissé Brichot dans
la salle d’attente et étaient allés faire un tour. Quand Cottard
avait voulu revenir, Ski avait répondu : « Mais rien ne presse.
Aujourd’hui ce n’est pas le train local, c’est le train départe-
mental ». Ravi de voir l’effet que cette nuance dans la préci-
sion produisait sur Cottard, il ajouta, parlant de lui-même :
« Oui, parce que Ski aime les arts, parce qu’il modèle la glaise,
on croit qu’il n’est pas pratique. Personne ne connaît la ligne
mieux que moi ». Néanmoins ils étaient revenus vers la gare,
quand tout d’un coup, apercevant la fumée du petit train qui
arrivait, Cottard, poussant un hurlement, avait crié : « Nous

268
n’avons qu’à prendre nos jambes à notre cou. » Ils étaient en
effet arrivés juste, la distinction entre le train local et départe-
mental n’ayant jamais existé que dans l’esprit de Ski. « Mais
est-ce que la princesse n’est pas dans le train ? » demanda
d’une voix vibrante Brichot, dont les lunettes énormes, resplen-
dissantes comme ces réflecteurs que les laryngologues s’at-
tachent au front pour éclairer la gorge de leurs malades, sem-
blaient avoir emprunté leur vie aux yeux du professeur, et,
peut-être à cause de l’effort qu’il faisait pour accommoder sa
vision avec elles, semblaient, même dans les moments les plus
insignifiants, regarder elles-mêmes avec une attention soute-
nue et une fixité extraordinaire. D’ailleurs la maladie, en reti-
rant peu à peu la vue à Brichot, lui avait révélé les beautés de
ce sens, comme il faut souvent que nous nous décidions à nous
séparer d’un objet, à en faire cadeau par exemple, pour le re-
garder, le regretter, l’admirer. « Non, non, la princesse a été
reconduire jusqu’à Maineville des invités de Mme Verdurin qui
prenaient le train de Paris. Il ne serait même pas impossible
que Mme Verdurin, qui avait affaire à Saint-Mars, fût avec elle !
Comme cela elle voyagerait avec nous et nous ferions route
tous ensemble, ce serait charmant. Il s’agira d’ouvrir l’œil à
Maineville, et le bon ! Ah ! ça ne fait rien, on peut dire que
nous avons bien failli manquer le coche. Quand j’ai vu le train
j’ai été sidéré. C’est ce qui s’appelle arriver au moment
psychologique. Voyez-vous ça que nous ayions manqué le
train ? Mme Verdurin s’apercevant que les voitures revenaient
sans nous ? Tableau ! ajouta le docteur qui n’était pas encore
remis de son émoi. Voilà une équipée qui n’est pas banale.
Dites donc, Brichot, qu’est-ce que vous dites de notre petite es-
capade ? demanda le docteur avec une certaine fierté. – Par ma
foi, répondit Brichot, en effet, si vous n’aviez plus trouvé le
train, c’eût été, comme eût parlé feu Villemain, un sale coup
pour la fanfare ! » Mais moi, distrait dès les premiers instants
par ces gens que je ne connaissais pas, je me rappelai tout
d’un coup ce que Cottard m’avait dit dans la salle de danse du
petit Casino, et, comme si un chaînon invisible eût pu relier un
organe et les images du souvenir, celle d’Albertine appuyant
ses seins contre ceux d’Andrée me faisait un mal terrible au
cœur. Ce mal ne dura pas : l’idée de relations possibles entre
Albertine et des femmes ne me semblait plus possible depuis

269
l’avant-veille, où les avances que mon amie avait faites à Saint-
Loup avaient excité en moi une nouvelle jalousie qui m’avait
fait oublier la première. J’avais la naïveté des gens qui croient
qu’un goût en exclut forcément un autre. À Harambouville,
comme le tram était bondé, un fermier en blouse bleue, qui
n’avait qu’un billet de troisième, monta dans notre comparti-
ment. Le docteur, trouvant qu’on ne pourrait pas laisser voya-
ger la princesse avec lui, appela un employé, exhiba sa carte
de médecin d’une grande compagnie de chemin de fer et força
le chef de gare à faire descendre le fermier. Cette scène peina
et alarma à un tel point la timidité de Saniette que, dès qu’il la
vit commencer, craignant déjà, à cause de la quantité de pay-
sans qui étaient sur le quai, qu’elle ne prît les proportions
d’une jacquerie, il feignit d’avoir mal au ventre, et pour qu’on
ne pût l’accuser d’avoir sa part de responsabilité dans la vio-
lence du docteur, il enfila le couloir en feignant de chercher ce
que Cottard appelait les « water ». N’en trouvant pas, il regar-
da le paysage de l’autre extrémité du tortillard. « Si ce sont vos
débuts chez Mme Verdurin, Monsieur, me dit Brichot, qui te-
nait à montrer ses talents à un « nouveau », vous verrez qu’il
n’y a pas de milieu où l’on sente mieux la « douceur de vivre »,
comme disait un des inventeurs du dilettantisme, du je m’enfi-
chisme, de beaucoup de mots en « isme » à la mode chez nos
snobinettes, je veux dire M. le prince de Talleyrand. » Car,
quand il parlait de ces grands seigneurs du passé, il trouvait
spirituel, et « couleur de l’époque » de faire précéder leur titre
de Monsieur et disait Monsieur le duc de La Rochefoucauld,
Monsieur le cardinal de Retz, qu’il appelait aussi de temps en
temps : « Ce struggle for lifer de Gondi, ce « boulangiste » de
Marsillac. » Et il ne manquait jamais, avec un sourire, d’appe-
ler Montesquieu, quand il parlait de lui : « Monsieur le Pré-
sident Secondat de Montesquieu. » Un homme du monde spiri-
tuel eût été agacé de ce pédantisme, qui sent l’école. Mais,
dans les parfaites manières de l’homme du monde, en parlant
d’un prince, il y a un pédantisme aussi qui trahit une autre
caste, celle où l’on fait précéder le nom Guillaume de « l’Empe-
reur » et où l’on parle à la troisième personne à une Altesse.
« Ah ! celui-là, reprit Brichot, en parlant de « Monsieur le
prince de Talleyrand », il faut le saluer chapeau bas. C’est un
ancêtre. – C’est un milieu charmant, me dit Cottard, vous

270
trouverez un peu de tout, car Mme Verdurin n’est pas exclu-
sive : des savants illustres comme Brichot de la haute noblesse
comme, par exemple, la princesse Sherbatoff, une grande
dame russe, amie de la grande-duchesse Eudoxie qui même la
voit seule aux heures où personne n’est admis. » En effet, la
grande-duchesse Eudoxie, ne se souciant pas que la princesse
Sherbatoff, qui depuis longtemps n’était plus reçue par per-
sonne, vînt chez elle quand elle eût pu y avoir du monde, ne la
laissait venir que de très bonne heure, quand l’Altesse n’avait
auprès d’elle aucun des amis à qui il eût été aussi désagréable
de rencontrer la princesse que cela eût été gênant pour celle-
ci. Comme depuis trois ans, aussitôt après avoir quitté, comme
une manucure, la grande-duchesse, Mme Sherbatoff partait
chez Mme Verdurin, qui venait seulement de s’éveiller, et ne la
quittait plus, on peut dire que la fidélité de la princesse passait
infiniment celle même de Brichot, si assidu pourtant à ces mer-
credis, où il avait le plaisir de se croire, à Paris, une sorte de
Chateaubriand à l’Abbaye-aux-Bois et où, à la campagne, il se
faisait l’effet de devenir l’équivalent de ce que pouvait être
chez Mme du Châtelet celui qu’il nommait toujours (avec une
malice et une satisfaction de lettré) : « M. de Voltaire. »
Son absence de relations avait permis à la princesse Sherba-
toff de montrer, depuis quelques années, aux Verdurin une fi-
délité qui faisait d’elle plus qu’une « fidèle » ordinaire, la fidèle
type, l’idéal que Mme Verdurin avait longtemps cru inacces-
sible et, qu’arrivée au retour d’âge, elle trouvait enfin incarné
en cette nouvelle recrue féminine. De quelque jalousie qu’en
eût été torturée la Patronne, il était sans exemple que les plus
assidus de ses fidèles ne l’eussent « lâchée » une fois. Les plus
casaniers se laissaient tenter par un voyage ; les plus conti-
nents avaient eu une bonne fortune ; les plus robustes pou-
vaient attraper la grippe, les plus oisifs être pris par leurs
vingt-huit jours, les plus indifférents aller fermer les yeux à
leur mère mourante. Et c’était en vain que Mme Verdurin leur
disait alors, comme l’impératrice romaine, qu’elle était le seul
général à qui dût obéir sa légion, comme le Christ ou le Kaiser,
que celui qui aimait son père et sa mère autant qu’elle et
n’était pas prêt à les quitter pour la suivre n’était pas digne
d’elle, qu’au lieu de s’affaiblir au lit ou de se laisser berner par
une grue, ils feraient mieux de rester près d’elle, elle, seul

271
remède et seule volupté. Mais la destinée, qui se plaît parfois à
embellir la fin des existences qui se prolongent tard, avait fait
rencontrer à Mme Verdurin la princesse Sherbatoff. Brouillée
avec sa famille, exilée de son pays, ne connaissant plus que la
baronne Putbus et la grande-duchesse Eudoxie, chez les-
quelles, parce qu’elle n’avait pas envie de rencontrer les amies
de la première, et parce que la seconde n’avait pas envie que
ses amies rencontrassent la princesse, elle n’allait qu’aux
heures matinales où Mme Verdurin dormait encore, ne se sou-
venant pas d’avoir gardé la chambre une seule fois depuis l’âge
de douze ans, où elle avait eu la rougeole, ayant répondu, le 31
décembre, à Mme Verdurin qui, inquiète d’être seule, lui avait
demandé si elle ne pourrait pas rester coucher à l’improviste,
malgré le jour de l’an : « Mais qu’est-ce qui pourrait m’en em-
pêcher n’importe quel jour ? D’ailleurs, ce jour-là, on reste en
famille et vous êtes ma famille », vivant dans une pension et
changeant de « pension » quand les Verdurin déménageaient,
les suivant dans leurs villégiatures, la princesse avait si bien
réalisé pour Mme Verdurin le vers de Vigny :

Toi seule me parus ce qu’on cherche toujours

que la Présidente du petit cercle, désireuse de s’assurer une


« fidèle » jusque dans la mort, lui avait demandé que celle des
deux qui mourrait la dernière se fît enterrer à côté de l’autre.
Vis-à-vis des étrangers – parmi lesquels il faut toujours comp-
ter celui à qui nous mentons le plus parce que c’est celui par
qui il nous serait le plus pénible d’être méprisé : nous-même, –
la princesse Sherbatoff avait soin de représenter ses trois
seules amitiés – avec la grande-duchesse, avec les Verdurin,
avec la baronne Putbus – comme les seules, non que des cata-
clysmes indépendant de sa volonté eussent laissé émerger au
milieu de la destruction de tout le reste, mais qu’un libre choix
lui avait fait élire de préférence à toute autre, et auxquelles un
certain goût de solitude et de simplicité l’avait fait se borner.
« Je ne vois personne d’autre », disait-elle en insistant sur le
caractère inflexible de ce qui avait plutôt l’air d’une règle
qu’on s’impose que d’une nécessité qu’on subit. Elle ajoutait :
« Je ne fréquente que trois maisons », comme les auteurs qui,
craignant de ne pouvoir aller jusqu’à la quatrième, annoncent

272
que leur pièce n’aura que trois représentations. Que M. et Mme
Verdurin ajoutassent foi ou non à cette fiction, ils avaient aidé
la princesse à l’inculquer dans l’esprit des fidèles. Et ceux-ci
étaient persuadés à la fois que la princesse, entre des milliers
de relations qui s’offraient à elle, avait choisi les seuls Verdu-
rin, et que les Verdurin, sollicités en vain par toute la haute
aristocratie, n’avaient consenti à faire qu’une exception, en fa-
veur de la princesse.
À leurs yeux, la princesse, trop supérieure à son milieu d’ori-
gine pour ne pas s’y ennuyer, entre tant de gens qu’elle eût pu
fréquenter ne trouvait agréables que les seuls Verdurin, et
réciproquement ceux-ci, sourds aux avances de toute l’aristo-
cratie qui s’offrait à eux, n’avaient consenti à faire qu’une
seule exception, en faveur d’une grande dame plus intelligente
que ses pareilles, la princesse Sherbatoff.
La princesse était fort riche ; elle avait à toutes les premières
une grande baignoire où, avec l’autorisation de Mme Verdurin,
elle emmenait les fidèles et jamais personne d’autre. On se
montrait cette personne énigmatique et pâle, qui avait vieilli
sans blanchir, et plutôt en rougissant comme certains fruits du-
rables et ratatinés des haies. On admirait à la fois sa puissance
et son humilité, car, ayant toujours avec elle un académicien,
Brichot, un célèbre savant, Cottard, le premier pianiste du
temps, plus tard M. de Charlus, elle s’efforçait pourtant de re-
tenir exprès la baignoire la plus obscure, restait au fond, ne
s’occupait en rien de la salle, vivait exclusivement pour le petit
groupe, qui, un peu avant la fin de la représentation, se retirait
en suivant cette souveraine étrange et non dépourvue d’une
beauté timide, fascinante et usée. Or, si Mme Sherbatoff ne re-
gardait pas la salle, restait dans l’ombre, c’était pour tâcher
d’oublier qu’il existait un monde vivant qu’elle désirait passion-
nément et ne pouvait pas connaître ; la « coterie » dans une
« baignoire » était pour elle ce qu’est pour certains animaux
l’immobilité quasi cadavérique en présence du danger. Néan-
moins, le goût de nouveauté et de curiosité qui travaille les
gens du monde faisait qu’ils prêtaient peut-être plus d’atten-
tion à cette mystérieuse inconnue qu’aux célébrités des pre-
mières loges, chez qui chacun venait en visite. On s’imaginait
qu’elle était autrement que les personnes qu’on connaissait ;
qu’une merveilleuse intelligence, jointe à une bonté

273
divinatrice, retenaient autour d’elle ce petit milieu de gens
éminents. La princesse était forcée, si on lui parlait de quel-
qu’un ou si on lui présentait quelqu’un, de feindre une grande
froideur pour maintenir la fiction de son horreur du monde.
Néanmoins, avec l’appui de Cottard ou de Mme Verdurin,
quelques nouveaux réussissaient à la connaître, et son ivresse
d’en connaître un était telle qu’elle en oubliait la fable de l’iso-
lement voulu et se dépensait follement pour le nouveau venu.
S’il était fort médiocre, chacun s’étonnait. « Quelle chose sin-
gulière que la princesse, qui ne veut connaître personne, aille
faire une exception pour cet être si peu caractéristique. » Mais
ces fécondantes connaissances étaient rares, et la princesse vi-
vait étroitement confinée au milieu des fidèles.
Cottard disait beaucoup plus souvent : « Je le verrai mercredi
chez les Verdurin », que : « Je le verrai mardi à l’Académie. » Il
parlait aussi des mercredis comme d’une occupation aussi im-
portante et aussi inéluctable. D’ailleurs Cottard était de ces
gens peu recherchés qui se font un devoir aussi impérieux de
se rendre à une invitation que si elle constituait un ordre,
comme une convocation militaire ou judiciaire. Il fallait qu’il
fût appelé par une visite bien importante pour qu’il « lâchât »
les Verdurin le mercredi, l’importance ayant trait, d’ailleurs,
plutôt à la qualité du malade qu’à la gravité de la maladie. Car
Cottard, quoique bon homme, renonçait aux douceurs du mer-
credi non pour un ouvrier frappé d’une attaque, mais pour le
coryza d’un ministre. Encore, dans ce cas, disait-il à sa femme :
« Excuse-moi bien auprès de Mme Verdurin. Préviens que j’ar-
riverai en retard. Cette Excellence aurait bien pu choisir un
autre jour pour être enrhumée. » Un mercredi, leur vieille cui-
sinière s’étant coupé la veine du bras, Cottard, déjà en smo-
king pour aller chez les Verdurin, avait haussé les épaules
quand sa femme lui avait timidement demandé s’il ne pourrait
pas panser la blessée : « Mais je ne peux pas, Léontine, s’était-
il écrié en gémissant ; tu vois bien que j’ai mon gilet blanc. »
Pour ne pas impatienter son mari, Mme Cottard avait fait cher-
cher au plus vite le chef de clinique. Celui-ci, pour aller plus
vite, avait pris une voiture, de sorte que la sienne entrant dans
la cour au moment où celle de Cottard allait sortir pour le me-
ner chez les Verdurin, on avait perdu cinq minutes à avancer, à
reculer. Mme Cottard était gênée que le chef de clinique vît son

274
maître en tenue de soirée. Cottard pestait du retard, peut-être
par remords, et partit avec une humeur exécrable qu’il fallut
tous les plaisirs du mercredi pour arriver à dissiper.
Si un client de Cottard lui demandait : « Rencontrez-vous
quelquefois les Guermantes ? » c’est de la meilleure foi du
monde que le professeur répondait : « Peut-être pas justement
les Guermantes, je ne sais pas. Mais je vois tout ce monde-là
chez des amis à moi. Vous avez certainement entendu parler
des Verdurin. Ils connaissent tout le monde. Et puis eux, du
moins, ce ne sont pas des gens chics décatis. Il y a du répon-
dant. On évalue généralement que Mme Verdurin est riche à
trente-cinq millions. Dame, trente-cinq millions, c’est un
chiffre. Aussi elle n’y va pas avec le dos de la cuiller. Vous me
parliez de la duchesse de Guermantes. Je vais vous dire la dif-
férence : Mme Verdurin c’est une grande dame, la duchesse de
Guermantes est probablement une purée. Vous saisissez bien
la nuance, n’est-ce pas ? En tout cas, que les Guermantes
aillent ou non chez Mme Verdurin, elle reçoit, ce qui vaut
mieux, les d’Sherbatoff, les d’Forcheville, et tutti quanti, des
gens de la plus haute volée, toute la noblesse de France et de
Navarre, à qui vous me verriez parler de pair à compagnon.
D’ailleurs ce genre d’individus recherche volontiers les princes
de la science », ajoutait-il avec un sourire d’amour-propre béat,
amené à ses lèvres par la satisfaction orgueilleuse, non pas tel-
lement que l’expression jadis réservée aux Potain, aux Charcot,
s’appliquât maintenant à lui, mais qu’il sût enfin user comme il
convenait de toutes celles que l’usage autorise et, qu’après les
avoir longtemps piochées, il possédait à fond. Aussi, après
m’avoir cité la princesse Sherbatoff parmi les personnes que
recevait Mme Verdurin, Cottard ajoutait en clignant de l’œil :
« Vous voyez le genre de la maison, vous comprenez ce que je
veux dire ? » Il voulait dire ce qu’il y a de plus chic. Or, rece-
voir une dame russe qui ne connaissait que la grande-duchesse
Eudoxie, c’était peu. Mais la princesse Sherbatoff eût même pu
ne pas la connaître sans qu’eussent été amoindries l’opinion
que Cottard avait relativement à la suprême élégance du salon
Verdurin et sa joie d’y être reçu. La splendeur dont nous
semblent revêtus les gens que nous fréquentons n’est pas plus
intrinsèque que celle de ces personnages de théâtre pour l’ha-
billement desquels il est bien inutile qu’un directeur dépense

275
des centaines de mille francs à acheter des costumes authen-
tiques et des bijoux vrais qui ne feront aucun effet, quand un
grand décorateur donnera une impression de luxe mille fois
plus somptueuse en dirigeant un rayon factice sur un pour-
point de grosse toile semé de bouchons de verre et sur un man-
teau en papier. Tel homme a passé sa vie au milieu des grands
de la terre qui n’étaient pour lui que d’ennuyeux parents ou de
fastidieuses connaissances, parce qu’une habitude contractée
dès le berceau les avait dépouillés à ses yeux de tout prestige.
Mais, en revanche, il a suffi que celui-ci vînt, par quelque ha-
sard, s’ajouter aux personnes les plus obscures, pour que d’in-
nombrables Cottard aient vécu éblouis par des femmes titrées
dont ils s’imaginaient que le salon était le centre des élégances
aristocratiques, et qui n’étaient même pas ce qu’étaient Mme
de Villeparisis et ses amies (des grandes dames déchues que
l’aristocratie qui avait été élevée avec elles ne fréquentait
plus) ; non, celles dont l’amitié a été l’orgueil de tant de gens,
si ceux-ci publiaient leurs mémoires et y donnaient les noms de
ces femmes et de celles qu’elles recevaient, personne, pas plus
Mme de Cambremer que Mme de Guermantes, ne pourrait les
identifier. Mais qu’importe ! Un Cottard a ainsi sa marquise, la-
quelle est pour lui la « baronne », comme, dans Marivaux, la
baronne dont on ne dit jamais le nom et dont on n’a même pas
l’idée qu’elle en a jamais eu un. Cottard croit d’autant plus y
trouver résumée l’aristocratie – laquelle ignore cette dame –
que plus les titres sont douteux plus les couronnes tiennent de
place sur les verres, sur l’argenterie, sur le papier à lettres, sur
les malles. De nombreux Cottard, qui ont cru passer leur vie au
cœur du faubourg Saint-Germain, ont eu leur imagination peut-
être plus enchantée de rêves féodaux que ceux qui avaient ef-
fectivement vécu parmi des princes, de même que, pour le pe-
tit commerçant qui, le dimanche, va parfois visiter des édifices
« du vieux temps », c’est quelquefois dans ceux dont toutes les
pierres sont du nôtre, et dont les voûtes ont été, par des élèves
de Viollet-le-Duc, peintes en bleu et semées d’étoiles d’or,
qu’ils ont le plus la sensation du moyen âge. « La princesse se-
ra à Maineville. Elle voyagera avec nous. Mais je ne vous pré-
senterai pas tout de suite. Il vaudra mieux que ce soit Mme Ver-
durin qui fasse cela. À moins que je ne trouve un joint. Comp-
tez alors que je sauterai dessus. – De quoi parliez-vous, dit

276
Saniette, qui fit semblant d’avoir été prendre l’air. – Je citai à
Monsieur, dit Brichot, un mot que vous connaissez bien de ce-
lui qui est à mon avis le premier des fins de siècle (du siècle 18
s’entend), le prénommé Charles-Maurice, abbé de Périgord. Il
avait commencé par promettre d’être un très bon journaliste.
Mais il tourna mal, je veux dire qu’il devint ministre ! La vie a
de ces disgrâces. Politicien peu scrupuleux au demeurant, qui,
avec des dédains de grand seigneur racé, ne se gênait pas de
travailler à ses heures pour le roi de Prusse, c’est le cas de le
dire, et mourut dans la peau d’un centre gauche. »

À Saint-Pierre-des-Ifs monta une splendide jeune fille qui,


malheureusement, ne faisait pas partie du petit groupe. Je ne
pouvais détacher mes yeux de sa chair de magnolia, de ses
yeux noirs, de la construction admirable et haute de ses
formes. Au bout d’une seconde elle voulut ouvrir une glace, car
il faisait un peu chaud dans le compartiment, et ne voulant pas
demander la permission à tout le monde, comme seul je n’avais
pas de manteau, elle me dit d’une voix rapide, fraîche et
rieuse : « Ça ne vous est pas désagréable, Monsieur, l’air ? »
J’aurais voulu lui dire : « Venez avec nous chez les Verdurin »,
ou : « Dites-moi votre nom et votre adresse. » Je répondis :
« Non, l’air ne me gêne pas, Mademoiselle. » Et après, sans se
déranger de sa place : « La fumée, ça ne gêne pas vos amis ? »
et elle alluma une cigarette. À la troisième station elle descen-
dit d’un saut. Le lendemain, je demandai à Albertine qui cela
pouvait être. Car, stupidement, croyant qu’on ne peut aimer
qu’une chose, jaloux de l’attitude d’Albertine à l’égard de Ro-
bert, j’étais rassuré quant aux femmes. Albertine me dit, je
crois très sincèrement, qu’elle ne savait pas. « Je voudrais tant
la retrouver, m’écriai-je. – Tranquillisez-vous, on se retrouve
toujours », répondit Albertine. Dans le cas particulier elle se
trompait ; je n’ai jamais retrouvé ni identifié la belle fille à la
cigarette. On verra du reste pourquoi, pendant longtemps, je
dus cesser de la chercher. Mais je ne l’ai pas oubliée. Il m’ar-
rive souvent en pensant à elle d’être pris d’une folle envie.
Mais ces retours du désir nous forcent à réfléchir que, si on
voulait retrouver ces jeunes filles-là avec le même plaisir, il
faudrait revenir aussi à l’année, qui a été suivie depuis de dix
autres pendant lesquelles la jeune fille s’est fanée. On peut

277
quelquefois retrouver un être, mais non abolir le temps. Tout
cela jusqu’au jour imprévu et triste comme une nuit d’hiver, où
on ne cherche plus cette jeune fille-là, ni aucune autre, où trou-
ver vous effraierait même. Car on ne se sent plus assez d’at-
traits pour plaire, ni de force pour aimer. Non pas, bien enten-
du, qu’on soit, au sens propre du mot, impuissant. Et quant à
aimer, on aimerait plus que jamais. Mais on sent que c’est une
trop grande entreprise pour le peu de forces qu’on garde. Le
repos éternel a déjà mis des intervalles où l’on ne peut sortir,
ni parler. Mettre un pied sur la marche qu’il faut, c’est une
réussite comme de ne pas manquer le saut périlleux. Être vu
dans cet état par une jeune fille qu’on aime, même si l’on a
gardé son visage et tous ses cheveux blonds de jeune homme !
On ne peut plus assumer la fatigue de se mettre au pas de la
jeunesse. Tant pis si le désir charnel redouble au lieu de
s’amortir ! On fait venir pour lui une femme à qui l’on ne se
souciera pas de plaire, qui ne partagera qu’un soir votre
couche et qu’on ne reverra jamais.

« On doit être toujours sans nouvelles du violoniste », dit


Cottard. L’événement du jour, dans le petit clan, était en effet
le lâchage du violoniste favori de Mme Verdurin. Celui-ci, qui
faisait son service militaire près de Doncières, venait trois fois
par semaine dîner à la Raspelière, car il avait la permission de
minuit. Or, l’avant-veille, pour la première fois, les fidèles
n’avaient pu arriver à le découvrir dans le tram. On avait sup-
posé qu’il l’avait manqué. Mais Mme Verdurin avait eu beau en-
voyer au tram suivant, enfin au dernier, la voiture était reve-
nue vide. « Il a été sûrement fourré au bloc, il n’y a pas d’autre
explication de sa fugue. Ah ! dame, vous savez, dans le métier
militaire, avec ces gaillards-là, il suffit d’un adjudant grin-
cheux. – Ce sera d’autant plus mortifiant pour Mme Verdurin,
dit Brichot, s’il lâche encore ce soir, que notre aimable hôtesse
reçoit justement à dîner pour la première fois les voisins qui lui
ont loué la Raspelière, le marquis et la marquise de Cambre-
mer. – Ce soir, le marquis et la marquise de Cambremer !
s’écria Cottard. Mais je n’en savais absolument rien. Naturelle-
ment je savais comme vous tous qu’ils devaient venir un jour,
mais je ne savais pas que ce fût si proche. Sapristi, dit-il en se
tournant vers moi, qu’est-ce que je vous ai dit : la princesse

278
Sherbatoff, le marquis et la marquise de Cambremer. » Et
après avoir répété ces noms en se berçant de leur mélodie :
« Vous voyez que nous nous mettons bien, me dit-il. N’importe,
pour vos débuts, vous mettez dans le mille. Cela va être une
chambrée exceptionnellement brillante. » Et se tournant vers
Brichot, il ajouta : « La Patronne doit être furieuse. Il n’est que
temps que nous arrivions lui prêter main forte. » Depuis que
Mme Verdurin était à la Raspelière, elle affectait vis-à-vis des
fidèles d’être, en effet, dans l’obligation, et au désespoir d’invi-
ter une fois ses propriétaires. Elle aurait ainsi de meilleures
conditions pour l’année suivante, disait-elle, et ne le faisait que
par intérêt. Mais elle prétendait avoir une telle terreur, se faire
un tel monstre d’un dîner avec des gens qui n’étaient pas du
petit groupe, qu’elle le remettait toujours. Il l’effrayait, du
reste, un peu pour les motifs qu’elle proclamait, tout en les
exagérant, si par un autre côté il l’enchantait pour des raisons
de snobisme qu’elle préférait taire. Elle était donc à demi sin-
cère, elle croyait le petit clan quelque chose de si unique au
monde, un de ces ensembles comme il faut des siècles pour en
constituer un pareil, qu’elle tremblait à la pensée d’y voir intro-
duits ces gens de province, ignorants de la Tétralogie et des
« Maîtres », qui ne sauraient pas tenir leur partie dans le
concert de la conversation générale et étaient capables, en ve-
nant chez Mme Verdurin, de détruire un des fameux mercredis,
chefs-d’œuvre incomparables et fragiles, pareils à ces verreries
de Venise qu’une fausse note suffit à briser. « De plus, ils
doivent être tout ce qu’il y a de plus anti, et galonnards, avait
dit M. Verdurin. – Ah ! ça, par exemple, ça m’est égal, voilà as-
sez longtemps qu’on en parle de cette histoire-là », avait ré-
pondu Mme Verdurin qui, sincèrement dreyfusarde, eût cepen-
dant voulu trouver dans la prépondérance de son salon dreyfu-
siste une récompense mondaine. Or le dreyfusisme triomphait
politiquement, mais non pas mondainement. Labori, Reinach,
Picquart, Zola, restaient, pour les gens du monde, des espèces
de traîtres qui ne pouvaient que les éloigner du petit noyau.
Aussi, après cette incursion dans la politique, Mme Verdurin
tenait-elle à rentrer dans l’art. D’ailleurs d’Indy, Debussy,
n’étaient-ils pas « mal » dans l’Affaire ? « Pour ce qui est de
l’Affaire, nous n’aurions qu’à les mettre à côté de Brichot, dit-
elle (l’universitaire étant le seul des fidèles qui avait pris le

279
parti de l’État-Major, ce qui l’avait fait beaucoup baisser dans
l’estime de Mme Verdurin). On n’est pas obligé de parler éter-
nellement de l’affaire Dreyfus. Non, la vérité, c’est que les
Cambremer m’embêtent. » Quant aux fidèles, aussi excités par
le désir inavoué qu’ils avaient de connaître les Cambremer,
que dupes de l’ennui affecté que Mme Verdurin disait éprouver
à les recevoir, ils reprenaient chaque jour, en causant avec
elle, les vils arguments qu’elle donnait elle-même en faveur de
cette invitation, tâchaient de les rendre irrésistibles. « Décidez-
vous une bonne fois, répétait Cottard, et vous aurez les conces-
sions pour le loyer, ce sont eux qui paieront le jardinier, vous
aurez la jouissance du pré. Tout cela vaut bien de s’ennuyer
une soirée. Je n’en parle que pour vous », ajoutait-il, bien que
le cœur lui eût battu une fois que, dans la voiture de Mme Ver-
durin, il avait croisé celle de la vieille Mme de Cambremer sur
la route, et surtout qu’il fût humilié pour les employés du che-
min de fer, quand, à la gare, il se trouvait près du marquis. De
leur côté, les Cambremer, vivant bien trop loin du mouvement
mondain pour pouvoir même se douter que certaines femmes
élégantes parlaient avec quelque considération de Mme Verdu-
rin, s’imaginaient que celle-ci était une personne qui ne pou-
vait connaître que des bohèmes, n’était même peut-être pas lé-
gitimement mariée, et, en fait de gens « nés », ne verrait ja-
mais qu’eux. Ils ne s’étaient résignés à y dîner que pour être
en bons termes avec une locataire dont ils espéraient le retour
pour de nombreuses saisons, surtout depuis qu’ils avaient, le
mois précédent, appris qu’elle venait d’hériter de tant de mil-
lions. C’est en silence et sans plaisanteries de mauvais goût
qu’ils se préparaient au jour fatal. Les fidèles n’espéraient plus
qu’il vînt jamais, tant de fois Mme Verdurin en avait déjà fixé
devant eux la date, toujours changée. Ces fausses résolutions
avaient pour but, non seulement de faire ostentation de l’ennui
que lui causait ce dîner, mais de tenir en haleine les membres
du petit groupe qui habitaient dans le voisinage et étaient par-
fois enclins à lâcher. Non que la Patronne devinât que le
« grand jour » leur était aussi agréable qu’à elle-même, mais
parce que, les ayant persuadés que ce dîner était pour elle la
plus terrible des corvées, elle pouvait faire appel à leur dé-
vouement. « Vous n’allez pas me laisser seule en tête à tête
avec ces Chinois-là ! Il faut au contraire que nous soyons en

280
nombre pour supporter l’ennui. Naturellement nous ne pour-
rons parler de rien de ce qui nous intéresse. Ce sera un mer-
credi de raté, que voulez-vous ! »
– En effet, répondit Brichot, en s’adressant à moi, je crois
que Mme Verdurin, qui est très intelligente et apporte une
grande coquetterie à l’élaboration de ses mercredis, ne tenait
guère à recevoir ces hobereaux de grande lignée mais sans es-
prit. Elle n’a pu se résoudre à inviter la marquise douairière,
mais s’est résignée au fils et à la belle-fille.
– Ah ! nous verrons la marquise de Cambremer ? dit Cottard
avec un sourire où il crut devoir mettre de la paillardise et du
marivaudage, bien qu’il ignorât si Mme de Cambremer était jo-
lie ou non. Mais le titre de marquise éveillait en lui des images
prestigieuses et galantes. « Ah ! je la connais, dit Ski, qui
l’avait rencontrée, une fois qu’il se promenait avec Mme Verdu-
rin. – Vous ne la connaissez pas au sens biblique, dit, en cou-
lant un regard louche sous son lorgnon, le docteur, dont c’était
une des plaisanteries favorites. – Elle est intelligente, me dit
Ski. Naturellement, reprit-il en voyant que je ne disais rien et
appuyant en souriant sur chaque mot, elle est intelligente et
elle ne l’est pas, il lui manque l’instruction, elle est frivole,
mais elle a l’instinct des jolies choses. Elle se taira, mais elle
ne dira jamais une bêtise. Et puis elle est d’une jolie coloration.
Ce serait un portrait qui serait amusant à peindre », ajouta-t-il
en fermant à demi les yeux comme s’il la regardait posant de-
vant lui. Comme je pensais tout le contraire de ce que Ski ex-
primait avec tant de nuances, je me contentai de dire qu’elle
était la sœur d’un ingénieur très distingué, M. Legrandin. « Hé
bien, vous voyez, vous serez présenté à une jolie femme, me dit
Brichot, et on ne sait jamais ce qui peut en résulter. Cléopâtre
n’était même pas une grande dame, c’était la petite femme, la
petite femme inconsciente et terrible de notre Meilhac, et
voyez les conséquences, non seulement pour ce jobard d’An-
toine, mais pour le monde antique. – J’ai déjà été présenté à
Mme de Cambremer, répondis-je. – Ah ! mais alors vous allez
vous trouver en pays de connaissance. – Je serai d’autant plus
heureux de la voir, répondis-je, qu’elle m’avait promis un ou-
vrage de l’ancien curé de Combray sur les noms de lieux de
cette région-ci, et je vais pouvoir lui rappeler sa promesse. Je
m’intéresse à ce prêtre et aussi aux étymologies. – Ne vous fiez

281
pas trop à celles qu’il indique, me répondit Brichot ; l’ouvrage,
qui est à la Raspelière et que je me suis amusé à feuilleter, ne
me dit rien qui vaille ; il fourmille d’erreurs. Je vais vous en
donner un exemple. Le mot Bricq entre dans la formation d’une
quantité de noms de lieux de nos environs. Le brave ecclésias-
tique a eu l’idée passablement biscornue qu’il vient de Briga,
hauteur, lieu fortifié. Il le voit déjà dans les peuplades cel-
tiques, Latobriges, Nemetobriges, etc., et le suit jusque dans
les noms comme Briand, Brion, etc… Pour en revenir au pays
que nous avons le plaisir de traverser en ce moment avec vous,
Bricquebosc signifierait le bois de la hauteur, Bricqueville l’ha-
bitation de la hauteur, Bricquebec, où nous nous arrêterons
dans un instant avant d’arriver à Maineville, la hauteur près du
ruisseau. Or ce n’est pas du tout cela, pour la raison que bricq
est le vieux mot norois qui signifie tout simplement : un pont.
De même que fleur, que le protégé de Mme de Cambremer se
donne une peine infinie pour rattacher tantôt aux mots scandi-
naves floi, flo, tantôt au mot irlandais ae et aer, est au
contraire, à n’en point douter, le fiord des Danois et signifie :
port. De même l’excellent prêtre croit que la station de Saint-
Martin-le-Vêtu, qui avoisine la Raspelière, signifie Saint-
Martin-le-Vieux (vetus). Il est certain que le mot de vieux a
joué un grand rôle dans la toponymie de cette région. Vieux
vient généralement de vadum et signifie un gué, comme au lieu
dit : les Vieux. C’est ce que les Anglais appelaient « ford » (Ox-
ford, Hereford). Mais, dans le cas particulier, vieux vient non
pas de vetus, mais de vastatus, lieu dévasté et nu. Vous avez
près d’ici Sottevast, le vast de Setold ; Brillevast, le vast de Be-
rold. Je suis d’autant plus certain de l’erreur du curé, que
Saint-Martin-le-Vieux s’est appelé autrefois Saint-Martin-du-
Gast et même Saint-Martin-de-Terregate. Or le v et le g dans
ces mots sont la même lettre. On dit : dévaster mais aussi : gâ-
cher. Jachères et gâtines (du haut allemand wastinna) ont ce
même sens : Terregate c’est donc terra vastata. Quant à Saint-
Mars, jadis (honni soit qui mal y pense) Saint-Merd, c’est Saint-
Medardus, qui est tantôt Saint-Médard, Saint-Mard, Saint-
Marc, Cinq-Mars, et jusqu’à Dammas. Il ne faut du reste pas
oublier que, tout près d’ici, des lieux, portant ce même nom de
Mars, attestent simplement une origine païenne (le dieu Mars)
restée vivace en ce pays, mais que le saint homme se refuse à

282
reconnaître. Les hauteurs dédiées aux dieux sont en particulier
fort nombreuses, comme la montagne de Jupiter (Jeumont).
Votre curé n’en veut rien voir et, en revanche, partout où le
christianisme a laissé des traces, elles lui échappent. Il a pous-
sé son voyage jusqu’à Loctudy, nom barbare, dit-il, alors que
c’est Locus sancti Tudeni, et n’a pas davantage, dans Sammar-
çoles, deviné Sanctus Martialis. Votre curé, continua Brichot,
en voyant qu’il m’intéressait, fait venir les mots en hon, home,
holm, du mot holl (hullus), colline, alors qu’il vient du norois
holm, île, que vous connaissez bien dans Stockholm, et qui
dans tout ce pays-ci est si répandu, la Houlme. Engohomme,
Tahoume, Robehomme, Néhomme, Quettehon, etc. » Ces noms
me firent penser au jour où Albertine avait voulu aller à
Amfreville-la-Bigot (du nom de deux de ses seigneurs succes-
sifs, me dit Brichot), et où elle m’avait ensuite proposé de dîner
ensemble à Robehomme. Quant à Montmartin, nous allions y
passer dans un instant. « Est-ce que Néhomme, demandai-je,
n’est pas près de Carquethuit et de Clitourps ? – Parfaitement,
Néhomme c’est le holm, l’île ou presqu’île du fameux vicomte
Nigel dont le nom est resté aussi dans Néville. Carquethuit et
Clitourps, dont vous me parlez, sont, pour le protégé de Mme
de Cambremer, l’occasion d’autres erreurs. Sans doute il voit
bien que carque, c’est une église, la Kirche des Allemands.
Vous connaissez Querqueville, sans parler de Dunkerque. Car
mieux vaudrait alors nous arrêter à ce fameux mot de Dun qui,
pour les Celtes, signifiait une élévation. Et cela vous le retrou-
verez dans toute la France. Votre abbé s’hypnotisait devant
Duneville repris dans l’Eure-et-Loir ; il eût trouvé Châteaudun,
Dun-le-Roi dans le Cher ; Duneau dans la Sarthe ; Dun dans
l’Ariège ; Dune-les-Places dans la Nièvre, etc., etc. Ce Dun lui
fait commettre une curieuse erreur en ce qui concerne Doville,
où nous descendrons et où nous attendent les confortables voi-
tures de Mme Verdurin. Doville, en latin donvilla, dit-il. En effet
Doville est au pied de grandes hauteurs. Votre curé, qui sait
tout, sent tout de même qu’il a fait une bévue. Il a lu, en effet,
dans un ancien Fouillé Domvilla. Alors il se rétracte ; Douville,
selon lui, est un fief de l’Abbé, Domino Abbati, du mont Saint-
Michel. Il s’en réjouit, ce qui est assez bizarre quand on pense
à la vie scandaleuse que, depuis le Capitulaire de Saint-Clair-
sur-Epte, on menait au mont Saint-Michel, et ce qui ne serait

283
pas plus extraordinaire que de voir le roi de Danemark suze-
rain de toute cette côte où il faisait célébrer beaucoup plus le
culte d’Odin que celui du Christ. D’autre part, la supposition
que l’n a été changée en m ne me choque pas et exige moins
d’altération que le très correct Lyon qui, lui aussi, vient de Dun
(Lugdunum). Mais enfin l’abbé se trompe. Douville n’a jamais
été Douville, mais Doville, Eudonis Villa, le village d’Eudes.
Douville s’appelait autrefois Escalecliff, l’escalier de la pente.
Vers 1233, Eudes le Bouteiller, seigneur d’Escalecliff, partit
pour la Terre-Sainte ; au moment de partir il fit remise de
l’église à l’abbaye de Blanchelande. Échange de bons procé-
dés : le village prit son nom, d’où actuellement Douville. Mais
j’ajoute que la toponymie, où je suis d’ailleurs fort ignare, n’est
pas une science exacte ; si nous n’avions ce témoignage histo-
rique, Douville pourrait fort bien venir d’Ouville, c’est-à-dire :
les Eaux. Les formes en ai (Aigues-Mortes), de aqua, se
changent fort souvent en eu, en ou. Or il y avait tout près de
Douville des eaux renommées, Carquebut. Vous pensez que le
curé était trop content de trouver là quelque trace chrétienne,
encore que ce pays semble avoir été assez difficile à évangéli-
ser, puisqu’il a fallu que s’y reprissent successivement saint
Ursal, saint Gofroi, saint Barsanore, saint Laurent de Brè-
vedent, lequel passa enfin la main aux moines de Beaubec.
Mais pour tuit l’auteur se trompe, il y voit une forme de toft,
masure, comme dans Criquetot, Ectot, Yvetot, alors que c’est le
thveit, essart, défrichement, comme dans Braquetuit, le Thuit,
Regnetuit, etc. De même, s’il reconnaît dans Clitourps le thorp
normand, qui veut dire : village, il veut que la première partie
du nom dérive de clivus, pente, alors qu’elle vient de cliff, ro-
cher. Mais ses plus grosses bévues viennent moins de son igno-
rance que de ses préjugés. Si bon Français qu’on soit, faut-il
nier l’évidence et prendre Saint-Laurent-en-Bray pour le prêtre
romain si connu, alors qu’il s’agit de saint Lawrence Toot, ar-
chevêque de Dublin ? Mais plus que le sentiment patriotique,
le parti pris religieux de votre ami lui fait commettre des er-
reurs grossières. Ainsi vous avez non loin de chez nos hôtes de
la Raspelière deux Montmartin, Montmartin-sur-Mer et
Montmartin-en-Graignes. Pour Graignes, le bon curé n’a pas
commis d’erreur, il a bien vu que Graignes, en latin Grania, en
grec crêné, signifie : étangs, marais ; combien de Cresmays, de

284
Croen, de Gremeville, de Lengronne, ne pourrait-on pas citer ?
Mais pour Montmartin, votre prétendu linguiste veut absolu-
ment qu’il s’agisse de paroisses dédiées à saint Martin. Il s’au-
torise de ce que le saint est leur patron, mais ne se rend pas
compte qu’il n’a été pris pour tel qu’après coup ; ou plutôt il
est aveuglé par sa haine du paganisme ; il ne veut pas voir
qu’on aurait dit Mont-Saint-Martin comme on dit le mont Saint-
Michel, s’il s’était agi de saint Martin, tandis que le nom de
Montmartin s’applique, de façon beaucoup plus païenne, à des
temples consacrés au dieu Mars, temples dont nous ne possé-
dons pas, il est vrai, d’autres vestiges, mais que la présence in-
contestée, dans le voisinage, de vastes camps romains rendrait
des plus vraisemblables même sans le nom de Montmartin qui
tranche le doute. Vous voyez que le petit livre que vous allez
trouver à la Raspelière n’est pas des mieux faits. » J’objectai
qu’à Combray le curé nous avait appris souvent des étymolo-
gies intéressantes. « Il était probablement mieux sur son ter-
rain, le voyage en Normandie l’aura dépaysé. – Et ne l’aura pas
guéri, ajoutai-je, car il était arrivé neurasthénique et est repar-
ti rhumatisant. – Ah ! c’est la faute à la neurasthénie. Il est
tombé de la neurasthénie dans la philologie, comme eût dit
mon bon maître Pocquelin. Dites donc, Cottard, vous semble-t-
il que la neurasthénie puisse avoir une influence fâcheuse sur
la philologie, la philologie une influence calmante sur la neu-
rasthénie, et la guérison de la neurasthénie conduire au rhu-
matisme ? – Parfaitement, le rhumatisme et la neurasthénie
sont deux formes vicariantes du neuro-arthritisme. On peut
passer de l’une à l’autre par métastase. – L’éminent profes-
seur, dit Brichot, s’exprime, Dieu me pardonne, dans un fran-
çais aussi mêlé de latin et de grec qu’eut pu le faire M. Purgon
lui-même, de moliéresque mémoire ! À moi, mon oncle, je veux
dire notre Sarcey national… » Mais il ne put achever sa
phrase. Le professeur venait de sursauter et de pousser un
hurlement : « Nom de d’là, s’écria-t-il en passant enfin au lan-
gage articulé, nous avons passé Maineville (hé ! hé !) et même
Renneville. » Il venait de voir que le train s’arrêtait à Saint-
Mars-le-Vieux, où presque tous les voyageurs descendaient.
« Ils n’ont pas dû pourtant brûler l’arrêt. Nous n’aurons pas
fait attention en parlant des Cambremer. – Écoutez-moi, Ski,
attendez, je vais vous dire « une bonne chose », dit Cottard qui

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avait pris en affection cette expression usitée dans certains mi-
lieux médicaux. La princesse doit être dans le train, elle ne
nous aura pas vus et sera montée dans un autre compartiment.
Allons à sa recherche. Pourvu que tout cela n’aille pas amener
de grabuge ! » Et il nous emmena tous à la recherche de la
princesse Sherbatoff. Il la trouva dans le coin d’un wagon vide,
en train de lire la Revue des Deux-Mondes. Elle avait pris de-
puis de longues années, par peur des rebuffades, l’habitude de
se tenir à sa place, de rester dans son coin, dans la vie comme
dans le train, et d’attendre pour donner la main qu’on lui eût
dit bonjour. Elle continua à lire quand les fidèles entrèrent
dans son wagon. Je la reconnus aussitôt ; cette femme, qui pou-
vait avoir perdu sa situation mais n’en était pas moins d’une
grande naissance, qui en tout cas était la perle d’un salon
comme celui des Verdurin, c’était la dame que, dans le même
train, j’avais cru, l’avant-veille, pouvoir être une tenancière de
maison publique. Sa personnalité sociale, si incertaine, me de-
vint claire aussitôt quand je sus son nom, comme quand, après
avoir peiné sur une devinette, on apprend enfin le mot qui rend
clair tout ce qui était resté obscur et qui, pour les personnes,
est le nom. Apprendre le surlendemain quelle était la personne
à côté de qui on a voyagé dans le train sans parvenir à trouver
son rang social est une surprise beaucoup plus amusante que
de lire dans la livraison nouvelle d’une revue le mot de
l’énigme proposée dans la précédente livraison. Les grands
restaurants, les casinos, les « tortillards » sont le musée des fa-
milles de ces énigmes sociales. « Princesse, nous vous aurons
manquée à Maineville ! Vous permettez que nous prenions
place dans votre compartiment ? – Mais comment donc », fit la
princesse qui, en entendant Cottard lui parler, leva seulement
alors de sur sa revue des yeux qui, comme ceux de M. de Char-
lus, quoique plus doux, voyaient très bien les personnes de la
présence de qui elle faisait semblant de ne pas s’apercevoir.
Cottard, réfléchissant à ce que le fait d’être invité avec les
Cambremer était pour moi une recommandation suffisante,
prit, au bout d’un moment, la décision de me présenter à la
princesse, laquelle s’inclina avec une grande politesse, mais
eut l’air d’entendre mon nom pour la première fois. « Cré nom,
s’écria le docteur, ma femme a oublié de faire changer les bou-
tons de mon gilet blanc. Ah ! les femmes, ça ne pense à rien.

286
Ne vous mariez jamais, voyez-vous », me dit-il. Et comme
c’était une des plaisanteries qu’il jugeait convenables quand on
n’avait rien à dire, il regarda du coin de l’œil la princesse et les
autres fidèles, qui, parce qu’il était professeur et académicien,
sourirent en admirant sa bonne humeur et son absence de
morgue. La princesse nous apprit que le jeune violoniste était
retrouvé. Il avait gardé le lit la veille à cause d’une migraine,
mais viendrait ce soir et amènerait un vieil ami de son père
qu’il avait retrouvé à Doncières. Elle l’avait su par Mme Verdu-
rin avec qui elle avait déjeuné le matin, nous dit-elle d’une voix
rapide où le roulement des r, de l’accent russe, était douce-
ment marmonné au fond de la gorge, comme si c’étaient non
des r mais des l. « Ah ! vous avez déjeuné ce matin avec elle,
dit Cottard à la princesse ; mais en me regardant, car ces pa-
roles avaient pour but de me montrer combien la princesse
était intime avec la Patronne. Vous êtes une fidèle, vous ! –
Oui, j’aime ce petit celcle intelligent, agléable, pas méchant,
tout simple, pas snob et où on a de l’esplit jusqu’au bout des
ongles. – Nom d’une pipe, j’ai dû perdre mon billet, je ne le re-
trouve pas », s’écria Cottard sans s’inquiéter d’ailleurs outre
mesure. Il savait qu’à Douville, où deux landaus allaient nous
attendre, l’employé le laisserait passer sans billet et ne s’en dé-
couvrirait que plus bas afin de donner par ce salut l’explication
de son indulgence, à savoir qu’il avait bien reconnu en Cottard
un habitué des Verdurin. « On ne me mettra pas à la salle de
police pour cela, conclut le docteur. – Vous disiez, Monsieur,
demandai-je à Brichot, qu’il y avait près d’ici des eaux renom-
mées ; comment le sait-on ? – Le nom de la station suivante
l’atteste entre bien d’autres témoignages. Elle s’appelle Fer-
vaches. – Je ne complends pas ce qu’il veut dil », grommela la
princesse, d’un ton dont elle m’aurait dit par gentillesse : « Il
nous embête, n’est-ce pas ? » « Mais, princesse, Fervaches
veut dire, eaux chaudes, fervidae aquae… Mais à propos du
jeune violoniste, continua Brichot, j’oubliais, Cottard, de vous
parler de la grande nouvelle. Saviez-vous que notre pauvre ami
Dechambre, l’ancien pianiste favori de Mme Verdurin, vient de
mourir ? C’est effrayant. – Il était encore jeune, répondit Cot-
tard, mais il devait faire quelque chose du côté du foie, il de-
vait avoir quelque saleté de ce côté, il avait une fichue tête de-
puis quelque temps. – Mais il n’était pas si jeune, dit Brichot ;

287
du temps où Elstir et Swann allaient chez Mme Verdurin, De-
chambre était déjà une notoriété parisienne, et, chose admi-
rable, sans avoir reçu à l’étranger le baptême du succès. Ah ! il
n’était pas un adepte de l’Évangile selon saint Barnum, celui-
là. – Vous confondez, il ne pouvait aller chez Mme Verdurin à ce
moment-là, il était encore en nourrice. – Mais, à moins que ma
vieille mémoire ne soit infidèle, il me semblait que Dechambre
jouait la sonate de Vinteuil pour Swann quand ce cercleux, en
rupture d’aristocratie, ne se doutait guère qu’il serait un jour
le prince consort embourgeoisé de notre Odette nationale. –
C’est impossible, la sonate de Vinteuil a été jouée chez Mme
Verdurin longtemps après que Swann n’y allait plus », dit le
docteur qui, comme les gens qui travaillent beaucoup et
croient retenir beaucoup de choses qu’ils se figurent être
utiles, en oublient beaucoup d’autres, ce qui leur permet de
s’extasier devant la mémoire de gens qui n’ont rien à faire.
« Vous faites tort à vos connaissances, vous n’êtes pourtant pas
ramolli », dit en souriant le docteur. Brichot convint de son er-
reur. Le train s’arrêta. C’était la Sogne. Ce nom m’intriguait.
« Comme j’aimerais savoir ce que veulent dire tous ces noms,
dis-je à Cottard. – Mais demandez à M. Brichot, il le sait peut-
être. – Mais la Sogne, c’est la Cicogne, Siconia », répondit Bri-
chot que je brûlais d’interroger sur bien d’autres noms.
Oubliant qu’elle tenait à son « coin », Mme Sherbatoff m’of-
frit aimablement de changer de place avec moi pour que je
pusse mieux causer avec Brichot à qui je voulais demander
d’autres étymologies qui m’intéressaient, et elle assura qu’il lui
était indifférent de voyager en avant, en arrière, debout, etc…
Elle restait sur la défensive tant qu’elle ignorait les intentions
des nouveaux venus, mais quand elle avait reconnu que celles-
ci étaient aimables, elle cherchait de toutes manières à faire
plaisir à chacun. Enfin le train s’arrêta à la station de Doville-
Féterne, laquelle étant située à peu près à égale distance du
village de Féterne et de celui de Doville, portait, à cause de
cette particularité, leurs deux noms. « Saperlipopette, s’écria
le docteur Cottard, quand nous fûmes devant la barrière où on
prenait les billets et feignant seulement de s’en apercevoir, je
ne peux pas retrouver mon ticket, j’ai dû le perdre. » Mais
l’employé, ôtant sa casquette, assura que cela ne faisait rien et
sourit respectueusement. La princesse (donnant des

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explications au cocher, comme eût fait une espèce de dame
d’honneur de Mme Verdurin, laquelle, à cause des Cambremer,
n’avait pu venir à la gare, ce qu’elle faisait du reste rarement)
me prit, ainsi que Brichot, avec elle dans une des voitures.
Dans l’autre montèrent le docteur, Saniette et Ski.
Le cocher, bien que tout jeune, était le premier cocher des
Verdurin, le seul qui fût vraiment cocher en titre ; il leur faisait
faire, dans le jour, toutes leurs promenades car il connaissait
tous les chemins, et le soir allait chercher et reconduire en-
suite les fidèles. Il était accompagné d’extras (qu’il choisissait)
en cas de nécessité. C’était un excellent garçon, sobre et
adroit, mais avec une de ces figures mélancoliques où le re-
gard, trop fixe, signifie qu’on se fait pour un rien de la bile,
même des idées noires. Mais il était en ce moment fort heureux
car il avait réussi à placer son frère, autre excellente pâte
d’homme, chez les Verdurin. Nous traversâmes d’abord Do-
ville. Des mamelons herbus y descendaient jusqu’à la mer en
amples pâtés auxquels la saturation de l’humidité et du sel
donnent une épaisseur, un mœlleux, une vivacité de tons ex-
trêmes. Les îlots et les découpures de Rivebelle, beaucoup plus
rapprochés ici qu’à Balbec, donnaient à cette partie de la mer
l’aspect nouveau pour moi d’un plan en relief. Nous passâmes
devant de petits chalets loués presque tous par des peintres ;
nous prîmes un sentier où des vaches en liberté, aussi ef-
frayées que nos chevaux, nous barrèrent dix minutes le pas-
sage, et nous nous engageâmes dans la route de la corniche.
« Mais, par les dieux immortels, demanda tout à coup Brichot,
revenons à ce pauvre Dechambre ; croyez-vous que Mme Ver-
durin sache ? Lui a-t-on dit ? » Mme Verdurin, comme presque
tous les gens du monde, justement parce qu’elle avait besoin
de la société des autres, ne pensait plus un seul jour à eux
après qu’étant morts, ils ne pouvaient plus venir aux mercre-
dis, ni aux samedis, ni dîner en robe de chambre. Et on ne pou-
vait pas dire du petit clan, image en cela de tous les salons,
qu’il se composait de plus de morts que de vivants, vu que, dès
qu’on était mort, c’était comme si on n’avait jamais existé.
Mais pour éviter l’ennui d’avoir à parler des défunts, voire de
suspendre les dîners, chose impossible à la Patronne, à cause
d’un deuil, M. Verdurin feignait que la mort des fidèles affectât
tellement sa femme que, dans l’intérêt de sa santé, il ne fallait

289
pas en parler. D’ailleurs, et peut-être justement parce que la
mort des autres lui semblait un accident si définitif et si vul-
gaire, la pensée de la sienne propre lui faisait horreur et il
fuyait toute réflexion pouvant s’y rapporter. Quant à Brichot,
comme il était très brave homme et parfaitement dupe de ce
que M. Verdurin disait de sa femme, il redoutait pour son amie
les émotions d’un pareil chagrin. « Oui, elle sait tout depuis ce
matin, dit la princesse, on n’a pas pu lui cacher. – Ah ! mille
tonnerres de Zeus, s’écria Brichot, ah ! ça a dû être un coup
terrible, un ami de vingt-cinq ans ! En voilà un qui était des
nôtres ! – Évidemment, évidemment, que voulez-vous, dit Cot-
tard. Ce sont des circonstances toujours pénibles ; mais Mme
Verdurin est une femme forte, c’est une cérébrale encore plus
qu’une émotive. – Je ne suis pas tout à fait de l’avis du docteur,
dit la princesse, à qui décidément son parler rapide, son accent
murmuré, donnait l’air à la fois boudeur et mutin. Mme Verdu-
rin, sous une apparence froide, cache des trésors de sensibili-
té. M. Verdurin m’a dit qu’il avait eu beaucoup de peine à l’em-
pêcher d’aller à Paris pour la cérémonie ; il a été obligé de lui
faire croire que tout se ferait à la campagne. – Ah ! diable, elle
voulait aller à Paris. Mais je sais bien que c’est une femme de
cœur, peut-être de trop de cœur même. Pauvre Dechambre !
Comme le disait Mme Verdurin il n’y a pas deux mois : « À côté
de lui Planté, Paderewski, Risler même, rien ne tient. » Ah ! il a
pu dire plus justement que ce m’as-tu vu de Néron, qui a trou-
vé le moyen de rouler la science allemande elle-même : « Qua-
lis artifex pereo ! » Mais lui, du moins, Dechambre, a dû mou-
rir dans l’accomplissement du sacerdoce, en odeur de dévotion
beethovenienne ; et bravement, je n’en doute pas ; en bonne
justice, cet officiant de la musique allemande aurait mérité de
trépasser en célébrant la messe en ré. Mais il était, au demeu-
rant, homme à accueillir la camarde avec un trille, car cet exé-
cutant de génie retrouvait parfois, dans son ascendance de
Champenois parisianisé, des crâneries et des élégances de
garde-française. »
De la hauteur où nous étions déjà, la mer n’apparaissait plus,
ainsi que de Balbec, pareille aux ondulations de montagnes
soulevées, mais, au contraire, comme apparaît d’un pic, ou
d’une route qui contourne la montagne, un glacier bleuâtre, ou
une plaine éblouissante, situés à une moindre altitude. Le

290
déchiquetage des remous y semblait immobilisé et avoir dessi-
né pour toujours leurs cercles concentriques ; l’émail même de
la mer, qui changeait insensiblement de couleur, prenait vers
le fond de la baie, où se creusait un estuaire, la blancheur
bleue d’un lait où de petits bacs noirs qui n’avançaient pas
semblaient empêtrés comme des mouches. Il ne me semblait
pas qu’on pût découvrir de nulle part un tableau plus vaste.
Mais à chaque tournant une partie nouvelle s’y ajoutait, et
quand nous arrivâmes à l’octroi de Doville, l’éperon de falaise
qui nous avait caché jusque-là une moitié de la baie rentra, et
je vis tout à coup à ma gauche un golfe aussi profond que celui
que j’avais eu jusque-là devant moi, mais dont il changeait les
proportions et doublait la beauté. L’air à ce point si élevé deve-
nait d’une vivacité et d’une pureté qui m’enivraient. J’aimais
les Verdurin ; qu’ils nous eussent envoyé une voiture me sem-
blait d’une bonté attendrissante. J’aurais voulu embrasser la
princesse. Je lui dis que je n’avais jamais rien vu d’aussi beau.
Elle fit profession d’aimer aussi ce pays plus que tout autre.
Mais je sentais bien que, pour elle comme pour les Verdurin, la
grande affaire était non de le contempler en touristes, mais d’y
faire de bons repas, d’y recevoir une société qui leur plaisait,
d’y écrire des lettres, d’y lire, bref d’y vivre, laissant passive-
ment sa beauté les baigner plutôt qu’ils n’en faisaient l’objet
de leur préoccupation.
De l’octroi, la voiture s’étant arrêtée pour un instant à une
telle hauteur au-dessus de la mer que, comme d’un sommet, la
vue du gouffre bleuâtre donnait presque le vertige, j’ouvris le
carreau ; le bruit distinctement perçu de chaque flot qui se bri-
sait avait, dans sa douceur et dans sa netteté, quelque chose
de sublime. N’était-il pas comme un indice de mensuration qui,
renversant nos impressions habituelles, nous montre que les
distances verticales peuvent être assimilées aux distances hori-
zontales, au contraire de la représentation que notre esprit
s’en fait d’habitude ; et que, rapprochant ainsi de nous le ciel,
elles ne sont pas grandes ; qu’elles sont même moins grandes
pour un bruit qui les franchit, comme faisait celui de ces petits
flots, car le milieu qu’il a à traverser est plus pur ? Et, en effet,
si on reculait seulement de deux mètres en arrière de l’octroi,
on ne distinguait plus ce bruit de vagues auquel deux cents
mètres de falaise n’avaient pas enlevé sa délicate, minutieuse

291
et douce précision. Je me disais que ma grand’mère aurait eu
pour lui cette admiration que lui inspiraient toutes les manifes-
tations de la nature ou de l’art dans la simplicité desquelles on
lit la grandeur. Mon exaltation était à son comble et soulevait
tout ce qui m’entourait. J’étais attendri que les Verdurin nous
eussent envoyé chercher à la gare. Je le dis à la princesse, qui
parut trouver que j’exagérais beaucoup une si simple politesse.
Je sais qu’elle avoua plus tard à Cottard qu’elle me trouvait
bien enthousiaste ; il lui répondit que j’étais trop émotif et que
j’aurais eu besoin de calmants et de faire du tricot. Je faisais
remarquer à la princesse chaque arbre, chaque petite maison
croulant sous ses roses, je lui faisais tout admirer, j’aurais vou-
lu la serrer elle-même contre mon cœur. Elle me dit qu’elle
voyait que j’étais doué pour la peinture, que je devrais dessi-
ner, qu’elle était surprise qu’on ne me l’eût pas encore dit. Et
elle confessa qu’en effet ce pays était pittoresque. Nous traver-
sâmes, perché sur la hauteur, le petit village d’Englesqueville
(Engleberti Villa), nous dit Brichot. « Mais êtes-vous bien sûr
que le dîner de ce soir a lieu, malgré la mort de Dechambre,
princesse ? ajouta-t-il sans réfléchir que la venue à la gare des
voitures dans lesquelles nous étions était déjà une réponse. –
Oui, dit la princesse, M. Verdurin a tenu à ce qu’il ne soit pas
remis, justement pour empêcher sa femme de « penser ». Et
puis, après tant d’années qu’elle n’a jamais manqué de rece-
voir un mercredi, ce changement dans ses habitudes aurait pu
l’impressionner. Elle est très nerveuse ces temps-ci. M. Verdu-
rin était particulièrement heureux que vous veniez dîner ce
soir parce qu’il savait que ce serait une grande distraction
pour Mme Verdurin, dit la princesse, oubliant sa feinte de ne
pas avoir entendu parler de moi. Je crois que vous ferez bien
de ne parler de rien devant Mme Verdurin, ajouta la princesse.
– Ah ! vous faites bien de me le dire, répondit naïvement Bri-
chot. Je transmettrai la recommandation à Cottard. » La voi-
ture s’arrêta un instant. Elle repartit, mais le bruit que fai-
saient les roues dans le village avait cessé. Nous étions entrés
dans l’allée d’honneur de la Raspelière où M. Verdurin nous at-
tendait au perron. « J’ai bien fait de mettre un smoking, dit-il,
en constatant avec plaisir que les fidèles avaient le leur,
puisque j’ai des hommes si chics. » Et comme je m’excusais de
mon veston : « Mais, voyons, c’est parfait. Ici ce sont des

292
dîners de camarades. Je vous offrirais bien de vous prêter un
des mes smokings mais il ne vous irait pas. » Le shake hand
plein d’émotion que, en pénétrant dans le vestibule de la Ras-
pelière, et en manière de condoléances pour la mort du pia-
niste, Brichot donna au Patron ne provoqua de la part de celui-
ci aucun commentaire. Je lui dis mon admiration pour ce pays.
« Ah ! tant mieux, et vous n’avez rien vu, nous vous le montre-
rons. Pourquoi ne viendriez-vous pas habiter quelques se-
maines ici ? l’air est excellent. » Brichot craignait que sa poi-
gnée de mains n’eût pas été comprise. « Hé bien ! ce pauvre
Dechambre ! dit-il, mais à mi-voix, dans la crainte que Mme
Verdurin ne fût pas loin. – C’est affreux, répondit allègrement
M. Verdurin. – Si jeune », reprit Brichot. Agacé de s’attarder à
ces inutilités, M. Verdurin répliqua d’un ton pressé et avec un
gémissement suraigu, non de chagrin, mais d’impatience irri-
tée : « Hé bien oui, mais qu’est-ce que vous voulez, nous n’y
pouvons rien, ce ne sont pas nos paroles qui le ressusciteront,
n’est-ce pas ? » Et la douceur lui revenant avec la jovialité :
« Allons, mon brave Brichot, posez vite vos affaires. Nous
avons une bouillabaisse qui n’attend pas. Surtout, au nom du
ciel, n’allez pas parler de Dechambre à Mme Verdurin ! Vous
savez qu’elle cache beaucoup ce qu’elle ressent, mais elle a
une véritable maladie de la sensibilité. Non, mais je vous jure,
quand elle a appris que Dechambre était mort, elle a presque
pleuré », dit M. Verdurin d’un ton profondément ironique. À
l’entendre on aurait dit qu’il fallait une espèce de démence
pour regretter un ami de trente ans, et d’autre part on devinait
que l’union perpétuelle de M. Verdurin avec sa femme n’allait
pas, de la part de celui-ci, sans qu’il la jugeât toujours et
qu’elle l’agaçât souvent. « Si vous lui en parlez elle va encore
se rendre malade. C’est déplorable, trois semaines après sa
bronchite. Dans ces cas-là, c’est moi qui suis le garde-malade.
Vous comprenez que je sors d’en prendre. Affligez-vous sur le
sort de Dechambre dans votre cœur tant que vous voudrez.
Pensez-y, mais n’en parlez pas. J’aimais bien Dechambre, mais
vous ne pouvez pas m’en vouloir d’aimer encore plus ma
femme. Tenez, voilà Cottard, vous allez pouvoir lui deman-
der. » Et en effet, il savait qu’un médecin de la famille sait
rendre bien des petits services, comme de prescrire par
exemple qu’il ne faut pas avoir de chagrin.

293
Cottard, docile, avait dit à la Patronne : « Bouleversez-vous
comme ça et vous me ferez demain 39 de fièvre », comme il au-
rait dit à la cuisinière : « Vous me ferez demain du ris de
veau. » La médecine, faute de guérir, s’occupe à changer le
sens des verbes et des pronoms.
M. Verdurin fut heureux de constater que Saniette, malgré
les rebuffades que celui-ci avait essuyées l’avant-veille, n’avait
pas déserté le petit noyau. En effet, Mme Verdurin et son mari
avaient contracté dans l’oisiveté des instincts cruels à qui les
grandes circonstances, trop rares, ne suffisaient plus. On avait
bien pu brouiller Odette avec Swann, Brichot avec sa maî-
tresse. On recommencerait avec d’autres, c’était entendu. Mais
l’occasion ne s’en présentait pas tous les jours. Tandis que,
grâce à sa sensibilité frémissante, à sa timidité craintive et vite
affolée, Saniette leur offrait un souffre-douleur quotidien. Aus-
si, de peur qu’il lâchât, avait-on soin de l’inviter avec des pa-
roles aimables et persuasives comme en ont au lycée les vété-
rans, au régiment les anciens pour un bleu qu’on veut ama-
douer afin de pouvoir s’en saisir, à seules fins alors de le cha-
touiller et de lui faire des brimades quand il ne pourra plus
s’échapper. « Surtout, rappela Cottard à Brichot qui n’avait
pas entendu M. Verdurin, motus devant Mme Verdurin. – Soyez
sans crainte, ô Cottard, vous avez affaire à un sage, comme dit
Théocrite. D’ailleurs M. Verdurin a raison, à quoi servent nos
plaintes, ajouta-t-il, car, capable d’assimiler des formes ver-
bales et les idées qu’elles amenaient en lui, mais n’ayant pas
de finesse, il avait admiré dans les paroles de M. Verdurin le
plus courageux stoïcisme. N’importe, c’est un grand talent qui
disparaît. – Comment, vous parlez encore de Dechambre ? dit
M. Verdurin qui nous avait précédés et qui, voyant que nous ne
le suivions pas, était revenu en arrière. Écoutez, dit-il à Bri-
chot, il ne faut d’exagération en rien. Ce n’est pas une raison
parce qu’il est mort pour en faire un génie qu’il n’était pas. Il
jouait bien, c’est entendu, il était surtout bien encadré ici ;
transplanté, il n’existait plus. Ma femme s’en était engouée et
avait fait sa réputation. Vous savez comme elle est. Je dirai
plus, dans l’intérêt même de sa réputation il est mort au bon
moment, à point, comme les demoiselles de Caen, grillées se-
lon les recettes incomparables de Pampille, vont l’être, j’espère
(à moins que vous ne vous éternisiez par vos jérémiades dans

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cette kasbah ouverte à tous les vents). Vous ne voulez tout de
même pas nous faire crever tous parce que Dechambre est
mort et quand, depuis un an, il était obligé de faire des
gammes avant de donner un concert, pour retrouver momenta-
nément, bien momentanément, sa souplesse. Du reste, vous al-
lez entendre ce soir, ou du moins rencontrer, car ce mâtin-là
délaisse trop souvent après dîner l’art pour les cartes, quel-
qu’un qui est un autre artiste que Dechambre, un petit que ma
femme a découvert (comme elle avait découvert Dechambre, et
Paderewski et le reste) : Morel. Il n’est pas encore arrivé, ce
bougre-là. Je vais être obligé d’envoyer une voiture au dernier
train. Il vient avec un vieil ami de sa famille qu’il a retrouvé et
qui l’embête à crever, mais sans qui il aurait été obligé, pour
ne pas avoir de plaintes de son père, de rester sans cela à Don-
cières à lui tenir compagnie : le baron de Charlus. » Les fidèles
entrèrent. M. Verdurin, resté en arrière avec moi pendant que
j’ôtais mes affaires, me prit le bras en plaisantant, comme fait
à un dîner un maître de maison qui n’a pas d’invitée à vous
donner à conduire. « Vous avez fait bon voyage ? – Oui, M. Bri-
chot m’a appris des choses qui m’ont beaucoup intéressé »,
dis-je en pensant aux étymologies et parce que j’avais entendu
dire que les Verdurin admiraient beaucoup Brichot. « Cela
m’aurait étonné qu’il ne vous eût rien appris, me dit M. Verdu-
rin, c’est un homme si effacé, qui parle si peu des choses qu’il
sait. » Ce compliment ne me parut pas très juste. « Il a l’air
charmant, dis-je. – Exquis, délicieux, pas pion pour un sou, fan-
taisiste, léger, ma femme l’adore, moi aussi ! » répondit M.
Verdurin sur un ton d’exagération et de réciter une leçon.
Alors seulement je compris que ce qu’il m’avait dit de Brichot
était ironique. Et je me demandai si M. Verdurin, depuis le
temps lointain dont j’avais entendu parler, n’avait pas secoué
la tutelle de sa femme.
Le sculpteur fut très étonné d’apprendre que les Verdurin
consentaient à recevoir M. de Charlus. Alors que dans le
faubourg Saint-Germain, où M. de Charlus était si connu, on ne
parlait jamais de ses mœurs (ignorées du plus grand nombre,
objet de doute pour d’autres, qui croyaient plutôt à des amitiés
exaltées, mais platoniques, à des imprudences, et enfin soi-
gneusement dissimulées par les seuls renseignés, qui haus-
saient les épaules quand quelque malveillante Gallardon

295
risquait une insinuation), ces mœurs, connues à peine de
quelques intimes, étaient au contraire journellement décriées
loin du milieu où il vivait, comme certains coups de canon
qu’on n’entend qu’après l’interférence d’une zone silencieuse.
D’ailleurs dans ces milieux bourgeois et artistes où il passait
pour l’incarnation même de l’inversion, sa grande situation
mondaine, sa haute origine, étaient entièrement ignorées, par
un phénomène analogue à celui qui, dans le peuple roumain,
fait que le nom de Ronsard est connu comme celui d’un grand
seigneur, tandis que son œuvre poétique y est inconnue. Bien
plus, la noblesse de Ronsard repose en Roumanie sur une er-
reur. De même, si dans le monde des peintres, des comédiens,
M. de Charlus avait si mauvaise réputation, cela tenait à ce
qu’on le confondait avec un comte Leblois de Charlus, qui
n’avait même pas la moindre parenté avec lui, ou extrêmement
lointaine, et qui avait été arrêté, peut-être par erreur, dans une
descente de police restée fameuse. En somme, toutes les his-
toires qu’on racontait sur M. de Charlus s’appliquaient au faux.
Beaucoup de professionnels juraient avoir eu des relations
avec M. de Charlus et étaient de bonne foi, croyant que le faux
Charlus était le vrai, et le faux peut-être favorisant, moitié par
ostentation de noblesse, moitié par dissimulation de vice, une
confusion qui, pour le vrai (le baron que nous connaissons), fut
longtemps préjudiciable, et ensuite, quand il eut glissé sur sa
pente, devint commode, car à lui aussi elle permit de dire :
« Ce n’est pas moi. » Actuellement, en effet, ce n’était pas de
lui qu’on parlait. Enfin, ce qui ajoutait, à la fausseté des com-
mentaires d’un fait vrai (les goûts du baron), il avait été l’ami
intime et parfaitement pur d’un auteur qui, dans le monde des
théâtres, avait, on ne sait pourquoi, cette réputation et ne la
méritait nullement. Quand on les apercevait à une première en-
semble, on disait : « Vous savez », de même qu’on croyait que
la duchesse de Guermantes avait des relations immorales avec
la princesse de Parme ; légende indestructible, car elle ne se
serait évanouie qu’à une proximité de ces deux grandes dames
où les gens qui la répétaient n’atteindraient vraisemblablement
jamais qu’en les lorgnant au théâtre et en les calomniant au-
près du titulaire du fauteuil voisin. Des mœurs de M. de Char-
lus le sculpteur concluait, avec d’autant moins d’hésitation,
que la situation mondaine du baron devait être aussi mauvaise,

296
qu’il ne possédait sur la famille à laquelle appartenait M. de
Charlus, sur son titre, sur son nom, aucune espèce de rensei-
gnement. De même que Cottard croyait que tout le monde sait
que le titre de docteur en médecine n’est rien, celui d’interne
des hôpitaux quelque chose, les gens du monde se trompent en
se figurant que tout le monde possède sur l’importance sociale
de leur nom les mêmes notions qu’eux-mêmes et les personnes
de leur milieu.
Le prince d’Agrigente passait pour un « rasta » aux yeux
d’un chasseur de cercle à qui il devait vingt-cinq louis, et ne re-
prenait son importance que dans le faubourg Saint-Germain où
il avait trois sœurs duchesses, car ce ne sont pas sur les gens
modestes, aux yeux de qui il compte peu, mais sur les gens
brillants, au courant de ce qu’il est, que fait quelque effet le
grand seigneur. M. de Charlus allait, du reste, pouvoir se
rendre compte, dès le soir même, que le Patron avait sur les
plus illustres familles ducales des notions peu approfondies.
Persuadé que les Verdurin allaient faire un pas de clerc en lais-
sant s’introduire dans leur salon si « select » un individu taré,
le sculpteur crut devoir prendre à part la Patronne. « Vous
faites entièrement erreur, d’ailleurs je ne crois jamais ces
choses-là, et puis, quand ce serait vrai, je vous dirai que ce ne
serait pas très compromettant pour moi ! » lui répondit Mme
Verdurin, furieuse, car, Morel étant le principal élément des
mercredis, elle tenait avant tout à ne pas le mécontenter.
Quant à Cottard il ne put donner d’avis, car il avait demandé à
monter un instant « faire une petite commission » dans le
« buen retiro » et à écrire ensuite dans la chambre de M. Ver-
durin une lettre très pressée pour un malade.
Un grand éditeur de Paris venu en visite, et qui avait pensé
qu’on le retiendrait, s’en alla brutalement, avec rapidité, com-
prenant qu’il n’était pas assez élégant pour le petit clan.
C’était un homme grand et fort, très brun, studieux, avec
quelque chose de tranchant. Il avait l’air d’un couteau à papier
en ébène.
Mme Verdurin qui, pour nous recevoir dans son immense sa-
lon, où des trophées de graminées, de coquelicots, de fleurs
des champs, cueillis le jour même, alternaient avec le même
motif peint en camaïeu, deux siècles auparavant, par un artiste
d’un goût exquis, s’était levée un instant d’une partie qu’elle

297
faisait avec un vieil ami, nous demanda la permission de la finir
en deux minutes et tout en causant avec nous. D’ailleurs, ce
que je lui dis de mes impressions ne lui fut qu’à demi agréable.
D’abord j’étais scandalisé de voir qu’elle et son mari rentraient
tous les jours longtemps avant l’heure de ces couchers de soleil
qui passaient pour si beaux, vus de cette falaise, plus encore
de la terrasse de la Raspelière, et pour lesquels j’aurais fait des
lieues. « Oui, c’est incomparable, dit légèrement Mme Verdurin
en jetant un coup d’œil sur les immenses croisées qui faisaient
porte vitrée. Nous avons beau voir cela tout le temps, nous ne
nous en lassons pas », et elle ramena ses regards vers ses
cartes. Or, mon enthousiasme même me rendait exigeant. Je
me plaignais de ne pas voir du salon les rochers de Darnetal
qu’Elstir m’avait dit adorables à ce moment où ils réfractaient
tant de couleurs. « Ah ! vous ne pouvez pas les voir d’ici, il fau-
drait aller au bout du parc, à la « Vue de la baie ». Du banc qui
est là-bas vous embrassez tout le panorama. Mais vous ne pou-
vez pas y aller tout seul, vous vous perdriez. Je vais vous y
conduire, si vous voulez, ajouta-t-elle mollement. – Mais non,
voyons, tu n’as pas assez des douleurs que tu as prises l’autre
jour, tu veux en prendre de nouvelles. Il reviendra, il verra la
vue de la baie une autre fois. » Je n’insistai pas, et je compris
qu’il suffisait aux Verdurin de savoir que ce soleil couchant
était, jusque dans leur salon ou dans leur salle à manger,
comme une magnifique peinture, comme un précieux émail ja-
ponais, justifiant le prix élevé auquel ils louaient la Raspelière
toute meublée, mais vers lequel ils levaient rarement les yeux ;
leur grande affaire ici était de vivre agréablement, de se pro-
mener, de bien manger, de causer, de recevoir d’agréables
amis à qui ils faisaient faire d’amusantes parties de billard, de
bons repas, de joyeux goûters. Je vis cependant plus tard avec
quelle intelligence ils avaient appris à connaître ce pays, fai-
sant faire à leurs hôtes des promenades aussi « inédites » que
la musique qu’ils leur faisaient écouter. Le rôle que les fleurs
de la Raspelière, les chemins le long de la mer, les vieilles mai-
sons, les églises inconnues, jouaient dans la vie de M. Verdurin
était si grand, que ceux qui ne le voyaient qu’à Paris et qui,
eux, remplaçaient la vie au bord de la mer et à la campagne
par des luxes citadins, pouvaient à peine comprendre l’idée
que lui-même se faisait de sa propre vie, et l’importance que

298
ses joies lui donnaient à ses propres yeux. Cette importance
était encore accrue du fait que les Verdurin étaient persuadés
que la Raspelière, qu’ils comptaient acheter, était une proprié-
té unique au monde. Cette supériorité que leur amour-propre
leur faisait attribuer à la Raspelière justifia à leurs yeux mon
enthousiasme qui, sans cela, les eût agacés un peu, à cause des
déceptions qu’il comportait (comme celles que l’audition de la
Berma m’avait jadis causées) et dont je leur faisais l’aveu
sincère.
« J’entends la voiture qui revient », murmura tout à coup la
Patronne. Disons en un mot que Mme Verdurin, en dehors
même des changements inévitables de l’âge, ne ressemblait
plus à ce qu’elle était au temps où Swann et Odette écoutaient
chez elle la petite phrase. Même quand on la jouait, elle n’était
plus obligée à l’air exténué d’admiration qu’elle prenait autre-
fois, car celui-ci était devenu sa figure. Sous l’action des in-
nombrables névralgies que la musique de Bach, de Wagner, de
Vinteuil, de Debussy lui avait occasionnées, le front de Mme
Verdurin avait pris des proportions énormes, comme les
membres qu’un rhumatisme finit par déformer. Ses tempes, pa-
reilles à deux belles sphères brûlantes, endolories et laiteuses,
où roule immortellement l’Harmonie, rejetaient, de chaque cô-
té, des mèches argentées, et proclamaient, pour le compte de
la Patronne, sans que celle-ci eût besoin de parler : « Je sais ce
qui m’attend ce soir. » Ses traits ne prenaient plus la peine de
formuler successivement des impressions esthétiques trop
fortes, car ils étaient eux-mêmes comme leur expression per-
manente dans un visage ravagé et superbe. Cette attitude de
résignation aux souffrances toujours prochaines infligées par le
Beau, et du courage qu’il y avait eu à mettre une robe quand
on relevait à peine de la dernière sonate, faisait que Mme Ver-
durin, même pour écouter la plus cruelle musique, gardait un
visage dédaigneusement impassible et se cachait même pour
avaler les deux cuillerées d’aspirine.
« Ah ! oui, les voici », s’écria M. Verdurin avec soulagement
en voyant la porte s’ouvrir sur Morel suivi de M. de Charlus.
Celui-ci, pour qui dîner chez les Verdurin n’était nullement al-
ler dans le monde, mais dans un mauvais lieu, était intimidé
comme un collégien qui entre pour la première fois dans une
maison publique et a mille respects pour la patronne. Aussi le

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désir habituel qu’avait M. de Charlus de paraître viril et froid
fut-il dominé (quand il apparut dans la porte ouverte) par ces
idées de politesse traditionnelles qui se réveillent dès que la ti-
midité détruit une attitude factice et fait appel aux ressources
de l’inconscient. Quand c’est dans un Charlus, qu’il soit
d’ailleurs noble ou bourgeois, qu’agit un tel sentiment de poli-
tesse instinctive et atavique envers des inconnus, c’est toujours
l’âme d’une parente du sexe féminin, auxiliatrice comme une
déesse ou incarnée comme un double, qui se charge de l’intro-
duire dans un salon nouveau et de modeler son attitude jusqu’à
ce qu’il soit arrivé devant la maîtresse de maison. Tel jeune
peintre, élevé par une sainte cousine protestante, entrera la
tête oblique et chevrotante, les yeux au ciel, les mains cram-
ponnées à un manchon invisible, dont la forme évoquée et la
présence réelle et tutélaire aideront l’artiste intimidé à fran-
chir sans agoraphobie l’espace creusé d’abîmes qui va de l’an-
tichambre au petit salon. Ainsi la pieuse parente dont le souve-
nir le guide aujourd’hui entrait il y a bien des années, et d’un
air si gémissant qu’on se demandait quel malheur elle venait
annoncer quand, à ses premières paroles, on comprenait,
comme maintenant pour le peintre, qu’elle venait faire une vi-
site de digestion. En vertu de cette même loi, qui veut que la
vie, dans l’intérêt de l’acte encore inaccompli, fasse servir, uti-
lise, dénature, dans une perpétuelle prostitution, les legs les
plus respectables, parfois les plus saints, quelquefois seule-
ment les plus innocents du passé, et bien qu’elle engendrât
alors un aspect différent, celui des neveux de Mme Cottard qui
affligeait sa famille par ses manières efféminées et ses fré-
quentations faisait toujours une entrée joyeuse, comme s’il ve-
nait vous faire une surprise ou vous annoncer un héritage, illu-
miné d’un bonheur dont il eût été vain de lui demander la
cause qui tenait à son hérédité inconsciente et à son sexe dé-
placé. Il marchait sur les pointes, était sans doute lui-même
étonné de ne pas tenir à la main un carnet de cartes de visites,
tendait la main en ouvrant la bouche en cœur comme il avait
vu sa tante le faire, et son seul regard inquiet était pour la
glace où il semblait vouloir vérifier, bien qu’il fût nu-tête, si son
chapeau, comme avait un jour demandé Mme Cottard à Swann,
n’était pas de travers. Quant à M. de Charlus, à qui la société
où il avait vécu fournissait, à cette minute critique, des

300
exemples différents, d’autres arabesques d’amabilité, et enfin
la maxime qu’on doit savoir dans certains cas, pour de simples
petits bourgeois, mettre au jour et faire servir ses grâces les
plus rares et habituellement gardées en réserve, c’est en se
trémoussant, avec mièvrerie et la même ampleur dont un enju-
ponnement eût élargi et gêné ses dandinements, qu’il se diri-
gea vers Mme Verdurin, avec un air si flatté et si honoré qu’on
eût dit qu’être présenté chez elle était pour lui une suprême fa-
veur. Son visage à demi incliné, où la satisfaction le disputait
au comme il faut, se plissait de petites rides d’affabilité. On au-
rait cru voir s’avancer Mme de Marsantes, tant ressortait à ce
moment la femme qu’une erreur de la nature avait mise dans
le corps de M. de Charlus. Certes cette erreur, le baron avait
durement peiné pour la dissimuler et prendre une apparence
masculine. Mais à peine y était-il parvenu que, ayant pendant
le même temps gardé les mêmes goûts, cette habitude de sen-
tir en femme lui donnait une nouvelle apparence féminine, née
celle-là non de l’hérédité, mais de la vie individuelle. Et comme
il arrivait peu à peu à penser, même les choses sociales, au fé-
minin, et cela sans s’en apercevoir, car ce n’est pas qu’à force
de mentir aux autres, mais aussi de se mentir à soi-même,
qu’on cesse de s’apercevoir qu’on ment, bien qu’il eût deman-
dé à son corps de rendre manifeste (au moment où il entrait
chez les Verdurin) toute la courtoisie d’un grand seigneur, ce
corps, qui avait bien compris ce que M. de Charlus avait cessé
d’entendre, déploya, au point que le baron eût mérité l’épithète
de lady-like, toutes les séductions d’une grande dame. Au
reste, peut-on séparer entièrement l’aspect de M. de Charlus
du fait que les fils, n’ayant pas toujours la ressemblance pater-
nelle, même sans être invertis et en recherchant des femmes,
consomment dans leur visage la profanation de leur mère ?
Mais laissons ici ce qui mériterait un chapitre à part : les
mères profanées.
Bien que d’autres raisons présidassent à cette transforma-
tion de M. de Charlus et que des ferments purement physiques
fissent « travailler chez lui » la matière, et passer peu à peu
son corps dans la catégorie des corps de femme, pourtant le
changement que nous marquons ici était d’origine spirituelle. À
force de se croire malade, on le devient, on maigrit, on n’a plus
la force de se lever, on a des entérites nerveuses. À force de

301
penser tendrement aux hommes on devient femme, et une robe
postiche entrave vos pas. L’idée fixe peut modifier (aussi bien
que, dans d’autres cas, la santé) dans ceux-là le sexe. Morel,
qui le suivait, vint me dire bonjour. Dès ce moment-là, à cause
d’un double changement qui se produisit en lui, il me donna
(hélas ! je ne sus pas assez tôt en tenir compte) une mauvaise
impression. Voici pourquoi. J’ai dit que Morel, échappé de la
servitude de son père, se complaisait en général à une familia-
rité fort dédaigneuse. Il m’avait parlé, le jour où il m’avait ap-
porté les photographies, sans même me dire une seule fois
Monsieur, me traitant de haut en bas. Quelle fut ma surprise
chez Mme Verdurin de le voir s’incliner très bas devant moi, et
devant moi seul, et d’entendre, avant même qu’il eût prononcé
d’autre parole, les mots de respect, de très respectueux – ces
mots que je croyais impossibles à amener sous sa plume ou sur
ses lèvres – à moi adressés. J’eus aussitôt l’impression qu’il
avait quelque chose à me demander. Me prenant à part au bout
d’une minute : « Monsieur me rendrait bien grand service, me
dit-il, allant cette fois jusqu’à me parler à la troisième per-
sonne, en cachant entièrement à Mme Verdurin et à ses invités
le genre de profession que mon père a exercé chez son oncle. Il
vaudrait mieux dire qu’il était, dans votre famille, l’intendant
de domaines si vastes, que cela le faisait presque l’égal de vos
parents. » La demande de Morel me contrariait infiniment, non
pas en ce qu’elle me forçait à grandir la situation de son père,
ce qui m’était tout à fait égal, mais la fortune au moins appa-
rente du mien, ce que je trouvais ridicule. Mais son air était si
malheureux, si urgent que je ne refusai pas. « Non, avant
dîner, dit-il d’un ton suppliant, Monsieur a mille prétextes pour
prendre à part Mme Verdurin. » C’est ce que je fis en effet, en
tâchant de rehausser de mon mieux l’éclat du père de Morel,
sans trop exagérer le « train » ni les « biens au soleil » de mes
parents. Cela passa comme une lettre à la poste, malgré l’éton-
nement de Mme Verdurin qui avait connu vaguement mon
grand-père. Et comme elle n’avait pas de tact, haïssait les fa-
milles (ce dissolvant du petit noyau), après m’avoir dit qu’elle
avait autrefois aperçu mon arrière-grand-père et m’en avoir
parlé comme de quelqu’un d’à peu près idiot qui n’eût rien
compris au petit groupe et qui, selon son expression, « n’en
était pas », elle me dit : « C’est, du reste, si ennuyeux les

302
familles, on n’aspire qu’à en sortir » ; et aussitôt elle me racon-
ta sur le père de mon grand-père ce trait que j’ignorais, bien
qu’à la maison j’eusse soupçonné (je ne l’avais pas connu, mais
on parlait beaucoup de lui) sa rare avarice (opposée à la géné-
rosité un peu trop fastueuse de mon grand-oncle, l’ami de la
dame en rose et le patron du père de Morel) : « Du moment
que vos grands-parents avaient un intendant si chic, cela
prouve qu’il y a des gens de toutes les couleurs dans les fa-
milles. Le père de votre grand-père était si avare que, presque
gâteux à la fin de sa vie – entre nous il n’a jamais été bien fort,
vous les rachetez tous, – il ne se résignait pas à dépenser trois
sous pour son omnibus. De sorte qu’on avait été obligé de le
faire suivre, de payer séparément le conducteur, et de faire
croire au vieux grigou que son ami, M. de Persigny, ministre
d’État, avait obtenu qu’il circulât pour rien dans les omnibus.
Du reste, je suis très contente que le père de notre Morel ait
été si bien. J’avais compris qu’il était professeur de lycée, ça ne
fait rien, j’avais mal compris. Mais c’est de peu d’importance
car je vous dirai qu’ici nous n’apprécions que la valeur propre,
la contribution personnelle, ce que j’appelle la participation.
Pourvu qu’on soit d’art, pourvu en un mot qu’on soit de la
confrérie, le reste importe peu. » La façon dont Morel en était
– autant que j’ai pu l’apprendre – était qu’il aimait assez les
femmes et les hommes pour faire plaisir à chaque sexe à l’aide
de ce qu’il avait expérimenté sur l’autre – c’est ce qu’on verra
plus tard. Mais ce qui est essentiel à dire ici, c’est que, dès que
je lui eus donné ma parole d’intervenir auprès de Mme Verdu-
rin, dès que je l’eus fait surtout, et sans retour possible en ar-
rière, le « respect » de Morel à mon égard s’envola comme par
enchantement, les formules respectueuses disparurent, et
même pendant quelque temps il m’évita, s’arrangeant pour
avoir l’air de me dédaigner, de sorte que, si Mme Verdurin vou-
lait que je lui disse quelque chose, lui demandasse tel morceau
de musique, il continuait à parler avec un fidèle, puis passait à
un autre, changeait de place si j’allais à lui. On était obligé de
lui dire jusqu’à trois ou quatre fois que je lui avais adressé la
parole, après quoi il me répondait, l’air contraint, brièvement,
à moins que nous ne fussions seuls. Dans ce cas-là il était ex-
pansif, amical, car il avait des parties de caractère charmantes.
Je n’en conclus pas moins de cette première soirée que sa

303
nature devait être vile, qu’il ne reculait quand il le fallait de-
vant aucune platitude, ignorait la reconnaissance. En quoi il
ressemblait au commun des hommes. Mais comme j’avais en
moi un peu de ma grand’mère et me plaisais à la diversité des
hommes sans rien attendre d’eux ou leur en vouloir, je négli-
geai sa bassesse, je me plus à sa gaieté quand cela se présenta,
même à ce que je crois avoir été une sincère amitié de sa part
quand, ayant fait tout le tour de ses fausses connaissances de
la nature humaine, il s’aperçut (par à-coups, car il avait
d’étranges retours à sa sauvagerie primitive et aveugle) que
ma douceur avec lui était désintéressée, que mon indulgence
ne venait pas d’un manque de clairvoyance, mais de ce qu’il
appela bonté, et surtout je m’enchantai à son art, qui n’était
guère qu’une virtuosité admirable mais me faisait (sans qu’il
fût au sens intellectuel du mot un vrai musicien) réentendre ou
connaître tant de belle musique. D’ailleurs un manager, M. de
Charlus (chez qui j’ignorais ces talents, bien que Mme de Guer-
mantes, qui l’avait connu fort différent dans leur jeunesse, pré-
tendît qu’il lui avait fait une sonate, peint un éventail, etc… ),
modeste en ce qui concernait ses vraies supériorités, mais de
tout premier ordre, sut mettre cette virtuosité au service d’un
sens artistique multiple et qu’il décupla. Qu’on imagine
quelque artiste, purement adroit, des ballets russes, stylé, ins-
truit, développé en tous sens par M. de Diaghilew.
Je venais de transmettre à Mme Verdurin le message dont
m’avait chargé Morel, et je parlais de Saint-Loup avec M. de
Charlus, quand Cottard entra au salon en annonçant, comme
s’il y avait le feu, que les Cambremer arrivaient. Mme Verdurin,
pour ne pas avoir l’air, vis-à-vis de nouveaux comme M. de
Charlus (que Cottard n’avait pas vu) et comme moi, d’attacher
tant d’importance à l’arrivée des Cambremer, ne bougea pas,
ne répondit pas à l’annonce de cette nouvelle et se contenta de
dire au docteur, en s’éventant avec grâce, et du même ton fac-
tice qu’une marquise du Théâtre-Français : « Le baron nous di-
sait justement… » C’en était trop pour Cottard ! Moins vive-
ment qu’il n’eût fait autrefois, car l’étude et les hautes situa-
tions avaient ralenti son débit, mais avec cette émotion tout de
même qu’il retrouvait chez les Verdurin : « Un baron ! Où ça,
un baron ? Où ça, un baron ? » s’écria-t-il en le cherchant des
yeux avec un étonnement qui frisait l’incrédulité. Mme

304
Verdurin, avec l’indifférence affectée d’une maîtresse de mai-
son à qui un domestique vient, devant les invités, de casser un
verre de prix, et avec l’intonation artificielle et surélevée d’un
premier prix du Conservatoire jouant du Dumas fils, répondit,
en désignant avec son éventail le protecteur de Morel : « Mais,
le baron de Charlus, à qui je vais vous nommer… Monsieur le
professeur Cottard. » Il ne déplaisait d’ailleurs pas à Mme Ver-
durin d’avoir l’occasion de jouer à la dame. M. de Charlus ten-
dit deux doigts que le professeur serra avec le sourire bénévole
d’un « prince de la science ». Mais il s’arrêta net en voyant en-
trer les Cambremer, tandis que M. de Charlus m’entraînait
dans un coin pour me dire un mot, non sans palper mes
muscles, ce qui est une manière allemande. M. de Cambremer
ne ressemblait guère à la vieille marquise. Il était, comme elle
le disait avec tendresse, « tout à fait du côté de son papa ».
Pour qui n’avait entendu que parler de lui, ou même de lettres
de lui, vives et convenablement tournées, son physique éton-
nait. Sans doute devait-on s’y habituer. Mais son nez avait
choisi, pour venir se placer de travers au-dessus de sa bouche,
peut-être la seule ligne oblique, entre tant d’autres, qu’on
n’eût eu l’idée de tracer sur ce visage, et qui signifiait une bê-
tise vulgaire, aggravée encore par le voisinage d’un teint nor-
mand à la rougeur de pommes. Il est possible que les yeux de
M. de Cambremer gardassent dans leurs paupières un peu de
ce ciel du Cotentin, si doux par les beaux jours ensoleillés, où
le promeneur s’amuse à voir, arrêtées au bord de la route, et à
compter par centaines les ombres des peupliers, mais ces pau-
pières lourdes, chassieuses et mal rabattues, eussent empêché
l’intelligence elle-même de passer. Aussi, décontenancé par la
minceur de ce regard bleu, se reportait-on au grand nez de tra-
vers. Par une transposition de sens, M. de Cambremer vous re-
gardait avec son nez. Ce nez de M. de Cambremer n’était pas
laid, plutôt un peu trop beau, trop fort, trop fier de son impor-
tance. Busqué, astiqué, luisant, flambant neuf, il était tout dis-
posé à compenser l’insuffisance spirituelle du regard ; malheu-
reusement, si les yeux sont quelquefois l’organe où se révèle
l’intelligence, le nez (quelle que soit d’ailleurs l’intime solidari-
té et la répercussion insoupçonnée des traits les uns sur les
autres), le nez est généralement l’organe où s’étale le plus ai-
sément la bêtise.

305
La convenance de vêtements sombres que portait toujours,
même le matin, M. de Cambremer, avait beau rassurer ceux
qu’éblouissait et exaspérait l’insolent éclat des costumes de
plage des gens qu’ils ne connaissaient pas, on ne pouvait com-
prendre que la femme du premier président déclarât d’un air
de flair et d’autorité, en personne qui a plus que vous l’expé-
rience de la haute société d’Alençon, que devant M. de Cam-
bremer on se sentait tout de suite, même avant de savoir qui il
était, en présence d’un homme de haute distinction, d’un
homme parfaitement bien élevé, qui changeait du genre de
Balbec, un homme enfin auprès de qui on pouvait respirer. Il
était pour elle, asphyxiée par tant de touristes de Balbec, qui
ne connaissaient pas son monde, comme un flacon de sels. Il
me sembla au contraire qu’il était des gens que ma grand’mère
eût trouvés tout de suite « très mal », et, comme elle ne com-
prenait pas le snobisme, elle eût sans doute été stupéfaite qu’il
eût réussi à être épousé par Mlle Legrandin qui devait être dif-
ficile en fait de distinction, elle dont le frère était « si bien ».
Tout au plus pouvait-on dire de la laideur vulgaire de M. de
Cambremer qu’elle était un peu du pays et avait quelque chose
de très anciennement local ; on pensait, devant ses traits fau-
tifs et qu’on eût voulu rectifier, à ces noms de petites villes
normandes sur l’étymologie desquels mon curé se trompait
parce que les paysans, articulant mal ou ayant compris de tra-
vers le mot normand ou latin qui les désigne, ont fini par fixer
dans un barbarisme qu’on trouve déjà dans les cartulaires,
comme eût dit Brichot, un contre-sens et un vice de prononcia-
tion. La vie dans ces vieilles petites villes peut d’ailleurs se
passer agréablement, et M. de Cambremer devait avoir des
qualités, car, s’il était d’une mère que la vieille marquise préfé-
rât son fils à sa belle-fille, en revanche, elle qui avait plusieurs
enfants, dont deux au moins n’étaient pas sans mérites, décla-
rait souvent que le marquis était à son avis le meilleur de la fa-
mille. Pendant le peu de temps qu’il avait passé dans l’armée,
ses camarades, trouvant trop long de dire Cambremer, lui
avaient donné le surnom de Cancan, qu’il n’avait d’ailleurs mé-
rité en rien. Il savait orner un dîner où on l’invitait en disant au
moment du poisson (le poisson fût-il pourri) ou à l’entrée :
« Mais dites donc, il me semble que voilà une belle bête. » Et
sa femme, ayant adopté en entrant dans la famille tout ce

306
qu’elle avait cru faire partie du genre de ce monde-là, se met-
tait à la hauteur des amis de son mari et peut-être cherchait à
lui plaire comme une maîtresse et comme si elle avait jadis été
mêlée à sa vie de garçon, en disant d’un air dégagé, quand elle
parlait de lui à des officiers : « Vous allez voir Cancan. Cancan
est allé à Balbec, mais il reviendra ce soir. » Elle était furieuse
de se compromettre ce soir chez les Verdurin et ne le faisait
qu’à la prière de sa belle-mère et de son mari, dans l’intérêt de
la location. Mais, moins bien élevée qu’eux, elle ne se cachait
pas du motif et depuis quinze jours faisait avec ses amies des
gorges chaudes de ce dîner. « Vous savez que nous dînons chez
nos locataires. Cela vaudra bien une augmentation. Au fond, je
suis assez curieuse de savoir ce qu’ils ont pu faire de notre
pauvre vieille Raspelière (comme si elle y fût née, et y retrou-
vât tous les souvenirs des siens). Notre vieux garde m’a encore
dit hier qu’on ne reconnaissait plus rien. Je n’ose pas penser à
tout ce qui doit se passer là dedans. Je crois que nous ferons
bien de faire désinfecter tout, avant de nous réinstaller. » Elle
arriva hautaine et morose, de l’air d’une grande dame dont le
château, du fait d’une guerre, est occupé par les ennemis, mais
qui se sent tout de même chez elle et tient à montrer aux vain-
queurs qu’ils sont des intrus. Mme de Cambremer ne put me
voir d’abord, car j’étais dans une baie latérale avec M. de
Charlus, lequel me disait avoir appris par Morel que son père
avait été « intendant » dans ma famille, et qu’il comptait suffi-
samment, lui Charlus, sur mon intelligence et ma magnanimité
(terme commun à lui et à Swann) pour me refuser l’ignoble et
mesquin plaisir que de vulgaires petits imbéciles (j’étais préve-
nu) ne manqueraient pas, à ma place, de prendre en révélant à
nos hôtes des détails que ceux-ci pourraient croire amoindris-
sants. « Le seul fait que je m’intéresse à lui et étende sur lui
ma protection a quelque chose de suréminent et abolit le pas-
sé », conclut le baron. Tout en l’écoutant et en lui promettant
le silence, que j’aurais gardé même sans l’espoir de passer en
échange pour intelligent et magnanime, je regardais Mme de
Cambremer. Et j’eus peine à reconnaître la chose fondante et
savoureuse que j’avais eue l’autre jour auprès de moi à l’heure
du goûter, sur la terrasse de Balbec, dans la galette normande
que je voyais, dure comme un galet, où les fidèles eussent en
vain essayé de mettre la dent. Irritée d’avance du côté bonasse

307
que son mari tenait de sa mère et qui lui ferait prendre un air
honoré quand on lui présenterait l’assistance des fidèles, dési-
reuse pourtant de remplir ses fonctions de femme du monde,
quand on lui eut nommé Brichot, elle voulut lui faire faire la
connaissance de son mari parce qu’elle avait vu ses amies plus
élégantes faire ainsi, mais la rage ou l’orgueil l’emportant sur
l’ostentation du savoir-vivre, elle dit, non comme elle aurait
dû : « Permettez-moi de vous présenter mon mari », mais : « Je
vous présente à mon mari », tenant haut ainsi le drapeau des
Cambremer, en dépit d’eux-mêmes, car le marquis s’inclina de-
vant Brichot aussi bas qu’elle avait prévu. Mais toute cette hu-
meur de Mme de Cambremer changea soudain quand elle aper-
çut M. de Charlus, qu’elle connaissait de vue. Jamais elle
n’avait réussi à se le faire présenter, même au temps de la liai-
son qu’elle avait eue avec Swann. Car M. de Charlus, prenant
toujours le parti des femmes, de sa belle-sœur contre les maî-
tresses de M. de Guermantes, d’Odette, pas encore mariée
alors, mais vieille liaison de Swann, contre les nouvelles, avait,
sévère défenseur de la morale et protecteur fidèle des mé-
nages, donné à Odette – et tenu – la promesse de ne pas se
laisser nommer à Mme de Cambremer. Celle-ci ne s’était certes
pas doutée que c’était chez les Verdurin qu’elle connaîtrait en-
fin cet homme inapprochable. M. de Cambremer savait que
c’était une si grande joie pour elle qu’il en était lui-même at-
tendri, et qu’il regarda sa femme d’un air qui signifiait : « Vous
êtes contente de vous être décidée à venir, n’est-ce pas ? » Il
parlait du reste fort peu, sachant qu’il avait épousé une femme
supérieure. « Moi, indigne », disait-il à tout moment, et citait
volontiers une fable de La Fontaine et une de Florian qui lui
paraissaient s’appliquer à son ignorance, et, d’autre part, lui
permettre, sous les formes d’une dédaigneuse flatterie, de
montrer aux hommes de science qui n’étaient pas du Jockey
qu’on pouvait chasser et avoir lu des fables. Le malheur est
qu’il n’en connaissait guère que deux. Aussi revenaient-elles
souvent. Mme de Cambremer n’était pas bête, mais elle avait
diverses habitudes fort agaçantes. Chez elle la déformation des
noms n’avait absolument rien du dédain aristocratique. Ce
n’est pas elle qui, comme la duchesse de Guermantes (laquelle
par sa naissance eût dû être, plus que Mme de Cambremer, à
l’abri de ce ridicule), eût dit, pour ne pas avoir l’air de savoir le

308
nom peu élégant (alors qu’il est maintenant celui d’une des
femmes les plus difficiles à approcher) de Julien de Monchâ-
teau : « une petite Madame… Pic de la Mirandole ». Non,
quand Mme de Cambremer citait à faux un nom, c’était par
bienveillance, pour ne pas avoir l’air de savoir quelque chose
et quand, par sincérité, pourtant elle l’avouait, croyant le ca-
cher en le démarquant. Si, par exemple, elle défendait une
femme, elle cherchait à dissimuler, tout en voulant ne pas men-
tir à qui la suppliait de dire la vérité, que Madame une telle
était actuellement la maîtresse de M. Sylvain Lévy, et elle di-
sait : « Non… je ne sais absolument rien sur elle, je crois qu’on
lui a reproché d’avoir inspiré une passion à un monsieur dont
je ne sais pas le nom, quelque chose comme Cahn, Kohn,
Kuhn ; du reste, je crois que ce monsieur est mort depuis fort
longtemps et qu’il n’y a jamais rien eu entre eux. » C’est le pro-
cédé semblable à celui des menteurs – et inverse du leur – qui,
en altérant ce qu’ils ont fait quand ils le racontent à une maî-
tresse ou simplement à un ami, se figurent que l’une ou l’autre
ne verra pas immédiatement que la phrase dite (de même que
Cahn, Kohn, Kuhn) est interpolée, est d’une autre espèce que
celles qui composent la conversation, est à double fond.
Mme Verdurin demanda à l’oreille de son mari : « Est-ce que
je donne le bras au baron de Charlus ? Comme tu auras à ta
droite Mme de Cambremer, on aurait pu croiser les politesses.
– Non, dit M. Verdurin, puisque l’autre est plus élevé en grade
(voulant dire que M. de Cambremer était marquis), M. de
Charlus est en somme son inférieur. – Eh bien, je le mettrai à
côté de la princesse. » Et Mme Verdurin présenta à M. de Char-
lus Mme Sherbatoff ; ils s’inclinèrent en silence tous deux, de
l’air d’en savoir long l’un sur l’autre et de se promettre un mu-
tuel secret. M. Verdurin me présenta à M. de Cambremer.
Avant même qu’il n’eût parlé de sa voix forte et légèrement bé-
gayante, sa haute taille et sa figure colorée manifestaient dans
leur oscillation l’hésitation martiale d’un chef qui cherche à
vous rassurer et vous dit : « On m’a parlé, nous arrangerons
cela ; je vous ferai lever votre punition ; nous ne sommes pas
des buveurs de sang ; tout ira bien. » Puis, me serrant la main :
« Je crois que vous connaissez ma mère », me dit-il. Le verbe
« croire » lui semblait d’ailleurs convenir à la discrétion d’une
première présentation mais nullement exprimer un doute, car

309
il ajouta : « J’ai du reste une lettre d’elle pour vous. » M. de
Cambremer était naïvement heureux de revoir des lieux où il
avait vécu si longtemps. « Je me retrouve », dit-il à Mme Verdu-
rin, tandis que son regard s’émerveillait de reconnaître les
peintures de fleurs en trumeaux au-dessus des portes, et les
bustes en marbre sur leurs hauts socles. Il pouvait pourtant se
trouver dépaysé, car Mme Verdurin avait apporté quantité de
vieilles belles choses qu’elle possédait. À ce point de vue, Mme
Verdurin, tout en passant aux yeux des Cambremer pour tout
bouleverser, était non pas révolutionnaire mais intelligemment
conservatrice, dans un sens qu’ils ne comprenaient pas. Ils
l’accusaient aussi à tort de détester la vieille demeure et de la
déshonorer par de simples toiles au lieu de leur riche peluche,
comme un curé ignorant reprochant à un architecte diocésain
de remettre en place de vieux bois sculptés laissés au rancart
et auxquels l’ecclésiastique avait cru bon de substituer des or-
nements achetés place Saint-Sulpice. Enfin, un jardin de curé
commençait à remplacer devant le château les plates-bandes
qui faisaient l’orgueil non seulement des Cambremer mais de
leur jardinier. Celui-ci, qui considérait les Cambremer comme
ses seuls maîtres et gémissait sous le joug des Verdurin,
comme si la terre eût été momentanément occupée par un en-
vahisseur et une troupe de soudards, allait en secret porter ses
doléances à la propriétaire dépossédée, s’indignait du mépris
où étaient tenus ses araucarias, ses bégonias, ses joubarbes,
ses dahlias doubles, et qu’on osât dans une aussi riche de-
meure faire pousser des fleurs aussi communes que des anthé-
mis et des cheveux de Vénus. Mme Verdurin sentait cette
sourde opposition et était décidée, si elle faisait un long bail ou
même achetait la Raspelière, à mettre comme condition le ren-
voi du jardinier, auquel la vieille propriétaire au contraire te-
nait extrêmement. Il l’avait servie pour rien dans des temps
difficiles, l’adorait ; mais par ce morcellement bizarre de l’opi-
nion des gens du peuple, où le mépris moral le plus profond
s’enclave dans l’estime la plus passionnée, laquelle chevauche
à son tour de vieilles rancunes inabolies, il disait souvent de
Mme de Cambremer qui, en 70, dans un château qu’elle avait
dans l’Est, surprise par l’invasion, avait dû souffrir pendant un
mois le contact des Allemands : « Ce qu’on a beaucoup repro-
ché à Madame la marquise, c’est, pendant la guerre, d’avoir

310
pris le parti des Prussiens et de les avoir même logés chez elle.
À un autre moment, j’aurais compris ; mais en temps de
guerre, elle n’aurait pas dû. C’est pas bien. » De sorte qu’il lui
était fidèle jusqu’à la mort, la vénérait pour sa bonté et accré-
ditait qu’elle se fût rendue coupable de trahison. Mme Verdurin
fut piquée que M. de Cambremer prétendît reconnaître si bien
la Raspelière. « Vous devez pourtant trouver quelques
changements, répondit-elle. Il y a d’abord de grands diables de
bronze de Barbedienne et de petits coquins de sièges en pe-
luche que je me suis empressée d’expédier au grenier, qui est
encore trop bon pour eux. » Après cette acerbe riposte adres-
sée à M. de Cambremer, elle lui offrit le bras pour aller à table.
Il hésita un instant, se disant : « Je ne peux tout de même pas
passer avant M. de Charlus. » Mais, pensant que celui-ci était
un vieil ami de la maison du moment qu’il n’avait pas la place
d’honneur, il se décida à prendre le bras qui lui était offert et
dit à Mme Verdurin combien il était fier d’être admis dans le
cénacle (c’est ainsi qu’il appela le petit noyau, non sans rire un
peu de la satisfaction de connaître ce terme). Cottard, qui était
assis à côté de M. de Charlus, le regardait, pour faire connais-
sance, sous son lorgnon, et pour rompre la glace, avec des cli-
gnements beaucoup plus insistants qu’ils n’eussent été jadis, et
non coupés de timidités. Et ses regards engageants, accrus par
leur sourire, n’étaient plus contenus par le verre du lorgnon et
le débordaient de tous côtés. Le baron, qui voyait facilement
partout des pareils à lui, ne douta pas que Cottard n’en fût un
et ne lui fît de l’œil. Aussitôt il témoigna au professeur la dure-
té des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent
qu’ardemment empressés auprès de ceux qui leur plaisent.
Sans doute, bien que chacun parle mensongèrement de la dou-
ceur, toujours refusée par le destin, d’être aimé, c’est une loi
générale, et dont l’empire est bien loin de s’étendre sur les
seuls Charlus, que l’être que nous n’aimons pas et qui nous
aime nous paraisse insupportable. À cet être, à telle femme
dont nous ne dirons pas qu’elle nous aime mais qu’elle nous
cramponne, nous préférons la société de n’importe quelle autre
qui n’aura ni son charme, ni son agrément, ni son esprit. Elle
ne les recouvrera pour nous que quand elle aura cessé de nous
aimer. En ce sens, on pourrait ne voir que la transposition,
sous une forme cocasse, de cette règle universelle, dans

311
l’irritation causée chez un inverti par un homme qui lui déplaît
et le recherche. Mais elle est chez lui bien plus forte. Aussi,
tandis que le commun des hommes cherche à la dissimuler tout
en l’éprouvant, l’inverti la fait implacablement sentir à celui
qui la provoque, comme il ne le ferait certainement pas sentir à
une femme, M. de Charlus, par exemple, à la princesse de
Guermantes dont la passion l’ennuyait, mais le flattait. Mais
quand ils voient un autre homme témoigner envers eux d’un
goût particulier, alors, soit incompréhension que ce soit le
même que le leur, soit fâcheux rappel que ce goût, embelli par
eux tant que c’est eux-mêmes qui l’éprouvent, est considéré
comme un vice, soit désir de se réhabiliter par un éclat dans
une circonstance où cela ne leur coûte pas, soit par une crainte
d’être devinés, qu’ils retrouvent soudain quand le désir ne les
mène plus, les yeux bandés, d’imprudence en imprudence, soit
par la fureur de subir, du fait de l’attitude équivoque d’un
autre, le dommage que par la leur, si cet autre leur plaisait, ils
ne craindraient pas de lui causer, ceux que cela n’embarrasse
pas de suivre un jeune homme pendant des lieues, de ne pas le
quitter des yeux au théâtre même s’il est avec des amis, ris-
quant par cela de le brouiller avec eux, on peut les entendre,
pour peu qu’un autre qui ne leur plaît pas les regarde, dire :
« Monsieur, pour qui me prenez-vous ? (simplement parce
qu’on les prend pour ce qu’ils sont) ; je ne vous comprends pas,
inutile d’insister, vous faites erreur », aller au besoin jusqu’aux
gifles, et, devant quelqu’un qui connaît l’imprudent,
s’indigner : « Comment, vous connaissez cette horreur ? Elle a
une façon de vous regarder !… En voilà des manières ! » M. de
Charlus n’alla pas aussi loin, mais il prit l’air offensé et glacial
qu’ont, lorsqu’on a l’air de les croire légères, les femmes qui
ne le sont pas, et encore plus celles qui le sont. D’ailleurs, l’in-
verti, mis en présence d’un inverti, voit non pas seulement une
image déplaisante de lui-même, qui ne pourrait, purement in-
animée, que faire souffrir son amour-propre, mais un autre lui-
même, vivant, agissant dans le même sens, capable donc de le
faire souffrir dans ses amours. Aussi est-ce dans un sens d’ins-
tinct de conservation qu’il dira du mal du concurrent possible,
soit avec les gens qui peuvent nuire à celui-ci (et sans que l’in-
verti nº 1 s’inquiète de passer pour menteur quand il accable
ainsi l’inverti nº 2 aux yeux de personnes qui peuvent être

312
renseignées sur son propre cas), soit avec le jeune homme qu’il
a « levé », qui va peut-être lui être enlevé et auquel il s’agit de
persuader que les mêmes choses qu’il a tout avantage à faire
avec lui causeraient le malheur de sa vie s’il se laissait aller à
les faire avec l’autre. Pour M. de Charlus, qui pensait peut-être
aux dangers (bien imaginaires) que la présence de ce Cottard,
dont il comprenait à faux le sourire, ferait courir à Morel, un
inverti qui ne lui plaisait pas n’était pas seulement une carica-
ture de lui-même, c’était aussi un rival désigné. Un commer-
çant, et tenant un commerce rare, en débarquant dans la ville
de province où il vient s’installer pour la vie, s’il voit que, sur la
même place, juste en face, le même commerce est tenu par un
concurrent, il n’est pas plus déconfit qu’un Charlus allant ca-
cher ses amours dans une région tranquille et qui, le jour de
l’arrivée, aperçoit le gentilhomme du lieu, ou le coiffeur, des-
quels l’aspect et les manières ne lui laissent aucun doute. Le
commerçant prend souvent son concurrent en haine ; cette
haine dégénère parfois en mélancolie, et pour peu qu’il y ait
hérédité assez chargée, on a vu dans des petites villes le com-
merçant montrer des commencements de folie qu’on ne guérit
qu’en le décidant à vendre son « fonds » et à s’expatrier. La
rage de l’inverti est plus lancinante encore. Il a compris que,
dès la première seconde, le gentilhomme et le coiffeur ont dé-
siré son jeune compagnon. Il a beau répéter cent fois par jour à
celui-ci que le coiffeur et le gentilhomme sont des bandits dont
l’approche le déshonorerait, il est obligé, comme Harpagon, de
veiller sur son trésor et se relève la nuit pour voir si on ne le
lui prend pas. Et c’est ce qui fait sans doute, plus encore que le
désir ou la commodité d’habitudes communes, et presque au-
tant que cette expérience de soi-même, qui est la seule vraie,
que l’inverti dépiste l’inverti avec une rapidité et une sûreté
presque infaillibles. Il peut se tromper un moment, mais une
divination rapide le remet dans la vérité. Aussi l’erreur de M.
de Charlus fut-elle courte. Le discernement divin lui montra au
bout d’un instant que Cottard n’était pas de sa sorte et qu’il
n’avait à craindre ses avances ni pour lui-même, ce qui n’eût
fait que l’exaspérer, ni pour Morel, ce qui lui eût paru plus
grave. Il reprit son calme, et comme il était encore sous l’in-
fluence du passage de Vénus androgyne, par moments il sou-
riait faiblement aux Verdurin, sans prendre la peine d’ouvrir la

313
bouche, en déplissant seulement un coin de lèvres, et pour une
seconde allumait câlinement ses yeux, lui si féru de virilité,
exactement comme eût fait sa belle-sœur la duchesse de Guer-
mantes. « Vous chassez beaucoup, Monsieur ? dit Mme Verdu-
rin avec mépris à M. de Cambremer. – Est-ce que Ski vous a ra-
conté qu’il nous en est arrivé une excellente ? demanda Cot-
tard à la Patronne. – Je chasse surtout dans la forêt de Chante-
pie, répondit M. de Cambremer. – Non, je n’ai rien raconté, dit
Ski. – Mérite-t-elle son nom ? » demanda Brichot à M. de Cam-
bremer, après m’avoir regardé du coin de l’œil, car il m’avait
promis de parler étymologies, tout en me demandant de dissi-
muler aux Cambremer le mépris que lui inspiraient celles du
curé de Combray. « C’est sans doute que je ne suis pas capable
de comprendre, mais je ne saisis pas votre question, dit M. de
Cambremer. – Je veux dire : Est-ce qu’il y chante beaucoup de
pies ? » répondit Brichot. Cottard cependant souffrait que Mme
Verdurin ignorât qu’ils avaient failli manquer le train. « Allons,
voyons, dit Mme Cottard à son mari pour l’encourager, raconte
ton odyssée. – En effet, elle sort de l’ordinaire, dit le docteur
qui recommença son récit. Quand j’ai vu que le train était en
gare, je suis resté médusé. Tout cela par la faute de Ski. Vous
êtes plutôt bizarroïde dans vos renseignements, mon cher ! Et
Brichot qui nous attendait à la gare ! – Je croyais, dit l’universi-
taire, en jetant autour de lui ce qui lui restait de regard et en
souriant de ses lèvres minces, que si vous vous étiez attardé à
Graincourt, c’est que vous aviez rencontré quelque
péripatéticienne. – Voulez-vous vous taire ? si ma femme vous
entendait ! dit le professeur. La femme à moâ, il est jalouse. –
Ah ! ce Brichot, s’écria Ski, en qui l’égrillarde plaisanterie de
Brichot éveillait la gaieté de tradition, il est toujours le
même » ; bien qu’il ne sût pas, à vrai dire, si l’universitaire
avait jamais été polisson. Et pour ajouter à ces paroles consa-
crées le geste rituel, il fit mine de ne pouvoir résister au désir
de lui pincer la jambe. « Il ne change pas ce gaillard-là », conti-
nua Ski, et, sans penser à ce que la quasi-cécité de l’universi-
taire donnait de triste et de comique à ces mots, il ajouta :
« Toujours un petit œil pour les femmes. – Voyez-vous, dit M.
de Cambremer, ce que c’est que de rencontrer un savant. Voilà
quinze ans que je chasse dans la forêt de Chantepie et jamais
je n’avais réfléchi à ce que son nom voulait dire. » Mme de

314
Cambremer jeta un regard sévère à son mari ; elle n’aurait pas
voulu qu’il s’humiliât ainsi devant Brichot. Elle fut plus mécon-
tente encore quand, à chaque expression « toute faite » qu’em-
ployait Cancan, Cottard, qui en connaissait le fort et le faible
parce qu’il les avait laborieusement apprises, démontrait au
marquis, lequel confessait sa bêtise, qu’elles ne voulaient rien
dire : « Pourquoi : bête comme chou ? Croyez-vous que les
choux soient plus bêtes qu’autre chose ? Vous dites : répéter
trente-six fois la même chose. Pourquoi particulièrement
trente-six ? Pourquoi : dormir comme un pieu ? Pourquoi : Ton-
nerre de Brest ? Pourquoi : faire les quatre cents coups ? »
Mais alors la défense de M. de Cambremer était prise par Bri-
chot, qui expliquait l’origine de chaque locution. Mais Mme de
Cambremer était surtout occupée à examiner les changements
que les Verdurin avaient apportés à la Raspelière, afin de pou-
voir en critiquer certains, en importer à Féterne d’autres, ou
peut-être les mêmes. « Je me demande ce que c’est que ce
lustre qui s’en va tout de traviole. J’ai peine à reconnaître ma
vieille Raspelière », ajouta-t-elle d’un air familièrement aristo-
cratique, comme elle eût parlé d’un serviteur dont elle eût pré-
tendu moins désigner l’âge que dire qu’il l’avait vu naître. Et
comme elle était un peu livresque dans son langage : « Tout de
même, ajouta-t-elle à mi-voix, il me semble que, si j’habitais
chez les autres, j’aurais quelque vergogne à tout changer ainsi.
– C’est malheureux que vous ne soyez pas venus avec eux », dit
Mme Verdurin à M. de Charlus et à Morel, espérant que M. de
Charlus était de « revue » et se plierait à la règle d’arriver tous
par le même train. « Vous êtes sûr que Chantepie veut dire la
pie qui chante, Chochotte ? » ajouta-t-elle pour montrer qu’en
grande maîtresse de maison elle prenait part à toutes les
conversations à la fois. « Parlez-moi donc un peu de ce violo-
niste, me dit Mme de Cambremer, il m’intéresse ; j’adore la mu-
sique, et il me semble que j’ai entendu parler de lui, faites mon
instruction. » Elle avait appris que Morel était venu avec M. de
Charlus et voulait, en faisant venir le premier, tâcher de se lier
avec le second. Elle ajouta pourtant, pour que je ne pusse devi-
ner cette raison : « M. Brichot aussi m’intéresse. » Car si elle
était fort cultivée, de même que certaines personnes prédispo-
sées à l’obésité mangent à peine et marchent toute la journée
sans cesser d’engraisser à vue d’œil, de même Mme de

315
Cambremer avait beau approfondir, et surtout à Féterne, une
philosophie de plus en plus ésotérique, une musique de plus en
plus savante, elle ne sortait de ces études que pour machiner
des intrigues qui lui permissent de « couper » les amitiés bour-
geoises de sa jeunesse et de nouer des relations qu’elle avait
cru d’abord faire partie de la société de sa belle-famille et
qu’elle s’était aperçue ensuite être situées beaucoup plus haut
et beaucoup plus loin. Un philosophe qui n’était pas assez mo-
derne pour elle, Leibnitz, a dit que le trajet est long de l’intelli-
gence au cœur. Ce trajet, Mme de Cambremer n’avait pas été,
plus que son frère, de force à le parcourir. Ne quittant la lec-
ture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à me-
sure qu’elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle
mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire, avant de
mourir, une bonne position. Éprise d’art réaliste, aucun objet
ne lui paraissait assez humble pour servir de modèle au peintre
ou à l’écrivain. Un tableau ou un roman mondain lui eussent
donné la nausée ; un moujik de Tolstoï, un paysan de Millet
étaient l’extrême limite sociale qu’elle ne permettait pas à l’ar-
tiste de dépasser. Mais franchir celle qui bornait ses propres
relations, s’élever jusqu’à la fréquentation de duchesses, était
le but de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel
elle se soumettait, par le moyen de l’étude des chefs-d’œuvre,
restait inefficace contre le snobisme congénital et morbide qui
se développait chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir
certains penchants à l’avarice et à l’adultère, auxquels, étant
jeune, elle était encline, pareil en cela à ces états patholo-
giques singuliers et permanents qui semblent immuniser ceux
qui en sont atteints contre les autres maladies. Je ne pouvais,
du reste, m’empêcher, en l’entendant parler, de rendre justice,
sans y prendre aucun plaisir, au raffinement de ses expres-
sions. C’étaient celles qu’ont, à une époque donnée, toutes les
personnes d’une même envergure intellectuelle, de sorte que
l’expression raffinée fournit aussitôt, comme l’arc de cercle, le
moyen de décrire et de limiter toute la circonférence. Aussi ces
expressions font-elles que les personnes qui les emploient
m’ennuient immédiatement comme déjà connues, mais aussi
passent pour supérieures, et me furent souvent offertes comme
voisines délicieuses et inappréciées. « Vous n’ignorez pas, Ma-
dame, que beaucoup de régions forestières tirent leur nom des

316
animaux qui les peuplent. À côté de la forêt de Chantepie, vous
avez le bois de Chantereine. – Je ne sais pas de quelle reine il
s’agit, mais vous n’êtes pas galant pour elle, dit M. de Cambre-
mer. – Attrapez, Chochotte, dit Mme Verdurin. Et à part cela, le
voyage s’est bien passé ? – Nous n’avons rencontré que de
vagues humanités qui remplissaient le train. Mais je réponds à
la question de M. de Cambremer ; reine n’est pas ici la femme
d’un roi, mais la grenouille. C’est le nom qu’elle a gardé long-
temps dans ce pays, comme en témoigne la station de Renne-
ville, qui devrait s’écrire Reineville. – Il me semble que vous
avez là une belle bête », dit M. de Cambremer à Mme Verdurin,
en montrant un poisson. C’était là un de ces compliments à
l’aide desquels il croyait payer son écot à un dîner, et déjà
rendre sa politesse. (« Les inviter est inutile, disait-il souvent
en parlant de tels de leurs amis à sa femme. Ils ont été enchan-
tés de nous avoir. C’étaient eux qui me remerciaient. »)
« D’ailleurs je dois vous dire que je vais presque chaque jour à
Renneville depuis bien des années, et je n’y ai vu pas plus de
grenouilles qu’ailleurs. Mme de Cambremer avait fait venir ici
le curé d’une paroisse où elle a de grands biens et qui a la
même tournure d’esprit que vous, à ce qu’il semble. Il a écrit
un ouvrage. – Je crois bien, je l’ai lu avec infiniment d’intérêt »,
répondit hypocritement Brichot. La satisfaction que son orgueil
recevait indirectement de cette réponse fit rire longuement M.
de Cambremer. « Ah ! eh bien, l’auteur, comment dirais-je, de
cette géographie, de ce glossaire, épilogue longuement sur le
nom d’une petite localité dont nous étions autrefois, si je puis
dire, les seigneurs, et qui se nomme Pont-à-Couleuvre. Or je ne
suis évidemment qu’un vulgaire ignorant à côté de ce puits de
science, mais je suis bien allé mille fois à Pont-à-Couleuvre
pour lui une, et du diable si j’y ai jamais vu un seul de ces vi-
lains serpents, je dis vilains, malgré l’éloge qu’en fait le bon La
Fontaine (L’Homme et la couleuvre était une des deux fables).
– Vous n’en avez pas vu, et c’est vous qui avez vu juste, répon-
dit Brichot. Certes, l’écrivain dont vous parlez connaît à fond
son sujet, il a écrit un livre remarquable. – Voire ! s’exclama
Mme de Cambremer, ce livre, c’est bien le cas de le dire, est un
véritable travail de Bénédictin. – Sans doute il a consulté
quelques pouillés (on entend par là les listes des bénéfices et
des cures de chaque diocèse), ce qui a pu lui fournir le nom

317
des patrons laïcs et des collateurs ecclésiastiques. Mais il est
d’autres sources. Un de mes plus savants amis y a puisé. Il a
trouvé que le même lieu était dénommé Pont-à-Quileuvre. Ce
nom bizarre l’incita à remonter plus haut encore, à un texte la-
tin où le pont que votre ami croit infesté de couleuvres est dé-
signé : Pons cui aperit. Pont fermé qui ne s’ouvrait que moyen-
nant une honnête rétribution. – Vous parlez de grenouilles.
Moi, en me trouvant au milieu de personnes si savantes, je me
fais l’effet de la grenouille devant l’aréopage » (c’était la se-
conde fable), dit Cancan qui faisait souvent, en riant beaucoup,
cette plaisanterie grâce à laquelle il croyait à la fois, par humi-
lité et avec à-propos, faire profession d’ignorance et étalage de
savoir. Quant à Cottard, bloqué par le silence de M. de Charlus
et essayant de se donner de l’air des autres côtés, il se tourna
vers moi et me fit une de ces questions qui frappaient ses ma-
lades s’il était tombé juste et montraient ainsi qu’il était pour
ainsi dire dans leur corps ; si, au contraire, il tombait à faux,
lui permettaient de rectifier certaines théories, d’élargir les
points de vue anciens. « Quand vous arrivez à ces sites relati-
vement élevés comme celui où nous nous trouvons en ce
moment, remarquez-vous que cela augmente votre tendance
aux étouffements ? » me demanda-t-il, certain ou de faire admi-
rer, ou de compléter son instruction. M. de Cambremer enten-
dit la question et sourit. « Je ne peux pas vous dire comme ça
m’amuse d’apprendre que vous avez des étouffements », me
jeta-t-il à travers la table. Il ne voulait pas dire par cela que ce-
la l’égayait, bien que ce fût vrai aussi. Car cet homme excellent
ne pouvait cependant pas entendre parler du malheur d’autrui
sans un sentiment de bien-être et un spasme d’hilarité qui fai-
saient vite place à la pitié d’un bon cœur. Mais sa phrase avait
un autre sens, que précisa celle qui la suivit : « Ça m’amuse,
me dit-il, parce que justement ma sœur en a aussi. » En
somme, cela l’amusait comme s’il m’avait entendu citer comme
un des mes amis quelqu’un qui eût fréquenté beaucoup chez
eux. « Comme le monde est petit », fut la réflexion qu’il formu-
la mentalement et que je vis écrite sur son visage souriant
quand Cottard me parla de mes étouffements. Et ceux-ci de-
vinrent, à dater de ce dîner, comme une sorte de relation com-
mune et dont M. de Cambremer ne manquait jamais de me de-
mander des nouvelles, ne fût-ce que pour en donner à sa sœur.

318
Tout en répondant aux questions que sa femme me posait sur
Morel, je pensais à une conversation que j’avais eue avec ma
mère dans l’après-midi. Comme, tout en ne me déconseillant
pas d’aller chez les Verdurin si cela pouvait me distraire, elle
me rappelait que c’était un milieu qui n’aurait pas plu à mon
grand-père et lui eût fait crier : « À la garde », ma mère avait
ajouté : « Écoute, le président Toureuil et sa femme m’ont dit
qu’ils avaient déjeuné avec Mme Bontemps. On ne m’a rien de-
mandé. Mais j’ai cru comprendre qu’un mariage entre Alber-
tine et toi serait le rêve de sa tante. Je crois que la vraie raison
est que tu leur es à tous très sympathique. Tout de même, le
luxe qu’ils croient que tu pourrais lui donner, les relations
qu’on sait plus ou moins que nous avons, je crois que tout cela
n’y est pas étranger, quoique secondaire. Je ne t’en aurais pas
parlé, parce que je n’y tiens pas, mais comme je me figure
qu’on t’en parlera, j’ai mieux aimé prendre les devants. – Mais
toi, comment la trouves-tu ? avais-je demandé à ma mère. –
Mais moi, ce n’est pas moi qui l’épouserai. Tu peux certaine-
ment faire mille fois mieux comme mariage. Mais je crois que
ta grand’mère n’aurait pas aimé qu’on t’influence. Actuelle-
ment je ne peux pas te dire comment je trouve Albertine, je ne
la trouve pas. Je te dirai comme Mme de Sévigné : « Elle a de
bonnes qualités, du moins je le crois. Mais, dans ce commence-
ment, je ne sais la louer que par des négatives. Elle n’est point
ceci, elle n’a point l’accent de Rennes. Avec le temps, je dirai
peut-être : elle est cela. Et je la trouverai toujours bien si elle
doit te rendre heureux. » Mais par ces mots mêmes, qui remet-
taient entre mes mains de décider de mon bonheur, ma mère
m’avait mis dans cet état de doute où j’avais déjà été quand,
mon père m’ayant permis d’aller à Phèdre et surtout d’être
homme de lettres, je m’étais senti tout à coup une responsabili-
té trop grande, la peur de le peiner, et cette mélancolie qu’il y
a quand on cesse d’obéir à des ordres qui, au jour le jour, vous
cachent l’avenir, de se rendre, compte qu’on a enfin commencé
de vivre pour de bon, comme une grande personne, la vie, la
seule vie qui soit à la disposition de chacun de nous.
Peut-être le mieux serait-il d’attendre un peu, de commencer
par voir Albertine comme par le passé pour tâcher d’apprendre
si je l’aimais vraiment. Je pourrais l’amener chez les Verdurin
pour la distraire, et ceci me rappela que je n’y étais venu moi-

319
même ce soir que pour savoir si Mme Putbus y habitait ou allait
y venir. En tout cas, elle ne dînait pas. « À propos de votre ami
Saint-Loup, me dit Mme de Cambremer, usant ainsi d’une ex-
pression qui marquait plus de suite dans les idées que ses
phrases ne l’eussent laissé croire, car si elle me parlait de mu-
sique elle pensait aux Guermantes, vous savez que tout le
monde parle de son mariage avec la nièce de la princesse de
Guermantes. Je vous dirai que, pour ma part, de tous ces po-
tins mondains je ne me préoccupe mie. » Je fus pris de la
crainte d’avoir parlé sans sympathie devant Robert de cette
jeune fille faussement originale, et dont l’esprit était aussi mé-
diocre que le caractère était violent. Il n’y a presque pas une
nouvelle que nous apprenions qui ne nous fasse regretter un
de nos propos. Je répondis à Mme de Cambremer, ce qui du
reste était vrai, que je n’en savais rien, et que d’ailleurs la fian-
cée me paraissait encore bien jeune. « C’est peut-être pour ce-
la que ce n’est pas encore officiel ; en tout cas on le dit beau-
coup. – J’aime mieux vous prévenir, dit sèchement Mme Verdu-
rin à Mme de Cambremer, ayant entendu que celle-ci m’avait
parlé de Morel, et, quand elle avait baissé la voix pour me par-
ler des fiançailles de Saint-Loup, ayant cru qu’elle m’en parlait
encore. Ce n’est pas de la musiquette qu’on fait ici. En art,
vous savez, les fidèles de mes mercredis, mes enfants comme
je les appelle, c’est effrayant ce qu’ils sont avancés, ajouta-t-
elle avec un air d’orgueilleuse terreur. Je leur dis quelquefois :
« Mes petites bonnes gens, vous marchez plus vite que votre
patronne à qui les audaces ne passent pas pourtant pour avoir
jamais fait peur. » Tous les ans ça va un peu plus loin ; je vois
bientôt le jour où ils ne marcheront plus pour Wagner et pour
d’Indy. – Mais c’est très bien d’être avancé, on ne l’est jamais
assez », dit Mme de Cambremer, tout en inspectant chaque
coin de la salle à manger, en cherchant à reconnaître les
choses qu’avait laissées sa belle-mère, celles qu’avait appor-
tées Mme Verdurin, et à prendre celle-ci en flagrant délit de
faute de goût. Cependant, elle cherchait à me parler du sujet
qui l’intéressait le plus, M. de Charlus. Elle trouvait touchant
qu’il protégeât un violoniste. « Il a l’air intelligent. – Même
d’une verve extrême pour un homme déjà un peu âgé, dis-je. –
Âgé ? Mais il n’a pas l’air âgé, regardez, le cheveu est resté
jeune. » (Car depuis trois ou quatre ans le mot « cheveu » avait

320
été employé au singulier par un de ces inconnus qui sont les
lanceurs des modes littéraires, et toutes les personnes ayant la
longueur de rayon de Mme de Cambremer disaient « le che-
veu », non sans un sourire affecté. À l’heure actuelle on dit en-
core « le cheveu », mais de l’excès du singulier renaîtra le plu-
riel.) « Ce qui m’intéresse surtout chez M. de Charlus, ajouta-t-
elle, c’est qu’on sent chez lui le don. Je vous dirai que je fais
bon marché du savoir. Ce qui s’apprend ne m’intéresse pas. »
Ces paroles ne sont pas en contradiction avec la valeur particu-
lière de Mme de Cambremer, qui était précisément imitée et
acquise. Mais justement une des choses qu’on devait savoir à
ce moment-là, c’est que le savoir n’est rien et ne pèse pas un
fétu à côté de l’originalité. Mme de Cambremer avait appris,
comme le reste, qu’il ne faut rien apprendre. « C’est pour cela,
me dit-elle, que Brichot, qui a son côté curieux, car je ne fais
pas fi d’une certaine érudition savoureuse, m’intéresse pour-
tant beaucoup moins. » Mais Brichot, à ce moment-là, n’était
occupé que d’une chose : entendant qu’on parlait musique, il
tremblait que le sujet ne rappelât à Mme Verdurin la mort de
Dechambre. Il voulait dire quelque chose pour écarter ce sou-
venir funeste. M. de Cambremer lui en fournit l’occasion par
cette question : « Alors, les lieux boisés portent toujours des
noms d’animaux ? – Que non pas, répondit Brichot, heureux de
déployer son savoir devant tant de nouveaux, parmi lesquels je
lui avais dit qu’il était sûr d’en intéresser au moins un. Il suffit
de voir combien, dans les noms de personnes elles-mêmes, un
arbre est conservé, comme une fougère dans de la houille. Un
de nos pères conscrits s’appelle M. de Saulces de Freycinet, ce
qui signifie, sauf erreur, lieu planté de saules et de frênes, salix
et fraxinetum ; son neveu M. de Selves réunit plus d’arbres en-
core, puisqu’il se nomme de Selves, sylva. » Saniette voyait
avec joie la conversation prendre un tour si animé. Il pouvait,
puisque Brichot parlait tout le temps, garder un silence qui lui
éviterait d’être l’objet des brocards de M. et Mme Verdurin. Et
devenu plus sensible encore dans sa joie d’être délivré, il avait
été attendri d’entendre M. Verdurin, malgré la solennité d’un
tel dîner, dire au maître d’hôtel de mettre une carafe d’eau
près de M. Saniette qui ne buvait pas autre chose. (Les géné-
raux qui font tuer le plus de soldats tiennent à ce qu’ils soient
bien nourris.) Enfin Mme Verdurin avait une fois souri à

321
Saniette. Décidément, c’étaient de bonnes gens. Il ne serait
plus torturé. À ce moment le repas fut interrompu par un
convive que j’ai oublié de citer, un illustre philosophe norvé-
gien, qui parlait le français très bien mais très lentement, pour
la double raison, d’abord que, l’ayant appris depuis peu et ne
voulant pas faire de fautes (il en faisait pourtant quelques-
unes), il se reportait pour chaque mot à une sorte de diction-
naire intérieur ; ensuite parce qu’en tant que métaphysicien, il
pensait toujours ce qu’il voulait dire pendant qu’il le disait, ce
qui, même chez un Français, est une cause de lenteur. C’était,
du reste, un être délicieux, quoique pareil en apparence à
beaucoup d’autres, sauf sur un point. Cet homme au parler si
lent (il y avait un silence entre chaque mot) devenait d’une ra-
pidité vertigineuse pour s’échapper dès qu’il avait dit adieu. Sa
précipitation faisait croire la première fois qu’il avait la colique
ou encore un besoin plus pressant.
– Mon cher – collègue, dit-il à Brichot, après avoir délibéré
dans son esprit si « collègue » était le terme qui convenait, j’ai
une sorte de – désir pour savoir s’il y a d’autres arbres dans la
– nomenclature de votre belle langue – française – latine – nor-
mande. Madame (il voulait dire Mme Verdurin quoiqu’il n’osât
la regarder) m’a dit que vous saviez toutes choses. N’est-ce pas
précisément le moment ? – Non, c’est le moment de manger »,
interrompit Mme Verdurin qui voyait que le dîner n’en finissait
pas. « Ah ! bien ; répondit le Scandinave, baissant la tête dans
son assiette, avec un sourire triste et résigné. Mais je dois faire
observer à Madame que, si je me suis permis ce questionnaire
– pardon, ce questation – c’est que je dois retourner demain à
Paris pour dîner chez la Tour d’Argent ou chez l’Hôtel Meurice.
Mon confrère – français – M. Boutroux, doit nous y parler des
séances de spiritisme – pardon, des évocations spiritueuses –
qu’il a contrôlées. – Ce n’est pas si bon qu’on dit, la Tour
d’Argent, dit Mme Verdurin agacée. J’y ai même fait des dîners
détestables. – Mais est-ce que je me trompe, est-ce que la nour-
riture qu’on mange chez Madame n’est pas de la plus fine cui-
sine française ? – Mon Dieu, ce n’est pas positivement mauvais,
répondit Mme Verdurin radoucie. Et si vous venez mercredi
prochain ce sera meilleur. – Mais je pars lundi pour Alger, et
de là je vais à Cap. Et quand je serai à Cap de Bonne-Espé-
rance, je ne pourrai plus rencontrer mon illustre collègue –

322
pardon, je ne pourrai plus rencontrer mon confrère. » Et il se
mit, par obéissance, après avoir fourni ces excuses rétrospec-
tives, à manger avec une rapidité vertigineuse. Mais Brichot
était trop heureux de pouvoir donner d’autres étymologies vé-
gétales et il répondit, intéressant tellement le Norvégien que
celui-ci cessa de nouveau de manger, mais en faisant signe
qu’on pouvait ôter son assiette pleine et passer au plat sui-
vant : « Un des Quarante, dit Brichot, a nom Houssaye, ou lieu
planté de houx ; dans celui d’un fin diplomate, d’Ormesson,
vous retrouvez l’orme, l’ulmus cher à Virgile et qui a donné son
nom à la ville d’Ulm ; dans celui de ses collègues, M. de La
Boulaye, le bouleau ; M. d’Aunay, l’aune ; M. de Bussière, le
buis ; M. Albaret, l’aubier (je me promis de le dire à Céleste) ;
M. de Cholet, le chou, et le pommier dans le nom de M. de La
Pommeraye, que nous entendîmes conférencier, Saniette, vous
en souvient-il, du temps que le bon Porel avait été envoyé aux
confins du monde, comme proconsul en Odéonie ? Au nom de
Saniette prononcé par Brichot, M. Verdurin lança à sa femme
et à Cottard un regard ironique qui démonta le timide. – Vous
disiez que Cholet vient de chou, dis-je à Brichot. Est-ce qu’une
station où j’ai passé avant d’arriver à Doncières, Saint-Fri-
choux, vient aussi de chou ? – Non, Saint-Frichoux, c’est Sanc-
tus Fructuosus, comme Sanctus Ferreolus donna Saint-Far-
geau, mais ce n’est pas normand du tout. – Il sait trop de
choses, il nous ennuie, gloussa doucement la princesse. – Il y a
tant d’autres noms qui m’intéressent, mais je ne peux pas tout
vous demander en une fois. » Et me tournant vers Cottard :
« Est-ce que Mme Putbus est ici ? » lui demandai-je. « Non,
Dieu merci, répondit Mme Verdurin qui avait entendu ma ques-
tion. J’ai tâché de dériver ses villégiatures vers Venise, nous en
sommes débarrassés pour cette année. – Je vais avoir moi-
même droit à deux arbres, dit M. de Charlus, car j’ai à peu près
retenu une petite maison entre Saint-Martin-du-Chêne et Saint-
Pierre-des-Ifs. – Mais c’est très près d’ici, j’espère que vous
viendrez souvent en compagnie de Charlie Morel. Vous n’aurez
qu’à vous entendre avec notre petit groupe pour les trains,
vous êtes à deux pas de Doncières », dit Mme Verdurin qui dé-
testait qu’on ne vînt pas par le même train et aux heures où
elle envoyait des voitures. Elle savait combien la montée à la
Raspelière, même en faisant le tour par des lacis, derrière

323
Féterne, ce qui retardait d’une demi-heure, était dure, elle
craignait que ceux qui feraient bande à part ne trouvassent pas
de voitures pour les conduire, ou même, étant en réalité restés
chez eux, puissent prendre le prétexte de n’en avoir pas trouvé
à Doville-Féterne et de ne pas s’être senti la force de faire une
telle ascension à pied. À cette invitation M. de Charlus se
contenta de répondre par une muette inclinaison. « Il ne doit
pas être commode tous les jours, il a un air pincé, chuchota à
Ski le docteur qui, étant resté très simple malgré une couche
superficielle d’orgueil, ne cherchait pas à cacher que Charlus
le snobait. Il ignore sans doute que dans toutes les villes d’eau,
et même à Paris dans les cliniques, les médecins, pour qui je
suis naturellement le « grand chef », tiennent à honneur de me
présenter à tous les nobles qui sont là, et qui n’en mènent pas
large. Cela rend même assez agréable pour moi le séjour des
stations balnéaires, ajouta-t-il d’un air léger. Même à Don-
cières, le major du régiment, qui est le médecin traitant du co-
lonel, m’a invité à déjeuner avec lui en me disant que j’étais en
situation de dîner avec le général. Et ce général est un mon-
sieur de quelque chose. Je ne sais pas si ses parchemins sont
plus ou moins anciens que ceux de ce baron. – Ne vous montez
pas le bourrichon, c’est une bien pauvre couronne », répondit
Ski à mi-voix, et il ajouta quelque chose de confus avec un
verbe, où je distinguai seulement les dernières syllabes
« arder », occupé que j’étais d’écouter ce que Brichot disait à
M. de Charlus. « Non probablement, j’ai le regret de vous le
dire, vous n’avez qu’un seul arbre, car si Saint-Martin-du-
Chêne est évidemment Sanctus Martinus juxta quercum, en re-
vanche le mot if peut être simplement la racine, ave, eve, qui
veut dire humide comme dans Aveyron, Lodève, Yvette, et que
vous voyez subsister dans nos éviers de cuisine. C’est l’« eau »,
qui en breton se dit Ster, Stermaria, Sterlaer, Sterbouest, Ster-
en-Dreuchen. » Je n’entendis pas la fin, car, quelque plaisir que
j’eusse eu à réentendre le nom de Stermaria, malgré moi j’en-
tendais Cottard, près duquel j’étais, qui disait tout bas à Ski :
« Ah ! mais je ne savais pas. Alors c’est un monsieur qui sait se
retourner dans la vie. Comment ! il est de la confrérie ! Pour-
tant il n’a pas les yeux bordés de jambon. Il faudra que je fasse
attention à mes pieds sous la table, il n’aurait qu’à en pincer
pour moi. Du reste, cela ne m’étonne qu’à moitié. Je vois

324
plusieurs nobles à la douche, dans le costume d’Adam, ce sont
plus ou moins des dégénérés. Je ne leur parle pas parce qu’en
somme je suis fonctionnaire et que cela pourrait me faire du
tort. Mais ils savent parfaitement qui je suis. » Saniette, que
l’interpellation de Brichot avait effrayé, commençait à respirer,
comme quelqu’un qui a peur de l’orage et qui voit que l’éclair
n’a été suivi d’aucun bruit de tonnerre, quand il entendit M.
Verdurin le questionner, tout en attachant sur lui un regard qui
ne lâchait pas le malheureux tant qu’il parlait, de façon à le dé-
contenancer tout de suite et à ne pas lui permettre de re-
prendre ses esprits. « Mais vous nous aviez toujours caché que
vous fréquentiez les matinées de l’Odéon, Saniette ? » Trem-
blant comme une recrue devant un sergent tourmenteur, Sa-
niette répondit, en donnant à sa phrase les plus petites dimen-
sions qu’il put afin qu’elle eût plus de chance d’échapper aux
coups : « Une fois, à la Chercheuse. – Qu’est-ce qu’il dit », hur-
la M. Verdurin, d’un air à la fois écœuré et furieux, en fronçant
les sourcils comme s’il n’avait pas assez de toute son attention
pour comprendre quelque chose d’inintelligible. « D’abord on
ne comprend pas ce que vous dites, qu’est-ce que vous avez
dans la bouche ? » demanda M. Verdurin de plus en plus
violent, et faisant allusion au défaut de prononciation de Sa-
niette. « Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le rendiez
malheureux », dit Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et
pour ne laisser un doute à personne sur l’intention insolente de
son mari. « J’étais à la Ch… , Che… – Che, che, tâchez de par-
ler clairement, dit M. Verdurin, je ne vous entends même
pas. » Presque aucun des fidèles ne se retenait de s’esclaffer,
et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une
blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l’ins-
tinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les socié-
tés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un dont on
voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un
cercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuple
chasse ou acclame les rois. « Voyons, ce n’est pas sa faute, dit
Mme Verdurin. – Ce n’est pas la mienne non plus, on ne dîne
pas en ville quand on ne peut plus articuler. – J’étais à la Cher-
cheuse d’esprit de Favart. – Quoi ? c’est la Chercheuse d’esprit
que vous appelez la Chercheuse ? Ah ! c’est magnifique, j’au-
rais pu chercher cent ans sans trouver », s’écria M. Verdurin

325
qui pourtant aurait jugé du premier coup que quelqu’un n’était
pas lettré, artiste, « n’en était pas », s’il l’avait entendu dire le
titre complet de certaines œuvres. Par exemple il fallait dire le
Malade, le Bourgeois ; et ceux qui auraient ajouté
« imaginaire » ou « gentilhomme » eussent témoigné qu’ils
n’étaient pas de la « boutique », de même que, dans un salon,
quelqu’un prouve qu’il n’est pas du monde en disant : M. de
Montesquiou-Fezensac pour M. de Montesquiou. « Mais ce
n’est pas si extraordinaire », dit Saniette essoufflé par l’émo-
tion mais souriant, quoiqu’il n’en eût pas envie. Mme Verdurin
éclata : « Oh ! si, s’écria-t-elle en ricanant. Soyez convaincu
que personne au monde n’aurait pu deviner qu’il s’agissait de
la Chercheuse d’esprit. » M. Verdurin reprit d’une voix douce
et s’adressant à la fois à Saniette et à Brichot : « C’est une jolie
pièce, d’ailleurs, la Chercheuse d’esprit. » Prononcée sur un
ton sérieux, cette simple phrase, où on ne pouvait trouver trace
de méchanceté, fit à Saniette autant de bien et excita chez lui
autant de gratitude qu’une amabilité. Il ne put proférer une
seule parole et garda un silence heureux. Brichot fut plus lo-
quace. « Il est vrai, répondit-il à M. Verdurin, et si on la faisait
passer pour l’œuvre de quelque auteur sarmate ou scandinave,
on pourrait poser la candidature de la Chercheuse d’esprit à la
situation vacante de chef-d’œuvre. Mais, soit dit sans manquer
de respect aux mânes du gentil Favart, il n’était pas de tempé-
rament ibsénien. (Aussitôt il rougit jusqu’aux oreilles en pen-
sant au philosophe norvégien, lequel avait un air malheureux
parce qu’il cherchait en vain à identifier quel végétal pouvait
être le buis que Brichot avait cité tout à l’heure à propos de
Bussière.) D’ailleurs, la satrapie de Porel étant maintenant oc-
cupée par un fonctionnaire qui est un tolstoïsant de rigoureuse
observance, il se pourrait que nous vissions Anna Karénine ou
Résurrection sous l’architrave odéonienne. – Je sais le portrait
de Favart dont vous voulez parler, dit M. de Charlus. J’en ai vu
une très belle épreuve chez la comtesse Molé. » Le nom de la
comtesse Molé produisit une forte impression sur Mme Verdu-
rin. « Ah ! vous allez chez Mme de Molé », s’écria-t-elle. Elle
pensait qu’on disait la comtesse Molé, Madame Molé, simple-
ment par abréviation, comme elle entendait dire les Rohan, ou,
par dédain, comme elle-même disait : Madame La Trémoïlle.
Elle n’avait aucun doute que la comtesse Molé, connaissant la

326
reine de Grèce et la princesse de Caprarola, eût autant que
personne droit à la particule, et pour une fois elle était décidée
à la donner à une personne si brillante et qui s’était montrée
fort aimable pour elle. Aussi, pour bien montrer qu’elle avait
parlé ainsi à dessein et ne marchandait pas ce « de » à la com-
tesse, elle reprit : « Mais je ne savais pas du tout que vous
connaissiez Madame de Molé ! » comme si ç’avait été double-
ment extraordinaire et que M. de Charlus connût cette dame et
que Mme Verdurin ne sût pas qu’il la connaissait. Or le monde,
ou du moins ce que M. de Charlus appelait ainsi, forme un tout
relativement homogène et clos. Autant il est compréhensible
que, dans l’immensité disparate de la bourgeoisie, un avocat
dise à quelqu’un qui connaît un de ses camarades de collège :
« Mais comment diable connaissez-vous un tel ? » en revanche,
s’étonner qu’un Français connût, le sens du mot « temple » ou
« forêt » ne serait guère plus extraordinaire que d’admirer les
hasards qui avaient pu conjoindre M. de Charlus et la comtesse
Molé. De plus, même si une telle connaissance n’eût pas tout
naturellement découlé des lois mondaines, si elle eût été for-
tuite, comment eût-il été bizarre que Mme Verdurin l’ignorât
puisqu’elle voyait M. de Charlus pour la première fois, et que
ses relations avec Mme Molé étaient loin d’être la seule chose
qu’elle ne sût pas relativement à lui, de qui, à vrai dire, elle ne
savait rien. « Qu’est-ce qui jouait cette Chercheuse d’esprit,
mon petit Saniette ? » demanda M. Verdurin. Bien que sentant
l’orage passé, l’ancien archiviste hésitait à répondre : « Mais
aussi, dit Mme Verdurin, tu l’intimides, tu te moques de tout ce
qu’il dit, et puis tu veux qu’il réponde. Voyons, dites, qui jouait
ça ? on vous donnera de la galantine à emporter », dit Mme
Verdurin, faisant une méchante allusion à la ruine où Saniette
s’était précipité lui-même en voulant en tirer un ménage de ses
amis. « Je me rappelle seulement que c’était MmeSamary qui
faisait la Zerbine, dit Saniette. – La Zerbine ? Qu’est-ce que
c’est que ça ? cria M. Verdurin comme s’il y avait le feu. – C’est
un emploi de vieux répertoire, voir le Capitaine Fracasse,
comme qui dirait le Tranche Montagne, le Pédant. – Ah ! le pé-
dant, c’est vous. La Zerbine ! Non, mais il est toqué », s’écria
M. Verdurin. Mme Verdurin regarda ses convives en riant
comme pour excuser Saniette. « La Zerbine, il s’imagine que
tout le monde sait aussitôt ce que cela veut dire. Vous êtes

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comme M. de Longepierre, l’homme le plus bête que je
connaisse, qui nous disait familièrement l’autre jour « le Ba-
nat ». Personne n’a su de quoi il voulait parler. Finalement on a
appris que c’était une province de Serbie. » Pour mettre fin au
supplice de Saniette, qui me faisait plus de mal qu’à lui, je de-
mandai à Brichot s’il savait ce que signifiait Balbec. « Balbec
est probablement une corruption de Dalbec, me dit-il. Il fau-
drait pouvoir consulter les chartes des rois d’Angleterre, suze-
rains de la Normandie, car Balbec dépendait de la baronnie de
Douvres, à cause de quoi on disait souvent Balbec d’Outre-
Mer, Balbec-en-Terre. Mais la baronnie de Douvres elle-même
relevait de l’évêché de Bayeux, et malgré des droits qu’eurent
momentanément les Templiers sur l’abbaye, à partir de Louis
d’Harcourt, patriarche de Jérusalem et évêque de Bayeux, ce
furent les évêques de ce diocèse qui furent collateurs aux biens
de Balbec. C’est ce que m’a expliqué le doyen de Doville,
homme chauve, éloquent, chimérique et gourmet, qui vit dans
l’obédience de Brillat-Savarin, et m’a exposé avec des termes
un tantinet sibyllins d’incertaines pédagogies, tout en me fai-
sant manger d’admirables pommes de terre frites. » Tandis que
Brichot souriait, pour montrer ce qu’il y avait de spirituel à
unir des choses aussi disparates et à employer pour des choses
communes un langage ironiquement élevé, Saniette cherchait
à placer quelque trait d’esprit qui pût le relever de son effon-
drement de tout à l’heure. Le trait d’esprit était ce qu’on appe-
lait un « à peu près », mais qui avait changé de forme, car il y a
une évolution pour les calembours comme pour les genres litté-
raires, les épidémies qui disparaissent remplacées par
d’autres, etc… Jadis la forme de l’« à peu près » était le
« comble ». Mais elle était surannée, personne ne l’employait
plus, il n’y avait plus que Cottard pour dire encore parfois, au
milieu d’une partie de « piquet » : « Savez-vous quel est le
comble de la distraction ? c’est de prendre l’édit de Nantes
pour une Anglaise. » Les combles avaient été remplacés par les
surnoms. Au fond, c’était toujours le vieil « à peu près », mais,
comme le surnom était à la mode, on ne s’en apercevait pas.
Malheureusement pour Saniette, quand ces « à peu près »
n’étaient pas de lui et d’habitude inconnus au petit noyau, il les
débitait si timidement que, malgré le rire dont il les faisait
suivre pour signaler leur caractère humoristique, personne ne

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les comprenait. Et si, au contraire, le mot était de lui, comme il
l’avait généralement trouvé en causant avec un des fidèles,
celui-ci l’avait répété en se l’appropriant, le mot était alors
connu, mais non comme étant de Saniette. Aussi quand il glis-
sait un de ceux-là on le reconnaissait, mais, parce qu’il en était
l’auteur, on l’accusait de plagiat. « Or donc, continua Brichot,
Bec en normand est ruisseau ; il y a l’abbaye du Bec ; Mobec,
le ruisseau du marais (Mor ou Mer voulait dire marais, comme
dans Morville, ou dans Bricquemar, Alvimare, Cambremer) ;
Bricquebec, le ruisseau de la hauteur, venant de Briga, lieu for-
tifié, comme dans Bricqueville, Bricquebosc, le Bric, Briand, ou
bien brice, pont, qui est le même que bruck en allemand (Inns-
bruck) et qu’en anglais bridge qui termine tant de noms de
lieux (Cambridge, etc.). Vous avez encore en Normandie bien
d’autres bec : Caudebec, Bolbec, le Robec, le Bec-Hellouin,
Becquerel. C’est la forme normande du germain Bach, Offen-
bach, Anspach ; Varaguebec, du vieux mot varaigne, équivalent
de garenne, bois, étangs réservés. Quant à Dal, reprit Brichot,
c’est une forme de thal, vallée : Darnetal, Rosendal, et même
jusque près de Louviers, Becdal. La rivière qui a donné son
nom à Dalbec est d’ailleurs charmante. Vue d’une falaise (fels
en allemand, vous avez même non loin d’ici, sur une hauteur, la
jolie ville de Falaise), elle voisine les flèches de l’église, située
en réalité à une grande distance, et a l’air de les refléter. – Je
crois bien, dis-je, c’est un effet qu’Elstir aime beaucoup. J’en ai
vu plusieurs esquisses chez lui. – Elstir ! Vous connaissez
Tiche ? s’écria Mme Verdurin. Mais vous savez que je l’ai connu
dans la dernière intimité. Grâce au ciel je ne le vois plus. Non,
mais demandez à Cottard, à Brichot, il avait son couvert mis
chez moi, il venait tous les jours. En voilà un dont on peut dire
que ça ne lui a pas réussi de quitter notre petit noyau. Je vous
montrerai tout à l’heure des fleurs qu’il a peintes pour moi ;
vous verrez quelle différence avec ce qu’il fait aujourd’hui et
que je n’aime pas du tout, mais pas du tout ! Mais comment ! je
lui avais fait faire un portrait de Cottard, sans compter tout ce
qu’il a fait d’après moi. – Et il avait fait au professeur des che-
veux mauves, dit Mme Cottard, oubliant qu’alors son mari
n’était pas agrégé. Je ne sais, Monsieur, si vous trouvez que
mon mari a des cheveux mauves. – Ça ne fait rien, dit Mme Ver-
durin en levant le menton d’un air de dédain pour Mme Cottard

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et d’admiration pour celui dont elle parlait, c’était d’un fier co-
loriste, d’un beau peintre. Tandis que, ajouta-t-elle en s’adres-
sant de nouveau à moi, je ne sais pas si vous appelez cela de la
peinture, toutes ces grandes diablesses de compositions, ces
grandes machines qu’il expose depuis qu’il ne vient plus chez
moi. Moi, j’appelle cela du barbouillé, c’est d’un poncif, et puis
ça manque de relief, de personnalité. Il y a de tout le monde là
dedans. – Il restitue la grâce du XVIIIe, mais moderne, dit pré-
cipitamment Saniette, tonifié et remis en selle par mon amabi-
lité. Mais j’aime mieux Helleu. – Il n’y a aucun rapport avec
Helleu, dit Mme Verdurin. – Si, c’est du XVIIIe siècle fébrile.
C’est un Watteau à vapeur, et il se mit à rire. – Oh ! connu, ar-
chiconnu, il y a des années qu’on me le ressert », dit M. Verdu-
rin à qui, en effet, Ski l’avait raconté autrefois, mais comme
fait par lui-même. « Ce n’est pas de chance que, pour une fois
que vous prononcez intelligiblement quelque chose d’assez
drôle, ce ne soit pas de vous. – Ça me fait de la peine, reprit
Mme Verdurin, parce que c’était quelqu’un de doué, il a gâché
un joli tempérament de peintre. Ah ! s’il était resté ici ! Mais il
serait devenu le premier paysagiste de notre temps. Et c’est
une femme qui l’a conduit si bas ! Ça ne m’étonne pas
d’ailleurs, car l’homme était agréable, mais vulgaire. Au fond
c’était un médiocre. Je vous dirai que je l’ai senti tout de suite.
Dans le fond, il ne m’a jamais intéressée. Je l’aimais bien,
c’était tout. D’abord, il était d’un sale. Vous aimez beaucoup
ça, vous, les gens qui ne se lavent jamais ? – Qu’est-ce que
c’est que cette chose si jolie de ton que nous mangeons ? de-
manda Ski. – Cela s’appelle de la mousse à la fraise, dit Mme
Verdurin. – Mais c’est ra-vis-sant. Il faudrait faire déboucher
des bouteilles de Château-Margaux, de Château-Lafite, de Por-
to. – Je ne peux pas vous dire comme il m’amuse, il ne boit que
de l’eau, dit Mme Verdurin pour dissimuler sous l’agrément
qu’elle trouvait à cette fantaisie l’effroi que lui causait cette
prodigalité. – Mais ce n’est pas pour boire, reprit Ski, vous en
remplirez tous nos verres, on apportera de merveilleuses
pêches, d’énormes brugnons, là, en face du soleil couché ; ça
sera luxuriant comme un beau Véronèse. – Ça coûtera presque
aussi cher, murmura M. Verdurin. – Mais enlevez ces fromages
si vilains de ton, dit-il en essayant de retirer l’assiette du Pa-
tron, qui défendit son gruyère de toutes ses forces. – Vous

330
comprenez que je ne regrette pas Elstir, me dit Mme Verdurin,
celui-ci est autrement doué. Elstir, c’est le travail, l’homme qui
ne sait pas lâcher sa peinture quand il en a envie. C’est le bon
élève, la bête à concours. Ski, lui, ne connaît que sa fantaisie.
Vous le verrez allumer sa cigarette au milieu du dîner. – Au
fait, je ne sais pas pourquoi vous n’avez pas voulu recevoir sa
femme, dit Cottard, il serait ici comme autrefois. – Dites donc,
voulez-vous être poli, vous ? Je ne reçois pas de gourgandines,
Monsieur le Professeur », dit Mme Verdurin, qui avait, au
contraire, fait tout ce qu’elle avait pu pour faire revenir Elstir,
même avec sa femme. Mais avant qu’ils fussent mariés elle
avait cherché à les brouiller, elle avait dit à Elstir que la femme
qu’il aimait était bête, sale, légère, avait volé. Pour une fois
elle n’avait pas réussi la rupture. C’est avec le salon Verdurin
qu’Elstir avait rompu ; et il s’en félicitait comme les convertis
bénissent la maladie ou le revers qui les a jetés dans la retraite
et leur a fait connaître la voie du salut. « Il est magnifique, le
Professeur, dit-elle. Déclarez plutôt que mon salon est une mai-
son de rendez-vous. Mais on dirait que vous ne savez pas ce
que c’est que Mme Elstir. J’aimerais mieux recevoir la dernière
des filles ! Ah ! non, je ne mange pas de ce pain-là. D’ailleurs je
vous dirai que j’aurais été d’autant plus bête de passer sur la
femme que le mari ne m’intéresse plus, c’est démodé, ce n’est
même plus dessiné. – C’est extraordinaire pour un homme
d’une pareille intelligence, dit Cottard. – Oh ! non, répondit
Mme Verdurin, même à l’époque où il avait du talent, car il en a
eu, le gredin, et à revendre, ce qui agaçait chez lui c’est qu’il
n’était aucunement intelligent. » Mme Verdurin, pour porter ce
jugement sur Elstir, n’avait pas attendu leur brouille et qu’elle
n’aimât plus sa peinture. C’est que, même au temps où il faisait
partie du petit groupe, il arrivait qu’Elstir passait des journées
entières avec telle femme qu’à tort ou à raison Mme Verdurin
trouvait « bécasse », ce qui, à son avis, n’était pas le fait d’un
homme intelligent. « Non, dit-elle d’un air d’équité, je crois que
sa femme et lui sont très bien faits pour aller ensemble. Dieu
sait que je ne connais pas de créature plus ennuyeuse sur la
terre et que je deviendrais enragée s’il me fallait passer deux
heures avec elle. Mais on dit qu’il la trouve très intelligente.
C’est qu’il faut bien l’avouer, notre Tiche était surtout excessi-
vement bête ! Je l’ai vu épaté par des personnes que vous

331
n’imaginez pas, par de braves idiotes dont on n’aurait jamais
voulu dans notre petit clan. Hé bien ! il leur écrivait, il discu-
tait avec elles, lui, Elstir ! Ça n’empêche pas des côtés char-
mants, ah ! charmants, charmants et délicieusement absurdes,
naturellement. » Car Mme Verdurin était persuadée que les
hommes vraiment remarquables font mille folies. Idée fausse
où il y a pourtant quelque vérité. Certes les « folies » des gens
sont insupportables. Mais un déséquilibre qu’on ne découvre
qu’à la longue est la conséquence de l’entrée dans un cerveau
humain de délicatesses pour lesquelles il n’est pas habituelle-
ment fait. En sorte que les étrangetés des gens charmants
exaspèrent, mais qu’il n’y a guère de gens charmants qui ne
soient, par ailleurs, étranges. « Tenez, je vais pouvoir vous
montrer tout de suite ses fleurs », me dit-elle en voyant que
son mari lui faisait signe qu’on pouvait se lever de table. Et elle
reprit le bras de M. de Cambremer. M. Verdurin voulut s’en ex-
cuser auprès de M. de Charlus, dès qu’il eut quitté Mme de
Cambremer, et lui donner ses raisons, surtout pour le plaisir de
causer de ces nuances mondaines avec un homme titré, mo-
mentanément l’inférieur de ceux qui lui assignaient la place à
laquelle ils jugeaient qu’il avait droit. Mais d’abord il tint à
montrer à M. de Charlus qu’intellectuellement il l’estimait trop
pour penser qu’il pût faire attention à ces bagatelles :
« Excusez-moi de vous parler de ces riens, commença-t-il, car
je suppose bien le peu de cas que vous en faites. Les esprits
bourgeois y font attention, mais les autres, les artistes, les
gens qui « en sont » vraiment, s’en fichent. Or dès les premiers
mots que nous avons échangés, j’ai compris que vous « en
étiez » ! M. de Charlus, qui donnait à cette locution un sens
fort différent, eut un haut-le-corps. Après les œillades du doc-
teur, l’injurieuse franchise du Patron le suffoquait. « Ne protes-
tez pas, cher Monsieur, vous « en êtes », c’est clair comme le
jour, reprit M. Verdurin. Remarquez que je ne sais pas si vous
exercez un art quelconque, mais ce n’est pas nécessaire. Ce
n’est pas toujours suffisant. Degrange, qui vient de mourir,
jouait parfaitement avec le plus robuste mécanisme, mais
« n’en était » pas, on sentait tout de suite qu’il « n’en était »
pas. Brichot n’en est pas. Morel en est, ma femme en est, je
sens que vous en êtes… – Qu’alliez-vous me dire ? » interrom-
pit M. de Charlus, qui commençait à être rassuré sur ce que

332
voulait signifier M. Verdurin, mais qui préférait qu’il criât
moins haut ces paroles à double sens. « Nous vous avons mis
seulement à gauche », répondit M. Verdurin. M. de Charlus,
avec un sourire compréhensif, bonhomme et insolent, répon-
dit : « Mais voyons ! Cela n’a aucune importance, ici ! » Et il
eut un petit rire qui lui était spécial – un rire qui lui venait pro-
bablement de quelque grand’mère bavaroise ou lorraine, qui le
tenait elle-même, tout identique, d’une aïeule, de sorte qu’il
sonnait ainsi, inchangé, depuis pas mal de siècles, dans de
vieilles petites cours de l’Europe, et qu’on goûtait sa qualité
précieuse comme celle de certains instruments anciens deve-
nus rarissimes. Il y a des moments où, pour peindre complète-
ment quelqu’un, il faudrait que l’imitation phonétique se joignît
à la description, et celle du personnage que faisait M. de Char-
lus risque d’être incomplète par le manque de ce petit rire si
fin, si léger, comme certaines œuvres de Bach ne sont jamais
rendues exactement parce que les orchestres manquent de ces
« petites trompettes » au son si particulier, pour lesquelles
l’auteur a écrit telle ou telle partie. « Mais, expliqua M. Verdu-
rin, blessé, c’est à dessein. Je n’attache aucune importance aux
titres de noblesse, ajouta-t-il, avec ce sourire dédaigneux que
j’ai vu tant de personnes que j’ai connues, à l’encontre de ma
grand’mère et de ma mère, avoir pour toutes les choses
qu’elles ne possèdent pas, devant ceux qui ainsi, pensent-ils,
ne pourront pas se faire, à l’aide d’elles, une supériorité sur
eux. Mais enfin puisqu’il y avait justement M. de Cambremer et
qu’il est marquis, comme vous n’êtes que baron… – Permettez,
répondit M. de Charlus, avec un air de hauteur, à M. Verdurin
étonné, je suis aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis,
prince d’Oléron, de Carency, de Viazeggio et des Dunes.
D’ailleurs, cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez
pas, ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui s’épanouit sur
ces derniers mots : J’ai tout de suite vu que vous n’aviez pas
l’habitude. »
Mme Verdurin vint à moi pour me montrer les fleurs d’Elstir.
Si cet acte, devenu depuis longtemps si indifférent pour moi,
aller dîner en ville, m’avait au contraire, sous la forme, qui le
renouvelait entièrement, d’un voyage le long de la côte, suivi
d’une montée en voiture jusqu’à deux cents mètres au-dessus
de la mer, procuré une sorte d’ivresse, celle-ci ne s’était pas

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dissipée à la Raspelière. « Tenez, regardez-moi ça, me dit la
Patronne, en me montrant de grosses et magnifiques roses
d’Elstir, mais dont l’onctueux écarlate et la blancheur fouettée
s’enlevaient avec un relief un peu trop crémeux sur la jardi-
nière où elles étaient posées. Croyez-vous qu’il aurait encore
assez de patte pour attraper ça ? Est-ce assez fort ! Et puis,
c’est beau comme matière, ça serait amusant à tripoter. Je ne
peux pas vous dire comme c’était amusant de les lui voir
peindre. On sentait que ça l’intéressait de chercher cet effet-
là. » Et le regard de la Patronne s’arrêta rêveusement sur ce
présent de l’artiste où se trouvaient résumés, non seulement
son grand talent, mais leur longue amitié qui ne survivait plus
qu’en ces souvenirs qu’il lui en avait laissés ; derrière les fleurs
autrefois cueillies par lui pour elle-même, elle croyait revoir la
belle main qui les avait peintes, en une matinée, dans leur fraî-
cheur, si bien que, les unes sur la table, l’autre adossé à un
fauteuil de la salle à manger, avaient pu figurer en tête à tête,
pour le déjeuner de la Patronne, les roses encore vivantes et
leur portrait à demi ressemblant. À demi seulement, Elstir ne
pouvant regarder une fleur qu’en la transplantant d’abord dans
ce jardin intérieur où nous sommes forcés de rester toujours. Il
avait montré dans cette aquarelle l’apparition des roses qu’il
avait vues et que sans lui on n’eût connues jamais ; de sorte
qu’on peut dire que c’était une variété nouvelle dont ce
peintre, comme un ingénieux horticulteur, avait enrichi la fa-
mille des Roses. « Du jour où il a quitté le petit noyau, ça a été
un homme fini. Il paraît que mes dîners lui faisaient perdre du
temps, que je nuisais au développement de son génie, dit-elle
sur un ton d’ironie. Comme si la fréquentation d’une femme
comme moi pouvait ne pas être salutaire à un artiste », s’écria-
t-elle dans un mouvement d’orgueil. Tout près de nous, M. de
Cambremer, qui était déjà assis, esquissa, en voyant M. de
Charlus debout, le mouvement de se lever et de lui donner sa
chaise. Cette offre ne correspondait peut-être, dans la pensée
du marquis, qu’à une intention de vague politesse. M. de Char-
lus préféra y attacher la signification d’un devoir que le simple
gentilhomme savait qu’il avait à rendre à un prince, et ne crut
pas pouvoir mieux établir son droit à cette préséance qu’en la
déclinant. Aussi s’écria-t-il : « Mais comment donc ! Je vous en
prie ! Par exemple ! » Le ton astucieusement véhément de

334
cette protestation avait déjà quelque chose de fort « Guer-
mantes », qui s’accusa davantage dans le geste impératif, in-
utile et familier avec lequel M. de Charlus pesa de ses deux
mains, et comme pour le forcer à se rasseoir, sur les épaules
de M. de Cambremer, qui ne s’était pas levé : « Ah ! voyons,
mon cher, insista le baron, il ne manquerait plus que ça ! Il n’y
a pas de raison ! de notre temps on réserve ça aux princes du
sang. » Je ne touchai pas plus les Cambremer que Mme Verdu-
rin par mon enthousiasme pour leur maison. Car j’étais froid
devant des beautés qu’ils me signalaient et m’exaltais de rémi-
niscences confuses ; quelquefois même je leur avouais ma dé-
ception, ne trouvant pas quelque chose conforme à ce que son
nom m’avait fait imaginer. J’indignai Mme de Cambremer en lui
disant que j’avais cru que c’était plus campagne. En revanche,
je m’arrêtai avec extase à renifler l’odeur d’un vent coulis qui
passait par la porte. « Je vois que vous aimez les courants
d’air », me dirent-ils. Mon éloge du morceau de lustrine verte
bouchant un carreau cassé n’eut pas plus de succès : « Mais
quelle horreur ! » s’écria la marquise. Le comble fut quand je
dis : « Ma plus grande joie a été quand je suis arrivé. Quand
j’ai entendu résonner mes pas dans la galerie, je ne sais pas
dans quel bureau de mairie de village, où il y a la carte du can-
ton, je me crus entré. » Cette fois Mme de Cambremer me tour-
na résolument le dos. « Vous n’avez pas trouvé tout cela trop
mal arrangé ? lui demanda son mari avec la même sollicitude
apitoyée que s’il se fût informé comment sa femme avait sup-
porté une triste cérémonie. Il y a de belles choses. » Mais
comme la malveillance, quand les règles fixes d’un goût sûr ne
lui imposent pas de bornes inévitables, trouve tout à critiquer,
de leur personne ou de leur maison, chez les gens qui vous ont
supplantés : « Oui, mais elles ne sont pas à leur place. Et voire,
sont-elles si belles que ça ? – Vous avez remarqué, dit M. de
Cambremer avec une tristesse que contenait quelque fermeté,
il y a des toiles de Jouy qui montrent la corde, des choses tout
usées dans ce salon ! – Et cette pièce d’étoffe avec ses grosses
roses, comme un couvre-pied de paysanne », dit Mme de Cam-
bremer, dont la culture toute postiche s’appliquait exclusive-
ment à la philosophie idéaliste, à la peinture impressionniste et
à la musique de Debussy. Et pour ne pas requérir uniquement
au nom du luxe mais aussi du goût : « Et ils ont mis des brise-

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bise ! Quelle faute de style ! Que voulez-vous, ces gens, ils ne
savent pas, où auraient-ils appris ? ça doit être de gros com-
merçants retirés. C’est déjà pas mal pour eux. – Les chande-
liers m’ont paru beaux », dit le marquis, sans qu’on sût pour-
quoi il exceptait les chandeliers, de même qu’inévitablement,
chaque fois qu’on parlait d’une église, que ce fût la cathédrale
de Chartres, de Reims, d’Amiens, ou l’église de Balbec, ce qu’il
s’empressait toujours de citer comme admirable c’était : « le
buffet d’orgue, la chaire et les œuvres de miséricorde ».
« Quant au jardin, n’en parlons pas, dit Mme de Cambremer.
C’est un massacre. Ces allées qui s’en vont tout de guingois ! »
Je profitai de ce que Mme Verdurin servait le café pour aller je-
ter un coup d’œil sur la lettre que M. de Cambremer m’avait
remise, et où sa mère m’invitait à dîner. Avec ce rien d’encre,
l’écriture traduisait une individualité désormais pour moi re-
connaissable entre toutes, sans qu’il y eût plus besoin de re-
courir à l’hypothèse de plumes spéciales que des couleurs
rares et mystérieusement fabriquées ne sont nécessaires au
peintre pour exprimer sa vision originale. Même un paralysé,
atteint d’agraphie après une attaque et réduit à regarder les
caractères comme un dessin, sans savoir les lire, aurait com-
pris que Mme de Cambremer appartenait à une vieille famille
où la culture enthousiaste des lettres et des arts avait donné
un peu d’air aux traditions aristocratiques. Il aurait deviné aus-
si vers quelles années la marquise avait appris simultanément
à écrire et à jouer Chopin. C’était l’époque où les gens bien
élevés observaient la règle d’être aimables et celle dite des
trois adjectifs. Mme de Cambremer les combinait toutes les
deux. Un adjectif louangeux ne lui suffisait pas, elle le faisait
suivre (après un petit tiret) d’un second, puis (après un
deuxième tiret) d’un troisième. Mais ce qui lui était particulier,
c’est que, contrairement au but social et littéraire qu’elle se
proposait, la succession des trois épithètes revêtait, dans les
billets de Mme de Cambremer, l’aspect non d’une progression,
mais d’un diminuendo. Mme de Cambremer me dit, dans cette
première lettre, qu’elle avait vu Saint-Loup et avait encore plus
apprécié que jamais ses qualités « uniques – rares – réelles »,
et qu’il devait revenir avec un de ses amis (précisément celui
qui aimait la belle-fille), et que, si je voulais venir, avec ou sans
eux, dîner à Féterne, elle en serait « ravie – heureuse –

336
contente ». Peut-être était-ce parce que le désir d’amabilité
n’était pas égalé chez elle par la fertilité de l’imagination et la
richesse du vocabulaire que cette dame tenait à pousser trois
exclamations, n’avait la force de donner dans la deuxième et la
troisième qu’un écho affaibli de la première. Qu’il y eût eu
seulement un quatrième adjectif, et de l’amabilité initiale il ne
serait rien resté. Enfin, par une certaine simplicité raffinée qui
n’avait pas dû être sans produire une impression considérable
dans la famille et même le cercle des relations, Mme de Cam-
bremer avait pris l’habitude de substituer au mot, qui pouvait
finir par avoir l’air mensonger, de « sincère », celui de « vrai ».
Et pour bien montrer qu’il s’agissait en effet de quelque chose
de sincère, elle rompait l’alliance conventionnelle qui eût mis
« vrai » avant le substantif, et le plantait bravement après. Ses
lettres finissaient par : « Croyez à mon amitié vraie. » « Croyez
à ma sympathie vraie. » Malheureusement c’était tellement de-
venu une formule que cette affectation de franchise donnait
plus l’impression de la politesse menteuse que les antiques for-
mules au sens desquelles on ne songe plus. J’étais d’ailleurs
gêné pour lire par le bruit confus des conversations que domi-
nait la voix plus haute de M. de Charlus n’ayant pas lâché son
sujet et disant à M. de Cambremer : « Vous me faisiez penser,
en voulant que je prisse votre place, à un Monsieur qui m’a en-
voyé ce matin une lettre en mettant comme adresse : « À son
Altesse, le Baron de Charlus », et qui la commençait par :
« Monseigneur ». – En effet, votre correspondant exagérait un
peu », répondit M. de Cambremer en se livrant à une discrète
hilarité. M. de Charlus l’avait provoquée ; il ne la partagea pas.
« Mais dans le fond, mon cher, dit-il, remarquez que, héraldi-
quement parlant, c’est lui qui est dans le vrai ; je n’en fais pas
une question de personne, vous pensez bien. J’en parle comme
s’il s’agissait d’un autre. Mais que voulez-vous, l’histoire est
l’histoire, nous n’y pouvons rien et il ne dépend pas de nous de
la refaire. Je ne vous citerai pas l’empereur Guillaume qui, à
Kiel, n’a jamais cessé de me donner du Monseigneur. J’ai ouï
dire qu’il appelait ainsi tous les ducs français, ce qui est abusif,
et ce qui est peut-être simplement une délicate attention qui,
par-dessus notre tête, vise la France. – Délicate et plus ou
moins sincère, dit M. de Cambremer. Ah ! je ne suis pas de
votre avis. Remarquez que, personnellement, un seigneur de

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dernier ordre comme ce Hohenzollern, de plus protestant, et
qui a dépossédé mon cousin le roi de Hanovre, n’est pas pour
me plaire, ajouta M. de Charlus, auquel le Hanovre semblait te-
nir plus à cœur que l’Alsace-Lorraine. Mais je crois le penchant
qui porte l’Empereur vers nous profondément sincère. Les im-
béciles vous diront que c’est un Empereur de théâtre. Il est au
contraire merveilleusement intelligent, il ne s’y connaît pas en
peinture, et il a forcé M. Tschudi de retirer les Elstir des mu-
sées nationaux. Mais Louis XIV n’aimait pas les maîtres hollan-
dais, avait aussi le goût de l’apparat, et a été, somme toute, un
grand souverain. Encore Guillaume II a-t-il armé son pays, au
point de vue militaire et naval, comme Louis XIV n’avait pas
fait, et j’espère que son règne ne connaîtra jamais les revers
qui ont assombri, sur la fin, le règne de celui qu’on appelle ba-
nalement le Roi Soleil. La République a commis une grande
faute, à mon avis, en repoussant les amabilités du Hohenzol-
lern ou en ne les lui rendant qu’au compte-gouttes. Il s’en rend
lui-même très bien compte et dit, avec ce don d’expression
qu’il a : « Ce que je veux, c’est une poignée de mains, ce n’est
pas un coup de chapeau. » Comme homme, il est vil ; il a aban-
donné, livré, renié ses meilleurs amis dans des circonstances
où son silence a été aussi misérable que le leur a été grand,
continua M. de Charlus qui, emporté toujours sur sa pente,
glissait vers l’affaire Eulenbourg et se rappelait le mot que lui
avait dit l’un des inculpés les plus haut placés : « Faut-il que
l’Empereur ait confiance en notre délicatesse pour avoir osé
permettre un pareil procès. Mais, d’ailleurs, il ne s’est pas
trompé en ayant eu foi dans notre discrétion. Jusque sur l’écha-
faud nous aurions fermé la bouche. » Du reste, tout cela n’a
rien à voir avec ce que je voulais dire, à savoir qu’en Alle-
magne, princes médiatisés, nous sommes Durchlaucht, et
qu’en France notre rang d’Altesse était publiquement reconnu.
Saint-Simon prétend que nous l’avions pris par abus, ce en
quoi il se trompe parfaitement. La raison qu’il en donne, à sa-
voir que Louis XIV nous fit faire défense de l’appeler le Roi très
chrétien, et nous ordonna de l’appeler le Roi tout court, prouve
simplement que nous relevions de lui et nullement que nous
n’avions pas la qualité de prince. Sans quoi, il aurait fallu le dé-
nier au duc de Lorraine et à combien d’autres. D’ailleurs, plu-
sieurs de nos titres viennent de la Maison de Lorraine par

338
Thérèse d’Espinoy, ma bisaïeule, qui était la fille du damoiseau
de Commercy. » S’étant aperçu que Morel l’écoutait, M. de
Charlus développa plus amplement les raisons de sa préten-
tion. « J’ai fait observer à mon frère que ce n’est pas dans la
troisième partie du Gotha, mais dans la deuxième, pour ne pas
dire dans la première, que la notice sur notre famille devrait se
trouver, dit-il sans se rendre compte que Morel ne savait pas
ce qu’était le Gotha. Mais c’est lui que ça regarde, il est mon
chef d’armes, et du moment qu’il le trouve bon ainsi et qu’il
laisse passer la chose, je n’ai qu’à fermer les yeux. – M. Brichot
m’a beaucoup intéressé, dis-je à Mme Verdurin qui venait à
moi, et tout en mettant la lettre de Mme de Cambremer dans
ma poche. – C’est un esprit cultivé et un brave homme, me
répondit-elle froidement. Il manque évidemment d’originalité
et de goût, il a une terrible mémoire. On disait des « aïeux »
des gens que nous avons ce soir, les émigrés, qu’ils n’avaient
rien oublié. Mais ils avaient du moins l’excuse, dit-elle en pre-
nant à son compte un mot de Swann, qu’ils n’avaient rien ap-
pris. Tandis que Brichot sait tout, et nous jette à la tête, pen-
dant le dîner, des piles de dictionnaires. Je crois que vous
n’ignorez plus rien de ce que veut dire le nom de telle ville, de
tel village. » Pendant que Mme Verdurin parlait, je pensais que
je m’étais promis de lui demander quelque chose, mais je ne
pouvais me rappeler ce que c’était. « Je suis sûr que vous par-
lez de Brichot. Hein, Chantepie, et Freycinet, il ne vous a fait
grâce de rien. Je vous ai regardée, ma petite Patronne. – Je
vous ai bien vu, j’ai failli éclater. » Je ne saurais dire au-
jourd’hui comment Mme Verdurin était habillée ce soir-là. Peut-
être, au moment, ne le savais-je pas davantage, car je n’ai pas
l’esprit d’observation. Mais, sentant que sa toilette n’était pas
sans prétention, je lui dis quelque chose d’aimable et même
d’admiratif. Elle était comme presque toutes les femmes, les-
quelles s’imaginent qu’un compliment qu’on leur fait est la
stricte expression de la vérité, et que c’est un jugement qu’on
porte impartialement, irrésistiblement, comme s’il s’agissait
d’un objet d’art ne se rattachant pas à une personne. Aussi fut-
ce avec un sérieux qui me fit rougir de mon hypocrisie qu’elle
me posa cette orgueilleuse et naïve question, habituelle en pa-
reilles circonstances : « Cela vous plaît ? – Vous parlez de
Chantepie, je suis sûr », dit M. Verdurin s’approchant de nous.

339
J’avais été seul, pensant à ma lustrine verte et à une odeur de
bois, à ne pas remarquer qu’en énumérant ces étymologies,
Brichot avait fait rire de lui. Et comme les impressions qui don-
naient pour moi leur valeur aux choses étaient de celles que les
autres personnes ou n’éprouvent pas, ou refoulent sans y pen-
ser, comme insignifiantes, et que, par conséquent, si j’avais pu
les communiquer elles fussent restées incomprises ou auraient
été dédaignées, elles étaient entièrement inutilisables pour moi
et avaient de plus l’inconvénient de me faire passer pour stu-
pide aux yeux de Mme Verdurin, qui voyait que j’avais « gobé »
Brichot, comme je l’avais déjà paru à Mme de Guermantes
parce que je me plaisais chez Mme d’Arpajon. Pour Brichot
pourtant il y avait une autre raison. Je n’étais pas du petit clan.
Et dans tout clan, qu’il soit mondain, politique, littéraire, on
contracte une facilité perverse à découvrir dans une conversa-
tion, dans un discours officiel, dans une nouvelle, dans un son-
net, tout ce que l’honnête lecteur n’aurait jamais songé à y
voir. Que de fois il m’est arrivé, lisant avec une certaine émo-
tion un conte habilement filé par un académicien disert et un
peu vieillot, d’être sur le point de dire à Bloch ou à Mme de
Guermantes : « Comme c’est joli ! » quand, avant que j’eusse
ouvert la bouche, ils s’écriaient, chacun dans un langage diffé-
rent : « Si vous voulez passer un bon moment, lisez un conte de
un tel. La stupidité humaine n’a jamais été aussi loin. » Le mé-
pris de Bloch provenait surtout de ce que certains effets de
style, agréables du reste, étaient un peu fanés ; celui de Mme
de Guermantes de ce que le conte semblait prouver justement
le contraire de ce que voulait dire l’auteur, pour des raisons de
fait qu’elle avait l’ingéniosité de déduire mais auxquelles je
n’eusse jamais pensé. Je fus aussi surpris de voir l’ironie que
cachait l’amabilité apparente des Verdurin pour Brichot que
d’entendre, quelques jours plus tard, à Féterne, les Cambre-
mer me dire, devant l’éloge enthousiaste que je faisais de la
Raspelière : « Ce n’est pas possible que vous soyez sincère,
après ce qu’ils en ont fait. » Il est vrai qu’ils avouèrent que la
vaisselle était belle. Pas plus que les choquants brise-bise, je
ne l’avais vue. « Enfin, maintenant, quand vous retournerez à
Balbec, vous saurez ce que Balbec signifie », dit ironiquement
M. Verdurin. C’était justement les choses que m’apprenait Bri-
chot qui m’intéressaient. Quant à ce qu’on appelait son esprit,

340
il était exactement le même qui avait été si goûté autrefois
dans le petit clan. Il parlait avec la même irritante facilité, mais
ses paroles ne portaient plus, avaient à vaincre un silence hos-
tile ou de désagréables échos ; ce qui avait changé était, non
ce qu’il débitait, mais l’acoustique du salon et les dispositions
du public. « Gare », dit à mi-voix Mme Verdurin en montrant
Brichot. Celui-ci, ayant gardé l’ouïe plus perçante que la vue,
jeta sur la Patronne un regard, vite détourné, de myope et de
philosophe. Si ses yeux étaient moins bons, ceux de son esprit
jetaient en revanche sur les choses un plus large regard. Il
voyait le peu qu’on pouvait attendre des affections humaines, il
s’y était résigné. Certes il en souffrait. Il arrive que, même ce-
lui qui un seul soir, dans un milieu où il a l’habitude de plaire,
devine qu’on l’a trouvé ou trop frivole, ou trop pédant, ou trop
gauche, ou trop cavalier, etc… , rentre chez lui malheureux.
Souvent c’est à cause d’une question d’opinions, de système,
qu’il a paru à d’autres absurde ou vieux-jeu. Souvent il sait à
merveille que ces autres ne le valent pas. Il pourrait aisément
disséquer les sophismes à l’aide desquels on l’a condamné taci-
tement, il veut aller faire une visite, écrire une lettre : plus
sage, il ne fait rien, attend l’invitation de la semaine suivante.
Parfois aussi ces disgrâces, au lieu de finir en une soirée,
durent des mois. Dues à l’instabilité des jugements mondains,
elles l’augmentent encore. Car celui qui sait que Mme X… le
méprise, sentant qu’on l’estime chez Mme Y… , la déclare bien
supérieure et émigre dans son salon. Au reste, ce n’est pas le
lieu de peindre ici ces hommes, supérieurs à la vie mondaine
mais n’ayant pas su se réaliser en dehors d’elle, heureux d’être
reçus, aigris d’être méconnus, découvrant chaque année les
tares de la maîtresse de maison qu’ils encensaient, et le génie
de celle qu’ils n’avaient pas appréciée à sa valeur, quitte à re-
venir à leurs premières amours quand ils auront souffert des
inconvénients qu’avaient aussi les secondes, et que ceux des
premières seront un peu oubliés. On peut juger, par ces
courtes disgrâces, du chagrin que causait à Brichot celle qu’il
savait définitive. Il n’ignorait pas que Mme Verdurin riait par-
fois publiquement de lui, même de ses infirmités, et sachant le
peu qu’il faut attendre des affections humaines, s’y étant sou-
mis, il ne considérait pas moins la Patronne comme sa
meilleure amie. Mais à la rougeur qui couvrit le visage de

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l’universitaire, Mme Verdurin comprit qu’il l’avait entendue et
se promit d’être aimable pour lui pendant la soirée. Je ne pus
m’empêcher de lui dire qu’elle l’était bien peu pour Saniette.
« Comment, pas gentille ! Mais il nous adore, vous ne savez
pas ce que nous sommes pour lui ! Mon mari est quelquefois
un peu agacé de sa stupidité, et il faut avouer qu’il y a de quoi,
mais dans ces moments-là, pourquoi ne se rebiffe-t-il pas da-
vantage, au lieu de prendre ces airs de chien couchant ? Ce
n’est pas franc. Je n’aime pas cela. Ça n’empêche pas que je
tâche toujours de calmer mon mari parce que, s’il allait trop
loin, Saniette n’aurait qu’à ne pas revenir ; et cela je ne le vou-
drais pas parce que je vous dirai qu’il n’a plus un sou, il a be-
soin de ses dîners. Et puis, après tout, si il se froisse, qu’il ne
revienne pas, moi ce n’est pas mon affaire, quand on a besoin
des autres on tâche de ne pas être aussi idiot. – Le duché d’Au-
male a été longtemps dans notre famille avant d’entrer dans la
Maison de France, expliquait M. de Charlus à M. de Cambre-
mer, devant Morel ébahi et auquel, à vrai dire, toute cette dis-
sertation était sinon adressée du moins destinée. Nous avions
le pas sur tous les princes étrangers ; je pourrais vous en don-
ner cent exemples. La princesse de Croy ayant voulu, à l’enter-
rement de Monsieur, se mettre à genoux après ma trisaïeule,
celle-ci lui fit vertement remarquer qu’elle n’avait pas droit au
carreau, le fit retirer par l’officier de service et porta la chose
au Roi, qui ordonna à Mme de Croy d’aller faire des excuses à
Mme de Guermantes chez elle. Le duc de Bourgogne étant venu
chez nous avec les huissiers, la baguette levée, nous obtînmes
du Roi de la faire abaisser. Je sais qu’il y a mauvaise grâce à
parler des vertus des siens. Mais il est bien connu que les
nôtres ont toujours été de l’avant à l’heure du danger. Notre
cri d’armes, quand nous avons quitté celui des ducs de Bra-
bant, a été « Passavant ». De sorte qu’il est, en somme, assez
légitime que ce droit d’être partout les premiers, que nous
avions revendiqué pendant tant de siècles à la guerre, nous
l’ayons obtenu ensuite à la Cour. Et dame, il nous y a toujours
été reconnu. Je vous citerai encore comme preuve la princesse
de Baden. Comme elle s’était oubliée jusqu’à vouloir disputer
son rang à cette même duchesse de Guermantes de laquelle je
vous parlais tout à l’heure, et avait voulu entrer la première
chez le Roi en profitant d’un mouvement d’hésitation qu’avait

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peut-être eu ma parente (bien qu’il n’y en eût pas à avoir), le
Roi cria vivement : « Entrez, entrez, ma cousine, Madame de
Baden sait trop ce qu’elle vous doit. » Et c’est comme duchesse
de Guermantes qu’elle avait ce rang, bien que par elle-même
elle fût d’assez grande naissance puisqu’elle était par sa mère
nièce de la Reine de Pologne, de la Reine d’Hongrie, de l’Élec-
teur Palatin, du prince de Savoie-Carignan et du prince d’Ha-
novre, ensuite Roi d’Angleterre. – Mæcenas atavis edite regi-
bus ! dit Brichot en s’adressant à M. de Charlus, qui répondit
par une légère inclinaison de tête à cette politesse. – Qu’est-ce
que vous dites ? demanda Mme Verdurin à Brichot, envers qui
elle aurait voulu tâcher de réparer ses paroles de tout à
l’heure. Je parlais, Dieu m’en pardonne, d’un dandy qui était la
fleur du gratin (Mme Verdurin fronça les sourcils), environ le
siècle d’Auguste (Mme Verdurin, rassurée par l’éloignement de
ce gratin, prit une expression plus sereine), d’un ami de Virgile
et d’Horace qui poussaient la flagornerie jusqu’à lui envoyer en
pleine figure ses ascendances plus qu’aristocratiques, royales,
en un mot je parlais de Mécène, d’un rat de bibliothèque qui
était ami d’Horace, de Virgile, d’Auguste. Je suis sûr que M. de
Charlus sait très bien à tous égards qui était Mécène. » Regar-
dant gracieusement Mme Verdurin du coin de l’œil, parce qu’il
l’avait entendue donner rendez-vous à Morel pour le surlende-
main et qu’il craignait de ne pas être invité : « Je crois, dit M.
de Charlus, que Mécène, c’était quelque chose comme le Ver-
durin de l’antiquité. » Mme Verdurin ne put réprimer qu’à moi-
tié un sourire de satisfaction. Elle alla vers Morel. « Il est
agréable l’ami de vos parents, lui dit-elle. On voit que c’est un
homme instruit, bien élevé. Il fera bien dans notre petit noyau.
Où donc demeure-t-il à Paris ? » Morel garda un silence hau-
tain et demanda seulement à faire une partie de cartes. Mme
Verdurin exigea d’abord un peu de violon. À l’étonnement gé-
néral, M. de Charlus, qui ne parlait jamais des grands dons
qu’il avait, accompagna, avec le style le plus pur, le dernier
morceau (inquiet, tourmenté, schumanesque, mais enfin anté-
rieur à la Sonate de Franck) de la Sonate pour piano et violon
de Fauré. Je sentis qu’il donnerait à Morel, merveilleusement
doué pour le son et la virtuosité, précisément ce qui lui man-
quait, la culture et le style. Mais je songeai avec curiosité à ce
qui unit chez un même homme une tare physique et un don

343
spirituel. M. de Charlus n’était pas très différent de son frère,
le duc de Guermantes. Même, tout à l’heure (et cela était rare),
il avait parlé un aussi mauvais français que lui. Me reprochant
(sans doute pour que je parlasse en termes chaleureux de Mo-
rel à Mme Verdurin) de n’aller jamais le voir, et moi invoquant
la discrétion, il m’avait répondu : « Mais puisque c’est moi qui
vous le demande, il n’y a que moi qui pourrais m’en formali-
ser. » Cela aurait pu être dit par le duc de Guermantes. M. de
Charlus n’était, en somme, qu’un Guermantes. Mais il avait
suffi que la nature déséquilibrât suffisamment en lui le système
nerveux pour qu’au lieu d’une femme, comme eût fait son frère
le duc, il préférât un berger de Virgile ou un élève de Platon, et
aussitôt des qualités inconnues au duc de Guermantes, et sou-
vent liées à ce déséquilibre, avaient fait de M. de Charlus un
pianiste délicieux, un peintre amateur qui n’était pas sans
goût, un éloquent discoureur. Le style rapide, anxieux, char-
mant avec lequel M. de Charlus jouait le morceau schuma-
nesque de la Sonate de Fauré, qui aurait pu discerner que ce
style avait son correspondant – on n’ose dire sa cause – dans
des parties toutes physiques, dans les défectuosités de M. de
Charlus ? Nous expliquerons plus tard ce mot de défectuosités
nerveuses et pour quelles raisons un Grec du temps de So-
crate, un Romain du temps d’Auguste, pouvaient être ce qu’on
sait tout en restant des hommes absolument normaux, et non
des hommes-femmes comme on en voit aujourd’hui. De même
qu’il avait de réelles dispositions artistiques, non venues à
terme, M. de Charlus avait, bien plus que le duc, aimé leur
mère, aimé sa femme, et même des années après, quand on lui
en parlait, il avait des larmes, mais superficielles, comme la
transpiration d’un homme trop gros, dont le front pour un rien
s’humecte de sueur. Avec la différence qu’à ceux-ci on dit :
« Comme vous avez chaud », tandis qu’on fait semblant de ne
pas voir les pleurs des autres. On, c’est-à-dire le monde ; car le
peuple s’inquiète de voir pleurer, comme si un sanglot était
plus grave qu’une hémorragie. La tristesse qui suivit la mort de
sa femme, grâce à l’habitude de mentir, n’excluait pas chez M.
de Charlus une vie qui n’y était pas conforme. Plus tard même,
il eut l’ignominie de laisser entendre que, pendant la cérémo-
nie funèbre, il avait trouvé le moyen de demander son nom et
son adresse à l’enfant de chœur. Et c’était peut-être vrai.

344
Le morceau fini, je me permis de réclamer du Franck, ce qui
eut l’air de faire tellement souffrir Mme de Cambremer que je
n’insistai pas. « Vous ne pouvez pas aimer cela », me dit-elle.
Elle demanda à la place Fêtes de Debussy, ce qui fit crier :
« Ah ! c’est sublime ! » dès la première note. Mais Morel
s’aperçut qu’il ne savait que les premières mesures et, par ga-
minerie, sans aucune intention de mystifier, il commença une
marche de Meyerbeer. Malheureusement, comme il laissa peu
de transitions et ne fit pas d’annonce, tout le monde crut que
c’était encore du Debussy, et on continua à crier :
« Sublime ! » Morel, en révélant que l’auteur n’était pas celui
de Pelléas, mais de Robert le Diable, jeta un certain froid. Mme
de Cambremer n’eut guère le temps de le ressentir pour elle-
même, car elle venait de découvrir un cahier de Scarlatti et
elle s’était jetée dessus avec une impulsion d’hystérique. « Oh !
jouez ça, tenez, ça, c’est divin », criait-elle. Et pourtant de cet
auteur longtemps dédaigné, promu depuis peu aux plus grands
honneurs, ce qu’elle élisait, dans son impatience fébrile, c’était
un de ces morceaux maudits qui vous ont si souvent empêché
de dormir et qu’une élève sans pitié recommence indéfiniment
à l’étage contigu au vôtre. Mais Morel avait assez de musique,
et comme il tenait à jouer aux cartes, M. de Charlus, pour par-
ticiper à la partie, aurait voulu un whist. « Il a dit tout à l’heure
au Patron qu’il était prince, dit Ski à Mme Verdurin, mais ce
n’est pas vrai, il est d’une simple bourgeoisie de petits archi-
tectes. – Je veux savoir ce que vous disiez de Mécène. Ça
m’amuse, moi, na ! » redit Mme Verdurin à Brichot, par une
amabilité qui grisa celui-ci. Aussi pour briller aux yeux de la
Patronne et peut-être aux miens : « Mais à vrai dire, Madame,
Mécène m’intéresse surtout parce qu’il est le premier apôtre
de marque de ce Dieu chinois qui compte aujourd’hui en
France plus de sectateurs que Brahma, que le Christ lui-même,
le très puissant Dieu Jemenfou. » Mme Verdurin ne se conten-
tait plus, dans ces cas-là, de plonger sa tête dans sa main. Elle
s’abattait, avec la brusquerie des insectes appelés éphémères,
sur la princesse Sherbatoff ; si celle-ci était à peu de distance,
la Patronne s’accrochait à l’aisselle de la princesse, y enfonçait
ses ongles, et cachait pendant quelques instants sa tête comme
un enfant qui joue à cache-cache. Dissimulée par cet écran pro-
tecteur, elle était censée rire aux larmes et pouvait aussi bien

345
ne penser à rien du tout que les gens qui, pendant qu’ils font
une prière un peu longue, ont la sage précaution d’ensevelir
leur visage dans leurs mains. Mme Verdurin les imitait en écou-
tant les quatuors de Beethoven pour montrer à la fois qu’elle
les considérait comme une prière et pour ne pas laisser voir
qu’elle dormait. « Je parle fort sérieusement, Madame, dit Bri-
chot. Je crois que trop grand est aujourd’hui le nombre des
gens qui passent leur temps à considérer leur nombril comme
s’il était le centre du monde. En bonne doctrine, je n’ai rien à
objecter à je ne sais quel nirvana qui tend à nous dissoudre
dans le grand Tout (lequel, comme Munich et Oxford, est beau-
coup plus près de Paris qu’Asnières ou Bois-Colombes), mais il
n’est ni d’un bon Français, ni même d’un bon Européen, quand
les Japonais sont peut-être aux portes de notre Byzance, que
des antimilitaristes socialisés discutent gravement sur les ver-
tus cardinales du vers libre. » Mme Verdurin crut pouvoir lâ-
cher l’épaule meurtrie de la princesse et elle laissa réappa-
raître sa figure, non sans feindre de s’essuyer les yeux et sans
reprendre deux ou trois fois haleine. Mais Brichot voulait que
j’eusse ma part de festin, et ayant retenu des soutenances de
thèses, qu’il présidait comme personne, qu’on ne flatte jamais
tant la jeunesse qu’en la morigénant, en lui donnant de l’impor-
tance, en se faisant traiter par elle de réactionnaire : « Je ne
voudrais pas blasphémer les Dieux de la Jeunesse, dit-il en je-
tant sur moi ce regard furtif qu’un orateur accorde à la déro-
bée à quelqu’un présent dans l’assistance et dont il cite le nom.
Je ne voudrais pas être damné comme hérétique et relaps dans
la chapelle mallarméenne, où notre nouvel ami, comme tous
ceux de son âge, a dû servir la messe ésotérique, au moins
comme enfant de chœur, et se montrer déliquescent ou Rose-
Croix. Mais vraiment, nous en avons trop vu de ces intellec-
tuels adorant l’Art, avec un grand A, et qui, quand il ne leur
suffit plus de s’alcooliser avec du Zola, se font des piqûres de
Verlaine. Devenus éthéromanes par dévotion baudelairienne,
ils ne seraient plus capables de l’effort viril que la patrie peut
un jour ou l’autre leur demander, anesthésiés qu’ils sont par la
grande névrose littéraire, dans l’atmosphère chaude, éner-
vante, lourde de relents malsains, d’un symbolisme de fumerie
d’opium. » Incapable de feindre l’ombre d’admiration pour le
couplet inepte et bigarré de Brichot, je me détournai vers Ski

346
et lui assurai qu’il se trompait absolument sur la famille à la-
quelle appartenait M. de Charlus ; il me répondit qu’il était sûr
de son fait et ajouta que je lui avais même dit que son vrai nom
était Gandin, Le Gandin. « Je vous ai dit, lui répondis-je, que
Mme de Cambremer était la sœur d’un ingénieur, M. Legran-
din. Je ne vous ai jamais parlé de M. de Charlus. Il y a autant
de rapport de naissance entre lui et Mme de Cambremer
qu’entre le Grand Condé et Racine. – Ah ! je croyais », dit Ski
légèrement sans plus s’excuser de son erreur que, quelques
heures avant, de celle qui avait failli nous faire manquer le
train. « Est-ce que vous comptez rester longtemps sur la côte ?
demanda Mme Verdurin à M. de Charlus, en qui elle pressen-
tait un fidèle et qu’elle tremblait de voir rentrer trop tôt à Pa-
ris. – Mon Dieu, on ne sait jamais, répondit d’un ton nasillard
et traînant M. de Charlus. J’aimerais rester jusqu’à la fin de
septembre. – Vous avez raison, dit Mme Verdurin ; c’est le mo-
ment des belles tempêtes. – À bien vrai dire ce n’est pas ce qui
me déterminerait. J’ai trop négligé depuis quelque temps l’Ar-
change saint Michel, mon patron, et je voudrais le dédomma-
ger en restant jusqu’à sa fête, le 29 septembre, à l’Abbaye du
Mont. – Ça vous intéresse beaucoup, ces affaires-là ? » deman-
da Mme Verdurin, qui eût peut-être réussi à faire taire son anti-
cléricalisme blessé si elle n’avait craint qu’une excursion aussi
longue ne fit « lâcher » pendant quarante-huit heures le violo-
niste et le baron. « Vous êtes peut-être affligée de surdité in-
termittente, répondit insolemment M. de Charlus. Je vous ai dit
que saint Michel était un de mes glorieux patrons. » Puis, sou-
riant avec une bienveillante extase, les yeux fixés au loin, la
voix accrue par une exaltation qui me sembla plus qu’esthé-
tique, religieuse : « C’est si beau à l’offertoire, quand Michel se
tient debout près de l’autel, en robe blanche, balançant un en-
censoir d’or, et avec un tel amas de parfums que l’odeur en
monte jusqu’à Dieu. – On pourrait y aller en bande, suggéra
Mme Verdurin, malgré son horreur de la calotte. – À ce
moment-là, dès l’offertoire, reprit M. de Charlus qui, pour
d’autres raisons mais de la même manière que les bons ora-
teurs à la Chambre, ne répondait jamais à une interruption et
feignait de ne pas l’avoir entendue, ce serait ravissant de voir
notre jeune ami palestrinisant et exécutant même une Aria de
Bach. Il serait fou de joie, le bon Abbé aussi, et c’est le plus

347
grand hommage, du moins le plus grand hommage public, que
je puisse rendre à mon Saint Patron. Quelle édification pour les
fidèles ! Nous en parlerons tout à l’heure au jeune Angelico
musical, militaire comme saint Michel. »
Saniette, appelé pour faire le mort, déclara qu’il ne savait
pas jouer au whist. Et Cottard, voyant qu’il n’y avait plus grand
temps avant l’heure du train, se mit tout de suite à faire une
partie d’écarté avec Morel. M. Verdurin, furieux, marcha d’un
air terrible sur Saniette : « Vous ne savez donc jouer à rien ! »
cria-t-il, furieux d’avoir perdu l’occasion de faire un whist, et
ravi d’en avoir trouvé une d’injurier l’ancien archiviste. Celui-
ci, terrorisé, prit un air spirituel : « Si, je sais jouer du piano »,
dit-il. Cottard et Morel s’étaient assis face à face. « À vous
l’honneur, dit Cottard. – Si nous nous approchions un peu de la
table de jeu, dit à M. de Cambremer M. de Charlus, inquiet de
voir le violoniste avec Cottard. C’est aussi intéressant que ces
questions d’étiquette qui, à notre époque, ne signifient plus
grand’chose. Les seuls rois qui nous restent, en France du
moins, sont les rois des Jeux de Cartes, et il me semble qu’ils
viennent à foison dans la main du jeune virtuose », ajouta-t-il
bientôt, par une admiration pour Morel qui s’étendait jusqu’à
sa manière de jouer, pour le flatter aussi, et enfin pour expli-
quer le mouvement qu’il faisait de se pencher sur l’épaule du
violoniste. « Ié coupe », dit, en contrefaisant l’accent rasta-
quouère, Cottard, dont les enfants s’esclaffèrent comme fai-
saient ses élèves et le chef de clinique, quand le maître, même
au lit d’un malade gravement atteint, lançait, avec un masque
impassible d’épileptique, une de ses coutumières facéties. « Je
ne sais pas trop ce que je dois jouer, dit Morel en consultant
M. de Cambremer. – Comme vous voudrez, vous serez battu de
toutes façons, ceci ou ça, c’est égal. – Égal… Ingalli ? dit le
docteur en coulant vers M. de Cambremer un regard insinuant
et bénévole. C’était ce que nous appelons la véritable diva,
c’était le rêve, une Carmen comme on n’en reverra pas. C’était
la femme du rôle. J’aimais aussi y entendre Ingalli – marié. » Le
marquis se leva avec cette vulgarité méprisante des gens bien
nés qui ne comprennent pas qu’ils insultent le maître de mai-
son en ayant l’air de ne pas être certains qu’on puisse fréquen-
ter ses invités et qui s’excusent sur l’habitude anglaise pour
employer une expression dédaigneuse : « Quel est ce Monsieur

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qui joue aux cartes ? qu’est-ce qu’il fait dans la vie ? qu’est-ce
qu’il vend ? J’aime assez à savoir avec qui je me trouve, pour
ne pas me lier avec n’importe qui. Or je n’ai pas entendu son
nom quand vous m’avez fait l’honneur de me présenter à lui. »
Si M. Verdurin, s’autorisant de ces derniers mots, avait, en ef-
fet, présenté à ses convives M. de Cambremer, celui-ci l’eût
trouvé fort mauvais. Mais sachant que c’était le contraire qui
avait lieu, il trouvait gracieux d’avoir l’air bon enfant et mo-
deste sans péril. La fierté qu’avait M. Verdurin de son intimité
avec Cottard n’avait fait que grandir depuis que le docteur
était devenu un professeur illustre. Mais elle ne s’exprimait
plus sous la forme naïve d’autrefois. Alors, quand Cottard était
à peine connu, si on parlait à M. Verdurin des névralgies fa-
ciales de sa femme : « Il n’y a rien à faire, disait-il, avec
l’amour-propre naïf des gens qui croient que ce qu’ils
connaissent est illustre et que tout le monde connaît le nom du
professeur de chant de leur famille. Si elle avait un médecin de
second ordre on pourrait chercher un autre traitement, mais
quand ce médecin s’appelle Cottard (nom qu’il prononçait
comme si c’eût été Bouchard ou Charcot), il n’y a qu’à tirer
l’échelle. » Usant d’un procédé inverse, sachant que M. de
Cambremer avait certainement entendu parler du fameux pro-
fesseur Cottard, M. Verdurin prit un air simplet. « C’est notre
médecin de famille, un brave cœur que nous adorons et qui se
ferait couper en quatre pour nous ; ce n’est pas un médecin,
c’est un ami ; je ne pense pas que vous le connaissiez ni que
son nom vous dirait quelque chose ; en tout cas, pour nous
c’est le nom d’un bien bon homme, d’un bien cher ami, Cot-
tard. » Ce nom, murmuré d’un air modeste, trompa M. de Cam-
bremer qui crut qu’il s’agissait d’un autre. « Cottard ? vous ne
parlez pas du professeur Cottard ? » On entendait précisément
la voix dudit professeur qui, embarrassé par un coup, disait en
tenant ses cartes : « C’est ici que les Athéniens s’atteignirent. –
Ah ! si, justement, il est professeur, dit M. Verdurin. – Quoi ! le
professeur Cottard ! Vous ne vous trompez pas ! Vous êtes bien
sûr que c’est le même ! celui qui demeure rue du Bac ! – Oui, il
demeure rue du Bac, 43. Vous le connaissez ? – Mais tout le
monde connaît le professeur Cottard. C’est une sommité ! C’est
comme si vous me demandiez si je connais Bouffe de Saint-
Blaise ou Courtois-Suffit. J’avais bien vu, en l’écoutant parler,

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que ce n’était pas un homme ordinaire, c’est pourquoi je me
suis permis de vous demander. – Voyons, qu’est-ce qu’il faut
jouer ? atout ? » demandait Cottard. Puis brusquement, avec
une vulgarité qui eût été agaçante même dans une circons-
tance héroïque, où un soldat veut prêter une expression fami-
lière au mépris de la mort, mais qui devenait doublement stu-
pide dans le passe-temps sans danger des cartes, Cottard, se
décidant à jouer atout, prit un air sombre, « cerveau brûlé »,
et, par allusion à ceux qui risquent leur peau, joua sa carte
comme si c’eût été sa vie, en s’écriant : « Après tout, je m’en
fiche ! » Ce n’était pas ce qu’il fallait jouer, mais il eut une
consolation. Au milieu du salon, dans un large fauteuil, Mme
Cottard, cédant à l’effet, irrésistible chez elle, de l’après-dîner,
s’était soumise, après de vains efforts, au sommeil vaste et lé-
ger qui s’emparait d’elle. Elle avait beau se redresser à des ins-
tants, pour sourire, soit par moquerie de soi-même, soit par
peur de laisser sans réponse quelque parole aimable qu’on lui
eût adressée, elle retombait malgré elle, en proie au mal impla-
cable et délicieux. Plutôt que le bruit, ce qui l’éveillait ainsi,
pour une seconde seulement, c’était le regard (que par ten-
dresse elle voyait même les yeux fermés, et prévoyait, car la
même scène se produisait tous les soirs et hantait son sommeil
comme l’heure où on aura à se lever), le regard par lequel le
professeur signalait le sommeil de son épouse aux personnes
présentes. Il se contentait, pour commencer, de la regarder et
de sourire, car si, comme médecin, il blâmait ce sommeil
d’après le dîner (du moins donnait-il cette raison scientifique
pour se fâcher vers la fin, mais il n’est pas sûr qu’elle fût déter-
minante, tant il avait là-dessus de vues variées), comme mari
tout-puissant et taquin, il était enchanté de se moquer de sa
femme, de ne l’éveiller d’abord qu’à moitié, afin qu’elle se ren-
dormît et qu’il eût le plaisir de la réveiller de nouveau.
Maintenant Mme Cottard dormait tout à fait. « Hé bien !
Léontine, tu pionces, lui cria le professeur. – J’écoute ce que
dit Mme Swann, mon ami, répondit faiblement Mme Cottard,
qui retomba dans sa léthargie. – C’est insensé, s’écria Cottard,
tout à l’heure elle nous affirmera qu’elle n’a pas dormi. C’est
comme les patients qui se rendent à une consultation et qui
prétendent qu’ils ne dorment jamais. – Ils se le figurent peut-
être », dit en riant M. de Cambremer. Mais le docteur aimait

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autant à contredire qu’à taquiner, et surtout n’admettait pas
qu’un profane osât lui parler médecine. « On ne se figure pas
qu’on ne dort pas, promulgua-t-il d’un ton dogmatique. – Ah !
répondit en s’inclinant respectueusement le marquis, comme
eût fait Cottard jadis. – On voit bien, reprit Cottard, que vous
n’avez pas comme moi administré jusqu’à deux grammes de
trional sans arriver à provoquer la somnescence. – En effet, en
effet, répondit le marquis en riant d’un air avantageux, je n’ai
jamais pris de trional, ni aucune de ces drogues qui bientôt ne
font plus d’effet mais vous détraquent l’estomac. Quand on a
chassé toute la nuit comme moi, dans la forêt de Chantepie, je
vous assure qu’on n’a pas besoin de trional pour dormir. – Ce
sont les ignorants qui disent cela, répondit le professeur. Le
trional relève parfois d’une façon remarquable le tonus ner-
veux. Vous parlez de trional, savez-vous seulement ce que
c’est ? – Mais… j’ai entendu dire que c’était un médicament
pour dormir. – Vous ne répondez pas à ma question, reprit doc-
toralement le professeur qui, trois fois par semaine, à la Facul-
té, était d’« examen ». Je ne vous demande pas si ça fait dormir
ou non, mais ce que c’est. Pouvez-vous me dire ce qu’il
contient de parties d’amyle et d’éthyle ? – Non, répondit M. de
Cambremer embarrassé. Je préfère un bon verre de fine ou
même de porto 345. – Qui sont dix fois plus toxiques, interrom-
pit le professeur. – Pour le trional, hasarda M. de Cambremer,
ma femme est abonnée à tout cela, vous feriez mieux d’en par-
ler avec elle. – Qui doit en savoir à peu près autant que vous.
En tout cas, si votre femme prend du trional pour dormir, vous
voyez que ma femme n’en a pas besoin. Voyons, Léontine,
bouge-toi, tu t’ankyloses, est-ce que je dors après dîner, moi ?
qu’est-ce que tu feras à soixante ans si tu dors maintenant
comme une vieille ? Tu vas prendre de l’embonpoint, tu t’ar-
rêtes la circulation… Elle ne m’entend même plus. – C’est mau-
vais pour la santé, ces petits sommes après dîner, n’est-ce pas,
docteur ? dit M. de Cambremer pour se réhabiliter auprès de
Cottard. Après avoir bien mangé il faudrait faire de l’exercice.
– Des histoires ! répondit le docteur. On a prélevé une même
quantité de nourriture dans l’estomac d’un chien qui était resté
tranquille, et dans l’estomac d’un chien qui avait couru, et
c’est chez le premier que la digestion était la plus avancée. –
Alors c’est le sommeil qui coupe la digestion ? – Cela dépend

351
s’il s’agit de la digestion œsophagique, stomacale, intestinale ;
inutile de vous donner des explications que vous ne compren-
driez pas, puisque vous n’avez pas fait vos études de médecine.
Allons, Léontine, en avant… harche, il est temps de partir. » Ce
n’était pas vrai, car le docteur allait seulement continuer sa
partie de cartes, mais il espérait contrarier ainsi, de façon plus
brusque, le sommeil de la muette à laquelle il adressait, sans
plus recevoir de réponse, les plus savantes exhortations. Soit
qu’une volonté de résistance à dormir persistât chez Mme Cot-
tard, même dans l’état de sommeil, soit que le fauteuil ne prê-
tât pas d’appui à sa tête, cette dernière fut rejetée mécanique-
ment de gauche à droite et de bas en haut, dans le vide,
comme un objet inerte, et Mme Cottard, balancée quant au
chef, avait tantôt l’air d’écouter de la musique, tantôt d’être
entrée dans la dernière phase de l’agonie. Là où les admones-
tations de plus en plus véhémentes de son mari échouaient, le
sentiment de sa propre sottise réussit : « Mon bain est bien
comme chaleur, murmura-t-elle, mais les plumes du diction-
naire… s’écria-t-elle en se redressant. Oh ! mon Dieu, que je
suis sotte ! Qu’est-ce que je dis ? je pensais à mon chapeau, j’ai
dû dire une bêtise, un peu plus j’allais m’assoupir, c’est ce
maudit feu. » Tout le monde se mit à rire car il n’y avait pas de
feu.
« Vous vous moquez de moi, dit en riant elle-même Mme Cot-
tard, qui effaça de la main sur son front, avec une légèreté de
magnétiseur et une adresse de femme qui se recoiffe, les der-
nières traces du sommeil, je veux présenter mes humbles ex-
cuses à la chère Madame Verdurin et savoir d’elle la vérité. »
Mais son sourire devint vite triste, car le professeur, qui savait
que sa femme cherchait à lui plaire et tremblait de n’y pas
réussir, venait de lui crier : « Regarde-toi dans la glace, tu es
rouge comme si tu avais une éruption d’acné, tu as l’air d’une
vieille paysanne. – Vous savez, il est charmant, dit Mme Verdu-
rin, il a un joli côté de bonhomie narquoise. Et puis il a ramené
mon mari des portes du tombeau quand toute la Faculté l’avait
condamné. Il a passé trois nuits près de lui, sans se coucher.
Aussi Cottard pour moi, vous savez, ajouta-t-elle d’un ton grave
et presque menaçant, en levant la main vers les deux sphères
aux mèches blanches de ses tempes musicales et comme si
nous avions voulu toucher au docteur, c’est sacré ! Il pourrait

352
demander tout ce qu’il voudrait. Du reste, je ne l’appelle pas le
Docteur Cottard, je l’appelle le Docteur Dieu ! Et encore en di-
sant cela je le calomnie, car ce Dieu répare dans la mesure du
possible une partie des malheurs dont l’autre est responsable.
– Jouez atout, dit à Morel M. de Charlus d’un air heureux. –
Atout, pour voir, dit le violoniste. – Il fallait annoncer d’abord
votre roi, dit M. de Charlus, vous êtes distrait, mais comme
vous jouez bien ! – J’ai le roi, dit Morel. – C’est un bel homme,
répondit le professeur. – Qu’est-ce que c’est que cette affaire-là
avec ces piquets ? demanda Mme Verdurin en montrant à M. de
Cambremer un superbe écusson sculpté au-dessus de la chemi-
née. Ce sont vos armes ? ajouta-t-elle avec un dédain ironique.
– Non, ce ne sont pas les nôtres, répondit M. de Cambremer.
Nous portons d’or à trois fasces bretèchées et contre-bretè-
chées de gueules à cinq pièces chacune chargée d’un trèfle
d’or. Non, celles-là ce sont celles des d’Arrachepel, qui
n’étaient pas de notre estoc, mais de qui nous avons hérité la
maison, et jamais ceux de notre lignage n’ont rien voulu y
changer. Les Arrachepel (jadis Pelvilain, dit-on) portaient d’or
à cinq pieux épointés de gueules. Quand ils s’allièrent aux Fé-
terne, leur écu changea mais resta cantonné de vingt croi-
settes recroisettées au pieu péri fiché d’or avec à droite un vol
d’hermine. – Attrape, dit tout bas Mme de Cambremer. – Mon
arrière-grand’mère était une d’Arrachepel ou de Rachepel,
comme vous voudrez, car on trouve les deux noms dans les
vieilles chartes, continua M. de Cambremer, qui rougit vive-
ment, car il eut, seulement alors, l’idée dont sa femme lui avait
fait honneur et il craignit que Mme Verdurin ne se fût appliqué
des paroles qui ne la visaient nullement. L’histoire veut qu’au
onzième siècle, le premier Arrachepel, Macé, dit Pelvilain, ait
montré une habileté particulière dans les sièges pour arracher
les pieux. D’où le surnom d’Arrachepel sous lequel il fut anobli,
et les pieux que vous voyez à travers les siècles persister dans
leurs armes. Il s’agit des pieux que, pour rendre plus inabor-
dables les fortifications, on plantait, on fichait, passez-moi l’ex-
pression, en terre devant elles, et qu’on reliait entre eux. Ce
sont eux que vous appeliez très bien des piquets et qui
n’avaient rien des bâtons flottants du bon La Fontaine. Car ils
passaient pour rendre une place inexpugnable. Évidemment,
cela fait sourire avec l’artillerie moderne. Mais il faut se

353
rappeler qu’il s’agit du onzième siècle. – Cela manque d’actua-
lité, dit Mme Verdurin, mais le petit campanile a du caractère. –
Vous avez, dit Cottard, une veine de… turlututu, mot qu’il répé-
tait volontiers pour esquiver celui de Molière. Savez-vous pour-
quoi le roi de carreau est réformé ? – Je voudrais bien être à sa
place, dit Morel que son service militaire ennuyait. – Ah ! le
mauvais patriote, s’écria M. de Charlus, qui ne put se retenir
de pincer l’oreille au violoniste. – Non, vous ne savez pas pour-
quoi le roi de carreau est réformé ? reprit Cottard, qui tenait à
ses plaisanteries, c’est parce qu’il n’a qu’un œil. – Vous avez
affaire à forte partie, docteur, dit M. de Cambremer pour mon-
trer à Cottard qu’il savait qui il était. – Ce jeune homme est
étonnant, interrompit naïvement M. de Charlus, en montrant
Morel. Il joue comme un dieu. » Cette réflexion ne plut pas
beaucoup au docteur qui répondit : « Qui vivra verra. À rou-
blard, roublard et demi. – La dame, l’as », annonça triomphale-
ment Morel, que le sort favorisait. Le docteur courba la tête
comme ne pouvant nier cette fortune et avoua, fasciné : « C’est
beau. – Nous avons été très contents de dîner avec M. de Char-
lus, dit Mme de Cambremer à Mme Verdurin. – Vous ne le
connaissiez pas ? Il est assez agréable, il est particulier, il est
d’une époque » (elle eût été bien embarrassée de dire la-
quelle), répondit Mme Verdurin avec le sourire satisfait d’une
dilettante, d’un juge et d’une maîtresse de maison. Mme de
Cambremer me demanda si je viendrais à Féterne avec Saint-
Loup. Je ne pus retenir un cri d’admiration en voyant la lune
suspendue comme un lampion orangé à la voûte des chênes qui
partait du château. « Ce n’est encore rien ; tout à l’heure,
quand la lune sera plus haute et que la vallée sera éclairée, ce
sera mille fois plus beau. Voilà ce que vous n’avez pas à
Féterne ! dit-elle d’un ton dédaigneux à Mme de Cambremer,
laquelle ne savait que répondre, ne voulant pas déprécier sa
propriété, surtout devant les locataires. – Vous restez encore
quelque temps dans la région, Madame, demanda M. de Cam-
bremer à Mme Cottard, ce qui pouvait passer pour une vague
intention de l’inviter et ce qui dispensait actuellement de
rendez-vous plus précis. – Oh ! certainement, Monsieur, je
tiens beaucoup pour les enfants à cet exode annuel. On a beau
dire, il leur faut le grand air. La Faculté voulait m’envoyer à Vi-
chy ; mais c’est trop étouffé, et je m’occuperai de mon estomac

354
quand ces grands garçons-là auront encore un peu poussé. Et
puis le Professeur, avec les examens qu’il fait passer, a tou-
jours un fort coup de collier à donner, et les chaleurs le fa-
tiguent beaucoup. Je trouve qu’on a besoin d’une franche dé-
tente quand on a été comme lui toute l’année sur la brèche. De
toutes façons nous resterons encore un bon mois. – Ah ! alors
nous sommes gens de revue. – D’ailleurs, je suis d’autant plus
obligée de rester que mon mari doit aller faire un tour en Sa-
voie, et ce n’est que dans une quinzaine qu’il sera ici en poste
fixe. – J’aime encore mieux le côté de la vallée que celui de la
mer, reprit Mme Verdurin. – Vous allez avoir un temps splen-
dide pour revenir. – Il faudrait même voir si les voitures sont
attelées, dans le cas où vous tiendriez absolument à rentrer ce
soir à Balbec, me dit M. Verdurin, car moi je n’en vois pas la
nécessité. On vous ferait ramener demain matin en voiture. Il
fera sûrement beau. Les routes sont admirables. » Je dis que
c’était impossible. « Mais en tout cas il n’est pas l’heure, objec-
ta la Patronne. Laisse-les tranquilles, ils ont bien le temps. Ça
les avancera bien d’arriver une heure d’avance à la gare. Ils
sont mieux ici. Et vous, mon petit Mozart, dit-elle à Morel,
n’osant pas s’adresser directement à M. de Charlus, vous ne
voulez pas rester ? Nous avons de belles chambres sur la mer.
– Mais il ne peut pas, répondit M. de Charlus pour le joueur at-
tentif, qui n’avait pas entendu. Il n’a que la permission de mi-
nuit. Il faut qu’il rentre se coucher, comme un enfant bien
obéissant, bien sage », ajouta-t-il d’une voix complaisante, ma-
niérée, insistante, comme s’il trouvait quelque sadique volupté
à employer cette chaste comparaison et aussi à appuyer au
passage sa voix sur ce qui concernait Morel, à le toucher, à dé-
faut de la main, avec des paroles qui semblaient le palper.
Du sermon que m’avait adressé Brichot, M. de Cambremer
avait conclu que j’étais dreyfusard. Comme il était aussi anti-
dreyfusard que possible, par courtoisie pour un ennemi il se
mit à me faire l’éloge d’un colonel juif, qui avait toujours été
très juste pour un cousin des Chevrigny et lui avait fait donner
l’avancement qu’il méritait. « Et mon cousin était dans des
idées absolument opposées », dit M. de Cambremer, glissant
sur ce qu’étaient ces idées, mais que je sentis aussi anciennes
et mal formées que son visage, des idées que quelques familles
de certaines petites villes devaient avoir depuis bien

355
longtemps. « Eh bien ! vous savez, je trouve ça très beau ! »
conclut M. de Cambremer. Il est vrai qu’il n’employait guère le
mot « beau » dans le sens esthétique où il eût désigné, pour sa
mère ou sa femme, des œuvres différentes, mais des œuvres
d’art. M. de Cambremer se servait plutôt de ce qualificatif en
félicitant, par exemple, une personne délicate qui avait un peu
engraissé. « Comment, vous avez repris trois kilos en deux
mois ? Savez-vous que c’est très beau ! » Des rafraîchisse-
ments étaient servis sur une table. Mme Verdurin invita les
messieurs à aller eux-mêmes choisir la boisson qui leur conve-
nait. M. de Charlus alla boire son verre et vite revint s’asseoir
près de la table de jeu et ne bougea plus. Mme Verdurin lui
demanda : « Avez-vous pris de mon orangeade ? » Alors M. de
Charlus, avec un sourire gracieux, sur un ton cristallin qu’il
avait rarement et avec mille moues de la bouche et déhanche-
ments de la taille, répondit : « Non, j’ai préféré la voisine, c’est
de la fraisette, je crois, c’est délicieux. » Il est singulier qu’un
certain ordre d’actes secrets ait pour conséquence extérieure
une manière de parler ou de gesticuler qui les révèle. Si un
monsieur croit ou non à l’Immaculée Conception, ou à l’inno-
cence de Dreyfus, ou à la pluralité des mondes, et veuille s’en
taire, on ne trouvera, dans sa voix ni dans sa démarche, rien
qui laisse apercevoir sa pensée. Mais en entendant M. de Char-
lus dire, de cette voix aiguë et avec ce sourire et ces gestes de
bras : « Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette », on pouvait
dire : « Tiens, il aime le sexe fort », avec la même certitude,
pour un juge, que celle qui permet de condamner un criminel
qui n’a pas avoué ; pour un médecin, un paralytique général
qui ne sait peut-être pas lui-même son mal, mais qui a fait telle
faute de prononciation d’où on peut déduire qu’il sera mort
dans trois ans. Peut-être les gens qui concluent de la manière
de dire : « Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette » à un amour
dit antiphysique, n’ont-ils pas besoin de tant de science. Mais
c’est qu’ici il y a rapport plus direct entre le signe révélateur et
le secret. Sans se le dire précisément, on sent que c’est une
douce et souriante dame qui vous répond, et qui paraît manié-
rée parce qu’elle se donne pour un homme et qu’on n’est pas
habitué à voir les hommes faire tant de manières. Et il est
peut-être plus gracieux de penser que depuis longtemps un
certain nombre de femmes angéliques ont été comprises par

356
erreur dans le sexe masculin où, exilées, tout en battant vaine-
ment des ailes vers les hommes à qui elles inspirent une répul-
sion physique, elles savent arranger un salon, composer des
« intérieurs ». M. de Charlus ne s’inquiétait pas que Mme Ver-
durin fût debout et restait installé dans son fauteuil pour être
plus près de Morel. « Croyez-vous, dit Mme Verdurin au baron,
que ce n’est pas un crime que cet être-là, qui pourrait nous en-
chanter avec son violon, soit là à une table d’écarté. Quand on
joue du violon comme lui ! – Il joue bien aux cartes, il fait tout
bien, il est si intelligent », dit M. de Charlus, tout en regardant
les jeux, afin de conseiller Morel. Ce n’était pas, du reste, sa
seule raison de ne pas se soulever de son fauteuil devant Mme
Verdurin. Avec le singulier amalgame qu’il avait fait de ses
conceptions sociales, à la fois de grand seigneur et d’amateur
d’art, au lieu d’être poli de la même manière qu’un homme de
son monde l’eût été, il se faisait, d’après Saint-Simon, des es-
pèces de tableaux vivants ; et, en ce moment, s’amusait à figu-
rer le maréchal d’Uxelles, lequel l’intéressait par d’autres cô-
tés encore et dont il est dit qu’il était glorieux jusqu’à ne pas se
lever de son siège, par un air de paresse, devant ce qu’il y avait
de plus distingué à la Cour. « Dites donc, Charlus, dit Mme Ver-
durin, qui commençait à se familiariser, vous n’auriez pas dans
votre faubourg quelque vieux noble ruiné qui pourrait me ser-
vir de concierge ? – Mais si… mais si… , répondit M. de Char-
lus en souriant d’un air bonhomme, mais je ne vous le conseille
pas. – Pourquoi ? – Je craindrais pour vous que les visiteurs élé-
gants n’allassent pas plus loin que la loge. » Ce fut entre eux la
première escarmouche. Mme Verdurin y prit à peine garde. Il
devait malheureusement y en avoir d’autres à Paris. M. de
Charlus continua à ne pas quitter sa chaise. Il ne pouvait,
d’ailleurs, s’empêcher de sourire imperceptiblement en voyant
combien confirmait ses maximes favorites sur le prestige de
l’aristocratie et la lâcheté des bourgeois la soumission si aisé-
ment obtenue de Mme Verdurin. La Patronne n’avait l’air nulle-
ment étonnée par la posture du baron, et si elle le quitta, ce fut
seulement parce qu’elle avait été inquiète de me voir relancé
par M. de Cambremer. Mais avant cela, elle voulait éclaircir la
question des relations de M. de Charlus avec la comtesse Molé.
« Vous m’avez dit que vous connaissiez Mme de Molé. Est-ce
que vous allez chez elle ? » demanda-t-elle en donnant aux

357
mots : « aller chez elle » le sens d’être reçu chez elle, d’avoir
reçu d’elle l’autorisation d’aller la voir. M. de Charlus répondit,
avec une inflexion de dédain, une affectation de précision et un
ton de psalmodie : « Mais quelquefois. » Ce « quelquefois »
donna des doutes à Mme Verdurin, qui demanda : « Est-ce que
vous y avez rencontré le duc de Guermantes ? – Ah ! je ne me
rappelle pas. – Ah ! dit Mme Verdurin, vous ne connaissez pas
le duc de Guermantes ? – Mais comment est-ce que je ne le
connaîtrais pas », répondit M. de Charlus, dont un sourire fit
onduler la bouche. Ce sourire était ironique ; mais comme le
baron craignait de laisser voir une dent en or, il le brisa sous
un reflux de ses lèvres, de sorte que la sinuosité qui en résulta
fut celle d’un sourire de bienveillance : « Pourquoi dites-vous :
Comment est-ce que je ne le connaîtrais pas ? – Mais puisque
c’est mon frère », dit négligemment M. de Charlus en laissant
Mme Verdurin plongée dans la stupéfaction et l’incertitude de
savoir si son invité se moquait d’elle, était un enfant naturel,
ou le fils d’un autre lit. L’idée que le frère du duc de Guer-
mantes s’appelât le baron de Charlus ne lui vint pas à l’esprit.
Elle se dirigea vers moi : « J’ai entendu tout à l’heure que M.
de Cambremer vous invitait à dîner. Moi, vous comprenez, cela
m’est égal. Mais, dans votre intérêt, j’espère bien que vous
n’irez pas. D’abord c’est infesté d’ennuyeux. Ah ! si vous aimez
à dîner avec des comtes et des marquis de province que per-
sonne ne connaît, vous serez servi à souhait. – Je crois que je
serai obligé d’y aller une fois ou deux. Je ne suis, du reste, pas
très libre car j’ai une jeune cousine que je ne peux pas laisser
seule (je trouvais que cette prétendue parenté simplifiait les
choses pour sortir avec Albertine). Mais pour les Cambremer,
comme je la leur ai déjà présentée… – Vous ferez ce que vous
voudrez. Ce que je peux vous dire : c’est excessivement mal-
sain ; quand vous aurez pincé une fluxion de poitrine, ou les
bons petits rhumatismes des familles, vous serez bien avancé ?
– Mais est-ce que l’endroit n’est pas très joli ? – Mmmmouiii…
Si on veut. Moi j’avoue franchement que j’aime cent fois mieux
la vue d’ici sur cette vallée. D’abord, on nous aurait payés que
je n’aurais pas pris l’autre maison, parce que l’air de la mer est
fatal à M. Verdurin. Pour peu que votre cousine soit nerveuse…
Mais, du reste, vous êtes nerveux, je crois… vous avez des
étouffements. Hé bien ! vous verrez. Allez-y une fois, vous ne

358
dormirez pas de huit jours, mais ce n’est pas notre affaire. » Et
sans penser à ce que sa nouvelle phrase allait avoir de contra-
dictoire avec les précédentes : « Si cela vous amuse de voir la
maison, qui n’est pas mal, jolie est trop dire, mais enfin amu-
sante, avec le vieux fossé, le vieux pont-levis, comme il faudra
que je m’exécute et que j’y dîne une fois, hé bien ! venez-y ce
jour-là, je tâcherai d’amener tout mon petit cercle, alors ce se-
ra gentil. Après-demain nous irons à Harambouville en voiture.
La route est magnifique, il y a du cidre délicieux. Venez donc.
Vous, Brichot, vous viendrez aussi. Et vous aussi, Ski. Ça fera
une partie que, du reste, mon mari a dû arranger d’avance. Je
ne sais trop qui il a invité. Monsieur de Charlus, est-ce que
vous en êtes ? » Le baron, qui n’entendit pas cette phrase et ne
savait pas qu’on parlait d’une excursion à Harambouville, sur-
sauta : « Étrange question », murmura-t-il d’un ton narquois
par lequel Mme Verdurin se sentit piquée. « D’ailleurs, me dit-
elle, en attendant le dîner Cambremer, pourquoi ne
l’amèneriez-vous pas ici, votre cousine ? Aime-t-elle la conver-
sation, les gens intelligents ? Est-elle agréable ? Oui, eh bien
alors, très bien. Venez avec elle. Il n’y a pas que les Cambre-
mer au monde. Je comprends qu’ils soient heureux de l’inviter,
ils ne peuvent arriver à avoir personne. Ici elle aura un bon air,
toujours des hommes intelligents. En tout cas je compte que
vous ne me lâchez pas pour mercredi prochain. J’ai entendu
que vous aviez un goûter à Rivebelle avec votre cousine, M. de
Charlus, je ne sais plus encore qui. Vous devriez arranger de
transporter tout ça ici, ça serait gentil, un petit arrivage en
masse. Les communications sont on ne peut plus faciles, les
chemins sont ravissants ; au besoin je vous ferai chercher. Je
ne sais pas, du reste, ce qui peut vous attirer à Rivebelle, c’est
infesté de moustiques. Vous croyez peut-être à la réputation de
la galette. Mon cuisinier les fait autrement bien. Je vous en fe-
rai manger, moi, de la galette normande, de la vraie, et des sa-
blés, je ne vous dis que ça. Ah ! si vous tenez à la cochonnerie
qu’on sert à Rivebelle, ça je ne veux pas, je n’assassine pas
mes invités, Monsieur, et, même si je voulais, mon cuisinier ne
voudrait pas faire cette chose innommable et changerait de
maison. Ces galettes de là-bas, on ne sait pas avec quoi c’est
fait. Je connais une pauvre fille à qui cela a donné une périto-
nite qui l’a enlevée en trois jours. Elle n’avait que 17 ans. C’est

359
triste pour sa pauvre mère, ajouta Mme Verdurin, d’un air mé-
lancolique sous les sphères de ses tempes chargées d’expé-
rience et de douleur. Mais enfin, allez goûter à Rivebelle si cela
vous amuse d’être écorché et de jeter l’argent par les fenêtres.
Seulement, je vous en prie, c’est une mission de confiance que
je vous donne : sur le coup de six heures, amenez-moi tout
votre monde ici, n’allez pas laisser les gens rentrer chacun
chez soi, à la débandade. Vous pouvez amener qui vous voulez.
Je ne dirais pas cela à tout le monde. Mais je suis sûre que vos
amis sont gentils, je vois tout de suite que nous nous compre-
nons. En dehors du petit noyau, il vient justement des gens
très agréables mercredi. Vous ne connaissez pas la petite Ma-
dame de Longpont ? Elle est ravissante et pleine d’esprit, pas
snob du tout, vous verrez qu’elle vous plaira beaucoup. Et elle
aussi doit amener toute une bande d’amis, ajouta Mme Verdu-
rin, pour me montrer que c’était bon genre et m’encourager
par l’exemple. On verra qu’est-ce qui aura le plus d’influence
et qui amènera le plus de monde, de Barbe de Longpont ou de
vous. Et puis je crois qu’on doit aussi amener Bergotte, ajouta-
t-elle d’un air vague, ce concours d’une célébrité étant rendu
trop improbable par une note parue le matin dans les journaux
et qui annonçait que la santé du grand écrivain inspirait les
plus vives inquiétudes. Enfin vous verrez que ce sera un de
mes mercredis les plus réussis, je ne veux pas avoir de femmes
embêtantes. Du reste, ne jugez pas par celui de ce soir, il était
tout à fait raté. Ne protestez pas, vous n’avez pas pu vous en-
nuyer plus que moi, moi-même je trouvais que c’était assom-
mant. Ce ne sera pas toujours comme ce soir, vous savez ! Du
reste, je ne parle pas des Cambremer, qui sont impossibles,
mais j’ai connu des gens du monde qui passaient pour être
agréables, hé bien ! à côté de mon petit noyau cela n’existait
pas. Je vous ai entendu dire que vous trouviez Swann intelli-
gent. D’abord, mon avis est que c’était très exagéré, mais sans
même parler du caractère de l’homme, que j’ai toujours trouvé
foncièrement antipathique, sournois, en dessous, je l’ai eu sou-
vent à dîner le mercredi. Hé bien, vous pouvez demander aux
autres, même à côté de Brichot, qui est loin d’être un aigle, qui
est un bon professeur de seconde que j’ai fait entrer à l’Institut
tout de même, Swann n’était plus rien. Il était d’un terne ! » Et
comme j’émettais un avis contraire : « C’est ainsi. Je ne veux

360
rien vous dire contre lui, puisque c’était votre ami ; du reste, il
vous aimait beaucoup, il m’a parlé de vous d’une façon déli-
cieuse, mais demandez à ceux-ci s’il a jamais dit quelque chose
d’intéressant, à nos dîners. C’est tout de même la pierre de
touche. Hé bien ! je ne sais pas pourquoi, mais Swann, chez
moi, ça ne donnait pas, ça ne rendait rien. Et encore le peu
qu’il valait il l’a pris ici. » J’assurai qu’il était très intelligent.
« Non, vous croyiez seulement cela parce que vous le connais-
siez depuis moins longtemps que moi. Au fond on en avait très
vite fait le tour. Moi, il m’assommait. (Traduction : il allait chez
les La Trémoïlle et les Guermantes et savait que je n’y allais
pas.) Et je peux tout supporter, excepté l’ennui. Ah ! ça, non ! »
L’horreur de l’ennui était maintenant chez Mme Verdurin la rai-
son qui était chargée d’expliquer la composition du petit mi-
lieu. Elle ne recevait pas encore de duchesses parce qu’elle
était incapable de s’ennuyer, comme de faire une croisière, à
cause du mal de mer. Je me disais que ce que Mme Verdurin di-
sait n’était pas absolument faux, et alors que les Guermantes
eussent déclaré Brichot l’homme le plus bête qu’ils eussent ja-
mais rencontré, je restais incertain s’il n’était pas au fond su-
périeur, sinon à Swann même, au moins aux gens ayant l’esprit
des Guermantes et qui eussent eu le bon goût d’éviter ses pé-
dantesques facéties, et la pudeur d’en rougir ; je me le deman-
dais comme si la nature de l’intelligence pouvait être en
quelque mesure éclaircie par la réponse que je me ferais et
avec le sérieux d’un chrétien influencé par Port-Royal qui se
pose le problème de la Grâce. « Vous verrez, continua Mme
Verdurin, quand on a des gens du monde avec des gens vrai-
ment intelligents, des gens de notre milieu, c’est là qu’il faut
les voir, l’homme du monde le plus spirituel dans le royaume
des aveugles n’est plus qu’un borgne ici. Et puis les autres, qui
ne se sentent plus en confiance. C’est au point que je me de-
mande si, au lieu d’essayer des fusions qui gâtent tout, je n’au-
rai pas des séries rien que pour les ennuyeux, de façon à bien
jouir de mon petit noyau. Concluons : vous viendrez avec votre
cousine. C’est convenu. Bien. Au moins, ici, vous aurez tous les
deux à manger. À Féterne c’est la faim et la soif. Ah ! par
exemple, si vous aimez les rats, allez-y tout de suite, vous serez
servi à souhait. Et on vous gardera tant que vous voudrez. Par
exemple, vous mourrez de faim. Du reste, quand j’irai, je

361
dînerai avant de partir. Et pour que ce soit plus gai, vous de-
vriez venir me chercher. Nous goûterions ferme et nous soupe-
rions en rentrant. Aimez-vous les tartes aux pommes ? Oui, eh
bien ! notre chef les fait comme personne. Vous voyez que
j’avais raison de dire que vous étiez fait pour vivre ici. Venez
donc y habiter. Vous savez qu’il y a beaucoup plus de place
chez moi que ça n’en a l’air. Je ne le dis pas, pour ne pas atti-
rer d’ennuyeux. Vous pourriez amener à demeure votre cou-
sine. Elle aurait un autre air qu’à Balbec. Avec l’air d’ici, je
prétends que je guéris les incurables. Ma parole, j’en ai guéri,
et pas d’aujourd’hui. Car j’ai habité autrefois tout près d’ici,
quelque chose que j’avais déniché, que j’avais eu pour un mor-
ceau de pain et qui avait autrement de caractère que leur Ras-
pelière. Je vous montrerai cela si nous nous promenons. Mais
je reconnais que, même ici, l’air est vraiment vivifiant. Encore
je ne veux pas trop en parler, les Parisiens n’auraient qu’à se
mettre à aimer mon petit coin. Ça a toujours été ma chance.
Enfin, dites-le à votre cousine. On vous donnera deux jolies
chambres sur la vallée, vous verrez ça, le matin, le soleil dans
la brume ! Et qu’est-ce que c’est que ce Robert de Saint-Loup
dont vous parliez ? dit-elle d’un air inquiet, parce qu’elle avait
entendu que je devais aller le voir à Doncières et qu’elle crai-
gnit qu’il me fît lâcher. Vous pourriez plutôt l’amener ici si ce
n’est pas un ennuyeux. J’ai entendu parler de lui par Morel ; il
me semble que c’est un de ses grands amis », dit Mme Verdu-
rin, mentant complètement, car Saint-Loup et Morel ne
connaissaient même pas l’existence l’un de l’autre. Mais ayant
entendu que Saint-Loup connaissait M. de Charlus, elle pensait
que c’était par le violoniste et voulait avoir l’air au courant. « Il
ne fait pas de médecine, par hasard, ou de littérature ? Vous
savez que, si vous avez besoin de recommandations pour des
examens, Cottard peut tout, et je fais de lui ce que je veux.
Quant à l’Académie, pour plus tard, car je pense qu’il n’a pas
l’âge, je dispose de plusieurs voix. Votre ami serait ici en pays
de connaissance et ça l’amuserait peut-être de voir la maison.
Ce n’est pas folichon, Doncières. Enfin, vous ferez comme vous
voudrez, comme cela vous arrangera le mieux », conclut-elle
sans insister, pour ne pas avoir l’air de chercher à connaître de
la noblesse, et parce que sa prétention était que le régime sous
lequel elle faisait vivre les fidèles, la tyrannie, fût appelé

362
liberté. « Voyons, qu’est-ce que tu as », dit-elle, en voyant M.
Verdurin qui, en faisant des gestes d’impatience, gagnait la
terrasse en planches qui s’étendait, d’un côté du salon, au-des-
sus de la vallée, comme un homme qui étouffe de rage et a be-
soin de prendre l’air. « C’est encore Saniette qui t’a agacé ?
Mais puisque tu sais qu’il est idiot, prends-en ton parti, ne te
mets pas dans des états comme cela… Je n’aime pas cela, me
dit-elle, parce que c’est mauvais pour lui, cela le congestionne.
Mais aussi je dois dire qu’il faut parfois une patience d’ange
pour supporter Saniette, et surtout se rappeler que c’est une
charité de le recueillir. Pour ma part, j’avoue que la splendeur
de sa bêtise fait plutôt ma joie. Je pense que vous avez entendu
après le dîner son mot : « Je ne sais pas jouer au whist, mais je
sais jouer du piano. » Est-ce assez beau ! C’est grand comme le
monde, et d’ailleurs un mensonge, car il ne sait pas plus l’un
que l’autre. Mais mon mari, sous ses apparences rudes, est
très sensible, très bon, et cette espèce d’égoïsme de Saniette,
toujours préoccupé de l’effet qu’il va faire, le met hors de lui…
Voyons, mon petit, calme-toi, tu sais bien que Cottard t’a dit
que c’était mauvais pour ton foie. Et c’est sur moi que tout va
retomber, dit Mme Verdurin. Demain Saniette va venir avoir sa
petite crise de nerfs et de larmes. Pauvre homme ! il est très
malade. Mais enfin ce n’est pas une raison pour qu’il tue les
autres. Et puis, même dans les moments où il souffre trop, où
on voudrait le plaindre, sa bêtise arrête net l’attendrissement.
Il est par trop stupide. Tu n’as qu’à lui dire très gentiment que
ces scènes vous rendent malades tous deux, qu’il ne revienne
pas ; comme c’est ce qu’il redoute le plus, cela aura un effet
calmant sur ses nerfs », souffla Mme Verdurin à son mari.
On distinguait à peine la mer par les fenêtres de droite. Mais
celles de l’autre côté montraient la vallée sur qui était mainte-
nant tombée la neige du clair de lune. On entendait de temps à
autre la voix de Morel et celle de Cottard. « Vous avez de
l’atout ? – Yes. – Ah ! vous en avez de bonnes, vous, dit à Mo-
rel, en réponse à sa question, M. de Cambremer, car il avait vu
que le jeu du docteur était plein d’atout. – Voici la femme de
carreau, dit le docteur. Ça est de l’atout, savez-vous ? Ié coupe,
ié prends. – Mais il n’y a plus de Sorbonne, dit le docteur à M.
de Cambremer ; il n’y a plus que l’Université de Paris. » M. de
Cambremer confessa qu’il ignorait pourquoi le docteur lui

363
faisait cette observation. « Je croyais que vous parliez de la
Sorbonne, reprit le docteur. J’avais entendu que vous disiez :
tu nous la sors bonne, ajouta-t-il en clignant de l’œil, pour mon-
trer que c’était un mot. Attendez, dit-il en montrant son adver-
saire, je lui prépare un coup de Trafalgar. » Et le coup devait
être excellent pour le docteur, car dans sa joie il se mit en riant
à remuer voluptueusement les deux épaules, ce qui était dans
la famille, dans le « genre » Cottard, un trait presque zoolo-
gique de la satisfaction. Dans la génération précédente, le
mouvement de se frotter les mains comme si on se savonnait
accompagnait le mouvement. Cottard lui-même avait d’abord
usé simultanément de la double mimique, mais un beau jour,
sans qu’on sût à quelle intervention, conjugale, magistrale
peut-être, cela était dû, le frottement des mains avait disparu.
Le docteur, même aux dominos, quand il forçait son partenaire
à « piocher » et à prendre le double-six, ce qui était pour lui le
plus vif des plaisirs, se contentait du mouvement des épaules.
Et quand – le plus rarement possible – il allait dans son pays
natal pour quelques jours, en retrouvant son cousin germain,
qui, lui, en était encore au frottement des mains, il disait au re-
tour à Mme Cottard : « J’ai trouvé ce pauvre René bien
commun. » « Avez-vous de la petite chaôse ? dit-il en se tour-
nant vers Morel. Non ? Alors je joue ce vieux David. – Mais
alors vous avez cinq, vous avez gagné ! – Voilà une belle vic-
toire, docteur, dit le marquis. – Une victoire à la Pyrrhus, dit
Cottard en se tournant vers le marquis et en regardant par-
dessus son lorgnon pour juger de l’effet de son mot. Si nous
avons encore le temps, dit-il à Morel, je vous donne votre re-
vanche. C’est à moi de faire… Ah ! non, voici les voitures, ce
sera pour vendredi, et je vous montrerai un tour qui n’est pas
dans une musette. » M. et Mme Verdurin nous conduisirent de-
hors. La Patronne fut particulièrement câline avec Saniette
afin d’être certaine qu’il reviendrait le lendemain. « Mais vous
ne m’avez pas l’air couvert, mon petit, me dit M. Verdurin,
chez qui son grand âge autorisait cette appellation paternelle.
On dirait que le temps a changé. » Ces mots me remplirent de
joie, comme si la vie profonde, le surgissement de combinai-
sons différentes qu’ils impliquaient dans la nature, devait an-
noncer d’autres changements, ceux-là se produisant dans ma
vie, et y créer des possibilités nouvelles. Rien qu’en ouvrant la

364
porte sur le parc, avant de partir, on sentait qu’un autre
« temps » occupait depuis un instant la scène ; des souffles
frais, volupté estivale, s’élevaient dans la sapinière (où jadis
Mme de Cambremer rêvait de Chopin) et presque impercepti-
blement, en méandres caressants, en remous capricieux, com-
mençaient leurs légers nocturnes. Je refusai la couverture que,
les soirs suivants, je devais accepter, quand Albertine serait là,
plutôt pour le secret du plaisir que contre le danger du froid.
On chercha en vain le philosophe norvégien. Une colique
l’avait-elle saisi ? Avait-il eu peur de manquer le train ? Un
aéroplane était-il venu le chercher ? Avait-il été emporté dans
une Assomption ? Toujours est-il qu’il avait disparu sans qu’on
eût eu le temps de s’en apercevoir, comme un dieu. « Vous
avez tort, me dit M. de Cambremer, il fait un froid de canard. –
Pourquoi de canard ? demanda le docteur. – Gare aux étouffe-
ments, reprit le marquis. Ma sœur ne sort jamais le soir. Du
reste, elle est assez mal hypothéquée en ce moment. Ne restez
pas en tout cas ainsi tête nue, mettez vite votre couvre-chef. –
Ce ne sont pas des étouffements a frigore, dit sentencieuse-
ment Cottard. – Ah ! ah ! dit M. de Cambremer en s’inclinant,
du moment que c’est votre avis… – Avis au lecteur ! » dit le
docteur en glissant ses regards hors de son lorgnon pour sou-
rire. M. de Cambremer rit, mais, persuadé qu’il avait raison, il
insista. « Cependant, dit-il, chaque fois que ma sœur sort le
soir, elle a une crise. – Il est inutile d’ergoter, répondit le doc-
teur, sans se rendre compte de son impolitesse. Du reste, je ne
fais pas de médecine au bord de la mer, sauf si je suis appelé
en consultation. Je suis ici en vacances. » Il y était, du reste,
plus encore peut-être qu’il n’eût voulu. M. de Cambremer lui
ayant dit, en montant avec lui en voiture : « Nous avons la
chance d’avoir aussi près de nous (pas de votre côté de la baie,
de l’autre, mais elle est si resserrée à cet endroit-là) une autre
célébrité médicale, le docteur du Boulbon. » Cottard qui d’ha-
bitude, par déontologie, s’abstenait de critiquer ses confrères,
ne put s’empêcher de s’écrier, comme il avait fait devant moi le
jour funeste où nous étions allés dans le petit Casino : « Mais
ce n’est pas un médecin. Il fait de la médecine littéraire, c’est
de la thérapeutique fantaisiste, du charlatanisme. D’ailleurs,
nous sommes en bons termes. Je prendrais le bateau pour aller
le voir une fois si je n’étais obligé de m’absenter. » Mais à l’air

365
que prit Cottard pour parler de du Boulbon à M. de Cambre-
mer, je sentis que le bateau avec lequel il fût allé volontiers le
trouver eût beaucoup ressemblé à ce navire que, pour aller rui-
ner les eaux découvertes par un autre médecin littéraire, Vir-
gile (lequel leur enlevait aussi toute leur clientèle), avaient fré-
té les docteurs de Salerne, mais qui sombra avec eux pendant
la traversée. « Adieu, mon petit Saniette, ne manquez pas de
venir demain, vous savez que mon mari vous aime beaucoup. Il
aime votre esprit, votre intelligence ; mais si, vous le savez
bien, il aime prendre des airs brusques, mais il ne peut pas se
passer de vous voir. C’est toujours la première question qu’il
me pose : « Est-ce que Saniette vient ? j’aime tant le voir ! – Je
n’ai jamais dit ça », dit M. Verdurin à Saniette avec une fran-
chise simulée qui semblait concilier parfaitement ce que disait
la Patronne avec la façon dont il traitait Saniette. Puis regar-
dant sa montre, sans doute pour ne pas prolonger les adieux
dans l’humidité du soir, il recommanda aux cochers de ne pas
traîner, mais d’être prudents à la descente, et assura que nous
arriverions avant le train. Celui-ci devait déposer les fidèles
l’un à une gare, l’autre à une autre, en finissant par moi, aucun
autre n’allant aussi loin que Balbec, et en commençant par les
Cambremer. Ceux-ci, pour ne pas faire monter leurs chevaux
dans la nuit jusqu’à la Raspelière, prirent le train avec nous à
Donville-Féterne. La station la plus rapprochée de chez eux
n’était pas, en effet, celle-ci, qui, déjà un peu distante du vil-
lage, l’est encore plus du château, mais la Sogne. En arrivant à
la gare de Donville-Féterne, M. de Cambremer tint à donner la
« pièce », comme disait Françoise, au cocher des Verdurin (jus-
tement le gentil cocher sensible, à idées mélancoliques), car M.
de Cambremer était généreux, et en cela était plutôt « du côté
de sa maman ». Mais, soit que « le côté de son papa » intervînt
ici, tout en donnant il éprouvait le scrupule d’une erreur com-
mise – soit par lui qui, voyant mal, donnerait, par exemple, un
sou pour un franc, soit par le destinataire qui ne s’apercevrait
pas de l’importance du don qu’il lui faisait. Aussi fit-il remar-
quer à celui-ci : « C’est bien un franc que je vous donne, n’est-
ce pas ? » en faisant miroiter la pièce dans la lumière, et pour
que les fidèles pussent le répéter à Mme Verdurin. « N’est-ce
pas ? c’est bien vingt sous ? comme ce n’est qu’une petite
course… » Lui et Mme de Cambremer nous quittèrent à la

366
Sogne. « Je dirai à ma sœur, me répéta-t-il, que vous avez des
étouffements, je suis sûr de l’intéresser. » Je compris qu’il en-
tendait : de lui faire plaisir. Quant à sa femme, elle employa, en
prenant congé de moi, deux de ces abréviations qui, même
écrites, me choquaient alors dans une lettre, bien qu’on s’y soit
habitué depuis, mais qui, parlées, me semblent encore, même
aujourd’hui, avoir, dans leur négligé voulu, dans leur familiari-
té apprise, quelque chose d’insupportablement pédant : « Con-
tente d’avoir passé la soirée avec vous, me dit-elle ; amitiés à
Saint-Loup, si vous le voyez. » En me disant cette phrase, Mme
de Cambremer prononça Saint-Loupe. Je n’ai jamais appris qui
avait prononcé ainsi devant elle, ou ce qui lui avait donné à
croire qu’il fallait prononcer ainsi. Toujours est-il que, pendant
quelques semaines, elle prononça Saint-Loupe, et qu’un
homme qui avait une grande admiration pour elle et ne faisait
qu’un avec elle fit de même. Si d’autres personnes disaient
Saint-Lou, ils insistaient, disaient avec force Saint-Loupe, soit
pour donner indirectement une leçon aux autres, soit pour se
distinguer d’eux. Mais sans doute, des femmes plus brillantes
que Mme de Cambremer lui dirent, ou lui firent indirectement
comprendre, qu’il ne fallait pas prononcer ainsi, et que ce
qu’elle prenait pour de l’originalité était une erreur qui la fe-
rait croire peu au courant des choses du monde, car peu de
temps après Mme de Cambremer redisait Saint-Lou, et son ad-
mirateur cessait également toute résistance, soit qu’elle l’eût
chapitré, soit qu’il eût remarqué qu’elle ne faisait plus sonner
la finale, et s’était dit que, pour qu’une femme de cette valeur,
de cette énergie et de cette ambition, eût cédé, il fallait que ce
fût à bon escient. Le pire de ses admirateurs était son mari.
Mme de Cambremer aimait à faire aux autres des taquineries,
souvent fort impertinentes. Sitôt qu’elle s’attaquait de la sorte,
soit à moi, soit à un autre, M. de Cambremer se mettait à re-
garder la victime en riant. Comme le marquis était louche – ce
qui donne une intention d’esprit à la gaieté même des imbé-
ciles – l’effet de ce rire était de ramener un peu de pupille sur
le blanc, sans cela complet, de l’œil. Ainsi une éclaircie met un
peu de bleu dans un ciel ouaté de nuages. Le monocle proté-
geait, du reste, comme un verre sur un tableau précieux, cette
opération délicate. Quant à l’intention même du rire, on ne sait
trop si elle était aimable : « Ah ! gredin ! vous pouvez dire que

367
vous êtes à envier. Vous êtes dans les faveurs d’une femme
d’un rude esprit » ; ou rosse : « Hé bien, monsieur, j’espère
qu’on vous arrange, vous en avalez des couleuvres » ; ou ser-
viable : « Vous savez, je suis là, je prends la chose en riant
parce que c’est pure plaisanterie, mais je ne vous laisserais pas
malmener » ; ou cruellement complice : « Je n’ai pas à mettre
mon petit grain de sel, mais, vous voyez, je me tords de toutes
les avanies qu’elle vous prodigue. Je rigole comme un bossu,
donc j’approuve, moi le mari. Aussi, s’il vous prenait fantaisie
de vous rebiffer, vous trouveriez à qui parler, mon petit mon-
sieur. Je vous administrerais d’abord une paire de claques, et
soignées, puis nous irions croiser le fer dans la forêt de
Chantepie. »
Quoi qu’il en fût de ces diverses interprétations de la gaîté
du mari, les foucades de la femme prenaient vite fin. Alors M.
de Cambremer cessait de rire, la prunelle momentanée dispa-
raissait, et comme on avait perdu depuis quelques minutes
l’habitude de l’œil tout blanc, il donnait à ce rouge Normand
quelque chose à la fois d’exsangue et d’extatique, comme si le
marquis venait d’être opéré ou s’il implorait du ciel, sous son
monocle, les palmes du martyre.

368
Chapitre 3
Tristesses de M. de Charlus. Son duel fictif. Les stations du
«Transatlantique». Fatigué d'Albertine, je veux rompre avec
elle.

Je tombais de sommeil. Je fus monté en ascenseur jusqu’à


mon étage non par le liftier, mais par le chasseur louche, qui
engagea la conversation pour me raconter que sa sœur était
toujours avec le Monsieur si riche, et qu’une fois, comme elle
avait envie de retourner chez elle au lieu de rester sérieuse,
son Monsieur avait été trouver la mère du chasseur louche et
des autres enfants plus fortunés, laquelle avait ramené au plus
vite l’insensée chez son ami. « Vous savez, Monsieur, c’est une
grande dame que ma sœur. Elle touche du piano, cause l’espa-
gnol. Et vous ne le croiriez pas, pour la sœur du simple em-
ployé qui vous fait monter l’ascenseur, elle ne se refuse rien ;
Madame a sa femme de chambre à elle, je ne serais pas épaté
qu’elle ait un jour sa voiture. Elle est très jolie, si vous la
voyiez, un peu trop fière, mais dame ! ça se comprend. Elle a
beaucoup d’esprit. Elle ne quitte jamais un hôtel sans se soula-
ger dans une armoire, une commode, pour laisser un petit sou-
venir à la femme de chambre qui aura à nettoyer. Quelquefois
même, dans une voiture, elle fait ça, et après avoir payé sa
course, se cache dans un coin, histoire de rire en voyant rous-
péter le cocher qui a à relaver sa voiture. Mon père était bien
tombé aussi en trouvant pour mon jeune frère ce prince indien
qu’il avait connu autrefois. Naturellement, c’est un autre
genre. Mais la position est superbe. S’il n’y avait pas les
voyages, ce serait le rêve. Il n’y a que moi jusqu’ici qui suis
resté sur le carreau. Mais on ne peut pas savoir. La chance est
dans ma famille ; qui sait si je ne serai pas un jour président de
la République ? Mais je vous fais babiller (je n’avais pas dit une
seule parole et je commençais à m’endormir en écoutant les

369
siennes). Bonsoir, Monsieur. Oh ! merci, Monsieur. Si tout le
monde avait aussi bon cœur que vous il n’y aurait plus de mal-
heureux. Mais, comme dit ma sœur, il faudra toujours qu’il y
en ait pour que, maintenant que je suis riche, je puisse un peu
les emmerder. Passez-moi l’expression. Bonne nuit,
Monsieur. »
Peut-être chaque soir acceptons-nous le risque de vivre, en
dormant, des souffrances que nous considérons comme nulles
et non avenues parce qu’elles seront ressenties au cours d’un
sommeil que nous croyons sans conscience.
En effet, ces soirs où je rentrais tard de la Raspelière, j’avais
très sommeil. Mais, dès que les froids vinrent, je ne pouvais
m’endormir tout de suite car le feu éclairait comme si on eût
allumé une lampe. Seulement ce n’était qu’une flambée, et –
comme une lampe aussi, comme le jour quand le soir tombe –
sa trop vive lumière ne tardait pas à baisser ; et j’entrais dans
le sommeil, lequel est comme un second appartement que nous
aurions et où, délaissant le nôtre, nous serions allé dormir. Il a
des sonneries à lui, et nous y sommes quelquefois violemment
réveillés par un bruit de timbre, parfaitement entendu de nos
oreilles, quand pourtant personne n’a sonné. Il a ses domes-
tiques, ses visiteurs particuliers qui viennent nous chercher
pour sortir, de sorte que nous sommes prêts à nous lever
quand force nous est de constater, par notre presque immé-
diate transmigration dans l’autre appartement, celui de la
veille, que la chambre est vide, que personne n’est venu. La
race qui l’habite, comme celle des premiers humains, est an-
drogyne. Un homme y apparaît au bout d’un instant sous l’as-
pect d’une femme. Les choses y ont une aptitude à devenir des
hommes, les hommes des amis et des ennemis. Le temps qui
s’écoule pour le dormeur, durant ces sommeils-là, est absolu-
ment différent du temps dans lequel s’accomplit la vie de
l’homme réveillé. Tantôt son cours est beaucoup plus rapide,
un quart d’heure semble une journée ; quelquefois beaucoup
plus long, on croit n’avoir fait qu’un léger somme, on a dormi
tout le jour. Alors, sur le char du sommeil, on descend dans des
profondeurs où le souvenir ne peut plus le rejoindre et en deçà
desquelles l’esprit a été obligé de rebrousser chemin.
L’attelage du sommeil, semblable à celui du soleil, va d’un
pas si égal, dans une atmosphère où ne peut plus l’arrêter

370
aucune résistance, qu’il faut quelque petit caillou aérolithique
étranger à nous (dardé de l’azur par quel Inconnu) pour at-
teindre le sommeil régulier (qui sans cela n’aurait aucune rai-
son de s’arrêter et durerait d’un mouvement pareil jusque dans
les siècles des siècles) et le faire, d’une brusque courbe, reve-
nir vers le réel, brûler les étapes, traverser les régions voisines
de la vie – où bientôt le dormeur entendra, de celle-ci, les ru-
meurs presque vagues encore, mais déjà perceptibles, bien que
déformées – et atterrir brusquement au réveil. Alors de ces
sommeils profonds on s’éveille dans une aurore, ne sachant qui
on est, n’étant personne, neuf, prêt à tout, le cerveau se trou-
vant vidé de ce passé qui était la vie jusque-là. Et peut-être est-
ce plus beau encore quand l’atterrissage du réveil se fait bruta-
lement et que nos pensées du sommeil, dérobées par une
chape d’oubli, n’ont pas le temps de revenir progressivement
avant que le sommeil ne cesse. Alors du noir orage qu’il nous
semble avoir traversé (mais nous ne disons même pas nous)
nous sortons gisants, sans pensées, un « nous » qui serait sans
contenu. Quel coup de marteau l’être ou la chose qui est là a-t-
elle reçu pour tout ignorer, stupéfaite jusqu’au moment où la
mémoire accourue lui rend la conscience ou la personnalité ?
Encore, pour ces deux genres de réveil, faut-il ne pas s’endor-
mir, même profondément, sous la loi de l’habitude. Car tout ce
que l’habitude enserre dans ses filets, elle le surveille, il faut
lui échapper, prendre le sommeil au moment où on croyait
faire tout autre chose que dormir, prendre en un mot un som-
meil qui ne demeure pas sous la tutelle de la prévoyance, avec
la compagnie, même cachée, de la réflexion.
Du moins, dans ces réveils tels que je viens de les décrire, et
qui étaient la plupart du temps les miens quand j’avais dîné la
veille à la Raspelière, tout se passait comme s’il en était ainsi,
et je peux en témoigner, moi l’étrange humain qui, en atten-
dant que la mort le délivre, vis les volets clos, ne sais rien du
monde, reste immobile comme un hibou et, comme celui-ci, ne
vois un peu clair que dans les ténèbres. Tout se passe comme
s’il en était ainsi, mais peut-être seule une couche d’étoupe a-t-
elle empêché le dormeur de percevoir le dialogue intérieur des
souvenirs et le verbiage incessant du sommeil. Car (ce qui
peut, du reste, s’expliquer aussi bien dans le premier système,
plus vaste, plus mystérieux, plus astral) au moment où le réveil

371
se produit, le dormeur entend une voix intérieure qui lui dit :
« Viendrez-vous à ce dîner ce soir, cher ami ? comme ce serait
agréable ! » et pense : « Oui, comme ce sera agréable, j’irai » ;
puis, le réveil s’accentuant, il se rappelle soudain : « Ma
grand’mère n’a plus que quelques semaines à vivre, assure le
docteur. » Il sonne, il pleure à l’idée que ce ne sera pas,
comme autrefois, sa grand’mère, sa grand’mère mourante,
mais un indifférent valet de chambre qui va venir, lui répondre.
Du reste, quand le sommeil l’emmenait si loin hors du monde
habité par le souvenir et la pensée, à travers un éther où il
était seul, plus que seul, n’ayant même pas ce compagnon où
l’on s’aperçoit soi-même, il était hors du temps et de ses me-
sures. Déjà le valet de chambre entre, et il n’ose lui demander
l’heure, car il ignore s’il a dormi, combien d’heures il a dormi
(il se demande si ce n’est pas combien de jours, tant il revient
le corps rompu et l’esprit reposé, le cœur nostalgique, comme
d’un voyage trop lointain pour n’avoir pas duré longtemps).
Certes on peut prétendre qu’il n’y a qu’un temps, pour la fu-
tile raison que c’est en regardant la pendule qu’on a constaté
n’être qu’un quart d’heure ce qu’on avait cru une journée.
Mais au moment où on le constate, on est justement un homme
éveillé, plongé dans le temps des hommes éveillés, on a déser-
té l’autre temps. Peut-être même plus qu’un autre temps : une
autre vie. Les plaisirs qu’on a dans le sommeil, on ne les fait
pas figurer dans le compte des plaisirs éprouvés au cours de
l’existence. Pour ne faire allusion qu’au plus vulgairement sen-
suel de tous, qui de nous, au réveil, n’a ressenti quelque agace-
ment d’avoir éprouvé, en dormant, un plaisir que, si l’on ne
veut pas trop se fatiguer, on ne peut plus, une fois éveillé, re-
nouveler indéfiniment ce jour-là ? C’est comme du bien perdu.
On a eu du plaisir dans une autre vie qui n’est pas la nôtre.
Souffrances et plaisirs du rêve (qui généralement s’éva-
nouissent bien vite au réveil), si nous les faisons figurer dans
un budget, ce n’est pas dans celui de la vie courante.
J’ai dit deux temps ; peut-être n’y en a-t-il qu’un seul, non
que celui de l’homme éveillé soit valable pour le dormeur, mais
peut-être parce que l’autre vie, celle où on dort, n’est pas –
dans sa partie profonde – soumise à la catégorie du temps. Je
me le figurais quand, aux lendemains des dîners à la Raspe-
lière, je m’endormais si complètement. Voici pourquoi. Je

372
commençais à me désespérer, au réveil, en voyant qu’après
que j’avais sonné dix fois, le valet de chambre n’était pas venu.
À la onzième il entrait. Ce n’était que la première. Les dix
autres n’étaient que des ébauches, dans mon sommeil qui du-
rait encore, du coup de sonnette que je voulais. Mes mains
gourdes n’avaient seulement pas bougé. Or ces matins-là (et
c’est ce qui me fait dire que le sommeil ignore peut-être la loi
du temps), mon effort pour m’éveiller consistait surtout en un
effort pour faire entrer le bloc obscur, non défini, du sommeil
que je venais de vivre, aux cadres du temps. Ce n’est pas tâche
facile ; le sommeil, qui ne sait si nous avons dormi deux heures
ou deux jours, ne peut nous fournir aucun point de repère. Et
si nous n’en trouvons pas au dehors, ne parvenant pas à ren-
trer dans le temps, nous nous rendormons pour cinq minutes,
qui nous semblent trois heures.
J’ai toujours dit – et expérimenté – que le plus puissant des
hypnotiques est le sommeil. Après avoir dormi profondément
deux heures, s’être battu avec tant de géants, et avoir noué
pour toujours tant d’amitiés, il est bien plus difficile de
s’éveiller qu’après avoir pris plusieurs grammes de véronal.
Aussi, raisonnant de l’un à l’autre, je fus surpris d’apprendre
par le philosophe norvégien, qui le tenait de M. Boutroux,
« son éminent collègue – pardon, son confrère », – ce que M.
Bergson pensait des altérations particulières de la mémoire
dues aux hypnotiques. « Bien entendu, aurait dit M. Bergson à
M. Boutroux, à en croire le philosophe norvégien, les hypno-
tiques pris de temps en temps, à doses modérées, n’ont pas
d’influence sur cette solide mémoire de notre vie de tous les
jours, si bien installée en nous. Mais il est d’autres mémoires,
plus hautes, plus instables aussi. Un de mes collègues fait un
cours d’histoire ancienne. Il m’a dit que si, la veille, il avait pris
un cachet pour dormir, il avait de la peine, pendant son cours,
à retrouver les citations grecques dont il avait besoin. Le doc-
teur qui lui avait recommandé ces cachets lui assura qu’ils
étaient sans influence sur la mémoire. « C’est peut-être que
vous n’avez pas à faire de citations grecques », lui avait répon-
du l’historien, non sans un orgueil moqueur. »
Je ne sais si cette conversation entre M. Bergson et M. Bou-
troux est exacte. Le philosophe norvégien, pourtant si profond
et si clair, si passionnément attentif, a pu mal comprendre.

373
Personnellement mon expérience m’a donné des résultats
opposés.
Les moments d’oubli qui suivent, le lendemain, l’ingestion de
certains narcotiques ont une ressemblance partielle seulement,
mais troublante, avec l’oubli qui règne au cours d’une nuit de
sommeil naturel et profond. Or, ce que j’oublie dans l’un et
l’autre cas, ce n’est pas tel vers de Baudelaire qui me fatigue
plutôt, « ainsi qu’un tympanon », ce n’est pas tel concept d’un
des philosophes cités, c’est la réalité elle-même des choses vul-
gaires qui m’entourent – si je dors – et dont la non-perception
fait de moi un fou ; c’est, si je suis éveillé et sors à la suite d’un
sommeil artificiel, non pas le système de Porphyre ou de Plotin,
dont je puis discuter aussi bien qu’un autre jour, mais la ré-
ponse que j’ai promis de donner à une invitation, au souvenir
de laquelle s’est substitué un pur blanc. L’idée élevée est res-
tée à sa place ; ce que l’hypnotique a mis hors d’usage c’est le
pouvoir d’agir dans les petites choses, dans tout ce qui de-
mande de l’activité pour ressaisir juste à temps, pour empoi-
gner tel souvenir de la vie de tous les jours. Malgré tout ce
qu’on peut dire de la survie après la destruction du cerveau, je
remarque qu’à chaque altération du cerveau correspond un
fragment de mort. Nous possédons tous nos souvenirs, sinon la
faculté de nous les rappeler, dit d’après M. Bergson le grand
philosophe norvégien, dont je n’ai pas essayé, pour ne pas ra-
lentir encore, d’imiter le langage. Sinon la faculté de se les
rappeler. Mais qu’est-ce qu’un souvenir qu’on ne se rappelle
pas ? Ou bien, allons plus loin. Nous ne nous rappelons pas nos
souvenirs des trente dernières années ; mais ils nous baignent
tout entiers ; pourquoi alors s’arrêter à trente années, pour-
quoi ne pas prolonger jusqu’au delà de la naissance cette vie
antérieure ? Du moment que je ne connais pas toute une partie
des souvenirs qui sont derrière moi, du moment qu’ils me sont
invisibles, que je n’ai pas la faculté de les appeler à moi, qui
me dit que, dans cette masse inconnue de moi, il n’y en a pas
qui remontent à bien au delà de ma vie humaine ? Si je puis
avoir en moi et autour de moi tant de souvenirs dont je ne me
souviens pas, cet oubli (du moins oubli de fait puisque je n’ai
pas la faculté de rien voir) peut porter sur une vie que j’ai vé-
cue dans le corps d’un autre homme, même sur une autre pla-
nète. Un même oubli efface tout. Mais alors que signifie cette

374
immortalité de l’âme dont le philosophe norvégien affirmait la
réalité ? L’être que je serai après la mort n’a pas plus de rai-
sons de se souvenir de l’homme que je suis depuis ma nais-
sance que ce dernier ne se souvient de ce que j’ai été avant
elle.
Le valet de chambre entrait. Je ne lui disais pas que j’avais
sonné plusieurs fois, car je me rendais compte que je n’avais
fait jusque-là que le rêve que je sonnais. J’étais effrayé pour-
tant de penser que ce rêve avait eu la netteté de la connais-
sance. La connaissance aurait-elle, réciproquement, l’irréalité
du rêve ?
En revanche, je lui demandais qui avait tant sonné cette nuit.
Il me disait : personne, et pouvait l’affirmer, car le « tableau »
des sonneries eût marqué. Pourtant j’entendais les coups répé-
tés, presque furieux, qui vibraient encore dans mon oreille et
devaient me rester perceptibles pendant plusieurs jours. Il est
pourtant rare que le sommeil jette ainsi dans la vie éveillée des
souvenirs qui ne meurent pas avec lui. On peut compter ces aé-
rolithes. Si c’est une idée que le sommeil a forgée, elle se dis-
socie très vite en fragments ténus, irretrouvables. Mais, là, le
sommeil avait fabriqué des sons. Plus matériels et plus simples,
ils duraient davantage.
J’étais étonné de l’heure relativement matinale que me disait
le valet de chambre. Je n’en étais pas moins reposé. Ce sont les
sommeils légers qui ont une longue durée, parce qu’intermé-
diaires entre la veille et le sommeil, gardant de la première
une notion un peu effacée mais permanente, il leur faut infini-
ment plus de temps pour nous reposer qu’un sommeil profond,
lequel peut être court. Je me sentais bien à mon aise pour une
autre raison. S’il suffit de se rappeler qu’on s’est fatigué pour
sentir péniblement sa fatigue, se dire : « Je me suis reposé »
suffit à créer le repos. Or j’avais rêvé que M. de Charlus avait
cent dix ans et venait de donner une paire de claques à sa
propre mère ; de Mme Verdurin, qu’elle avait acheté cinq mil-
liards un bouquet de violettes ; j’étais donc assuré d’avoir dor-
mi profondément, rêvé à rebours de mes notions de la veille et
de toutes les possibilités de la vie courante ; cela suffisait pour
que je me sentisse tout reposé.
J’aurais bien étonné ma mère, qui ne pouvait comprendre
l’assiduité de M. de Charlus chez les Verdurin, si je lui avais

375
raconté (précisément le jour où avait été commandée la toque
d’Albertine, sans rien lui en dire et pour qu’elle en eût la sur-
prise) avec qui M. de Charlus était venu dîner dans un salon au
Grand-Hôtel de Balbec. L’invité n’était autre que le valet de
pied d’une cousine des Cambremer. Ce valet de pied était ha-
billé avec une grande élégance et, quand il traversa le hall
avec le baron, il « fit homme du monde » aux yeux des tou-
ristes, comme aurait dit Saint-Loup. Même les jeunes chas-
seurs, les « lévites » qui descendaient en foule les degrés du
temple à ce moment, parce que c’était celui de la relève, ne
firent pas attention aux deux arrivants, dont l’un, M. de Char-
lus, tenait, en baissant les yeux, à montrer qu’il leur en accor-
dait très peu. Il avait l’air de se frayer un passage au milieu
d’eux. « Prospérez, cher espoir d’une nation sainte », dit-il en
se rappelant des vers de Racine, cités dans un tout autre sens.
« Plaît-il ? » demanda le valet de pied, peu au courant des clas-
siques. M. de Charlus ne lui répondit pas, car il mettait un cer-
tain orgueil à ne pas tenir compte des questions et à marcher
droit devant lui comme s’il n’y avait pas eu d’autres clients de
l’hôtel et s’il n’existait au monde que lui, baron de Charlus.
Mais ayant continué les vers de Josabeth : « Venez, venez, mes
filles », il se sentit dégoûté et n’ajouta pas, comme elle : « il
faut les appeler », car ces jeunes enfants n’avaient pas encore
atteint l’âge où le sexe est entièrement formé et qui plaisait à
M. de Charlus.
D’ailleurs, s’il avait écrit au valet de pied de Mme de Chevre-
gny, parce qu’il ne doutait pas de sa docilité, il l’avait espéré
plus viril. Il le trouvait, à le voir, plus efféminé qu’il n’eût vou-
lu. Il lui dit qu’il aurait cru avoir affaire à quelqu’un d’autre,
car il connaissait de vue un autre valet de pied de Mme de Che-
vregny, qu’en effet il avait remarqué sur la voiture. C’était une
espèce de paysan fort rustaud, tout l’opposé de celui-ci, qui, es-
timant au contraire ses mièvreries autant de supériorités et ne
doutant pas que ce fussent ces qualités d’homme du monde qui
eussent séduit M. de Charlus, ne comprit même pas de qui le
baron voulait parler. « Mais je n’ai aucun camarade qu’un que
vous ne pouvez pas avoir reluqué, il est affreux, il a l’air d’un
gros paysan. » Et à l’idée que c’était peut-être ce rustre que le
baron avait vu, il éprouva une piqûre d’amour-propre. Le baron
la devina et, élargissant son enquête : « Mais je n’ai pas fait un

376
vœu spécial de ne connaître que des gens de Mme de
Chevregny, dit-il. Est-ce que ici, ou à Paris puisque vous partez
bientôt, vous ne pourriez pas me présenter beaucoup de vos
camarades d’une maison ou d’une autre ? – Oh ! non ! répondit
le valet de pied, je ne fréquente personne de ma classe. Je ne
leur parle que pour le service. Mais il y a quelqu’un de très
bien que je pourrai vous faire connaître. – Qui ? demanda le ba-
ron. – Le prince de Guermantes. » M. de Charlus fut dépité
qu’on ne lui offrît qu’un homme de cet âge, et pour lequel, du
reste, il n’avait pas besoin de la recommandation d’un valet de
pied. Aussi déclina-t-il l’offre d’un ton sec et, ne se laissant pas
décourager par les prétentions mondaines du larbin, recom-
mença à lui expliquer ce qu’il voudrait, le genre, le type, soit
un jockey, etc… Craignant que le notaire, qui passait à ce
moment-là, ne l’eût entendu, il crut fin de montrer qu’il parlait
de tout autre chose que de ce qu’on aurait pu croire et dit avec
insistance et à la cantonade, mais comme s’il ne faisait que
continuer sa conversation : « Oui, malgré mon âge j’ai gardé le
goût de bibeloter, le goût des jolis bibelots, je fais des folies
pour un vieux bronze, pour un lustre ancien. J’adore le Beau. »
Mais pour faire comprendre au valet de pied le changement
de sujet qu’il avait exécuté si rapidement, M. de Charlus pesait
tellement sur chaque mot, et de plus, pour être entendu du no-
taire, il les criait tous si fort, que tout ce jeu de scène eût suffi
à déceler ce qu’il cachait pour des oreilles plus averties que
celles de l’officier ministériel. Celui-ci ne se douta de rien, non
plus qu’aucun autre client de l’hôtel, qui virent tous un élégant
étranger dans le valet de pied si bien mis. En revanche, si les
hommes du monde s’y trompèrent et le prirent pour un Améri-
cain très chic, à peine parut-il devant les domestiques qu’il fut
deviné par eux, comme un forçat reconnaît un forçat, même
plus vite, flairé à distance comme un animal par certains ani-
maux. Les chefs de rang levèrent l’œil. Aimé jeta un regard
soupçonneux. Le sommelier, haussant les épaules, dit derrière
sa main, parce qu’il crut cela de la politesse, une phrase déso-
bligeante que tout le monde entendit.
Et même notre vieille Françoise, dont la vue baissait et qui
passait à ce moment-là au pied de l’escalier pour aller dîner
« aux courriers », leva la tête, reconnut un domestique là où
des convives de l’hôtel ne le soupçonnaient pas – comme la

377
vieille nourrice Euryclée reconnaît Ulysse bien avant les pré-
tendants assis au festin – et, voyant marcher familièrement
avec lui M. de Charlus, eut une expression accablée, comme si
tout d’un coup des méchancetés qu’elle avait entendu dire et
n’avait pas crues eussent acquis à ses yeux une navrante vrai-
semblance. Elle ne me parla jamais, ni à personne, de cet inci-
dent, mais il dut faire faire à son cerveau un travail considé-
rable, car plus tard, chaque fois qu’à Paris elle eut l’occasion
de voir Jupien, qu’elle avait jusque-là tant aimé, elle eut tou-
jours avec lui de la politesse, mais qui avait refroidi et était
toujours additionnée d’une forte dose de réserve. Ce même in-
cident amena au contraire quelqu’un d’autre à me faire une
confidence ; ce fut Aimé. Quand j’avais croisé M. de Charlus,
celui-ci, qui n’avait pas cru me rencontrer, me cria, en levant la
main : « bonsoir », avec l’indifférence, apparente du moins,
d’un grand seigneur qui se croit tout permis et qui trouve plus
habile d’avoir l’air de ne pas se cacher. Or Aimé, qui, à ce mo-
ment, l’observait d’un œil méfiant et qui vit que je saluais le
compagnon de celui en qui il était certain de voir un domes-
tique, me demanda le soir même qui c’était.
Car depuis quelque temps Aimé aimait à causer ou plutôt,
comme il disait, sans doute pour marquer le caractère selon lui
philosophique de ces causeries, à « discuter » avec moi. Et
comme je lui disais souvent que j’étais gêné qu’il restât debout
près de moi pendant que je dînais au lieu qu’il pût s’asseoir et
partager mon repas, il déclarait qu’il n’avait jamais vu un client
ayant « le raisonnement aussi juste ». Il causait en ce moment
avec deux garçons. Ils m’avaient salué, je ne savais pas pour-
quoi ; leurs visages m’étaient inconnus, bien que dans leur
conversation résonnât une rumeur qui ne me semblait pas nou-
velle. Aimé les morigénait tous deux à cause de leurs fian-
çailles, qu’il désapprouvait. Il me prit à témoin, je dis que je ne
pouvais avoir d’opinion, ne les connaissant pas. Ils me rappe-
lèrent leur nom, qu’ils m’avaient souvent servi à Rivebelle.
Mais l’un avait laissé pousser sa moustache, l’autre l’avait ra-
sée et s’était fait tondre ; et à cause de cela, bien que ce fût
leur tête d’autrefois qui était posée sur leurs épaules (et non
une autre, comme dans les restaurations fautives de Notre-
Dame), elle m’était restée aussi invisible que ces objets qui
échappent aux perquisitions les plus minutieuses, et qui

378
traînent simplement aux yeux de tous, lesquels ne les re-
marquent pas, sur une cheminée. Dès que je sus leur nom, je
reconnus exactement la musique incertaine de leur voix parce
que je revis leur ancien visage qui la déterminait. « Ils veulent
se marier et ils ne savent seulement pas l’anglais ! » me dit Ai-
mé, qui ne songeait pas que j’étais peu au courant de la profes-
sion hôtelière et comprenais mal que, si on ne sait pas les
langues étrangères, on ne peut pas compter sur une situation.
Moi qui croyais qu’il saurait aisément que le nouveau dîneur
était M. de Charlus, et me figurais même qu’il devait se le rap-
peler, l’ayant servi dans la salle à manger quand le baron était
venu, pendant mon premier séjour à Balbec, voir Mme de Ville-
parisis, je lui dis son nom. Or non seulement Aimé ne se rappe-
lait pas le baron de Charlus, mais ce nom parut lui produire
une impression profonde. Il me dit qu’il chercherait le lende-
main dans ses affaires une lettre que je pourrais peut-être lui
expliquer. Je fus d’autant plus étonné que M. de Charlus,
quand il avait voulu me donner un livre de Bergotte, à Balbec,
la première année, avait fait spécialement demander Aimé,
qu’il avait dû retrouver ensuite dans ce restaurant de Paris où
j’avais déjeuné avec Saint-Loup et sa maîtresse et où M. de
Charlus était venu nous espionner. Il est vrai qu’Aimé n’avait
pu accomplir en personne ces missions, étant, une fois, couché
et, la seconde fois, en train de servir. J’avais pourtant de
grands doutes sur sa sincérité quand il prétendait ne pas
connaître M. de Charlus. D’une part, il avait dû convenir au ba-
ron. Comme tous les chefs d’étage de l’hôtel de Balbec, comme
plusieurs valets de chambre du prince de Guermantes, Aimé
appartenait à une race plus ancienne que celle du prince, donc
plus noble. Quand on demandait un salon, on se croyait
d’abord seul. Mais bientôt dans l’office on apercevait un sculp-
tural maître d’hôtel, de ce genre étrusque roux dont Aimé était
le type, un peu vieilli par les excès de champagne et voyant ve-
nir l’heure nécessaire de l’eau de Contrexéville. Tous les
clients ne leur demandaient pas que de les servir. Les commis,
qui étaient jeunes, scrupuleux, pressés, attendus par une maî-
tresse en ville, se dérobaient. Aussi Aimé leur reprochait-il de
n’être pas sérieux. Il en avait le droit. Sérieux, lui l’était. Il
avait une femme et des enfants, de l’ambition pour eux. Aussi
les avances qu’une étrangère ou un étranger lui faisaient, il ne

379
les repoussait pas, fallût-il rester toute la nuit. Car le travail
doit passer avant tout. Il avait tellement le genre qui pouvait
plaire à M. de Charlus que je le soupçonnai de mensonge
quand il me dit ne pas le connaître. Je me trompais. C’est en
toute vérité que le groom avait dit au baron qu’Aimé (qui lui
avait passé un savon le lendemain) était couché (ou sorti), et
l’autre fois en train de servir. Mais l’imagination suppose au
delà de la réalité. Et l’embarras du groom avait probablement
excité chez M. de Charlus, quant à la sincérité de ses excuses,
des doutes qui avaient blessé chez lui des sentiments qu’Aimé
ne soupçonnait pas. On a vu aussi que Saint-Loup avait empê-
ché Aimé d’aller à la voiture où M. de Charlus qui, je ne sais
comment, s’était procuré la nouvelle adresse du maître d’hôtel,
avait éprouvé une nouvelle déception. Aimé, qui ne l’avait pas
remarqué, éprouva un étonnement qu’on peut concevoir
quand, le soir même du jour où j’avais déjeuné avec Saint-Loup
et sa maîtresse, il reçut une lettre fermée par un cachet aux
armes de Guermantes et dont je citerai ici quelques passages
comme exemple de folie unilatérale chez un homme intelligent
s’adressant à un imbécile sensé. « Monsieur, je n’ai pu réussir,
malgré des efforts qui étonneraient bien des gens cherchant in-
utilement à être reçus et salués par moi, à obtenir que vous
écoutiez les quelques explications que vous ne me demandiez
pas mais que je croyais de ma dignité et de la vôtre de vous of-
frir. Je vais donc écrire ici ce qu’il eût été plus aisé de vous
dire de vive voix. Je ne vous cacherai pas que, la première fois
que je vous ai vu à Balbec, votre figure m’a été franchement
antipathique. » Suivaient alors des réflexions sur la ressem-
blance – remarquée le second jour seulement – avec un ami dé-
funt pour qui M. de Charlus avait eu une grande affection.
« J’avais eu alors un moment l’idée que vous pouviez, sans gê-
ner en rien votre profession, venir, en faisant avec moi les par-
ties de cartes avec lesquelles sa gaieté savait dissiper ma tris-
tesse, me donner l’illusion qu’il n’était pas mort. Quelle que
soit la nature des suppositions plus ou moins sottes que vous
avez probablement faites et plus à la portée d’un serviteur (qui
ne mérite même pas ce nom puisque il n’a pas voulu servir)
que la compréhension d’un sentiment si élevé, vous avez pro-
bablement cru vous donner de l’importance, ignorant qui
j’étais et ce que j’étais, en me faisant répondre, quand je vous

380
faisais demander un livre, que vous étiez couché ; or c’est une
erreur de croire qu’un mauvais procédé ajoute jamais à la
grâce, dont vous êtes d’ailleurs entièrement dépourvu. J’aurais
brisé là si par hasard, le lendemain matin, je ne vous avais pu
parler. Votre ressemblance avec mon pauvre ami s’accentua
tellement, faisant disparaître jusqu’à la forme insupportable de
votre menton proéminent, que je compris que c’était le défunt
qui à ce moment vous prêtait de son expression si bonne afin
de vous permettre de me ressaisir, et de vous empêcher de
manquer la chance unique qui s’offrait à vous. En effet,
quoique je ne veuille pas, puisque tout cela n’a plus d’objet et
que je n’aurai plus l’occasion de vous rencontrer en cette vie,
mêler à tout cela de brutales questions d’intérêt, j’aurais été
trop heureux d’obéir à la prière du mort (car je crois à la com-
munion des saints et à leur velléité d’intervention dans le des-
tin des vivants), d’agir avec vous comme avec lui, qui avait sa
voiture, ses domestiques, et à qui il était bien naturel que je
consacrasse la plus grande partie de mes revenus puisque je
l’aimais comme un fils. Vous en avez décidé autrement. À ma
demande que vous me rapportiez un livre, vous avez fait ré-
pondre que vous aviez à sortir. Et ce matin, quand je vous ai
fait demander de venir à ma voiture, vous m’avez, si je peux,
parler ainsi sans sacrilège, renié pour la troisième fois. Vous
m’excuserez de ne pas mettre dans cette enveloppe les pour-
boires élevés que je comptais vous donner à Balbec et auxquels
il me serait trop pénible de m’en tenir à l’égard de quelqu’un
avec qui j’avais cru un moment tout partager. Tout au plus
pourriez-vous m’éviter de faire auprès de vous, dans votre res-
taurant, une quatrième tentative inutile et jusqu’à laquelle ma
patience n’ira pas. (Et ici M. de Charlus donnait son adresse,
l’indication des heures où on le trouverait, etc… ) Adieu, Mon-
sieur. Comme je crois que, ressemblant tant à l’ami que j’ai
perdu, vous ne pouvez être entièrement stupide, sans quoi la
physiognomonie serait une science fausse, je suis persuadé
qu’un jour, si vous repensez à cet incident, ce ne sera pas sans
éprouver quelque regret et quelque remords. Pour ma part,
croyez que bien sincèrement je n’en garde aucune amertume.
J’aurais mieux aimé que nous nous quittions sur un moins mau-
vais souvenir que cette troisième démarche inutile. Elle sera
vite oubliée. Nous sommes comme ces vaisseaux que vous avez

381
dû apercevoir parfois de Balbec, qui se sont croisés un mo-
ment ; il eût pu y avoir avantage pour chacun d’eux à stopper ;
mais l’un a jugé différemment ; bientôt ils ne s’apercevront
même plus à l’horizon, et la rencontre est effacée ; mais avant
cette séparation définitive, chacun salue l’autre, et c’est ce que
fait ici, Monsieur, en vous souhaitant bonne chance, le Baron
de Charlus. »
Aimé n’avait pas même lu cette lettre jusqu’au bout, n’y com-
prenant rien et se méfiant d’une mystification. Quand je lui eus
expliqué qui était le baron, il parut quelque peu rêveur et
éprouva ce regret que M. de Charlus lui avait prédit. Je ne ju-
rerais même pas qu’il n’eût alors écrit pour s’excuser à un
homme qui donnait des voitures à ses amis. Mais dans l’inter-
valle M. de Charlus avait fait la connaissance de Morel. Tout
au plus, les relations avec celui-ci étant peut-être platoniques,
M. de Charlus recherchait-il parfois, pour un soir, une compa-
gnie comme celle dans laquelle je venais de le rencontrer dans
le hall. Mais il ne pouvait plus détourner de Morel le sentiment
violent qui, libre quelques années plus tôt, n’avait demandé
qu’à se fixer sur Aimé et qui avait dicté la lettre dont j’étais gê-
né pour M. de Charlus et que m’avait montrée le maître
d’hôtel. Elle était, à cause de l’amour antisocial qu’était celui
de M. de Charlus, un exemple plus frappant de la force insen-
sible et puissante qu’ont ces courants de la passion et par les-
quels l’amoureux, comme un nageur entraîné sans s’en aperce-
voir, bien vite perd de vue la terre. Sans doute l’amour d’un
homme normal peut aussi, quand l’amoureux, par l’interven-
tion successive de ses désirs, de ses regrets, de ses déceptions,
de ses projets, construit tout un roman sur une femme qu’il ne
connaît pas, permettre de mesurer un assez notable écarte-
ment de deux branches de compas. Tout de même un tel écar-
tement était singulièrement élargi par le caractère d’une pas-
sion qui n’est pas généralement partagée et par la différence
des conditions de M. de Charlus et d’Aimé.
Tous les jours, je sortais avec Albertine. Elle s’était décidée à
se remettre à la peinture et avait d’abord choisi, pour tra-
vailler, l’église Saint-Jean de la Haise qui n’est plus fréquentée
par personne et est connue de très peu, difficile à se faire indi-
quer, impossible à découvrir sans être guidé, longue à at-
teindre dans son isolement, à plus d’une demi-heure de la

382
station d’Épreville, les dernières maisons du village de Quette-
holme depuis longtemps passées. Pour le nom d’Épreville, je ne
trouvai pas d’accord le livre du curé et les renseignements de
Brichot. D’après l’un, Épreville était l’ancienne Sprevilla ;
l’autre indiquait comme étymologie Aprivilla. La première fois
nous prîmes un petit chemin de fer dans la direction opposée à
Féterne, c’est-à-dire vers Grattevast. Mais c’était la canicule et
ç’avait déjà été terrible de partir tout de suite après le déjeu-
ner. J’eusse mieux aimé ne pas sortir si tôt ; l’air lumineux et
brûlant éveillait des idées d’indolence et de rafraîchissement. Il
remplissait nos chambres, à ma mère et à moi, selon leur expo-
sition, à des températures inégales, comme des chambres de
balnéation. Le cabinet de toilette de maman, festonné par le
soleil, d’une blancheur éclatante et mauresque, avait l’air plon-
gé au fond d’un puits, à cause des quatre murs en plâtras sur
lesquels il donnait, tandis que tout en haut, dans le carré laissé
vide, le ciel, dont on voyait glisser, les uns par-dessus les
autres, les flots moelleux et superposés, semblait (à cause du
désir qu’on avait), situé sur une terrasse ou, vu à l’envers dans
quelque glace accrochée à la fenêtre, une piscine pleine d’une
eau bleue, réservée aux ablutions. Malgré cette brûlante tem-
pérature, nous avions été prendre le train d’une heure. Mais
Albertine avait eu très chaud dans le wagon, plus encore dans
le long trajet à pied, et j’avais peur qu’elle ne prît froid en res-
tant ensuite immobile dans ce creux humide que le soleil n’at-
teint pas. D’autre part, et dès nos premières visites à Elstir,
m’étant rendu compte qu’elle eût apprécié non seulement le
luxe, mais même un certain confort dont son manque d’argent
la privait, je m’étais entendu avec un loueur de Balbec afin que
tous les jours une voiture vînt nous chercher. Pour avoir moins
chaud nous prenions par la forêt de Chantepie. L’invisibilité
des innombrables oiseaux, quelques-uns à demi marins, qui s’y
répondaient à côté de nous dans les arbres donnait la même
impression de repos qu’on a les yeux fermés. À côté
d’Albertine, enchaîné par ses bras au fond de la voiture, j’écou-
tais ces Océanides. Et quand par hasard j’apercevais l’un de
ces musiciens qui passaient d’une feuille sous une autre, il y
avait si peu de lien apparent entre lui et ses chants que je ne
croyais pas voir la cause de ceux-ci dans le petit corps sau-
tillant, humble, étonné et sans regard. La voiture ne pouvait

383
pas nous conduire jusqu’à l’église. Je la faisais arrêter au sortir
de Quetteholme et je disais au revoir à Albertine. Car elle
m’avait effrayé en me disant de cette église comme d’autres
monuments, de certains tableaux : « Quel plaisir ce serait de
voir cela avec vous ! » Ce plaisir-là, je ne me sentais pas ca-
pable de le donner. Je n’en ressentais devant les belles choses
que si j’étais seul, ou feignais de l’être et me taisais. Mais puis-
qu’elle avait cru pouvoir éprouver, grâce à moi, des sensations
d’art qui ne se communiquent pas ainsi, je trouvais plus pru-
dent de lui dire que je la quittais, viendrais la rechercher à la
fin de la journée, mais que d’ici là il fallait que je retournasse
avec la voiture faire une visite à Mme Verdurin ou aux Cambre-
mer, ou même passer une heure avec maman à Balbec, mais ja-
mais plus loin. Du moins, les premiers temps. Car Albertine
m’ayant une fois dit par caprice : « C’est ennuyeux que la na-
ture ait si mal fait les choses et qu’elle ait mis Saint-Jean de la
Haise d’un côté, la Raspelière d’un autre, qu’on soit pour toute
la journée emprisonnée dans l’endroit qu’on a choisi » ; dès
que j’eus reçu la toque et le voile, je commandai, pour mon
malheur, une automobile à Saint-Fargeau (Sanctus Ferreolus
selon le livre du curé). Albertine, laissée par moi dans l’igno-
rance, et qui était venue me chercher, fut surprise en enten-
dant devant l’hôtel le ronflement du moteur, ravie quand elle
sut que cette auto était pour nous. Je la fis monter un instant
dans ma chambre. Elle sautait de joie. « Nous allons faire une
visite aux Verdurin ? – Oui, mais il vaut mieux que vous n’y al-
liez pas dans cette tenue puisque vous allez avoir votre auto.
Tenez, vous serez mieux ainsi. » Et je sortis la toque et le voile,
que j’avais cachés. « C’est à moi ? Oh ! ce que vous êtes gen-
til », s’écria-t-elle en me sautant au cou. Aimé, nous rencon-
trant dans l’escalier, fier de l’élégance d’Albertine et de notre
moyen de transport, car ces voitures étaient assez rares à Bal-
bec, se donna le plaisir de descendre derrière nous. Albertine,
désirant être vue un peu dans sa nouvelle toilette, me demanda
de faire relever la capote, qu’on baisserait ensuite pour que
nous soyons plus librement ensemble. « Allons, dit Aimé au mé-
canicien, qu’il ne connaissait d’ailleurs pas et qui n’avait pas
bougé, tu n’entends pas qu’on te dit de relever ta capote ? »
Car Aimé, dessalé par la vie d’hôtel, où il avait conquis, du
reste, un rang éminent, n’était pas aussi timide que le cocher

384
de fiacre pour qui Françoise était une « dame » ; malgré le
manque de présentation préalable, les plébéiens qu’il n’avait
jamais vus il les tutoyait, sans qu’on sût trop si c’était de sa
part dédain aristocratique ou fraternité populaire. « Je ne suis
pas libre, répondit le chauffeur qui ne me connaissait pas. Je
suis commandé pour Mlle Simonet. Je ne peux pas conduire
Monsieur. » Aimé s’esclaffa : « Mais voyons, grand gourdiflot,
répondit-il au mécanicien, qu’il convainquit aussitôt, c’est jus-
tement Mlle Simonet, et Monsieur, qui te commande de lever ta
capote, est justement ton patron. » Et comme Aimé, quoique
n’ayant pas personnellement de sympathie pour Albertine,
était à cause de moi fier de la toilette qu’elle portait, il glissa
au chauffeur : « T’en conduirais bien tous les jours, hein ! si tu
pouvais, des princesses comme ça ! » Cette première fois, ce
ne fut pas moi seul qui pus aller à la Raspelière, comme je fis
d’autres jours pendant qu’Albertine peignait ; elle voulut y ve-
nir avec moi. Elle pensait bien que nous pourrions nous arrêter
çà et là sur la route, mais croyait impossible de commencer par
aller à Saint-Jean de la Haise, c’est-à-dire dans une autre direc-
tion, et de faire une promenade qui semblait vouée à un jour
différent. Elle apprit au contraire du mécanicien que rien
n’était plus facile que d’aller à Saint-Jean où il serait en vingt
minutes, et que nous y pourrions rester, si nous le voulions,
plusieurs heures, ou pousser beaucoup plus loin, car de Quet-
teholme à la Raspelière il ne mettrait pas plus de trente-cinq
minutes. Nous le comprîmes dès que la voiture, s’élançant,
franchit d’un seul bond vingt pas d’un excellent cheval. Les dis-
tances ne sont que le rapport de l’espace au temps et varient
avec lui. Nous exprimons la difficulté que nous avons à nous
rendre à un endroit, dans un système de lieues, de kilomètres,
qui devient faux dès que cette difficulté diminue. L’art en est
aussi modifié, puisqu’un village, qui semblait dans un autre
monde que tel autre, devient son voisin dans un paysage dont
les dimensions sont changées. En tout cas, apprendre qu’il
existe peut-être un univers où 2 et 2 font 5 et où la ligne droite
n’est pas le chemin le plus court d’un point à un autre, eût
beaucoup moins étonné Albertine que d’entendre le mécani-
cien lui dire qu’il était facile d’aller dans une même après-midi
à Saint-Jean et à la Raspelière. Douville et Quetteholme, Saint-
Mars-le-Vieux et Saint-Mars-le-Vêtu, Gourville et Balbec-le-

385
Vieux, Tourville et Féterne, prisonniers aussi hermétiquement
enfermés jusque-là dans la cellule de jours distincts que jadis
Méséglise et Guermantes, et sur lesquels les mêmes yeux ne
pouvaient se poser dans un seul après-midi, délivrés mainte-
nant par le géant aux bottes de sept lieues, vinrent assembler
autour de l’heure de notre goûter leurs clochers et leurs tours,
leurs vieux jardins que le bois avoisinant s’empressait de
découvrir.
Arrivée au bas de la route de la Corniche, l’auto monta d’un
seul trait, avec un bruit continu comme un couteau qu’on re-
passe, tandis que la mer, abaissée, s’élargissait au-dessous de
nous. Les maisons anciennes et rustiques de Montsurvent ac-
coururent en tenant serrés contre elles leur vigne ou leur ro-
sier ; les sapins de la Raspelière, plus agités que quand s’éle-
vait le vent du soir, coururent dans tous les sens pour nous évi-
ter, et un domestique nouveau que je n’avais encore jamais vu
vint nous ouvrir au perron, pendant que le fils du jardinier, tra-
hissant des dispositions précoces, dévorait des yeux la place du
moteur. Comme ce n’était pas un lundi, nous ne savions pas si
nous trouverions Mme Verdurin, car sauf ce jour-là, où elle re-
cevait, il était imprudent d’aller la voir à l’improviste. Sans
doute elle restait chez elle « en principe », mais cette expres-
sion, que Mme Swann employait au temps où elle cherchait elle
aussi à se faire son petit clan et à attirer les clients en ne bou-
geant pas, dût-elle souvent ne pas faire ses frais, et qu’elle tra-
duisait avec contresens en « par principe », signifiait seule-
ment « en règle générale », c’est-à-dire avec de nombreuses
exceptions. Car non seulement Mme Verdurin aimait à sortir,
mais elle poussait fort loin les devoirs de l’hôtesse, et quand
elle avait eu du monde à déjeuner, aussitôt après le café, les li-
queurs et les cigarettes (malgré le premier engourdissement
de la chaleur et de la digestion où on eût mieux aimé, à travers
les feuillages de la terrasse, regarder le paquebot de Jersey
passer sur la mer d’émail), le programme comprenait une suite
de promenades au cours desquelles les convives, installés de
force en voiture, étaient emmenés malgré eux vers l’un ou
l’autre des points de vue qui foisonnent autour de Douville.
Cette deuxième partie de la fête n’était pas, du reste (l’effort
de se lever et de monter en voiture accompli), celle qui plaisait
le moins aux invités, déjà préparés par les mets succulents, les

386
vins fins ou le cidre mousseux, à se laisser facilement griser
par la pureté de la brise et la magnificence des sites. Mme Ver-
durin faisait visiter ceux-ci aux étrangers un peu comme des
annexes (plus ou moins lointaines) de sa propriété, et qu’on ne
pouvait pas ne pas aller voir du moment qu’on venait déjeuner
chez elle et, réciproquement, qu’on n’aurait pas connus si on
n’avait pas été reçu chez la Patronne. Cette prétention de s’ar-
roger un droit unique sur les promenades comme sur le jeu de
Morel et jadis de Dechambre, et de contraindre les paysages à
faire partie du petit clan, n’était pas, du reste, aussi absurde
qu’elle semble au premier abord. Mme Verdurin se moquait
non seulement de l’absence de goût que, selon elle, les Cam-
bremer montraient dans l’ameublement de la Raspelière et
l’arrangement du jardin, mais encore de leur manque d’initia-
tive dans les promenades qu’ils faisaient, ou faisaient faire, aux
environs. De même que, selon elle, la Raspelière ne commen-
çait à devenir ce qu’elle aurait dû être que depuis qu’elle était
l’asile du petit clan, de même elle affirmait que les Cambre-
mer, refaisant perpétuellement dans leur calèche, le long du
chemin de fer, au bord de la mer, la seule vilaine route qu’il y
eût dans les environs, habitaient le pays de tout temps mais ne
le connaissaient pas. Il y avait du vrai dans cette assertion. Par
routine, défaut d’imagination, incuriosité d’une région qui
semble rebattue parce qu’elle est si voisine, les Cambremer ne
sortaient de chez eux que pour aller toujours aux mêmes en-
droits et par les mêmes chemins. Certes ils riaient beaucoup de
la prétention des Verdurin de leur apprendre leur propre pays.
Mais, mis au pied du mur, eux, et même leur cocher, eussent
été incapables de nous conduire aux splendides endroits, un
peu secrets, où nous menait M. Verdurin, levant ici la barrière
d’une propriété privée, mais abandonnée, où d’autres
n’eussent pas cru pouvoir s’aventurer ; là descendant de voi-
ture pour suivre un chemin qui n’était pas carrossable, mais
tout cela avec la récompense certaine d’un paysage mer-
veilleux. Disons, du reste, que le jardin de la Raspelière était
en quelque sorte un abrégé de toutes les promenades qu’on
pouvait faire à bien des kilomètres alentour. D’abord à cause
de sa position dominante, regardant d’un côté la vallée, de
l’autre la mer, et puis parce que, même d’un seul côté, celui de
la mer par exemple, des percées avaient été faites au milieu

387
des arbres de telle façon que d’ici on embrassait tel horizon, de
là tel autre. Il y avait à chacun de ces points de vue un banc ;
on venait s’asseoir tour à tour sur celui d’où on découvrait Bal-
bec, ou Parville, ou Douville. Même, dans une seule direction,
avait été placé un banc plus ou moins à pic sur la falaise, plus
ou moins en retrait. De ces derniers, on avait un premier plan
de verdure et un horizon qui semblait déjà le plus vaste pos-
sible, mais qui s’agrandissait infiniment si, continuant par un
petit sentier, on allait jusqu’à un banc suivant d’où l’on em-
brassait tout le cirque de la mer. Là on percevait exactement le
bruit des vagues, qui ne parvenait pas au contraire dans les
parties plus enfoncées du jardin, là où le flot se laissait voir en-
core, mais non plus entendre. Ces lieux de repos portaient, à la
Raspelière, pour les maîtres de maison, le nom de « vues ». Et
en effet ils réunissaient autour du château les plus belles
« vues » des pays avoisinants, des plages ou des forêts, aper-
çus fort diminués par l’éloignement, comme Hadrien avait as-
semblé dans sa villa des réductions des monuments les plus cé-
lèbres des diverses contrées. Le nom qui suivait le mot « vue »
n’était pas forcément celui d’un lieu de la côte, mais souvent
de la rive opposée de la baie et qu’on découvrait, gardant un
certain relief malgré l’étendue du panorama. De même qu’on
prenait un ouvrage dans la bibliothèque de M. Verdurin pour
aller lire une heure à la « vue de Balbec », de même, si le
temps était clair, on allait prendre des liqueurs à la « vue de
Rivebelle », à condition pourtant qu’il ne fît pas trop de vent,
car, malgré les arbres plantés de chaque côté, là l’air était vif.
Pour en revenir aux promenades en voiture que Mme Verdurin
organisait pour l’après-midi, la Patronne, si au retour elle trou-
vait les cartes de quelque mondain « de passage sur la côte »,
feignait d’être ravie mais était désolée d’avoir manqué sa vi-
site, et (bien qu’on ne vînt encore que pour voir « la maison »
ou connaître pour un jour une femme dont le salon artistique
était célèbre, mais infréquentable à Paris) le faisait vite inviter
par M. Verdurin à venir dîner au prochain mercredi. Comme
souvent le touriste était obligé de repartir avant, ou craignait
les retours tardifs, Mme Verdurin avait convenu que, le samedi,
on la trouverait toujours à l’heure du goûter. Ces goûters
n’étaient pas extrêmement nombreux et j’en avais connu à Pa-
ris de plus brillants chez la princesse de Guermantes, chez

388
Mme de Galliffet ou Mme d’Arpajon. Mais justement, ici ce
n’était plus Paris et le charme du cadre ne réagissait pas pour
moi que sur l’agrément de la réunion, mais sur la qualité des
visiteurs. La rencontre de tel mondain, laquelle à Paris ne me
faisait aucun plaisir, mais qui à la Raspelière, où il était venu
de loin par Féterne ou la forêt de Chantepie, changeait de ca-
ractère, d’importance, devenait un agréable incident. Quelque-
fois c’était quelqu’un que je connaissais parfaitement bien et
que je n’eusse pas fait un pas pour retrouver chez les Swann.
Mais son nom sonnait autrement sur cette falaise, comme celui
d’un acteur qu’on entend souvent dans un théâtre, imprimé sur
l’affiche, en une autre couleur, d’une représentation extraordi-
naire et de gala, où sa notoriété se multiplie tout à coup de
l’imprévu du contexte. Comme à la campagne on ne se gêne
pas, le mondain prenait souvent sur lui d’amener les amis chez
qui il habitait, faisant valoir tout bas comme excuse à Mme Ver-
durin qu’il ne pouvait les lâcher, demeurant chez eux ; à ces
hôtes, en revanche, il feignait d’offrir comme une sorte de poli-
tesse de leur faire connaître ce divertissement, dans une vie de
plage monotone, d’aller dans un centre spirituel, de visiter une
magnifique demeure et de faire un excellent goûter. Cela com-
posait tout de suite une réunion de plusieurs personnes de
demi-valeur ; et si un petit bout de jardin avec quelques arbres,
qui paraîtrait mesquin à la campagne, prend un charme extra-
ordinaire avenue Gabriel, ou bien rue de Monceau, où des mul-
timillionnaires seuls peuvent se l’offrir, inversement des sei-
gneurs qui sont de second plan dans une soirée parisienne pre-
naient toute leur valeur, le lundi après-midi, à la Raspelière. À
peine assis autour de la table couverte d’une nappe brodée de
rouge et sous les trumeaux en camaïeu, on leur servait des ga-
lettes, des feuilletés normands, des tartes en bateaux, remplies
de cerises comme des perles de corail, des « diplomates », et
aussitôt ces invités subissaient, de l’approche de la profonde
coupe d’azur sur laquelle s’ouvraient les fenêtres et qu’on ne
pouvait pas ne pas voir en même temps qu’eux, une altération,
une transmutation profonde qui les changeait en quelque
chose de plus précieux. Bien plus, même avant de les avoir vus,
quand on venait le lundi chez Mme Verdurin, les gens qui, à Pa-
ris, n’avaient plus que des regards fatigués par l’habitude pour
les élégants attelages qui stationnaient devant un hôtel

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somptueux, sentaient leur cœur battre à la vue des deux ou
trois mauvaises tapissières arrêtées devant la Raspelière, sous
les grands sapins. Sans doute c’était que le cadre agreste était
différent et que les impressions mondaines, grâce à cette
transposition, redevenaient fraîches. C’était aussi parce que la
mauvaise voiture prise pour aller voir Mme Verdurin évoquait
une belle promenade et un coûteux « forfait » conclu avec un
cocher qui avait demandé « tant » pour la journée. Mais la cu-
riosité légèrement émue à l’égard des arrivants, encore impos-
sibles à distinguer, tenait aussi de ce que chacun se deman-
dait : « Qui est-ce que cela va être ? » question à laquelle il
était difficile de répondre, ne sachant pas qui avait pu venir
passer huit jours chez les Cambremer ou ailleurs, et qu’on
aime toujours à se poser dans les vies agrestes, solitaires, où la
rencontre d’un être humain qu’on n’a pas vu depuis longtemps,
ou la présentation à quelqu’un qu’on ne connaît pas, cesse
d’être cette chose fastidieuse qu’elle est dans la vie de Paris, et
interrompt délicieusement l’espace vide des vies trop isolées,
où l’heure même du courrier devient agréable. Et le jour où
nous vînmes en automobile à la Raspelière, comme ce n’était
pas lundi, M. et Mme Verdurin devaient être en proie à ce be-
soin de voir du monde qui trouble les hommes et les femmes et
donne envie de se jeter par la fenêtre au malade qu’on a enfer-
mé loin des siens, pour une cure d’isolement. Car le nouveau
domestique aux pieds plus rapides, et déjà familiarisé avec ces
expressions, nous ayant répondu que « si Madame n’était pas
sortie elle devait être à la « vue de Douville », « qu’il allait aller
voir », il revint aussitôt nous dire que celle-ci allait nous rece-
voir. Nous la trouvâmes un peu décoiffée, car elle arrivait du
jardin, de la basse-cour et du potager, où elle était allée donner
à manger à ses paons et à ses poules, chercher des œufs,
cueillir des fruits et des fleurs pour « faire son chemin de
table », chemin qui rappelait en petit celui du parc ; mais, sur
la table, il donnait cette distinction de ne pas lui faire suppor-
ter que des choses utiles et bonnes à manger ; car, autour de
ces autres présents du jardin qu’étaient les poires, les œufs
battus à la neige, montaient de hautes tiges de vipérines,
d’œillets, de roses et de coreopsis entre lesquels on voyait,
comme entre des pieux indicateurs et fleuris, se déplacer, par
le vitrage de la fenêtre, les bateaux du large. À l’étonnement

390
que M. et Mme Verdurin, s’interrompant de disposer les fleurs
pour recevoir les visiteurs annoncés, montrèrent, en voyant
que ces visiteurs n’étaient autres qu’Albertine et moi, je vis
bien que le nouveau domestique, plein de zèle, mais à qui mon
nom n’était pas encore familier, l’avait mal répété et que Mme
Verdurin, entendant le nom d’hôtes inconnus, avait tout de
même dit de faire entrer, ayant besoin de voir n’importe qui. Et
le nouveau domestique contemplait ce spectacle, de la porte,
afin de comprendre le rôle que nous jouions dans la maison.
Puis il s’éloigna en courant, à grandes enjambées, car il n’était
engagé que de la veille. Quand Albertine eut bien montré sa
toque et son voile aux Verdurin, elle me jeta un regard pour me
rappeler que nous n’avions pas trop de temps devant nous
pour ce que nous désirions faire. Mme Verdurin voulait que
nous attendissions le goûter, mais nous refusâmes, quand tout
d’un coup se dévoila un projet qui eût mis à néant tous les plai-
sirs que je me promettais de ma promenade avec Albertine : la
Patronne, ne pouvant se décider à nous quitter, ou peut-être à
laisser échapper une distraction nouvelle, voulait revenir avec
nous. Habituée dès longtemps à ce que, de sa part, les offres
de ce genre ne fissent pas plaisir, et n’étant probablement pas
certaine que celle-ci nous en causerait un, elle dissimula sous
un excès d’assurance la timidité qu’elle éprouvait en nous
l’adressant, et n’ayant même pas l’air de supposer qu’il pût y
avoir doute sur notre réponse, elle ne nous posa pas de ques-
tion, mais dit à son mari, en parlant d’Albertine et de moi,
comme si elle nous faisait une faveur : « Je les ramènerai,
moi. » En même temps s’appliqua sur sa bouche un sourire qui
ne lui appartenait pas en propre, un sourire que j’avais déjà vu
à certaines gens quand ils disaient à Bergotte, d’un air fin :
« J’ai acheté votre livre, c’est comme cela », un de ces sourires
collectifs, universaux, que, quand ils en ont besoin – comme on
se sert du chemin de fer et des voitures de déménagement –
empruntent les individus, sauf quelques-uns très raffinés,
comme Swann ou comme M. de Charlus, aux lèvres de qui je
n’ai jamais vu se poser ce sourire-là. Dès lors ma visite était
empoisonnée. Je fis semblant de ne pas avoir compris. Au bout
d’un instant il devint évident que M. Verdurin serait de la fête.
« Mais ce sera bien long pour M. Verdurin, dis-je. – Mais non,
me répondit Mme Verdurin d’un air condescendant et égayé, il

391
dit que ça l’amusera beaucoup de refaire avec cette jeunesse
cette route qu’il a tant suivie autrefois ; au besoin il montera à
côté du wattman, cela ne l’effraye pas, et nous reviendrons
tous les deux bien sagement par le train, comme de bons
époux. Regardez, il a l’air enchanté. » Elle semblait parler d’un
vieux grand peintre plein de bonhomie qui, plus jeune que les
jeunes, met sa joie à barbouiller des images pour faire rire ses
petits-enfants. Ce qui ajoutait à ma tristesse est qu’Albertine
semblait ne pas la partager et trouver amusant de circuler ain-
si par tout le pays avec les Verdurin. Quant à moi, le plaisir que
je m’étais promis de prendre avec elle était si impérieux que je
ne voulus pas permettre à la Patronne de le gâcher ; j’inventai
des mensonges, que les irritantes menaces de Mme Verdurin
rendaient excusables, mais qu’Albertine, hélas ! contredisait.
« Mais nous avons une visite à faire, dis-je. – Quelle visite ? de-
manda Albertine. – Je vous expliquerai, c’est indispensable. –
Hé bien ! nous vous attendrons », dit Mme Verdurin résignée à
tout. À la dernière minute, l’angoisse de me sentir ravir un
bonheur si désiré me donna le courage d’être impoli. Je refusai
nettement, alléguant à l’oreille de Mme Verdurin, qu’à cause
d’un chagrin qu’avait eu Albertine et sur lequel elle désirait me
consulter, il fallait absolument que je fusse seul avec elle. La
Patronne prit un air courroucé : « C’est bon, nous ne viendrons
pas », me dit-elle d’une voix tremblante de colère. Je la sentis
si fâchée que, pour avoir l’air de céder un peu : « Mais on
aurait peut-être pu… – Non, reprit-elle, plus furieuse encore,
quand j’ai dit non, c’est non. » Je me croyais brouillé avec elle,
mais elle nous rappela à la porte pour nous recommander de
ne pas « lâcher » le lendemain mercredi, et de ne pas venir
avec cette affaire-là, qui était dangereuse la nuit, mais par le
train, avec tout le petit groupe, et elle fit arrêter l’auto déjà en
marche sur la pente du parc parce que le domestique avait ou-
blié de mettre dans la capote le carré de tarte et les sablés
qu’elle avait fait envelopper pour nous. Nous repartîmes escor-
tés un moment par les petites maisons accourues avec leurs
fleurs. La figure du pays nous semblait toute changée tant,
dans l’image topographique que nous nous faisons de chacun
d’eux, la notion d’espace est loin d’être celle qui joue le plus
grand rôle. Nous avons dit que celle du temps les écarte davan-
tage. Elle n’est pas non plus la seule. Certains lieux que nous

392
voyons toujours isolés nous semblent sans commune mesure
avec le reste, presque hors du monde, comme ces gens que
nous avons connus dans des périodes à part de notre vie, au ré-
giment, dans notre enfance, et que nous ne relions à rien. La
première année de mon séjour à Balbec, il y avait une hauteur
où Mme de Villeparisis aimait à nous conduire, parce que de là
on ne voyait que l’eau et les bois, et qui s’appelait Beaumont.
Comme le chemin qu’elle faisait prendre pour y aller, et qu’elle
trouvait le plus joli à cause de ses vieux arbres, montait tout le
temps, sa voiture était obligée d’aller au pas et mettait très
longtemps. Une fois arrivés en haut, nous descendions, nous
nous promenions un peu, remontions en voiture, revenions par
le même chemin, sans avoir rencontré aucun village, aucun
château. Je savais que Beaumont était quelque chose de très
curieux, de très loin, de très haut, je n’avais aucune idée de la
direction où cela se trouvait, n’ayant jamais pris le chemin de
Beaumont pour aller ailleurs ; on mettait, du reste, beaucoup
de temps en voiture pour y arriver. Cela faisait évidemment
partie du même département (ou de la même province) que
Balbec, mais était situé pour moi dans un autre plan, jouissait
d’un privilège spécial d’exterritorialité. Mais l’automobile, qui
ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé Incarville,
dont j’avais encore les maisons dans les yeux, comme nous des-
cendions la côte de traverse qui aboutit à Parville (Paterni vil-
la), apercevant la mer d’un terre-plein où nous étions, je de-
mandai comment s’appelait cet endroit, et avant même que le
chauffeur m’eût répondu, je reconnus Beaumont, à côté duquel
je passais ainsi sans le savoir chaque fois que je prenais le petit
chemin de fer, car il était à deux minutes de Parville. Comme
un officier de mon régiment qui m’eût semblé un être spécial,
trop bienveillant et simple pour être de grande famille, trop
lointain déjà et mystérieux pour être simplement d’une grande
famille, et dont j’aurais appris qu’il était beau-frère, cousin de
telles ou telles personnes avec qui je dînais en ville, ainsi Beau-
mont, relié tout d’un coup à des endroits dont je le croyais si
distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, me
faisant penser avec terreur que Madame Bovary et la Sanseve-
rina m’eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si
je les eusse rencontrées ailleurs que dans l’atmosphère close
d’un roman. Il peut sembler que mon amour pour les féeriques

393
voyages en chemin de fer aurait dû m’empêcher de partager
l’émerveillement d’Albertine devant l’automobile qui mène,
même un malade, là où il veut, et empêche – comme je l’avais
fait jusqu’ici – de considérer l’emplacement comme la marque
individuelle, l’essence sans succédané des beautés inamo-
vibles. Et sans doute, cet emplacement, l’automobile n’en fai-
sait pas, comme jadis le chemin de fer, quand j’étais venu de
Paris à Balbec, un but soustrait aux contingences de la vie or-
dinaire, presque idéal au départ et qui, le restant à l’arrivée, à
l’arrivée dans cette grande demeure où n’habite personne et
qui porte seulement le nom de la ville, la gare, a l’air d’en pro-
mettre enfin l’accessibilité, comme elle en serait la matérialisa-
tion. Non, l’automobile ne nous menait pas ainsi féeriquement
dans une ville que nous voyions d’abord dans l’ensemble que
résume son nom, et avec les illusions du spectateur dans la
salle. Elle nous faisait entrer dans la coulisse des rues, s’arrê-
tait à demander un renseignement à un habitant. Mais, comme
compensation d’une progression si familière, on a les tâtonne-
ments mêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant
sur ses pas, les chassés-croisés de la perspective faisant jouer
un château aux quatre coins avec une colline, une église et la
mer, pendant qu’on se rapproche de lui, bien qu’il se blottisse
vainement sous sa feuillée séculaire ; ces cercles, de plus en
plus rapprochés, que décrit l’automobile autour d’une ville fas-
cinée qui fuit dans tous les sens pour échapper, et sur laquelle
finalement elle fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée où
elle reste gisante à terre ; de sorte que cet emplacement, point
unique, que l’automobile semble avoir dépouillé du mystère
des trains express, elle donne par contre l’impression de le dé-
couvrir, de le déterminer nous-même comme avec un compas,
de nous aider à sentir d’une main plus amoureusement explo-
ratrice, avec une plus fine précision, la véritable géométrie, la
belle mesure de la terre.
Ce que malheureusement j’ignorais à ce moment-là et que je
n’appris que plus de deux ans après, c’est qu’un des clients du
chauffeur était M. de Charlus, et que Morel, chargé de le payer
et gardant une partie de l’argent pour lui (en faisant tripler et
quintupler par le chauffeur le nombre des kilomètres), s’était
beaucoup lié avec lui (tout en ayant l’air de ne pas le connaître
devant le monde) et usait de sa voiture pour des courses

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lointaines. Si j’avais su cela alors, et que la confiance qu’eurent
bientôt les Verdurin en ce chauffeur venait de là, à leur insu
peut-être, bien des chagrins de ma vie à Paris, l’année sui-
vante, bien des malheurs relatifs à Albertine, eussent été évi-
tés ; mais je ne m’en doutais nullement. En elles-mêmes, les
promenades de M. de Charlus en auto avec Morel n’étaient pas
d’un intérêt direct pour moi. Elles se bornaient, d’ailleurs, plus
souvent à un déjeuner ou à un dîner dans un restaurant de la
côte, où M. de Charlus passait pour un vieux domestique ruiné
et Morel, qui avait mission de payer les notes, pour un gentil-
homme trop bon. Je raconte un de ces repas, qui peut donner
une idée des autres. C’était dans un restaurant de forme ob-
longue, à Saint-Mars-le-Vêtu. « Est-ce qu’on ne pourrait pas en-
lever ceci ? » demanda M. de Charlus à Morel comme à un in-
termédiaire et pour ne pas s’adresser directement aux gar-
çons. Il désignait par « ceci » trois roses fanées dont un maître
d’hôtel bien intentionné avait cru devoir décorer la table.
« Si… , dit Morel embarrassé. Vous n’aimez pas les roses ? – Je
prouverais au contraire, par la requête en question, que je les
aime, puisqu’il n’y a pas de roses ici (Morel parut surpris),
mais en réalité je ne les aime pas beaucoup. Je suis assez sen-
sible aux noms ; et dès qu’une rose est un peu belle, on ap-
prend qu’elle s’appelle la Baronne de Rothschild ou la Maré-
chale Niel, ce qui jette un froid. Aimez-vous les noms ? Avez-
vous trouvé de jolis titres pour vos petits morceaux de
concert ? – Il y en a un qui s’appelle Poème triste. – C’est af-
freux, répondit M. de Charlus d’une voix aiguë et claquante
comme un soufflet. Mais j’avais demandé du Champagne ? dit-
il au maître d’hôtel qui avait cru en apporter en mettant près
des deux clients deux coupes remplies de vin mousseux. –
Mais, Monsieur… – Ôtez cette horreur qui n’a aucun rapport
avec le plus mauvais Champagne. C’est le vomitif appelé cup
où on fait généralement traîner trois fraises pourries dans un
mélange de vinaigre et d’eau de Seltz… Oui, continua-t-il en se
retournant vers Morel, vous semblez ignorer ce que c’est qu’un
titre. Et même, dans l’interprétation de ce que vous jouez le
mieux, vous semblez ne pas apercevoir le côté médiumnimique
de la chose. – Vous dites ? » demanda Morel qui, n’ayant abso-
lument rien compris à ce qu’avait dit le baron, craignait d’être
privé d’une information utile, comme, par exemple, une

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invitation à déjeuner. M. de Charlus, ayant négligé de considé-
rer « Vous dites ? » comme une question, Morel, n’ayant en
conséquence pas reçu de réponse, crut devoir changer la
conversation et lui donner un tour sensuel : « Tenez, la petite
blonde qui vend ces fleurs que vous n’aimez pas ; encore une
qui a sûrement une petite amie. Et la vieille qui dîne à la table
du fond aussi. – Mais comment sais-tu tout cela ? demanda M.
de Charlus émerveillé de la prescience de Morel. – Oh ! en une
seconde je les devine. Si nous nous promenions tous les deux
dans une foule, vous verriez que je ne me trompe pas deux
fois. » Et qui eût regardé en ce moment Morel, avec son air de
fille au milieu de sa mâle beauté, eût compris l’obscure divina-
tion qui ne le désignait pas moins à certaines femmes que elles
à lui. Il avait envie de supplanter Jupien, vaguement désireux
d’ajouter à son « fixe » les revenus que, croyait-il, le giletier ti-
rait du baron. « Et pour les gigolos, je m’y connais mieux en-
core, je vous éviterais toutes les erreurs. Ce sera bientôt la
foire de Balbec, nous trouverions bien des choses. Et à Paris
alors, vous verriez que vous vous amuseriez. » Mais une pru-
dence héréditaire du domestique lui fit donner un autre tour à
la phrase que déjà il commençait. De sorte que M. de Charlus
crut qu’il s’agissait toujours de jeunes filles. « Voyez-vous, dit
Morel, désireux d’exalter d’une façon qu’il jugeait moins com-
promettante pour lui-même (bien qu’elle fût en réalité plus im-
morale) les sens du baron, mon rêve, ce serait de trouver une
jeune fille bien pure, de m’en faire aimer et de lui prendre sa
virginité. » M. de Charlus ne put se retenir de pincer tendre-
ment l’oreille de Morel, mais ajouta naïvement : « À quoi cela
te servirait-il ? Si tu prenais son pucelage, tu serais bien obligé
de l’épouser. – L’épouser ? s’écria Morel, qui sentait le baron
grisé ou bien qui ne songeait pas à l’homme, en somme plus
scrupuleux qu’il ne croyait, avec lequel il parlait ; l’épouser ?
Des nèfles ! Je le promettrais, mais, dès la petite opération me-
née à bien, je la plaquerais le soir même. » M. de Charlus avait
l’habitude, quand une fiction pouvait lui causer un plaisir sen-
suel momentané, d’y donner son adhésion, quitte à la retirer
tout entière quelques instants après, quand le plaisir serait
épuisé. « Vraiment, tu ferais cela ? dit-il à Morel en riant et en
le serrant de plus près. – Et comment ! dit Morel, voyant qu’il
ne déplaisait pas au baron en continuant à lui expliquer

396
sincèrement ce qui était en effet un de ses désirs. – C’est dan-
gereux, dit M. de Charlus. – Je ferais mes malles d’avance et je
ficherais le camp sans laisser d’adresse. – Et moi ? demanda M.
de Charlus. – Je vous emmènerais avec moi, bien entendu,
s’empressa de dire Morel qui n’avait pas songé à ce que de-
viendrait le baron, lequel était le cadet de ses soucis. Tenez, il
y a une petite qui me plairait beaucoup pour ça, c’est une pe-
tite couturière qui a sa boutique dans l’hôtel de M. le duc. – La
fille de Jupien, s’écria le baron pendant que le sommelier en-
trait. Oh ! jamais, ajouta-t-il, soit que la présence d’un tiers
l’eût refroidi, soit que, même dans ces espèces de messes
noires où il se complaisait à souiller les choses les plus saintes,
il ne pût se résoudre à faire entrer des personnes pour qui il
avait de l’amitié. Jupien est un brave homme, la petite est char-
mante, il serait affreux de leur causer du chagrin. » Morel sen-
tit qu’il était allé trop loin et se tut, mais son regard continuait,
dans le vide, à se fixer sur la jeune fille devant laquelle il avait
voulu un jour que je l’appelasse « cher grand artiste » et à qui
il avait commandé un gilet. Très travailleuse, la petite n’avait
pas pris de vacances, mais j’ai su depuis que, tandis que Morel
le violoniste était dans les environs de Balbec, elle ne cessait
de penser à son beau visage, ennobli de ce qu’ayant vu Morel
avec moi, elle l’avait pris pour un « monsieur ».
« Je n’ai jamais entendu jouer Chopin, dit le baron, et pour-
tant j’aurais pu, je prenais des leçons avec Stamati, mais il me
défendit d’aller entendre, chez ma tante Chimay, le Maître des
Nocturnes. – Quelle bêtise il a faite là, s’écria Morel. – Au
contraire, répliqua vivement, d’une voix aiguë, M. de Charlus.
Il prouvait son intelligence. Il avait compris que j’étais une
« nature » et que je subirais l’influence de Chopin. Ça ne fait
rien puisque j’ai abandonné tout jeune la musique, comme
tout, du reste. Et puis on se figure un peu, ajouta-t-il d’une voix
nasillarde, ralentie et traînante, il y a toujours des gens qui ont
entendu, qui vous donnent une idée. Mais enfin Chopin n’était
qu’un prétexte pour revenir au côté médiumnimique, que vous
négligez. »
On remarquera qu’après une interpolation du langage vul-
gaire, celui de M. de Charlus était brusquement redevenu aussi
précieux et hautain qu’il était d’habitude. C’est que l’idée que
Morel « plaquerait » sans remords une jeune fille violée lui

397
avait fait brusquement goûter un plaisir complet. Dès lors ses
sens étaient apaisés pour quelque temps et le sadique (lui,
vraiment médiumnimique) qui s’était substitué pendant
quelques instants à M. de Charlus avait fui et rendu la parole
au vrai M. de Charlus, plein de raffinement artistique, de sensi-
bilité, de bonté. « Vous avez joué l’autre jour la transcription
au piano du XVe quatuor, ce qui est déjà absurde parce que
rien n’est moins pianistique. Elle est faite pour les gens à qui
les cordes trop tendues du glorieux Sourd font mal aux oreilles.
Or c’est justement ce mysticisme presque aigre qui est divin.
En tout cas vous l’avez très mal jouée, en changeant tous les
mouvements. Il faut jouer ça comme si vous le composiez : le
jeune Morel, affligé d’une surdité momentanée et d’un génie
inexistant, reste un instant immobile. Puis, pris du délire sacré,
il joue, il compose les premières mesures. Alors, épuisé par un
pareil effort d’entrance, il s’affaisse, laissant tomber la jolie
mèche pour plaire à Mme Verdurin, et, de plus, il prend ainsi le
temps de refaire la prodigieuse quantité de substance grise
qu’il a prélevée pour l’objectivation pythique. Alors, ayant re-
trouvé ses forces, saisi d’une inspiration nouvelle et surémi-
nente, il s’élance vers la sublime phrase intarissable que le vir-
tuose berlinois (nous croyons que M. de Charlus désignait ainsi
Mendelssohn) devait infatigablement imiter. C’est de cette fa-
çon, seule vraiment transcendante et animatrice, que je vous
ferai jouer à Paris. » Quand M. de Charlus lui donnait des avis
de ce genre, Morel était beaucoup plus effrayé que de voir le
maître d’hôtel remporter ses roses et son « cup » dédaignés,
car il se demandait avec anxiété quel effet cela produirait à la
« classe ». Mais il ne pouvait s’attarder à ces réflexions, car M.
de Charlus lui disait impérieusement : « Demandez au maître
d’hôtel s’il a du bon chrétien. – Du bon chrétien ? je ne com-
prends pas. – Vous voyez bien que nous sommes au fruit, c’est
une poire. Soyez sûr que Mme de Cambremer en a chez elle,
car la comtesse d’Escarbagnas, qu’elle est, en avait. M. Thibau-
dier la lui envoie et elle dit : « Voilà du bon chrétien qui est fort
beau. » – Non, je ne savais pas. – Je vois, du reste, que vous ne
savez rien. Si vous n’avez même pas lu Molière… Hé bien,
puisque vous ne devez pas savoir commander, plus que le
reste, demandez tout simplement une poire qu’on recueille jus-
tement près d’ici, la « Louise-Bonne d’Avranches. » – Là… ? –

398
Attendez, puisque vous êtes si gauche je vais moi-même en de-
mander d’autres, que j’aime mieux : Maître d’hôtel, avez-vous
de la Doyenné des Comices ? Charlie, vous devriez lire la page
ravissante qu’a écrite sur cette poire la duchesse Émilie de
Clermont-Tonnerre. – Non, Monsieur, je n’en ai pas. – Avez-
vous du Triomphe de Jodoigne ? – Non, Monsieur. – De la
Virginie-Dallet ? de la Passe-Colmar ? Non ? eh bien, puisque
vous n’avez rien nous allons partir. La « Duchesse-d’Angou-
lême » n’est pas encore mûre ; allons, Charlie, partons. » Mal-
heureusement pour M. de Charlus, son manque de bon sens,
peut-être la chasteté des rapports qu’il avait probablement
avec Morel, le firent s’ingénier, dès cette époque, à combler le
violoniste d’étranges bontés que celui-ci ne pouvait com-
prendre et auxquelles sa nature, folle dans son genre, mais in-
grate et mesquine, ne pouvait répondre que par une séche-
resse ou une violence toujours croissantes, et qui plongeaient
M. de Charlus – jadis si fier, maintenant tout timide – dans des
accès de vrai désespoir. On verra comment, dans les plus pe-
tites choses, Morel, qui se croyait devenu un M. de Charlus
mille fois plus important, avait compris de travers, en les pre-
nant à la lettre, les orgueilleux enseignements du baron quant
à l’aristocratie. Disons simplement, pour l’instant, tandis qu’Al-
bertine m’attend à Saint-Jean de la Haise, que s’il y avait une
chose que Morel mît au-dessus de la noblesse (et cela était en
son principe assez noble, surtout de quelqu’un dont le plaisir
était d’aller chercher des petites filles – « ni vu ni connu » –
avec le chauffeur), c’était sa réputation artistique et ce qu’on
pouvait penser à la classe de violon. Sans doute il était laid
que, parce qu’il sentait M. de Charlus tout à lui, il eût l’air de
le renier, de se moquer de lui, de la même façon que, dès que
j’eus promis le secret sur les fonctions de son père chez mon
grand-oncle, il me traita de haut en bas. Mais, d’autre part, son
nom d’artiste diplômé, Morel, lui paraissait supérieur à un
« nom ». Et quand M. de Charlus, dans ses rêves de tendresse
platonique, voulait lui faire prendre un titre de sa famille, Mo-
rel s’y refusait énergiquement.
Quand Albertine trouvait plus sage de rester à Saint-Jean de
la Haise pour peindre, je prenais l’auto, et ce n’était pas seule-
ment à Gourville et à Féterne, mais à Saint-Mars-le-Vieux et
jusqu’à Criquetot que je pouvais aller avant de revenir la

399
chercher. Tout en feignant d’être occupé d’autre chose que
d’elle, et d’être obligé de la délaisser pour d’autres plaisirs, je
ne pensais qu’à elle. Bien souvent je n’allais pas plus loin que
la grande plaine qui domine Gourville, et comme elle res-
semble un peu à celle qui commence au-dessus de Combray,
dans la direction de Méséglise, même à une assez grande dis-
tance d’Albertine j’avais la joie de penser que, si mes regards
ne pouvaient pas aller jusqu’à elle, portant plus loin qu’eux,
cette puissante et douce brise marine qui passait à côté de moi
devait dévaler, sans être arrêtée par rien, jusqu’à Quette-
holme, venir agiter les branches des arbres qui ensevelissent
Saint-Jean de la Haise sous leur feuillage, en caressant la fi-
gure de mon amie, et jeter ainsi un double lien d’elle à moi
dans cette retraite indéfiniment agrandie, mais sans risques,
comme dans ces jeux où deux enfants se trouvent par moments
hors de la portée de la voix et de la vue l’un de l’autre, et où
tout en étant éloignés ils restent réunis. Je revenais par ces
chemins d’où l’on aperçoit la mer, et où autrefois, avant qu’elle
apparût entre les branches, je fermais les yeux pour bien pen-
ser que ce que j’allais voir, c’était bien la plaintive aïeule de la
terre, poursuivant, comme au temps qu’il n’existait pas encore
d’êtres vivants, sa démente et immémoriale agitation. Mainte-
nant, ils n’étaient plus pour moi que le moyen d’aller rejoindre
Albertine, quand je les reconnaissais tout pareils, sachant jus-
qu’où ils allaient filer droit, où ils tourneraient ; je me rappelais
que je les avais suivis en pensant à Mlle de Stermaria, et aussi
que la même hâte de retrouver Albertine, je l’avais eue à Paris
en descendant les rues par où passait Mme de Guermantes ; ils
prenaient pour moi la monotonie profonde, la signification mo-
rale d’une sorte de ligne que suivait mon caractère. C’était na-
turel, et ce n’était pourtant pas indifférent ; ils me rappelaient
que mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des
êtres dont la réalité, pour une bonne part, était dans mon ima-
gination ; il y a des êtres en effet – et ç’avait été, dès la jeu-
nesse, mon cas – pour qui tout ce qui a une valeur fixe, consta-
table par d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations,
ne comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes. Ils y
sacrifient tout le reste, mettent tout en œuvre, font tout servir
à rencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne tarde pas à s’éva-
nouir ; alors on court après tel autre, quitte à revenir ensuite

400
au premier. Ce n’était pas la première fois que je recherchais
Albertine, la jeune fille vue la première année devant la mer.
D’autres femmes, il est vrai, avaient été intercalées entre Al-
bertine aimée la première fois et celle que je ne quittais guère
en ce moment ; d’autres femmes, notamment la duchesse de
Guermantes. Mais, dira-t-on, pourquoi se donner tant de soucis
au sujet de Gilberte, prendre tant de peine pour Mme de Guer-
mantes, si, devenu l’ami de celle-ci, c’est à seule fin de n’y plus
penser, mais seulement à Albertine ? Swann, avant sa mort,
aurait pu répondre, lui qui avait été amateur de fantômes. De
fantômes poursuivis, oubliés, recherchés à nouveau, quelque-
fois pour une seule entrevue, et afin de toucher à une vie ir-
réelle laquelle aussitôt s’enfuyait, ces chemins de Balbec
étaient pleins. En pensant que leurs arbres, poiriers, pom-
miers, tamaris, me survivraient, il me semblait recevoir d’eux
le conseil de me mettre enfin au travail pendant que n’avait
pas encore sonné l’heure du repos éternel.
Je descendais de voiture à Quetteholme, courais dans la
raide cavée, passais le ruisseau sur une planche et trouvais Al-
bertine qui peignait devant l’église toute en clochetons, épi-
neuse et rouge, fleurissant comme un rosier. Le tympan seul
était uni ; et à la surface riante de la pierre affleuraient des
anges qui continuaient, devant notre couple du XXe siècle, à
célébrer, cierges en mains, les cérémonies du XIIIe. C’était eux
dont Albertine cherchait à faire le portrait sur sa toile préparée
et, imitant Elstir, elle donnait de grands coups de pinceau, tâ-
chant d’obéir au noble rythme qui faisait, lui avait dit le grand
maître, ces anges-là si différents de tous ceux qu’il connaissait.
Puis elle reprenait ses affaires. Appuyés l’un sur l’autre nous
remontions la cavée, laissant la petite église, aussi tranquille
que si elle ne nous avait pas vus, écouter le bruit perpétuel du
ruisseau. Bientôt l’auto filait, nous faisait prendre pour le re-
tour un autre chemin qu’à l’aller. Nous passions devant Mar-
couville l’Orgueilleuse. Sur son église, moitié neuve, moitié
restaurée, le soleil déclinant étendait sa patine aussi belle que
celle des siècles. À travers elle les grands bas-reliefs sem-
blaient n’être vus que sous une couche fluide, moitié liquide,
moitié lumineuse ; la Sainte Vierge, sainte Élisabeth, saint Joa-
chim, nageaient encore dans l’impalpable remous, presque à
sec, à fleur d’eau ou à fleur de soleil. Surgissant dans une

401
chaude poussière, les nombreuses statues modernes se dres-
saient sur des colonnes jusqu’à mi-hauteur des voiles dorés du
couchant. Devant l’église un grand cyprès semblait dans une
sorte d’enclos consacré. Nous descendions un instant pour le
regarder et faisions quelques pas. Tout autant que de ses
membres, Albertine avait une conscience directe de sa toque
de paille d’Italie et de l’écharpe de soie (qui n’étaient pas pour
elle le siège de moindres sensations de bien-être), et recevait
d’elles, tout en faisant le tour de l’église, un autre genre d’im-
pulsion, traduite par un contentement inerte mais auquel je
trouvais de la grâce ; écharpe et toque qui n’étaient qu’une
partie récente, adventice, de mon amie, mais qui m’était déjà
chère et dont je suivais des yeux le sillage, le long du cyprès,
dans l’air du soir. Elle-même ne pouvait le voir, mais se doutait
que ces élégances faisaient bien, car elle me souriait tout en
harmonisant le port de sa tête avec la coiffure qui la complé-
tait : « Elle ne me plaît pas, elle est restaurée », me dit-elle en
me montrant l’église et se souvenant de ce qu’Elstir lui avait
dit sur la précieuse, sur l’inimitable beauté des vieilles pierres.
Albertine savait reconnaître tout de suite une restauration. On
ne pouvait que s’étonner de la sûreté de goût qu’elle avait déjà
en architecture, au lieu du déplorable qu’elle gardait en mu-
sique. Pas plus qu’Elstir, je n’aimais cette église, c’est sans me
faire plaisir que sa façade ensoleillée était venue se poser de-
vant mes yeux, et je n’étais descendu la regarder que pour être
agréable à Albertine. Et pourtant je trouvais que le grand im-
pressionniste était en contradiction avec lui-même ; pourquoi
ce fétichisme attaché à la valeur architecturale objective, sans
tenir compte de la transfiguration de l’église dans le cou-
chant ? « Non décidément, me dit Albertine, je ne l’aime pas ;
j’aime son nom d’Orgueilleuse. Mais ce qu’il faudra penser à
demander à Brichot, c’est pourquoi Saint-Mars s’appelle le Vê-
tu. On ira la prochaine fois, n’est-ce pas ? » me disait-elle en
me regardant de ses yeux noirs sur lesquels sa toque était
abaissée comme autrefois son petit polo. Son voile flottait. Je
remontais en auto avec elle, heureux que nous dussions le len-
demain aller ensemble à Saint-Mars, dont, par ces temps ar-
dents où on ne pensait qu’au bain, les deux antiques clochers
d’un rose saumon, aux tuiles en losange, légèrement infléchis
et comme palpitants, avaient l’air de vieux poissons aigus,

402
imbriqués d’écailles, moussus et roux, qui, sans avoir l’air de
bouger, s’élevaient dans une eau transparente et bleue. En
quittant Marcouville, pour raccourcir, nous bifurquions à une
croisée de chemins où il y a une ferme. Quelquefois Albertine y
faisait arrêter et me demandait d’aller seul chercher, pour
qu’elle pût le boire dans la voiture, du calvados ou du cidre,
qu’on assurait n’être pas mousseux et par lequel nous étions
tout arrosés. Nous étions pressés l’un contre l’autre. Les gens
de la ferme apercevaient à peine Albertine dans la voiture fer-
mée, je leur rendais les bouteilles ; nous repartions, comme
afin de continuer cette vie à nous deux, cette vie d’amants
qu’ils pouvaient supposer que nous avions, et dont cet arrêt
pour boire n’eût été qu’un moment insignifiant ; supposition
qui eût paru d’autant moins invraisemblable si on nous avait
vus après qu’Albertine avait bu sa bouteille de cidre ; elle sem-
blait alors, en effet, ne plus pouvoir supporter entre elle et moi
un intervalle qui d’habitude ne la gênait pas ; sous sa jupe de
toile ses jambes se serraient contre mes jambes, elle appro-
chait de mes joues ses joues qui étaient devenues blêmes,
chaudes et rouges aux pommettes, avec quelque chose d’ar-
dent et de fané comme en ont les filles de faubourgs. À ces
moments-là, presque aussi vite que de personnalité elle chan-
geait de voix, perdait la sienne pour en prendre une autre, en-
rouée, hardie, presque crapuleuse. Le soir tombait. Quel plaisir
de la sentir contre moi, avec son écharpe et sa toque, me rap-
pelant que c’est ainsi toujours, côte à côte, qu’on rencontre
ceux qui s’aiment. J’avais peut-être de l’amour pour Albertine,
mais n’osant pas le lui laisser apercevoir, bien que, s’il existait
en moi, ce ne pût être que comme une vérité sans valeur jus-
qu’à ce qu’on ait pu la contrôler par l’expérience ; or il me
semblait irréalisable et hors du plan de la vie. Quant à ma ja-
lousie, elle me poussait à quitter le moins possible Albertine,
bien que je susse qu’elle ne guérirait tout à fait qu’en me sépa-
rant d’elle à jamais. Je pouvais même l’éprouver auprès d’elle,
mais alors m’arrangeais pour ne pas laisser se renouveler la
circonstance qui l’avait éveillée en moi. C’est ainsi qu’un jour
de beau temps nous allâmes déjeuner à Rivebelle. Les grandes
portes vitrées de la salle à manger de ce hall en forme de cou-
loir, qui servait pour les thés, étaient ouvertes de plain-pied
avec les pelouses dorées par le soleil et desquelles le vaste

403
restaurant lumineux semblait faire partie. Le garçon, à la fi-
gure rose, aux cheveux noirs tordus comme une flamme,
s’élançait dans toute cette vaste étendue moins vite qu’autre-
fois, car il n’était plus commis mais chef de rang ; néanmoins, à
cause de son activité naturelle, parfois au loin, dans la salle à
manger, parfois plus près, mais au dehors, servant des clients
qui avaient préféré déjeuner dans le jardin, on l’apercevait tan-
tôt ici, tantôt là, comme des statues successives d’un jeune
dieu courant, les unes à l’intérieur, d’ailleurs bien éclairé,
d’une demeure qui se prolongeait en gazons verts, tantôt sous
les feuillages, dans la clarté de la vie en plein air. Il fut un mo-
ment à côté de nous. Albertine répondit distraitement à ce que
je lui disais. Elle le regardait avec des yeux agrandis. Pendant
quelques minutes je sentis qu’on peut être près de la personne
qu’on aime et cependant ne pas l’avoir avec soi. Ils avaient l’air
d’être dans un tête-à-tête mystérieux, rendu muet par ma pré-
sence, et suite peut-être de rendez-vous anciens que je ne
connaissais pas, ou seulement d’un regard qu’il lui avait jeté –
et dont j’étais le tiers gênant et de qui on se cache. Même
quand, rappelé avec violence par son patron, il se fut éloigné,
Albertine, tout en continuant à déjeuner, n’avait plus l’air de
considérer le restaurant et les jardins que comme une piste
illuminée, où apparaissait çà et là, dans des décors variés, le
dieu coureur aux cheveux noirs. Un instant je m’étais demandé
si, pour le suivre, elle n’allait pas me laisser seul à ma table.
Mais dès les jours suivants je commençai à oublier pour tou-
jours cette impression pénible, car j’avais décidé de ne jamais
retourner à Rivebelle, j’avais fait promettre à Albertine, qui
m’assura y être venue pour la première fois, qu’elle n’y retour-
nerait jamais. Et je niai que le garçon aux pieds agiles n’eût eu
d’yeux que pour elle, afin qu’elle ne crût pas que ma compa-
gnie l’avait privée d’un plaisir. Il m’arriva parfois de retourner
à Rivebelle, mais seul, de trop boire, comme j’y avais déjà fait.
Tout en vidant une dernière coupe je regardais une rosace
peinte sur le mur blanc, je reportais sur elle le plaisir que
j’éprouvais. Elle seule au monde existait pour moi ; je la pour-
suivais, la touchais, et la perdais tour à tour de mon regard
fuyant, et j’étais indifférent à l’avenir, me contentant de ma ro-
sace comme un papillon qui tourne autour d’un papillon posé,
avec lequel il va finir sa vie dans un acte de volupté suprême.

404
Le moment était peut-être particulièrement bien choisi pour re-
noncer à une femme à qui aucune souffrance bien récente et
bien vive ne m’obligeait à demander ce baume contre un mal,
que possèdent celles qui l’ont causé. J’étais calmé par ces pro-
menades mêmes, qui, bien que je ne les considérasse, au mo-
ment, que comme une attente d’un lendemain qui lui-même,
malgré le désir qu’il m’inspirait, ne devait pas être différent de
la veille, avaient le charme d’être arrachées aux lieux où s’était
trouvée jusque-là Albertine et où je n’étais pas avec elle, chez
sa tante, chez ses amies. Charme non d’une joie positive, mais
seulement de l’apaisement d’une inquiétude, et bien fort pour-
tant. Car à quelques jours de distance, quand je repensais à la
ferme devant laquelle nous avions bu du cidre, ou simplement
aux quelques pas que nous avions faits devant Saint-Mars-le-
Vêtu, me rappelant qu’Albertine marchait à côté de moi sous sa
toque, le sentiment de sa présence ajoutait tout d’un coup une
telle vertu à l’image indifférente de l’église neuve, qu’au mo-
ment où la façade ensoleillée venait se poser ainsi d’elle-même
dans mon souvenir, c’était comme une grande compresse cal-
mante qu’on eût appliquée à mon cœur. Je déposais Albertine à
Parville, mais pour la retrouver le soir et aller m’étendre à côté
d’elle, dans l’obscurité, sur la grève. Sans doute je ne la voyais
pas tous les jours, mais pourtant je pouvais me dire : « Si elle
racontait l’emploi de son temps, de sa vie, c’est encore moi qui
y tiendrais-le plus de place » ; et nous passions ensemble de
longues heures de suite qui mettaient dans mes journées un
enivrement si doux que même quand, à Parville, elle sautait de
l’auto que j’allais lui renvoyer une heure après, je ne me sen-
tais pas plus seul dans la voiture que si, avant de la quitter,
elle y eût laissé des fleurs. J’aurais pu me passer de la voir tous
les jours ; j’allais la quitter heureux, je sentais que l’effet cal-
mant de ce bonheur pouvait se prolonger plusieurs jours. Mais
alors j’entendais Albertine, en me quittant, dire à sa tante ou à
une amie : « Alors, demain à 8 heures 1/2. Il ne faut pas être en
retard, ils seront prêts dès 8 heures 1/4. » La conversation
d’une femme qu’on aime ressemble à un sol qui recouvre une
eau souterraine et dangereuse ; on sent à tout moment der-
rière les mots la présence, le froid pénétrant d’une nappe invi-
sible ; on aperçoit çà et là son suintement perfide, mais elle-
même reste cachée. Aussitôt la phrase d’Albertine entendue,

405
mon calme était détruit. Je voulais lui demander de la voir le
lendemain matin, afin de l’empêcher d’aller à ce mystérieux
rendez-vous de 8 heures 1/2 dont on n’avait parlé devant moi
qu’à mots couverts. Elle m’eût sans doute obéi les premières
fois, regrettant pourtant de renoncer à ses projets ; puis elle
eût découvert mon besoin permanent de les déranger ; j’eusse
été celui pour qui l’on se cache de tout. Et d’ailleurs, il est pro-
bable que ces fêtes dont j’étais exclu consistaient en fort peu
de chose, et que c’était peut-être par peur que je trouvasse
telle invitée vulgaire ou ennuyeuse qu’on ne me conviait pas.
Malheureusement cette vie si mêlée à celle d’Albertine n’exer-
çait pas d’action que sur moi ; elle me donnait du calme ; elle
causait à ma mère des inquiétudes dont la confession le détrui-
sit. Comme je rentrais content, décidé à terminer d’un jour à
l’autre une existence dont je croyais que la fin dépendait de ma
seule volonté, ma mère me dit, entendant que je faisais dire au
chauffeur d’aller chercher Albertine : « Comme tu dépenses de
l’argent ! (Françoise, dans son langage simple et expressif, di-
sait avec plus de force : « L’argent file. ») Tâche, continua ma-
man, de ne pas devenir comme Charles de Sévigné, dont sa
mère disait : « Sa main est un creuset où l’argent se fond. » Et
puis je crois que tu es vraiment assez sorti avec Albertine. Je
t’assure que c’est exagéré, que même pour elle cela peut sem-
bler ridicule. J’ai été enchantée que cela te distraie, je ne te de-
mande pas de ne plus la voir, mais enfin qu’il ne soit pas im-
possible de vous rencontrer l’un sans l’autre. » Ma vie avec Al-
bertine, vie dénuée de grands plaisirs – au moins de grands
plaisirs perçus – cette vie que je comptais changer d’un jour à
l’autre, en choisissant une heure de calme, me redevint tout
d’un coup pour un temps nécessaire, quand, par ces paroles de
maman, elle se trouva menacée. Je dis à ma mère que ses pa-
roles venaient de retarder de deux mois peut-être la décision
qu’elles demandaient et qui sans elles eût été prise avant la fin
de la semaine. Maman se mit à rire (pour ne pas m’attrister) de
l’effet qu’avaient produit instantanément ses conseils, et me
promit de ne pas m’en reparler pour ne pas empêcher que re-
naquît ma bonne intention. Mais depuis la mort de ma
grand’mère, chaque fois que maman se laissait aller à rire, le
rire commencé s’arrêtait net et s’achevait sur une expression
presque sanglotante de souffrance, soit par le remords d’avoir

406
pu un instant oublier, soit par la recrudescence dont cet oubli
si bref avait ravivé encore sa cruelle préoccupation. Mais à
celle que lui causait le souvenir de ma grand’mère, installé en
ma mère comme une idée fixe, je sentis que cette fois s’en
ajoutait une autre, qui avait trait à moi, à ce que ma mère re-
doutait des suites de mon intimité avec Albertine ; intimité
qu’elle n’osa pourtant pas entraver à cause de ce que je venais
de lui dire. Mais elle ne parut pas persuadée que je ne me
trompais pas. Elle se rappelait pendant combien d’années ma
grand’mère et elle ne m’avaient plus parlé de mon travail et
d’une règle de vie plus hygiénique que, disais-je, l’agitation où
me mettaient leurs exhortations m’empêchait seule de com-
mencer, et que, malgré leur silence obéissant, je n’avais pas
poursuivie. Après le dîner l’auto ramenait Albertine ; il faisait
encore un peu jour ; l’air était moins chaud, mais, après une
brûlante journée, nous rêvions tous deux de fraîcheurs incon-
nues ; alors à nos yeux enfiévrés la lune toute étroite parut
d’abord (telle le soir où j’étais allé chez la princesse de Guer-
mantes et où Albertine m’avait téléphoné) comme la légère et
mince pelure, puis comme le frais quartier d’un fruit qu’un in-
visible couteau commençait à écorcer dans le ciel. Quelquefois
aussi, c’était moi qui allais chercher mon amie, un peu plus
tard ; alors elle devait m’attendre devant les arcades du mar-
ché, à Maineville. Aux premiers moments je ne la distinguais
pas ; je m’inquiétais déjà qu’elle ne dût pas venir, qu’elle eût
mal compris. Alors je la voyais, dans sa blouse blanche à pois
bleus, sauter à côté de moi dans la voiture avec le bond léger
plus d’un jeune animal que d’une jeune fille. Et c’est comme
une chienne encore qu’elle commençait aussitôt à me caresser
sans fin. Quand la nuit était tout à fait venue et que, comme me
disait le directeur de l’hôtel, le ciel était tout parcheminé
d’étoiles, si nous n’allions pas nous promener en forêt avec une
bouteille de Champagne, sans nous inquiéter des promeneurs
déambulant encore sur la digue faiblement éclairée, mais qui
n’auraient rien distingué à deux pas sur le sable noir, nous
nous étendions en contrebas des dunes ; ce même corps dans
la souplesse duquel vivait toute la grâce féminine, marine et
sportive, des jeunes filles que j’avais vu passer la première fois
devant l’horizon du flot, je le tenais serré contre le mien, sous
une même couverture, tout au bord de la mer immobile divisée

407
par un rayon tremblant ; et nous l’écoutions sans nous lasser et
avec le même plaisir, soit quand elle retenait sa respiration, as-
sez longtemps suspendue pour qu’on crût le reflux arrêté, soit
quand elle exhalait enfin à nos pieds le murmure attendu et re-
tardé. Je finissais par ramener Albertine à Parville. Arrivé de-
vant chez elle, il fallait interrompre nos baisers de peur qu’on
ne nous vît ; n’ayant pas envie de se coucher, elle revenait avec
moi jusqu’à Balbec, d’où je la ramenais une dernière fois à Par-
ville ; les chauffeurs de ces premiers temps de l’automobile
étaient des gens qui se couchaient à n’importe quelle heure. Et
de fait, je ne rentrais à Balbec qu’avec la première humidité
matinale, seul cette fois, mais encore tout entouré de la pré-
sence de mon amie, gorgé d’une provision de baisers longue à
épuiser. Sur ma table je trouvais un télégramme ou une carte
postale. C’était d’Albertine encore ! Elle les avait écrits à Quet-
teholme pendant que j’étais parti seul en auto et pour me dire
qu’elle pensait à moi. Je me mettais au lit en les relisant. Alors
j’apercevais au-dessus des rideaux la raie du grand jour et je
me disais que nous devions nous aimer tout de même pour
avoir passé la nuit à nous embrasser. Quand, le lendemain ma-
tin, je voyais Albertine sur la digue, j’avais si peur qu’elle me
répondît qu’elle n’était pas libre ce jour-là et ne pouvait ac-
quiescer à ma demande de nous promener ensemble, que,
cette demande, je retardais le plus que je pouvais de la lui
adresser. J’étais d’autant plus inquiet qu’elle avait l’air froid,
préoccupé ; des gens de sa connaissance passaient ; sans doute
avait-elle formé pour l’après-midi des projets dont j’étais exclu.
Je la regardais, je regardais ce corps charmant, cette tête rose
d’Albertine, dressant en face de moi l’énigme de ses intentions,
la décision inconnue qui devait faire le bonheur ou le malheur
de mon après-midi. C’était tout un état d’âme, tout un avenir
d’existence qui avait pris devant moi la forme allégorique et fa-
tale d’une jeune fille. Et quand enfin je me décidais, quand, de
l’air le plus indifférent que je pouvais, je demandais : « Est-ce
que nous nous promenons ensemble tantôt et ce soir ? » et
qu’elle me répondait : « Très volontiers », alors tout le brusque
remplacement, dans la figure rose, de ma longue inquiétude
par une quiétude délicieuse, me rendait encore plus précieuses
ces formes auxquelles je devais perpétuellement le bien-être,
l’apaisement qu’on éprouve après qu’un orage a éclaté. Je me

408
répétais : « Comme elle est gentille, quel être adorable ! » dans
une exaltation moins féconde que celle due à l’ivresse, à peine
plus profonde que celle de l’amitié, mais très supérieure à celle
de la vie mondaine. Nous ne décommandions l’automobile que
les jours où il y avait un dîner chez les Verdurin et ceux où, Al-
bertine n’étant pas libre de sortir avec moi, j’en avais profité
pour prévenir les gens qui désiraient me voir que je resterais à
Balbec. Je donnais à Saint-Loup autorisation de venir ces jours-
là, mais ces jours-là seulement. Car une fois qu’il était arrivé à
l’improviste, j’avais préféré me priver de voir Albertine plutôt
que de risquer qu’il la rencontrât, que fût compromis l’état de
calme heureux où je me trouvais depuis quelque temps et que
fût ma jalousie renouvelée. Et je n’avais été tranquille qu’une
fois Saint-Loup reparti. Aussi s’astreignait-il avec regret, mais
scrupule, à ne jamais venir à Balbec sans appel de ma part. Ja-
dis, songeant avec envie aux heures que Mme de Guermantes
passait avec lui, j’attachais un tel prix à le voir ! Les êtres ne
cessent pas de changer de place par rapport à nous. Dans la
marche insensible mais éternelle du monde, nous les considé-
rons comme immobiles, dans un instant de vision trop court
pour que le mouvement qui les entraîne soit perçu. Mais nous
n’avons qu’à choisir dans notre mémoire deux images prises
d’eux à des moments différents, assez rapprochés cependant
pour qu’ils n’aient pas changé en eux-mêmes, du moins sensi-
blement, et la différence des deux images mesure le déplace-
ment qu’ils ont opéré par rapport à nous. Il m’inquiéta affreu-
sement en me parlant des Verdurin, j’avais peur qu’il ne me de-
mandât à y être reçu, ce qui eût suffi, à cause de la jalousie
que je n’eusse cessé de ressentir, à gâter tout le plaisir que j’y
trouvais avec Albertine. Mais heureusement Robert m’avoua,
tout au contraire, qu’il désirait par-dessus tout ne pas les
connaître. « Non, me dit-il, je trouve ce genre de milieux cléri-
caux exaspérants. » Je ne compris pas d’abord l’adjectif « cléri-
cal » appliqué aux Verdurin, mais la fin de la phrase de Saint-
Loup m’éclaira sa pensée, ses concessions à des modes de lan-
gage qu’on est souvent étonné de voir adopter par des hommes
intelligents. « Ce sont des milieux, me dit-il, où on fait tribu, où
on fait congrégation et chapelle. Tu ne me diras pas que ce
n’est pas une petite secte ; on est tout miel pour les gens qui
en sont, on n’a pas assez de dédain pour les gens qui n’en sont

409
pas. La question n’est pas, comme pour Hamlet, d’être ou de
ne pas être, mais d’en être ou de ne pas en être. Tu en es, mon
oncle Charlus en est. Que veux-tu ? moi je n’ai jamais aimé ça,
ce n’est pas ma faute. »
Bien entendu, la règle que j’avais imposée à Saint-Loup de ne
me venir voir que sur un appel de moi, je l’édictai aussi stricte
pour n’importe laquelle des personnes avec qui je m’étais peu
à peu lié à la Raspelière, à Féterne, à Montsurvent et ailleurs ;
et quand j’apercevais de l’hôtel la fumée du train de trois
heures qui, dans l’anfractuosité des falaises de Parville, laissait
son panache stable, qui restait longtemps accroché au flanc
des pentes vertes, je n’avais aucune hésitation sur le visiteur
qui allait venir goûter avec moi et m’était encore, à la façon
d’un Dieu, dérobé sous ce petit nuage. Je suis obligé d’avouer
que ce visiteur, préalablement autorisé par moi à venir, ne fut
presque jamais Saniette, et je me le suis bien souvent repro-
ché. Mais la conscience que Saniette avait d’ennuyer (naturel-
lement encore bien plus en venant faire une visite qu’en racon-
tant une histoire) faisait que, bien qu’il fût plus instruit, plus
intelligent et meilleur que bien d’autres, il semblait impossible
d’éprouver auprès de lui, non seulement aucun plaisir, mais
autre chose qu’un spleen presque intolérable et qui vous gâtait
votre après-midi. Probablement, si Saniette avait avoué fran-
chement cet ennui qu’il craignait de causer, on n’eût pas re-
douté ses visites. L’ennui est un des maux les moins graves
qu’on ait à supporter, le sien n’existait peut-être que dans
l’imagination des autres, ou lui avait été inoculé grâce à une
sorte de suggestion par eux, laquelle avait trouvé prise sur son
agréable modestie. Mais il tenait tant à ne pas laisser voir qu’il
n’était pas recherché, qu’il n’osait pas s’offrir. Certes il avait
raison de ne pas faire comme les gens qui sont si contents de
donner des coups de chapeau dans un lieu public, que, ne vous
ayant pas vu depuis longtemps et vous apercevant dans une
loge avec des personnes brillantes qu’ils ne connaissent pas, ils
vous jettent un bonjour furtif et retentissant en s’excusant sur
le plaisir, sur l’émotion qu’ils ont eus à vous apercevoir, à
constater que vous renouez avec les plaisirs, que vous avez
bonne mine, etc. Mais Saniette, au contraire, manquait par
trop d’audace. Il aurait pu, chez Mme Verdurin ou dans le petit
tram, me dire qu’il aurait grand plaisir à venir me voir à Balbec

410
s’il ne craignait pas de me déranger. Une telle proposition ne
m’eût pas effrayé. Au contraire il n’offrait rien, mais, avec un
visage torturé et un regard aussi indestructible qu’un émail
cuit, mais dans la composition duquel entrait, avec un désir
pantelant de vous voir – à moins qu’il ne trouvât quelqu’un
d’autre de plus amusant – la volonté de ne pas laisser voir ce
désir, il me disait d’un air détaché : « Vous ne savez pas ce que
vous faites ces jours-ci ? parce que j’irai sans doute près de
Balbec. Mais non, cela ne fait rien, je vous le demandais par
hasard. » Cet air ne trompait pas, et les signes inverses à l’aide
desquels nous exprimons nos sentiments par leur contraire
sont d’une lecture si claire qu’on se demande comment il y a
encore des gens qui disent par exemple : « J’ai tant d’invita-
tions que je ne sais où donner de la tête » pour dissimuler
qu’ils ne sont pas invités. Mais, de plus, cet air détaché, à
cause probablement de ce qui entrait dans sa composition
trouble, vous causait ce que n’eût jamais pu faire la crainte de
l’ennui ou le franc aveu du désir de vous voir, c’est-à-dire cette
espèce de malaise, de répulsion, qui, dans l’ordre des relations
de simple politesse sociale, est l’équivalent de ce qu’est, dans
l’amour, l’offre déguisée que fait à une dame l’amoureux
qu’elle n’aime pas, de la voir le lendemain, tout en protestant
qu’il n’y tient pas, ou même pas cette offre, mais une attitude
de fausse froideur. Aussitôt émanait de la personne de Saniette
je ne sais quoi qui faisait qu’on lui répondait de l’air le plus
tendre du monde : « Non, malheureusement, cette semaine, je
vous expliquerai… » Et je laissais venir, à la place, des gens
qui étaient loin de le valoir, mais qui n’avaient pas son regard
chargé de la mélancolie, et sa bouche plissée de toute l’amer-
tume de toutes les visites qu’il avait envie, en la leur taisant, de
faire aux uns et aux autres. Malheureusement il était bien rare
que Saniette ne rencontrât pas dans le tortillard l’invité qui ve-
nait me voir, si même celui-ci ne m’avait pas dit, chez les Ver-
durin : « N’oubliez pas que je vais vous voir jeudi », jour où
j’avais précisément dit à Saniette ne pas être libre. De sorte
qu’il finissait par imaginer la vie comme remplie de divertisse-
ments organisés à son insu, sinon même contre lui. D’autre
part, comme on n’est jamais tout un, ce trop discret était mala-
divement indiscret. La seule fois où par hasard il vint me voir
malgré moi, une lettre, je ne sais de qui, traînait sur la table.

411
Au bout d’un instant je vis qu’il n’écoutait que distraitement ce
que je lui disais. La lettre, dont il ignorait complètement la pro-
venance, le fascinait et je croyais à tout moment que ses pru-
nelles émaillées allaient se détacher de leur orbite pour re-
joindre la lettre quelconque, mais que sa curiosité aimantait.
On aurait dit un oiseau qui va se jeter fatalement sur un ser-
pent. Finalement il n’y put tenir, la changea de place d’abord
comme pour mettre de l’ordre dans ma chambre. Cela ne lui
suffisant plus, il la prit, la tourna, la retourna, comme machina-
lement. Une autre forme de son indiscrétion, c’était que, rivé à
vous, il ne pouvait partir. Comme j’étais souffrant ce jour-là, je
lui demandai de reprendre le train suivant et de partir dans
une demi-heure. Il ne doutait pas que je souffrisse, mais me ré-
pondit : « Je resterai une heure un quart, et après je partirai. »
Depuis, j’ai souffert de ne pas lui avoir dit, chaque fois où je le
pouvais, de venir. Qui sait ? Peut-être eusse-je conjuré son
mauvais sort, d’autres l’eussent invité pour qui il m’eût immé-
diatement lâché, de sorte que mes invitations auraient eu le
double avantage de lui rendre la joie et de me débarrasser de
lui.
Les jours qui suivaient ceux où j’avais reçu, je n’attendais na-
turellement pas de visites, et l’automobile revenait nous cher-
cher, Albertine et moi. Et quand nous rentrions, Aimé, sur le
premier degré de l’hôtel, ne pouvait s’empêcher, avec des yeux
passionnés, curieux et gourmands, de regarder quel pourboire
je donnais au chauffeur. J’avais beau enfermer ma pièce ou
mon billet dans ma main close, les regards d’Aimé écartaient
mes doigts. Il détournait la tête au bout d’une seconde, car il
était discret, bien élevé et même se contentait lui-même de bé-
néfices relativement petits. Mais l’argent qu’un autre recevait
excitait en lui une curiosité incompressible et lui faisait venir
l’eau à la bouche. Pendant ces courts instants, il avait l’air at-
tentif et fiévreux d’un enfant qui lit un roman de Jules Verne,
ou d’un dîneur assis non loin de vous, dans un restaurant, et
qui, voyant qu’on vous découpe un faisan que lui-même ne peut
pas ou ne veut pas s’offrir, délaisse un instant ses pensées sé-
rieuses pour attacher sur la volaille un regard que font sourire
l’amour et l’envie.
Ainsi se succédaient quotidiennement ces promenades en au-
tomobile. Mais une fois, au moment où je remontais par

412
l’ascenseur, le lift me dit : « Ce Monsieur est venu, il m’a laissé
une commission pour vous. » Le lift me dit ces mots d’une voix
absolument cassée et en me toussant et crachant à la figure.
« Quel rhume que je tiens ! » ajouta-t-il, comme si je n’étais pas
capable de m’en apercevoir tout seul. « Le docteur dit que
c’est la coqueluche », et il recommença à tousser et à cracher
sur moi. « Ne vous fatiguez pas à parler », lui dis-je d’un air de
bonté, lequel était feint. Je craignais de prendre la coqueluche
qui, avec ma disposition aux étouffements, m’eût été fort pé-
nible. Mais il mit sa gloire, comme un virtuose qui ne veut pas
se faire porter malade, à parler et à cracher tout le temps.
« Non, ça ne fait rien, dit-il (pour vous peut-être, pensai-je,
mais pas pour moi). Du reste, je vais bientôt rentrer à Paris
(tant mieux, pourvu qu’il ne me la passe pas avant). Il paraît,
reprit-il, que Paris c’est très superbe. Cela doit être encore
plus superbe qu’ici et qu’à Monte-Carlo, quoique des chas-
seurs, même des clients, et jusqu’à des maîtres d’hôtel qui al-
laient à Monte-Carlo pour la saison, m’aient souvent dit que
Paris était moins superbe que Monte-Carlo. Ils se gouraient
peut-être, et pourtant, pour être maître d’hôtel il ne faut pas
être un imbécile ; pour prendre toutes les commandes, retenir
les tables, il en faut une tête ! On m’a dit que c’était encore
plus terrible que d’écrire des pièces et des livres. » Nous
étions presque arrivés à mon étage quand le lift me fit redes-
cendre jusqu’en bas parce qu’il trouvait que le bouton fonction-
nait mal, et en un clin d’œil il l’arrangea. Je lui dis que je préfé-
rais remonter à pied, ce qui voulait dire et cacher que je préfé-
rais ne pas prendre la coqueluche. Mais d’un accès de toux
cordial et contagieux, le lift me rejeta dans l’ascenseur. « Ça
ne risque plus rien, maintenant, j’ai arrangé le bouton. »
Voyant qu’il ne cessait pas de parler, préférant connaître le
nom du visiteur et la commission qu’il avait laissée au parallèle
entre les beautés de Balbec, Paris et Monte-Carlo, je lui dis
(comme à un ténor qui vous excède avec Benjamin Godard,
chantez-moi de préférence du Debussy) : « Mais qui est-ce qui
est venu pour me voir ? – C’est le monsieur avec qui vous êtes
sorti hier. Je vais aller chercher sa carte qui est chez mon
concierge. » Comme, la veille, j’avais déposé Robert de Saint-
Loup à la station de Doncières avant d’aller chercher Albertine,
je crus que le lift voulait parler de Saint-Loup, mais c’était le

413
chauffeur. Et en le désignant par ces mots : « Le monsieur
avec qui vous êtes sorti », il m’apprenait par la même occasion
qu’un ouvrier est tout aussi bien un monsieur que ne l’est un
homme du monde. Leçon de mots seulement. Car, pour la
chose, je n’avais jamais fait de distinction entre les classes. Et
si j’avais, à entendre appeler un chauffeur un monsieur, le
même étonnement que le comte X… qui ne l’était que depuis
huit jours et à qui, ayant dit : « la Comtesse a l’air fatigué », je
fis tourner la tête derrière lui pour voir de qui je voulais parler,
c’était simplement par manque d’habitude du vocabulaire ; je
n’avais jamais fait de différence entre les ouvriers, les bour-
geois et les grands seigneurs, et j’aurais pris indifféremment
les uns et les autres pour amis. Avec une certaine préférence
pour les ouvriers, et après cela pour les grands seigneurs, non
par goût, mais sachant qu’on peut exiger d’eux plus de poli-
tesse envers les ouvriers qu’on ne l’obtient de la part des bour-
geois, soit que les grands seigneurs ne dédaignent pas les ou-
vriers comme font les bourgeois, ou bien parce qu’ils sont vo-
lontiers polis envers n’importe qui, comme les jolies femmes
heureuses de donner un sourire qu’elles savent accueilli avec
tant de joie. Je ne peux, du reste, pas dire que cette façon que
j’avais de mettre les gens du peuple sur le pied d’égalité avec
les gens du monde, si elle fut très bien admise de ceux-ci, satis-
fît en revanche toujours pleinement ma mère. Non qu’humaine-
ment elle fît une différence quelconque entre les êtres, et si ja-
mais Françoise avait du chagrin ou était souffrante, elle était
toujours consolée et soignée par maman avec la même amitié,
avec le même dévouement que sa meilleure amie. Mais ma
mère était trop la fille de mon grand-père pour ne pas faire so-
cialement acception des castes. Les gens de Combray avaient
beau avoir du cœur, de la sensibilité, acquérir les plus belles
théories sur l’égalité humaine, ma mère, quand un valet de
chambre s’émancipait, disait une fois « vous » et glissait insen-
siblement à ne plus me parler à la troisième personne, avait de
ces usurpations le même mécontentement qui éclate dans les
« Mémoires » de Saint-Simon chaque fois qu’un seigneur qui
n’y a pas droit saisit un prétexte de prendre la qualité d’« Al-
tesse » dans un acte authentique, ou de ne pas rendre aux ducs
ce qu’il leur devait et ce dont peu à peu il se dispense. Il y avait
un « esprit de Combray » si réfractaire qu’il faudra des siècles

414
de bonté (celle de ma mère était infinie), de théories égali-
taires, pour arriver à le dissoudre. Je ne peux pas dire que chez
ma mère certaines parcelles de cet esprit ne fussent pas res-
tées insolubles. Elle eût donné aussi difficilement la main à un
valet de chambre qu’elle lui donnait aisément dix francs (les-
quels lui faisaient, du reste, beaucoup plus de plaisir). Pour
elle, qu’elle l’avouât ou non, les maîtres étaient les maîtres et
les domestiques étaient les gens qui mangeaient à la cuisine.
Quand elle voyait un chauffeur d’automobile dîner avec moi
dans la salle à manger, elle n’était pas absolument contente et
me disait : « Il me semble que tu pourrais avoir mieux comme
ami qu’un mécanicien », comme elle aurait dit, s’il se fût agi de
mariage : « Tu pourrais trouver mieux comme parti. » Le
chauffeur (heureusement je ne songeai jamais à inviter celui-
là) était venu me dire que la Compagnie d’autos qui l’avait en-
voyé à Balbec pour la saison lui faisait rejoindre Paris dès le
lendemain. Cette raison, d’autant plus que le chauffeur était
charmant et s’exprimait si simplement qu’on eût toujours dit
paroles d’évangile, nous sembla devoir être conforme à la véri-
té. Elle ne l’était qu’à demi. Il n’y avait en effet plus rien à faire
à Balbec. Et en tout cas, la Compagnie, n’ayant qu’à demi
confiance dans la véracité du jeune évangéliste, appuyé sur sa
roue de consécration, désirait qu’il revînt au plus vite à Paris.
Et en effet, si le jeune apôtre accomplissait miraculeusement la
multiplication des kilomètres quand il les comptait à M. de
Charlus, en revanche, dès qu’il s’agissait de rendre compte à
sa Compagnie, il divisait par 6 ce qu’il avait gagné. En conclu-
sion de quoi la Compagnie, pensant, ou bien que personne ne
faisait plus de promenades à Balbec, ce que la saison rendait
vraisemblable, soit qu’elle était volée, trouvait dans l’une et
l’autre hypothèse que le mieux était de le rappeler à Paris, où
on ne faisait d’ailleurs pas grand’chose. Le désir du chauffeur
était d’éviter, si possible, la morte-saison. J’ai dit – ce que
j’ignorais alors et ce dont la connaissance m’eût évité bien des
chagrins – qu’il était très lié (sans qu’ils eussent jamais l’air de
se connaître devant les autres) avec Morel. À partir du jour où
il fut rappelé, sans savoir encore qu’il avait un moyen de ne
pas partir, nous dûmes nous contenter pour nos promenades
de louer une voiture, ou quelquefois, pour distraire Albertine et
comme elle aimait l’équitation, des chevaux de selle. Les

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voitures étaient mauvaises. « Quel tacot ! » disait Albertine.
J’aurais d’ailleurs souvent aimé d’y être seul. Sans vouloir me
fixer une date, je souhaitais que prit fin cette vie à laquelle je
reprochais de me faire renoncer, non pas même tant au travail
qu’au plaisir. Pourtant il arrivait aussi que les habitudes qui me
retenaient fussent soudain abolies, le plus souvent quand
quelque ancien moi, plein du désir de vivre avec allégresse,
remplaçait pour un instant le moi actuel. J’éprouvai notamment
ce désir d’évasion un jour qu’ayant laissé Albertine chez sa
tante, j’étais allé à cheval voir les Verdurin et que j’avais pris
dans les bois une route sauvage dont ils m’avaient vanté la
beauté. Épousant les formes de la falaise, tour à tour elle mon-
tait, puis, resserrée entre des bouquets d’arbres épais, elle
s’enfonçait en gorges sauvages. Un instant, les rochers dénu-
dés dont j’étais entouré, la mer qu’on apercevait par leurs dé-
chirures, flottèrent devant mes yeux comme des fragments
d’un autre univers : j’avais reconnu le paysage montagneux et
marin qu’Elstir a donné pour cadre à ces deux admirables
aquarelles, « Poète rencontrant une Muse », « Jeune homme
rencontrant un Centaure », que j’avais vues chez la duchesse
de Guermantes. Leur souvenir replaçait les lieux où je me trou-
vais tellement en dehors du monde actuel que je n’aurais pas
été étonné si, comme le jeune homme de l’âge antéhistorique
que peint Elstir, j’avais, au cours de ma promenade, croisé un
personnage mythologique. Tout à coup mon cheval se cabra ; il
avait entendu un bruit singulier, j’eus peine à le maîtriser et à
ne pas être jeté à terre, puis je levai vers le point d’où semblait
venir ce bruit mes yeux pleins de larmes, et je vis à une cin-
quantaine de mètres au-dessus de moi, dans le soleil, entre
deux grandes ailes d’acier étincelant qui l’emportaient, un être
dont la figure peu distincte me parut ressembler à celle d’un
homme. Je fus aussi ému que pouvait l’être un Grec qui voyait
pour la première fois un demi-Dieu. Je pleurais aussi, car j’étais
prêt à pleurer, du moment que j’avais reconnu que le bruit ve-
nait d’au-dessus de ma tête – les aéroplanes étaient encore
rares à cette époque – à la pensée que ce que j’allais voir pour
la première fois c’était un aéroplane. Alors, comme quand on
sent venir dans un journal une parole émouvante, je n’atten-
dais que d’avoir aperçu l’avion pour fondre en larmes. Cepen-
dant l’aviateur sembla hésiter sur sa voie ; je sentais ouvertes

416
devant lui – devant moi, si l’habitude ne m’avait pas fait prison-
nier – toutes les routes de l’espace, de la vie ; il poussa plus
loin, plana quelques instants au-dessus de la mer, puis prenant
brusquement son parti, semblant céder à quelque attraction in-
verse de celle de la pesanteur, comme retournant dans sa pa-
trie, d’un léger mouvement de ses ailes d’or il piqua droit vers
le ciel.
Pour revenir au mécanicien, il demanda non seulement à Mo-
rel que les Verdurin remplaçassent leur break par une auto (ce
qui, étant donné la générosité des Verdurin à l’égard des fi-
dèles, était relativement facile), mais, chose plus malaisée, leur
principal cocher, le jeune homme sensible et porté aux idées
noires, par lui, le chauffeur. Cela fut exécuté en quelques jours
de la façon suivante. Morel avait commencé par faire voler au
cocher tout ce qui lui était nécessaire pour atteler. Un jour il
ne trouvait pas le mors, un jour la gourmette. D’autres fois,
c’était son coussin de siège qui avait disparu, jusqu’à son
fouet, sa couverture, le martinet, l’éponge, la peau de chamois.
Mais il s’arrangea toujours avec des voisins ; seulement il arri-
vait en retard, ce qui agaçait contre lui M. Verdurin et le plon-
geait dans un état de tristesse et d’idées noires. Le chauffeur,
pressé d’entrer, déclara à Morel qu’il allait revenir à Paris. Il
fallait frapper un grand coup. Morel persuada aux domestiques
de M. Verdurin que le jeune cocher avait déclaré qu’il les ferait
tous tomber dans un guet-apens et se faisait fort d’avoir raison
d’eux six, et il leur dit qu’ils ne pouvaient pas laisser passer ce-
la. Pour sa part, il ne pouvait pas s’en mêler, mais les prévenait
afin qu’ils prissent les devants. Il fut convenu que, pendant que
M. et Mme Verdurin et leurs amis seraient en promenade, ils
tomberaient tous à l’écurie sur le jeune homme. Je rapporterai,
bien que ce ne fût que l’occasion de ce qui allait avoir lieu,
mais parce que les personnages m’ont intéressé plus tard, qu’il
y avait, ce jour-là, un ami des Verdurin en villégiature chez eux
et à qui on voulait faire faire une promenade à pied avant son
départ, fixé au soir même.
Ce qui me surprit beaucoup quand on partit en promenade,
c’est que, ce jour-là, Morel, qui venait avec nous en promenade
à pied, où il devait jouer du violon dans les arbres, me dit :
« Écoutez, j’ai mal au bras, je ne veux pas le dire à Mme Verdu-
rin, mais priez-la d’emmener un de ses valets, par exemple

417
Howsler, il portera mes instruments. – Je crois qu’un autre se-
rait mieux choisi, répondis-je. On a besoin de lui pour le dî-
ner. » Une expression de colère passa sur le visage de Morel.
« Mais non, je ne veux pas confier mon violon à n’importe
qui. » Je compris plus tard la raison de cette préférence. Hows-
ler était le frère très aimé du jeune cocher, et, s’il était resté à
la maison, aurait pu lui porter secours. Pendant la promenade,
assez bas pour que Howsler aîné ne pût nous entendre : « Voilà
un bon garçon, dit Morel. Du reste, son frère l’est aussi. S’il
n’avait pas cette funeste habitude de boire… – Comment, boire,
dit Mme Verdurin, pâlissant à l’idée d’avoir un cocher qui bu-
vait. – Vous ne vous en apercevez pas. Je me dis toujours que
c’est un miracle qu’il ne lui soit pas arrivé d’accident pendant
qu’il vous conduisait. – Mais il conduit donc d’autres per-
sonnes ? – Vous n’avez qu’à voir combien de fois il a versé, il a
aujourd’hui la figure pleine d’ecchymoses. Je ne sais pas com-
ment il ne s’est pas tué, il a cassé ses brancards. – Je ne l’ai pas
vu aujourd’hui, dit Mme Verdurin tremblante à la pensée de ce
qui aurait pu lui arriver à elle, vous me désolez. » Elle voulut
abréger la promenade pour rentrer, Morel choisit un air de
Bach avec des variations infinies pour la faire durer. Dès le re-
tour elle alla à la remise, vit le brancard neuf et Howsler en
sang. Elle allait lui dire, sans lui faire aucune observation,
qu’elle n’avait plus besoin de cocher et lui remettre de
l’argent, mais de lui-même, ne voulant pas accuser ses cama-
rades à l’animosité de qui il attribuait rétrospectivement le vol
quotidien de toutes les selles, etc., et voyant que sa patience
ne conduisait qu’à se faire laisser pour mort sur le carreau, il
demanda à s’en aller, ce qui arrangea tout. Le chauffeur entra
le lendemain et, plus tard, Mme Verdurin (qui avait été obligée
d’en prendre un autre) fut si satisfaite de lui, qu’elle me le re-
commanda chaleureusement comme homme d’absolue
confiance. Moi qui ignorais tout, je le pris à la journée à Paris.
Mais je n’ai que trop anticipé, tout cela se retrouvera dès l’his-
toire d’Albertine. En ce moment nous sommes à la Raspelière
où je viens dîner pour la première fois avec mon amie, et M. de
Charlus avec Morel, fils supposé d’un « intendant » qui gagnait
trente mille francs par an de fixe, avait une voiture et nombre
de majordomes subalternes, de jardiniers, de régisseurs et de
fermiers sous ses ordres. Mais puisque j’ai tellement anticipé,

418
je ne veux cependant pas laisser le lecteur sous l’impression
d’une méchanceté absolue qu’aurait eue Morel. Il était plutôt
plein de contradictions, capable à certains jours d’une gen-
tillesse véritable.
Je fus naturellement bien étonné d’apprendre que le cocher
avait été mis à la porte, et bien plus de reconnaître dans son
remplaçant le chauffeur qui nous avait promenés, Albertine et
moi. Mais il me débita une histoire compliquée, selon laquelle
il était censé être rentré à Paris, d’où on l’avait demandé pour
les Verdurin, et je n’eus pas une seconde de doute. Le renvoi
du cocher fut cause que Morel causa un peu avec moi, afin de
m’exprimer sa tristesse relativement au départ de ce brave
garçon. Du reste, même en dehors des moments où j’étais seul
et où il bondissait littéralement vers moi avec une expansion
de joie, Morel, voyant que tout le monde me faisait fête à la
Raspelière et sentant qu’il s’excluait volontairement de la fami-
liarité de quelqu’un qui était sans danger pour lui, puisqu’il
m’avait fait couper les ponts et ôté toute possibilité d’avoir en-
vers lui des airs protecteurs (que je n’avais, d’ailleurs, nulle-
ment songé à prendre), cessa de se tenir éloigné de moi. J’attri-
buai son changement d’attitude à l’influence de M. de Charlus,
laquelle, en effet, le rendait, sur certains points, moins borné,
plus artiste, mais sur d’autres, où il appliquait à la lettre les
formules éloquentes, mensongères, et d’ailleurs momentanées,
du maître, le bêtifiait encore davantage. Ce qu’avait pu lui dire
M. de Charlus, ce fut, en effet, la seule chose que je supposai.
Comment aurais-je pu deviner alors ce qu’on me dit ensuite (et
dont je n’ai jamais été certain, les affirmations d’Andrée sur
tout ce qui touchait Albertine, surtout plus tard, m’ayant tou-
jours semblé fort sujettes à caution car, comme nous l’avons vu
autrefois, elle n’aimait pas sincèrement mon amie et était ja-
louse d’elle), ce qui en tout cas, si c’était vrai, me fut remar-
quablement caché par tous les deux : qu’Albertine connaissait
beaucoup Morel. La nouvelle attitude que, vers ce moment du
renvoi du cocher, Morel adopta à mon égard me permit de
changer d’avis sur son compte. Je gardai de son caractère la vi-
laine idée que m’en avait fait concevoir la bassesse que ce
jeune homme m’avait montrée quand il avait eu besoin de moi,
suivie, tout aussitôt le service rendu, d’un dédain jusqu’à sem-
bler ne pas me voir. À cela il fallait l’évidence de ses rapports

419
de vénalité avec M. de Charlus, et aussi des instincts de bestia-
lité sans suite dont la non satisfaction (quand cela arrivait), ou
les complications qu’ils entraînaient, causaient ses tristesses ;
mais ce caractère n’était pas si uniformément laid et plein de
contradictions. Il ressemblait à un vieux livre du moyen âge,
plein d’erreurs, de traditions absurdes, d’obscénités, il était ex-
traordinairement composite. J’avais cru d’abord que son art, où
il était vraiment passé maître, lui avait donné des supériorités
qui dépassaient la virtuosité de l’exécutant. Une fois que je di-
sais mon désir de me mettre au travail : « Travaillez, devenez
illustre, me dit-il. – De qui est cela ? lui demandai-je. – De Fon-
tanes à Chateaubriand. » Il connaissait aussi une correspon-
dance amoureuse de Napoléon. Bien, pensai-je, il est lettré.
Mais cette phrase, qu’il avait lue je ne sais pas où, était sans
doute la seule qu’il connût de toute la littérature ancienne et
moderne, car il me la répétait chaque soir. Une autre, qu’il ré-
pétait davantage pour m’empêcher de rien dire de lui à per-
sonne, c’était celle-ci, qu’il croyait également littéraire, qui est
à peine française ou du moins n’offre aucune espèce de sens,
sauf peut-être pour un domestique cachottier : « Méfions-nous
des méfiants. » Au fond, en allant de cette stupide maxime jus-
qu’à la phrase de Fontanes à Chateaubriand, on eût parcouru
toute une partie, variée mais moins contradictoire qu’il ne
semble, du caractère de Morel. Ce garçon qui, pour peu qu’il y
trouvât de l’argent, eût fait n’importe quoi, et sans remords –
peut-être pas sans une contrariété bizarre, allant jusqu’à la
surexcitation nerveuse, mais à laquelle le nom de remords irait
fort mal – qui eût, s’il y trouvait son intérêt, plongé dans la
peine, voire dans le deuil, des familles entières, ce garçon qui
mettait l’argent au-dessus de tout et, sans parler de bonté, au-
dessus des sentiments de simple humanité les plus naturels, ce
même garçon mettait pourtant au-dessus de l’argent son di-
plôme de Ier prix du Conservatoire et qu’on ne pût tenir aucun
propos désobligeant sur lui à la classe de flûte ou de contre-
point. Aussi ses plus grandes colères, ses plus sombres et plus
injustifiables accès de mauvaise humeur venaient-ils de ce qu’il
appelait (en généralisant sans doute quelques cas particuliers
où il avait rencontré des malveillants) la fourberie universelle.
Il se flattait d’y échapper en ne parlant jamais de personne, en
cachant son jeu, en se méfiant de tout le monde. (Pour mon

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malheur, à cause de ce qui devait en résulter après mon retour
à Paris, sa méfiance n’avait pas « joué » à l’égard du chauffeur
de Balbec, en qui il avait sans doute reconnu un pareil, c’est-à-
dire, contrairement à sa maxime, un méfiant dans la bonne ac-
ception du mot, un méfiant qui se tait obstinément devant les
honnêtes gens et a tout de suite partie liée avec une crapule).
Il lui semblait – et ce n’était pas absolument faux – que cette
méfiance lui permettrait de tirer toujours son épingle du jeu,
de glisser, insaisissable, à travers les plus dangereuses aven-
tures, et sans qu’on pût rien, non pas même prouver, mais
avancer contre lui, dans l’établissement de la rue Bergère. Il
travaillerait, deviendrait illustre, serait peut-être un jour, avec
une respectabilité intacte, maître du jury de violon aux
concours de ce prestigieux Conservatoire.
Mais c’est peut-être encore trop de logique dans la cervelle
de Morel que d’y faire sortir les unes des autres les contradic-
tions. En réalité, sa nature était vraiment comme un papier sur
lequel on a fait tant de plis dans tous les sens qu’il est impos-
sible de s’y retrouver. Il semblait avoir des principes assez éle-
vés, et avec une magnifique écriture, déparée par les plus
grossières fautes d’orthographe, passait des heures à écrire à
son frère qu’il avait mal agi avec ses sœurs, qu’il était leur aî-
né, leur appui ; à ses sœurs qu’elles avaient commis une
inconvenance vis-à-vis de lui-même.
Bientôt même, l’été finissant, quand on descendait du train à
Douville, le soleil, amorti par la brume, n’était déjà plus, dans
le ciel uniformément mauve, qu’un bloc rouge. À la grande paix
qui descend, le soir, sur ces prés drus et salins et qui avait
conseillé à beaucoup de Parisiens, peintres pour la plupart,
d’aller villégiaturer à Douville, s’ajoutait une humidité qui les
faisait rentrer de bonne heure dans les petits chalets. Dans plu-
sieurs de ceux-ci la lampe était déjà allumée. Seules quelques
vaches restaient dehors à regarder la mer en meuglant, tandis
que d’autres, s’intéressant plus à l’humanité, tournaient leur
attention vers nos voitures. Seul un peintre qui avait dressé
son chevalet sur une mince éminence travaillait à essayer de
rendre ce grand calme, cette lumière apaisée. Peut-être les
vaches allaient-elles lui servir inconsciemment et bénévole-
ment de modèles, car leur air contemplatif et leur présence so-
litaire, quand les humains sont rentrés, contribuaient, à leur

421
manière, à la puissante impression de repos que dégage le soir.
Et quelques semaines plus tard, la transposition ne fut pas
moins agréable quand, l’automne s’avançant, les jours de-
vinrent tout à fait courts et qu’il fallut faire ce voyage dans la
nuit. Si j’avais été faire un tour dans l’après-midi, il fallait ren-
trer s’habiller au plus tard à cinq heures, où maintenant le so-
leil rond et rouge était déjà descendu au milieu de la glace
oblique, jadis détestée, et, comme quelque feu grégeois, incen-
diait la mer dans les vitres de toutes mes bibliothèques.
Quelque geste incantateur ayant suscité, pendant que je pas-
sais mon smoking, le moi alerte et frivole qui était le mien
quand j’allais avec Saint-Loup dîner à Rivebelle et le soir où
j’avais cru emmener Mlle de Stermaria dîner dans l’île du Bois,
je fredonnais inconsciemment le même air qu’alors ; et c’est
seulement en m’en apercevant qu’à la chanson je reconnaissais
le chanteur intermittent, lequel, en effet, ne savait que celle-là.
La première fois que je l’avais chantée, je commençais d’aimer
Albertine, mais je croyais que je ne la connaîtrais jamais. Plus
tard, à Paris, c’était quand j’avais cessé de l’aimer et quelques
jours après l’avoir possédée pour la première fois. Maintenant,
c’était en l’aimant de nouveau et au moment d’aller dîner avec
elle, au grand regret du directeur, qui croyait que je finirais
par habiter la Raspelière et lâcher son hôtel, et qui assurait
avoir entendu dire qu’il régnait par là des fièvres dues aux ma-
rais du Bac et à leurs eaux « accroupies ». J’étais heureux de
cette multiplicité que je voyais ainsi à ma vie déployée sur trois
plans ; et puis, quand on redevient pour un instant un homme
ancien, c’est-à-dire différent de celui qu’on est depuis long-
temps, la sensibilité, n’étant plus amortie par l’habitude, reçoit
des moindres chocs des impressions si vives qu’elles font pâlir
tout ce qui les a précédées et auxquelles, à cause de leur inten-
sité, nous nous attachons avec l’exaltation passagère d’un
ivrogne. Il faisait déjà nuit quand nous montions dans l’omni-
bus ou la voiture qui allait nous mener à la gare prendre le pe-
tit chemin de fer. Et dans le hall, le premier président nous di-
sait : « Ah ! vous allez à la Raspelière ! Sapristi, elle a du tou-
pet, Mme Verdurin, de vous faire faire une heure de chemin de
fer dans la nuit, pour dîner seulement. Et puis recommencer le
trajet à dix heures du soir, dans un vent de tous les diables. On
voit bien qu’il faut que vous n’ayez rien à faire », ajoutait-il en

422
se frottant les mains. Sans doute parlait-il ainsi par méconten-
tement de ne pas être invité, et aussi à cause de la satisfaction
qu’ont les hommes « occupés » – fût-ce par le travail le plus sot
– de « ne pas avoir le temps » de faire ce que vous faites.
Certes il est légitime que l’homme qui rédige des rapports,
aligne des chiffres, répond à des lettres d’affaires, suit les
cours de la bourse, éprouve, quand il vous dit en ricanant :
« C’est bon pour vous qui n’avez rien à faire », un agréable
sentiment de sa supériorité. Mais celle-ci s’affirmerait tout aus-
si dédaigneuse, davantage même (car dîner en ville, l’homme
occupé le fait aussi), si votre divertissement était d’écrire Ham-
let ou seulement de le lire. En quoi les hommes occupés
manquent de réflexion. Car la culture désintéressée, qui leur
paraît comique passe-temps d’oisifs quand ils la surprennent
au moment qu’on la pratique, ils devraient songer que c’est la
même qui, dans leur propre métier, met hors de pair des
hommes qui ne sont peut-être pas meilleurs magistrats ou ad-
ministrateurs qu’eux, mais devant l’avancement rapide des-
quels ils s’inclinent en disant : « Il paraît que c’est un grand
lettré, un individu tout à fait distingué. » Mais surtout le pre-
mier président ne se rendait pas compte que ce qui me plaisait
dans ces dîners à la Raspelière, c’est que, comme il le disait
avec raison, quoique par critique, ils « représentaient un vrai
voyage », un voyage dont le charme me paraissait d’autant
plus vif qu’il n’était pas son but à lui-même, qu’on n’y cherchait
nullement le plaisir, celui-ci étant affecté à la réunion vers la-
quelle on se rendait, et qui ne laissait pas d’être fort modifié
par toute l’atmosphère qui l’entourait. Il faisait déjà nuit main-
tenant quand j’échangeais la chaleur de l’hôtel – de l’hôtel de-
venu mon foyer – pour le wagon où nous montions avec Alber-
tine et où le reflet de la lanterne sur la vitre apprenait, à cer-
tains arrêts du petit train poussif, qu’on était arrivé à une gare.
Pour ne pas risquer que Cottard ne nous aperçût pas, et
n’ayant pas entendu crier la station, j’ouvrais la portière, mais
ce qui se précipitait dans le wagon, ce n’était pas les fidèles,
mais le vent, la pluie, le froid. Dans l’obscurité je distinguais
les champs, j’entendais la mer, nous étions en rase campagne.
Albertine, avant que nous rejoignions le petit noyau, se regar-
dait dans un petit miroir extrait d’un nécessaire en or qu’elle
emportait avec elle. En effet, les premières fois, Mme Verdurin

423
l’ayant fait monter dans son cabinet de toilette pour qu’elle
s’arrangeât avant le dîner, j’avais, au sein du calme profond où
je vivais depuis quelque temps, éprouvé un petit mouvement
d’inquiétude et de jalousie à être obligé de laisser Albertine au
pied de l’escalier, et je m’étais senti si anxieux pendant que
j’étais seul au salon, au milieu du petit clan, et me demandais
ce que mon amie faisait en haut, que j’avais le lendemain, par
dépêche, après avoir demandé des indications à M. de Charlus
sur ce qui se faisait de plus élégant, commandé chez Cartier un
nécessaire qui était la joie d’Albertine et aussi la mienne. Il
était pour moi un gage de calme et aussi de la sollicitude de
mon amie. Car elle avait certainement deviné que je n’aimais
pas qu’elle restât sans moi chez Mme Verdurin et s’arrangeait à
faire en wagon toute la toilette préalable au dîner.
Au nombre des habitués de Mme Verdurin, et le plus fidèle de
tous, comptait maintenant, depuis plusieurs mois, M. de Char-
lus. Régulièrement, trois fois par semaine, les voyageurs qui
stationnaient dans les salles d’attente ou sur le quai de
Doncières-Ouest voyaient passer ce gros homme aux cheveux
gris, aux moustaches noires, les lèvres rougies d’un fard qui se
remarque moins à la fin de la saison que l’été, où le grand jour
le rendait plus cru et la chaleur à demi liquide. Tout en se diri-
geant vers le petit chemin de fer, il ne pouvait s’empêcher
(seulement par habitude de connaisseur, puisque maintenant il
avait un sentiment qui le rendait chaste ou du moins, la plupart
du temps, fidèle) de jeter sur les hommes de peine, les mili-
taires, les jeunes gens en costume de tennis, un regard furtif, à
la fois inquisitorial et timoré, après lequel il baissait aussitôt
ses paupières sur ses yeux presque clos avec l’onction d’un ec-
clésiastique en train de dire son chapelet, avec la réserve
d’une épouse vouée à son unique amour ou d’une jeune fille
bien élevée. Les fidèles étaient d’autant plus persuadés qu’il ne
les avait pas vus, qu’il montait dans un compartiment autre
que le leur (comme faisait souvent aussi la princesse Sherba-
toff), en homme qui ne sait point si l’on sera content ou non
d’être vu avec lui et qui vous laisse la faculté de venir le trou-
ver si vous en avez l’envie. Celle-ci n’avait pas été éprouvée,
les toutes premières fois, par le docteur, qui avait voulu que
nous le laissions seul dans son compartiment. Portant beau son
caractère hésitant depuis qu’il avait une grande situation

424
médicale, c’est en souriant, en se renversant en arrière, en re-
gardant Ski par-dessus le lorgnon, qu’il dit par malice ou pour
surprendre de biais l’opinion des camarades : « Vous compre-
nez, si j’étais seul, garçon… , mais, à cause de ma femme, je
me demande si je peux le laisser voyager avec nous après ce
que vous m’avez dit, chuchota le docteur. – Qu’est-ce que tu
dis ? demanda Mme Cottard. – Rien, cela ne te regarde pas, ce
n’est pas pour les femmes », répondit en clignant de l’œil le
docteur, avec une majestueuse satisfaction de lui-même qui te-
nait le milieu entre l’air pince-sans-rire qu’il gardait devant ses
élèves et ses malades et l’inquiétude qui accompagnait jadis
ses traits d’esprit chez les Verdurin, et il continua à parler tout
bas. Mme Cottard ne distingua que les mots « de la confrérie »
et « tapette », et comme dans le langage du docteur le premier
désignait la race juive et le second les langues bien pendues,
Mme Cottard conclut que M. de Charlus devait être un Israélite
bavard. Elle ne comprit pas qu’on tînt le baron à l’écart à cause
de cela, trouva de son devoir de doyenne du clan d’exiger
qu’on ne le laissât pas seul et nous nous acheminâmes tous
vers le compartiment de M. de Charlus, guidés par Cottard,
toujours perplexe. Du coin où il lisait un volume de Balzac, M.
de Charlus perçut cette hésitation ; il n’avait pourtant pas levé
les yeux. Mais comme les sourds-muets reconnaissent à un
courant d’air, insensible pour les autres, que quelqu’un arrive
derrière eux, il avait, pour être averti de la froideur qu’on avait
à son égard, une véritable hyperacuité sensorielle. Celle-ci,
comme elle a coutume de faire dans tous les domaines, avait
engendré chez M. de Charlus des souffrances imaginaires.
Comme ces névropathes qui, sentant une légère fraîcheur, in-
duisent qu’il doit y avoir une fenêtre ouverte à l’étage au-des-
sus, entrent en fureur et commencent à éternuer, M. de Char-
lus, si une personne avait devant lui montré un air préoccupé,
concluait qu’on avait répété à cette personne un propos qu’il
avait tenu sur elle. Mais il n’y avait même pas besoin qu’on eût
l’air distrait, ou l’air sombre, ou l’air rieur, il les inventait. En
revanche la cordialité lui masquait aisément les médisances
qu’il ne connaissait pas. Ayant deviné la première fois l’hésita-
tion de Cottard, si, au grand étonnement des fidèles qui ne se
croyaient pas aperçus encore par le liseur aux yeux baissés, il
leur tendit la main quand ils furent à distance convenable, il se

425
contenta d’une inclinaison de tout le corps, aussitôt vivement
redressé, pour Cottard, sans prendre avec sa main gantée de
Suède la main que le docteur lui avait tendue. « Nous avons te-
nu absolument à faire route avec vous, Monsieur, et à ne pas
vous laisser comme cela seul dans votre petit coin. C’est un
grand plaisir pour nous, dit avec bonté Mme Cottard au baron.
– Je suis très honoré, récita le baron en s’inclinant d’un air
froid. – J’ai été très heureuse d’apprendre que vous aviez défi-
nitivement choisi ce pays pour y fixer vos tabern… » Elle allait
dire tabernacles, mais ce mot lui sembla hébraïque et désobli-
geant pour un juif, qui pourrait y voir une allusion. Aussi se
reprit-elle pour choisir une autre des expressions qui lui
étaient familières, c’est-à-dire une expression solennelle :
« pour y fixer, je voulais dire « vos pénates » (il est vrai que ces
divinités n’appartiennent pas à la religion chrétienne non plus,
mais à une qui est morte depuis si longtemps qu’elle n’a plus
d’adeptes qu’on puisse craindre de froisser). « Nous, malheu-
reusement, avec la rentrée des classes, le service d’hôpital du
docteur, nous ne pouvons jamais bien longtemps élire domicile
dans un même endroit. » Et lui montrant un carton : « oyez
d’ailleurs comme nous autres femmes nous sommes moins heu-
reuses que le sexe fort ; pour aller aussi près que chez nos
amis Verdurin nous sommes obligées d’emporter avec nous
toute une gamme d’impedimenta. » Moi je regardais pendant
ce temps-là le volume de Balzac du baron. Ce n’était pas un
exemplaire broché, acheté au hasard, comme le volume de Ber-
gotte qu’il m’avait prêté la première année. C’était un livre de
sa bibliothèque et, comme tel, portant la devise : « Je suis au
Baron de Charlus », à laquelle faisaient place parfois, pour
montrer le goût studieux des Guermantes : « In prœliis non
semper », et une autre encore : « Non sine labore ». Mais nous
les verrons bientôt remplacées par d’autres, pour tâcher de
plaire à Morel. Mme Cottard, au bout d’un instant, prit un sujet
qu’elle trouvait plus personnel au baron. « Je ne sais pas si
vous êtes de mon avis, Monsieur, lui dit-elle au bout d’un ins-
tant, mais je suis très large d’idées et, selon moi, pourvu qu’on
les pratique sincèrement, toutes les religions sont bonnes. Je
ne suis pas comme les gens que la vue d’un… protestant rend
hydrophobes. – On m’a appris que la mienne était la vraie », ré-
pondit M. de Charlus. « C’est un fanatique, pensa Mme

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Cottard ; Swann, sauf sur la fin, était plus tolérant, il est vrai
qu’il était converti. » Or, tout au contraire, le baron était non
seulement chrétien, comme on le sait, mais pieux à la façon du
moyen âge. Pour lui, comme pour les sculpteurs du XIIIe siècle,
l’Église chrétienne était, au sens vivant du mot, peuplée d’une
foule d’êtres, crus parfaitement réels : prophètes, apôtres,
anges, saints personnages de toute sorte, entourant le Verbe
incarné, sa mère et son époux, le Père Éternel, tous les martyrs
et docteurs ; tel que leur peuple en plein relief, chacun d’eux
se presse au porche ou remplit le vaisseau des cathédrales.
Entre eux tous M. de Charlus avait choisi comme patrons inter-
cesseurs les archanges Michel, Gabriel et Raphaël, avec les-
quels il avait de fréquents entretiens pour qu’ils communi-
quassent ses prières au Père Éternel, devant le trône de qui ils
se tiennent. Aussi l’erreur de Mme Cottard m’amusa-t-elle
beaucoup.
Pour quitter le terrain religieux, disons que le docteur, venu
à Paris avec le maigre bagage de conseils d’une mère pay-
sanne, puis absorbé par les études, presque purement maté-
rielles, auxquelles ceux qui veulent pousser loin leur carrière
médicale sont obligés de se consacrer pendant un grand
nombre d’années, ne s’était jamais cultivé ; il avait acquis plus
d’autorité, mais non pas d’expérience ; il prit à la lettre ce mot
d’« honoré », en fut à la fois satisfait parce qu’il était vaniteux,
et affligé parce qu’il était bon garçon. « Ce pauvre de Charlus,
dit-il le soir à sa femme, il m’a fait de la peine quand il m’a dit
qu’il était honoré de voyager avec nous. On sent, le pauvre
diable, qu’il n’a pas de relations, qu’il s’humilie. »
Mais bientôt, sans avoir besoin d’être guidés par la chari-
table Mme Cottard, les fidèles avaient réussi à dominer la gêne
qu’ils avaient tous plus ou moins éprouvée, au début, à se trou-
ver à côté de M. de Charlus. Sans doute en sa présence ils gar-
daient sans cesse à l’esprit le souvenir des révélations de Ski et
l’idée de l’étrangeté sexuelle qui était incluse en leur compa-
gnon de voyage. Mais cette étrangeté même exerçait sur eux
une espèce d’attrait. Elle donnait pour eux à la conversation du
baron, d’ailleurs remarquable, mais en des parties qu’ils ne
pouvaient guère apprécier, une saveur qui faisait paraître à cô-
té la conversation des plus intéressants, de Brichot lui-même,
comme un peu fade. Dès le début d’ailleurs, on s’était plu à

427
reconnaître qu’il était intelligent. « Le génie peut être voisin de
la folie », énonçait le docteur, et si la princesse, avide de s’ins-
truire, insistait, il n’en disait pas plus, cet axiome étant tout ce
qu’il savait sur le génie et ne lui paraissant pas, d’ailleurs, aus-
si démontré que tout ce qui a trait à la fièvre typhoïde et à l’ar-
thritisme. Et comme il était devenu superbe et resté mal élevé :
« Pas de questions, princesse, ne m’interrogez pas, je suis au
bord de la mer pour me reposer. D’ailleurs vous ne me com-
prendriez pas, vous ne savez pas la médecine. » Et la princesse
se taisait en s’excusant, trouvant Cottard un homme charmant,
et comprenant que les célébrités ne sont pas toujours abor-
dables. À cette première période on avait donc fini par trouver
M. de Charlus intelligent malgré son vice (ou ce que l’on
nomme généralement ainsi). Maintenant, c’était, sans s’en
rendre compte, à cause de ce vice qu’on le trouvait plus intelli-
gent que les autres. Les maximes les plus simples que, adroite-
ment provoqué par l’universitaire ou le sculpteur, M. de Char-
lus énonçait sur l’amour, la jalousie, la beauté, à cause de l’ex-
périence singulière, secrète, raffinée et monstrueuse où il les
avait puisées, prenaient pour les fidèles ce charme du dépaysa-
gement qu’une psychologie, analogue à celle que nous a offerte
de tout temps notre littérature dramatique, revêt dans une
pièce russe ou japonaise, jouée par des artistes de là-bas. On
risquait encore, quand il n’entendait pas, une mauvaise plai-
santerie : « Oh ! chuchotait le sculpteur, en voyant un jeune
employé aux longs cils de bayadère et que M. de Charlus
n’avait pu s’empêcher de dévisager, si le baron se met à faire
de l’œil au contrôleur, nous ne sommes pas prêts d’arriver, le
train va aller à reculons. Regardez-moi la manière dont il le re-
garde, ce n’est plus un petit chemin de fer où nous sommes,
c’est un funiculeur. » Mais au fond, si M. de Charlus ne venait
pas, on était presque déçu de voyager seulement entre gens
comme tout le monde et de n’avoir pas auprès de soi ce per-
sonnage peinturluré, pansu et clos, semblable à quelque boîte
de provenance exotique et suspecte qui laisse échapper la cu-
rieuse odeur de fruits auxquels l’idée de goûter seulement vous
soulèverait le cœur. À ce point de vue, les fidèles de sexe mas-
culin avaient des satisfactions plus vives, dans la courte partie
du trajet qu’on faisait entre Saint-Martin-du-Chêne, où montait
M. de Charlus, et Doncières, station où on était rejoint par

428
Morel. Car tant que le violoniste n’était pas là (et si les dames
et Albertine, faisant bande à part pour ne pas gêner la conver-
sation, se tenaient éloignées), M. de Charlus ne se gênait pas
pour ne pas avoir l’air de fuir certains sujets et parler de « ce
qu’on est convenu d’appeler les mauvaises mœurs ». Albertine
ne pouvait le gêner, car elle était toujours avec les dames, par
grâce de jeune fille qui ne veut pas que sa présence restreigne
la liberté de la conversation. Or je supportais aisément de ne
pas l’avoir à côté de moi, à condition toutefois qu’elle restât
dans le même wagon. Car moi qui n’éprouvais plus de jalousie
ni guère d’amour pour elle, ne pensais pas à ce qu’elle faisait
les jours où je ne la voyais pas, en revanche, quand j’étais là,
une simple cloison, qui eût pu à la rigueur dissimuler une trahi-
son, m’était insupportable, et si elle allait avec les dames dans
le compartiment voisin, au bout d’un instant, ne pouvant plus
tenir en place, au risque de froisser celui qui parlait, Brichot,
Cottard ou Charlus, et à qui je ne pouvais expliquer la raison
de ma fuite, je me levais, les plantais là et, pour voir s’il ne s’y
faisait rien d’anormal, passais à côté. Et jusqu’à Doncières, M.
de Charlus, ne craignant pas de choquer, parlait parfois fort
crûment de mœurs qu’il déclarait ne trouver pour son compte
ni bonnes ni mauvaises. Il le faisait par habileté, pour montrer
sa largeur d’esprit, persuadé qu’il était que les siennes
n’éveillaient guère de soupçon dans l’esprit des fidèles. Il pen-
sait bien qu’il y avait dans l’univers quelques personnes qui
étaient, selon une expression qui lui devint plus tard familière,
« fixées sur son compte ». Mais il se figurait que ces personnes
n’étaient pas plus de trois ou quatre et qu’il n’y en avait au-
cune sur la côte normande. Cette illusion peut étonner de la
part de quelqu’un d’aussi fin, d’aussi inquiet. Même pour ceux
qu’il croyait plus ou moins renseignés, il se flattait que ce ne
fût que dans le vague, et avait la prétention, selon qu’il leur di-
rait telle ou telle chose, de mettre telle personne en dehors des
suppositions d’un interlocuteur qui, par politesse, faisait sem-
blant d’accepter ses dires. Même se doutant de ce que je pou-
vais savoir ou supposer sur lui, il se figurait que cette opinion,
qu’il croyait beaucoup plus ancienne de ma part qu’elle ne
l’était en réalité, était toute générale, et qu’il lui suffisait de
nier tel ou tel détail pour être cru, alors qu’au contraire, si la
connaissance de l’ensemble précède toujours celle des détails,

429
elle facilite infiniment l’investigation de ceux-ci et, ayant dé-
truit le pouvoir d’invisibilité, ne permet plus au dissimulateur
de cacher ce qu’il lui plaît. Certes, quand M. de Charlus, invité
à un dîner par tel fidèle ou tel ami des fidèles, prenait les dé-
tours les plus compliqués pour amener, au milieu des noms de
dix personnes qu’il citait, le nom de Morel, il ne se doutait
guère qu’aux raisons toujours différentes qu’il donnait du plai-
sir ou de la commodité qu’il pourrait trouver ce soir-là à être
invité avec lui, ses hôtes, en ayant l’air de le croire parfaite-
ment, en substituaient une seule, toujours la même, et qu’il
croyait ignorée d’eux, à savoir qu’il l’aimait. De même Mme
Verdurin, semblant toujours avoir l’air d’admettre entièrement
les motifs mi-artistiques, mi-humanitaires, que M. de Charlus
lui donnait de l’intérêt qu’il portait à Morel, ne cessait de re-
mercier avec émotion le baron des bontés touchantes, disait-
elle, qu’il avait pour le violoniste. Or quel étonnement aurait eu
M. de Charlus si, un jour que Morel et lui étaient en retard et
n’étaient pas venus par le chemin de fer, il avait entendu la Pa-
tronne dire : « Nous n’attendons plus que ces demoiselles ! »
Le baron eût été d’autant plus stupéfait que, ne bougeant
guère de la Raspelière, il y faisait figure de chapelain, d’abbé
du répertoire, et quelquefois (quand Morel avait quarante-huit
heures de permission) y couchait deux nuits de suite. Mme Ver-
durin leur donnait alors deux chambres communicantes et,
pour les mettre à l’aise, disait : « Si vous avez envie de faire de
la musique, ne vous gênez pas, les murs sont comme ceux
d’une forteresse, vous n’avez personne à votre étage, et mon
mari a un sommeil de plomb. » Ces jours-là, M. de Charlus re-
layait la princesse en allant chercher les nouveaux à la gare,
excusait Mme Verdurin de ne pas être venue à cause d’un état
de santé qu’il décrivait si bien que les invités entraient avec
une figure de circonstance et poussaient un cri d’étonnement
en trouvant la Patronne alerte et debout, en robe à demi
décolletée.
Car M. de Charlus était momentanément devenu, pour Mme
Verdurin, le fidèle des fidèles, une seconde princesse Sherba-
toff. De sa situation mondaine elle était beaucoup moins sûre
que de celle de la princesse, se figurant que, si celle-ci ne vou-
lait voir que le petit noyau, c’était par mépris des autres et pré-
dilection pour lui. Comme cette feinte était justement le propre

430
des Verdurin, lesquels traitaient d’ennuyeux tous ceux qu’ils ne
pouvaient fréquenter, il est incroyable que la Patronne pût
croire la princesse une âme d’acier, détestant le chic. Mais elle
n’en démordait pas et était persuadée que, pour la grande
dame aussi, c’était sincèrement et par goût d’intellectualité
qu’elle ne fréquentait pas les ennuyeux. Le nombre de ceux-ci
diminuait, du reste, à l’égard des Verdurin. La vie de bains de
mer ôtait à une présentation les conséquences pour l’avenir
qu’on eût pu redouter à Paris. Des hommes brillants, venus à
Balbec sans leur femme, ce qui facilitait tout, à la Raspelière
faisaient des avances et d’ennuyeux devenaient exquis. Ce fut
le cas pour le prince de Guermantes, que l’absence de la prin-
cesse n’aurait pourtant pas décidé à aller « en garçon » chez
les Verdurin, si l’aimant du dreyfusisme n’eût été si puissant
qu’il lui fit monter d’un seul trait les pentes qui mènent à la
Raspelière, malheureusement un jour où la Patronne était sor-
tie. Mme Verdurin, du reste, n’était pas certaine que lui et M.
de Charlus fussent du même monde. Le baron avait bien dit
que le duc de Guermantes était son frère, mais c’était peut-être
le mensonge d’un aventurier. Si élégant se fût-il montré, si ai-
mable, si « fidèle » envers les Verdurin, la Patronne hésitait
presque à l’inviter avec le prince de Guermantes. Elle consulta
Ski et Brichot : « Le baron et le prince de Guermantes, est-ce
que ça marche ? – Mon Dieu, Madame, pour l’un des deux je
crois pouvoir le dire. – Mais l’un des deux, qu’est-ce que ça
peut me faire ? avait repris Mme Verdurin irritée. Je vous de-
mande s’ils marchent ensemble ? – Ah ! Madame, voilà des
choses qui sont bien difficiles à savoir. » Mme Verdurin n’y
mettait aucune malice. Elle était certaine des mœurs du baron,
mais quand elle s’exprimait ainsi elle n’y pensait nullement,
mais seulement à savoir si on pouvait inviter ensemble le
prince et M. de Charlus, si cela corderait. Elle ne mettait au-
cune intention malveillante dans l’emploi de ces expressions
toutes faites et que les « petits clans » artistiques favorisent.
Pour se parer de M. de Guermantes, elle voulait l’emmener,
l’après-midi qui suivrait le déjeuner, à une fête de charité et où
des marins de la côte figureraient un appareillage. Mais
n’ayant pas le temps de s’occuper de tout, elle délégua ses
fonctions au fidèle des fidèles, au baron. « Vous comprenez, il
ne faut pas qu’ils restent immobiles comme des moules, il faut

431
qu’ils aillent, qu’ils viennent, qu’on voie le branle-bas, je ne
sais pas le nom de tout ça. Mais vous, qui allez souvent au port
de Balbec-Plage, vous pourriez bien faire faire une répétition
sans vous fatiguer. Vous devez vous y entendre mieux que moi,
M. de Charlus, à faire marcher des petits marins. Mais, après
tout, nous nous donnons bien du mal pour M. de Guermantes.
C’est peut-être un imbécile du Jockey. Oh ! mon Dieu, je dis du
mal du Jockey, et il me semble me rappeler que vous en êtes.
Hé baron, vous ne me répondez pas, est-ce que vous en êtes ?
Vous ne voulez pas sortir avec nous ? Tenez, voici un livre que
j’ai reçu, je pense qu’il vous intéressera. C’est de Roujon. Le
titre est joli : « Parmi les hommes. »
Pour ma part, j’étais d’autant plus heureux que M. de Char-
lus fût assez souvent substitué à la princesse Sherbatoff, que
j’étais très mal avec celle-ci, pour une raison à la fois insigni-
fiante et profonde. Un jour que j’étais dans le petit train, com-
blant de mes prévenances, comme toujours, la princesse Sher-
batoff, j’y vis monter Mme de Villeparisis. Elle était en effet ve-
nue passer quelques semaines chez la princesse de Luxem-
bourg, mais, enchaîné à ce besoin quotidien de voir Albertine,
je n’avais jamais répondu aux invitations multipliées de la mar-
quise et de son hôtesse royale. J’eus du remords en voyant
l’amie de ma grand’mère et, par pur devoir (sans quitter la
princesse Sherbatoff) je causai assez longtemps avec elle.
J’ignorais, du reste, absolument que Mme de Villeparisis savait
très bien qui était ma voisine, mais ne voulait pas la connaître.
À la station suivante, Mme de Villeparisis quitta le wagon, je
me reprochai même de ne pas l’avoir aidée à descendre ; j’allai
me rasseoir à côté de la princesse. Mais on eût dit – cataclysme
fréquent chez les personnes dont la situation est peu solide et
qui craignent qu’on n’ait entendu parler d’elles en mal, qu’on
les méprise – qu’un changement à vue s’était opéré. Plongée
dans sa Revue des Deux-Mondes, Mme Sherbatoff répondit à
peine du bout des lèvres à mes questions et finit par me dire
que je lui donnais la migraine. Je ne comprenais rien à mon
crime. Quand je dis au revoir à la princesse, le sourire habituel
n’éclaira pas son visage, un salut sec abaissa son menton, elle
ne me tendit même pas la main et ne m’a jamais reparlé de-
puis. Mais elle dut parler – je ne sais pas pour dire quoi – aux
Verdurin, car dès que je demandais à ceux-ci si je ne ferais pas

432
bien de faire une politesse à la princesse Sherbatoff, tous en
chœur se précipitaient : « Non ! Non ! Non ! Surtout pas ! Elle
n’aime pas les amabilités ! » On ne le faisait pas pour me
brouiller avec elle, mais elle avait réussi à faire croire qu’elle
était insensible aux prévenances, une âme inaccessible aux va-
nités de ce monde. Il faut avoir vu l’homme politique qui passe
pour le plus entier, le plus intransigeant, le plus inapprochable
depuis qu’il est au pouvoir ; il faut l’avoir vu au temps de sa
disgrâce, mendier timidement, avec un sourire brillant d’amou-
reux, le salut hautain d’un journaliste quelconque ; il faut avoir
vu le redressement de Cottard (que ses nouveaux malades pre-
naient pour une barre de fer), et savoir de quels dépits amou-
reux, de quels échecs de snobisme étaient faits l’apparente
hauteur, l’anti-snobisme universellement admis de la princesse
Sherbatoff, pour comprendre que dans l’humanité la règle –
qui comporte des exceptions naturellement – est que les durs
sont des faibles dont on n’a pas voulu, et que les forts, se sou-
ciant peu qu’on veuille ou non d’eux, ont seuls cette douceur
que le vulgaire prend pour de la faiblesse.
Au reste je ne dois pas juger sévèrement la princesse Sher-
batoff. Son cas est si fréquent ! Un jour, à l’enterrement d’un
Guermantes, un homme remarquable placé à côté de moi me
montra un Monsieur élancé et pourvu d’une jolie figure. « De
tous les Guermantes, me dit mon voisin, celui-là est le plus in-
ouï, le plus singulier. C’est le frère du duc. » Je lui répondis im-
prudemment qu’il se trompait, que ce Monsieur, sans parenté
aucune avec les Guermantes, s’appelait Fournier-Sarlovèze.
L’homme remarquable me tourna le dos et ne m’a plus jamais
salué depuis.
Un grand musicien, membre de l’Institut, haut dignitaire offi-
ciel, et qui connaissait Ski, passa par Harembouville, où il avait
une nièce, et vint à un mercredi des Verdurin. M. de Charlus
fut particulièrement aimable avec lui (à la demande de Morel)
et surtout pour qu’au retour à Paris, l’académicien lui permît
d’assister à différentes séances privées, répétitions, etc., où
jouait le violoniste. L’académicien flatté, et d’ailleurs homme
charmant, promit et tint sa promesse. Le baron fut très touché
de toutes les amabilités que ce personnage (d’ailleurs, en ce
qui le concernait, aimant uniquement et profondément les
femmes) eut pour lui, de toutes les facilités qu’il lui procura

433
pour voir Morel dans les lieux officiels où les profanes
n’entrent pas, de toutes les occasions données par le célèbre
artiste au jeune virtuose de se produire, de se faire connaître,
en le désignant, de préférence à d’autres, à talent égal, pour
des auditions qui devaient avoir un retentissement particulier.
Mais M. de Charlus ne se doutait pas qu’il en devait au maître
d’autant plus de reconnaissance que celui-ci, doublement méri-
tant, ou, si l’on aime mieux, deux fois coupable, n’ignorait rien
des relations du violoniste et de son noble protecteur. Il les fa-
vorisa, certes sans sympathie pour elles, ne pouvant com-
prendre d’autre amour que celui de la femme, qui avait inspiré
toute sa musique, mais par indifférence morale, complaisance
et serviabilité professionnelles, amabilité mondaine, snobisme.
Quant à des doutes sur le caractère de ces relations, il en avait
si peu que, dès le premier dîner à la Raspelière, il avait deman-
dé à Ski, en parlant de M. de Charlus et de Morel comme il eût
fait d’un homme et de sa maîtresse : « Est-ce qu’il y a long-
temps qu’ils sont ensemble ? » Mais trop homme du monde
pour en laisser rien voir aux intéressés, prêt, si parmi les ca-
marades de Morel il s’était produit quelques commérages, à les
réprimer et à rassurer Morel en lui disant paternellement :
« On dit cela de tout le monde aujourd’hui », il ne cessa de
combler le baron de gentillesses que celui-ci trouva char-
mantes, mais naturelles, incapable de supposer chez l’illustre
maître tant de vice ou tant de vertu. Car les mots qu’on disait
en l’absence de M. de Charlus, les « à peu près » sur Morel,
personne n’avait l’âme assez basse pour les lui répéter. Et
pourtant cette simple situation suffit à montrer que même
cette chose universellement décriée, qui ne trouverait nulle
part un défenseur : « le potin », lui aussi, soit qu’il ait pour
objet nous-même et nous devienne ainsi particulièrement désa-
gréable, soit qu’il nous apprenne sur un tiers quelque chose
que nous ignorions, a sa valeur psychologique. Il empêche l’es-
prit de s’endormir sur la vue factice qu’il a de ce qu’il croit les
choses et qui n’est que leur apparence. Il retourne celle-ci avec
la dextérité magique d’un philosophe idéaliste et nous présente
rapidement un coin insoupçonné du revers de l’étoffe. M. de
Charlus eût-il pu imaginer ces mots dits par certaine tendre
parente : « Comment veux-tu que Mémé soit amoureux de
moi ? tu oublies donc que je suis une femme ! » Et pourtant

434
elle avait un attachement véritable, profond, pour M. de Char-
lus. Comment alors s’étonner que, pour les Verdurin, sur l’af-
fection et la bonté desquels il n’avait aucun droit de compter,
les propos qu’ils disaient loin de lui (et ce ne furent pas seule-
ment, on le verra, des propos) fussent si différents de ce qu’il
les imaginait être, c’est-à-dire du simple reflet de ceux qu’il en-
tendait quand il était là ? Ceux-là seuls ornaient d’inscriptions
affectueuses le petit pavillon idéal où M. de Charlus venait par-
fois rêver seul, quand il introduisait un instant son imagination
dans l’idée que les Verdurin avaient de lui. L’atmosphère y
était si sympathique, si cordiale, le repos si réconfortant, que,
quand M. de Charlus, avant de s’endormir, était venu s’y délas-
ser un instant de ses soucis, il n’en sortait jamais sans un sou-
rire. Mais, pour chacun de nous, ce genre de pavillon est
double : en face de celui que nous croyons être l’unique, il y a
l’autre, qui nous est habituellement invisible, le vrai, symé-
trique avec celui que nous connaissons, mais bien différent et
dont l’ornementation, où nous ne reconnaîtrions rien de ce que
nous nous attendions à voir, nous épouvanterait comme faite
avec les symboles odieux d’une hostilité insoupçonnée. Quelle
stupeur pour M. de Charlus, s’il avait pénétré dans un de ces
pavillons adverses, grâce à quelque potin, comme par un de
ces escaliers de service où des graffiti obscènes sont charbon-
nés à la porte des appartements par des fournisseurs mécon-
tents ou des domestiques renvoyés ! Mais, tout autant que
nous sommes privés de ce sens de l’orientation dont sont doués
certains oiseaux, nous manquons du sens de la visibilité,
comme nous manquons de celui des distances, nous imaginant
toute proche l’attention intéressée des gens qui, au contraire,
ne pensent jamais à nous et ne soupçonnant pas que nous
sommes, pendant ce temps-là, pour d’autres leur seul souci.
Ainsi M. de Charlus vivait dupé comme le poisson qui croit que
l’eau où il nage s’étend au delà du verre de son aquarium qui
lui en présente le reflet, tandis qu’il ne voit pas à côté de lui,
dans l’ombre, le promeneur amusé qui suit ses ébats ou le
pisciculteur tout-puissant qui, au moment imprévu et fatal, dif-
féré en ce moment à l’égard du baron (pour qui le pisciculteur,
à Paris, sera Mme Verdurin), le tirera sans pitié du milieu où il
aimait vivre pour le rejeter dans un autre. Au surplus, les
peuples, en tant qu’ils ne sont que des collections d’individus,

435
peuvent offrir des exemples plus vastes, mais identiques en
chacune de leurs parties, de cette cécité profonde, obstinée et
déconcertante. Jusqu’ici, si elle était cause que M. de Charlus
tenait, dans le petit clan, des propos d’une habileté inutile ou
d’une audace qui faisait sourire en cachette, elle n’avait pas
encore eu pour lui ni ne devait avoir, à Balbec, de graves in-
convénients. Un peu d’albumine, de sucre, d’arythmie car-
diaque, n’empêche pas la vie de continuer normale pour celui
qui ne s’en aperçoit même pas, alors que seul le médecin y voit
la prophétie de catastrophes. Actuellement le goût – platonique
ou non – de M. de Charlus pour Morel poussait seulement le
baron à dire volontiers, en l’absence de Morel, qu’il le trouvait
très beau, pensant que cela serait entendu en toute innocence,
et agissant en cela comme un homme fin qui, appelé à déposer
devant un tribunal, ne craindra pas d’entrer dans des détails
qui semblent en apparence désavantageux pour lui, mais qui, à
cause de cela même, ont plus de naturel et moins de vulgarité
que les protestations conventionnelles d’un accusé de théâtre.
Avec la même liberté, toujours entre Doncières-Ouest et Saint-
Martin-du-Chêne – ou le contraire au retour – M. de Charlus
parlait volontiers de gens qui ont, paraît-il, des mœurs très
étranges, et ajoutait même : « Après tout, je dis étranges, je ne
sais pas pourquoi, car cela n’a rien de si étrange », pour se
montrer à soi-même combien il était à l’aise avec son public. Et
il l’était en effet, à condition que ce fût lui qui eût l’initiative
des opérations et qu’il sût la galerie muette et souriante,
désarmée par la crédulité ou la bonne éducation.
Quand M. de Charlus ne parlait pas de son admiration pour
la beauté de Morel, comme si elle n’eût eu aucun rapport avec
un goût – appelé vice – il traitait de ce vice, mais comme s’il
n’avait été nullement le sien. Parfois même il n’hésitait pas à
l’appeler par son nom. Comme, après avoir regardé la belle re-
liure de son Balzac, je lui demandais ce qu’il préférait dans la
Comédie Humaine, il me répondit, dirigeant sa pensée vers
une idée fixe : « Tout l’un ou tout l’autre, les petites miniatures
comme le Curé de Tours et la Femme abandonnée, ou les
grandes fresques comme la série des Illusions perdues.
Comment ! vous ne connaissez pas les Illusions perdues ? C’est
si beau, le moment où Carlos Herrera demande le nom du châ-
teau devant lequel passe sa calèche : c’est Rastignac, la

436
demeure du jeune homme qu’il a aimé autrefois. Et l’abbé alors
de tomber dans une rêverie que Swann appelait, ce qui était
bien spirituel, la Tristesse d’Olympio de la pédérastie. Et la
mort de Lucien ! je ne me rappelle plus quel homme de goût
avait eu cette réponse, à qui lui demandait quel événement
l’avait le plus affligé dans sa vie : « La mort de Lucien de Ru-
bempré dans Splendeurs et Misères. » – Je sais que Balzac se
porte beaucoup cette année, comme l’an passé le pessimisme,
interrompit Brichot. Mais, au risque de contrister les âmes en
mal de déférence balzacienne, sans prétendre, Dieu me damne,
au rôle de gendarme de lettres et dresser procès-verbal pour
fautes de grammaire, j’avoue que le copieux improvisateur,
dont vous me semblez surfaire singulièrement les élucubra-
tions effarantes, m’a toujours paru un scribe insuffisamment
méticuleux. J’ai lu ces Illusions Perdues dont vous nous parlez,
baron, en me torturant pour atteindre à une ferveur d’initié, et
je confesse en toute simplicité d’âme que ces romans-feuille-
tons, rédigés en pathos, en galimatias double et triple (Esther
heureuse, Où mènent les mauvais chemins, À combien l’amour
revient aux vieillards), m’ont toujours fait l’effet des mystères
de Rocambole, promus par inexplicable faveur à la situation
précaire de chef-d’œuvre. – Vous dites cela parce que vous ne
connaissez pas la vie, dit le baron doublement agacé, car il sen-
tait que Brichot ne comprendrait ni ses raisons d’artiste, ni les
autres. – J’entends bien, répondit Brichot, que, pour parler
comme Maître François Rabelais, vous voulez dire que je suis
moult sorbonagre, sorbonicole et sorboniforme. Pourtant, tout
autant que les camarades, j’aime qu’un livre donne l’impres-
sion de la sincérité et de la vie, je ne suis pas de ces clercs… –
Le quart d’heure de Rabelais, interrompit le docteur Cottard
avec un air non plus de doute, mais de spirituelle assurance.
– … qui font vœu de littérature en suivant la règle de l’Abbaye-
aux-Bois dans l’obédience de M. le vicomte de Chateaubriand,
grand maître du chiqué, selon la règle stricte des humanistes.
M. le vicomte de Chateaubriand… – Chateaubriand aux
pommes ? interrompit le docteur Cottard. – C’est lui le patron
de la confrérie, continua Brichot sans relever la plaisanterie du
docteur, lequel, en revanche, alarmé par la phrase de l’univer-
sitaire, regarda M. de Charlus avec inquiétude. Brichot avait
semblé manquer de tact à Cottard, duquel le calembour avait

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amené un fin sourire sur les lèvres de la princesse Sherbatoff.
– Avec le professeur, l’ironie mordante du parfait sceptique ne
perd jamais ses droits, dit-elle par amabilité et pour montrer
que le « mot » du médecin n’avait pas passé inaperçu pour elle.
– Le sage est forcément sceptique, répondit le docteur. Que
sais-je ? γυωθι σεαυτου, disait Socrate. C’est très juste, l’excès
en tout est un défaut. Mais je reste bleu quand je pense que ce-
la a suffi à faire durer le nom de Socrate jusqu’à nos jours.
Qu’est-ce qu’il y a dans cette philosophie ? peu de chose en
somme. Quand on pense que Charcot et d’autres ont fait des
travaux mille fois plus remarquables et qui s’appuient, au
moins, sur quelque chose, sur la suppression du réflexe pupil-
laire comme syndrome de la paralysie générale, et qu’ils sont
presque oubliés ! En somme, Socrate, ce n’est pas extraordi-
naire. Ce sont des gens qui n’avaient rien à faire, qui passaient
toute leur journée à se promener, à discutailler. C’est comme
Jésus-Christ : Aimez-vous les uns les autres, c’est très joli. –
Mon ami… , pria Mme Cottard. – Naturellement, ma femme
proteste, ce sont toutes des névrosées. – Mais, mon petit doc-
teur, je ne suis pas névrosée, murmura Mme Cottard. –
Comment, elle n’est pas névrosée ? quand son fils est malade,
elle présente des phénomènes d’insomnie. Mais enfin, je recon-
nais que Socrate, et le reste, c’est nécessaire pour une culture
supérieure, pour avoir des talents d’exposition. Je cite toujours
le γυωθι σεαυτου à mes élèves pour le premier cours. Le père
Bouchard, qui l’a su, m’en a félicité. – Je ne suis pas des te-
nants de la forme pour la forme, pas plus que je ne thésaurise-
rais en poésie la rime millionnaire, reprit Brichot. Mais, tout de
même, la Comédie Humaine – bien peu humaine – est par trop
le contraire de ces œuvres où l’art excède le fond, comme dit
cette bonne rosse d’Ovide. Et il est permis de préférer un sen-
tier à mi-côte, qui mène à la cure de Meudon ou à l’Ermitage
de Ferney, à égale distance de la Vallée-aux-Loups où René
remplissait superbement les devoirs d’un pontificat sans man-
suétude, et les Jardies où Honoré de Balzac, harcelé par les re-
cors, ne s’arrêtait pas de cacographier pour une Polonaise, en
apôtre zélé du charabia. – Chateaubriand est beaucoup plus vi-
vant que vous ne dites, et Balzac est tout de même un grand
écrivain, répondit M. de Charlus, encore trop imprégné du
goût de Swann pour ne pas être irrité par Brichot, et Balzac a

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connu jusqu’à ces passions que tout le monde ignore, ou n’étu-
die que pour les flétrir. Sans reparler des immortelles Illusions
Perdues, Sarrazine, la Fille aux yeux d’or, Une passion dans le
désert, même l’assez énigmatique Fausse Maîtresse, viennent
à l’appui de mon dire. Quand je parlais de ce côté « hors de na-
ture » de Balzac à Swann, il me disait : « Vous êtes du même
avis que Taine. » Je n’avais pas l’honneur de connaître M.
Taine, ajouta M. de Charlus (avec cette irritante habitude du
« Monsieur » inutile qu’ont les gens du monde, comme s’ils
croyaient, en taxant de Monsieur un grand écrivain, lui décer-
ner un honneur, peut-être garder les distances, et bien faire sa-
voir qu’ils ne le connaissent pas), je ne connaissais pas M.
Taine, mais je me tenais pour fort honoré d’être du même avis
que lui. » D’ailleurs, malgré ces habitudes mondaines ridicules,
M. de Charlus était très intelligent, et il est probable que si
quelque mariage ancien avait noué une parenté entre sa fa-
mille et celle de Balzac, il eût ressenti (non moins que Balzac
d’ailleurs) une satisfaction dont il n’eût pu cependant s’empê-
cher de se targuer comme d’une marque de condescendance
admirable.
Parfois, à la station qui suivait Saint-Martin-du-Chêne, des
jeunes gens montaient dans le train. M. de Charlus ne pouvait
pas s’empêcher de les regarder, mais, comme il abrégeait et
dissimulait l’attention qu’il leur prêtait, elle prenait l’air de ca-
cher un secret, plus particulier même que le véritable ; on au-
rait dit qu’il les connaissait, le laissait malgré lui paraître après
avoir accepté son sacrifice, avant de se retourner vers nous,
comme font ces enfants à qui, à la suite d’une brouille entre
parents, on a défendu de dire bonjour à des camarades, mais
qui, lorsqu’ils les rencontrent, ne peuvent se priver de lever la
tête avant de retomber sous la férule de leur précepteur.
Au mot tiré du grec dont M. de Charlus, parlant de Balzac,
avait fait suivre l’allusion à la Tristesse d’Olympio dans Splen-
deurs et Misères, Ski, Brichot et Cottard s’étaient regardés
avec un sourire peut-être moins ironique qu’empreint de la sa-
tisfaction qu’auraient des dîneurs qui réussiraient à faire par-
ler Dreyfus de sa propre affaire, ou l’Impératrice de son règne.
On comptait bien le pousser un peu sur ce sujet, mais c’était
déjà Doncières, où Morel nous rejoignait. Devant lui, M. de
Charlus surveillait soigneusement sa conversation, et quand

439
Ski voulut le ramener à l’amour de Carlos Herrera pour Lucien
de Rubempré, le baron prit l’air contrarié, mystérieux, et fina-
lement (voyant qu’on ne l’écoutait pas) sévère et justicier d’un
père qui entendrait dire des indécences devant sa fille. Ski
ayant mis quelque entêtement à poursuivre, M. de Charlus, les
yeux hors de la tête, élevant la voix, dit d’un ton significatif, en
montrant Albertine qui pourtant ne pouvait nous entendre, oc-
cupée à causer avec Mme Cottard et la princesse Sherbatoff, et
sur le ton à double sens de quelqu’un qui veut donner une le-
çon à des gens mal élevés : « Je crois qu’il serait temps de par-
ler de choses qui puissent intéresser cette jeune fille. » Mais je
compris bien que, pour lui, la jeune fille était non pas Alber-
tine, mais Morel ; il témoigna, du reste, plus tard de l’exacti-
tude de mon interprétation par les expressions dont il se servit
quand il demanda qu’on n’eût plus de ces conversations devant
Morel. « Vous savez, me dit-il, en parlant du violoniste, qu’il
n’est pas du tout ce que vous pourriez croire, c’est un petit très
honnête, qui est toujours resté sage, très sérieux. » Et on sen-
tait à ces mots que M. de Charlus considérait l’inversion
sexuelle comme un danger aussi menaçant pour les jeunes
gens que la prostitution pour les femmes, et que, s’il se servait
pour Morel de l’épithète de « sérieux », c’était dans le sens
qu’elle prend appliquée à une petite ouvrière. Alors Brichot,
pour changer la conversation, me demanda si je comptais res-
ter encore longtemps à Incarville. J’avais eu beau lui faire ob-
server plusieurs fois que j’habitais non pas Incarville mais Bal-
bec, il retombait toujours dans sa faute, car c’est sous le nom
d’Incarville ou de Balbec-Incarville qu’il désignait cette partie
du littoral. Il y a ainsi des gens qui parlent des mêmes choses
que nous en les appelant d’un nom un peu différent. Une cer-
taine dame du faubourg Saint-Germain me demandait toujours,
quand elle voulait parler de la duchesse de Guermantes, s’il y
avait longtemps que je n’avais vu Zénaïde, ou Oriane-Zénaïde,
ce qui fait qu’au premier moment je ne comprenais pas. Proba-
blement il y avait eu un temps où, une parente de Mme de
Guermantes s’appelant Oriane, on l’appelait, elle, pour éviter
les confusions, Oriane-Zénaïde. Peut-être aussi y avait-il eu
d’abord une gare seulement à Incarville, et allait-on de là en
voiture à Balbec. « De quoi parliez-vous donc ? dit Albertine
étonnée du ton solennel de père de famille que venait

440
d’usurper M. de Charlus. – De Balzac, se hâta de répondre le
baron, et vous avez justement ce soir la toilette de la princesse
de Cadignan, pas la première, celle du dîner, mais la se-
conde. » Cette rencontre tenait à ce que, pour choisir des toi-
lettes à Albertine, je m’inspirais du goût qu’elle s’était formé
grâce à Elstir, lequel appréciait beaucoup une sobriété qu’on
eût pu appeler britannique s’il ne s’y était allié plus de dou-
ceur, de mollesse française. Le plus souvent, les robes qu’il
préférait offraient aux regards une harmonieuse combinaison
de couleurs grises, comme celle de Diane de Cadignan. Il n’y
avait guère que M. de Charlus pour savoir apprécier à leur vé-
ritable valeur les toilettes d’Albertine ; tout de suite ses yeux
découvraient ce qui en faisait la rareté, le prix ; il n’aurait ja-
mais dit le nom d’une étoffe pour une autre et reconnaissait le
faiseur. Seulement il aimait mieux – pour les femmes – un peu
plus d’éclat et de couleur que n’en tolérait Elstir. Aussi, ce
soir-là, me lança-t-elle un regard moitié souriant, moitié in-
quiet, en courbant son petit nez rose de chatte. En effet, croi-
sant sur sa jupe de crêpe de chine gris, sa jaquette de cheviote
grise laissait croire qu’Albertine était tout en gris. Mais me fai-
sant signe de l’aider, parce que ses manches bouffantes
avaient besoin d’être aplaties ou relevées pour entrer ou reti-
rer sa jaquette, elle ôta celle-ci, et comme ces manches étaient
d’un écossais très doux, rose, bleu pâle, verdâtre, gorge-de-pi-
geon, ce fut comme si dans un ciel gris s’était formé un arc-en-
ciel. Et elle se demandait si cela allait plaire à M. de Charlus.
« Ah ! s’écria celui-ci ravi, voilà un rayon, un prisme de cou-
leur. Je vous fais tous mes compliments. – Mais Monsieur seul
en a mérité, répondit gentiment Albertine en me désignant, car
elle aimait montrer ce qui lui venait de moi. – Il n’y a que les
femmes qui ne savent pas s’habiller qui craignent la couleur,
reprit M. de Charlus. On peut être éclatante sans vulgarité et
douce sans fadeur. D’ailleurs vous n’avez pas les mêmes rai-
sons que Mme de Cadignan de vouloir paraître détachée de la
vie, car c’était l’idée qu’elle voulait inculquer à d’Arthez par
cette toilette grise. » Albertine, qu’intéressait ce muet langage
des robes, questionna M. de Charlus sur la princesse de Cadi-
gnan. « Oh ! c’est une nouvelle exquise, dit le baron d’un ton
rêveur. Je connais le petit jardin où Diane de Cadignan se pro-
mena avec M. d’Espard. C’est celui d’une de mes cousines. –

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Toutes ces questions du jardin de sa cousine, murmura Brichot
à Cottard, peuvent, de même que sa généalogie, avoir du prix
pour cet excellent baron. Mais quel intérêt cela a-t-il pour nous
qui n’avons pas le privilège de nous y promener, ne connais-
sons pas cette dame et ne possédons pas de titres de no-
blesse ? » Car Brichot ne soupçonnait pas qu’on pût s’intéres-
ser à une robe et à un jardin comme à une œuvre d’art, et que
c’est comme dans Balzac que M. de Charlus revoyait les petites
allées de Mme de Cadignan. Le baron poursuivit : « Mais vous
la connaissez, me dit-il, en parlant de cette cousine et pour me
flatter en s’adressant à moi comme à quelqu’un qui, exilé dans
le petit clan, pour M. de Charlus sinon était de son monde, du
moins allait dans son monde. En tout cas vous avez dû la voir
chez Mme de Villeparisis. – La marquise de Villeparisis à qui
appartient le château de Baucreux ? demanda Brichot d’un air
captivé. – Oui, vous la connaissez ? demanda sèchement M. de
Charlus. – Nullement, répondit Brichot, mais notre collègue
Norpois passe tous les ans une partie de ses vacances à Bau-
creux. J’ai eu l’occasion de lui écrire là. » Je dis à Morel, pen-
sant l’intéresser, que M. de Norpois était ami de mon père.
Mais pas un mouvement de son visage ne témoigna qu’il eût
entendu, tant il tenait mes parents pour gens de peu et n’ap-
prochant pas de bien loin de ce qu’avait été mon grand-oncle
chez qui son père avait été valet de chambre et qui, du reste,
contrairement au reste de la famille, aimant assez « faire des
embarras », avait laissé un souvenir ébloui à ses domestiques.
« Il paraît que Mme de Villeparisis est une femme supérieure ;
mais je n’ai jamais été admis à en juger par moi-même, non
plus, du reste, que mes collègues. Car Norpois, qui est
d’ailleurs plein de courtoisie et d’affabilité à l’Institut, n’a pré-
senté aucun de nous à la marquise. Je ne sais de reçu par elle
que notre ami Thureau-Dangin, qui avait avec elle d’anciennes
relations de famille, et aussi Gaston Boissier, qu’elle a désiré
connaître à la suite d’une étude qui l’intéressait tout particuliè-
rement. Il y a dîné une fois et est revenu sous le charme. En-
core Mme Boissier n’a-t-elle pas été invitée. » À ces noms, Mo-
rel sourit d’attendrissement : « Ah ! Thureau-Dangin, me dit-il
d’un air aussi intéressé que celui qu’il avait montré en enten-
dant parler du marquis de Norpois et de mon père était resté
indifférent. Thureau-Dangin, c’était une paire d’amis avec

442
votre oncle. Quand une dame voulait une place de centre pour
une réception à l’Académie, votre oncle disait : « J’écrirai à
Thureau-Dangin. » Et naturellement la place était aussitôt en-
voyée, car vous comprenez bien que M. Thureau-Dangin ne se
serait pas risqué de rien refuser à votre oncle, qui l’aurait re-
pincé au tournant. Cela m’amuse aussi d’entendre le nom de
Boissier, car c’était là que votre grand-oncle faisait faire toutes
ses emplettes pour les dames au moment du jour de l’an. Je le
sais, car je connais la personne qui était chargée de la commis-
sion. » Il faisait plus que la connaître, c’était son père. Cer-
taines de ces allusions affectueuses de Morel à la mémoire de
mon oncle touchaient à ce que nous ne comptions pas rester
toujours dans l’Hôtel de Guermantes, où nous n’étions venus
loger qu’à cause de ma grand’mère. On parlait quelquefois
d’un déménagement possible. Or, pour comprendre les
conseils que me donnait à cet égard Charles Morel, il faut sa-
voir qu’autrefois mon grand-oncle demeurait 40 bis boulevard
Malesherbes. Il en était résulté que, dans la famille, comme
nous allions beaucoup chez mon oncle Adolphe jusqu’au jour
fatal où je brouillai mes parents avec lui en racontant l’histoire
de la dame en rose, au lieu de dire « chez votre oncle », on di-
sait « au 40 bis ». Des cousines de maman lui disaient le plus
naturellement du monde : « Ah ! dimanche on ne peut pas vous
avoir, vous dînez au 40 bis. » Si j’allais voir une parente, on me
recommandait d’aller d’abord « au 40 bis », afin que mon oncle
ne pût être froissé qu’on n’eût commencé par lui. Il était pro-
priétaire de la maison et se montrait, à vrai dire, très difficile
sur le choix des locataires, qui étaient tous des amis, ou le de-
venaient. Le colonel baron de Vatry venait tous les jours fumer
un cigare avec lui pour obtenir plus facilement des réparations.
La porte cochère était toujours fermée. Si à une fenêtre mon
oncle apercevait un linge, un tapis, il entrait en fureur et les
faisait retirer plus rapidement qu’aujourd’hui les agents de po-
lice. Mais enfin il n’en louait pas moins une partie de la mai-
son, n’ayant pour lui que deux étages et les écuries. Malgré ce-
la, sachant lui faire plaisir en vantant le bon entretien de la
maison, on célébrait le confort du « petit hôtel » comme si mon
oncle en avait été le seul occupant, et il laissait dire, sans op-
poser le démenti formel qu’il aurait dû. Le « petit hôtel » était
assurément confortable (mon oncle y introduisant toutes les

443
inventions de l’époque). Mais il n’avait rien d’extraordinaire.
Seul mon oncle, tout en disant, avec une modestie fausse, mon
petit taudis, était persuadé, ou en tout cas avait inculqué à son
valet de chambre, à la femme de celui-ci, au cocher, à la cuisi-
nière l’idée que rien n’existait à Paris qui, pour le confort, le
luxe et l’agrément, fût comparable au petit hôtel. Charles Mo-
rel avait grandi dans cette foi. Il y était resté. Aussi, même les
jours où il ne causait pas avec moi, si dans le train je parlais à
quelqu’un de la possibilité d’un déménagement, aussitôt il me
souriait et, clignant de l’œil d’un air entendu, me disait : « Ah !
ce qu’il vous faudrait, c’est quelque chose dans le genre du 40
bis ! C’est là que vous seriez bien ! On peut dire que votre
oncle s’y entendait. Je suis bien sûr que dans tout Paris il
n’existe rien qui vaille le 40 bis. »
À l’air mélancolique qu’avait pris, en parlant de la princesse
de Cadignan, M. de Charlus, j’avais bien senti que cette nou-
velle ne le faisait pas penser qu’au petit jardin d’une cousine
assez indifférente. Il tomba dans une songerie profonde, et
comme se parlant à soi-même : « Les Secrets de la princesse
de Cadignan ! s’écria-t-il, quel chef-d’œuvre ! comme c’est pro-
fond, comme c’est douloureux, cette mauvaise réputation de
Diane qui craint tant que l’homme qu’elle aime ne l’apprenne !
Quelle vérité éternelle, et plus générale que cela n’en a l’air !
comme cela va loin ! » M. de Charlus prononça ces mots avec
une tristesse qu’on sentait pourtant qu’il ne trouvait pas sans
charme. Certes M. de Charlus, ne sachant pas au juste dans
quelle mesure ses mœurs étaient ou non connues, tremblait,
depuis quelque temps, qu’une fois qu’il serait revenu à Paris et
qu’on le verrait avec Morel, la famille de celui-ci n’intervînt et
qu’ainsi son bonheur fût compromis. Cette éventualité ne lui
était probablement apparue jusqu’ici que comme quelque
chose de profondément désagréable et pénible. Mais le baron
était fort artiste. Et maintenant que depuis un instant il confon-
dait sa situation avec celle décrite par Balzac, il se réfugiait en
quelque sorte dans la nouvelle, et à l’infortune qui le menaçait
peut-être, et ne laissait pas en tout cas de l’effrayer, il avait
cette consolation de trouver, dans sa propre anxiété, ce que
Swann et aussi Saint-Loup eussent appelé quelque chose de
« très balzacien ». Cette identification à la princesse de Cadi-
gnan avait été rendue facile pour M. de Charlus grâce à la

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transposition mentale qui lui devenait habituelle et dont il avait
déjà donné divers exemples. Elle suffisait, d’ailleurs, pour que
le seul remplacement de la femme, comme objet aimé, par un
jeune homme, déclanchât aussitôt autour de celui-ci tout le
processus de complications sociales qui se développent autour
d’une liaison ordinaire. Quand, pour une raison quelconque, on
introduit une fois pour toutes un changement dans le calen-
drier, ou dans les horaires, si on fait commencer l’année
quelques semaines plus tard, ou si l’on fait sonner minuit un
quart d’heure plus tôt, comme les journées auront tout de
même vingt-quatre heures et les mois trente jours, tout ce qui
découle de la mesure du temps restera identique. Tout peut
avoir été changé sans amener aucun trouble, puisque les rap-
ports entre les chiffres sont toujours pareils. Ainsi des vies qui
adoptent « l’heure de l’Europe Centrale » ou les calendriers
orientaux. Il semble même que l’amour-propre qu’on a à entre-
tenir une actrice jouât un rôle dans cette liaison-ci. Quand, dès
le premier jour, M. de Charlus s’était enquis de ce qu’était Mo-
rel, certes il avait appris qu’il était d’une humble extraction,
mais une demi-mondaine que nous aimons ne perd pas pour
nous de son prestige parce qu’elle est la fille de pauvres gens.
En revanche, les musiciens connus à qui il avait fait écrire –
même pas par intérêt, comme les amis qui, en présentant
Swann à Odette, la lui avaient dépeinte comme plus difficile et
plus recherchée qu’elle n’était – par simple banalité d’hommes
en vue surfaisant un débutant, avaient répondu au baron :
« Ah ! grand talent, grosse situation, étant donné naturelle-
ment qu’il est un jeune, très apprécié des connaisseurs, fera
son chemin. » Et par la manie des gens qui ignorent l’inversion
à parler de la beauté masculine : « Et puis, il est joli à voir
jouer ; il fait mieux que personne dans un concert ; il a de jolis
cheveux, des poses distinguées ; la tête est ravissante, et il a
l’air d’un violoniste de portrait. » Aussi M. de Charlus, surexci-
té d’ailleurs par Morel, qui ne lui laissait pas ignorer de com-
bien de propositions il était l’objet, était-il flatté de le ramener
avec lui, de lui construire un pigeonnier où il revînt souvent.
Car le reste du temps il le voulait libre, ce qui était rendu né-
cessaire par sa carrière que M. de Charlus désirait, tant d’ar-
gent qu’il dût lui donner, que Morel continuât, soit à cause de
cette idée très Guermantes qu’il faut qu’un homme fasse

445
quelque chose, qu’on ne vaut que par son talent, et que la no-
blesse ou l’argent sont simplement le zéro qui multiplie une va-
leur, soit qu’il eût peur qu’oisif et toujours auprès de lui le vio-
loniste s’ennuyât. Enfin il ne voulait pas se priver du plaisir
qu’il avait, lors de certains grands concerts, à se dire : « Celui
qu’on acclame en ce moment sera chez moi cette nuit. » Les
gens élégants, quand ils sont amoureux, et de quelque façon
qu’ils le soient, mettent leur vanité à ce qui peut détruire les
avantages antérieurs où leur vanité eût trouvé satisfaction.
Morel me sentant sans méchanceté pour lui, sincèrement at-
taché à M. de Charlus, et d’autre part d’une indifférence phy-
sique absolue à l’égard de tous les deux, finit par manifester à
mon endroit les mêmes sentiments de chaleureuse sympathie
qu’une cocotte qui sait qu’on ne la désire pas et que son amant
a en vous un ami sincère qui ne cherchera pas à le brouiller
avec elle. Non seulement il me parlait exactement comme au-
trefois Rachel, la maîtresse de Saint-Loup, mais encore,
d’après ce que me répétait M. de Charlus, lui disait de moi, en
mon absence, les mêmes choses que Rachel disait de moi à Ro-
bert. Enfin M. de Charlus me disait : « Il vous aime beau-
coup », comme Robert : « Elle t’aime beaucoup. » Et comme le
neveu de la part de sa maîtresse, c’est de la part de Morel que
l’oncle me demandait souvent de venir dîner avec eux. Il n’y
avait, d’ailleurs, pas moins d’orages entre eux qu’entre Robert
et Rachel. Certes, quand Charlie (Morel) était parti, M. de
Charlus ne tarissait pas d’éloges sur lui, répétant, ce dont il
était flatté, que le violoniste était si bon pour lui. Mais il était
pourtant visible que souvent Charlie, même devant tous les fi-
dèles, avait l’air irrité au lieu de paraître toujours heureux et
soumis, comme eût souhaité le baron. Cette irritation alla
même plus tard, par suite de la faiblesse qui poussait M. de
Charlus à pardonner ses inconvenances d’attitude à Morel, jus-
qu’au point que le violoniste ne cherchait pas à la cacher, ou
même l’affectait. J’ai vu M. de Charlus, entrant dans un wagon
où Charlie était avec des militaires de ses amis, accueilli par
des haussements d’épaules du musicien, accompagnés d’un cli-
gnement d’yeux à ses camarades. Ou bien il faisait semblant de
dormir, comme quelqu’un que cette arrivée excède d’ennui. Ou
il se mettait à tousser, les autres riaient, affectaient, pour se
moquer, le parler mièvre des hommes pareils à M. de Charlus ;

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attiraient dans un coin Charlie qui finissait par revenir, comme
forcé, auprès de M. de Charlus, dont le cœur était percé par
tous ces traits. Il est inconcevable qu’il les ait supportés ; et
ces formes, chaque fois différentes, de souffrance posaient à
nouveau pour M. de Charlus le problème du bonheur, le for-
çaient non seulement à demander davantage, mais à désirer
autre chose, la précédente combinaison se trouvant viciée par
un affreux souvenir. Et pourtant, si pénibles que furent ensuite
ces scènes, il faut reconnaître que, les premiers temps, le gé-
nie de l’homme du peuple de France dessinait pour Morel, lui
faisait revêtir des formes charmantes de simplicité, de fran-
chise apparente, même d’une indépendante fierté qui semblait
inspirée par le désintéressement. Cela était faux, mais l’avan-
tage de l’attitude était d’autant plus en faveur de Morel que,
tandis que celui qui aime est toujours forcé de revenir à la
charge, d’enchérir, il est au contraire aisé pour celui qui
n’aime pas de suivre une ligne droite, inflexible et gracieuse.
Elle existait de par le privilège de la race dans le visage si ou-
vert de ce Morel au cœur si fermé, ce visage paré de la grâce
néo-hellénique qui fleurit aux basiliques champenoises. Malgré
sa fierté factice, souvent, apercevant M. de Charlus au moment
où il ne s’y attendait pas, il était gêné pour le petit clan, rougis-
sait, baissait les yeux, au ravissement du baron qui voyait là
tout un roman. C’était simplement un signe d’irritation et de
honte. La première s’exprimait parfois ; car, si calme et énergi-
quement décente que fût habituellement l’attitude de Morel,
elle n’allait pas sans se démentir souvent. Parfois même, à
quelque mot que lui disait le baron éclatait, de la part de Mo-
rel, sur un ton dur, une réplique insolente dont tout le monde
était choqué. M. de Charlus baissait la tête d’un air triste, ne
répondait rien, et, avec la faculté de croire que rien n’a été re-
marqué de la froideur, de la dureté de leurs enfants qu’ont les
pères idolâtres, n’en continuait pas moins à chanter les
louanges du violoniste. M. de Charlus n’était d’ailleurs pas tou-
jours aussi soumis, mais ses rébellions n’atteignaient générale-
ment pas leur but, surtout parce qu’ayant vécu avec des gens
du monde, dans le calcul des réactions qu’il pouvait éveiller il
tenait compte de la bassesse, sinon originelle, du moins ac-
quise par l’éducation. Or, à la place, il rencontrait chez Morel
quelque velléité plébéienne d’indifférence momentanée.

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Malheureusement pour M. de Charlus, il ne comprenait pas
que, pour Morel, tout cédait devant les questions où le Conser-
vatoire et la bonne réputation au Conservatoire (mais ceci, qui
devait être plus grave, ne se posait pas pour le moment) en-
traient en jeu. Ainsi, par exemple, les bourgeois changent aisé-
ment de nom par vanité, les grands seigneurs par avantage.
Pour le jeune violoniste, au contraire, le nom de Morel était in-
dissolublement lié à son Ier prix de violon, donc impossible à
modifier. M. de Charlus aurait voulu que Morel tînt tout de lui,
même son nom. S’étant avisé que le prénom de Morel était
Charles, qui ressemblait à Charlus, et que la propriété où ils se
voyaient s’appelait les Charmes, il voulut persuader à Morel
qu’un joli nom agréable à dire étant la moitié d’une réputation
artistique, le virtuose devait sans hésiter prendre le nom de
« Charmel », allusion discrète au lieu de leurs rendez-vous.
Morel haussa les épaules. En dernier argument M. de Charlus
eut la malheureuse idée d’ajouter qu’il avait un valet de
chambre qui s’appelait ainsi. Il ne fit qu’exciter la furieuse indi-
gnation du jeune homme. « Il y eut un temps où mes ancêtres
étaient fiers du titre de valet de chambre, de maîtres d’hôtel du
Roi. – Il y en eut un autre, répondit fièrement Morel, où mes
ancêtres firent couper le cou aux vôtres. » M. de Charlus eût
été bien étonné s’il eût pu supposer que, à défaut de
« Charmel », résigné à adopter Morel et à lui donner un des
titres de la famille de Guermantes desquels il disposait, mais
que les circonstances, comme on le verra, ne lui permirent pas
d’offrir au violoniste, celui-ci eût refusé en pensant à la réputa-
tion artistique attachée à son nom de Morel et aux commen-
taires qu’on eût faits à « la classe ». Tant au-dessus du
faubourg Saint-Germain il plaçait la rue Bergère. Force fut à
M. de Charlus de se contenter, pour l’instant, de faire faire à
Morel des bagues symboliques portant l’antique inscription :
PLVS VLTRA CAROLVS. Certes, devant, un adversaire d’une
sorte qu’il ne connaissait pas, M. de Charlus aurait dû changer
de tactique. Mais qui en est capable ? Du reste, si M. de Char-
lus avait des maladresses, il n’en manquait pas non plus à Mo-
rel. Bien plus que la circonstance même qui amena la rupture,
ce qui devait, au moins provisoirement (mais ce provisoire se
trouva être définitif), le perdre, auprès de M. de Charlus, c’est
qu’il n’y avait pas en lui que la bassesse qui le faisait être plat

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devant la dureté et répondre par l’insolence à la douceur. Pa-
rallèlement à cette bassesse de nature, il y avait une neuras-
thénie compliquée de mauvaise éducation, qui, s’éveillant dans
toute circonstance où il était en faute ou devenait à charge, fai-
sait qu’au moment même où il aurait eu besoin de toute sa gen-
tillesse, de toute sa douceur, de toute sa gaieté pour désarmer
le baron, il devenait sombre, hargneux, cherchait à entamer
des discussions où il savait qu’on n’était pas d’accord avec lui,
soutenait son point de vue hostile avec une faiblesse de raisons
et une violence tranchante qui augmentait cette faiblesse
même. Car, bien vite à court d’arguments, il en inventait quand
même, dans lesquels se déployait toute l’étendue de son igno-
rance et de sa bêtise. Elles perçaient à peine quand il était ai-
mable et ne cherchait qu’à plaire. Au contraire, on ne voyait
plus qu’elles dans ses accès d’humeur sombre, où d’inoffen-
sives elles devenaient haïssables. Alors M. de Charlus se sen-
tait excédé, ne mettait son espoir que dans un lendemain
meilleur, tandis que Morel, oubliant que le baron le faisait
vivre fastueusement, avec un sourire ironique de pitié supé-
rieure, et disait : « Je n’ai jamais rien accepté de personne.
Comme cela je n’ai personne à qui je doive un seul merci. »
En attendant, et comme s’il eût eu affaire à un homme du
monde, M. de Charlus continuait à exercer ses colères, vraies
ou feintes, mais devenues inutiles. Elles ne l’étaient pas tou-
jours cependant. Ainsi, un jour (qui se place d’ailleurs après
cette première période) où le baron revenait avec Charlie et
moi d’un déjeuner chez les Verdurin, croyant passer la fin de
l’après-midi et la soirée avec le violoniste à Doncières, l’adieu
de celui-ci, dès au sortir du train, qui répondit : « Non, j’ai à
faire », causa à M. de Charlus une déception si forte que, bien
qu’il eût essayé de faire contre mauvaise fortune bon cœur, je
vis des larmes faire fondre le fard de ses cils, tandis qu’il res-
tait hébété devant le train. Cette douleur fut telle que, comme
nous comptions, elle et moi, finir la journée à Doncières, je dis
à Albertine, à l’oreille, que je voudrais bien que nous ne lais-
sions pas seul M. de Charlus qui me semblait, je ne savais
pourquoi, chagriné. La chère petite accepta de grand cœur. Je
demandai alors à M. de Charlus s’il ne voulait pas que je l’ac-
compagnasse un peu. Lui aussi accepta, mais refusa de déran-
ger pour cela ma cousine. Je trouvai une certaine douceur (et

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sans doute pour une dernière fois, puisque j’étais résolu de
rompre avec elle) à lui ordonner doucement, comme si elle
avait été ma femme : « Rentre de ton côté, je te retrouverai ce
soir », et à l’entendre, comme une épouse aurait fait, me don-
ner la permission de faire comme je voudrais, et m’approuver,
si M. de Charlus, qu’elle aimait bien, avait besoin de moi, de
me mettre à sa disposition. Nous allâmes, le baron et moi, lui
dandinant son gros corps, ses yeux de jésuite baissés, moi le
suivant, jusqu’à un café où on nous apporta de la bière. Je sen-
tis les yeux de M. de Charlus attachés par l’inquiétude à
quelque projet. Tout à coup il demanda du papier et de l’encre
et se mit à écrire avec une vitesse singulière. Pendant qu’il
couvrait feuille après feuille, ses yeux étincelaient d’une rêve-
rie rageuse. Quand il eut écrit huit pages : « Puis-je vous de-
mander un grand service ? me dit-il. Excusez-moi de fermer ce
mot. Mais il le faut. Vous allez prendre une voiture, une auto si
vous pouvez, pour aller plus vite. Vous trouverez certainement
encore Morel dans sa chambre, où il est allé se changer.
Pauvre garçon, il a voulu faire le fendant au moment de nous
quitter, mais soyez sûr qu’il a le cœur plus gros que moi. Vous
allez lui donner ce mot et, s’il vous demande où vous m’avez
vu, vous lui direz que vous vous étiez arrêté à Doncières (ce
qui est, du reste, la vérité) pour voir Robert, ce qui ne l’est
peut-être pas, mais que vous m’avez rencontré avec quelqu’un
que vous ne connaissez pas, que j’avais l’air très en colère, que
vous avez cru surprendre les mots d’envoi de témoins (je me
bats demain, en effet). Surtout ne lui dites pas que je le de-
mande, ne cherchez pas à le ramener, mais s’il veut venir avec
vous, ne l’empêchez pas de le faire. Allez, mon enfant, c’est
pour son bien, vous pouvez éviter un gros drame. Pendant que
vous serez parti, je vais écrire à mes témoins. Je vous ai empê-
ché de vous promener avec votre cousine. J’espère qu’elle ne
m’en aura pas voulu, et même je le crois. Car c’est une âme
noble et je sais qu’elle est de celles qui savent ne pas refuser la
grandeur des circonstances. Il faudra que vous la remerciiez
pour moi. Je lui suis personnellement redevable et il me plaît
que ce soit ainsi. » J’avais grand’pitié de M. de Charlus ; il me
semblait que Charlie aurait pu empêcher ce duel, dont il était
peut-être la cause, et j’étais révolté, si cela était ainsi, qu’il fût
parti avec cette indifférence au lieu d’assister son protecteur.

450
Mon indignation fut plus grande quand, en arrivant à la maison
où logeait Morel, je reconnus la voix du violoniste, lequel, par
le besoin qu’il avait d’épandre de la gaîté, chantait de tout
cœur : « Le samedi soir, après le turrbin ! » Si le pauvre M. de
Charlus l’avait entendu, lui qui voulait qu’on crût, et croyait
sans doute, que Morel avait en ce moment le cœur gros ! Char-
lie se mit à danser de plaisir en m’apercevant. « Oh ! mon
vieux (pardonnez-moi de vous appeler ainsi, avec cette sacrée
vie militaire on prend de sales habitudes), quelle veine de vous
voir ! Je n’ai rien à faire de ma soirée. Je vous en prie, passons-
la ensemble. On restera ici si ça vous plaît, on ira en canot si
vous aimez mieux, on fera de la musique, je n’ai aucune préfé-
rence. » Je lui dis que j’étais obligé de dîner à Balbec, il avait
bonne envie que je l’y invitasse, mais je ne le voulais pas.
« Mais si vous êtes si pressé, pourquoi êtes-vous venu ? – Je
vous apporte un mot de M. de Charlus. » À ce moment toute sa
gaîté disparut ; sa figure se contracta. « Comment ! il faut qu’il
vienne me relancer jusqu’ici ! Alors je suis un esclave ! Mon
vieux, soyez gentil. Je n’ouvre pas la lettre. Vous lui direz que
vous ne m’avez pas trouvé. – Ne feriez-vous pas mieux
d’ouvrir ? je me figure qu’il y a quelque chose de grave. – Cent
fois non, vous ne connaissez pas les mensonges, les ruses infer-
nales de ce vieux forban. C’est un truc pour que j’aille le voir.
Hé bien ! je n’irai pas, je veux la paix ce soir. – Mais est-ce qu’il
n’y a pas un duel demain ? demandai-je à Morel, que je suppo-
sais aussi au courant. – Un duel ? me dit-il d’un air stupéfait. Je
ne sais pas un mot de ça. Après tout, je m’en fous, ce vieux dé-
goûtant peut bien se faire zigouiller si ça lui plaît. Mais tenez,
vous m’intriguez, je vais tout de même voir sa lettre. Vous lui
direz que vous l’avez laissée à tout hasard pour le cas où je
rentrerais. » Tandis que Morel me parlait, je regardais avec
stupéfaction les admirables livres que lui avait donnés M. de
Charlus et qui encombraient la chambre. Le violoniste ayant
refusé ceux qui portaient : « Je suis au baron, etc… » devise
qui lui semblait insultante pour lui-même comme un signe
d’appartenance, le baron, avec l’ingéniosité sentimentale où se
complaît l’amour malheureux, en avait varié d’autres, prove-
nant d’ancêtres, mais commandées au relieur selon les circons-
tances d’une mélancolique amitié. Quelquefois elles étaient
brèves et confiantes, comme « Spes mea », ou comme

451
« Exspectata non eludet ». Quelquefois seulement résignées,
comme « J’attendrai ». Certaines galantes : « Mesmes plaisir
du mestre », ou conseillant la chasteté, comme celle emprun-
tée aux Simiane, semée de tours d’azur et de fleurs de lis et dé-
tournée de son sens : « Sustentant lilia turres ». D’autres enfin
désespérées et donnant rendez-vous au ciel à celui qui n’avait
pas voulu de lui sur la terre : « Manet ultima cœlo », et, trou-
vant trop verte la grappe qu’il ne pouvait atteindre, feignant de
n’avoir pas recherché ce qu’il n’avait pas obtenu, M. de Char-
lus disait dans l’une : « Non mortale quod opto ». Mais je n’eus
pas le temps de les voir toutes.
Si M. de Charlus, en jetant sur le papier cette lettre, avait pa-
ru en proie au démon de l’inspiration qui faisait courir sa
plume, dès que Morel eut ouvert le cachet : Atavis et armis,
chargé d’un léopard accompagné de deux roses de gueules, il
se mit à lire avec une fièvre aussi grande qu’avait eue M. de
Charlus en écrivant, et sur ces pages noircies à la diable ses
regards ne couraient pas moins vite que la plume du baron.
« Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, il ne manquait plus que cela !
mais où le trouver ? Dieu sait où il est maintenant. » J’insinuai
qu’en se pressant on le trouverait peut-être, encore à une bras-
serie où il avait demandé de la bière pour se remettre. « Je ne
sais pas si je reviendrai », dit-il à sa femme de ménage, et il
ajouta in petto : « Cela dépendra de la tournure que prendront
les choses. » Quelques minutes après nous arrivions au café. Je
remarquai l’air de M. de Charlus au moment où il m’aperçut.
En voyant que je ne revenais pas seul, je sentis que la respira-
tion, que la vie lui étaient rendues. Étant d’humeur, ce soir-là,
à ne pouvoir se passer de Morel, il avait inventé qu’on lui avait
rapporté que deux officiers du régiment avaient mal parlé de
lui à propos du violoniste et qu’il allait leur envoyer des té-
moins. Morel avait vu le scandale, sa vie au régiment impos-
sible, il était accouru. En quoi il n’avait pas absolument eu tort.
Car pour rendre son mensonge plus vraisemblable, M. de Char-
lus avait déjà écrit à deux amis (l’un était Cottard) pour leur
demander d’être ses témoins. Et si le violoniste n’était pas ve-
nu, il est certain que, fou comme était M. de Charlus (et pour
changer sa tristesse en fureur), il les eût envoyés au hasard à
un officier quelconque, avec lequel ce lui eût été un soulage-
ment de se battre. Pendant ce temps, M. de Charlus, se

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rappelant qu’il était de race plus pure que la Maison de
France, se disait qu’il était bien bon de se faire tant de mauvais
sang pour le fils d’un maître d’hôtel, dont il n’eût pas daigné
fréquenter le maître. D’autre part, s’il ne se plaisait plus guère
que dans la fréquentation de la crapule, la profonde habitude
qu’a celle-ci de ne pas répondre à une lettre, de manquer à un
rendez-vous sans prévenir, sans s’excuser après, lui donnait,
comme il s’agissait souvent d’amours, tant d’émotions et, le
reste du temps, lui causait tant d’agacement, de gêne et de
rage, qu’il en arrivait parfois à regretter la multiplicité de
lettres pour un rien, l’exactitude scrupuleuse des ambassa-
deurs et des princes, lesquels, s’ils lui étaient malheureuse-
ment indifférents, lui donnaient malgré tout une espèce de re-
pos. Habitué aux façons de Morel et sachant combien il avait
peu de prise sur lui et était incapable de s’insinuer dans une
vie où des camaraderies vulgaires, mais consacrées par l’habi-
tude, prenaient trop de place et de temps pour qu’on gardât
une heure au grand seigneur évincé, orgueilleux et vainement
implorant, M. de Charlus était tellement persuadé que le musi-
cien ne viendrait pas, il avait tellement peur de s’être à jamais
brouillé avec lui en allant trop loin, qu’il eut peine à retenir un
cri en le voyant. Mais, se sentant vainqueur, il tint à dicter les
conditions de la paix et à en tirer lui-même les avantages qu’il
pouvait. « Que venez-vous faire ici ? lui dit-il. Et vous ? ajouta-
t-il en me regardant, je vous avais recommandé surtout de ne
pas le ramener. – Il ne voulait pas me ramener, dit Morel (en
roulant vers M. de Charlus, dans la naïveté de sa coquetterie,
des regards conventionnellement tristes et langoureusement
démodés, avec un air, jugé sans doute irrésistible, de vouloir
embrasser le baron et d’avoir envie de pleurer), c’est moi qui
suis venu malgré lui. Je viens au nom de notre amitié pour vous
supplier à deux genoux de ne pas faire cette folie. » M. de
Charlus délirait de joie. La réaction était bien forte pour ses
nerfs ; malgré cela il en resta le maître. « L’amitié, que vous in-
voquez assez inopportunément, répondit-il d’un ton sec, de-
vrait au contraire me faire approuver de vous quand je ne crois
pas devoir laisser passer les impertinences d’un sot. D’ailleurs,
si je voulais obéir aux prières d’une affection que j’ai connue
mieux inspirée, je n’en aurais plus le pouvoir, mes lettres pour
mes témoins sont parties et je ne doute pas de leur

453
acceptation. Vous avez toujours agi avec moi comme un petit
imbécile et, au lieu de vous enorgueillir, comme vous en aviez
le droit, de la prédilection que je vous avais marquée, au lieu
de faire comprendre à la tourbe d’adjudants ou de domestiques
au milieu desquels la loi militaire vous force de vivre quel motif
d’incomparable fierté était pour vous une amitié comme la
mienne, vous avez cherché à vous excuser, presque à vous
faire un mérite stupide de ne pas être assez reconnaissant. Je
sais qu’en cela, ajouta-t-il, pour ne pas laisser voir combien
certaines scènes l’avaient humilié, vous n’êtes coupable que de
vous être laissé mener par la jalousie des autres. Mais com-
ment, à votre âge, êtes-vous assez enfant (et enfant assez mal
élevé) pour n’avoir pas deviné tout de suite que votre élection
par moi et tous les avantages qui devaient en résulter pour
vous allaient exciter des jalousies ? que tous vos camarades,
pendant qu’ils vous excitaient à vous brouiller avec moi, al-
laient travailler à prendre votre place ? Je n’ai pas cru devoir
vous avertir des lettres que j’ai reçues à cet égard de tous ceux
à qui vous vous fiez le plus. Je dédaigne autant les avances de
ces larbins que leurs inopérantes moqueries. La seule per-
sonne dont je me soucie, c’est vous parce que je vous aime
bien, mais l’affection a des bornes et vous auriez dû vous en
douter. » Si dur que le mot de « larbin » pût être aux oreilles
de Morel, dont le père l’avait été, mais justement parce que
son père l’avait été, l’explication de toutes les mésaventures
sociales par la « jalousie », explication simpliste et absurde,
mais inusable et qui, dans une certaine classe, « prend » tou-
jours d’une façon aussi infaillible que les vieux trucs auprès du
public des théâtres, ou la menace du péril clérical dans les as-
semblées, trouvait chez lui une créance presque aussi forte
que chez Françoise ou les domestiques de Mme de Guer-
mantes, pour qui c’était la seule cause des malheurs de l’huma-
nité. Il ne douta pas que ses camarades n’eussent essayé de lui
chiper sa place et ne fut que plus malheureux de ce duel cala-
miteux et d’ailleurs imaginaire. « Oh ! quel désespoir, s’écria
Charlie. Je n’y survivrai pas. Mais ils ne doivent pas vous voir
avant d’aller trouver cet officier ? – Je ne sais pas, je pense que
si. J’ai fait dire à l’un d’eux que je resterais ici ce soir, et je lui
donnerai mes instructions. – J’espère d’ici sa venue vous faire
entendre raison ; permettez-moi seulement de rester auprès de

454
vous », lui demanda tendrement Morel. C’était tout ce que vou-
lait M. de Charlus. Il ne céda pas du premier coup. « Vous au-
riez tort d’appliquer ici le « qui aime bien châtie bien » du pro-
verbe, car c’est vous que j’aimais bien, et j’entends châtier,
même après notre brouille, ceux qui ont lâchement essayé de
vous faire du tort. Jusqu’ici, à leurs insinuations question-
neuses, osant me demander comment un homme comme moi
pouvait frayer avec un gigolo de votre espèce et sorti de rien,
je n’ai répondu que par la devise de mes cousins La Rochefou-
cauld : « C’est mon plaisir. » Je vous ai même marqué plusieurs
fois que ce plaisir était susceptible de devenir mon plus grand
plaisir, sans qu’il résultât de votre arbitraire élévation un
abaissement pour moi. » Et dans un mouvement d’orgueil
presque fou, il s’écria en levant les bras : « Tantus ab uno
splendor ! Condescendre n’est pas descendre, ajouta-t-il avec
plus de calme, après ce délire de fierté et de joie. J’espère au
moins que mes deux adversaires, malgré leur rang inégal, sont
d’un sang que je peux faire couler sans honte. J’ai pris à cet
égard quelques renseignements discrets qui m’ont rassuré. Si
vous gardiez pour moi quelque gratitude, vous devriez être
fier, au contraire, de voir qu’à cause de vous je reprends l’hu-
meur belliqueuse de mes ancêtres, disant comme eux, au cas
d’une issue fatale, maintenant que j’ai compris le petit drôle
que vous êtes : « Mort m’est vie. » Et M. de Charlus le disait
sincèrement, non seulement par amour pour Morel, mais parce
qu’un goût batailleur, qu’il croyait naïvement tenir de ses
aïeux, lui donnait tant d’allégresse à la pensée de se battre
que, ce duel machiné d’abord seulement pour faire venir Mo-
rel, il eût éprouvé maintenant du regret à y renoncer. Il n’avait
jamais eu d’affaire sans se croire aussitôt valeureux et identifié
à l’illustre connétable de Guermantes, alors que, pour tout
autre, ce même acte d’aller sur le terrain lui paraissait de la
dernière insignifiance. « Je crois que ce sera bien beau, nous
dit-il sincèrement, en psalmodiant chaque terme. Voir Sarah
Bernhardt dans l’Aiglon, qu’est-ce que c’est ? du caca. Mounet-
Sully dans Oedipe ? caca. Tout au plus prend-il une certaine
pâleur de transfiguration quand cela se passe dans les Arènes
de Nîmes. Mais qu’est-ce que c’est à côté de cette chose in-
ouïe, voir batailler le propre descendant du Connétable ? » Et à
cette seule pensée, M. de Charlus, ne se tenant pas de joie, se

455
mit à faire des contre-de-quarte qui, rappelant Molière, nous
firent rapprocher prudemment de nous nos bocks, et craindre
que les premiers croisements de fer blessassent les adver-
saires, le médecin et les témoins. « Quel spectacle tentant ce
serait pour un peintre ! Vous qui connaissez M. Elstir, me dit-il,
vous devriez l’amener. » Je répondis qu’il n’était pas sur la
côte. M. de Charlus m’insinua qu’on pourrait lui télégraphier.
« Oh ! je dis cela pour lui, ajouta-t-il devant mon silence. C’est
toujours intéressant pour un maître – à mon avis il en est un –
de fixer un exemple de pareille reviviscence ethnique. Et il n’y
en a peut-être pas un par siècle. »
Mais si M. de Charlus s’enchantait à la pensée d’un combat
qu’il avait cru d’abord tout fictif, Morel pensait avec terreur
aux potins qui, de la « musique » du régiment, pouvaient être
colportés, grâce au bruit que ferait ce duel, jusqu’au temple de
la rue Bergère. Voyant déjà la « classe » informée de tout, il
devenait de plus en plus pressant auprès de M. de Charlus, le-
quel continuait à gesticuler devant l’enivrante idée de se
battre. Il supplia le baron de lui permettre de ne pas le quitter
jusqu’au surlendemain, jour supposé du duel, pour le garder à
vue et tâcher de lui faire entendre la voix de la raison. Une si
tendre proposition triompha des dernières hésitations de M. de
Charlus. Il dit qu’il allait essayer de trouver une échappatoire,
qu’il ferait remettre au surlendemain une résolution définitive.
De cette façon, en n’arrangeant pas l’affaire tout d’un coup, M.
de Charlus savait garder Charlie au moins deux jours et en pro-
fiter pour obtenir de lui des engagements pour l’avenir en
échange de sa renonciation au duel, exercice, disait-il, qui par
soi-même l’enchantait, et dont il ne se priverait pas sans re-
gret. Et en cela d’ailleurs il était sincère, car il avait toujours
pris plaisir à aller sur le terrain quand il s’agissait de croiser le
fer ou d’échanger des balles avec un adversaire. Cottard arriva
enfin, quoique mis très en retard, car, ravi de servir de témoin
mais plus ému encore, il avait été obligé de s’arrêter à tous les
cafés ou fermes de la route, en demandant qu’on voulût bien
lui indiquer « le n° 100 » ou le « petit endroit ». Aussitôt qu’il
fut là, le baron l’emmena dans une pièce isolée, car il trouvait
plus réglementaire que Charlie et moi n’assistions pas à l’en-
trevue, et il excellait à donner à une chambre quelconque l’af-
fectation provisoire de salle du trône ou des délibérations. Une

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fois seul avec Cottard, il le remercia chaleureusement, mais lui
déclara qu’il semblait probable que le propos répété n’avait en
réalité pas été tenu, et que, dans ces conditions, le docteur
voulût bien avertir le second témoin que, sauf complications
possibles, l’incident était considéré comme clos. Le danger
s’éloignant, Cottard fut désappointé. Il voulut même un instant
manifester de la colère, mais il se rappela qu’un de ses
maîtres, qui avait fait la plus belle carrière médicale de son
temps, ayant échoué la première fois à l’Académie pour deux
voix seulement, avait fait contre mauvaise fortune bon cœur et
était allé serrer la main du concurrent élu. Aussi le docteur se
dispensa-t-il d’une expression de dépit qui n’eût plus rien chan-
gé, et après avoir murmuré, lui, le plus peureux des hommes,
qu’il y a certaines choses qu’on ne peut laisser passer, il ajouta
que c’était mieux ainsi, que cette solution le réjouissait. M. de
Charlus, désireux de témoigner sa reconnaissance au docteur
de la même façon que M. le duc son frère eût arrangé le col du
paletot de mon père, comme une duchesse surtout eût tenu la
taille à une plébéienne, approcha sa chaise tout près de celle
du docteur, malgré le dégoût que celui-ci lui inspirait. Et non
seulement sans plaisir physique, mais surmontant une répul-
sion physique, en Guermantes, non en inverti, pour dire adieu
au docteur il lui prit la main et la lui caressa un moment avec
une bonté de maître flattant le museau de son cheval et lui
donnant du sucre. Mais Cottard, qui n’avait jamais laissé voir
au baron qu’il eût même entendu courir de vagues mauvais
bruits sur ses mœurs, et ne l’en considérait pas moins, dans
son for intérieur, comme faisant partie de la classe des « anor-
maux » (même, avec son habituelle impropriété de termes et
sur le ton le plus sérieux, il disait d’un valet de chambre de M.
Verdurin : « Est-ce que ce n’est pas la maîtresse du baron ? »),
personnages dont il avait peu l’expérience, il se figura que
cette caresse de la main était le prélude immédiat d’un viol,
pour l’accomplissement duquel il avait été, le duel n’ayant ser-
vi que de prétexte, attiré dans un guet-apens et conduit par le
baron dans ce salon solitaire où il allait être pris de force.
N’osant quitter sa chaise, où la peur le tenait cloué, il roulait
des yeux d’épouvante, comme tombé aux mains d’un sauvage
dont il n’était pas bien assuré qu’il ne se nourrît pas de chair
humaine. Enfin M. de Charlus, lui lâchant la main et voulant

457
être aimable jusqu’au bout : « Vous allez prendre quelque
chose avec nous, comme on dit, ce qu’on appelait autrefois un
mazagran ou un gloria, boissons qu’on ne trouve plus, comme
curiosités archéologiques, que dans les pièces de Labiche et
les cafés de Doncières. Un « gloria » serait assez convenable
au lieu, n’est-ce pas, et aux circonstances, qu’en dites-vous ? –
Je suis président de la ligue antialcoolique, répondit Cottard. Il
suffirait que quelque médicastre de province passât, pour
qu’on dise que je ne prêche pas d’exemple. Os homini sublime
dedit cœlumque tueri », ajouta-t-il, bien que cela n’eût aucun
rapport, mais parce que son stock de citations latines était as-
sez pauvre, suffisant d’ailleurs pour émerveiller ses élèves. M.
de Charlus haussa les épaules et ramena Cottard auprès de
nous, après lui avoir demandé un secret qui lui importait d’au-
tant plus que le motif du duel avorté était purement imagi-
naire. Il fallait empêcher qu’il parvînt aux oreilles de l’officier
arbitrairement mis en cause. Tandis que nous buvions tous
quatre, Mme Cottard, qui attendait son mari dehors, devant la
porte, et que M. de Charlus avait très bien vue, mais qu’il ne se
souciait pas d’attirer, entra et dit bonjour au baron, qui lui ten-
dit la main comme à une chambrière, sans bouger de sa chaise,
partie en roi qui reçoit des hommages, partie en snob qui ne
veut pas qu’une femme peu élégante s’asseye à sa table, partie
en égoïste qui a du plaisir à être seul avec ses amis et ne veut
pas être embêté. Mme Cottard resta donc debout à parler à M.
de Charlus et à son mari. Mais peut-être parce que la politesse,
ce qu’on a « à faire », n’est pas le privilège exclusif des Guer-
mantes, et peut tout d’un coup illuminer et guider les cerveaux
les plus incertains, ou parce que, trompant beaucoup sa
femme, Cottard avait par moments, par une espèce de re-
vanche, le besoin de la protéger contre qui lui manquait, brus-
quement le docteur fronça le sourcil, ce que je ne lui avais ja-
mais vu faire, et sans consulter M. de Charlus, en maître :
« Voyons, Léontine, ne reste donc pas debout, assieds-toi. –
Mais est-ce que je ne vous dérange pas ? » demanda timide-
ment Mme Cottard à M. de Charlus, lequel, surpris du ton du
docteur, n’avait rien répondu. Et sans lui en donner cette se-
conde fois le temps, Cottard reprit avec autorité : « Je t’ai dit
de t’asseoir. »

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Au bout d’un instant on se dispersa et alors M. de Charlus dit
à Morel : « Je conclus de toute cette histoire, mieux terminée
que vous ne méritiez, que vous ne savez pas vous conduire et
qu’à la fin de votre service militaire je vous ramène moi-même
à votre père, comme fit l’archange Raphaël envoyé par Dieu au
jeune Tobie. » Et le baron se mit à sourire avec un air de gran-
deur et une joie que Morel, à qui la perspective d’être ainsi ra-
mené ne plaisait guère, ne semblait pas partager. Dans
l’ivresse de se comparer à l’archange, et Morel au fils de Tobie,
M. de Charlus ne pensait plus au but de sa phrase, qui était de
tâter le terrain pour savoir si, comme il le désirait, Morel
consentirait à venir avec lui à Paris. Grisé par son amour, ou
par son amour-propre, le baron ne vit pas ou feignit de ne pas
voir la moue que fit le violoniste car, ayant laissé celui-ci seul
dans le café, il me dit avec un orgueilleux sourire : « Avez-vous
remarqué, quand je l’ai comparé au fils de Tobie, comme il dé-
lirait de joie ! C’est parce que, comme il est très intelligent, il a
tout de suite compris que le Père auprès duquel il allait désor-
mais vivre, n’était pas son père selon la chair, qui doit être un
affreux valet de chambre à moustaches, mais son père spiri-
tuel, c’est-à-dire Moi. Quel orgueil pour lui ! Comme il redres-
sait fièrement la tête ! Quelle joie il ressentait d’avoir compris !
Je suis sûr qu’il va redire tous les jours : « O Dieu qui avez don-
né le bienheureux Archange Raphaël pour guide à votre servi-
teur Tobie, dans un long voyage, accordez-nous à nous, vos
serviteurs, d’être toujours protégés par lui et munis de son se-
cours. » Je n’ai même pas eu besoin, ajouta le baron, fort per-
suadé qu’il siégerait un jour devant le trône de Dieu, de lui dire
que j’étais l’envoyé céleste, il l’a compris de lui-même et en
était muet de bonheur ! » Et M. de Charlus (à qui au contraire
le bonheur n’enlevait pas la parole), peu soucieux des quelques
passants qui se retournèrent, croyant avoir affaire à un fou,
s’écria tout seul et de toute sa force, en levant les mains :
« Alléluia ! »
Cette réconciliation ne mit fin que pour un temps aux tour-
ments de M. de Charlus ; souvent Morel, parti en manœuvres
trop loin pour que M. de Charlus pût aller le voir ou m’envoyer
lui parler, écrivait au baron des lettres désespérées et tendres,
où il lui assurait qu’il lui en fallait finir avec la vie parce qu’il
avait, pour une chose affreuse, besoin de vingt-cinq mille

459
francs. Il ne disait pas quelle était la chose affreuse, l’eût-il dit
qu’elle eût sans doute été inventée. Pour l’argent même, M. de
Charlus l’eût envoyé volontiers s’il n’eût senti que cela donnait
à Charlie les moyens de se passer de lui et aussi d’avoir les fa-
veurs de quelque autre. Aussi refusait-il, et ses télégrammes
avaient le ton sec et tranchant de sa voix. Quand il était certain
de leur effet, il souhaitait que Morel fût à jamais brouillé avec
lui, car, persuadé que ce serait le contraire qui se réaliserait, il
se rendait compte de tous les inconvénients qui allaient re-
naître de cette liaison inévitable. Mais si aucune réponse de
Morel ne venait, il ne dormait plus, il n’avait plus un moment
de calme, tant le nombre est grand, en effet, des choses que
nous vivons sans les connaître et des réalités intérieures et
profondes qui nous restent cachées. Il formait alors toutes les
suppositions sur cette énormité qui faisait que Morel avait be-
soin de vingt-cinq mille francs, il lui donnait toutes les formes,
y attachait tour à tour bien des noms propres. Je crois que,
dans ces moments-là, M. de Charlus (et bien qu’à cette époque,
son snobisme, diminuant, eût été déjà au moins rejoint, sinon
dépassé, par la curiosité grandissante que le baron avait du
peuple) devait se rappeler avec quelque nostalgie les gracieux
tourbillons multicolores des réunions mondaines où les femmes
et les hommes les plus charmants ne le recherchaient que pour
le plaisir désintéressé qu’il leur donnait, où personne n’eût
songé à « lui monter le coup », à inventer une « chose af-
freuse » pour laquelle on est prêt à se donner la mort si on ne
reçoit pas tout de suite vingt-cinq mille francs. Je crois
qu’alors, et peut-être parce qu’il était resté tout de même plus
de Combray que moi et avait enté la fierté féodale sur l’orgueil
allemand, il devait trouver qu’on n’est pas impunément l’amant
de cœur d’un domestique, que le peuple n’est pas tout à fait le
monde, qu’en somme il « ne faisait pas confiance » au peuple
comme je la lui ai toujours faite.
La station suivante du petit train, Maineville, me rappelle
justement un incident relatif à Morel et à M. de Charlus. Avant
d’en parler, je dois dire que l’arrêt à Maineville (quand on
conduisait à Balbec un arrivant élégant qui, pour ne pas gêner,
préférait ne pas habiter la Raspelière) était l’occasion de
scènes moins pénibles que celle que je vais raconter dans un
instant. L’arrivant, ayant ses menus bagages dans le train,

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trouvait généralement le Grand Hôtel un peu éloigné, mais,
comme il n’y avait avant Balbec que de petites plages aux villas
inconfortables, était, par goût de luxe et de bien-être, résigné
au long trajet, quand, au moment où le train stationnait à Mai-
neville, il voyait brusquement se dresser le Palace dont il ne
pouvait pas se douter que c’était une maison de prostitution.
« Mais, n’allons pas plus loin, disait-il infailliblement à Mme
Cottard, femme connue comme étant d’esprit pratique et de
bon conseil. Voilà tout à fait ce qu’il me faut. À quoi bon conti-
nuer jusqu’à Balbec où ce ne sera certainement pas mieux ?
Rien qu’à l’aspect, je juge qu’il y a tout le confort ; je pourrai
parfaitement faire venir là Mme Verdurin, car je compte, en
échange de ses politesses, donner quelques petites réunions en
son honneur. Elle n’aura pas tant de chemin à faire que si j’ha-
bite Balbec. Cela me semble tout à fait bien pour elle, et pour
votre femme, mon cher professeur. Il doit y avoir des salons,
nous y ferons venir ces dames. Entre nous, je ne comprends
pas pourquoi, au lieu de louer la Raspelière, Mme Verdurin
n’est pas venue habiter ici. C’est beaucoup plus sain que de
vieilles maisons comme la Raspelière, qui est forcément hu-
mide, sans être propre d’ailleurs ; ils n’ont pas l’eau chaude, on
ne peut pas se laver comme on veut. Maineville me paraît bien
plus agréable. Mme Verdurin y eût joué parfaitement son rôle
de patronne. En tout cas chacun ses goûts, moi je vais me fixer
ici. Madame Cottard, ne voulez-vous pas descendre avec moi,
en nous dépêchant, car le train ne va pas tarder à repartir.
Vous me piloteriez dans cette maison, qui sera la vôtre et que
vous devez avoir fréquentée souvent. C’est tout à fait un cadre
fait pour vous. » On avait toutes les peines du monde à faire
taire, et surtout à empêcher de descendre, l’infortuné arrivant,
lequel, avec l’obstination qui émane souvent des gaffes, insis-
tait, prenait ses valises et ne voulait rien entendre jusqu’à ce
qu’on lui eût assuré que jamais Mme Verdurin ni Mme Cottard
ne viendraient le voir là. « En tout cas je vais y élire domicile.
Mme Verdurin n’aura qu’à m’y écrire. »
Le souvenir relatif à Morel se rapporte à un incident d’un
ordre plus particulier. Il y en eut d’autres, mais je me contente
ici, au fur et à mesure que le tortillard s’arrête et que l’em-
ployé crie Doncières, Grattevast, Maineville, etc., de noter ce
que la petite plage ou la garnison m’évoquent. J’ai déjà parlé

461
de Maineville (media villa) et de l’importance qu’elle prenait à
cause de cette somptueuse maison de femmes qui y avait été
récemment construite, non sans éveiller les protestations in-
utiles des mères de famille. Mais avant de dire en quoi Maine-
ville a quelque rapport dans ma mémoire avec Morel et M. de
Charlus, il me faut noter la disproportion (que j’aurai plus tard
à approfondir) entre l’importance que Morel attachait à garder
libres certaines heures et l’insignifiance des occupations aux-
quelles il prétendait les employer, cette même disproportion se
retrouvant au milieu des explications d’un autre genre qu’il
donnait à M. de Charlus. Lui qui jouait au désintéressé avec le
baron (et pouvait y jouer sans risques, vu la générosité de son
protecteur), quand il désirait passer la soirée de son côté pour
donner une leçon, etc., il ne manquait pas d’ajouter à son pré-
texte ces mots dits avec un sourire d’avidité : « Et puis, cela
peut me faire gagner quarante francs. Ce n’est pas rien.
Permettez-moi d’y aller, car, vous voyez, c’est mon intérêt.
Dame, je n’ai pas de rentes comme vous, j’ai ma situation à
faire, c’est le moment de gagner des sous. » Morel n’était pas,
en désirant donner sa leçon, tout à fait insincère. D’une part,
que l’argent n’ait pas de couleur est faux. Une manière nou-
velle de le gagner rend du neuf aux pièces que l’usage a ter-
nies. S’il était vraiment sorti pour une leçon, il est possible que
deux louis remis au départ par une élève lui eussent produit un
effet autre que deux louis tombés de la main de M. de Charlus.
Puis l’homme le plus riche ferait pour deux louis des kilo-
mètres qui deviennent des lieues si l’on est fils d’un valet de
chambre. Mais souvent M. de Charlus avait, sur la réalité de la
leçon de violon, des doutes d’autant plus grands que souvent le
musicien invoquait des prétextes d’un autre genre, d’un ordre
entièrement désintéressé au point de vue matériel, et d’ailleurs
absurdes. Morel ne pouvait ainsi s’empêcher de présenter une
image de sa vie, mais volontairement, et involontairement aus-
si, tellement enténébrée, que certaines parties seules se lais-
saient distinguer. Pendant un mois il se mit à la disposition de
M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il
désirait suivre avec continuité des cours d’algèbre. Venir voir
après M. de Charlus ? Ah ! c’était impossible, les cours du-
raient parfois fort tard. « Même après 2 heures du matin ? de-
mandait le baron. – Des fois. – Mais l’algèbre s’apprend aussi

462
facilement dans un livre. – Même plus facilement, car je ne
comprends pas grand’chose aux cours. – Alors ? D’ailleurs l’al-
gèbre ne peut te servir à rien. – J’aime bien cela. Ça dissipe ma
neurasthénie. » « Cela ne peut pas être l’algèbre qui lui fait de-
mander des permissions de nuit, se disait M. de Charlus.
Serait-il attaché à la police ? » En tout cas Morel, quelque ob-
jection qu’on fît, réservait certaines heures tardives, que ce fût
à cause de l’algèbre ou du violon. Une fois ce ne fut ni l’un ni
l’autre, mais le prince de Guermantes qui, venu passer
quelques jours sur cette côte pour rendre visite à la duchesse
de Luxembourg, rencontra le musicien, sans savoir qui il était,
sans être davantage connu de lui, et lui offrit cinquante francs
pour passer la nuit ensemble dans la maison de femmes de
Maineville ; double plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. de
Guermantes et de la volupté d’être entouré de femmes dont les
seins bruns se montraient à découvert. Je ne sais comment M.
de Charlus eut l’idée de ce qui s’était passé et de l’endroit,
mais non du séducteur. Fou de jalousie, et pour connaître
celui-ci, il télégraphia à Jupien, qui arriva deux jours après, et
quand, au commencement de la semaine suivante, Morel an-
nonça qu’il serait encore absent, le baron demanda à Jupien s’il
se chargerait d’acheter la patronne de l’établissement et d’ob-
tenir qu’on les cachât, lui et Jupien, pour assister à la scène.
« C’est entendu. Je vais m’en occuper, ma petite gueule », ré-
pondit Jupien au baron. On ne peut comprendre à quel point
cette inquiétude agitait, et par là même avait momentanément
enrichi, l’esprit de M. de Charlus. L’amour cause ainsi de véri-
tables soulèvements géologiques de la pensée. Dans celui de
M. de Charlus qui, il y a quelques jours, ressemblait à une
plaine si uniforme qu’au plus loin il n’aurait pu apercevoir une
idée au ras du sol, s’étaient brusquement dressées, dures
comme la pierre, un massif de montagnes, mais de montagnes
aussi sculptées que si quelque statuaire, au lieu d’emporter le
marbre, l’avait ciselé sur place et où se tordaient, en groupes
géants et titaniques, la Fureur, la Jalousie, la Curiosité, l’Envie,
la Haine, la Souffrance, l’Orgueil, l’Épouvante et l’Amour.
Cependant le soir où Morel devait être absent était arrivé. La
mission de Jupien avait réussi. Lui et le baron devaient venir
vers onze heures du soir et on les cacherait. Trois rues avant
d’arriver à cette magnifique maison de prostitution (où on

463
venait de tous les environs élégants), M. de Charlus marchait
sur la pointe des pieds, dissimulait sa voix, suppliait Jupien de
parler moins fort, de peur que, de l’intérieur, Morel les enten-
dît. Or, dès qu’il fut entré à pas de loup dans le vestibule, M.
de Charlus, qui avait peu l’habitude de ce genre de lieux, à sa
terreur et à sa stupéfaction se trouva dans un endroit plus
bruyant que la Bourse ou l’Hôtel des Ventes. C’est en vain qu’il
recommandait de parler plus bas à des soubrettes qui se pres-
saient autour de lui ; d’ailleurs leur voix même était couverte
par le bruit de criées et d’adjudications que faisait une vieille
« sous-maîtresse » à la perruque fort brune, au visage où cra-
quelait la gravité d’un notaire ou d’un prêtre espagnol, et qui
lançait à toutes minutes, avec un bruit de tonnerre, en laissant
alternativement ouvrir et refermer les portes, comme on règle
la circulation des voitures : « Mettez Monsieur au vingt-huit,
dans la chambre espagnole. » « On ne passe plus. » « Rouvrez
la porte, ces Messieurs demandent Mademoiselle Noémie. Elle
les attend dans le salon persan. » M. de Charlus était effrayé
comme un provincial qui a à traverser les boulevards ; et, pour
prendre une comparaison infiniment moins sacrilège que le su-
jet représenté dans les chapiteaux du porche de la vieille église
de Corlesville, les voix des jeunes bonnes répétaient en plus
bas, sans se lasser, l’ordre de la sous-maîtresse, comme ces ca-
téchismes qu’on entend les élèves psalmodier dans la sonorité
d’une église de campagne. Si peur qu’il eût, M. de Charlus,
qui, dans la rue, tremblait d’être entendu, se persuadant que
Morel était à la fenêtre, ne fut peut-être pas tout de même aus-
si effrayé dans le rugissement de ces escaliers immenses où on
comprenait que des chambres rien ne pouvait être aperçu. En-
fin, au terme de son calvaire, il trouva Mlle Noémie qui devait
les cacher avec Jupien, mais commença par l’enfermer dans un
salon persan fort somptueux d’où il ne voyait rien. Elle lui dit
que Morel avait demandé à prendre une orangeade et que, dès
qu’on la lui aurait servie, on conduirait les deux voyageurs
dans un salon transparent. En attendant, comme on la récla-
mait, elle leur promit, comme dans un conte, que pour leur
faire passer le temps elle allait leur envoyer « une petite dame
intelligente ». Car, elle, on l’appelait. La petite dame intelli-
gente avait un peignoir persan, qu’elle voulait ôter. M. de
Charlus lui demanda de n’en rien faire, et elle se fit monter du

464
Champagne qui coûtait 40 francs la bouteille. Morel, en réalité,
pendant ce temps, était avec le prince de Guermantes ; il avait,
pour la forme, fait semblant de se tromper de chambre, était
entré dans une où il y avait deux femmes, lesquelles s’étaient
empressées de laisser seuls les deux messieurs. M. de Charlus
ignorait tout cela, mais pestait, voulait ouvrir les portes, fit re-
demander Mlle Noémie, laquelle, ayant entendu la petite dame
intelligente donner à M. de Charlus des détails sur Morel non
concordants avec ceux qu’elle-même avait donnés à Jupien, la
fit déguerpir et envoya bientôt, pour remplacer la petite dame
intelligente, « une petite dame gentille », qui ne leur montra
rien de plus, mais leur dit combien la maison était sérieuse et
demanda, elle aussi, du Champagne. Le baron, écumant, fit re-
venir Mlle Noémie, qui leur dit : « Oui, c’est un peu long, ces
dames prennent des poses, il n’a pas l’air d’avoir envie de rien
faire. » Enfin, devant les promesses du baron, ses menaces,
Mlle Noémie s’en alla d’un air contrarié, en les assurant qu’ils
n’attendraient pas plus de cinq minutes. Ces cinq minutes du-
rèrent une heure, après quoi Noémie conduisit à pas de loup
M. de Charlus ivre de fureur et Jupien désolé vers une porte
entrebâillée en leur disant : « Vous allez très bien voir. Du
reste, en ce moment ce n’est pas très intéressant, il est avec
trois dames, il leur raconte sa vie de régiment. » Enfin le baron
put voir par l’ouverture de la porte et aussi dans les glaces.
Mais une terreur mortelle le força de s’appuyer au mur. C’était
bien Morel qu’il avait devant lui, mais, comme si les mystères
païens et les enchantements existaient encore, c’était plutôt
l’ombre de Morel, Morel embaumé, pas même Morel ressuscité
comme Lazare, une apparition de Morel, un fantôme de Morel,
Morel revenant ou évoqué dans cette chambre (où, partout, les
murs et les divans répétaient des emblèmes de sorcellerie), qui
était à quelques mètres de lui, de profil. Morel avait, comme
après la mort, perdu toute couleur ; entre ces femmes avec les-
quelles il semblait qu’il eût dû s’ébattre joyeusement, livide, il
restait figé dans une immobilité artificielle ; pour boire la
coupe de Champagne qui était devant lui, son bras sans force
essayait lentement de se tendre et retombait. On avait l’im-
pression de cette équivoque qui fait qu’une religion parle d’im-
mortalité, mais entend par là quelque chose qui n’exclut pas le
néant. Les femmes le pressaient de questions : « Vous voyez,

465
dit tout bas Mlle Noémie au baron, elles lui parlent de sa vie de
régiment, c’est amusant, n’est-ce pas ? – et elle rit – vous êtes
content ? Il est calme, n’est-ce pas », ajouta-t-elle, comme elle
aurait dit d’un mourant. Les questions des femmes se pres-
saient, mais Morel, inanimé, n’avait pas la force de leur ré-
pondre. Le miracle même d’une parole murmurée ne se produi-
sait pas. M. de Charlus n’eut qu’un instant d’hésitation, il com-
prit la vérité et que, soit maladresse de Jupien quand il était al-
lé s’entendre, soit puissance expansive des secrets confiés qui
fait qu’on ne les garde jamais, soit caractère indiscret de ces
femmes, soit crainte de la police, on avait prévenu Morel que
deux messieurs avaient payé fort cher pour le voir, on avait fait
sortir le prince de Guermantes métamorphosé en trois femmes,
et placé le pauvre Morel tremblant, paralysé par la stupeur, de
telle façon que, si M. de Charlus le voyait mal, lui, terrorisé,
sans paroles, n’osant pas prendre son verre de peur de le lais-
ser tomber, voyait en plein le baron.
L’histoire, au reste, ne finit pas mieux pour le prince de
Guermantes. Quand on l’avait fait sortir pour que M. de Char-
lus ne le vît pas, furieux de sa déconvenue, sans soupçonner
qui en était l’auteur, il avait supplié Morel, sans toujours vou-
loir lui faire connaître qui il était, de lui donner rendez-vous
pour la nuit suivante dans la toute petite villa qu’il avait louée
et que, malgré le peu de temps qu’il devait y rester, il avait,
suivant la même maniaque habitude que nous avons autrefois
remarquée chez Mme de Villeparisis, décoré de quantité de
souvenirs de famille, pour se sentir plus chez soi. Donc le len-
demain, Morel, retournant la tête à toute minute, tremblant
d’être suivi et épié par M. de Charlus, avait fini, n’ayant remar-
qué aucun passant suspect, par entrer dans la villa. Un valet le
fit entrer au salon en lui disant qu’il allait prévenir Monsieur
(son maître lui avait recommandé de ne pas prononcer le nom
de prince de peur d’éveiller des soupçons). Mais quand Morel
se trouva seul et voulut regarder dans la glace si sa mèche
n’était pas dérangée, ce fut comme une hallucination. Sur la
cheminée, les photographies, reconnaissables pour le violo-
niste, car il les avait vues chez M. de Charlus, de la princesse
de Guermantes, de la duchesse de Luxembourg, de Mme de
Villeparisis, le pétrifièrent d’abord d’effroi. Au même moment
il aperçut celle de M. de Charlus, laquelle était un peu en

466
retrait. Le baron semblait immobiliser sur Morel un regard
étrange et fixe. Fou de terreur, Morel, revenant de sa stupeur
première, ne doutant pas que ce ne fût un guet-apens où M. de
Charlus l’avait fait tomber pour éprouver s’il était fidèle, dé-
gringola quatre à quatre les quelques marches de la villa, se
mit à courir à toutes jambes sur la route et quand le prince de
Guermantes (après avoir cru faire faire à une connaissance de
passage le stage nécessaire, non sans s’être demandé si c’était
bien prudent et si l’individu n’était pas dangereux) entra dans
son salon, il n’y trouva plus personne. Il eut beau, avec son va-
let, par crainte de cambriolage, et revolver au poing, explorer
toute la maison, qui n’était pas grande, les recoins du jardinet,
le sous-sol, le compagnon dont il avait cru la présence certaine
avait disparu. Il le rencontra plusieurs fois au cours de la se-
maine suivante. Mais chaque fois c’était Morel, l’individu dan-
gereux, qui se sauvait comme si le prince l’avait été plus en-
core. Buté dans ses soupçons, Morel ne les dissipa jamais, et,
même à Paris, la vue du prince de Guermantes suffisait à le
mettre en fuite. Par où M. de Charlus fut protégé d’une infidéli-
té qui le désespérait, et vengé sans l’avoir jamais imaginé, ni
surtout comment.
Mais déjà les souvenirs de ce qu’on m’avait raconté à ce su-
jet sont remplacés par d’autres, car le B. C. N., reprenant sa
marche de « tacot », continue de déposer ou de prendre les
voyageurs aux stations suivantes.
À Grattevast, où habitait sa sœur, avec laquelle il était allé
passer l’après-midi, montait quelquefois M. Pierre de Verjus,
comte de Crécy (qu’on appelait seulement le Comte de Crécy),
gentilhomme pauvre mais d’une extrême distinction, que
j’avais connu par les Cambremer, avec qui il était d’ailleurs
peu lié. Réduit à une vie extrêmement modeste, presque misé-
rable, je sentais qu’un cigare, une « consommation » étaient
choses si agréables pour lui que je pris l’habitude, les jours où
je ne pouvais voir Albertine, de l’inviter à Balbec. Très fin et
s’exprimant à merveille, tout blanc, avec de charmants yeux
bleus, il parlait surtout du bout des lèvres, très délicatement,
des conforts de la vie seigneuriale, qu’il avait évidemment
connus, et aussi de généalogies. Comme je lui demandais ce
qui était gravé sur sa bague, il me dit avec un sourire mo-
deste : « C’est une branche de verjus. » Et il ajouta avec un

467
plaisir dégustateur : « Nos armes sont une branche de verjus –
symbolique puisque je m’appelle Verjus – tigellée et feuillée de
sinople. » Mais je crois qu’il aurait eu une déception si à Bal-
bec je ne lui avais offert à boire que du verjus. Il aimait les vins
les plus coûteux, sans doute par privation, par connaissance
approfondie de ce dont il était privé, par goût, peut-être aussi
par penchant exagéré. Aussi quand je l’invitais à dîner à Bal-
bec, il commandait le repas avec une science raffinée, mais
mangeait un peu trop, et surtout buvait, faisant chambrer les
vins qui doivent l’être, frapper ceux qui exigent d’être dans de
la glace. Avant le dîner et après, il indiquait la date ou le numé-
ro qu’il voulait pour un porto ou une fine, comme il eût fait
pour l’érection, généralement ignorée, d’un marquisat, mais
qu’il connaissait aussi bien.
Comme j’étais pour Aimé un client préféré, il était ravi que je
donnasse de ces dîners extras et criait aux garçons : « Vite,
dressez la table 25 », il ne disait même pas « dressez », mais
« dressez-moi », comme si ç’avait été pour lui. Et comme le
langage des maîtres d’hôtel n’est pas tout à fait le même que
celui des chefs de rang, demi-chefs, commis, etc., au moment
où je demandais l’addition, il disait au garçon qui nous avait
servis, avec un geste répété et apaisant du revers de la main,
comme s’il voulait calmer un cheval prêt à prendre le mors aux
dents : « N’allez pas trop fort (pour l’addition), allez douce-
ment, très doucement. » Puis, comme le garçon partait muni de
cet aide-mémoire, Aimé, craignant que ses recommandations
ne fussent pas exactement suivies, le rappelait : « Attendez, je
vais chiffrer moi-même. » Et comme je lui disais que cela ne
faisait rien : « J’ai pour principe que, comme on dit vulgaire-
ment, on ne doit pas estamper le client. » Quant au directeur,
comme les vêtements de mon invité étaient simples, toujours
les mêmes, et assez usés (et pourtant personne n’eût si bien
pratiqué l’art de s’habiller fastueusement, comme un élégant
de Balzac, s’il en avait eu les moyens), il se contentait, à cause
de moi, d’inspecter de loin si tout allait bien, et d’un regard, de
faire mettre une cale sous un pied de la table qui n’était pas
d’aplomb. Ce n’est pas qu’il n’eût su, bien qu’il cachât ses dé-
buts comme plongeur, mettre la main à la pâte comme un
autre. Il fallut pourtant une circonstance exceptionnelle pour
qu’un jour il découpât lui-même les dindonneaux. J’étais sorti,

468
mais j’ai su qu’il l’avait fait avec une majesté sacerdotale, en-
touré, à distance respectueuse du dressoir, d’un cercle de gar-
çons qui cherchaient, par là, moins à apprendre qu’à se faire
bien voir et avaient un air béat d’admiration. Vus d’ailleurs par
le directeur (plongeant d’un geste lent dans le flanc des vic-
times et n’en détachant pas plus ses yeux pénétrés de sa haute
fonction que s’il avait dû y lire quelque augure) ils ne le furent
nullement. Le sacrificateur ne s’aperçut même pas de mon ab-
sence. Quand il l’apprit, elle le désola. « Comment, vous ne
m’avez pas vu découper moi-même les dindonneaux ? » Je lui
répondis que, n’ayant pu voir jusqu’ici Rome, Venise, Sienne, le
Prado, le musée de Dresde, les Indes, Sarah dans Phèdre, je
connaissais la résignation et que j’ajouterais son découpage
des dindonneaux à ma liste. La comparaison avec l’art drama-
tique (Sarah dans Phèdre) fut la seule qu’il parut comprendre,
car il savait par moi que, les jours de grandes représentations,
Coquelin aîné avait accepté des rôles de débutant, celui même
d’un personnage qui ne dit qu’un mot ou ne dit rien. « C’est
égal, je suis désolé pour vous. Quand est-ce que je découperai
de nouveau ? Il faudrait un événement, il faudrait une
guerre. » (Il fallut en effet l’armistice.) Depuis ce jour-là le ca-
lendrier fut changé, on compta ainsi : « C’est le lendemain du
jour où j’ai découpé moi-même les dindonneaux. » « C’est juste
huit jours après que le directeur a découpé lui-même les din-
donneaux. » Ainsi cette prosectomie donna-t-elle, comme la
naissance du Christ ou l’Hégire, le point de départ d’un calen-
drier différent des autres, mais qui ne prit pas leur extension
et n’égala pas leur durée.
La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant que
de ne plus avoir de chevaux et une table succulente, de ne voi-
siner qu’avec des gens qui pouvaient croire que Cambremer et
Guermantes étaient tout un. Quand il vit que je savais que Le-
grandin, lequel se faisait maintenant appeler Legrand de Mésé-
glise, n’y avait aucune espèce de droit, allumé d’ailleurs par le
vin qu’il buvait, il eut une espèce de transport de joie. Sa sœur
me disait d’un air entendu : « Mon frère n’est jamais si heu-
reux que quand il peut causer avec vous. » Il se sentait en effet
exister depuis qu’il avait découvert quelqu’un qui savait la mé-
diocrité des Cambremer et la grandeur des Guermantes, quel-
qu’un pour qui l’univers social existait. Tel, après l’incendie de

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toutes les bibliothèques du globe et l’ascension d’une race en-
tièrement ignorante, un vieux latiniste reprendrait pied et
confiance dans la vie en entendant quelqu’un lui citer un vers
d’Horace. Aussi, s’il ne quittait jamais le wagon sans me dire :
« À quand notre petite réunion ? » c’était autant par avidité de
parasite, par gourmandise d’érudit, et parce qu’il considérait
les agapes de Balbec comme une occasion de causer, en même
temps, des sujets qui lui étaient chers et dont il ne pouvait par-
ler avec personne, et analogues en cela à ces dîners où se
réunit à dates fixes, devant la table particulièrement succu-
lente du Cercle de l’Union, la Société des bibliophiles. Très mo-
deste en ce qui concernait sa propre famille, ce ne fut pas par
M. de Crécy que j’appris qu’elle était très grande et un authen-
tique rameau, détaché en France, de la famille anglaise qui
porte le titre de Crécy. Quand je sus qu’il était un vrai Crécy, je
lui racontai qu’une nièce de Mme de Guermantes avait épousé
un Américain du nom de Charles Crécy et lui dis que je pensais
qu’il n’avait aucun rapport avec lui. « Aucun, me dit-il. Pas plus
– bien, du reste, que ma famille n’ait pas autant d’illustration –
que beaucoup d’Américains qui s’appellent Montgommery,
Berry, Chandos ou Capel, n’ont de rapport avec les familles de
Pembroke, de Buckingham, d’Essex, ou avec le duc de Berry. »
Je pensai plusieurs fois à lui dire, pour l’amuser, que je
connaissais Mme Swann qui, comme cocotte, était connue au-
trefois sous le nom d’Odette de Crécy ; mais, bien que le duc
d’Alençon n’eût pu se froisser qu’on parlât avec lui d’Émilienne
d’Alençon, je ne me sentis pas assez lié avec M. de Crécy pour
conduire avec lui la plaisanterie jusque-là. « Il est d’une très
grande famille, me dit un jour M. de Montsurvent. Son patro-
nyme est Saylor. » Et il ajouta que sur son vieux castel au-des-
sus d’Incarville, d’ailleurs devenu presque inhabitable et que,
bien que né fort riche, il était aujourd’hui trop ruiné pour répa-
rer, se lisait encore l’antique devise de la famille. Je trouvai
cette devise très belle, qu’on l’appliquât soit à l’impatience
d’une race de proie nichée dans cette aire, d’où elle devait ja-
dis prendre son vol, soit, aujourd’hui, à la contemplation du dé-
clin, à l’attente de la mort prochaine dans cette retraite domi-
nante et sauvage. C’est en ce double sens, en effet, que joue
avec le nom de Saylor cette devise qui est : « Ne sçais
l’heure. »

470
À Hermenonville montait quelquefois M. de Chevrigny, dont
le nom, nous dit Brichot, signifiait, comme celui de Mgr de Ca-
brières, « lieu où s’assemblent les chèvres ». Il était parent des
Cambremer et, à cause de cela et par une fausse appréciation
de l’élégance, ceux-ci l’invitaient souvent à Féterne, mais
seulement quand ils n’avaient pas d’invités à éblouir. Vivant
toute l’année à Beausoleil, M. de Chevrigny était resté plus
provincial qu’eux. Aussi, quand il allait passer quelques se-
maines à Paris, il n’y avait pas un seul jour de perdu pour tout
ce qu’« il y avait à voir » ; c’était au point que parfois, un peu
étourdi par le nombre de spectacles trop rapidement digérés,
quand on lui demandait s’il avait vu une certaine pièce il lui ar-
rivait de n’en être plus bien sûr. Mais ce vague était rare, car il
connaissait les choses de Paris avec ce détail particulier aux
gens qui y viennent rarement. Il me conseillait les « nouveau-
tés » à aller voir (« Cela en vaut la peine »), ne les considérant,
du reste, qu’au point de vue de la bonne soirée qu’elles font
passer, et ignorant du point de vue esthétique jusqu’à ne pas
se douter qu’elles pouvaient en effet constituer parfois une
« nouveauté » dans l’histoire de l’art. C’est ainsi que, parlant
de tout sur le même plan, il nous disait : « Nous sommes allés
une fois à l’Opéra-Comique, mais le spectacle n’est pas fameux.
Cela s’appelle Pelléas et Mélisande. C’est insignifiant. Périer
joue toujours bien, mais il vaut mieux le voir dans autre chose.
En revanche, au Gymnase on donne La Châtelaine. Nous y
sommes retournés deux fois ; ne manquez pas d’y aller, cela
mérite d’être vu ; et puis c’est joué à ravir ; vous avez Fré-
valles, Marie Magnier, Baron fils » ; il me citait même des
noms d’acteurs que je n’avais jamais entendu prononcer, et
sans les faire précéder de Monsieur, Madame ou Mademoi-
selle, comme eût fait le duc de Guermantes, lequel parlait du
même ton cérémonieusement méprisant des « chansons de Ma-
demoiselle Yvette Guilbert » et des « expériences de Monsieur
Charcot ». M. de Chevrigny n’en usait pas ainsi, il disait Corna-
glia et Dehelly, comme il eût dit Voltaire et Montesquieu. Car
chez lui, à l’égard des acteurs comme de tout ce qui était pari-
sien, le désir de se montrer dédaigneux qu’avait l’aristocrate
était vaincu par celui de paraître familier qu’avait le provincial.
Dès après le premier dîner que j’avais fait à la Raspelière
avec ce qu’on appelait encore à Féterne « le jeune mariage »,

471
bien que M. et Mme de Cambremer ne fussent plus, tant s’en
fallait, de la première jeunesse, la vieille marquise m’avait écrit
une de ces lettres dont on reconnaît l’écriture entre des mil-
liers. Elle me disait : « Amenez votre cousine délicieuse – char-
mante – agréable. Ce sera un enchantement, un plaisir », man-
quant toujours avec une telle infaillibilité la progression atten-
due par celui qui recevait sa lettre que je finis par changer
d’avis sur la nature de ces diminuendos, par les croire voulus,
et y trouver la même dépravation du goût – transposée dans
l’ordre mondain – qui poussait Sainte-Beuve à briser toutes les
alliances de mots, à altérer toute expression un peu habituelle.
Deux méthodes, enseignées sans doute par des maîtres diffé-
rents, se contrariaient dans ce style épistolaire, la deuxième
faisant racheter à Mme de Cambremer la banalité des adjectifs
multiples en les employant en gamme descendante, en évitant
de finir sur l’accord parfait. En revanche, je penchais à voir
dans ces gradations inverses, non plus du raffinement, comme
quand elles étaient l’œuvre de la marquise douairière, mais de
la maladresse toutes les fois qu’elles étaient employées par le
marquis son fils ou par ses cousines. Car dans toute la famille,
jusqu’à un degré assez éloigné, et par une imitation admirative
de tante Zélia, la règle des trois adjectifs était très en honneur,
de même qu’une certaine manière enthousiaste de reprendre
sa respiration en parlant. Imitation passée dans le sang,
d’ailleurs ; et quand, dans la famille, une petite fille, dès son
enfance, s’arrêtait en parlant pour avaler sa salive, on disait :
« Elle tient de tante Zélia », on sentait que plus tard ses lèvres
tendraient assez vite à s’ombrager d’une légère moustache, et
on se promettait de cultiver chez elle les dispositions qu’elle
aurait pour la musique. Les relations des Cambremer ne tar-
dèrent pas à être moins parfaites avec Mme Verdurin qu’avec
moi, pour différentes raisons. Ils voulaient inviter celle-ci. La
« jeune » marquise me disait dédaigneusement : « Je ne vois
pas pourquoi nous ne l’inviterions pas, cette femme ; à la cam-
pagne on voit n’importe qui, ça ne tire pas à conséquence. »
Mais, au fond, assez impressionnés, ils ne cessaient de me
consulter sur la façon dont ils devaient réaliser leur désir de
politesse. Je pensais que, comme ils nous avaient invités à dî-
ner, Albertine et moi, avec des amis de Saint-Loup, gens élé-
gants de la région, propriétaires du château de Gourville et qui

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représentaient un peu plus que le gratin normand, dont Mme
Verdurin, sans avoir l’air d’y toucher, était friande, je conseillai
aux Cambremer d’inviter avec eux la Patronne. Mais les châte-
lains de Féterne, par crainte (tant ils étaient timides) de mé-
contenter leurs nobles amis, ou (tant ils étaient naïfs) que M. et
Mme Verdurin s’ennuyassent avec des gens qui n’étaient pas
des intellectuels, ou encore (comme ils étaient imprégnés d’un
esprit de routine que l’expérience n’avait pas fécondé) de mê-
ler les genres et de commettre un « impair », déclarèrent que
cela ne corderait pas ensemble, que cela ne « bicherait » pas et
qu’il valait mieux réserver Mme Verdurin (qu’on inviterait avec
tout son petit groupe) pour un autre dîner. Pour le prochain –
l’élégant, avec les amis de Saint-Loup – ils ne convièrent du pe-
tit noyau que Morel, afin que M. de Charlus fût indirectement
informé des gens brillants qu’ils recevaient, et aussi que le mu-
sicien fût un élément de distraction pour les invités, car on lui
demanderait d’apporter son violon. On lui adjoignit Cottard,
parce que M. de Cambremer déclara qu’il avait de l’entrain et
« faisait bien » dans un dîner ; puis que cela pourrait être com-
mode d’être en bons termes avec un médecin si on avait jamais
quelqu’un de malade. Mais on l’invita seul, pour ne « rien com-
mencer avec la femme ». Mme Verdurin fut outrée quand elle
apprit que deux membres du petit groupe étaient invités sans
elle à dîner à Féterne « en petit comité ». Elle dicta au docteur,
dont le premier mouvement avait été d’accepter, une fière ré-
ponse où il disait : « Nous dînons ce soir-là chez Mme Verdu-
rin », pluriel qui devait être une leçon pour les Cambremer et
leur montrer qu’il n’était pas séparable de Mme Cottard. Quant
à Morel, Mme Verdurin n’eut, pas besoin de lui tracer une
conduite impolie, qu’il tint spontanément, voici pourquoi. S’il
avait, à l’égard de M. de Charlus, en ce qui concernait ses plai-
sirs, une indépendance qui affligeait le baron, nous avons vu
que l’influence de ce dernier se faisait sentir davantage dans
d’autres domaines et qu’il avait, par exemple, élargi les
connaissances musicales et rendu plus pur le style du virtuose.
Mais ce n’était encore, au moins à ce point de notre récit,
qu’une influence. En revanche, il y avait un terrain sur lequel
ce que disait M. de Charlus était aveuglément cru et exécuté
par Morel. Aveuglément et follement, car non seulement les
enseignements de M. de Charlus étaient faux, mais encore,

473
eussent-ils été valables pour un grand seigneur, appliqués à la
lettre par Morel ils devenaient burlesques. Le terrain où Morel
devenait si crédule et était si docile à son maître, c’était le ter-
rain mondain. Le violoniste, qui, avant de connaître M. de
Charlus, n’avait aucune notion du monde, avait pris à la lettre
l’esquisse hautaine et sommaire que lui en avait tracée le ba-
ron : « Il y a un certain nombre de familles prépondérantes, lui
avait dit M. de Charlus, avant tout les Guermantes, qui
comptent quatorze alliances avec la Maison de France, ce qui
est d’ailleurs surtout flatteur pour la Maison de France, car
c’était à Aldonce de Guermantes et non à Louis le Gros, son
frère consanguin mais puîné, qu’aurait dû revenir le trône de
France. Sous Louis XIV, nous drapâmes à la mort de Monsieur,
comme ayant la même grand’mère que le Roi ; fort au-dessous
des Guermantes, on peut cependant citer les La Trémoïlle, des-
cendants des rois de Naples et des comtes de Poitiers ; les
d’Uzès, peu anciens comme famille mais qui sont les plus an-
ciens pairs ; les Luynes, tout à fait récents mais avec l’éclat de
grandes alliances ; les Choiseul, les Harcourt, les La Rochefou-
cauld. Ajoutez encore les Noailles, malgré le comte de Tou-
louse, les Montesquieu, les Castellane et, sauf oubli, c’est tout.
Quant à tous les petits messieurs qui s’appellent marquis de
Cambremerde ou de Vatefairefiche, il n’y a aucune différence
entre eux et le dernier pioupiou de votre régiment. Que vous
alliez faire pipi chez la comtesse Caca, ou caca chez la baronne
Pipi, c’est la même chose, vous aurez compromis votre réputa-
tion et pris un torchon breneux comme papier hygiénique. Ce
qui est malpropre. » Morel avait recueilli pieusement cette le-
çon d’histoire, peut-être un peu sommaire ; il jugeait les choses
comme s’il était lui-même un Guermantes et souhaitait une oc-
casion de se trouver avec les faux La Tour d’Auvergne pour
leur faire sentir, par une poignée de main dédaigneuse, qu’il
ne les prenait guère au sérieux. Quant aux Cambremer, juste-
ment voici qu’il pouvait leur témoigner qu’ils n’étaient pas
« plus que le dernier pioupiou de son régiment ». Il ne répondit
pas à leur invitation, et le soir du dîner s’excusa à la dernière
heure par un télégramme, ravi comme s’il venait d’agir en
prince du sang. Il faut, du reste, ajouter qu’on ne peut imagi-
ner combien, d’une façon plus générale, M. de Charlus pouvait
être insupportable, tatillon, et même, lui si fin, bête, dans

474
toutes les occasions où entraient en jeu les défauts de son ca-
ractère. On peut dire, en effet, que ceux-ci sont comme une
maladie intermittente de l’esprit. Qui n’a remarqué le fait sur
des femmes, et même des hommes, doués d’intelligence remar-
quable, mais affligés de nervosité ? Quand ils sont heureux,
calmes, satisfaits de leur entourage, ils font admirer leurs dons
précieux ; c’est, à la lettre, la vérité qui parle par leur bouche.
Une migraine, une petite pique d’amour-propre suffit à tout
changer. La lumineuse intelligence, brusque, convulsive et ré-
trécie, ne reflète plus qu’un moi irrité, soupçonneux, coquet,
faisant tout ce qu’il faut pour déplaire. La colère des Cambre-
mer fut vive ; et, dans l’intervalle, d’autres incidents ame-
nèrent une certaine tension dans leurs rapports avec le petit
clan. Comme nous revenions, les Cottard, Charlus, Brichot,
Morel et moi, d’un dîner à la Raspelière et que les Cambremer,
qui avaient déjeuné chez des amis à Harambouville, avaient
fait à l’aller une partie du trajet avec nous : « Vous qui aimez
tant Balzac et savez le reconnaître dans la société
contemporaine, avais-je dit à M. de Charlus, vous devez trou-
ver que ces Cambremer sont échappés des Scènes de la vie de
Province. » Mais M. de Charlus, absolument comme s’il avait
été leur ami et si je l’eusse froissé par ma remarque, me coupa
brusquement la parole : « Vous dites cela parce que la femme
est supérieure au mari, me dit-il d’un ton sec. – Oh ! je ne vou-
lais pas dire que c’était la Muse du département, ni Madame
de Bargeton bien que… » M. de Charlus m’interrompit en-
core : « Dites plutôt Mme de Mortsauf. » Le train s’arrêta et
Brichot descendit. « Nous avions beau vous faire des signes,
vous êtes terrible. – Comment cela ? – Voyons, ne vous êtes-
vous pas aperçu que Brichot est amoureux fou de Mme de Cam-
bremer ? » Je vis par l’attitude des Cottard et de Charlie que
cela ne faisait pas l’ombre d’un doute dans le petit noyau. Je
crus qu’il y avait de la malveillance de leur part. « Voyons,
vous n’avez pas remarqué comme il a été troublé quand vous
avez parlé d’elle », reprit M. de Charlus, qui aimait montrer
qu’il avait l’expérience des femmes et parlait du sentiment
qu’elles inspirent d’un air naturel et comme si ce sentiment
était celui qu’il éprouvait lui-même habituellement. Mais un
certain ton d’équivoque paternité avec tous les jeunes gens –
malgré son amour exclusif pour Morel – démentit par le ton les

475
vues d’homme à femmes qu’il émettait : « Oh ! ces enfants, dit-
il, d’une voix aiguë, mièvre et cadencée, il faut tout leur ap-
prendre, ils sont innocents comme l’enfant qui vient de naître,
ils ne savent pas reconnaître quand un homme est amoureux
d’une femme. À votre âge j’étais plus dessalé que cela »,
ajouta-t-il, car il aimait employer les expressions du monde
apache, peut-être par goût, peut-être pour ne pas avoir l’air, en
les évitant, d’avouer qu’il fréquentait ceux dont c’était le voca-
bulaire courant. Quelques jours plus tard, il fallut bien me
rendre à l’évidence et reconnaître que Brichot était épris de la
marquise. Malheureusement il accepta plusieurs déjeuners
chez elle. Mme Verdurin estima qu’il était temps de mettre le
holà. En dehors de l’utilité qu’elle voyait à une intervention,
pour la politique du petit noyau, elle prenait à ces sortes d’ex-
plications et aux drames qu’ils déchaînaient un goût de plus en
plus vif et que l’oisiveté fait naître, aussi bien que dans le
monde aristocratique, dans la bourgeoisie. Ce fut un jour de
grande émotion à la Raspelière quand on vit Mme Verdurin dis-
paraître pendant une heure avec Brichot, à qui on sut qu’elle
avait dit que Mme de Cambremer se moquait de lui, qu’il était
la fable de son salon, qu’il allait déshonorer sa vieillesse, com-
promettre sa situation dans l’enseignement. Elle alla jusqu’à
lui parler en termes touchants de la blanchisseuse avec qui il
vivait à Paris, et de leur petite fille. Elle l’emporta, Brichot ces-
sa d’aller à Féterne, mais son chagrin fut tel que pendant deux
jours on crut qu’il allait perdre complètement la vue, et sa ma-
ladie, en tout cas, avait fait un bond en avant qui resta acquis.
Cependant les Cambremer, dont la colère contre Morel était
grande, invitèrent une fois, et tout exprès, M. de Charlus, mais
sans lui. Ne recevant pas de réponse du baron, ils craignirent
d’avoir fait une gaffe et, trouvant que la rancune est mauvaise
conseillère, écrivirent un peu tardivement à Morel, platitude
qui fit sourire M. de Charlus en lui montrant son pouvoir.
« Vous répondrez pour nous deux que j’accepte », dit le baron
à Morel. Le jour du dîner venu, on attendait dans le grand sa-
lon de Féterne. Les Cambremer donnaient en réalité le dîner
pour la fleur de chic qu’étaient M. et Mme Féré. Mais ils crai-
gnaient tellement de déplaire à M. de Charlus que, bien
qu’ayant connu les Féré par M. de Chevrigny, Mme de Cambre-
mer se sentit la fièvre quand, le jour du dîner, elle vit celui-ci

476
venir leur faire une visite à Féterne. On inventa tous les pré-
textes pour le renvoyer à Beausoleil au plus vite, pas assez
pourtant pour qu’il ne croisât pas dans la cour les Féré, qui
furent aussi choqués de le voir chassé que lui honteux. Mais,
coûte que coûte, les Cambremer voulaient épargner à M. de
Charlus la vue de M. de Chevrigny, jugeant celui-ci provincial à
cause de nuances, qu’on néglige en famille, mais dont on ne
tient compte que vis-à-vis des étrangers, qui sont précisément
les seuls qui ne s’en apercevraient pas. Mais on n’aime pas
leur montrer les parents qui sont restés ce que l’on s’est effor-
cé de cesser d’être. Quant à M. et Mme Féré, ils étaient au plus
haut degré ce qu’on appelle des gens « très bien ». Aux yeux
de ceux qui les qualifiaient ainsi, sans doute les Guermantes,
les Rohan et bien d’autres étaient aussi des gens très bien,
mais leur nom dispensait de le dire. Comme tout le monde ne
savait pas la grande naissance de la mère de Mme Féré, et le
cercle extraordinairement fermé qu’elle et son mari fréquen-
taient, quand on venait de les nommer, pour expliquer on ajou-
tait toujours que c’était des gens « tout ce qu’il y a de mieux ».
Leur nom obscur leur dictait-il une sorte de hautaine réserve ?
Toujours est-il que les Féré ne voyaient pas des gens que des
La Trémoïlle auraient fréquentés. Il avait fallu la situation de
reine du bord de la mer, que la vieille marquise de Cambremer
avait dans la Manche, pour que les Féré vinssent à une de ses
matinées chaque année. On les avait invités à dîner et on
comptait beaucoup sur l’effet qu’allait produire sur eux M. de
Charlus. On annonça discrètement qu’il était au nombre des
convives. Par hasard Mme Féré ne le connaissait pas. Mme de
Cambremer en ressentit une vive satisfaction, et le sourire du
chimiste qui va mettre en rapport pour la première fois deux
corps particulièrement importants erra sur son visage. La
porte s’ouvrit et Mme de Cambremer faillit se trouver mal en
voyant Morel entrer seul. Comme un secrétaire des commande-
ments chargé d’excuser son ministre, comme une épouse mor-
ganatique qui exprime le regret qu’a le prince d’être souffrant
(ainsi en usait Mme de Clinchamp à l’égard du duc d’Aumale),
Morel dit du ton le plus léger : « Le baron ne pourra pas venir.
Il est un peu indisposé, du moins je crois que c’est pour cela…
Je ne l’ai pas rencontré cette semaine », ajouta-t-il, désespé-
rant, jusque par ces dernières paroles, Mme de Cambremer qui

477
avait dit à M. et Mme Féré que Morel voyait M. de Charlus à
toutes les heures du jour. Les Cambremer feignirent que l’ab-
sence du baron était un agrément de plus à la réunion et, sans
se laisser entendre de Morel, disaient à leurs invités : « Nous
nous passerons de lui, n’est-ce pas, ce ne sera que plus
agréable. » Mais ils étaient furieux, soupçonnèrent une cabale
montée par Mme Verdurin, et, du tac au tac, quand celle-ci les
réinvita à la Raspelière, M. de Cambremer, ne pouvant résister
au plaisir de revoir sa maison et de se retrouver dans le petit
groupe, vint, mais seul, en disant que la marquise était déso-
lée, mais que son médecin lui avait ordonné de garder la
chambre. Les Cambremer crurent, par cette demi-présence, à
la fois donner une leçon à M. de Charlus et montrer aux Verdu-
rin qu’ils n’étaient tenus envers eux qu’à une politesse limitée,
comme les princesses du sang autrefois reconduisaient les du-
chesses, mais seulement jusqu’à la moitié de la seconde
chambre. Au bout de quelques semaines ils étaient à peu près
brouillés. M. de Cambremer m’en donnait ces explications :
« Je vous dirai qu’avec M. de Charlus c’était difficile. Il est ex-
trêmement dreyfusard… – Mais non ! – Si… , en tout cas son
cousin le prince de Guermantes l’est, on leur jette assez la
pierre pour ça. J’ai des parents très à l’œil là-dessus. Je ne
peux pas fréquenter ces gens-là, je me brouillerais avec toute
ma famille. – Puisque le prince de Guermantes est dreyfusard,
cela ira d’autant mieux, dit Mme de Cambremer, que Saint-
Loup, qui, dit-on, épouse sa nièce, l’est aussi. C’est même peut-
être la raison du mariage. – Voyons, ma chère, ne dites pas que
Saint-Loup, que nous aimons beaucoup, est dreyfusard. On ne
doit pas répandre ces allégations à la légère, dit M. de Cam-
bremer. Vous le feriez bien voir dans l’armée ! – Il l’a été, mais
il ne l’est plus, dis-je à M. de Cambremer. Quant à son mariage
avec Mlle de Guermantes-Brassac, est-ce vrai ? – On ne parle
que de ça, mais vous êtes bien placé pour le savoir. – Mais je
vous répète qu’il me l’a dit à moi-même qu’il était dreyfusard,
dit Mme de Cambremer. C’est, du reste, très excusable, les
Guermantes sont à moitié allemands. – Pour les Guermantes de
la rue de Varenne, vous pouvez dire tout à fait, dit Cancan.
Mais Saint-Loup, c’est une autre paire de manches ; il a beau
avoir toute une parenté allemande, son père revendiquait
avant tout son titre de grand seigneur français, il a repris du

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service en 1871 et a été tué pendant la guerre de la plus belle
façon. J’ai beau être très à cheval là-dessus, il ne faut pas faire
d’exagération ni dans un sens ni dans l’autre. In medio… vir-
tus, ah ! je ne peux pas me rappeler. C’est quelque chose que
dit le docteur Cottard. En voilà un qui a toujours le mot. Vous
devriez avoir ici un petit Larousse. » Pour éviter de se pronon-
cer sur la citation latine et abandonner le sujet de Saint-Loup,
où son mari semblait trouver qu’elle manquait de tact, Mme de
Cambremer se rabattit sur la Patronne, dont la brouille avec
eux était encore plus nécessaire à expliquer. « Nous avons loué
volontiers la Raspelière à Mme Verdurin, dit la marquise. Seu-
lement elle a eu l’air de croire qu’avec la maison et tout ce
qu’elle a trouvé le moyen de se faire attribuer, la jouissance du
pré, les vieilles tentures, toutes choses qui n’étaient nullement
dans le bail, elle aurait en plus le droit d’être liée avec nous.
Ce sont des choses absolument distinctes. Notre tort est de
n’avoir pas fait faire les choses simplement par un gérant ou
par une agence. À Féterne ça n’a pas d’importance, mais je
vois d’ici la tête que ferait ma tante de Ch’nouville si elle voyait
s’amener, à mon jour, la mère Verdurin avec ses cheveux en
l’air. Pour M. de Charlus, naturellement, il connaît des gens
très bien, mais il en connaît aussi de très mal. » Je demandai
lesquels. Pressée de questions, Mme de Cambremer finit par
dire : « On prétend que c’est lui qui faisait vivre un monsieur
Moreau, Morille, Morue, je ne sais plus. Aucun rapport, bien
entendu, avec Morel, le violoniste, ajouta-t-elle en rougissant.
Quand j’ai senti que Mme Verdurin s’imaginait que, parce
qu’elle était notre locataire dans la Manche, elle aurait le droit
de me faire des visites à Paris, j’ai compris qu’il fallait couper
le câble. »
Malgré cette brouille avec la Patronne, les Cambremer
n’étaient pas mal avec les fidèles, et montaient volontiers dans
notre wagon quand ils étaient sur la ligne. Quand on était sur
le point d’arriver à Douville, Albertine, tirant une dernière fois
son miroir, trouvait quelquefois utile de changer ses gants ou
d’ôter un instant son chapeau et, avec le peigne d’écaille que je
lui avais donné et qu’elle avait dans les cheveux, elle en lissait
les coques, en relevait le bouffant, et, s’il était nécessaire, au-
dessus des ondulations qui descendaient en vallées régulières
jusqu’à la nuque, remontait son chignon. Une fois dans les

479
voitures qui nous attendaient, on ne savait plus du tout où on
se trouvait ; les routes n’étaient pas éclairées ; on reconnais-
sait au bruit plus fort des roues qu’on traversait un village, on
se croyait arrivé, on se retrouvait en pleins champs, on enten-
dait des cloches lointaines, on oubliait qu’on était en smoking,
et on s’était presque assoupi quand, au bout de cette longue
marge d’obscurité qui, à cause de la distance parcourue et des
incidents caractéristiques de tout trajet en chemin de fer, sem-
blait nous avoir portés jusqu’à une heure avancée de la nuit et
presque à moitié chemin d’un retour vers Paris, tout à coup,
après que le glissement de la voiture sur un sable plus fin avait
décelé qu’on venait d’entrer dans le parc, explosaient, nous ré-
introduisant dans la vie mondaine, les éclatantes lumières du
salon, puis de la salle à manger, où nous éprouvions un vif
mouvement de recul en entendant sonner ces huit heures que
nous croyions passées depuis longtemps, tandis que les ser-
vices nombreux et les vins fins allaient se succéder autour des
hommes en frac et des femmes à demi décolletées, en un dîner
rutilant de clarté comme un véritable dîner en ville et qu’en-
tourait seulement, changeant par là son caractère, la double
écharpe sombre et singulière qu’avaient tissée, détournées par
cette utilisation mondaine de leur solennité première, les
heures nocturnes, champêtres et marines de l’aller et du
retour. Celui-ci nous forçait, en effet, à quitter la splendeur
rayonnante et vite oubliée du salon lumineux pour les voitures,
où je m’arrangeais à être avec Albertine afin que mon amie ne
pût être avec d’autres sans moi, et souvent pour une autre
cause encore, qui est que nous pouvions tous deux faire bien
des choses dans une voiture noire où les heurts de la descente
nous excusaient, d’ailleurs, au cas où un brusque rayon filtre-
rait, d’être cramponnés l’un à l’autre. Quand M. de Cambremer
n’était pas encore brouillé avec les Verdurin, il me demandait :
« Vous ne croyez pas, avec ce brouillard-là, que vous allez
avoir vos étouffements ? Ma sœur en a eu de terribles ce ma-
tin. Ah ! vous en avez aussi, disait-il avec satisfaction. Je le lui
dirai ce soir. Je sais qu’en rentrant elle s’informera tout de
suite s’il y a longtemps que vous ne les avez pas eus. » Il ne me
parlait, d’ailleurs, des miens que pour arriver à ceux de sa
sœur, et ne me faisait décrire les particularités des premiers
que pour mieux marquer les différences qu’il y avait entre les

480
deux. Mais malgré celles-ci, comme les étouffements de sa
sœur lui paraissaient devoir faire autorité, il ne pouvait croire
que ce qui « réussissait » aux siens ne fût pas indiqué pour les
miens, et il s’irritait que je n’en essayasse pas, car il y a une
chose plus difficile encore que de s’astreindre à un régime,
c’est de ne pas l’imposer aux autres. « D’ailleurs, que dis-je,
moi profane, quand vous êtes ici devant l’aréopage, à la
source. Qu’en pense le professeur Cottard ? » Je revis, du
reste, sa femme une autre fois parce qu’elle avait dit que ma
« cousine » avait un drôle de genre et que je voulus savoir ce
qu’elle entendait par là. Elle nia l’avoir dit, mais finit par
avouer qu’elle avait parlé d’une personne qu’elle avait cru ren-
contrer avec ma cousine. Elle ne savait pas son nom et dit fina-
lement que, si elle ne se trompait pas, c’était la femme d’un
banquier, laquelle s’appelait Lina, Linette, Lisette, Lia, enfin
quelque chose de ce genre. Je pensais que « femme d’un ban-
quier » n’était mis que pour plus de démarquage. Je voulus de-
mander à Albertine si c’était vrai. Mais j’aimais mieux avoir
l’air de celui qui sait que de celui qui questionne. D’ailleurs Al-
bertine ne m’eût rien répondu ou un non dont le « n » eût été
trop hésitant et le « on » trop éclatant. Albertine ne racontait
jamais de faits pouvant lui faire du tort, mais d’autres qui ne
pouvaient s’expliquer que par les premiers, la vérité étant plu-
tôt un courant qui part de ce qu’on nous dit et qu’on capte,
tout invisible qu’il soit, que la chose même qu’on nous a dite.
Ainsi, quand je lui assurai qu’une femme qu’elle avait connue à
Vichy avait mauvais genre, elle me jura que cette femme
n’était nullement ce que je croyais et n’avait jamais essayé de
lui faire faire le mal. Mais elle ajouta un autre jour, comme je
parlais de ma curiosité de ce genre de personnes, que la dame
de Vichy avait une amie aussi, qu’elle, Albertine, ne connaissait
pas, mais que la dame lui avait « promis de lui faire
connaître ». Pour qu’elle le lui eût promis, c’était donc qu’Al-
bertine le désirait, ou que la dame avait, en le lui offrant, su lui
faire plaisir. Mais si je l’avais objecté à Albertine, j’aurais eu
l’air de ne tenir mes révélations que d’elle, je les aurais arrê-
tées aussitôt, je n’eusse plus rien su, j’eusse cessé de me faire
craindre. D’ailleurs, nous étions à Balbec, la dame de Vichy et
son amie habitaient Menton ; l’éloignement, l’impossibilité du
danger eut tôt fait de détruire mes soupçons. Souvent, quand

481
M. de Cambremer m’interpellait de la gare, je venais avec Al-
bertine de profiter des ténèbres, et avec d’autant plus de peine
que celle-ci s’était un peu débattue, craignant qu’elles ne
fussent pas assez complètes. « Vous savez que je suis sûre que
Cottard nous a vus ; du reste, même sans voir il a bien entendu
notre voix étouffée, juste au moment où on parlait de vos étouf-
fements d’un autre genre », me disait Albertine en arrivant à la
gare de Douville où nous reprenions le petit chemin de fer pour
le retour. Mais ce retour, de même que l’aller, si, en me don-
nant quelque impression de poésie, il réveillait en moi le désir
de faire des voyages, de mener une vie nouvelle, et me faisait
par là souhaiter d’abandonner tout projet de mariage avec Al-
bertine, et même de rompre définitivement nos relations, me
rendait aussi, et à cause même de leur nature contradictoire,
cette rupture plus facile. Car, au retour aussi bien qu’à l’aller,
à chaque station montaient avec nous ou nous disaient bonjour
du quai des gens de connaissance ; sur les plaisirs furtifs de
l’imagination dominaient ceux, continuels, de la sociabilité, qui
sont si apaisants, si endormeurs. Déjà, avant les stations elles-
mêmes, leurs noms (qui m’avaient tant fait rêver depuis le jour
où je les avais entendus, le premier soir où j’avais voyagé avec
ma grand’mère) s’étaient humanisés, avaient perdu leur singu-
larité depuis le soir où Brichot, à la prière d’Albertine, nous en
avait plus complètement expliqué les étymologies. J’avais trou-
vé charmant la fleur qui terminait certains noms, comme Fi-
quefleur, Honfleur, Flers, Barfleur, Harfleur, etc., et amusant
le bœuf qu’il y a à la fin de Bricquebœuf. Mais la fleur dispa-
rut, et aussi le bœuf, quand Brichot (et cela, il me l’avait dit le
premier jour dans le train) nous apprit que fleur veut dire
« port » (comme fiord) et que bœuf, en normand budh, signifie
« cabane ». Comme il citait plusieurs exemples, ce qui m’avait
paru particulier se généralisait : Bricquebœuf allait rejoindre
Elbeuf, et même, dans un nom au premier abord aussi indivi-
duel que le lieu, comme le nom de Pennedepie, où les étrange-
tés les plus impossibles à élucider par la raison me semblaient
amalgamées depuis un temps immémorial en un vocable vilain,
savoureux et durci comme certain fromage normand, je fus dé-
solé de retrouver le pen gaulois qui signifie « montagne » et se
retrouve aussi bien dans Pennemarck que dans les Apennins.
Comme, à chaque arrêt du train, je sentais que nous aurions

482
des mains amies à serrer, sinon des visites à recevoir, je disais
à Albertine : « Dépêchez-vous de demander à Brichot les noms
que vous voulez savoir. Vous m’aviez parlé de Marcouville l’Or-
gueilleuse. – Oui, j’aime beaucoup cet orgueil, c’est un village
fier, dit Albertine. – Vous le trouveriez, répondit Brichot, plus
fier encore si, au lieu de se faire française ou même de basse
latinité, telle qu’on la trouve dans le cartulaire de l’évêque de
Bayeux, Marcouvilla superba, vous preniez la forme plus an-
cienne, plus voisine du normand Marculphivilla superba, le vil-
lage, le domaine de Merculph. Dans presque tous ces noms qui
se terminent en ville, vous pourriez voir, encore dressé sur
cette côte, le fantôme des rudes envahisseurs normands. À Ha-
rambouville, vous n’avez eu, debout à la portière du wagon,
que notre excellent docteur qui, évidemment, n’a rien d’un
chef norois. Mais en fermant les yeux vous pourriez voir
l’illustre Herimund (Herimundivilla). Bien que je ne sache
pourquoi on aille sur ces routes-ci, comprises entre Loigny et
Balbec-Plage, plutôt que sur celles, fort pittoresques, qui
conduisent de Loigny au vieux Balbec, Mme Verdurin vous a
peut-être promenés de ce côté-là en voiture. Alors vous avez vu
Incarville ou village de Wiscar, et Tourville, avant d’arriver
chez Mme Verdurin, c’est le village de Turold. D’ailleurs il n’y
eut pas que des Normands. Il semble que des Allemands soient
venus jusqu’ici (Auménancourt, Alemanicurtis) ; ne le disons
pas à ce jeune officier que j’aperçois ; il serait capable de ne
plus vouloir aller chez ses cousins. Il y eut aussi des Saxons,
comme en témoigne la fontaine de Sissonne (un des buts de
promenade favoris de Mme Verdurin et à juste titre), aussi bien
qu’en Angleterre le Middlesex, le Wessex. Chose inexplicable,
il semble que des Goths, des « gueux » comme on disait, soient
venus jusqu’ici, et même les Maures, car Mortagne vient de
Mauretania. La trace en est restée à Gourville (Gothorumvilla).
Quelque vestige des Latins subsiste d’ailleurs aussi, Lagny
(Latiniacum). – Moi je demande l’explication de Thorpehomme,
dit M. de Charlus. Je comprends « homme », ajouta-t-il, tandis
que le sculpteur et Cottard échangeaient un regard d’intelli-
gence. Mais Thorph ? – « Homme » ne signifie nullement ce
que vous êtes naturellement porté à croire, baron, répondit
Brichot, en regardant malicieusement Cottard et le sculpteur.
« Homme » n’a rien à voir ici avec le sexe auquel je ne dois pas

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ma mère. « Homme » c’est Holm, qui signifie « îlot », etc…
Quant à Thorph, ou « village », on le retrouve dans cent mots
dont j’ai déjà ennuyé notre jeune ami. Ainsi dans Thorpe-
homme il n’y a pas de nom de chef normand, mais des mots de
la langue normande. Vous voyez comme tout ce pays a été ger-
manisé. – Je crois qu’il exagère, dit M. de Charlus. J’ai été hier
à Orgeville. – Cette fois-ci je vous rends l’homme que je vous
avais ôté dans Thorpehomme, baron. Soit dit sans pédantisme,
une charte de Robert Ier nous donne pour Orgeville Otgervilla,
le domaine d’Otger. Tous ces noms sont ceux d’anciens sei-
gneurs. Octeville la Venelle est pour l’Avenel. Les Avenel
étaient une famille connue au moyen âge. Bourguenolles, où
Mme Verdurin nous a emmenés l’autre jour, s’écrivait « Bourg
de Môles », car ce village appartint, au XIe siècle, à Baudoin de
Môles, ainsi que la Chaise-Baudoin ; mais nous voici à Don-
cières. – Mon Dieu, que de lieutenants vont essayer de monter,
dit M. de Charlus, avec un effroi simulé. Je le dis pour vous, car
moi cela ne me gêne pas, puisque je descends. – Vous enten-
dez, docteur ? dit Brichot. Le baron a peur que des officiers ne
lui passent sur le corps. Et pourtant, ils sont dans leur rôle en
se trouvant massés ici, car Doncières, c’est exactement Saint-
Cyr, Dominus Cyriacus. Il y a beaucoup de noms de villes où
sanctus et sancta sont remplacés par dominus et par domina.
Du reste, cette ville calme et militaire a parfois de faux airs de
Saint-Cyr, de Versailles, et même de Fontainebleau. »
Pendant ces retours (comme à l’aller), je disais à Albertine de
se vêtir, car je savais bien qu’à Amnancourt, à Doncières, à
Épreville, à Saint-Vast, nous aurions de courtes visites à rece-
voir. Elles ne m’étaient d’ailleurs pas désagréables, que ce fût,
à Hermenonville (le domaine d’Herimund), celle de M. de Che-
vrigny, profitant de ce qu’il était venu chercher des invités
pour me demander de venir le lendemain déjeuner à Mont-
survent, ou, à Doncières, la brusque invasion d’un des char-
mants amis de Saint-Loup envoyé par lui (s’il n’était pas libre)
pour me transmettre une invitation du capitaine de Borodino,
du mess des officiers au Coq Hardi, ou des sous-officiers au
Faisan Doré. Saint-Loup venait souvent lui-même, et pendant
tout le temps qu’il était là, sans qu’on pût s’en apercevoir, je
tenais Albertine prisonnière sous mon regard, d’ailleurs inutile-
ment vigilant. Une fois pourtant j’interrompis ma garde.

484
Comme il y avait un long arrêt, Bloch, nous ayant salué, se sau-
va presque aussitôt pour rejoindre son père, lequel venait d’hé-
riter de son oncle et, ayant loué un château qui s’appelait, la
Commanderie, trouvait grand seigneur de ne circuler qu’en
une chaise de poste, avec des postillons en livrée. Bloch me
pria de l’accompagner jusqu’à la voiture. « Mais hâte-toi, car
ces quadrupèdes sont impatients ; viens, homme cher aux
dieux, tu feras plaisir à mon père. » Mais je souffrais trop de
laisser Albertine dans le train avec Saint-Loup, ils auraient pu,
pendant que j’avais le dos tourné, se parler, aller dans un autre
wagon, se sourire, se toucher ; mon regard adhérent à Alber-
tine ne pouvait se détacher d’elle tant que Saint-Loup serait là.
Or je vis très bien que Bloch, qui m’avait demandé comme un
service d’aller dire bonjour à son père, d’abord trouva peu gen-
til que je le lui refusasse quand rien ne m’en empêchait, les
employés ayant prévenu que le train resterait encore au moins
un quart d’heure en gare, et que presque tous les voyageurs,
sans lesquels il ne repartirait pas, étaient descendus ; et en-
suite ne douta pas que ce fût parce que décidément – ma
conduite en cette occasion lui était une réponse décisive –
j’étais snob. Car il n’ignorait pas le nom des personnes avec
qui je me trouvais. En effet, M. de Charlus m’avait dit, quelque
temps auparavant et sans se souvenir ou se soucier que cela
eût jadis été fait pour se rapprocher de lui : « Mais présentez-
moi donc votre ami, ce que vous faites est un manque de res-
pect pour moi », et il avait causé avec Bloch, qui avait paru lui
plaire extrêmement au point qu’il l’avait gratifié d’un « j’espère
vous revoir ». « Alors c’est irrévocable, tu ne veux pas faire ces
cent mètres pour dire bonjour à mon père, à qui ça ferait tant
de plaisir ? » me dit Bloch. J’étais malheureux d’avoir l’air de
manquer à la bonne camaraderie, plus encore de la cause pour
laquelle Bloch croyait que j’y manquais, et de sentir qu’il s’ima-
ginait que je n’étais pas le même avec mes amis bourgeois
quand il y avait des gens « nés ». De ce jour il cessa de me té-
moigner la même amitié, et, ce qui m’était plus pénible, n’eut
plus pour mon caractère la même estime. Mais pour le détrom-
per sur le motif qui m’avait fait rester dans le wagon, il m’eût
fallu lui dire quelque chose – à savoir que j’étais jaloux d’Alber-
tine – qui m’eût été encore plus douloureux que de le laisser
croire que j’étais stupidement mondain. C’est ainsi que,

485
théoriquement, on trouve qu’on devrait toujours s’expliquer
franchement, éviter les malentendus. Mais bien souvent la vie
les combine de telle manière que pour les dissiper, dans les
rares circonstances où ce serait possible, il faudrait révéler ou
bien – ce qui n’est pas le cas ici – quelque chose qui froisserait
encore plus notre ami que le tort imaginaire qu’il nous impute,
ou un secret dont la divulgation – et c’était ce qui venait de
m’arriver – nous paraît pire encore que le malentendu. Et
d’ailleurs, même sans expliquer à Bloch, puisque je ne le pou-
vais pas, la raison pour laquelle je ne l’avais pas accompagné,
si je l’avais prié de ne pas être froissé je n’aurais fait que re-
doubler ce froissement en montrant que je m’en étais aperçu.
Il n’y avait rien à faire qu’à s’incliner devant ce fatum qui avait
voulu que la présence d’Albertine empêchât de le reconduire et
qu’il pût croire que c’était au contraire celle de gens brillants,
laquelle, l’eussent-ils été cent fois plus, n’aurait eu pour effet
que de me faire occuper exclusivement de Bloch et réserver
pour lui toute ma politesse. Il suffit, de la sorte, qu’accidentel-
lement, absurdement, un incident (ici la mise en présence d’Al-
bertine et de Saint-Loup) s’interpose entre deux destinées dont
les lignes convergeaient l’une vers l’autre pour qu’elles soient
déviées, s’écartent de plus en plus et ne se rapprochent jamais.
Et il y a des amitiés plus belles que celle de Bloch pour moi,
qui se sont trouvées détruites, sans que l’auteur involontaire
de la brouille ait jamais pu expliquer au brouillé ce qui sans
doute eût guéri son amour-propre et ramené sa sympathie
fuyante. Amitiés plus belles que celle de Bloch ne serait pas, du
reste, beaucoup dire. Il avait tous les défauts qui me déplai-
saient le plus. Ma tendresse pour Albertine se trouvait, par ac-
cident, les rendre tout à fait insupportables. Ainsi, dans ce
simple moment où je causai avec lui tout en surveillant Robert
de l’œil, Bloch me dit qu’il avait déjeuné chez Mme Bontemps
et que chacun avait parlé de moi avec les plus grands éloges
jusqu’au « déclin d’Hélios ». « Bon, pensai-je, comme Mme Bon-
temps croit Bloch un génie, le suffrage enthousiaste qu’il m’au-
ra accordé fera plus que ce que tous les autres ont pu dire, ce-
la reviendra à Albertine. D’un jour à l’autre elle ne peut man-
quer d’apprendre, et cela m’étonne que sa tante ne lui ait pas
déjà redit, que je suis un homme « supérieur ». « Oui, ajouta
Bloch, tout le monde a fait ton éloge. Moi seul j’ai gardé un

486
silence aussi profond que si j’eusse absorbé, au lieu du repas,
d’ailleurs médiocre, qu’on nous servait, des pavots, chers au
bienheureux frère de Tanathos et de Léthé, le divin Hypnos,
qui enveloppe de doux liens le corps et la langue. Ce n’est pas
que je t’admire moins que la bande de chiens avides avec les-
quels on m’avait invité. Mais moi, je t’admire parce que je te
comprends, et eux t’admirent sans te comprendre. Pour bien
dire, je t’admire trop pour parler de toi ainsi au public, cela
m’eût semblé une profanation de louer à haute voix ce que je
porte au plus profond de mon cœur. On eut beau me question-
ner à ton sujet, une Pudeur sacrée, fille du Kronion, me fit res-
ter muet. » Je n’eus pas le mauvais goût de paraître mécontent,
mais cette Pudeur-là me sembla apparentée – beaucoup plus
qu’au Kronion – à la pudeur qui empêche un critique qui vous
admire de parler de vous parce que le temple secret où vous
trônez serait envahi par la tourbe des lecteurs ignares et des
journalistes ; à la pudeur de l’homme d’État qui ne vous décore
pas pour que vous ne soyez pas confondu au milieu de gens qui
ne vous valent pas ; à la pudeur de l’académicien qui ne vote
pas pour vous, afin de vous épargner la honte d’être le col-
lègue de X… qui n’a pas de talent ; à la pudeur enfin, plus res-
pectable et plus criminelle pourtant, des fils qui nous prient de
ne pas écrire sur leur père défunt qui fut plein de mérites, afin
d’assurer le silence et le repos, d’empêcher qu’on entretienne
la vie et qu’on crée de la gloire autour du pauvre mort, qui pré-
férerait son nom prononcé par les bouches des hommes aux
couronnes, fort pieusement portées, d’ailleurs, sur son
tombeau.
Si Bloch, tout en me désolant en ne pouvant comprendre la
raison qui m’empêchait d’aller saluer son père, m’avait exaspé-
ré en m’avouant qu’il m’avait déconsidéré chez Mme Bontemps
(je comprenais maintenant pourquoi Albertine ne m’avait ja-
mais fait allusion à ce déjeuner et restait silencieuse quand je
lui parlais de l’affection de Bloch pour moi), le jeune Israélite
avait produit sur M. de Charlus une impression tout autre que
l’agacement.
Certes, Bloch croyait maintenant que non seulement je ne
pouvais rester une seconde loin de gens élégants, mais que, ja-
loux des avances qu’ils avaient pu lui faire (comme M. de Char-
lus), je tâchais de mettre des bâtons dans les roues et de

487
l’empêcher de se lier avec eux ; mais de son côté le baron re-
grettait de n’avoir pas vu davantage mon camarade. Selon son
habitude, il se garda de le montrer. Il commença par me poser,
sans en avoir l’air, quelques questions sur Bloch, mais d’un ton
si nonchalant, avec un intérêt qui semblait tellement simulé,
qu’on n’aurait pas cru qu’il entendait les réponses. D’un air de
détachement, sur une mélopée qui exprimait plus que l’indiffé-
rence, la distraction, et comme par simple politesse pour moi :
« Il a l’air intelligent, il a dit qu’il écrivait, a-t-il du talent ? » Je
dis à M. de Charlus qu’il avait été bien aimable de lui dire qu’il
espérait le revoir. Pas un mouvement ne révéla chez le baron
qu’il eût entendu ma phrase, et comme je la répétai quatre fois
sans avoir de réponse, je finis par douter si je n’avais pas été le
jouet d’un mirage acoustique quand j’avais cru entendre ce
que M. de Charlus avait dit. « Il habite Balbec ? » chantonna le
baron, d’un air si peu questionneur qu’il est fâcheux que la
langue française ne possède pas un signe autre que le point
d’interrogation pour terminer ces phrases apparemment si peu
interrogatives. Il est vrai que ce signe ne servirait guère pour
M. de Charlus. « Non, ils ont loué près d’ici « la Commande-
rie ». Ayant appris ce qu’il désirait, M. de Charlus feignit de
mépriser Bloch. « Quelle horreur ! s’écria-t-il, en rendant à sa
voix toute sa vigueur claironnante. Toutes les localités ou pro-
priétés appelées « la Commanderie » ont été bâties ou possé-
dées par les Chevaliers de l’Ordre de Malte (dont je suis),
comme les lieux dits le Temple ou la Cavalerie par les Tem-
pliers. J’habiterais la Commanderie que rien ne serait plus na-
turel. Mais un Juif ! Du reste, cela ne m’étonne pas ; cela tient
à un curieux goût du sacrilège, particulier à cette race. Dès
qu’un Juif a assez d’argent pour acheter un château, il en choi-
sit toujours un qui s’appelle le Prieuré, l’Abbaye, le Monastère,
la Maison-Dieu. J’ai eu affaire à un fonctionnaire juif, devinez
où il résidait ? à Pont-l’Évêque. Mis en disgrâce, il se fit en-
voyer en Bretagne, à Pont-l’Abbé. Quand on donne, dans la Se-
maine Sainte, ces indécents spectacles qu’on appelle la Pas-
sion, la moitié de la salle est remplie de Juifs, exultant à la pen-
sée qu’ils vont mettre une seconde fois le Christ sur la Croix,
au moins en effigie. Au concert Lamoureux, j’avais pour voisin,
un jour, un riche banquier juif. On joua l’Enfance du Christ, de
Berlioz, il était consterné. Mais il retrouva bientôt l’expression

488
de béatitude qui lui est habituelle en entendant l’Enchante-
ment du Vendredi-Saint. Votre ami habite la Commanderie, le
malheureux ! Quel sadisme ! Vous m’indiquerez le chemin,
ajouta-t-il en reprenant l’air d’indifférence, pour que j’aille un
jour voir comment nos antiques domaines supportent une pa-
reille profanation. C’est malheureux, car il est poli, il semble
fin. Il ne lui manquerait plus que de demeurer à Paris, rue du
Temple ! » M. de Charlus avait l’air, par ces mots, de vouloir
seulement trouver à l’appui de sa théorie, un nouvel exemple ;
mais il me posait en réalité une question à deux fins, dont la
principale était de savoir l’adresse de Bloch. « En effet, fit re-
marquer Brichot, la rue du Temple s’appelait rue de la
Chevalerie-du-Temple. Et à ce propos, me permettez-vous une
remarque, baron ? dit l’universitaire. – Quoi ? Qu’est-ce que
c’est ? dit sèchement M. de Charlus, que cette observation em-
pêchait d’avoir son renseignement. – Non, rien, répondit Bri-
chot intimidé. C’était à propos de l’étymologie de Balbec qu’on
m’avait demandée. La rue du Temple s’appelait autrefois la rue
Barre-du-Bac, parce que l’Abbaye du Bac, en Normandie, avait
là à Paris sa barre de justice. » M. de Charlus ne répondit rien
et fit semblant de ne pas avoir entendu, ce qui était chez lui
une des formes de l’insolence. « Où votre ami demeure-t-il à
Paris ? Comme les trois quarts des rues tirent leur nom d’une
église ou d’une abbaye, il y a chance pour que le sacrilège
continue. On ne peut pas empêcher des Juifs de demeurer bou-
levard de la Madeleine, faubourg Saint-Honoré ou place Saint-
Augustin. Tant qu’ils ne raffinent pas par perfidie, en élisant
domicile place du Parvis-Notre-Dame, quai de l’Archevêché,
rue Chanoinesse, ou rue de l’Ave-Maria, il faut leur tenir
compte des difficultés. » Nous ne pûmes renseigner M. de
Charlus, l’adresse actuelle de Bloch nous étant inconnue. Mais
je savais que les bureaux de son père étaient rue des Blancs-
Manteaux. « Oh ! quel comble de perversité, s’écria M. de
Charlus, en paraissant trouver, dans son propre cri d’ironique
indignation, une satisfaction profonde. Rue des Blancs-
Manteaux, répéta-t-il en pressurant chaque syllabe et en riant.
Quel sacrilège ! Pensez que ces Blancs-Manteaux pollués par
M. Bloch étaient ceux des frères mendiants, dits serfs de la
Sainte-Vierge, que saint Louis établit là. Et la rue a toujours
été à des ordres religieux. La profanation est d’autant plus

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diabolique qu’à deux pas de la rue des Blancs-Manteaux, il y a
une rue, dont le nom m’échappe, et qui est tout entière concé-
dée aux Juifs ; il y a des caractères hébreux sur les boutiques,
des fabriques de pains azymes, des boucheries juives, c’est
tout à fait la Judengasse de Paris. C’est là que M. Bloch aurait
dû demeurer. Naturellement, reprit-il sur un ton assez empha-
tique et fier et pour tenir des propos esthétiques, donnant, par
une réponse que lui adressait malgré lui son hérédité, un air de
vieux mousquetaire Louis XIII à son visage redressé en arrière,
je ne m’occupe de tout cela qu’au point de vue de l’art. La poli-
tique n’est pas de mon ressort et je ne peux pas condamner en
bloc, puisque Bloch il y a, une nation qui compte Spinoza parmi
ses enfants illustres. Et j’admire trop Rembrandt pour ne pas
savoir la beauté qu’on peut tirer de la fréquentation de la syna-
gogue. Mais enfin un ghetto est d’autant plus beau qu’il est
plus homogène et plus complet. Soyez sûr, du reste, tant l’ins-
tinct pratique et la cupidité se mêlent chez ce peuple au sa-
disme, que la proximité de la rue hébraïque dont je vous parle,
la commodité d’avoir sous la main les boucheries d’Israël a fait
choisir à votre ami la rue des Blancs-Manteaux. Comme c’est
curieux ! C’est, du reste, par là que demeurait un étrange Juif
qui avait fait bouillir des hosties, après quoi je pense qu’on le
fit bouillir lui-même, ce qui est plus étrange encore puisque ce-
la a l’air de signifier que le corps d’un Juif peut valoir autant
que le corps du Bon Dieu. Peut-être pourrait-on arranger
quelque chose avec votre ami pour qu’il nous mène voir l’église
des Blancs-Manteaux. Pensez que c’est là qu’on déposa le
corps de Louis d’Orléans après son assassinat par Jean sans
Peur, lequel malheureusement ne nous a pas délivrés des Or-
léans. Je suis, d’ailleurs, personnellement très bien avec mon
cousin le duc de Chartres, mais enfin c’est une race d’usurpa-
teurs, qui a fait assassiner Louis XVI, dépouiller Charles X et
Henri V. Ils ont, du reste, de qui tenir, ayant pour ancêtres
Monsieur, qu’on appelait sans doute ainsi parce que c’était la
plus étonnante des vieilles dames, et le Régent et le reste.
Quelle famille ! » Ce discours antijuif ou prohébreu – selon
qu’on s’attachera à l’extérieur des phrases ou aux intentions
qu’elles recelaient – avait été comiquement coupé, pour moi,
par une phrase que Morel me chuchota et qui avait désespéré
M. de Charlus. Morel, qui n’avait pas été sans s’apercevoir de

490
l’impression que Bloch avait produite, me remerciait à l’oreille
de l’avoir « expédié », ajoutant cyniquement : « Il aurait voulu
rester, tout ça c’est la jalousie, il voudrait me prendre ma
place. C’est bien d’un youpin ! » « On aurait pu profiter de cet
arrêt, qui se prolonge, pour demander quelques explications ri-
tuelles à votre ami. Est-ce que vous ne pourriez pas le rattra-
per ? me demanda M. de Charlus, avec l’anxiété du doute. –
Non, c’est impossible, il est parti en voiture et d’ailleurs fâché
avec moi. – Merci, merci, me souffla Morel. – La raison est ab-
surde, on peut toujours rejoindre une voiture, rien ne vous em-
pêcherait de prendre une auto », répondit M. de Charlus, en
homme habitué à ce que tout pliât devant lui. Mais remarquant
mon silence : « Quelle est cette voiture plus ou moins imagi-
naire ? me dit-il avec insolence et un dernier espoir. – C’est
une chaise de poste ouverte et qui doit être déjà arrivée à la
Commanderie. » Devant l’impossible, M. de Charlus se résigna
et affecta de plaisanter. « Je comprends qu’ils aient reculé de-
vant le « coupé » superfétatoire. C’aurait été un recoupé. » En-
fin on fut avisé que le train repartait et Saint-Loup nous quitta.
Mais ce jour fut le seul où, en montant dans notre wagon, il me
fit, à son insu, souffrir par la pensée que j’eus un instant de le
laisser avec Albertine pour accompagner Bloch. Les autres fois
sa présence ne me tortura pas. Car d’elle-même Albertine,
pour m’éviter toute inquiétude, se plaçait, sous un prétexte
quelconque, de telle façon qu’elle n’aurait pas, même involon-
tairement, frôlé Robert, presque trop loin pour avoir même à
lui tendre la main ; détournant de lui les yeux, elle se mettait,
dès qu’il était là, à causer ostensiblement et presque avec af-
fectation avec l’un quelconque des autres voyageurs, conti-
nuant ce jeu jusqu’à ce que Saint-Loup fût parti. De la sorte,
les visites qu’il nous faisait à Doncières ne me causant aucune
souffrance, même aucune gêne, ne mettaient pas une excep-
tion parmi les autres qui toutes m’étaient agréables en m’ap-
portant en quelque sorte l’hommage et l’invitation de cette
terre. Déjà, dès la fin de l’été, dans notre trajet de Balbec à
Douville, quand j’apercevais au loin cette station de Saint-
Pierre-des-Ifs, où le soir, pendant un instant, la crête des fa-
laises scintillait toute rose, comme au soleil couchant la neige
d’une montagne, elle ne me faisait plus penser, je ne dis pas
même à la tristesse que la vue de son étrange relèvement

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soudain m’avait causée le premier soir en me donnant si
grande envie de reprendre le train pour Paris au lieu de conti-
nuer jusqu’à Balbec, au spectacle que, le matin, on pouvait
avoir de là, m’avait dit Elstir, à l’heure qui précède le soleil le-
vé, où toutes les couleurs de l’arc-en-ciel se réfractent sur les
rochers, et où tant de fois il avait réveillé le petit garçon qui,
une année, lui avait servi de modèle pour le peindre tout nu,
sur le sable. Le nom de Saint-Pierre-des-Ifs m’annonçait seule-
ment qu’allait apparaître un quinquagénaire étrange, spirituel
et fardé, avec qui je pourrais parler de Chateaubriand et de
Balzac. Et maintenant, dans les brumes du soir, derrière cette
falaise d’Incarville, qui m’avait tant fait rêver autrefois, ce que
je voyais comme si son grès antique était devenu transparent,
c’était la belle maison d’un oncle de M. de Cambremer et dans
laquelle je savais qu’on serait toujours content de me recueillir
si je ne voulais pas dîner à la Raspelière ou rentrer à Balbec.
Ainsi ce n’était pas seulement les noms des lieux de ce pays qui
avaient perdu leur mystère du début, mais ces lieux eux-
mêmes. Les noms, déjà vidés à demi d’un mystère que l’étymo-
logie avait remplacé par le raisonnement, étaient encore des-
cendus d’un degré. Dans nos retours à Hermenonville, à Saint-
Vast, à Harambouville, au moment où le train s’arrêtait, nous
apercevions des ombres que nous ne reconnaissions pas
d’abord et que Brichot, qui n’y voyait goutte, aurait peut-être
pu prendre dans la nuit pour les fantômes d’Hérimund, de Wis-
car, et d’Herimbald. Mais elles approchaient du wagon. C’était
simplement M. de Cambremer, tout à fait brouillé avec les Ver-
durin, qui reconduisait des invités et qui, de la part de sa mère
et de sa femme, venait me demander si je ne voulais pas qu’il
« m’enlevât » pour me garder quelques jours à Féterne où al-
laient se succéder une excellente musicienne qui me chanterait
tout Gluck et un joueur d’échecs réputé avec qui je ferais d’ex-
cellentes parties qui ne feraient pas tort à celles de pêche et de
yachting dans la baie, ni même aux dîners Verdurin, pour les-
quels le marquis s’engageait sur l’honneur à me « prêter », en
me faisant conduire et rechercher pour plus de facilité, et de
sûreté aussi. « Mais je ne peux pas croire que ce soit bon pour
vous d’aller si haut. Je sais que ma sœur ne pourrait pas le sup-
porter. Elle reviendrait dans un état ! Elle n’est, du reste, pas
très bien fichue en ce moment… Vraiment, vous avez eu une

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crise si forte ! Demain vous ne pourrez pas vous tenir de-
bout ! » Et il se tordait, non par méchanceté, mais pour la
même raison qu’il ne pouvait sans rire voir dans la rue un boi-
teux qui s’étalait, ou causer avec un sourd. « Et avant ?
Comment, vous n’en avez pas eu depuis quinze jours ? Savez-
vous que c’est très beau. Vraiment vous devriez venir vous ins-
taller à Féterne, vous causeriez de vos étouffements avec ma
sœur. » À Incarville c’était le marquis de Montpeyroux qui,
n’ayant pas pu aller à Féterne, car il s’était absenté pour la
chasse, était venu « au train », en bottes et le chapeau orné
d’une plume de faisan, serrer la main des partants et à moi par
la même occasion, en m’annonçant, pour le jour de la semaine
qui ne me gênerait pas, la visite de son fils, qu’il me remerciait
de recevoir et qu’il serait très heureux que je fisse un peu lire ;
ou bien M. de Crécy, venu faire sa digestion, disait-il, fumant
sa pipe, acceptant un ou même plusieurs cigares, et qui me di-
sait : « Hé bien ! vous ne me dites pas de jour pour notre pro-
chaine réunion à la Lucullus ? Nous n’avons rien à nous dire ?
permettez-moi de vous rappeler que nous avons laissé en train
la question des deux familles de Montgommery. Il faut que
nous finissions cela. Je compte sur vous. » D’autres étaient ve-
nus seulement acheter leurs journaux. Et aussi beaucoup fai-
saient la causette avec nous que j’ai toujours soupçonnés ne
s’être trouvés sur le quai, à la station la plus proche de leur pe-
tit château, que parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire que
de retrouver un moment des gens de connaissance. Un cadre
de vie mondaine comme un autre, en somme, que ces arrêts du
petit chemin de fer. Lui-même semblait avoir conscience de ce
rôle qui lui était dévolu, avait contracté quelque amabilité hu-
maine ; patient, d’un caractère docile, il attendait aussi long-
temps qu’on voulait les retardataires, et, même une fois parti,
s’arrêtait pour recueillir ceux qui lui faisaient signe ; ils cou-
raient alors après lui en soufflant, en quoi ils lui ressemblaient,
mais différaient de lui en ce qu’ils le rattrapaient à toute vi-
tesse, alors que lui n’usait que d’une sage lenteur. Ainsi Her-
menonville, Harambouville, Incarville, ne m’évoquaient même
plus les farouches grandeurs de la conquête normande, non
contents de s’être entièrement dépouillés de la tristesse inex-
plicable où je les avais vus baigner jadis dans l’humidité du
soir. Doncières ! Pour moi, même après l’avoir connu et m’être

493
éveillé de mon rêve, combien il était resté longtemps, dans ce
nom, des rues agréablement glaciales, des vitrines éclairées,
des succulentes volailles ! Doncières ! Maintenant ce n’était
plus que la station où montait Morel : Égleville (Aquilœvilla),
celle où nous attendait généralement la princesse Sherbatoff ;
Maineville, la station où descendait Albertine les soirs de beau
temps, quand, n’étant pas trop fatiguée, elle avait envie de pro-
longer encore un moment avec moi, n’ayant, par un raidillon,
guère plus à marcher que si elle était descendue à Parville (Pa-
terni villa). Non seulement je n’éprouvais plus la crainte an-
xieuse d’isolement qui m’avait étreint le premier soir, mais je
n’avais plus à craindre qu’elle se réveillât, ni de me sentir dé-
paysé ou de me trouver seul sur cette terre productive non
seulement de châtaigniers et de tamaris, mais d’amitiés qui
tout le long du parcours formaient une longue chaîne, inter-
rompue comme celle des collines bleuâtres, cachées parfois
dans l’anfractuosité du roc ou derrière les tilleuls de l’avenue,
mais déléguant à chaque relais un aimable gentilhomme qui
venait, d’une poignée de main cordiale, interrompre ma route,
m’empêcher d’en sentir la longueur, m’offrir au besoin de la
continuer avec moi. Un autre serait à la gare suivante, si bien
que le sifflet du petit tram ne nous faisait quitter un ami que
pour nous permettre d’en retrouver d’autres. Entre les châ-
teaux les moins rapprochés et le chemin de fer qui les côtoyait
presque au pas d’une personne qui marche vite, la distance
était si faible qu’au moment où, sur le quai, devant la salle d’at-
tente, nous interpellaient leurs propriétaires, nous aurions
presque pu croire qu’ils le faisaient du seuil de leur porte, de la
fenêtre de leur chambre, comme si la petite voie départemen-
tale n’avait été qu’une rue de province et la gentilhommière
isolée qu’un hôtel citadin ; et même aux rares stations où je
n’entendais le « bonsoir » de personne, le silence avait une plé-
nitude nourricière et calmante, parce que je le savais formé du
sommeil d’amis couchés tôt dans le manoir proche, où mon ar-
rivée eût été saluée avec joie si j’avais eu à les réveiller pour
leur demander quelque service d’hospitalité. Outre que l’habi-
tude remplit tellement notre temps qu’il ne nous reste plus, au
bout de quelques mois, un instant de libre dans une ville où, à
l’arrivée, la journée nous offrait la disponibilité de ses douze
heures, si une par hasard était devenue vacante, je n’aurais

494
plus eu l’idée de l’employer à voir quelque église pour laquelle
j’étais jadis venu à Balbec, ni même à confronter un site peint
par Elstir avec l’esquisse que j’en avais vue chez lui, mais à al-
ler faire une partie d’échecs de plus chez M. Féré. C’était, en
effet, la dégradante influence, comme le charme aussi, qu’avait
eue ce pays de Balbec de devenir pour moi un vrai pays de
connaissances ; si sa répartition territoriale, son ensemence-
ment extensif, tout le long de la côte, en cultures diverses, don-
naient forcément aux visites que je faisais à ces différents amis
la forme du voyage, ils restreignaient aussi le voyage à n’avoir
plus que l’agrément social d’une suite de visites. Les mêmes
noms de lieux, si troublants pour moi jadis que le simple An-
nuaire des Châteaux, feuilleté au chapitre du département de
la Manche, me causait autant d’émotion que l’Indicateur des
chemins de fer, m’étaient devenus si familiers que cet indica-
teur même, j’aurais pu le consulter, à la page Balbec-Douville
par Doncières, avec la même heureuse tranquillité qu’un dic-
tionnaire d’adresses. Dans cette vallée trop sociale, aux flancs
de laquelle je sentais accrochée, visible ou non, une compagnie
d’amis nombreux, le poétique cri du soir n’était plus celui de la
chouette ou de la grenouille, mais le « comment va ? » de M.
de Criquetot ou le « Kairé » de Brichot. L’atmosphère n’y
éveillait plus d’angoisses et, chargée d’effluves purement hu-
mains, y était aisément respirable, trop calmante même. Le bé-
néfice que j’en tirais, au moins, était de ne plus voir les choses
qu’au point de vue pratique. Le mariage avec Albertine m’ap-
paraissait comme une folie.

495
Chapitre 4
Brusque revirement vers Albertine. Désolation au lever du so-
leil. Je pars immédiatement avec Albertine pour Paris.

Je n’attendais qu’une occasion pour la rupture définitive. Et,


un soir, comme maman partait le lendemain pour Combray, où
elle allait assister dans sa dernière maladie une sœur de sa
mère, me laissant pour que je profitasse, comme grand’mère
aurait voulu, de l’air de la mer, je lui avais annoncé qu’irrévo-
cablement j’étais décidé à ne pas épouser Albertine et allais
cesser prochainement de la voir. J’étais content d’avoir pu, par
ces mots, donner satisfaction à ma mère la veille de son dé-
part. Elle ne m’avait pas caché que c’en avait été en effet une
très vive pour elle. Il fallait aussi m’en expliquer avec Alber-
tine. Comme je revenais avec elle de la Raspelière, les fidèles
étant descendus, tels à Saint-Mars-le-Vêtu, tels à Saint-Pierre-
des-Ifs, d’autres à Doncières, me sentant particulièrement heu-
reux et détaché d’elle, je m’étais décidé, maintenant qu’il n’y
avait plus que nous deux dans le wagon, à aborder enfin cet
entretien. La vérité, d’ailleurs, est que celle des jeunes filles de
Balbec que j’aimais, bien qu’absente en ce moment ainsi que
ses amies, mais qui allait revenir (je me plaisais avec toutes,
parce que chacune avait pour moi, comme le premier jour,
quelque chose de l’essence des autres, était comme d’un race à
part), c’était Andrée. Puisqu’elle allait arriver de nouveau,
dans quelques jours, à Balbec, certes aussitôt elle viendrait me
voir, et alors, pour rester libre, ne pas l’épouser si je ne voulais
pas, pour pouvoir aller à Venise, mais pourtant l’avoir d’ici là
toute à moi, le moyen que je prendrais ce serait de ne pas trop
avoir l’air de venir à elle, et dès son arrivée, quand nous cause-
rions ensemble, je lui dirais : « Quel dommage que je ne vous
aie pas vue quelques semaines plus tôt ! Je vous aurais aimée ;
maintenant mon cœur est pris. Mais cela ne fait rien, nous

496
nous verrons souvent, car je suis triste de mon autre amour et
vous m’aiderez à me consoler. » Je souriais intérieurement en
pensant à cette conversation, car de cette façon je donnerais à
Andrée l’illusion que je ne l’aimais pas vraiment ; ainsi elle ne
serait pas fatiguée de moi et je profiterais joyeusement et dou-
cement de sa tendresse. Mais tout cela ne faisait que rendre
plus nécessaire de parler enfin sérieusement à Albertine afin
de ne pas agir indélicatement, et puisque j’étais décidé à me
consacrer à son amie, il fallait qu’elle sût bien, elle, Albertine,
que je ne l’aimais pas. Il fallait le lui dire tout de suite, Andrée
pouvant venir d’un jour à l’autre. Mais comme nous appro-
chions de Parville, je sentis que nous n’aurions pas le temps ce
soir-là et qu’il valait mieux remettre au lendemain ce qui main-
tenant était irrévocablement résolu. Je me contentai donc de
parler avec elle du dîner que nous avions fait chez les Verdu-
rin. Au moment où elle remettait son manteau, le train venant
de quitter Incarville, dernière station avant Parville, elle me
dit : « Alors demain, re-Verdurin, vous n’oubliez pas que c’est
vous qui venez me prendre. » Je ne pus m’empêcher de ré-
pondre assez sèchement : « Oui, à moins que je ne « lâche »,
car je commence à trouver cette vie vraiment stupide. En tout
cas, si nous y allons, pour que mon temps à la Raspelière ne
soit pas du temps absolument perdu, il faudra que je pense à
demander à Mme Verdurin quelque chose qui pourra m’intéres-
ser beaucoup, être un objet d’études, et me donner du plaisir,
car j’en ai vraiment bien peu cette année à Balbec. – Ce n’est
pas aimable pour moi, mais je ne vous en veux pas, parce que
je sens que vous êtes nerveux. Quel est ce plaisir ? – Que Mme
Verdurin me fasse jouer des choses d’un musicien dont elle
connaît très bien les œuvres. Moi aussi j’en connais une, mais
il paraît qu’il y en a d’autres et j’aurais besoin de savoir si c’est
édité, si cela diffère des premières. – Quel musicien ? – Ma pe-
tite chérie, quand je t’aurai dit qu’il s’appelle Vinteuil, en
seras-tu beaucoup plus avancée ? » Nous pouvons avoir roulé
toutes les idées possibles, la vérité n’y est jamais entrée, et
c’est du dehors, quand on s’y attend le moins, qu’elle nous fait
son affreuse piqûre et nous blesse pour toujours. « Vous ne sa-
vez pas comme vous m’amusez, me répondit Albertine en se le-
vant, car le train allait s’arrêter. Non seulement cela me dit
beaucoup plus que vous ne croyez, mais, même sans Mme

497
Verdurin, je pourrai vous avoir tous les renseignements que
vous voudrez. Vous vous rappelez que je vous ai parlé d’une
amie plus âgée que moi, qui m’a servi de mère, de sœur, avec
qui j’ai passé à Trieste mes meilleures années et que,
d’ailleurs, je dois dans quelques semaines retrouver à Cher-
bourg, d’où nous voyagerons ensemble (c’est un peu baroque,
mais vous savez comme j’aime la mer), hé, bien ! cette amie
(oh ! pas du tout le genre de femmes que vous pourriez
croire !), regardez comme c’est extraordinaire, est justement la
meilleure amie de la fille de ce Vinteuil, et je connais presque
autant la fille de Vinteuil. Je ne les appelle jamais que mes
deux grandes sœurs. Je ne suis pas fâchée de vous montrer que
votre petite Albertine pourra vous être utile pour ces choses de
musique, où vous dites, du reste avec raison, que je n’entends
rien. » À ces mots prononcés comme nous entrions en gare de
Parville, si loin de Combray et de Montjouvain, si longtemps
après la mort de Vinteuil, une image s’agitait dans mon cœur,
une image tenue en réserve pendant tant d’années que, même
si j’avais pu deviner, en l’emmagasinant jadis, qu’elle avait un
pouvoir nocif, j’eusse cru qu’à la longue elle l’avait entièrement
perdu ; conservée vivante au fond de moi – comme Oreste dont
les Dieux avaient empêché la mort pour qu’au jour désigné il
revînt dans son pays punir le meurtre d’Agamemnon – pour
mon supplice, pour mon châtiment, qui sait ? d’avoir laissé
mourir ma grand’mère, peut-être ; surgissant tout à coup du
fond de la nuit où elle semblait à jamais ensevelie et frappant
comme un Vengeur, afin d’inaugurer pour moi une vie terrible,
méritée et nouvelle, peut-être aussi pour faire éclater à mes
yeux les funestes conséquences que les actes mauvais en-
gendrent indéfiniment, non pas seulement pour ceux qui les
ont commis, mais pour ceux qui n’ont fait, qui n’ont cru, que
contempler un spectacle curieux et divertissant, comme moi,
hélas ! en cette fin de journée lointaine à Montjouvain, caché
derrière un buisson où (comme quand j’avais complaisamment
écouté le récit des amours de Swann) j’avais dangereusement
laissé s’élargir en moi la voie funeste et destinée à être doulou-
reuse du Savoir. Et dans ce même temps, de ma plus grande
douleur j’eus un sentiment presque orgueilleux, presque
joyeux, d’un homme à qui le choc qu’il aurait reçu fait faire un
bond tel qu’il serait parvenu à un point où nul effort n’aurait

498
pu le hisser. Albertine amie de Mlle Vinteuil et de son amie,
pratiquante professionnelle du Sapphisme, c’était, auprès de
ce que j’avais imaginé dans les plus grands doutes, ce qu’est
au petit acoustique de l’Exposition de 1889, dont on espérait à
peine qu’il pourrait aller du bout d’une maison à une autre, les
téléphones planant sur les rues, les villes, les champs, les
mers, reliant les pays. C’était une « terra incognita » terrible
où je venais d’atterrir, une phase nouvelle de souffrances in-
soupçonnées qui s’ouvrait. Et pourtant ce déluge de la réalité
qui nous submerge, s’il est énorme auprès de nos timides et in-
fimes suppositions, il était pressenti par elles. C’est sans doute
quelque chose comme ce que je venais d’apprendre, c’était
quelque chose comme l’amitié d’Albertine et Mlle Vinteuil,
quelque chose que mon esprit n’aurait su inventer, mais que
j’appréhendais obscurément quand je m’inquiétais tout en
voyant Albertine auprès d’Andrée. C’est souvent seulement par
manque d’esprit créateur qu’on ne va pas assez loin dans la
souffrance. Et la réalité la plus terrible donne, en même temps
que la souffrance, la joie d’une belle découverte, parce qu’elle
ne fait que donner une forme neuve et claire à ce que nous re-
mâchions depuis longtemps sans nous en douter. Le train
s’était arrêté à Parville, et comme nous étions les seuls voya-
geurs qu’il y eût dedans, c’était d’une voix amollie par le senti-
ment de l’inutilité de la tâche, par la même habitude qui la lui
faisait pourtant remplir et lui inspirait à la fois l’exactitude et
l’indolence, et plus encore par l’envie de dormir que l’employé
cria : « Parville ! » Albertine, placée en face de moi et voyant
qu’elle était arrivée à destination, fit quelques pas du fond du
wagon où nous étions et ouvrit la portière. Mais ce mouvement
qu’elle accomplissait ainsi pour descendre me déchirait intolé-
rablement le cœur comme si, contrairement à la position indé-
pendante de mon corps que, à deux pas de lui, semblait occu-
per celui d’Albertine, cette séparation spatiale, qu’un dessina-
teur véridique eût été obligé de figurer entre nous, n’était
qu’une apparence et comme si, pour qui eût voulu, selon la
réalité véritable, redessiner les choses, il eût fallu placer main-
tenant Albertine, non pas à quelque distance de moi, mais en
moi. Elle me faisait si mal en s’éloignant que, la rattrapant, je
la tirai désespérément par le bras. « Est-ce qu’il serait maté-
riellement impossible, lui demandai-je, que vous veniez

499
coucher ce soir à Balbec ? – Matériellement, non. Mais je
tombe de sommeil. – Vous me rendriez un service immense… –
Alors soit, quoique je ne comprenne pas ; pourquoi ne l’avez-
vous pas dit plus tôt ? Enfin je reste. » Ma mère dormait
quand, après avoir fait donner à Albertine une chambre située
à un autre étage, je rentrai dans la mienne. Je m’assis près de
la fenêtre, réprimant mes sanglots pour que ma mère, qui
n’était séparée de moi que par une mince cloison, ne m’enten-
dît pas. Je n’avais même pas pensé à fermer les volets, car à un
moment, levant les yeux, je vis, en face de moi, dans le ciel,
cette même petite lueur d’un rouge éteint qu’on voyait au res-
taurant de Rivebelle dans une étude qu’Elstir avait faite d’un
soleil couché. Je me rappelai l’exaltation que m’avait donnée,
quand je l’avais aperçue du chemin de fer, le premier jour de
mon arrivée à Balbec, cette même image d’un soir qui ne pré-
cédait pas la nuit, mais une nouvelle journée. Mais nulle jour-
née maintenant ne serait plus pour moi nouvelle, n’éveillerait
plus en moi le désir d’un bonheur inconnu, et prolongerait
seulement mes souffrances, jusqu’à ce que je n’eusse plus la
force de les supporter. La vérité de ce que Cottard m’avait dit
au casino de Parville ne faisait plus doute pour moi. Ce que
j’avais redouté, vaguement soupçonné depuis longtemps d’Al-
bertine, ce que mon instinct dégageait de tout son être, et ce
que mes raisonnements dirigés par mon désir m’avaient peu à
peu fait nier, c’était vrai ! Derrière Albertine je ne voyais plus
les montagnes bleues de la mer, mais la chambre de Montjou-
vain où elle tombait dans les bras de Mlle Vinteuil avec ce rire
où elle faisait entendre comme le son inconnu de sa jouissance.
Car, jolie comme était Albertine, comment Mlle Vinteuil, avec
les goûts qu’elle avait, ne lui eût-elle pas demandé de les satis-
faire ? Et la preuve qu’Albertine n’en avait pas été choquée et
avait consenti, c’est qu’elles ne s’étaient pas brouillées, mais
que leur intimité n’avait pas cessé de grandir. Et ce mouve-
ment gracieux d’Albertine posant son menton sur l’épaule de
Rosemonde, la regardant en souriant et lui posant un baiser
dans le cou, ce mouvement qui m’avait rappelé Mlle Vinteuil et
pour l’interprétation duquel j’avais hésité pourtant à admettre
qu’une même ligne tracée par un geste résultât forcément d’un
même penchant, qui sait si Albertine ne l’avait pas tout simple-
ment appris de Mlle Vinteuil ? Peu à peu le ciel éteint

500
s’allumait. Moi qui ne m’étais jusqu’ici jamais éveillé sans sou-
rire aux choses les plus humbles, au bol de café au lait, au
bruit de la pluie, au tonnerre du vent, je sentis que le jour qui
allait se lever dans un instant, et tous les jours qui viendraient
ensuite ne m’apporteraient plus jamais l’espérance d’un bon-
heur inconnu, mais le prolongement de mon martyre. Je tenais
encore à la vie ; je savais que je n’avais plus rien que de cruel à
en attendre. Je courus à l’ascenseur, malgré l’heure indue, son-
ner le lift qui faisait fonction de veilleur de nuit, et je lui de-
mandai d’aller à la chambre d’Albertine, lui dire que j’avais
quelque chose d’important à lui communiquer, si elle pourrait
me recevoir. « Mademoiselle aime mieux que ce soit elle qui
vienne, vint-il me répondre. Elle sera ici dans un instant. » Et
bientôt, en effet, Albertine entra en robe de chambre, « Alber-
tine, lui dis-je très bas et en lui recommandant de ne pas élever
la voix pour ne pas éveiller ma mère, de qui nous n’étions sépa-
rés que par cette cloison – dont la minceur, aujourd’hui impor-
tune et qui forçait à chuchoter, ressemblait jadis, quand s’y
peignirent si bien les intentions de ma grand’mère, à une sorte
de diaphanéité musicale – je suis honteux de vous déranger.
Voici. Pour que vous compreniez, il faut que je vous dise une
chose que vous ne savez pas. Quand je suis venu ici, j’ai quitté
une femme que j’ai dû épouser, qui était prête à tout abandon-
ner pour moi. Elle devait partir en voyage ce matin, et depuis
une semaine, tous les jours je me demandais si j’aurais le cou-
rage de ne pas lui télégraphier que je revenais. J’ai eu ce cou-
rage, mais j’étais si malheureux que j’ai cru que je me tuerais.
C’est pour cela que je vous ai demandé hier soir si vous ne
pourriez pas venir coucher à Balbec. Si j’avais dû mourir, j’au-
rais aimé vous dire adieu. » Et je donnai libre cours aux larmes
que ma fiction rendait naturelles. « Mon pauvre petit, si j’avais
su, j’aurais passé la nuit auprès de vous », s’écria Albertine, à
l’esprit de qui l’idée que j’épouserais peut-être cette femme et
que l’occasion de faire, elle, un « beau mariage » s’évanouis-
sait ne vint même pas, tant elle était sincèrement émue d’un
chagrin dont je pouvais lui cacher la cause, mais non la réalité
et la force. « Du reste, me dit-elle, hier, pendant tout le trajet
depuis la Raspelière, j’avais bien senti que vous étiez nerveux
et triste, je craignais quelque chose. » En réalité, mon chagrin
n’avait commencé qu’à Parville, et la nervosité, bien différente

501
mais qu’heureusement Albertine confondait avec lui, venait de
l’ennui de vivre encore quelques jours avec elle. Elle ajouta :
« Je ne vous quitte plus, je vais rester tout le temps ici. » Elle
m’offrait justement – et elle seule pouvait me l’offrir – l’unique
remède contre le poison qui me brûlait, homogène à lui
d’ailleurs ; l’un doux, l’autre cruel, tous deux étaient également
dérivés d’Albertine. En ce moment Albertine – mon mal – se re-
lâchant de me causer des souffrances, me laissait – elle, Alber-
tine remède – attendri comme un convalescent. Mais je pensais
qu’elle allait bientôt partir de Balbec pour Cherbourg et de là
pour Trieste. Ses habitudes d’autrefois allaient renaître. Ce
que je voulais avant tout, c’était empêcher Albertine de
prendre le bateau, tâcher de l’emmener à Paris. Certes, de Pa-
ris, plus facilement encore que de Balbec, elle pourrait, si elle
le voulait, aller à Trieste, mais à Paris nous verrions ; peut-être
je pourrais demander à Mme de Guermantes d’agir indirecte-
ment sur l’amie de Mlle Vinteuil pour qu’elle ne restât pas à
Trieste, pour lui faire accepter une situation ailleurs, peut-être
chez le prince de… que j’avais rencontré chez Mme de Villepa-
risis et chez Mme de Guermantes même. Et celui-ci, même si
Albertine voulait aller chez lui voir son amie, pourrait, prévenu
par Mme de Guermantes, les empêcher de se joindre. Certes,
j’aurais pu me dire qu’à Paris, si Albertine avait ces goûts, elle
trouverait bien d’autres personnes avec qui les assouvir. Mais
chaque mouvement de jalousie est particulier et porte la
marque de la créature – pour cette fois-ci l’amie de Mlle Vin-
teuil – qui l’a suscité. C’était l’amie de Mlle Vinteuil qui restait
ma grande préoccupation. La passion mystérieuse avec la-
quelle j’avais pensé autrefois à l’Autriche parce que c’était le
pays d’où venait Albertine (son oncle y avait été conseiller
d’ambassade), que sa singularité géographique, la race qui
l’habitait, ses monuments, ses paysages, je pouvais les considé-
rer ainsi que dans un atlas, comme dans un recueil de vues,
dans le sourire, dans les manières d’Albertine, cette passion
mystérieuse, je l’éprouvais encore mais, par une interversion
des signes, dans le domaine de l’horreur. Oui, c’était de là
qu’Albertine venait. C’était là que, dans chaque maison, elle
était sûre de retrouver, soit l’amie de Mlle Vinteuil, soit
d’autres. Les habitudes d’enfance allaient renaître, on se réuni-
rait dans trois mois pour la Noël, puis le 1er janvier, dates qui

502
m’étaient déjà tristes en elles-mêmes, de par le souvenir in-
conscient du chagrin que j’y avais ressenti quand, autrefois,
elles me séparaient, tout le temps des vacances du jour de l’an,
de Gilberte. Après les longs dîners, après les réveillons, quand
tout le monde serait joyeux, animé, Albertine allait avoir, avec
ses amies de là-bas, ces mêmes poses que je lui avais vu
prendre avec Andrée, alors que l’amitié d’Albertine pour elle
était innocente ; qui sait ? peut-être celles qui avaient rappro-
ché devant moi Mlle Vinteuil poursuivie par son amie, à Mont-
jouvain. À Mlle Vinteuil maintenant, tandis que son amie la cha-
touillait avant de s’abattre sur elle, je donnais le visage enflam-
mé d’Albertine, d’Albertine que j’entendis lancer en s’enfuyant,
puis en s’abandonnant, son rire étrange et profond. Qu’était, à
côté de la souffrance que je ressentais, la jalousie que j’avais
pu éprouver le jour où Saint-Loup avait rencontré Albertine
avec moi à Doncières et où elle lui avait fait des agaceries ?
celle aussi que j’avais éprouvée en repensant à l’initiateur in-
connu auquel j’avais pu devoir les premiers baisers qu’elle
m’avait donnés à Paris, le jour où j’attendais la lettre de Mlle
de Stermaria ? Cette autre jalousie, provoquée par Saint-Loup,
par un jeune homme quelconque, n’était rien. J’aurais pu, dans
ce cas, craindre tout au plus un rival sur lequel j’eusse essayé
de l’emporter. Mais ici le rival n’était pas semblable à moi, ses
armes étaient différentes, je ne pouvais pas lutter sur le même
terrain, donner à Albertine les mêmes plaisirs, ni même les
concevoir exactement. Dans bien des moments de notre vie
nous troquerions tout l’avenir contre un pouvoir en soi-même
insignifiant. J’aurais jadis renoncé à tous les avantages de la
vie pour connaître Mme Blatin, parce qu’elle était une amie de
Mme Swann. Aujourd’hui, pour qu’Albertine n’allât pas à
Trieste, j’aurais supporté toutes les souffrances, et si c’eût été
insuffisant, je lui en aurais infligé, je l’aurais isolée, enfermée,
je lui eusse pris le peu d’argent qu’elle avait pour que le dé-
nuement l’empêchât matériellement de faire le voyage. Comme
jadis quand je voulais aller à Balbec, ce qui me poussait à par-
tir c’était le désir d’une église persane, d’une tempête à l’aube,
ce qui maintenant me déchirait le cœur en pensant qu’Alber-
tine irait peut-être à Trieste, c’était qu’elle y passerait la nuit
de Noël avec l’amie de Mlle Vinteuil : car l’imagination, quand
elle change de nature et se tourne en sensibilité, ne dispose

503
pas pour cela d’un nombre plus grand d’images simultanées.
On m’aurait dit qu’elle ne se trouvait pas en ce moment à
Cherbourg ou à Trieste, qu’elle ne pourrait pas voir Albertine,
comme j’aurais pleuré de douceur et de joie ! Comme ma vie et
son avenir eussent changé ! Et pourtant je savais bien que
cette localisation de ma jalousie était arbitraire, que si Alber-
tine avait ces goûts elle pouvait les assouvir avec d’autres.
D’ailleurs, peut-être même ces mêmes jeunes filles, si elles
avaient pu la voir ailleurs, n’auraient pas tant torturé mon
cœur. C’était de Trieste, de ce monde inconnu où je sentais
que se plaisait Albertine, où étaient ses souvenirs, ses amitiés,
ses amours d’enfance, que s’exhalait cette atmosphère hostile,
inexplicable, comme celle qui montait jadis jusqu’à ma
chambre de Combray, de la salle à manger où j’entendais cau-
ser et rire avec les étrangers, dans le bruit des fourchettes,
maman qui ne viendrait pas me dire bonsoir ; comme celle qui
avait rempli, pour Swann, les maisons où Odette allait cher-
cher en soirée d’inconcevables joies. Ce n’était plus comme
vers un pays délicieux où la race est pensive, les couchants do-
rés, les carillons tristes, que je pensais maintenant à Trieste,
mais comme à une cité maudite que j’aurais voulu faire brûler
sur-le-champ et supprimer du monde réel. Cette ville était en-
foncée dans mon cœur comme une pointe permanente. Laisser
partir bientôt Albertine pour Cherbourg et Trieste me faisait
horreur ; et même rester à Balbec. Car maintenant que la révé-
lation de l’intimité de mon amie avec Mlle Vinteuil me devenait
une quasi-certitude, il me semblait que, dans tous les moments
où Albertine n’était pas avec moi (et il y avait des jours entiers
où, à cause de sa tante, je ne pouvais pas la voir), elle était li-
vrée aux cousines de Bloch, peut-être à d’autres. L’idée que ce
soir même elle pourrait voir les cousines de Bloch me rendait
fou. Aussi, après qu’elle m’eût dit que pendant quelques jours
elle ne me quitterait pas, je lui répondis : « Mais c’est que je
voudrais partir pour Paris. Ne partiriez-vous pas avec moi ? Et
ne voudriez-vous pas venir habiter un peu avec nous à Paris ? »
À tout prix il fallait l’empêcher d’être seule, au moins quelques
jours, la garder près de moi pour être sûr qu’elle ne pût voir
l’amie de Mlle Vinteuil. Ce serait, en réalité, habiter seule avec
moi, car ma mère, profitant d’un voyage d’inspection qu’allait
faire mon père, s’était prescrit comme un devoir d’obéir à une

504
volonté de ma grand’mère qui désirait qu’elle allât quelques
jours à Combray auprès d’une de ses sœurs. Maman n’aimait
pas sa tante parce qu’elle n’avait pas été pour grand’mère, si
tendre pour elle, la sœur qu’elle aurait dû. Ainsi, devenus
grands, les enfants se rappellent avec rancune ceux qui ont été
mauvais pour eux. Mais maman, devenue ma grand’mère, elle
était incapable de rancune ; la vie de sa mère était pour elle
comme une pure et innocente enfance où elle allait puiser ces
souvenirs dont la douceur ou l’amertume réglait ses actions
avec les uns et les autres. Ma tante aurait pu fournir à maman
certains détails inestimables, mais maintenant elle les aurait
difficilement, sa tante était tombée très malade (on disait d’un
cancer), et elle se reprochait de ne pas être allée plus tôt pour
tenir compagnie à mon père, n’y trouvait qu’une raison de plus
de faire ce que sa mère aurait fait et, comme elle, allait, à l’an-
niversaire du père de ma grand’mère, lequel avait été si mau-
vais père, porter sur sa tombe des fleurs que ma grand’mère
avait l’habitude d’y porter. Ainsi, auprès de la tombe qui allait
s’entr’ouvrir, ma mère voulait-elle apporter les doux entretiens
que ma tante n’était pas venue offrir à ma grand’mère. Pen-
dant qu’elle serait à Combray, ma mère s’occuperait de cer-
tains travaux que ma grand’mère avait toujours désirés, mais si
seulement ils étaient exécutés sous la surveillance de sa fille.
Aussi n’avaient-ils pas encore été commencés, maman ne vou-
lant pas, en quittant Paris avant mon père, lui faire trop sentir
le poids d’un deuil auquel il s’associait, mais qui ne pouvait pas
l’affliger autant qu’elle. « Ah ! ça ne serait pas possible en ce
moment, me répondit Albertine. D’ailleurs, quel besoin avez-
vous de rentrer si vite à Paris, puisque cette dame est partie ?
– Parce que je serai plus calme dans un endroit où je l’ai
connue, plutôt qu’à Balbec qu’elle n’a jamais vu et que j’ai pris
en horreur. » Albertine a-t-elle compris plus tard que cette
autre femme n’existait pas, et que si, cette nuit-là, j’avais par-
faitement voulu mourir, c’est parce qu’elle m’avait étourdiment
révélé qu’elle était liée avec l’amie de Mlle Vinteuil ? C’est pos-
sible. Il y a des moments où cela me paraît probable. En tout
cas, ce matin-là, elle crut à l’existence de cette femme. « Mais
vous devriez épouser cette dame, me dit-elle, mon petit, vous
seriez heureux, et elle sûrement aussi serait heureuse. » Je lui
répondis que l’idée que je pourrais rendre cette femme

505
heureuse avait, en effet, failli me décider ; dernièrement,
quand j’avais fait un gros héritage qui me permettrait de don-
ner beaucoup de luxe, de plaisirs à ma femme, j’avais été sur le
point d’accepter le sacrifice de celle que j’aimais. Grisé par la
reconnaissance que m’inspirait la gentillesse d’Albertine si
près de la souffrance atroce qu’elle m’avait causée, de même
qu’on promettrait volontiers une fortune au garçon de café qui
vous verse un sixième verre d’eau-de-vie, je lui dis que ma
femme aurait une auto, un yacht ; qu’à ce point de vue,
puisque Albertine aimait tant faire de l’auto et du yachting, il
était malheureux qu’elle ne fût pas celle que j’aimasse ; que
j’eusse été le mari parfait pour elle, mais qu’on verrait, qu’on
pourrait peut-être se voir agréablement. Malgré tout, comme
dans l’ivresse même on se retient d’interpeller les passants,
par peur des coups, je ne commis pas l’imprudence (si c’en
était une), comme j’aurais fait au temps de Gilberte, en lui di-
sant que c’était elle, Albertine, que j’aimais. « Vous voyez, j’ai
failli l’épouser. Mais je n’ai pas osé le faire pourtant, je n’au-
rais pas voulu faire vivre une jeune femme auprès de quelqu’un
de si souffrant et de si ennuyeux. – Mais vous êtes fou, tout le
monde voudrait vivre auprès de vous, regardez comme tout le
monde vous recherche. On ne parle que de vous chez Mme Ver-
durin, et dans le plus grand monde aussi, on me l’a dit. Elle n’a
donc pas été gentille avec vous, cette dame, pour vous donner
cette impression de doute sur vous-même ? Je vois ce que c’est,
c’est une méchante, je la déteste, ah ! si j’avais été à sa place…
– Mais non, elle est très gentille, trop gentille. Quant aux Ver-
durin et au reste, je m’en moque bien. En dehors de celle que
j’aime et à laquelle, du reste, j’ai renoncé, je ne tiens qu’à ma
petite Albertine, il n’y a qu’elle, en me voyant beaucoup – du
moins les premiers jours, ajoutais-je pour ne pas l’effrayer et
pouvoir demander beaucoup ces jours-là – qui pourra un peu
me consoler. » Je ne fis que vaguement allusion à une possibili-
té de mariage, tout en disant que c’était irréalisable parce que
nos caractères ne concorderaient pas. Malgré moi, toujours
poursuivi dans ma jalousie par le souvenir des relations de
Saint-Loup avec « Rachel quand du Seigneur » et de Swann
avec Odette, j’étais trop porté à croire que, du moment que
j’aimais, je ne pouvais pas être aimé et que l’intérêt seul pou-
vait attacher à moi une femme. Sans doute c’était une folie de

506
juger Albertine d’après Odette et Rachel. Mais ce n’était pas
elle, c’était moi ; c’étaient les sentiments que je pouvais inspi-
rer que ma jalousie me faisait trop sous-estimer. Et de ce
jugement, peut-être erroné, naquirent sans doute bien des mal-
heurs qui allaient fondre sur nous. « Alors, vous refusez mon
invitation pour Paris ? – Ma tante ne voudrait pas que je parte
en ce moment. D’ailleurs, même si plus tard je peux, est-ce que
cela n’aurait pas l’air drôle que je descende ainsi chez vous ? À
Paris on saura bien que je ne suis pas votre cousine. – Hé
bien ! nous dirons que nous sommes un peu fiancés. Qu’est-ce
que cela fait, puisque vous savez que cela n’est pas vrai ? » Le
cou d’Albertine, qui sortait tout entier de sa chemise, était
puissant, doré, à gros grains. Je l’embrassai aussi purement
que si j’avais embrassé ma mère pour calmer un chagrin d’en-
fant que je croyais alors ne pouvoir jamais arracher de mon
cœur. Albertine me quitta pour aller s’habiller. D’ailleurs son
dévouement fléchissait déjà ; tout à l’heure, elle m’avait dit
qu’elle ne me quitterait pas d’une seconde. (Et je sentais bien
que sa résolution ne durerait pas puisque je craignais, si nous
restions à Balbec, qu’elle vît ce soir même, sans moi, les cou-
sines de Bloch.) Or elle venait maintenant de me dire qu’elle
voulait passer à Maineville et qu’elle reviendrait me voir dans
l’après-midi. Elle n’était pas rentrée la veille au soir, il pouvait
y avoir des lettres pour elle ; de plus, sa tante pouvait être in-
quiète. J’avais répondu : « Si ce n’est que pour cela, on peut
envoyer le lift dire à votre tante que vous êtes ici et chercher
vos lettres. » Et désireuse de se montrer gentille mais contra-
riée d’être asservie, elle avait plissé le front puis, tout de suite,
très gentiment, dit : « C’est cela », et elle avait envoyé le lift.
Albertine ne m’avait pas quitté depuis un moment que le lift
vint frapper légèrement. Je ne m’attendais pas à ce que, pen-
dant que je causais avec Albertine, il eût eu le temps d’aller à
Maineville et d’en revenir. Il venait me dire qu’Albertine avait
écrit un mot à sa tante et qu’elle pouvait, si je voulais, venir à
Paris le jour même. Elle avait, du reste, eu tort de lui donner la
commission de vive voix, car déjà, malgré l’heure matinale, le
directeur était au courant et, affolé, venait me demander si
j’étais mécontent de quelque chose, si vraiment je partais, si je
ne pourrais pas attendre au moins quelques jours, le vent étant
aujourd’hui assez craintif (à craindre). Je ne voulais pas lui

507
expliquer que je voulais à tout prix qu’Albertine ne fût plus à
Balbec à l’heure où les cousines de Bloch faisaient leur prome-
nade, surtout Andrée, qui seule eût pu la protéger, n’étant pas
là, et que Balbec était comme ces endroits où un malade qui
n’y respire plus est décidé, dût-il mourir en route, à ne pas pas-
ser la nuit suivante. Du reste, j’allais avoir à lutter contre des
prières du même genre, dans l’hôtel d’abord, où Marie Gineste
et Céleste Albaret avaient les yeux rouges. Marie, du reste, fai-
sait entendre le sanglot pressé d’un torrent. Céleste, plus
molle, lui recommandait le calme ; mais Marie ayant murmuré
les seuls vers qu’elle connût : Ici-bas tous les lilas meurent, Cé-
leste ne put se retenir et une nappe de larmes s’épandit sur sa
figure couleur de lilas ; je pense, du reste, qu’elles m’ou-
blièrent dès le soir même. Ensuite, dans le petit chemin de fer
d’intérêt local, malgré toutes mes précautions pour ne pas être
vu, je rencontrai M. de Cambremer qui, à la vue de mes malles,
blêmit, car il comptait sur moi pour le surlendemain ; il m’exas-
péra en voulant me persuader que mes étouffements tenaient
au changement de temps et qu’octobre serait excellent pour
eux, et il me demanda si, en tout cas, « je ne pourrais pas re-
mettre mon départ à huitaine », expression dont la bêtise ne
me mit peut-être en fureur que parce que ce qu’il me proposait
me faisait mal. Et tandis qu’il me parlait dans le wagon, à
chaque station je craignais de voir apparaître, plus terribles
qu’Heribald ou Guiscard, M. de Crécy implorant d’être invité,
ou, plus redoutable encore, Mme Verdurin tenant à m’inviter.
Mais cela ne devait arriver que dans quelques heures. Je n’en
étais pas encore là. Je n’avais à faire face qu’aux plaintes
désespérées du directeur. Je l’éconduisis, car je craignais que,
tout en chuchotant, il ne finît par éveiller maman. Je restai seul
dans la chambre, cette même chambre trop haute de plafond
où j’avais été si malheureux à la première arrivée, où j’avais
pensé avec tant de tendresse à Mlle de Stermaria, guetté le
passage d’Albertine et de ses amies comme d’oiseaux migra-
teurs arrêtés sur la plage, où je l’avais possédée avec tant d’in-
différence quand je l’avais fait chercher par le lift, où j’avais
connu la bonté de ma grand’mère, puis appris qu’elle était
morte ; ces volets, au pied desquels tombait la lumière du ma-
tin, je les avais ouverts la première fois pour apercevoir les
premiers contreforts de la mer (ces volets qu’Albertine me

508
faisait fermer pour qu’on ne nous vît pas nous embrasser). Je
prenais conscience de mes propres transformations en les
confrontant à l’identité des choses. On s’habitue pourtant à
elles comme aux personnes et quand, tout d’un coup, on se
rappelle la signification différente qu’elles comportèrent, puis,
quand elles eurent perdu toute signification, les événements
bien différents de ceux d’aujourd’hui qu’elles encadrèrent, la
diversité des actes joués sous le même plafond, entre les
mêmes bibliothèques vitrées, le changement dans le cœur et
dans la vie que cette diversité implique, semblent encore ac-
crus par la permanence immuable du décor, renforcés par
l’unité du lieu.
Deux ou trois fois, pendant un instant, j’eus l’idée que le
monde où était cette chambre et ces bibliothèques, et dans le-
quel Albertine était si peu de chose, était peut-être un monde
intellectuel, qui était la seule réalité, et mon chagrin quelque
chose comme celui que donne la lecture d’un roman et dont un
fou seul pourrait faire un chagrin durable et permanent et se
prolongeant dans sa vie ; qu’il suffirait peut-être d’un petit
mouvement de ma volonté pour atteindre ce monde réel, y ren-
trer en dépassant ma douleur comme un cerceau de papier
qu’on crève, et ne plus me soucier davantage de ce qu’avait
fait Albertine que nous ne nous soucions des actions de l’hé-
roïne imaginaire d’un roman après que nous en avons fini la
lecture. Au reste, les maîtresses que j’ai le plus aimées n’ont
coïncidé jamais avec mon amour pour elles. Cet amour était
vrai, puisque je subordonnais toutes choses à les voir, à les
garder pour moi seul, puisque je sanglotais si, un soir, je les
avais attendues. Mais elles avaient plutôt la propriété d’éveiller
cet amour, de le porter à son paroxysme, qu’elles n’en étaient
l’image. Quand je les voyais, quand je les entendais, je ne trou-
vais rien en elles qui ressemblât à mon amour et pût l’expli-
quer. Pourtant ma seule joie était de les voir, ma seule anxiété
de les attendre. On aurait dit qu’une vertu n’ayant aucun rap-
port avec elles leur avait été accessoirement adjointe par la na-
ture, et que cette vertu, ce pouvoir simili-électrique avait pour
effet sur moi d’exciter mon amour, c’est-à-dire de diriger
toutes mes actions et de causer toutes mes souffrances. Mais
de cela la beauté, ou l’intelligence, ou la bonté de ces femmes
étaient entièrement distinctes. Comme par un courant

509
électrique qui vous meut, j’ai été secoué par mes amours, je les
ai vécus, je les ai sentis : jamais je n’ai pu arriver à les voir ou
à les penser. J’incline même à croire que dans ces amours (je
mets de côté le plaisir physique, qui les accompagne d’ailleurs
habituellement, mais ne suffit pas à les constituer), sous l’ap-
parence de la femme, c’est à ces forces invisibles dont elle est
accessoirement accompagnée que nous nous adressons comme
à d’obscures divinités. C’est elles dont la bienveillance nous est
nécessaire, dont nous recherchons le contact sans y trouver de
plaisir positif. Avec ces déesses, la femme, durant le rendez-
vous, nous met en rapport et ne fait guère plus. Nous avons,
comme des offrandes, promis des bijoux, des voyages, pronon-
cé des formules qui signifient que nous adorons et des for-
mules contraires qui signifient que nous sommes indifférents.
Nous avons disposé de tout notre pouvoir pour obtenir un
nouveau rendez-vous, mais qui soit accordé sans ennui. Or, est-
ce pour la femme elle-même, si elle n’était pas complétée de
ces forces occultes, que nous prendrions tant de peine, alors
que, quand elle est partie, nous ne saurions dire comment elle
était habillée et que nous nous apercevons que nous ne l’avons
même pas regardée ?
Comme la vue est un sens trompeur, un corps humain, même
aimé, comme était celui d’Albertine, nous semble, à quelques
mètres, à quelques centimètres, distant de nous. Et l’âme qui
est à lui de même. Seulement, que quelque chose change vio-
lemment la place de cette âme par rapport à nous, nous
montre qu’elle aime d’autres êtres et pas nous, alors, aux bat-
tements de notre cœur disloqué, nous sentons que c’est, non
pas à quelques pas de nous, mais en nous, qu’était la créature
chérie. En nous, dans des régions plus ou moins superficielles.
Mais les mots : « Cette amie, c’est Mlle Vinteuil » avaient été le
Sésame, que j’eusse été incapable de trouver moi-même, qui
avait fait entrer Albertine dans la profondeur de mon cœur dé-
chiré. Et la porte qui s’était refermée sur elle, j’aurais pu cher-
cher pendant cent ans sans savoir comment on pourrait la
rouvrir.
Ces mots, j’avais cessé de les entendre un instant pendant
qu’Albertine était auprès de moi tout à l’heure. En l’embras-
sant comme j’embrassais ma mère, à Combray, pour calmer
mon angoisse, je croyais presque à l’innocence d’Albertine ou,

510
du moins, je ne pensais pas avec continuité à la découverte que
j’avais faite de son vice. Mais maintenant que j’étais seul, les
mots retentissaient à nouveau, comme ces bruits intérieurs de
l’oreille qu’on entend dès que quelqu’un cesse de vous parler.
Son vice maintenant ne faisait pas de doute pour moi. La lu-
mière du soleil qui allait se lever, en modifiant les choses au-
tour de moi, me fit prendre à nouveau, comme en me déplaçant
un instant par rapport à elle, conscience plus cruelle encore de
ma souffrance. Je n’avais jamais vu commencer une matinée si
belle ni si douloureuse. En pensant à tous les paysages indiffé-
rents qui allaient s’illuminer et qui, la veille encore, ne
m’eussent rempli que du désir de les visiter, je ne pus retenir
un sanglot quand, dans un geste d’offertoire mécaniquement
accompli et qui me parut symboliser le sanglant sacrifice que
j’allais avoir à faire de toute joie, chaque matin, jusqu’à la fin
de ma vie, renouvellement, solennellement célébré à chaque
aurore, de mon chagrin quotidien et du sang de ma plaie, l’œuf
d’or du soleil, comme propulsé par la rupture d’équilibre
qu’amènerait au moment de la coagulation un changement de
densité, barbelé de flammes comme dans les tableaux, creva
d’un bond le rideau derrière lequel on le sentait depuis un mo-
ment frémissant et prêt à entrer en scène et à s’élancer, et
dont il effaça sous des flots de lumière la pourpre mystérieuse
et figée. Je m’entendis moi-même pleurer. Mais à ce moment,
contre toute attente, la porte s’ouvrit et, le cœur battant, il me
sembla voir ma grand’mère devant moi, comme en une de ces
apparitions que j’avais déjà eues, mais seulement en dormant.
Tout cela n’était-il donc qu’un rêve ? Hélas, j’étais bien éveillé.
« Tu trouves que je ressemble à ta pauvre grand’mère », me dit
maman – car c’était elle – avec douceur, comme pour calmer
mon effroi, avouant, du reste, cette ressemblance, avec un
beau sourire de fierté modeste qui n’avait jamais connu la co-
quetterie. Ses cheveux en désordre, où les mèches grises
n’étaient point cachées et serpentaient autour de ses yeux in-
quiets, de ses joues vieillies, la robe de chambre même de ma
grand’mère qu’elle portait, tout m’avait, pendant une seconde,
empêché de la reconnaître et fait hésiter si je dormais ou si ma
grand’mère était ressuscitée. Depuis longtemps déjà ma mère
ressemblait à ma grand’mère bien plus qu’à la jeune et rieuse
maman qu’avait connue mon enfance. Mais je n’y avais plus

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songé. Ainsi, quand on est resté longtemps à lire, distrait, on
ne s’est pas aperçu que passait l’heure, et tout d’un coup on
voit autour de soi le soleil, qu’il y avait la veille à la même
heure, éveiller autour de lui les mêmes harmonies, les mêmes
correspondances qui préparent le couchant. Ce fut en souriant
que ma mère me signala à moi-même mon erreur, car il lui
était doux d’avoir avec sa mère une telle ressemblance. « Je
suis venue, me dit ma mère, parce qu’en dormant il me sem-
blait entendre quelqu’un qui pleurait. Cela m’a réveillée. Mais
comment se fait-il que tu ne sois pas couché ? Et tu as les yeux
pleins de larmes. Qu’y a-t-il ? » Je pris sa tête dans mes bras :
« Maman, voilà, j’ai peur que tu me croies bien changeant.
Mais d’abord, hier je ne t’ai pas parlé très gentiment d’Alber-
tine ; ce que je t’ai dit était injuste. – Mais qu’est-ce que cela
peut faire ? » me dit ma mère, et, apercevant le soleil levant,
elle sourit tristement en pensant à sa mère, et pour que je ne
perdisse pas le fruit d’un spectacle que ma grand’mère regret-
tait que je ne contemplasse jamais, elle me montra la fenêtre.
Mais derrière la plage de Balbec, la mer, le lever du soleil, que
maman me montrait, je voyais, avec des mouvements de déses-
poir qui ne lui échappaient pas, la chambre de Montjouvain où
Albertine, rose, pelotonnée comme une grosse chatte, le nez
mutin, avait pris la place de l’amie de Mlle Vinteuil et disait
avec des éclats de son rire voluptueux : « Eh bien ! si on nous
voit, ce n’en sera que meilleur. Moi ! je n’oserais pas cracher
sur ce vieux singe ? » C’est cette scène que je voyais derrière
celle qui s’étendait dans la fenêtre et qui n’était sur l’autre
qu’un voile morne, superposé comme un reflet. Elle semblait
elle-même, en effet, presque irréelle, comme une vue peinte.
En face de nous, à la saillie de la falaise de Parville, le petit
bois où nous avions joué au furet inclinait en pente jusqu’à la
mer, sous le vernis encore tout doré de l’eau, le tableau de ses
feuillages, comme à l’heure où souvent, à la fin du jour, quand
j’étais allé y faire une sieste avec Albertine, nous nous étions
levés en voyant le soleil descendre. Dans le désordre des
brouillards de la nuit qui traînaient encore en loques roses et
bleues sur les eaux encombrées des débris de nacre de
l’aurore, des bateaux passaient en souriant à la lumière
oblique qui jaunissait leur voile et la pointe de leur beaupré
comme quand ils rentrent le soir : scène imaginaire,

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grelottante et déserte, pure évocation du couchant, qui ne re-
posait pas, comme le soir, sur la suite des heures du jour que
j’avais l’habitude de voir le précéder, déliée, interpolée, plus
inconsistante encore que l’image horrible de Montjouvain
qu’elle ne parvenait pas à annuler, à couvrir, à cacher – poé-
tique et vaine image du souvenir et du songe. « Mais voyons,
me dit ma mère, tu ne m’as dit aucun mal d’elle, tu m’as dit
qu’elle t’ennuyait un peu, que tu étais content d’avoir renoncé
à l’idée de l’épouser. Ce n’est pas une raison pour pleurer
comme cela. Pense que ta maman part aujourd’hui et va être
désolée de laisser son grand loup dans cet état-là. D’autant
plus, pauvre petit, que je n’ai guère le temps de te consoler.
Car mes affaires ont beau être prêtes, on n’a pas trop de temps
un jour de départ. – Ce n’est pas cela. » Et alors, calculant
l’avenir, pesant bien ma volonté, comprenant qu’une telle ten-
dresse d’Albertine pour l’amie de Mlle Vinteuil, et pendant si
longtemps, n’avait pu être innocente, qu’Albertine avait été ini-
tiée, et, autant que tous ses gestes me le montraient, était
d’ailleurs née avec la prédisposition du vice que mes inquié-
tudes n’avaient que trop de fois pressenti, auquel elle n’avait
jamais dû cesser de se livrer (auquel elle se livrait peut-être en
ce moment, profitant d’un instant où je n’étais pas là), je dis à
ma mère, sachant la peine que je lui faisais, qu’elle ne me mon-
tra pas et qui se trahit seulement chez elle par cet air de sé-
rieuse préoccupation qu’elle avait quand elle comparait la gra-
vité de me faire du chagrin ou de me faire du mal, cet air
qu’elle avait eu à Combray pour la première fois quand elle
s’était résignée à passer la nuit auprès de moi, cet air qui en ce
moment ressemblait extraordinairement à celui de ma
grand’mère me permettant de boire du cognac, je dis à ma
mère : « Je sais la peine que je vais te faire. D’abord, au lieu de
rester ici comme tu le voulais, je vais partir en même temps
que toi. Mais cela n’est encore rien. Je me porte mal ici, j’aime
mieux rentrer. Mais écoute-moi, n’aie pas trop de chagrin. Voi-
ci. Je me suis trompé, je t’ai trompée de bonne foi hier, j’ai ré-
fléchi toute la nuit. Il faut absolument, et décidons-le tout de
suite, parce que je me rends bien compte maintenant, parce
que je ne changerai plus, et que je ne pourrais pas vivre sans
cela, il faut absolument que j’épouse Albertine. »

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