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Cours d’Esthétique, 18 septembre 2020, université

de Nantes, Philippe Beck

« Il me faudra traverser un terrain transformé en


bourbier profond et glissant par les grosses bottes des
savants en discorde ; un terrain, aussi, où les gens
pressés risquent de s’empêtrer dans les dépouilles,
pas entièrement décomposées, de certaines théories
défuntes auxquelles on n’a encore pu faire de
convenables obsèques. Il serait donc prudent
d’avancer avec lenteur et de poser attentivement nos
pieds dans les détritus. » (E.R. Dodds)1

« Lorsque le tyran de Syracuse lui demanda ce


qu’était la divinité, le poète Simonide le pria, dit-on,
de lui accorder un jour de réflexion ; ce délai écoulé,
deux autres jours, puis trois, et ainsi de suite ; pressé
enfin de fournir une explication en bonne et due
forme, il dit en guise de réponse que plus il méditait
la chose, et plus elle lui semblait obscure. Je serais
porté à répondre de même à la question : qu’est-ce
que la poésie ? — et à croire ainsi, tout comme
Simonide, avoir effectivement énoncé quelque chose.
Il signifiait en effet par là que la divinité est une
pensée sans bornes, une Idée. Ce qui vaut en fait de
l’art en général (…) Mais c’est encore plus vrai pour
la poésie, car les autres arts (…) ont une sphère
déterminée (…). Mais le médium qu’emploie la

1
Les Grecs et l’irrationnel (1959), Paris, Flammarion, 1977, p. 140.
poésie est précisément le même que celui par quoi
l’esprit humain (…) relie et exprime ses
représentations : le langage. » (August Wilhelm
Schlegel)2

« Le poème absolu — non, il n’y en a certainement


pas, il ne peut y en avoir ! (…) Nous écrivons encore
et encore le 20 janvier, “notre” 20 janvier. Nous
écrivons depuis de telles dates (…) — le plus
clairement peut-être dans le poème. (…) Dans le
poème : c’est-à-dire, je le crois, n’en déplaise à
Mallarmé, non pas — ou plus — dans un de ces
produits de la langue composés de “paroles” ou de
“mots”, sur-différenciés sur le plan phonétique,
sémantique et syntaxique. Ni dans le poème qui se
prend pour une “musique de mots”, ni dans quelque
“poésie d’ambiance” tissée de “couleurs sonores”, ni
[le résultat] de créations, de concentrations, de
démolitions ou de jeux de mots, ni […] quelque
nouvel “art d’expression”, ni [une] “seconde” réalité
dépassant symboliquement le réel. (Bien plutôt) dans
le poème comme poème de celui qui sait qu’il parle
sous l’angle d’inclinaison de son existence, que le

2
Der Dichter Simonides soll, als ihn der Herrscher von Syrakus befragte, was die Gottheit sei, sich
einen Tag Bedenkenzeit ausgebeten haben ; nach Verlauf dieser Frist zwei Tage, drei Tage und so fort,
und endlich, da jener auf einen wirklichen Bescheid drang, gab er zur Antwort : die Sache scheine ihm
um so dunkler, je länger er sie erwäge. Die Frage : was die Poesie sei ?, würde ich geneigt sein, auf
ähnliche Weise zu beantworten und damit sowohl als Simonides in der Tat etwas gesagt zu haben
glauben. Er deutete nämlich dadurch an, die Gottzeit sei ein schrankenloser Gedanke, eine Idee. Dies
gilt nun zwar von der Kunst überhaupt (...) Bei der Poesie findet es aber in noch höherem Grade statt ;
denn die übrigen Künste haben (...) eine bestimmte Sphäre (...). Das Medium der Poesie aber ist eben
dasselbe, wodurch die menschliche Geist (...) seine Vorstellungen zu willkürlicher Verknüpfung und
Äusserung in die Gewalt bekommt : die Sprache. (in Vorlesungen über schöne Literatur und Kunst,
Berlin, 1801, in August Wilhelm Schlegel, Die Kunstlehre, Kristische Schriften und Briefe II, hrsg. Von
Edgar Lohner, Stuttgart, 1963). Cette « vingt-troisième heure » est traduite et citée sous le titre Leçons
sur la littérature et l’art in Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’absolu littéraire, Paris,
Seuil, coll. Poétique, 1978, p. 348-349.
langage de son poème n’est ni « correspondance» ni
langage par excellence, mais langage actualisé, en
même temps sonore et sans voix, libéré sous le signe
d’une individuation à vrai dire radicale, mais qui en
même temps également conserve bien en mémoire les
limites que lui pose le langage et les possibilités que
lui ouvre et découvre le langage. » (Paul Celan)3

« La poésie qui n’est que l’amour de la poésie, ce


n’est que du contreplaqué. » (Pierre Reverdy)4

« Une fois de plus, en France, l’idée de poésie aura


provoqué une attention que ne retient pas la poésie
même. » (Robert de Souza)5

3
Partiellement cité, sans référence, par Andrea Lauterwein dans son beau livre Paul Celan, Paris, Belin,
coll. Voix allemandes, 2005, p. 30-31. La première phrase est extraite de la version publiée du
« Méridien » de Paul Celan (1961). Le reste du texte est tiré d’une note préparatoire au « Méridien » :
Im Gedicht : das heißt, glaube ich, nicht — oder nicht mehr —, n’en déplaise à Mallarmé <en français
dans le texte>, in einem jener aus „Worten“ bzw. „Wörtern“ gefügten, phonetisch, semantisch und
syntaktisch überdifferenzierten Gebilde der Sprache {;}. Nicht in dem sich „Wortmusik“ begreifenden
Gedicht; nicht in irgendeiner aus „Klangfarben“ zusammengewobenen „Stimmungspoesie“; <und
auch nicht> im Gedicht als dem Resultat von Wortschöpfungen, Wortballungen, Wortzertrümmerungen,
Wortspielen; nicht in irgendeiner neuen „Ausdruckskunst“; und <auch nicht> im Gedicht als in einer
das Wirkliche sinnbildlich überhöhenden „zweiten“ Wirklichkeit. — Sondern vielmehr im Gedicht als
dem Gedicht dessen, der weiß, daß er unter dem Neigungswinkel seiner Existenz spricht, daß die
Sprache seines Gedichts weder „Entsprechung“ noch Sprache schlechthin ist, sondern aktualisierte
Sprache, stimmhaft und stimmlos zugleich, freigesetzt im Zeichen einer zwar radikalen, aber gleichzeitig
auch der ihr von der Sprache gesetzten Grenzen, der ihr von der Sprache erschlossenen Möglichkeiten
eingedenk bleibenden Individuation. (in Umfangreichster Entwurf des Mittelteils vor der ersten
Niederschrift der gesamten Rede) in Paul Celan, Der Meridian. Endfassung, Vorstufen, Materialien,
Tübinger Ausgabe, Suhrkamp, Ffm 1999, S. 55. La dernière phrase de la note préparatoire n’est pas
traduite par A.L.
4
Ecrits sur l’art et sur la poésie, 1938, in Oeuvres complètes, vol. II, Paris, Flammarion, 2010, p. 1206.
5
In Henri Bremond, La Poésie pure, avec « un débat sur la poésie » par Robert de Souza, Paris, Grasset,
1926, p. 171. Cf. Henri Bremond, « Foi et Vie », 16 décembre 1925, p. 230 : « Pendant que nos
financiers, possédés par la folie du nombre, se jettent des milliards à la tête, il se trouve encore des âmes
sublimes pour déraisonner sur les mystères de la poésie et pour échanger, en guise d’argument, des
hexamètres de Virgile ou des vers de Racine. »
INTRODUCTION
Une certaine idée de la poésie

« La poésie est la langue maternelle du genre humain ; de même que l’horticulture est plus
vieille que l’agriculture ; la peinture que l’écriture ; le chant que la déclamation ; les paraboles
que les raisonnements ; le troc que le commerce ; nos ancêtres dormaient d’un sommeil plus
profond ; et leur mouvement était une danse titubante. Ils passaient sept jours dans le silence de
la réflexion ou de l’étonnement ; – et ouvraient la bouche – pour en sortir des sentences ailées. »
(Hamann)6

« Il n’existe pas deux genres de poésie ; il n’en est qu’une. » (Lautréamont)7

« La poésie n’est pas la tempête, pas plus que le cyclone. C’est un fleuve majestueux et fertile. »
(Lautréamont)8

« La poésie n’est pas dans les choses... » (Reverdy)9

Toutes les citations que je viens de vous transmettre disent quelque chose de notre question
concernant la singularité de la poésie dans l’ensemble des arts plusieurs.

Avant de commencer l’Introduction, voici le plan du cours tel qu’il se déploiera après
l’Introduction où je distinguerai plusieurs définitions possibles de la poésie :

I) Les théories intérieures : elles disent la manière dont les poètes définissent la poésie,
« de l’intérieur », surtout sous la forme d’arts poétiques en vers ou en prose. Nous

6
Johann Georg Hamann, Aesthetica in nuce (1758), Paris, Vrin, 2001, p. 79, traduction Romain
Deygout. On sait qu’en 1812 Schlegel avait tenté une édition des œuvres de Hamann. C’est Friedrich
Roth qui la réalisa en 1821.
7
Poésies, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 2009, p. 261.
8
Ibid., p. 261, sans doute contre le Diderot du Discours sur la poésie dramatique. Jean-Luc Steinmetz
cite en note de l’édition de La Pléiade : “La poésie veut quelque chose d’énorme, de barbare et de
sauvage.” (ibid., p. 664).
9
Ecrits sur l’art et sur la poésie, in Oeuvres complètes, vol. II, Paris, Flammarion, 2010, p. 1272.
lirons un certain nombre d’arts poétiques, pour commencer ceux de Ronsard et de
Boileau.
II)
III) Les théories extérieures : elles disent la manières dont les théoriciens non poètes
(critiques, linguistes, stylisticiens, etc.) décrivent l’intériorité du processus poétique,
sa vérité formelle et essentielle, par le moyen du recul ou de l’extériorité, moyennant
un paradoxe essentiel (l’extériorité doit permettre de mieux connaître l’intérieur du
poème, sa loi et ses principes).

“Qu’est-ce que la poésie ?” Question oubliée dans la brume. Aujourd’hui, où tout est
susceptible d’être dit poétique (un paysage, un film, un tableau, un geste…) , semble-t-il, et où
les poèmes sont déclarés caducs ou désuets, comment répondre à la question ? A-t-elle encore
un sens ? Faut-il s’endeuiller de la question pour éviter un chemin qui ne mène nulle part ? Mais
la résistance à la possibilité de définir la poésie ne date pas de notre époque. Mallarmé : « C’est
un coup de poing dont on a la vue, un instant, éblouie ! que votre injonction brusque : -
« Définissez la poésie. » »10 Pourquoi un coup de poing ? C’est une violence faite à la
quiétude où l’on ne se pose pas la question de la définition de la poésie et des poèmes. La
question éblouit : elle éclaire tant la vue qu’elle aveugle. Mais à quoi rend-elle aveugle ?
Au fait, qu’il n’y a pas de définition de la poésie et des poèmes ? Au fait que la pluralité
des manifestations de la poésie ne peut se réduire à une essence ? Mallarmé, à la fin du
XIXe siècle, ne le dit pas. Il ne se gênera pas, d’ailleurs, de parler beaucoup, dans ses arts
poétiques diffus (Divagations, par exemple), de ce qu’est la poésie ! Mais sans doute
refuse-t-il le caractère autoritaire et purement théorique de l’injonction de définir. Nous
y reviendrons.
En 1801, August Wilhelm Schlegel (c’est le premier extrait que je vous ai envoyé) reprend
la question et rétablit l’antique difficulté, infinité ou indéfinité de la définition demandée ; il en
tire, non pas un credo sceptique, serait-il de méthode, mais une équation de la poésie au procès
de l’esprit humain en langue naturelle ; la poésie s’élargit par excès – alors, est-elle encore un
art singulier ou bien est-ce l’art de tous les arts, ici donc le langage ? Au centre du dogme
s’enregistre un problème : la poésie est une Idée, inassignable, comme l’Idée du dieu de Kant,
idée que nulle intuition sensible (aucun poème réel) ne peut remplir adéquatement. Il y aurait

10
Oeuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, Pléiade, édition Bertrand Marchal, 2003, p. 657.
donc une « poésie progressive », synthétique, historique, toujours à venir, à la fois absolue et
infinie. Comment faire, dès lors, selon le voeu de Friedrich Schlegel, une « philosophie de la
poésie »11, si le genre du poème se dérobe historiquement et indéfiniment dans la synthèse des
genres ? En 1961, Paul Celan (c’est le second texte que je vous ai envoyé), refuse l’infinie
disproportion entre l’essence de la poésie et la réalité des poèmes particuliers, et lui préfère une
approche décidément historique et finie. La question est aussi ou d’abord : « Où est le
poème ? », c’est-à-dire « Qu’est-ce qu’un poème ? », « Est-ce un poème ? », et il ne s’agit pas
d’une approche essentialiste. L’ancienne opposition entre poema et poesis est ainsi refusée.
Celan refuse l’écart infini entre l’idée de la poésie et le poème réel, place le poème à hauteur
d’histoire, exclut l’infinité de l’idée en raison même du processus historiques des formes – qui
sont des formes d’intervention dans l’histoire des hommes –, et pose la grande force limitée du
langage individué appelé poème, s’efforçant d’écarter les définitions de la poésie qui ne
répondent pas à l’absolu de la situation historique. Ce qui ruine sans doute une série des
définitions légères de la poésie, c’est l’inconsciente pauvreté en teneur historique et
anthropologique, qui en institue aussi l’illusoire variété. « La poésie, toujours la même : chaque
époque, néanmoins, les poètes regardent un visage différent. Et c’est précisément dans la
mesure où ce visage est devenu différent, qu’une époque n’est plus la précédente : qu’elle agit,
qu’elle pense autrement ; qu’elle a donc besoin d’une autre manière de dire. L’Histoire tourne
quand la poésie cesse d’être ce qu’elle était. Ou, certaine définition de la poésie est rejetée dès
que les valeurs qui animent la période historique à laquelle elle a correspondu, cessent d’être
reconnues. Rechercher lequel des deux changements est la cause de l’autre, est l’affaire des
philosophes de l’Histoire ; il ne nous importe que de souligner leur corrélation.» Ce texte est
du poète Jean Tortel, au XXe siècle.
Comment la question de l’essence de la poésie peut-elle être maintenant réputée futile,
indécente, stérile ou formelle, seconde ou superflue, si elle est notre problème, si le problème
de la poésie entre sérieusement dans le problème de l’homme ? Le 18 mai 1960, Celan écrivait
à Hans Bender : « Des poèmes, ce sont aussi des présents (Gedichte, das sind auch Geschenke)
– des présents destinés aux attentifs. Des présents porteurs de destin (Schicksal mitführende
Geschenke). / « Comment fait-on des poèmes ? » / J’ai pu voir comme d’autres pendant un
temps, il y a des années, et par la suite à bonne distance (aus einiger Entfernung) observer

11
L’expression “philosophie de la poésie” se retrouve dans la plume de Lautréamont : “Les jugements
sur la poésie ont plus de valeur que la poésie. Ils sont la philosophie de la poésie. La philosophie, ainsi
comprise, englobe la poésie. La poésie ne pourra se passer de la philosophie. La philosophie pourra se
passer de la poésie.” (Poésies II, ibid., p. 285) Pour Novalis, “la philosophie est théorie de la poésie”.
Toutes ces définitions forment une configuration et l’exacte description de l’âge de la critique.
exactement comment une façon de « faire » (das « Machen »), en passant par le contre-faire,
finit en machination de faiseurs (über die Mache allmählich zur Machenschaft wird). Oui, cela
aussi existe, vous le savez peut-être. – Et cela ne se produit pas par hasard. / Nous vivons sous
de sombres cieux, et - il y a peu d'hommes. C'est sans doute aussi pourquoi il y a si peu de
poèmes ».12 Comment se fait-il que la doxa ennemie de l’intelligence nous masque-t-elle un
profond sérieux populaire de la question ? En dépit des apparences, nous vivons sans doute non
seulement l’époque de la définition de la poésie, mais l’époque même de la poésie13. Il faut le

12
Le Méridien & autres proses, traduction Jean Launay, Paris, Seuil, 2002, p. 45. “Wir leben unter
finstren Himmeln, und – es gibt wenig Menschen.” (Gesammelte Werke, III. Band, Gedichte III, Prosa,
Reden, hrsg. von Beda Allemann und Stefan Reichert unter Mitwirkung von Rolf Bücher, Suhrkamp
Verlag, Frankfurt, 1983, p. 178). Un tiret exhibe ici le sombre paradoxe de la démographie poétique.
Car peu d’humains ont accès au lien de la poésie et de l’humanité. La citation de Tortel est extraite de
“Le problème de l’art poétique”, in Un certain XVIIe, Marseille, André Dimanche, 1994, p. 137. Fait
remarquable : la question de l’essence de la poésie paraît aujourd’hui secondaire, voire invalide, et
mauvaise, à la fois aux yeux de beaucoup que la poésie intéresse ou concerne et aux yeux de ceux qui
la dénigrent et déclarent la mépriser (au moins dans sa forme contemporaine, dite “survivante”). Cf.
également la note 16. Comme si un réel pouvait se déployer en négligeant sa raison d’être. Il ne suffit
pas de moquer la grande liste des définitions pour détruire le besoin de définir, si caché ou affaibli qu’il
soit, dans le champ théorique et dans le “milieu de la poésie”. J’appelle maintenant l’aujourd’hui dans
son intensité, qui appelle une intervention dense, mesurée à l’inquiétante densité (condensation), au
serré du présent. On peut définir le caduc : ce qui continue d’apparaître au lieu de disparaître. Et le
désuet : ce qui continue l’ancien apparaître au lieu de simplement apparaître. Pour une analyse exclusive
et formelle de la question “empirique”, cf. Charles S. Stevenson, “Qu’est-ce qu’un poème ?”, in Gérard
Genette (dir.), Esthétique et poétique, Paris, Seuil, 1992, p. 157-201. Stevenson ne sollicite aucun poème
réel à l’appui de sa démonstration. Sur la “philosophie de la poésie” et “les principes de la poétique
pure”, cf. le fragment 252 de l’Athenaeum, in L’absolu littéraire, op. cit., p. 135. Voir également le
commentaire de Szondi, op. cit., p. 125.
13
Cf. Philippe Beck, « L’époque de la poésie », in Littérature, n° 120, 2000. Tout dépend de la façon
dont la poésie échappe, aux yeux de Hegel (1770-1831), à ce qu’il est convenu d’appeler “la mort de
l’art”, entendons : la fin de l’art religieux en tant qu’il répondait en principe “aux besoins spirituels” des
gens (Cours d’esthétique, édité par Hotho de 1835 à 1842, Introduction, Cours d’esthétique, tome III,
Paris, Aubier, 1997, p. 17-18, traduction Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck). Point bien
identifé par Jean-Luc Nancy dans Les Muses (Paris, Galilée, 1994, p. 23 et sq.). Toute époque a sa poésie
(caractère et art conjoints dans l’idée), mais il semble que la qualité de refoulement du poétique dans la
nôtre signale à notre attention la particulière intensité négative de la contrainte de la poésie sur nous. Ce
qu’il faut démontrer. Naturellement, Hegel soutient que « notre époque, en raison de sa condition
générale, n’est pas propice à l'art (...) L'art est et reste pour nous, quant à sa destination la plus haute,
quelque chose de révolu. Il a de ce fait perdu aussi pour nous sa vérité et sa vie authentiques, et il est
davantage relégué dans notre représentation qu’il n'affirme dans l’effectivité son ancienne nécessité et
n’y occupe sa place éminente. Ce que les oeuvres d’art suscitent à présent en nous, outre le plaisir
immédiat, est l’exercice de notre jugement : nous soumettons à l’examen de notre pensée le contenu de
l’oeuvre d’art et ses moyens d’exposition, en évaluant leur mutuelle adéquation ou inadéquation. C’est
pourquoi la science de l'art est bien plus encore un besoin à notre époque qu’elle ne l’était aux temps où
l'art pour lui-même procurait déjà en tant que tel une pleine satisfaction. L'art nous invite à présent à
l’examiner par la pensée, et ce non pas pour susciter un renouveau artistique, mais pour reconnaître
scientifiquement ce qu'est l’art. » (ibid.) Le besoin, et non seulement le désir de définir est donc inscrit
dans notre époque et dans la nature de l’oeuvre d’art qu’elle rend possible ; besoin qui explique la
démontrer après les puissantes déductions de Hegel, qui voue l’homme moderne à la pensée
sur les conditions de ses gestes. Epoque paradoxale, dite « prosaïque », où la relégation et le
dénigrement de « la poésie » refoulent son essence contraignante, qui revient par la fenêtre et
s’impose à l’envers ; car une certaine idée de la poésie détermine les vies, les actes et les
pratiques impérieusement, sourdement, quoi qu’on en dise.14 La question se pose donc
puissamment et silencieusement, à raison d’un besoin de poésie maintenant, qui enveloppe un
désir15. Le besoin sur-déterminant est obscurci, réduit « à l’essentiel » en chacun, à quelque
noyau commun et secret, privé-public, quelque ambition de discours exact et puissant. On
n’invoquera pas un mystère16 de la « chose poétique » ; il s’agit d’une essence difficile et
préoccupante, si peu ambitieuse qu’en soit la définition17. Le paradoxe peut se décrire ainsi,
que Souza a exactement pressenti18 : désormais, plus on définit la poésie au sens large, plus on
la dit présente ailleurs que dans les poèmes-poèmes, réputés caducs ou désuets, plus elle tend à
se faire prose extérieure, et plus l’élargissement de la poésie (libération, amplification,

nouveauté de son art profane, et fait de notre temps l’époque de (la définition de) la poésie. Schlegel
examine « les époques de la poésie », ou de l’art littéraire (Dichtkunst), dans la perspective de la poésie
progressive du fragment 116 (vide L’entretien sur la poésie, qui en appelle à « la haute science critique
authentique », in L’absolu..., op. cit, p. 294 et sq.). Le « premier romantisme »

14
Que l’idée soit faible ou fausse ne change rien à l’affaire. L’idée vague se résume à la notion d’une
rédemption indéterminée par le verbe, dont chacun a comme hérité physiquement, notion “orphique”
issue d’une longue tradition réifiée. “C’est à Orphée qu’on attribue d’ordinaire le don de charmer et
d’entraîner à sa suite par sa musique les bêtes sauvages ; la lyre d’Amphion, musicien-batisseur, fait
d’ordinaire mouvoir les pierres.” (Paul Bénichou, L’Ecole du désenchantement, Paris, Gallimard, Nrf,
1992, p. 545). Il faudrait parler d’amphionisme aussi bien, s’agissant de la première des trois sortes de
définition que nous proposons plus loin.
15
Jacques Roubaud, “Obstination de la poésie”, in “Le Monde diplomatique”, janvier 2010, p. 22. Titre
qui fait sans doute allusion au Résistance de la poésie de Jean-Luc Nancy - cf. note 82. L’obstinée va
dans le sens interdit et non dans l’impasse.
16
Le “mystère” dont il s’agit n’est que l’effet d’un culte de la densité séparée, qui estime
hyberboliquement le “fond sans fond” ou symbole du poème, réputé infiniment épuisable depuis Goethe
(cf. Todorov, Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977). La densité “sémantico-mélodique” du poème,
qui atteint deux de ses sommets dans Mallarmé et dans Celan, est le fruit de techniques complexes, de
fines expérimentations de langue, qui interviennent en celle-ci, et de subtils effets sensibles induits par
les dispositifs d’énonciation expérimentaux dans l’espace-temps du volume. Le mot “mystère”
s’emploie pour délaisser, dissimuler et faire oublier l’ensemble des procédures spéciales de la poésie.
Heidegger, qui ne se préoccupe aucunement de la poéticité du poème, parle de sa “mesure mystérieuse”
(in “L’homme habite en poète”, Essais et conférences, Paris, Gallimard, Tel, 1958, p. 24). Baudelaire
également (cf. note 24). Cf. également Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1966, p. 126, évoquant “le très
ancien et très persistant tabou religieux pesant sur le “mystère” de la création poétique”.
17
Le peu d’ambition à définir signale ici la grande ambition d’enterrer un problème sérieux, dont
l’invention-exhumation exigera bientôt l’emploi d’un équipement archéologique, sismographique et
“esthétique”.
18
Voir la cinquième épigraphe, ici même, “Avant-propos”. Elle signifie que la poésie est d’abord affaire
de poèmes.
dilatation) implique décidément poèmes et désirs de poèmes, et désirs de faire des vers chez
beaucoup, serait-ce secrètement19. Car la forme populaire d’identification phénoménologique
du poème reste le la suite de vers. Le besoin de poème, corrélat anthropologique du besoin et
du désir de lire et d’écrire des vers, insiste, s’obstine parce qu’un mouvement insiste en lui ; le
mot poésie se maintient, populaire20 dans le paradoxe. La persistance du mot, l’intime respect
de la chose, ne peuvent s’expliquer seulement par l’habitus des écoliers21 ou une vague
nostalgie artiste en réponse à l’état du monde (la « peinture du dimanche » y suffirait)22. Le

19
Le ressentiment déclaré pour la “chose poétique” se proportionne au secret réservé à l’acte de
poétiquer ou poétiser (comme on herborise), dont l’analogon peut se trouver dans la pratique du journal
intime à compter du XVIIIe siècle (cf. Pierre Pachet, Les baromètres de l’âme, Paris, Hatier, 1990). On
observera une tendance à avouer désormais, qu’autorise une diffusion de l’idée générale de la culture
comme supplément d’âme pour tous.
20
Jean-Claude Pinson s’approprie le mot poétariat que forge en 1920 le dadaïste René Edme (Poétariat
ou L'immorale Vie de Safran Corday. Avant-propos par Georges Schmits. Préface par André du Bief.
Éditions Complément [Complément à la bibliothèque de Pascal Pia], s.l., 1982), pour suggérer une
dialectique interne du proletarius et du poeta, l’un transmettant à l’autre sa descendance populaire. Cf.
“Du prolétariat au poétariat”, http://philosophie.blogs.liberation.fr/noudelmann/2008/12/du-proltariat-
a.html. Le proletarius est d’abord le fournisseur d’enfants pour la continuité de l’humanité.
L’organisation d’un poétariat est-elle ici la condition pour la reconstitution de “chants populaires”
strictement poétiques ? N’est-ce pas l’inverse, le poétariat ne pouvant se constituer, sinon s’instituer que
sur la base vivante de ces chants remplaçant les “chansons populaires” ? Sur ce point, cf. Jochmann
également.
21
La Fontaine reste le nom du professeur sensible et marquant (du poète-enseignant), du créateur de la
fable enjambée : elle “contient des vérités qui servent de leçons” (“A Monseigneur le Dauphin”, enfant
de sept ans). C’est un idéal de l’instituteur. Rousseau ne le dénigre pas au hasard : “On fait apprendre
les fables de la Fontaine à tous les enfants, et il n'y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les
entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge,
qu'elle les porterait plus au vice qu'à la vertu.” (L’Emile, II) La Fontaine, c’est la poésie du vague, en
somme. Un ouvrage récent pose d’ailleurs la question au plan formel : “Comment se fait-il que La
Fontaine, l’un des poètes français les plus célébrés, ait composé des vers mêlés qui ne se conforment
pas au fonctionnement métrique et par là risquaient de ne pas être perceptibles en tant que vers, alors
même que le poète insistait sur le fait que ses fables étaient “mises en vers” (...)?“ (Guillaume Peureux,
La Fabrique du vers, Paris, Seuil, 2009, p. 520). La question de la polymétrie est évidemment liée à
celles du “vers libre” et de l’enjambement comme “critère ultime” de la poésie (selon Agamben, dans
Idée de la prose, Paris, Bourgois, 1988, p. 21 et sq., ouvrage paru en italien en 1985, aux éditions
Feltrinelli). Nous y reviendrons. Le devenir-prose du poème, diagnostiqué philosophiquement,
contribue à la diffusion de l’idée vague (ou notion) de la poésie non moins qu’à la diffusion de la doctrine
de sa péremption ou “extase”. Le vague du caractère de poésie est la condition nécessaire et non
suffisante pour la disparition du poème. Les antinomies ou amphibologies du devenir-prose ne
suppriment en rien le fait que le matériau du poème est le langage, i.e. la prose linguistique disponible
(si hantée par les poétiques élaborations premières des grammaires et syntaxes, exactes et mémorables,
souvent versifiées).
22
La contrainte qu’exerce sur nous l’idée-refuge, l’idée moderne de Littérature Absolue (ou Poésie,
Dichtung majuscule), n’est pas si forte qu’elle nous contraint à déclarer, comme l’a fait Jacques Darras
polémiquement : Nous sommes tous des romantiques allemands (Paris, Calmann-Lévy, 2002). Le prix
de l’assomption jubilatoire est trop élevé, même si “la gravité est le bouclier des sots” (Montesquieu).
Et sans doute faut-il dire : “On ne peut pas écrire froidement sur la poésie”, comme dit bien Alain
Frontier en “Avant-propos” à son utile ouvrage La poésie (Belin, 1992), qui évoque notamment
l’histoire du mot et parle de l’ “introuvable définition” (p. 22). L’introuvable est aussi le produit du
besoin de poésie atteste la non péremption du sens strict, i.e. quelque spéciale relation avec le
langage, « médium de la réflexion »23, que désigne un mot employé à tout bout de champ.24 On
en déduira d’abord un lien analytique entre la poétique et l’anthropologie. Si l’humain se
déploie singulièrement dans le poème qu’il exige, alors il s’ensuit ou bien que la poétique est
un chapitre essentiel de l’anthropologie, ou bien que l’anthropologie nécessite une poétique
transcendantale, qu’on appellera de ses voeux. Le mot de Celan dans sa Lettre à Hans Bender
se laisse interpréter dans le sens d’une demande de préciser la destination humaine par le
poème. La poésie n’est pas seulement l’art commun à tous les arts, un art à part et peut-être plus
qu’un art ; c’est le langage par lequel l’humanité se rejoint, devient plus humaine, mieux
humaine ou devient ce qu’elle est (ce qu’elle devrait être).

romantisme premier, qui laisse le “Nous” sur sa faim rationnelle et progressive, ou bien le laisse froid.
L’assentiment à la décisive confusion des genres est ce qui est impossible. Cf. également Invisibilité du
vers blanc, Bruxelles, Le Cri, 2000.
23
Cf. la première épigraphe, d’August Wilhelm Schlegel.
24
Cf. Patrick Beurard-Valdoye, “Et il serait interdit de nous dire poète ?”, in “L’Etrangère”, n°21-22,
juin 2009.

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