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²L.L 12 : Discussion vive entre un père et son fils.

Les adieux de Des Grieux à son père.

Dans la deuxième partie du récit de Manon Lescaut, le père de Des Grieux après
avoir reçu une lettre de son fils faisant part de sa conversion décide de lui rendre
visite. Cependant, le chevalier s’est fait arrêter avec Manon après avoir escroqué le
fils de M. de G… M… Le père le rejoint donc au Châtelet où il est prisonnier. Des
Grieux semble avoir attendri son père, mais lorsque ce dernier rencontre le
lieutenant de police, il demande à ce que Manon soit conduite en Amérique. Fou de
douleur, Des Grieux donne rendez-vous à son père au jardin du Luxembourg le soir
pour essayer de l’infléchir. Il lui affirme qu’il mourrait si Manon était embarquée pour
l’Amérique. L’extrait expose la discussion houleuse qui s’en suit.

Lecture du texte.

Projet de lecture : Nous verrons comment cette discussion s’envenime en passant du


registre pathétique au registre tragique.

1er mvt (l.1 à 3) : la position autoritaire d’un père aristocrate qui montre la
dualité entre honneur du rang et bonté du sang

2ème mvt (l.4 à 13) : théâtralisation d’un discours filial qui cherche à attendrir le
cœur d’un père

3ème mvt (l.14 à 23) : L’impasse d’un dialogue pathétique aboutit à des adieux
définitifs et tragiques

1er mvt :

Lorsque Des Grieux annonce à son père qu’il préfèrerait mourir plutôt que de laisser
Manon être déportée en Amérique, son père répond par une phrase négative
restrictive qui rejette la faute sur son fils « Je ne te donnerais que ce que tu
mérites », autrement dit, tu auras ce que tu mérites. Cependant, le conditionnel
présent « donnerais » atténue la portée du châtiment : cela laisse la possibilité à Des
Grieux de changer d’attitude. A ce stade, le père espère encore que son fils revienne
à la raison. Tout dépend de lui. Il poursuit en utilisant un argument d’autorité : tous
les autres pères issus de l’aristocratie auraient réagi bien avant lui. Cela lui permet
de montrer sa bonté a contrario : il a été patient contrairement aux autres. Il se
distingue par sa bonté. Tous les propos du père sont implicites. Loin d’être attendri
par l’annonce d’un suicide, il montre que les pères pour défendre leur honneur
peuvent devenir des « bourreaux ». Placé à la fin de la proposition, ce terme
souligne la rigueur paternelle rendue encore plus cruelle par le pronom « eux-
mêmes » : les pères condamnent les errances de leur fils, et si c’est nécessaire c’est
eux-mêmes qui les tuent pour les empêcher de mal se conduire et partant de
déshonorer leur famille. La deuxième phrase est construite avec une antithèse qui
balance la sévérité des pères et la bonté de M. Des Grieux : il se distingue d’eux par
sa bonté et cette bonté est mise en relief par le présentatif « c’est » et l’adjectif
« excessive ». Ainsi, cette qualité devient une faiblesse. Le père singulier, qui n’a pas
agi comme le stipulait son rang et son honneur reconnait avoir manqué d’autorité et
de fermeté. Il fait un aveu de faiblesse en prenant sa part de responsabilité dans le
chemin de débauche emprunté par son fils.

2ème mvt : Des Grieux cherche à attendrir son père en évoquant l’image de sa
mère.

Sentant peut-être dans cet aveu de bonté son père s’attendrir, Des Grieux joue le
tout pour le tout en cherchant à infléchir totalement son cœur. Il va parler d’une
manière très théâtrale en se jetant aux pieds de la figure paternelle et en embrassant
ses genoux « Je me jetai à ses genoux en les embrassant ». Il commence sa tirade
par une interjection « ah » qui confère à ses propos une tonalité toute pathétique. Il
construit sa phrase avec une subordonnée conjonctive à valeur de condition « s’il
vous en reste » : ici le pronom adverbial « en » renvoie à sa bonté. Il appelle la bonté
dont son père vient de parler. La principale contient une défense à l’impératif « ne
vous endurcissez pas » : Des Grieux cherche vraiment à adoucir le courroux de son
père. Les mots utilisés par lui forment un contraste : l’endurcissement du cœur
s’oppose aux pleurs du fils et à la bonté dont il vient de témoigner.

Il enchaîne ensuite sur les arguments de filiation et prend à partie son père avec les
impératifs « songez » et « souvenez-vous ». Il veut le conduire à s’interroger et à
oublier l’honneur du rang pour se concentrer sur le lien du sang. « je suis votre fils ».
Les points de suspension révèlent l’attitude empressée voire bouleversée de Des
Grieux : il cherche ses mots ou alors théâtralise encore ses propos pour créer de
l’effet et mettre en relief la deuxième interjection « hélas » qui inscrit désormais sa
tirade dans une tonalité élégiaque voire nostalgique car il évoque le souvenir de sa
mère. Il joue sur la corde sensible. La phrase exclamative « vous l’aimiez si
tendrement » cherche clairement à émouvoir son père. L’adverbe intensif « si »
donne une intensité exceptionnelle à l’affection qu’il portait à sa femme. Des Grieux
poursuit avec un faux dialogue qui commence par une question rhétorique « Auriez-
vous souffert qu’on l’eût arrachée de vos bras ? » Cette question a une portée
injonctive qui demande au père de se mettre à la place de son fils. L’expression
« arrachée de vos bras » rappelle la violence ressentie par Des Grieux qui refuse de
perdre celle qu’il aime. Des Grieux répond à sa place en affirmant qu’il aurait été prêt
à mourir pour elle, tout comme lui est prêt à mourir pour Manon. Les deux autres
questions rhétoriques sont une critique ouverte des autres pères qui exercent une
autorité rigoureuse sur leur fils. La comparaison contenue dans cette question « Les
autres n’ont-ils pas un cœur comme vous ? » met en relief le bon cœur de son père
comparé aux autres. La dernière question rhétorique qualifie ces pères de
« barbares ». Et Des Grieux sous-entend que cette cruauté provient certainement du
fait qu’ils n’ont pas aimé comme son père a aimé sa mère. « Tendresse » et
« douleur » sont placés à la fin de sa tirade et servent d’arguments finals : c’est la
passion amoureuse qui donne un sens à sa conduite. L’amour exclut honneur et
raison.

L’évocation de Mme Des Grieux, loin d’émouvoir son mari, irrite complètement M.
Des Grieux comme l’atteste l’adjectif « irritée », car en opérant cette analogie entre
sa passion amoureuse et celle de ses parents, le narrateur fait un rapprochement
maladroit entre Manon et sa mère. Cette idée offusque au plus haut point son père.
La défense qu’il oppose à cette tirade est sans appel : « ne me parle pas davantage
de ta mère ». Il refuse catégoriquement de mettre sur le même plan l’amour qu’il a eu
pour sa femme, et la passion dévastatrice qu’il y a entre son fils et Manon.
L’expression « ce souvenir échauffe mon indignation » révèle le degré extrême de sa
colère. Loin de l’attendrir, l’évocation de cette femme augmente son courroux car si
elle était encore vivante, elle mourrait de voir les errances de son fils. L’emploi du
déterminant possessif « tes » renvoie complètement la faute sur Des Grieux. Le GN
« tes désordres » souligne sa débauche qui viendrait non seulement perturber l’ordre
établi de sa famille mais aussi provoquerait la mort de sa mère. « mourir de
douleur » confère une tonalité toute aussi pathétique voire tragique aux propos de
Des Grieux père. « si elle eût assez vécu pour les voir » révèle la nostalgie du père
qui se rappelle douloureusement que son épouse est morte. Il a été touché par
l’évocation de sa femme, mais au lieu de l’attendrir cela a attisé sa colère.

Alors, le père décide de couper court à cet entretien qui exhale les passions au lieu
de raisonner paisiblement. Le ton du père se fait plus froid et plus autoritaire.
L’impératif « finissons » tombe comme un couperet ; il n’est plus nécessaire de
parler. L’entretien « importune » M. Des Grieux : il n’est pas touché par la
théâtralisation de son fils et les évocations des amours passées entre feu son
épouse et lui. Ces arguments sentimentaux ne l’atteignent pas « ne me fera pas
changer de résolution » : ici la forme négative et le futur révèlent la détermination du
père. Le terme « résolution » est mis en relief en fin de phrase. La dernière phrase
est tout aussi ferme avec un parallélisme qui révèle la toute puissance du père qui se
place comme le chef de famille. « Je retourne au logis, je t’ordonne de me suivre. »
L’ordre n’est pas donné à l’impératif, la formule injonctive choisie place le père en
position de sujet et le fils en position d’objet. Le fils doit suivre les pas du père et faire
comme lui. Puisqu’il rentre, son fils doit rentrer aussi.

3ème mvt : l’impasse d’un dialogue qui aboutit à des adieux définitifs

Des Grieux perçoit bien la sécheresse et la dureté de son père : cet effet oratoire est
mis en relief car le narrateur place le « ton dur et sec » en position de sujet ; le fils
est ébranlé. Raisonner son père n’est pas possible, le prendre par les sentiments
non plus. L’adverbe « trop » dans « le ton me fit trop comprendre » marque sa pleine
lucidité : son discours pathétique n’a pas eu raison de son père : l’expression « son
cœur inflexible » véhicule une critique amère, selon lui son père a un cœur de pierre.

« Je m’éloignai de quelques pas » : Des Grieux ne joue plus sur le registre


pathétique. La mise à distance physique révèle sa crainte de voir le courroux de son
père s’abattre. La scène n’a plus rien d’émouvant, il y a désormais un rapport de
force. L’expression « de ses propres mains » fait écho aux propos tenus par son
père plus haut « je connais bien des pères eux-mêmes bourreaux » ! Des Grieux
croit capable son père d’une telle extrémité.
Des Grieux s’adresse directement à son père sans artifice théâtral en lui intimant un
ordre négatif « N’augmentez pas mon désespoir » : cette défense met l’accent sur
deux points : tout d’abord le fait que Des Grieux est désespéré de voir Manon
s’éloigner de lui et ensuite que l’origine de ce désespoir est son père. Il continue
donc à rejeter la responsabilité de sa détresse sur son père. L’expression « en me
forçant » accuse le père : si Des Grieux offense son père, c’est de sa faute. Le
gérondif souligne le lien de cause à effet entre l’attitude autoritariste du père et les
malheurs du fils. La formule impersonnelle qui suit tombe comme un verdict « il est
impossible que je vous suive ». Cette formulation donne un caractère absolu comme
si sa désobéissance n’était pas de son fait, mais d’une volonté extérieure à lui « il est
impossible » sonne comme une vérité générale, Des Grieux doit suivre son destin et
non son père. Suivre a ici deux sens : marcher derrière quelqu’un ou obéir. Des
Grieux ne fera ni l’un ni l’autre. On observe un parallélisme « il est impossible », « il
ne l’est pas moins » : Des Grieux va expliquer pourquoi il ne peut pas suivre son
père. La structure négative forme une litote qui met en relief la mort de Des Grieux : il
faut alors comprendre : il est fort probable que je meurs. Et encore une fois il rejette
la faute sur son père grâce à un complément circonstanciel de cause « après la
dureté avec laquelle vous me traitez ». Le pronom personnel « me » place Des
Grieux en position d’objet que l’on manipule, que l’on torture. Par juxtaposition, Des
Grieux affirme solennellement la conclusion de cet entretien « ainsi » marque sa
logique funeste « je vous dis un éternel adieu ». On remarque ici un pléonasme
construit avec les termes « adieu » et « éternel » qui renvoient tout deux à l’éternité
après la mort. Cela marque la résolution définitive de Des Grieux de rompre avec
son père. Il poursuit l’entretien tragique en mettant en relief sa propre mort avec une
emphase puisque le GN « ma mort » est placé en première position, juxtaposé à une
relative qui souligne à la fois son caractère imminent et le fait que la séparation des
deux hommes obligera son père à apprendre sa mort par la bouche d’autrui.
L’adverbe « tristement » peut révéler une affliction sincère ou feinte du narrateur.
Joue-t-il encore la comédie ou est-il sincère dans sa volonté de mourir. La fin de la
phrase est teintée d’une espérance qui accuse encore son père d’avoir un cœur
insensible. La mort permettra à son père d’aimer encore son fils. L’adverbe « peut-
être » révèle la faible intensité de cet espoir. Pour Des Grieux, son père est un être
de raison froid et sans cœur. Il n’est même pas sûr que sa propre mort éveille chez
lui de nouveaux sentiments ou des regrets.

Des Grieux joint le geste à sa parole. Il tourne le dos à son père/ « Comme je me
tournais pour le quitter » PSC/CCT, fonctionne ici comme une didascalie. En
tournant le dos à son père, il montre sa ferme détermination à ne pas le suivre ce
que son père comprend instantanément. La question oratoire construite comme une
déclarative puisqu’il n’y a ni mot interrogatif, ni inversion sujet/verbe révèle que le
père a réalisé l’échec de sa démarche : loin d’avoir remis son fils sur le droit chemin,
il l’a conforté dans sa résolution à suivre Manon. Il s’enflamme donc de colère
comme l’indique l’adjectif « vive » et le verbe de parole « s’écria ». Ses dernières
paroles témoignent d’un grand emportement teinté de rancœur. Les deux impératifs
« va » et « cours à ta perte » forment une gradation qui condamnent le
comportement de Des Grieux. Comprenant que plus rien n’infléchira la raison de son
fils, le père utilise le terme définitif et tragique « adieu » pour signifier qu’il
n’entreprendra plus rien pour le ramener à la raison. Il y a l’idée qu’ils ne se reverront
qu’après la mort. Et l’apostrophe « fils ingrat et rebelle » est comme le doigt
accusateur du père autoritaire sur le fils maudit. « ingrat » renvoie au manque de
respect que le jeune chevalier aurait du montrer à son père qui lui a tout donné, et
« rebelle » au fait qu’il déroge au code social dû à son rang. Dans cette formule on a
donc le motif de l’accusation : l’ingratitude et la rébellion et la sanction : on ne se
reverra qu’après la mort. Ainsi tout retour en arrière semble impossible.

A cette condamnation paternelle, Des Grieux va répondre sur le même registre


comme en miroir. Ses derniers propos sonnent comme un écho asymétrique. Il
récupère le terme « adieu » qu’il prononcera deux fois pour montrer sa ferme
résolution et aussi pour manifester à son père que ce n’est pas lui qui le condamne à
l’exil familial, mais que c’est de son propre chef qu’il s’éloigne de l’autorité paternelle.
Et l’apostrophe « père barbare et dénaturé » construite sur le même modèle que
celle de son père opère un parallélisme qui rejette la faute sur son père. L’adjectif
« barbare » souligne l’attitude inhumaine de M. Des Grieux père ; il croit suivre les
préceptes de sa caste civilisée mais se faisant il montre au contraire qu’il renie son
propre sang. C’est ce que révèle aussi l’adjectif « dénaturé » : il préfère suivre un
code déontologique plutôt que de vivre selon les liens du sang. Il y a dans ce code
de conduite quelque chose de contre nature. L’honneur de la noblesse efface les
liens filiaux, efface les liens cordiaux.

L’emportement de ces deux êtres qui se déchirent devient extrême à la fin de cette
rencontre comme l’atteste le champ lexical de la colère « ton dur et sec », « intima »,
« vive colère », « s’écria », « dans mon transport ». Les termes deviennent de plus
en plus intenses ; la colère s’accroit au fur et à mesure de la confrontation.

Ainsi on a atteint un point de non retour : père et fils ne peuvent plus s’entendre, ne
peuvent plus se voir, ils suivent deux chemins antagonistes. Le fils suit le chemin de
la passion amoureuse qui ne s’accommode pas avec les préceptes de sa classe
sociale et le père campe sur les principes moraux et honorifiques de son rang. L’un
agit selon son cœur, l’autre selon sa raison. Ces deux voies sont incompatibles.

Des Grieux fils a essayé d’infléchir la posture de son père en jouant sur une
corde sensible qui évoquait le souvenir de sa mère. La tonalité pathétique
utilisée par Des Grieux loin d’attendrir son père a au contraire attisé sa colère
et se faisant a conduit les deux hommes dans une impasse tragique puisqu’ils
ne se reverront plus jamais. Ces adieux étaient bien réels et prophétisaient la
mort prochaine du père. En revenant d’Amérique, le fils apprendra par son
frère qu’il est mort, et provoquera chez lui un sentiment de culpabilité croyant
être responsable de ce décès. Cette vive dispute qui aboutit à des adieux
définitifs marque un point de non retour pour le chevalier Des Grieux : c’est
sciemment qu’il rompt avec sa famille et le code d’honneur dû à son rang. En
se détournant de son père, le jeune homme choisit délibérément de vivre dans
la marginalité. Si aimer Manon l’oblige à l’exil, alors il ira dans le Nouveau
Monde quand bien même il perd tout espoir de réconciliation avec les siens.

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