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Collusion État - Mafia - Comment La Démocratie, Le Capitalisme Et
Collusion État - Mafia - Comment La Démocratie, Le Capitalisme Et
Collusion État/mafia :
Comment la démocratie, le
capitalisme et la corruption
favorisent-ils les liens politico-
criminels ?
7 novembre 2019 14 657 vues 19 mn de lecture
J. de Saint Victor : Il existe en effet un paradoxe qui veut que les mafias
prospèrent plus facilement sous un régime démocratique que sous un
régime dictatorial. Et cela pour une raison très simple : dans un régime fort,
c’est une sorte de « mafia » qui est directement au pouvoir et elle ne
0
supportera pas la présence d’une concurrence parallèle. C’est la raison pour
laquelle il avait été dit, à l’époque, que Mussolini avait combattu la mafia
italienne. Un régime autoritaire ou totalitaire ne peut pas supporter qu’il
existe des pouvoirs parallèles sur son territoire. La logique même de la
dictature se retrouve ainsi en contradiction avec la mafia.
Il est donc beaucoup plus simple pour les mafias de prospérer dans des
régimes démocratiques et capitalistes. Cela ne veut pas dire pour autant
qu’il y a une forme de correspondance entre mafia et démocratie.
Heureusement, les grandes démocraties, comme celles d’Angleterre ou de
France, sont nées indépendamment des mafias. Mais les démocraties sont
plus facilement perméables aux logiques mafieuses. Il faut donc qu’elles
soient plus particulièrement éclairées face aux possibles insertions de ces
logiques dans leur fonctionnement. Les mécanismes démocratiques sont en
effet, par leur nature même, plus fragiles et méritent d’être plus protégés. Il
ne s’agit donc pas de critiquer le système démocratique mais d’alerter nos
dirigeants sur les risques encourus, ce qui est très peu fait dans certains
pays comme la France.
Les mafias ont en général besoin d’une société « ouverte », pour reprendre
une définition de Isaiah Berlin, parce que dans les sociétés fermées ou dans
les régimes communistes, les logiques autoritaires qui président rendent
très difficile l’émergence de structures criminelles parallèles. D’ailleurs, le
retour des « Vor » (« voleurs dans la loi ») en Russie ou des Triades en Chine
s’est fait avec l’ouverture de ces économies (même si elles restent des
régimes autoritaires sur le plan politique). Dans des sociétés ouvertes, il y a
suffisamment d’espace pour pouvoir contourner les règles. Cet espace
« vide » va d’abord permettre à des organisations criminelles de jouer un
rôle secret, puis va retourner les fondamentaux des logiques démocratiques
et capitalistes. Pour illustrer cela, nous pouvons prendre un exemple. L’un
des fondements principaux de la société capitaliste, c’est le libre marché,
c’est-à-dire la théorie dite « de la main invisible » d’Adam Smith. Dans cette
théorie, le marché va s’autoréguler.
Mais si par des pratiques criminelles, vous parvenez à contourner les lois —
notamment celle de la libre concurrence — et que vous vous entendez
secrètement avec un certain nombre d’acteurs pour les détourner, vous
pouvez parfaitement profiter des lois de la main invisible du marché en
faisant agir ce que j’appelle « la main invisible du crime », qui est toujours
plus efficace que la première.
Les démocraties ont été dès l’origine infiltrées par la mafia. Ce fut le cas
notamment en Italie, dès qu’il y a eu une démocratisation de la vie politique,
au début des années 1880, nous avons pu observer un certain nombre
d’organisations mafieuses, que ce soit à Naples, en Calabre ou en Sicile,
infiltrer le monde de la politique légale.
Aujourd’hui, la situation est paradoxale. Le monde démocratique s’est en
effet doté d’un certain nombre de règles importantes pour essayer de
combattre les mafias, et notamment dans les pays où ce problème est
particulièrement aigü, comme aux États-Unis ou en Italie. Néanmoins, on
assiste à ce que les magistrats italiens appellent une « mériodionalisation »
du capitalisme à la faveur de la mondialisation, une des principales
machines à renforcer le pouvoir, non seulement des mafias, mais aussi de
toutes les logiques criminelles. La mondialisation juridique dispose
d’instruments destinés, comme les trusts, à occulter un certain nombre de
logiques criminelles, en particulier dans les paradis fiscaux. Cette
mondialisation a du reste été conçue depuis la fin du XIXe siècle pour
favoriser, fluidifier un certain nombre de pratiques plus ou moins illégales
qui profitaient d’abord aux grands intérêts — comme les multinationales qui
sont à l’origine du développement des paradis fiscaux —, mais aussi
à toutes les logiques criminelles. Si aujourd’hui nous essayons de les
combattre en développant un arsenal juridique international, les autorités
qui « partent en guerre » contre les logiques criminelles sont d’avance
lestées par les pieds de plomb que constitue le cadre national, alors que les
criminels évoluent dans un cadre international et n’ont donc pas les même
contraintes.
Il est très difficile de décrire la situation actuelle, car au cours des années
2000, il y a eu un redimensionnement de la mafia. Cette dernière a été
allègrement combattue par les autorités judiciaires et policières. La mafia
sicilienne, en particulier, s’est retrouvée cantonnée à un certain nombre
d’activités de plus en plus restreintes. Selon les mots célèbres d’un membre 0
du FBI, « si l’on n’a pas pu éradiquer complètement la mafia, on a pu tondre
la pelouse ». L’organisation n’est pas déracinée. À partir du moment où une
mafia apparaît sur un territoire, nous n’avons toujours pas la preuve qu’elle
puisse disparaître complètement.
C’est le cas également, mais, à quelques très rares exceptions près dans la
région de Milan ou dans des points très localisés du Piémont ou de la
Vénétie, il n’y a pas de contrôle territorial. Cela s’explique car le Nord de
l’Italie n’a pas de tradition historique mafieuse. Or, pour obtenir un contrôle
territorial aussi sophistiqué que celui que l’on peut observer dans le Sud du
pays, il faut des dizaines d’années, voire même un siècle de présence
mafieuse. Il faut une légitimité telle que le peuple se soumettra à la mafia
plus volontiers qu’à l’autorité de l’État. Celle-ci devient plus légitime que
l’État, lorsque ce dernier ne peut pas faire la démonstration de sa puissance,
notamment lorsque des chefs mafieux ne sont pas condamnés. Dans le
Nord de l’Italie, l’implantation des familles mafieuses est trop récente pour
prétendre à cette légitimité auprès des populations locales. Mais il serait
bien sûr imprudent de dire que ce ne sera jamais le cas. Des petites villes du
Nord de l’Italie, comme Buccinasco, près de Milan, ou Bardonecchia en
Piémont, ont déjà vu leurs conseils municipaux dissous pour cause
d’associations mafieuses.
Il n’existe peut-être pas des États mafieux en tant que tels, mais il existe des
États très douteux — qui sont en général appelés des « failed states » ou
« États faillis » — dont la réalité juridique ou étatique est très problématique.
Je pense par exemple au Kosovo, qui n’était pas vraiment viable, mais qui 0
a été créé pour des raisons géostratégiques.
Pour ce qui concerne en revanche des pays dans une situation similaire
à l’Italie, il y a beaucoup plus d’exemples, parmi lesquels on retrouve les plus
grandes démocraties, comme les États-Unis ou le Japon, autre démocratie
« à clientèle » avec l’Italie, où les logiques mafieuses sont très présentes.
C’est également le cas de la Chine avec les Triades, ou de la Russie (2) (3).
Mais les choses ont commencé à changer avec les premières lois de
décentralisation au début des années 1980. En effet, la centralisation à la
française empêchait cette logique de contrôle capillaire du territoire. Mais
avec la décentralisation, des logiques de contrôle du territoire ont pu
commencer à se mettre en place, notamment dans le Sud-Est de la France,
avec la Corse, la Côte d’Azur, Marseille ou le Var notamment. Des clans
criminels ont commencé à s’implanter, en mettant en place des logiques
criminelles qui s’apparentent à des logiques mafieuses. Ce fut également le
cas dans les Hauts-de-Seine, qui ont été constitués sur le même modèle, en
particulier lorsque le régime gaulliste a créé le quartier d’affaires de
La Défense, qui est rapidement devenu une manne de revenus pour un
immobilier « paralégal ».
Peut-on dire que la démocratie française est aujourd’hui infiltrée par des
groupes criminels ?
Que faire pour lutter contre cette collusion entre mafia, groupes
criminels et État ? Pourquoi dites-vous que la prise de conscience de la
population est un enjeu crucial pour lutter contre les liens politico-
criminels ?
Notes
(1) En 2018, l’Italie mettait en place des bulletins de vote anti-fraude pour
éviter le « voto di scambio ».
(4) https://www.ceic.gouv.qc.ca/