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TOURNER AUTOUR

Mireille Calle-Gruber

Armand Colin | « Littérature »

2006/2 n° 142 | pages 88 à 101


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200921804
DOI 10.3917/litt.142.0088
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‡ MIREILLE CALLE-GRUBER, UNIVERSITÉ PARIS III-SORBONNE NOUVELLE

Tourner autour

Il y faudra plus d’une scène.


La phrase bat à l’oreille, d’entrée, où elle fait porte.
Il y faut plus d’une scène. Il y faut la joie des langues, la joute des
noms sans nom, leurs rythmiques non concertées, il y faut la plusieurs-
personne et l’entame des formes que pas un seul genre ne puisse régir.
Pas-seul. Pas-sans.
Il y faut : nécessité et manque. Que cela vienne par ajout et défaut.
De l’incertitude de la distance.
La différence sexuelle ne s’écrira pas en un mot, en toutes lettres,
une fois pour toutes. Pas d’un trait.
La ou plutôt les différences sexuelles, différant en elles-mêmes et à
l’autre, entre autres, exposent le transport: les déménagements du sujet
là où il ne s’attend pas; où on ne l’attend pas.
Là, ou plus tôt, ou postérieurement: dans la mesure grammaticale
de ce qu’on nomme l’accord du masculin et du féminin, accord du genre
et du nombre, il importe que l’événement du tour de phrase fasse que rien
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n’est accordé. Que l’empreinte matricielle désignée en littérature et en
art du mot de genre, soit vouée au détour, c’est-à-dire à l’estrangement:
à l’ange (aggelos) messager du dehors de la maison, messager de l’être;
à l’immensurable qui reconduit toute représentation au défaçonnage.
Par quoi l’écriture est veine biographique et l’autobiographie
affaire de corps ouvrables, je veux dire oeuvrables, que travaillent les
mots du vif comme des morts, les fables de l’animal, et toutes choses
inaccessibles sauf à être appelées dans l’espace de la littérature. Il se
passe au lieu du livre l’événement exorbitant des différences sexuelles.
Elles passent et déposent traces. À retrouver. À retracer.
La différence sexuelle c’est comme les oiseaux: ils sont « moins
réels dans le temps que les traces de leurs pattes dans le sable» 1.
La différence sexuelle dépose ce qui s’écrit dans «l’intimité errante
du dehors» (Blanchot) 2 qui ne donne pas un séjour mais une ponctuation
intérieure. Elle écrit depuis ce que Claude Simon dans sa Correspon-
dance avec Dubuffet nomme à propos de l’art le «désavoir» 3 — à lire
dé-savoir aussi bien que dés-avoir. Elle exige plus d’ignorance que de
1. Pascal Quignard, «L’image et le Jadis», in Pascal Quignard, RSH, n° 260, oct-déc. 2000,
88 p. 16.
2. Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 18.
LITTÉRATURE 3. Claude Simon, Lettre à Jean Dubuffet du 21 octobre 1982, in Correspondance Jean Dubuffet.
N° 142 – JUIN 2006 Claude Simon 1970-1984, Paris, L’Échoppe, 1994.
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TOURNER AUTOUR ‡

savoir, ou encore, dit Blanchot quant à l’espace littéraire, «un savoir


qu’investit une immense ignorance et un don qui n’est pas donné à
l’avance, qu’il faut chaque fois recevoir, acquérir et perdre» 4.
Chaque fois de nouveau.
C’est dire qu’il n’y a pas d’appréhension de la différence sexuelle
hors de la scène poiétique et/ou artistique. Surprise, révélation singulière,
c’est l’expériment de l’instant scénique advenant au coup par coup de
l’œuvre, où l’écriture rend le temps à l’espace, l’invisible au visible,
l’inaudible à l’ouïe, le trope à la trouvaille. On n’y progresse pas à la
ligne mais d’une manière ailée, dans la mouvante distance qu’on ne peut
ni prendre ni tenir, encore moins garder. C’est le théâtre incalculable du
«se r’avoir de soi» qui est «le contraire de se résoudre» (Montaigne) 5, et
à ce processus on ne peut pas mettre un terme.
De ce qui ne fait pas un concept ni un principe, ni un mécanisme
ni une structure, ni une ni deux, mais qui relève du symptôme, de
l’interprétation, de l’existence surabondante, on ne peut qu’approcher à
l’oblique. Tourner autour.
Je me demanderai ce qu’a signifié, dès ma naissance ou à peu près, tourner
autour. Je te parlerai encore, et de toi, tu ne me quitteras pas mais je devien-
drai très jeune et la distance incalculable.
Demain je t’écrirai encore, dans notre langue étrangère. 6

Au terme d’Envois de La Carte postale, Jacques Derrida exhausse


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ainsi le secret qui aura hanté les 272 pages précédentes comme il hante
et transporte tous ses livres: tourner autour. C’est de la déconstruction
le mot de passe, là où tous les mots font passes. Aux derniers alinéas de
La Carte postale, s’expose la scène spectrale de «lalettred’amour», de
«l’écrire de toutes les façons (j’en compte au moins sept), tourner dans
toutes tes langues, mon étrangère. Moi je n’ai pas de langue, pas de
genre (je veux dire aussi pas de sexe) et depuis, je t’aime» 7.
C’est façon de déclarer que l’écrivant est matrice: capable de tout
accueil et recueillement, et par suite de porter empreintes en tous genres.
Donner l’hospitalité. Matrice est l’écriture qui ignore: depuis qui, quoi
ou quand; qui dépêche le temps à l’espace — «depuis» se lisant ici
aussi bien depuis ce temps-là que depuis ce lieu-là, lieu du pas-de-lan-
gue, pas-de-genre, pas-de-sexe. C’est: l’écriture-depuis. Elle fait dessein
du futur lorsqu’il est promesse d’antériorités et que le sujet est arrivage,
où tous les âges ont cours.
4. Maurice Blanchot, L’espace littéraire, op. cit., p. 252.
5. Michel de Montaigne, Essais (1re éd. complète posthume 1595), in Albert Thibaudet et
Maurice Rat (dir.), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969,
I, 39 (De la solitude). 89
6. Jacques Derrida, Envois, La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flamma-
rion, 1980, p. 273. LITTÉRATURE
7. Ibid., p. 168. N° 142 – JUIN 2006
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‡ LA DIFFÉRENCE SEXUELLE EN TOUS GENRES

«Tourner autour» ouvre à la pesée de mesures insoupçonnées ini-


tiant la spectrographie de l’être lettré, divisible par proximité, infiniment
séparable (séparation fait entendre, par étymologie latine sexus, «fendu»,
«coupé», «coupable»). «Tourner autour» appelle des scansions insup-
portables, je veux dire sans support (logique ou de représentation): non
synchrones, non figurables, où le jeu des chromatismes bouleverse
l’impératif d’un je facteur de chronologie et d’identité.
L’écriture-matrice tourne les mots 8 dans les lèvres de la langue
mise à l’épreuve de la phrase 9 : dans le passage de la Carte postale cité
plus haut, le pronom de la personne décline tous ses cas de grammaire
(je te toi tu me) mais aussi les effets d’exceptions de la syntaxe où la
lecture stratifie, opérant à la fois vers l’avant et à rebours. Comme ceci,
où suivre mot à mot c’est être entraîné bientôt à des enjambements en
tous sens:
— «je te parlerai encore» s’entend d’abord: je parlerai avec toi, à
toi, à ton adresse.
— «je te parlerai encore, et de toi» entend, par retour, non seule-
ment venir le destinataire de l’adresse: te parlerai toi, pour toi, comme
toi, à ta place, je t’exprimerai te traduirai, mais aussi poindre le corps de
la langue, objet sujet du discours, je te parlerai toi la langue; et de même
«je t’écrirai encore»: toi la langue, et de toi et à toi.
— Continuant à la ligne le discours amoureux de la langue à la
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langue dans la langue, la lecture chemine d’avant en arrière, par allers
retours: «et de toi, tu ne me quitteras pas mais je deviendrai très jeune».
Où «de», par la suite des mots «tu ne me quitteras pas mais», prend,
outre le sens de l’indirection du complément d’objet, le sens d’une pré-
position de lieu (de toi comme de loin) et de temps (depuis), indiquant le
mouvement de l’instant de départ.
— L’indirection s’amplifie avec le syntagme suivant, jusqu’à la
possibilité de l’impossible rupture qui arrive par l’anacoluthe: «mais je
deviendrai très jeune et la distance incalculable». Où la langue parle et
ne parle pas, et ce faisant parle deux fois, selon que l’ellipse se lit: je
deviendrai très jeune et la distance deviendra incalculable: ou je devien-
drai… la distance incalculable.
Tout ceci fait apparaître le sujet sous le jour de sa mise à distan-
ce et dans la distance de sa venue au jour; le sujet comme l’hypothèse
mouvante de l’être.
8. C’est le titre du livre de Jacques Derrida et Safaa Fathy, Tourner les mots. Au bord d’un
film, Paris, Galilée/Arte Éditions, 2000.
9. Voir aussi Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre ou La prothèse d’origine, Paris,
Galilée, 1996, «[…] non pas de la maltraiter, cette langue, dans sa grammaire, sa syntaxe, son
90 lexique, dans le corps de règles ou de normes qui constituent sa loi, dans l’érection qui la cons-
tituait elle-même en loi. Mais le rêve qui devait commencer alors de se rêver, c’était peut-être
LITTÉRATURE de lui faire arriver quelque chose à cette langue. […] quelque chose de si intérieur qu’elle en
N° 142 – JUIN 2006 vienne à jouir d’elle-même au moment de se perdre en se retrouvant […]», p. 85.
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Car, avec l’avancée de la phrase, se jouent les postes de la personne


dans la séparation (sexus): le-les postes de fonction, la-les postes d’ache-
minement de la personne grammaticale; laquelle n’est plus seulement
plusieurs ou plurielle mais personne différentielle. Masculin et féminin
s’entrelisent non sans reste, je-et-toi forment corpus événementiel, je
t’est l’hiéroglyphe de la personne — la marque de sa non-entièreté fon-
damentale, de son entame, personne en gésine.
Je parlerai, j’écrirai: toi, à toi, de toi, pour toi, comme toi, avec toi,
loin de toi et pas loin de toi, sans toi avec toi, et sans nous, les dépossé-
dés et possédés de la langue «notre étrangère».
Qui parle, dès lors, au lieu du livre? Qui ou quoi le lieu du livre?
Qui écrit et s’écrit, à quel(le) autre-soi à quels autres? Quelle langue,
quelle lèvre 10, multipliée séparée, fait entendre le texte?

Trois scènes permettront de sonder les traverses de la personne


grammaticale infiniment divisible, séparable en elle-même, intersectée,
intersexuée, interlocutée. Et inséparable de la poièse et de la phantasia à
l’œuvre des différences sexuelles.
La première scène est celle des matrices de l’écriture convoquées
par Circonfession de Derrida où, en 59 périodes signataire au féminin-
du-masculin, le fils s’écrit à sa mère.
La seconde est la scène des folies du jour photographique où
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Claude Cahun (alias Lucy Schwob) expose les travestis de son autopor-
trait.
La troisième est la scène de la description chez Claude Simon, où
le retour des motifs relayés, tisse et rompt le phrasé «comme l’hymen
des jeunes gens ouvrant cette blessure déchirant» 11; fait de tout corps
écrit corps ouvrable.

MATRICES DE LA CIRCONFESSION

Il convient d’abord de rappeler le dispositif de Circonfession dont


le corpus passe en bandes de texte, en bas de page et en contre-exemple
de l’essai de Geoffrey Bennington, Derridabase, qui s’étend au-dessus.
Numérotées de 1 à 59, les périodes de Derrida 12, une seule par chiffre,
constituent une ligne-valise où croît en liaisons déliaisons, la mouvante
hypothèse d’un sujet du récit autobiographique. En contrepoint des
thèses de Bennington qui assemblent les concepts afin de former «la
10. Jacques Derrida, La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, op. cit., «de l’hébreu
il traduit “langue” si l’on peut appeler cela traduire, par lèvre. j’aime toutes mes appellations
de toi et alors nous n’aurions qu’une lèvre, une seule pour tout dire», p. 13. 91
11. Claude Simon, La Route des Flandres, Paris, Éditions de Minuit, 1960, p. 114.
12. Mireille Calle-Gruber, «Périodes», in Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (dir.), LITTÉRATURE
Cahier de L’Herne. Jacques Derrida, Paris, Éditions de L’Herne, 2004, p. 335-341. N° 142 – JUIN 2006
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‡ LA DIFFÉRENCE SEXUELLE EN TOUS GENRES

figure théologicielle ou maternelle du savoir absolu» 13, l’hypothèse du


sujet de l’écriture autobiographique donne lieu à la recherche de «l’autre
syntaxe»: la «non grammaticale qui reste à inventer […] cette syntaxe
qui m’arrive lentement comme l’espoir d’une menace» (23/114) et où il
faut apprendre à «lire sans voir» (23/115).
En contrepoint de la logique grammaticale de l’essai, ce «théolo-
giciel capable du savoir absolu» (5/30), le flux périodique de l’autobio-
graphe vient et revient de toujours plus loin. Les rythmes des flux mens-
truels deviennent ses règles à lui-écrivant qui compose Circonfession
selon 59 sections correspondant à son âge de 59 ans. Cette écriture de la
mère à l’agonie, qui ne voit plus ni n’entend — ne le voit plus ni ne
l’entend — cette écriture à la mère pour la mère en lui qui se demande à
qui il se demande, advient avec la syntaxe panique des larmes, de la
circoncision, de la citation, des prises de sang, de la prière, de l’aveu. Et
c’est ainsi la mère de l’écriture compulsionnelle qui arrive: avec la langue
de la pré-histoire du sujet et de la male adresse, avec le corps du deuil et
l’estomac de la mémoire amère (32/157). Car le fils est l’autre-fils, il est
le fils le frère, mort, avant lui, le jumeau tu, dissymétrique, trop.
Viennent 59 phrases hémorragiques dans «une langue inconnue»
(22/111) pour tourner autour de cette mère à naissances et à morts à
répétitions, autant dire dieu dans cet omniprésent absentement:
[…] je me contente de tourner autour de toi dans ce silence où tu figures n’im-
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porte qui, mon dieu, je te demande […] (32/156),

pour tourner autour de cette question dont la syntaxe est vertigineuse:


«“qui je suis, moi?”» (27/131). C’est une syntaxe vouée à la chancelan-
ce, dont on ne sait qui d’elle ou de lui, qui elle en lui l’aura prononcée,
“je suis” qui reste indécidable entre suivre et être. Le sujet ne tient qu’au
fil de la phrase, de la différence sexuelle, de la prothèse généalogique. Il
se demande à l’autre, aux autres, au tout autre que seule cette phrase non
cicatrisante non clôturable promet. À la suite de Saint Augustin, la par-
turition du plus intime déverse une étrange confession-confusion des
personnes et des genres: «[…] comme lui, en toute hâte, je confesse ma
mère, on confesse toujours l’autre, je me confesse veut dire je confesse
ma mère veut dire j’avoue faire avouer ma mère, je la fais parler en moi,
devant moi […]» (29/139). Et dans la période 14, ceci déjà qui engage
le féminin du masculin: «me mettre à la question, moi, une vie entière,
pour la faire avouer, elle, en moi» (p. 73, je souligne).
C’est un texte fou de lucidité, capable de distinguer un jumeau de
son jumeau. C’est une syntaxe folle à lier: où le lien vient de la folie, la
92 13. Jacques Derrida, Circonfession, cinquante-neuf-périodes et périphrases écrites dans une
sorte de marge intérieure, entre le livre de Geoffrey Bennington et un ouvrage en préparation
LITTÉRATURE (janvier 1989-1990), Paris, Le Seuil, 1991, 9/47. Les références indiquent désormais pour cet
N° 142 – JUIN 2006 ouvrage le chiffre de la période suivi de la pagination.
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TOURNER AUTOUR ‡

déliaison des articulations voilées; la lecture est sommée de refaire inlas-


sablement les comptes et la part des partages. Comme exemple, je
m’arrêterai à l’une de ses phrases lunatiques, période 31, où il reponctue
les textes cités et s’apostrophe:
«[…] fellocirconcision, autofellocirconcision, le mohel de soi-même plié en
deux […] et boit son propre sang, pour se rendre encore plus propre, c’est-
à-dire circoncis, il se dit alors je t’aime et dans l’ivresse se met à pleurer sa
solitude, mon amour aura eu raison de moi» (31/12-76), selon ce qu’il faut
bien déclarer, comme à la douane, mon homosexualité impossible, celle que
j’associerai toujours au nom de Claude, les cousins-cousines de mon enfance,
ils débordent mon corpus, la syllabe CL, dans Glas et ailleurs, avouant un
plaisir volé, ces raisins par exemple sur le vignoble du propriétaire arabe, de
ces rares bourgeois algériens d’El-Biar, qui nous menaça Claude et moi, nous
avions huit ou neuf ans, de nous remettre à la police après que son ange gar-
dien nous eut pris la main sur la grappe, et ce fut l’éclat de rire nerveux quand
il nous laissa partir en courant, depuis je suis les confessions de vol au cœur
des autobiographies, la ventriloquie homosexuelle, la dette intraduisible, le
ruban de Rousseau, les poires de sA, nam id furatus sum […] (31/149-151)
C’est autour du prénom épicène Claude et de son sigle CL (c’est
elle) que tourne la phrase et que la langue par circonvolutions se circon-
cit. Épelant les différences du même, les différences au lieu du même,
c’est tout le texte qui devient épicène et donne à lire, conjuguant homo-
sexualité et hétérotextualité, toujours plus d’un aveu à la fois. Il en résulte
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une façon de récit épi-scènes ou les plis des sens font venir, telle une
stroboscopie, la lecture de plusieurs scènes ensemble: l’enfantine, la
sexuelle, la textuelle, l’intertextuelle. Car, comme Augustin, je veut jouir
«non pas de l’objet que je recherchais par le vol, mais du vol lui-même»
(31/152). L’aveu du vol pour le vol est façon de déclarer le transport,
les enjeux du transport en ses tropes, notamment cette manière ailée
qu’a la lecture de prendre au vol le vol, et l’envolée des homonymes:
«déclarer», «mon corpus», «la main sur la grappe», «je suis les confes-
sions»; et plus loin, le double sens de vol, selon la scansion de la lecture,
affaire de respiration: «comme si le circoncis se caressait au vol de ce
qu’il adresse à sa mère». C’est façon aussi de faire jouer, par métaphore
et métonymie, les transports du corps sexuel textuel, fruit défendu et
jouissance: où le vol prend au cœur de l’étranger et au ventre (ventrilo-
quie) de la mère, aux lèvres de l’autre et à sa langue, y compris à la
langue de l’autrementmoi puisque le premier fragment de citation est tiré
d’un carnet de 1976. L’autobiographe fait appel à ses antécédents litté-
raires, Rousseau, Augustin, mais toujours à l’enseigne de l’intraduisible.
Passé au spectre des autres en tous genres, je ne revient pas au même.
La mère de l’écriture est une mère-à-perdre, la langue circoncise «joue à 93
perdre» (14/71) et ne perd pas ce qu’ainsi elle joue. Le sujet tient à rien,
LITTÉRATURE
ou presque, au «désir de littérature [qui] est la circoncision» (15/77). N° 142 – JUIN 2006
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‡ LA DIFFÉRENCE SEXUELLE EN TOUS GENRES

FOLIES DU JOUR PHOTOGRAPHIQUE

Ma seconde est la scène de Claude Cahun. Les autoportraits y sont


des travestis par les prestiges de la lumière et de l’ombre; ils se prennent
à l’entame des surfaces, noir et blanc. Certes, il y a travestissement à
tous les sens du terme: déguisement, falsification, trucage, travelo,
inversion des rôles; il s’agit, souvent, de prendre l’apparence d’une per-
sonne de sexe opposé, ses vêtements, ses comportements. Mais tout cela
arrive indissociablement de la scène constitutive de l’art photographique.
Arrive par le travail de jour et nuit.
Claude Cahun, signature épicène de Lucy Schwob, née en 1894,
nièce de Marcel Schwob, n’est pas un travesti: devant l’œil de l’appa-
reil, le troisième œil, elle s’éprouve et exerce ses probables figures. Elle
se voyage, se passe en contrebande, à contre-jour, mi-nuit mi-di. Dans
l’Autoportrait 14 de 1925, elle scrute, se crève les yeux, doublement aveu-
glée, d’une brillance obscure et d’une obscuration extralucide. Boiteuse
du regard. Borgne des deux yeux en quelque sorte, et voyante de l’un et
l’autre séparément. Tel est le double œil requis pour la lecture des diffé-
rence sexuelles, là où elle se survoit, se surseoit: un œil porte voile
sombre, l’autre un éclat de jour, ou plutôt il porte un coup de métony-
mie, le reflet d’une fenêtre devenu lame de verre plantée dans l’iris
comme un coup de couteau. On pense à Blanchot, à La folie du jour: à
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celui, le narrateur, qui «n’est pas craintif» et à la scène sacrificielle où il
est costumé du propre sang — «Que de sang dégouttant sur l’unique
costume.» 15 Avec Claude Cahun, ici, l’image d’une croisée fait la croix
sur l’œil cependant que l’autre porte une taie d’obscurité et que le noir
se répand sur l’unique surface du papier.
Dans ces autoportraits, l’apparition du corps est mise à la question,
estrangée, et c’est le propre sang qui fait surface et travestit pour de
vrai:
Me faire un autre vocabulaire, éclaircir le tain du miroir, cligner de l’œil, me
flouer, au moyen d’un muscle de raccroc, tricher avec mon squelette. 16

L’autoportrait fait des aveux qui sont le contraire de la vérité mise à nu:
la photographie ou l’art de se fausser compagnie, ou plutôt de se défaus-
ser comme on dit au jeu lorsqu’on se débarrasse des cartes inutiles.
C’est la vérité du travesti jusqu’à l’os. Pas l’image dans le miroir, mais
la figure spectrale, le visage menacé d’effacement par excès de jour et
de noir, le corps retiré dans le vêtement sculpté, calciné par la lumière.
14. Claude Cahun, Autoportrait (1925), in Claude Cahun photographe, Paris, Musée national
94 d’Art Moderne de Paris et Jean-Michel Place. Tous les autoportraits mentionnés ci-après réfè-
rent à cette édition.
LITTÉRATURE 15. Maurice Blanchot, La folie du jour, Paris, Fata Morgana, 1973, p. 15-16.
N° 142 – JUIN 2006 16. Claude Cahun, Aveux non avenus (1930), Paris, Jean-Michel Place, 2001, p. 35.
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TOURNER AUTOUR ‡

Ainsi de l’Autoportrait de 1921 17 où la prédominance du noir


engloutissant la forme humaine et le contraste des blancs où le visage et
les mains sont retirés, fantomatiques, présentent le portrait d’un costume
d’homme. Un costume d’emprunt, toute une forme empruntée: crâne
emprunté, oreilles empruntées, tête empruntée. L’emprunt généralisé,
telle est la définition du travestissement. Effet d’une ostensible construc-
tion (le rectangle de toile au mur) et du façonnage couturier (la même
racine joint façon et fiction), le personnage est plus qu’un androgyne, un
travelo, un queer, il est tout cela ensemble et davantage, ni ni, et et; il
est le théâtre des différences sexuelles en leur incertitude constitutive.
Louche parce que sexuellement marqué d’autre, improbable en son exis-
tence façonnée, sinon à l’instant du déclic, un battement de cil.
L’image passe la vue qui fait l’expérience des limites: à tout
moment, la tête d’emprunt peut tomber, et les mains. C’est un portrait
qui vacille entre décollation du sujet de la photographie, et le décollement
de la rétine de l’œil spectateur.
C’est le même trouble quant à l’indécidable sexualité qui rend
insupportable l’Autoportrait 18 de 1929. Traits gommés par le traitement
photographique, le visage fait masque, fait découpe, coupé et coupable à
l’envi. Le visage fait la scène de son dé-visage: il se défait dans les
forces agoniques du noir du blanc: prédateur-et-proie, bourreau-et-victime.
Animal-humain.
L’Autoportrait 19 de 1919 présente autrement encore la scène des
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incertitudes quant aux genres. Façon photo d’identité, le cadrage et la
pose pastichent la fiche du repris de justice. Prise dans le faisceau de
lumière qui l’aveugle, privée d’un regard en retour, exposée sans retrait
à l’observateur, la figure est l’objet de mesures discriminantes: isolée
dans le cadre, découpable, coupable, présentée en hors-la-loi car portrai-
turée hors toute loi du miroir. Davantage: l’éclairage inquisitoire jouant
sur le crâne rasé, le profil accentué, le nez proéminemment chantourné,
fait le portrait du juif. Plus exactement, par raccourci et cumul, c’est le
portrait inclassable d’une femme en juif. Le portrait de l’humain traité
comme la représentation des représentations «du juif» condamné à la
Shoah, traité de juif et d’inqualifiable genre humain. Un portrait de
l’innommable.
Ultime folie du jour sur laquelle s’arrêtera ici la réflexion: la scène
du travestissement en spectre qui est le spectre du travestissement, son
essence et celle de l’art photographique: à savoir la hantise du corps.
La photographie, de 1947, s’intitule Autoportrait 20. Le peuple des
tombes constitue le fond de la scène. Au premier plan, une silhouette se
17. Claude Cahun, Autoportrait, 1921. 95
18. Claude Cahun, Autoportrait, 1929, coll. Patrick Lezean.
19. Claude Cahun, Autoportrait, 1919, Musée national d’Art Moderne, Paris. LITTÉRATURE
20. Claude Cahun, Autoportrait, 1947, coll. John Walesear. N° 142 – JUIN 2006
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‡ LA DIFFÉRENCE SEXUELLE EN TOUS GENRES

montre, comme au théâtre de marionnettes. Ou d’ombres. Elle est mon-


trée, revenante et absentée, sa présence ne tenant qu’à la robe blanche et
au visage blanc comme le linge qui couvre ses traits et qui la révèle —
domino, linceul, trou, plage non impressionnée. Réserve hallucinogène.
Réserve de l’être où faire arriver l’événement de toute différence. En
donner prétexte.
Car prétexte est à double grammaire et à plus d’un genre. Le pré-
texte désigne la raison apparente qui cache le motif véritable. La prétexte
est le vêtement, la toge bordée de pourpre que portaient à Rome les
magistrats et les adolescents; elle désigne aussi la toge de théâtre.
Avec Claude Cahun, la scène photographique du travestissement se
veut espace prétexte pour l’être: la venue plénière de ses possibles.

LES RÉCITS DE LA DESCRIPTION: CORPS OUVRABLES

Ma troisième est la scène que font les descriptions de Claude


Simon, où le récit tisse le phrasé de corps ouvrables.
Le dispositif de La Route des Flandres 21, notamment, est constitué
des récits que délivre le travail d’une description sans fin, et ces récits
sont relayés — retardés, inlassablement différés, réfléchis en écho —, par
une voix narrante dont le point d’émission reste hypothétique. L’ambiguï-
té à son endroit ne vient pas tant de la désignation de la personne, il/je le
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cavalier des Flandres dans la débâcle de mai 40, que plus subtilement, et
plus radicalement, de la mouvante adresse des destinataires et de l’incer-
taine provenance des savoirs qui sont toujours des savoirs rapportés,
approximés. L’incertitude, autrement dit, quant au narrateur est liée à la
visée des lignes de son récit et à la croisée de ses lignées ancestrales.
C’est un récit qui s’adresse, successivement et ensemble, à Blum «le petit
juif» sur la route de la défaite, ou dans «le wagon arrêté une fois de plus
dans la nuit» (p. 19), ou dans le camp de prisonniers, et «pas à son père»
(p. 95), et à la «jeune femme couchée invisible à côté de lui» (p. 95) des
années plus tard, et à lui-même ostinato ressassant après guerre les années
plus tôt, de sorte que ce temps dilatoire de la narration finit par rejoindre
le moment de l’écriture et de la lecture. Écriture et lecture elles-mêmes
nourries des remontées généalogiques qui confinent à la légende familiale
et qui en appellent à l’inépuisable description d’une peinture: le portrait
de l’ancêtre dont le secret est lié au secret des matières picturales et des
fabulations variables qu’elles engendrent.
Tel est le motif du livre: le récit des événements mais pas sans le
récit des entrebâillements narratifs qui font place aux images et visions
96
21. Claude Simon, La Route des Flandres, op. cit. Toutes les citations ci-après réfèrent à
LITTÉRATURE l’Édition de Minuit «double». Voir aussi Mireille Calle-Gruber « Le Récit de la description »,
N° 142 – JUIN 2006 Postface à œuvre de Claude Simon, La Pléiade, Gallimard, 2006.
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TOURNER AUTOUR ‡

phantasmatiques; pas sans les baîllements dans la syntaxe, la logique et


la chronologique, où tenter d’entrevoir et savoir autrement. Il y va moins
d’une personne de l’énonciation que d’une personne tonale dont les
flexions, inflexions, syncopes, degrés viennent par épanorthoses et repri-
ses, scandant le récit: «ou peut-être», «ou plutôt», «mais il n’y avait
pas», «à moins que tout ça», «comme si» jusqu’au pas de charge final,
magistral, où l’unique phrase sur plus de trente pages, ponctue («mais
comment appeler cela», p. 282; «mais comment savoir», p. 285; «mais
comment savoir, que savoir?», p. 289) avant de prendre du plus haut et
de faire passer la narration à la verticale et à l’impersonne: «[…] livrée
à l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps»
(p. 296).
C’est ce dispositif tonal et spectral qui permet de faire entrer en jeu
toute une gamme de différentiels, notamment les différences sexuelles.
Elles s’inscrivent par ensembles constellaires, à la faveur de scènes épi-
phaniques où l’événement est événement dans la matière et de la
matière; où l’ekphrasis (description d’un tableau) souvent privilégiée,
déclenche un impressionnant processus d’exorbitation. Il est manifeste
que c’est par un effet des traits de l’art que les récits de la différence
sexuelle sont notables, et qu’il en rend toute lecture impressionnable. Il
y a, par exemple, après la description de l’estampe, représentant la
femme Centaure en deux corps de langue, français et italien (p. 52-53),
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après l’apparition dans la grange aux soldats de la fille photophore, qui
«est comme du lait» dans une scène traitée «comme une de ces vieilles
peintures au jus de pipe: brun (ou plutôt bitumeux)» (p. 36-37), il y a la
description «d’une de ces gravures intitulées L’Amant Surpris ou la Fille
séduite» (p. 81) dont les éléments se superposent à ceux du portrait de
l’ancêtre précédemment présenté et forment une stroboscopie mettant en
branle de l’ambiguïté en tous genres: esthétique, avec la différence de
facture entre la peinture aristocratique et la gravure scandaleuse; sexuelle,
avec l’ambivalence érotique du personnage qui est à la fois L’Amant et
la Fille, séducteur et séduite; littéraire, avec la polarité textuelle où
l’énergie phantasmatique n’a d’égale que la puissance de scrutation des
matériaux de construction du récit.
Car le visage peint de l’ancêtre, «ce lointain géniteur» (p. 53)
décrit avec au front «un trou rouge dont le sang dégoulinait en une longue
rigole serpentine […] comme si — pour illustrer, perpétuer la trouble
légende dont le personnage était entouré — on l’avait portraituré ensan-
glanté par le coup de feu qui avait mis fin à ses jours» (p. 54), se révèle
être entamé par une défaillance de la toile: l’ouvrage du temps sur les
matières a ouvert au front du «géniteur» la coulée de peinture, la trace 97
sanglante n’étant «en réalité que la préparation brun rouge de la toile
LITTÉRATURE
mise à nu par une longue craquelure […]» (p. 55). C’est à la suite de ces N° 142 – JUIN 2006
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‡ LA DIFFÉRENCE SEXUELLE EN TOUS GENRES

tableaux montés en contrepoint qu’arrive la recomposition des motifs en


une scène exorbitante où la narration se demande à la matière langagière.
Car c’était cela (la légende, ou, au dire de Sabine, la médisance inventée par
ses ennemis): qu’on l’avait trouvé entièrement dévêtu, qu’il s’était d’abord
dépouillé de ses vêtements avant de se tirer cette balle dans la tête à côté de
cette cheminée au coin de laquelle, enfant, et même plus tard, Georges avait
passé combien de soirées à chercher instinctivement au mur ou au plafond
(quoiqu’il sût bien que, depuis, la pièce avait été plusieurs fois repeinte et re-
tapissée) la trace de la balle dans le plâtre, imaginant, revivant cela, croyant
le voir, dans ce trouble, voluptueux et nocturne désordre de scène galante:
peut-être un fauteuil, une table renversés, et les vêtements, comme ceux d’un
amant impatient, hâtivement, fiévreusement arrachés, rejetés, éparpillés çà et
là, et ce corps d’homme à la complexion délicate, presque féminine, gisant,
immense et incongru, les ombres mouvantes de la chandelle jouant sur la peau
blanche et transparente, ivoirin ou plutôt bleuâtre avec, au centre, ce buisson,
cette touffe, cette tache sombre, floue et bitumeuse, et le fragile sexe de statue
couché, barrant l’aine, sur le haut de la cuisse (le corps, en tombant, ayant
légèrement basculé vers la gauche), le tableau tout entier empreint de cet on
ne savait quoi de trouble, d’équivoque, d’à la fois moite et glacé, de fascinant
et de répugnant…
Et je me demandais s’il avait alors lui aussi cet […] (p. 82-83).

L’hypothétique sexualité de l’ancêtre, ses amours ses morts, relèvent


exclusivement de la composition scénique et de son potentiel hallucina-
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toire affiché: où surdétermination (les nombreux déictiques), surécriture
(les reprises parfois mot à mot d’ekphrasis antérieures), surabondance
(des adjectifs; des caractères gradués du masculin et du féminin; des
références aux prestiges de l’art) régissent la progression du texte selon
une technique du trait détaché 22.
Cela requiert de l’écrivain une faculté d’extraction des éléments
narratifs comme autant de minerais de la langue. Parataxe et apposition
organisent le passage sériel des qualificatifs en une chaîne chromatique:
chaque ton se divise en partitions consécutives permettant des (re)combi-
naisons nouvelles; chaque terme conjugue avec les autres, de près ou de
loin, des alliances et des contradictions non subsumables. Chacun fait
touche et retouche («arrachés, rejetés, éparpillés»; «blanche et transpa-
rente, ivoirin ou plutôt bleuâtre»); chacun se tient à l’intersection des
champs du féminin et du masculin; intersecte; intersexue. Telle l’admi-
rable séquence: «ce buisson, cette touffe, cette tache sombre, floue et
bitumeuse, et le fragile sexe de statue couché, barrant l’aine sur le haut
22. Voir à cet égard le Plan de montage de La Route des Flandres de Claude Simon ainsi que
sa «Note sur le plan de montage» dans Claude Simon. Chemins de la mémoire, textes, entre-
98 tiens et manuscrits réunis et présentés par Mireille Calle-Gruber, Presses Universitaires de
Grenoble/Le Griffon d’argile, Québec, 1993, p. 185-200. Voir également Mireille Calle-Gruber,
LITTÉRATURE Le Grand Temps. Essai sur l’œuvre de Claude Simon, Presses Universitaires du Septentrion,
N° 142 – JUIN 2006 2004, en particulier «Portrait du passage en ancêtre (Questions de montage)», p. 65-96.
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TOURNER AUTOUR ‡

de la cuisse», où on relève le tressage grammatical des genres, le travail


de la lettre et du thème qui fait entendre «bite» avec «bitumeux» mais
rappelle aussi la tonalité du tableau décrivant l’apparition de la fille à la
lampe; on relève également le transport métaphorique qui opère l’inver-
sion de l’usage lexical: «touffe», «buisson» désignant d’ordinaire le
sexe féminin — le sexe faible, comme on dit, dont le récit fait apparaître
ici un équivalent au masculin-féminin: l’énoncé de non-érection «le fra-
gile sexe de statue couché».
Toute la scène est à l’enseigne de l’union des contraires: l’équivoque
dote les mots de la sexualité d’une puissance d’homonymie sans précé-
dent, où masculin et féminin dessinent des croisements inclassables. Les
oxymores («moite et glacé», «fascinant et répugnant») scandent l’arri-
vage de l’impossible hybride sexuel et textuel. Le «désordre de la
scène» est l’effet du rigoureux montage syntaxique qui dépose trait par
trait les formes de la divagation et de l’extra-vagance. L’acmé est cet
étrange amour de la mort plus que de toutes choses, cet amour de soi à
la mort, rituel sui-cidaire; il y va de la précise constitution de la décons-
titution du sujet dont la plénitude de figure androgyne est toujours passi-
ble d’effraction et de débordement.
L’écriture ici prend les marques de la différence sexuelle par le
dispositif d’une skiagrahie littéraire, déclinant sur tous les tons les nuan-
ciers du blanc et du sombre, clarté et nuit. C’est une écriture au burin
(bohren en allemand: percer): elle perce, segmente, sépare; elle travaille
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les distances intervallaires, la densité des traces comme «de fines hachures
entrecroisées et plus ou moins déliées épousant le modelé des volumes,
de sorte que, vues de près, les formes […] ont l’air d’être enveloppées
d’une sorte de filet aux mailles qui se resserrent là où l’ombre est la plus
dense» (p. 82). C’est ainsi qu’il convient de lire l’élémentaire fragmenta-
tion syntaxique et narrative de Claude Simon: elle fait de la matière
langagière le lieu natal de tout récit, son commandement et sa fin. La
phrase simonienne n’est pas la période mais le phrasé à perte de vue et
toujours déjà commencé; pas la ligne mais le pas des pattes de mouche
et la chevauchée poématique; un maillage narratif tissant le filet du texte
et la phrase «comme l’hymen»:
[…] toute cette cochonnerie n’avait pas encore rompu brisé en nous ce qui est
comme l’hymen des jeunes gens ouvrant cette blessure déchirant quelque
chose que plus jamais nous ne retrouverons cette virginité ces désirs virgi-
naux frais guettant la fille entrevue te souviens-tu nous guettions levions sans
cesse la tête vers cette fenêtre ce rideau de filet que nous avions cru voir bouger
je dis Tiens tu l’as vue elle vient juste de regarder se montrer et se cacher de
nouveau, et toi Où? et moi Bon Dieu à cette fenêtre, et toi Où? et moi Mais
enfin la maison en brique là-bas, et toi Je ne vois rien, et moi Le paon remue 99
encore, il y avait un paon tissé dans le rideau de filet avec sa longue queue
LITTÉRATURE
couverte d’yeux, et nous nous usant les yeux à force de guetter tout en conti- N° 142 – JUIN 2006
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‡ LA DIFFÉRENCE SEXUELLE EN TOUS GENRES

nuant à asticoter Wack essayant d’imaginer de deviner ce bouillonnement


caché des passions: nous n’étions nulle part mille ans ou deux mille ans plus
tôt ou plus tard en plein dans la folie le meurtre les Atrides, chevauchant à tra-
vers […] (p. 114-115).

Le transport métaphorique s’ancre à nouveau dans l’effet d’homo-


nymie: un mot pour plus d’un genre, «l’hymen des jeunes gens», un
mot qui dit et ne dit pas la même chose «cette virginité des désirs
virginaux», qui de l’une aux autres fait lien catachrétique. Jusqu’au
point de retournement où l’image sexuelle devient métaphorique de la
marche de l’écriture. Au fil du récit et de «fille» à «filet», ce «rideau de
filet» c’est l’hymen de la phrase tissée et déchirée de traits multiples où
conjugaison et séparation convoquent des mariages (hyménées) insoup-
çonnés: l’apparition du paon du petit pan d’étoffe règle par homophonie
les passages de métaphore et de métonymie, le mouvement de la mise au
secret et de sa pénétration fait œil de toutes parts et fait dieu, décuplant
les puissances narratives. Par le biais des cent yeux du dieu Argus, le
récit passe toute mesure («n’étions nulle part mille ans ou deux mille
ans plus tôt ou plus tard en plein dans la folie le meurtre les Atrides»).
Comme le petit pan de mur jaune de Proust, le petit paon/pan de rideau
devient le point pivotal où s’articulent les différents motifs qui s’entre-
montrent et s’entrecachent. Les scènes érotique, mythologique, textuelle
entretissent un lien d’éthernité: la terre vue du ciel de la littérature, la
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différence sexuelle mais pas sans la constellation de toutes les différences
ni la poétique du phrasé.
C’est sous le signe d’une constellation que, pour finir, je placerai
cette réflexion: la Constellation de la Chevelure de Bérénice, qui est
aussi le titre d’un livre de Claude Simon 23. D’abord publié sous le nom
de Femmes, ce texte précédait 23 peintures de Miró 24 avant d’être édité
seul, dans la même présentation par fragments tronqués et détachés,
comme des tableaux.
allongés comme endormis mais trop immobiles les mouches sur eux non pas
marchant mais en grappes noires agglutinées les pieds sales chaussés d’espa-
drilles aussi
dockers ou quelque chose comme ça vagues métiers de ports soutiers cireurs
de chaussures quatre ou cinq silencieux appuyés du dos contre la paroi des
briques vernissées comme un urinoir mornes fumant de courtes choses brunes
la casquette sur les yeux pièce de six mètres sur sept environ absolument nue
à l’exception de l’ampoule couverte de chiures de mouches qui pendait au
plafond on poussait la porte qui donnait de plain-pied sur la rue et on entrait
agressé pour ainsi dire par le silence et la lumière crue De temps à autre l’un
100 d’eux crachait par terre sans baisser la tête ni détourner les yeux: dans le coin
LITTÉRATURE 23. Claude Simon, La Chevelure de Bérénice, Paris, Éditions de Minuit, 1984.
N° 142 – JUIN 2006 24. Joan Miró, Claude Simon, Femmes, Paris, Maeght, 1966.
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TOURNER AUTOUR ‡

opposé il y en avait six ou sept vêtues de combinaisons décolorées à force


d’avoir été lavées non plus roses bleues ou amande mais d’une seule et même
teinte semblait-il javellisée pour ainsi dire à peine différenciée par de pâles
modulations bordées par ce qui avait sans doute été autrefois de la dentelle
maintenant de vagues festons jaunâtres ajourés pendant ou peut-être simple-
ment les franges de la soie élimée certaines relevant une jambe c’est-à-dire
[…] (p. 15).
Confiée au ballet des mots et au ballement de la parataxe générali-
sée, la ponctuation est toute de rythmique. Il en résulte une circulation
tous azimuts par quoi chaque mot est une planète (planetes: errant) qui
puise à l’errance force plénière et reçoit lumière des corps voisins.
Je me bornerai à quelques notations. Le passage de vie à mort se
mesure aux pattes de mouche de l’écriture, pas de pas mais des grappes,
tout comme le passage narratif du groupe d’hommes au groupe de femmes
dans cette scène de bordel, en regard de part et d’autre du seuil (:), tient
aux pieds syllabiques du phrasé, aux rimes et résons, au retour du récit
sur ses traces.
Le montage chromatique à quoi s’attache la description opérant par
le détail («les chiures») et les gammes («non plus roses bleues ou amande
mais»), cependant que les contours des formes ne sont pas notés, donne
à lire une matière verbale atomisée, ionisée, qui flue en tous sens. Si
bien que les «combinaisons» des femmes deviennent emblématiques de
la combinatoire et de la circulation phrastique.
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Il en résulte un étrange mouvement différentiel et différé où les
forces polaires s’entrecroisent sans s’échanger: le vis-à-vis figé, non
sans agressivité, ici, des figures masculines et féminines, se trouve tra-
vaillé par les corps communicants de l’écriture qui œuvre à ouvrir les
représentations à l’énergie nucléaire de leurs composants.
Plus que jamais, il est clair que la ou les différences sexuelles, cela
n’existe pas «en soi», qu’elles sont indissociables de l’ensemble constel-
laire de toutes les différences, où elles s’éclairent réciproquement et tour
à tour.
Davantage. Du fait du recul du récit qui se tient aux traits de sa
facture et de ses fractures, Claude Simon rend sensible que l’écriture de
la phrase, c’est la phrase comme une phrase. L’écriture c’est comme une
écriture. Et en conséquence, dans l’ordre de la vérité tissée du texte,
toute chose est comme. La phrase-comme. L’écriture-comme. Elle se
laisse aller vers. Elle se rend au jeu, à tous ses jours et ombres, à tous
ses tours. Et le genre non moins se déploie en tous genres et en nombre.
Singulier pluriel, masculin féminin, réglé ou non, avec ou sans antécé-
dents, c’est toujours en littérature le genre-comme.
101
LITTÉRATURE
N° 142 – JUIN 2006

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