Vous êtes sur la page 1sur 180

CH.

ADAM
Membre de l'Institut

DESCARTES
SA VIE, SON ŒUVRE

BOIVIN ET CIE
Copyright 1937 by B01v1N & Co
Tou1 droit• de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
Imprimé en France.
ftlusée du Louvre.
PoRT11A1T DE DESCARTES,
par Franz Hals.
CH. ADAM
Membre de l'Institut

DESCARTES
SA VIE ET SON ŒUVRE

ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE


BOIVIN & C i •, ÉDITEURS
3 ET 5, RUE PALATINE, PARIS
Il a été tiré
de cet ouvrage
cinq c ents
exemplaires
sur vélin blanc
EN SOUVENIR DE

VICTOR BROCHARD,
mon Professeur de Philosophie au Lycée de Douai
(1875-76)

CH. A.
A VANT-PROPOS

Ce petit volume est la réduction d'un plus


grand ouvrage: Vie et Œuvres de Descartes,
étude historique par Ch. Adam, in-4, 646
pages, 1910. On a dû d'ailleurs en modifier et
en corriger certains points. On a cité nombre
de textes du philosophe lui-même, tirés de sa
Correspondance rétablie dans la grande édition
des Œuvres de Descartes, publiée par Adam­
Tannery en 12 volumes, plus un supplément,
de 1897 à 1913. Elle s'est enrichie surtout des
lettres échangées avec Constantin Huygens, que
Léon Noth a publiées à Oxford en 1926. On
a aussi utilisé les précieux renseignements de
Mgr Monchamp : Notes sur Descartes, Liége,
1913; et de Gustave Cohen: tout le Livre III
8 DESCARTES

de ses Ecrivains français en Hollande, 1920.


Ajoutons la Correspondance du P. Marin
Mersenne, en cours de publication, tomes I et
II en 1933 et 1937, par les soins de Mme Paul
Tannery et de Cornélis de Waard.

CH.A.
PREMIÈRE PARTIE

LA VIE

1596-1617: Touraine, Poitou, Bretagne. - 1618-


1628: Voyages à l'étranger et séjours à Paris. - 1629-
1633 : En Hollande : Franeker, Amsterdam, Leyde,
Amsterdam, Deventer . - Décembre 1633-été 1637:
Amsterdam, Utrecht, Leyde. - Eté 1637-avril 164-0:
Santpoort. - Avril 1640-mai 164-4: Leyde, Endegeest,
Egmond op den Hoe/. Voyage en France, été de 1644.
- Novembre 1644-septembre 1649: Egmond-Binnen.
Voyages en France, 1647 el 1648. - Octobre 1649-
février 1650: Stockholm.

L'acte de baptême de René Descartes, au


registre de la paroisse Saint-Georges de La
Haye, est daté du 3 avril 1596 ( ou plutôt
« du même jour que le précédent», qui est du
3). Plus tard il donna, pour inscrire à l'en­
tour d'un portrait de lui, cette indication :
« ... né le 31 mars 1596, à La Haye en Tou-
10 DESCARTES

raine. » On a prétendu, après plus de deux


siècles et demi, �n (854, qu'il était né, non
pas dans cette petite ville, mais en plein
champ : sa mère, se rendant de Châtellerault
à La Haye, fut prise en chemin des douleurs
de l'enfantement et le mit au j0ur, au revers
d'un fossé, en un lieu dit le Pré-Fallot: tout
cela, pour faire naître Descartes en territoire
poitevin. Mais lui-même s'est toujours dit
« gentilhomme du Poitou», province dont sa
famille était originaire, et où il possédait
quelques biens, entre autres un petit fief dont
il garda le nom : « Seigneur du Perron. >> Seu­
lement il rappellera jusqu'à la fin ( lettre du
23 avril 1649) qu'il était « né dans les jardins
de la Touraine ».
Son père était conseiller au Parlement de
Bretagne : aussi Descartes a-t-il été qualifié
parfois de « gentilhomme breton ». Ce père,
né à Châtellerault, était fils d'un médecin,
Pierre Descartes ; et notre philosophe, si cu­
rieux, toute sa vie, d'anatomie et de méde­
cine, ressemblait en cela à son grand-père
paternel.
LA VIE 11

Il n'a pas connu sa mère, Jeanne Brochard;


elle était morte le 13 mai 1597, en mettant au
monde un enfant, qui mourut aussi trois jours
après, le 16 mai. Il eut une nourrice, qu'il
n'oublia pas ; à son lit de mort, dans une
lettre qu'il dicte pour ses frères, il leur recom­
mande de continuer à la bonne femme la
pension qu'il lui avait assurée lui-même pen­
dant sa vie.
Comme souvenir d'enfance, il racontera,
à plus de cinquante ans, dans une lettre à un
ami (6 juin 1647), une amourette. « Lorsque
j'étais enfant, écrit-il. j'aimais une fille de
mon âge, qui était un peu louche ; et long­
temps après, en voyant des personnes louches,
je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en
aimer d'autres. »
Il fut élevé par sa grand-mère maternelle,
Jeanne Sain, veuve de René Brochard, Lieu­
tenant Général du Poitou, et qui avait une
maison à La Haye. Cette grand-mère fut aidée
sans doute par la sœur a née du petit René,
Jeanne Descartes, dont on lit le nom, comme
marraine, à plusieurs baptêmes de 1598 à
12 DESCARTES

1609 à La Haye. Descartes restera fort atta­


ché à cette sœur ; il s'intéressera plus tard
aux études d'un fils qu'elle eut de son mariage
avec Pierre Rogier du Crévy. L'enfance du
philosophe fut l'objet de soins particuliers : il
avait hérité de sa mère ('( une toux sèche et
une fièvre lente », et les médecins, dit-il,
l'avaient condamné à mourir jeune. Mais il
guérit vers la vingtième année, et attribua sa
guérison « à l'inclination qu'il a toujours eue
à regarder les choses qui se présentaient du
biais qui les· lui pouvait rendre le plus
agréables » (mai-juin 1645).
On le mit au collège, chez ies Jésuites, non
pas en 1604, où il n'avait que huit ans, mais
en 1606 : il venait d'avoir dix ans, et un pa­
rent, le P. Charlet, qui devait être pour lui un
second père, fut nommé cette année-:à au
Collège de La Flèche. « Je lui suis obligé,
dira plus tard Descartes, de l'institution de
toute ma jeunesse, dont il a eu la direction
huit ans durant, pendant que j'étais à
La Flèche, où il était recteur. » Et dans une
autre lettre il fixe « à huit ou neuf ans » la
LA VIE 13

durée de son séjour au Collège. Sans doute il


y entra à Pâques 1606, pour le second semestre,
et en sortit à la fin de l'année scolaire 1614.
Il rappelle dans le Discours de la Méthode
l'ordre de ses études : les fables d'abord
(Métamorphoses d'Ovide ou Fables d'Esope),
les histoires (sans doute une sorte de De Viris,
ou Les Hommes illustres de Plutarque),
dans les classes de 6e, 5 e et 4° ; puis la poésie
et l'éloquence, programme des classes d'hu­
manités, troisième, seconde et rhétorique. Il
eut entre les mains un Corpus poetarum, qu'il
revit plus tard dans un rêve. Il en retint sur­
tout ce vers d'Ausone: cc Quel chemin suivrai-je
dans la vie»,
Quod vitœ sectabor iter ?

et ses deux devises, l'une tirée d'Ovide :


Bene qui latuit, bene vixit.
« Vie heureuse, vie cachée».

l'autre de Sénèque le Tragique :


llli mors gravis incubai,
Qui notus nimis omnibus
lgnotus moritur sibi.
14 DESCARTES

« La mort pèse bien lourd. quand on meurt n'étant


que trop connu de tous, mais demeurant un inconnu
pour soi.»

La philosophie était enseignée par le


P. Fournet, dont il se souviendra plus tard,
pour lui faire hommage de sa première publi­
cation, en 1637. Le cours enlier comprenait
trois années : logique ( et morale), physique
(et mathématique), métaphysique. Cela aussi
se retrouve au Discours de la Méthode; mais
l'ordre est renversé, et ce sera toute la révo­
lution cartésienne : métaphysique d'abord,
pour établir les fondements d'une physique
nouvelle, celle-ci fondée sur la mathéma­
tique.
Le jeune Descartes embarrassa plus d'une
fois par ses questions son profes�eur de mathé­
matique. Il avait d'abord étudié cette science
dans l'ouvrage de Clavius, l'Euclide de la
Compagnie de Jésus, qui se servait encore des
caractères « cossiques » en algèbre. Il ne con­
nut de longtemps la réforme de Viète, zélé
huguenot, et comme tel suspect aux bons
Pères. Il estimait l'enseignemenf des Jésuites,
LA VIE 15

et conseilla à un père de famille (peut-être


bien Florimond Debeaune), qui le consultait
pour les études philosophiques de son fils, de
l'envoyer à La Flèche, qui n'est. pas si loin
de Blois: il est vrai que c'était en 1639, et sa
philosophie n'avait pas encore paru.
L'écolier de La Flèche passait sans doute
ses vacances à La Haye chez sa grand-mère;
puis, après la mort de celle-ci ( fin de 1609 ou
début de 1610), à Châtellerault, dans la mai­
son familhle, chez son autre grand-mère,
Claude Ferrand, depuis longtemps veuve du
médecin Pierre Descartes, laquelle d'ailleurs
mourut aussi, fin de 1612 ou tout au début de
1613.
Les 9 et 10 novembre 1616, René Descartes
prend ses grades, bachelier et licencié en
droit (droit civil et droit canon), à l'Université
de Poitiers. Avait-il été étudiant les deux
années 1614-15 et 1615-16? On ne sait. Tou­
tefois il n'était pas venu à Poitiers seulement
pour ses examens : le 21 mai 1616, il signe
comme parrain de l'enfant d'un tailleur chez
qui il était logé. On a le titre des épreuves
16 DESCARTES

qu'il subit devant la Faculté ; et plus tard, à


plusieurs reprises, il se souvient de quelques
textes juridiques dans sa correspondance. Son
père pensait sans doute lui faire obtenir une
charge dans l'administration ou un siège de
magistrat, comme pour le fils aîné, Pierre,
Seigneur de la Bretaillière, devenu aussi con­
seiller au Parlement de Rennes, et un autre
fils encore, Joachim, Sr de Chavagne, qu'il
eut d'un second mariage. Il ne prévoyait pas
que le cadet, comme il s'en plaindra (non sans
un sourire peut-être et avec bonhomie), devenu
Cl faiseur de livres n, ne serait bon « qu'à se

faire relier en veau».


L'année 1617 se passa sans doute pour le
jeune homme chez les siens, près de Nantes,
à Chavagne-en-Sucé, où son père s'était re­
marié. La signature << René Descartes n se
trouve deux fois sur des actes de baptême de
cette paroisse, 22 octobre et l3 décembre
1617. Mais, cadet de famille, et ayant, dit-il,
une chaleur de foie qui lui faisait alors aimer
les armes, il partit pour les Pays-Bas et s'en­
gagea dans l'armée de Maurice de Nassau :
LA VIE 17

c'était comme une école de guerre pour la jeune


noblesse en ce temps-là .


• *

Un familier du philosophe, Schooten, par­


lera plus tard d'un séjour de quinze mois de
celui-ci à Bréda. Et comme Descartes quitte
la Hollande une première fois à la fin d'avril
1619, il y serait arrivé dès janvier 1618.
Mais c'est seulement du 10 novembre 1618
que date sa rencontre avec Beeckman, qui
devient aussitôt pour le jeune militaire ( dont
il était l'aîné de huit ans) un parfait ami ; il
ne le connaît que sous le nom de M. du Per­
ron. Descartes déclare que Beeckman l'a tiré
de la torpeur intellectuelle qui le menaçait
dans sa vie de garnison. Il lui dédie son
premier ouvrage, un Abrégé de Musique, pour
les étrennes de 1619. Ils avaient échangé
maintes idées scientifiques et philosophiques ;
et lorsque Beeckman, qui était de Middel­
bourg, retourne chez lui, les deux amis s'écri­
vent jusqu'au départ de Descartes, le 29 avril.
2
18 DESCARTES

Il parlait pour le Danemark, et avait pro­


jeté ensuite un voyage en Pologne, en Hongrie
et en Allemagne. Ce qu'il y a de certain, par­
ce qu'il le rappelle dans son Discours de la
Méthode, c'est qu'il était à Francfort, aux
fêtes du couronnement de l'empereur Ferdi­
nand, lesquelles durèrent du 28 juillet au
9 septembre 1619. Puis il s'engagea dans
l'armée catholique du duc de Bavière ( comme
il avait fait dans l'armée protestante du prince
de Nassau), sans savoir d'ailleurs, dit Lip­
storp, contre qui elle aurait à combattre. Mais,
lorsqu'il apprend que ce sera en Bohême,
contre le palatin Fréd�ric, champion du pro­
testantisme, élu roi, et qu'il s'agissait de dé­
trôner, il rompt son engagement. L'armée
ayant pris ses quartiers d'hiver, Descartes
passe la mauvaise saison enfermé M dans un
poêle », aux environs d'Ulm. Il voit alors le
mathéma icien Faulhaber, qui était en même
temps « Rose-Croix » ; et c'est par lui sans
doute que le philosophe a quelque connais­
sance de cette Confrérie, sans toutefois en
connaître encore quelque chose de certain,
LA VIE 19

dira-t-il un peu plus tard I Mais surtout, dans


la nuit mémorable du 11 novembre 1619, il a
trois songes, qui décident de toute sa vie. Il
arrête les règles de sa méthode et sti réforme
de l'algèbre. Les trois mois qui suivirent, il ne
fait que s'exercer avec cette méthode à des
questions de mathématique ; et l'hiver n'était
pas encore bien achevé, qu'il se remet à
voyager, sans doute en mars 1620. Il ne pou­
vait donc pas être ( et aussi pour la raison
qu'on a vue plus haut) à la bataille de la
Montagne Blanche près de Prague, où Fré­
déric P.erdit son trône et son royaume, le 8 no­
vembre 1620.
Alla-t-il dès lors en Italie ? C'est peu pro­
bable. En tout cas, cette année 1620, il était
à Paris, chez un ami de son père, M. Le Vas­
seur: lui-même le rappellera vingt ans après,
dans une lettre du 30 septembre 1640. Et
c'est sans doute à Paris encore qu'il se promet
le 23 septembre (il a noté la date) de publier
quelque chose à Pâques de l'année suivante,
donc en 1621. Mais le 11 novembre 1620,
autre date mémorable pour lui,« il commence
20 DESCARTES

à entendre le fondement de l'invention mer­


veilleuse ». Quelle était alors la merveilleuse
invention ? Celle que Descartes appelle ainsi
<lans sa Dioptrique, la lunette d'approche, le
télescope, récemment inventé, et connu en
France dès 1609. Il s'en était sans doute en­
thousiasmé, comme ses jeun�s condisciples de
La Flèche, où l'année suivante on avait célébré
au Collège les récentes découvertes que Ga­
lilée venait de faire dans le ciel avec le nou­
vel instrument. Il s'agissait de trouver une
règle pour tailler les verres convenables, et ne
pas en rester à des essais purement empi­
riques. Descartes ne fait que « commencer »
en 1620 ; il poursuivra ses études, et pensera
avoir trouvé une application de sa règle dès
1627. Est-ce alors, en 1620, ou plutôt en
1623, ou même 1625, qu'il connaît le P. Mer­
senne, qui devait être pour lui un ami très
cher, et plus tard son correspondant attitré
pendant qu'il sera en Hollande ?
L'année 1622, Descartes est encore en
France, soit à Paris, soit à Rennes, d'où il
écrit à son frère aîné Pierre, le 3 avril ; autre
LA VIE 21

lettre à son père, le 23 mai; à son frère encore,


le 21 mars 1623. Il devait partir le lendemain
pour l'Italie ; mais son départ est retardé ; car
il assiste sans doute à la vente de ses terre::,.,
le 5 juin 1623. Il se rendait en Italie pour la
succession d'un sien parent qui avait été son
parrain, et qui était à l'armée en Valteline.
Descartes passe donc par ces quartiers. Va-t-il
ensuite en 1624, jusqu'à Lorette, où il avait fait
vœu d'aller en pèlerinage, avant le mois de
novembre ? Après un séjour à Rome, il revient
par Florence ( sans y voir Galilée), et rentre
'en France par le Pas-de-Suze, au mois de mai,
précise-t-il dans les Météores, et il a retenu la
recommandation des guides à ceux qui voya­
gent dans les vallées où les avalanches sont à
craindre : << S'abstenir même de parler et de
tousser en y passant, de peur que le bruit de
leur voix n'émeuve la neige. »
Il ne garde pas bon souvenir de l'Italie : cc La
chaleur du jour y est insupportable, la fraî­
cheur du soir mal saine, et l'obscurité de la
nuit y couvre des larcins et des meurtres. n
La Hollande lui paraît bien préférable, sans
22 DESCARTES

compter qu'on y est plus libre : ce n'est pas


un pays d'Inquisition. Le 24 juin 1625, il écrit
de Poitiers à son père ; il venait de rentrer
en France.
Les deux années suivantes, il réside à Paris,
de l'été 1625 à l'automne 1627. Il entre alors
en relations avec nombre de personnes, dont
il se souviendra en Hollande. Ce sont des
beaux esprits, comme Balzac : il composera
plus tard, dans un latin châtié, à la manière
de Pétrone, dira-t-il, un H Jugement » sur
les Lettres de celui-ci, dont une nouvelle édi­
tion venait de paraître avec une Préface de
Silhon ; Descartes s'adresse à ce dernier, et
s'informera plus tard de lui ainsi que de M. de
Serisay. Ce sont des mathématiciens, comme
Mydorge, avec qui il fera des expériences sur
la réfraction de la lumière, en 1627, et Sébas­
tien Hardy, qui étudie les coniques: tous
deux lui serviront de seconds dans sa lutte
contre Roberval, en 1638. Un futur professeur
au collège de France (il ne le deviendra que
le 3 août 1629), Jean-Baptiste Morin, préten­
dra avoir deviné Descartes. Celui-ci, avec
LA VIE 23

un habile artisan, Ferrier, fait des essais de


la taille des verres de lunette, en 1626-27 ;
et avec un ingénieur à l'esprit inventif, Ville­
bressieu, il s'intéresse à des curiosités d'op­
tique. Il a aussi des fréquentations moins
sérieuses, comme ce Desbarreaux, franc liber­
tin et athée notoire, d'ailleurs conseiller au
Parlement ; et il ne se prive pas de lire les
poésies licencieuses de Théophile de Viau,
que le Parlement avait condamné en 1624 :
plus de vingt ans après, le 1er février 164 7,
il citera de lui des vers, gardés dans sa mémoire.
Mais il connaît aussi un oratorien, le P. Gi­
bieuf. et un autre encore, le P. de Condren,
et le général de l'Oratoire, le cardinal de
Bérulle lui-même.
Voici, en effet, l'événement capital qui
devait clore cette période de la vie de Des­
cartes, et en inaugurer une nouvelle, l'au­
tomne de 1627 : ce fut une conférence d'un
certain Chaudoux, devant le cardinal de
Bérulle et le nonce Bagni. Descartes le réfuta
point par point, si bien que Bérulle, lui-même
fondateur d'un Ordre religieux, lui fit une
24 DESCARTES

obligation de conscience de travailler à la


réformation de la philosophie. Dans un entre­
tien particulier qu'il voulut avoir ensuite
avec le jeune philosophe, celui-ci lui fit
entrevoir l'utilité que le public retirerait de sa
manière de philosopher, si on l'appliquait à
la mécanique et à la médecine: et ce n'est
pas ce qui toucha le moins le cœur du reli­
gieux.
La date est certaine. Bérulle ne fut cardinal
que l'automne de 1627, et Bagni resta absent de
Paris une bonne partie de l'année 1628, du
mois de maijusqu'à la fin de novembre: il était
au siège de La Rochelle. Descartes dira plus
tard que, résolu de se retirer loin des com­
pagnies, afin d'avoir le loisir et la tranquil­
lité nécessaire à son travail, il fit d'abord
l'apprentissage de la retraite un hiver à la cam­
pagne. Ce fut sans doute l'hiver de 1627-28,
après sa résolution prise sur les instances de
Bérulle: le 22janvier 1628, il est parrain d'un
enfant de son frère aîné à Elven en Morbi­
han, et le 30 mars Balzac, pour le remercier
de son « Jugement » si favorable, lui écrit
LA VIE 25
encore en Bretagne. Le 8 octobre de la même
année, Beeckman note le retour de son ami
en Hollande. Descartes avait dû partir dans le
courant de septembre, bien avant la fin du
siège de La Rochelle, laquelle est du 28 octo­
bre. Le siège durait depuis plus d'un an. On
ne voit pas que notre philosophe y ait assisté,
pas même un moment, l'été de 1628. en
curieux, pour voir la digue qui fermait à la
flotte anglaise l'entrée du p0rt : ouvrage remar­
quable des ingénieurs, donc intéressant pour
les mathématiciens. Deux au moins étaient pré­
sents, La Leu et surtout Roberval, que Des­
cartes aurait pu rencontrer; mais il ne paraît
pas en avoir entendu parler avant sa retraite
en Hollande.

*
* *

Le 8 octobre 1628, Beeckman note, dans


son Journal, qu'il vient de revoir Descartes,
de retour en Hollande. Mais, dira-t-il en
mars 1629, Descartes est reparti en France.
Sans doute était-il venu s'informer de l'en-
36 DESCARTES

droit où il pourrait se retirer. Ce sera d'abord


le plus loin possible de tout centre populeux,
au nord des Pays-Bas, à Franeker, en
Frise. Le 16-26 avril 1629 il se fait inscrire à
l'Université sous la rubrique : cc philosophus,
Gallus >i, Français, étudiant de philosophie.
Il ne reste que peu de mois dans cette petite
ville. Il y fréquenta sans doute, parmi les
professeurs, le mathématicien Adrien Métius,
frère de Jacques Métius d'Alkmar, inventeur
du télescope, et c'est de lui qu'il aura appris
les circonstances de l'invention. Peut-être y
connaît-il déjà Anne-Marie de Schurman, dont
la famille était alors à Franeker ; mais c'est
à Utrecht qu'il dP.vait surtout la connaître,
plus tard en 1635.
Pendant son bref séjour en cet endroit, il
eut deux occupations qui répondent bien à la
double tendance de son esprit: il compose un
petit écrit de métaphysique, en latin sans
doute, qui sera l'ébauche de ses Méditations,
et qu'il pensait soumettre d'abord à son ami
oratorien, le P. Gibieuf ; et il s'efforce de
décider à venir auprès de lui Ferrier, le c< fai-
LA VIE 27

seur d'instruments de mathématique », pour


travailler ensemble aux lunettes, comme ils
avaient déjà fait à Paris : il lui indique le
chemin qu'il doit prendre, et lui conseille, à
son arrivée en Hollande, de s'adresser à Beeck­
man, s'il a besoin de quelque argent pour
continuer le voyage. Le philosophe lui pré­
pare même une installation dans sa propre
demeure ; nous vivrons, lui dit-il, « comme
frères ». Les tergiversations de Ferrier furent
cause que ce projet ne se réalisa pas. Mais les
instructions que donne Descartes pour la taille
de verres appropriés, la machine même qu'il
décrit à cet effet, tout cela se retrouvera dans
sa Dioptrique.
Une observation, faite à Rome le 20 mars
1629, celle des parhélies ( ou faux soleils),
excita la curiosité des savants. Descartes, qui en
fera comme le couronnement de ses Météores,
en a communication par Reneri, à Amster­
dam. où bientôt il s'installe (automne de 1629).
Reneri devient vite un de ses meilleurs amis,
dirJ:1-t-il plus tard à Huygens (27 février 1637).
Il se lie aussi avec un professeur de l'Acadé-
28 DESCARTES

mie, Hortensius, avec qui toutefois il se


brouillera plus tard : Descartes recomman­
dait de tailler des verres hyperboliques pour
les lunettes, et Hortensius s'en tenait aux
verres sphériques ; et II il y a bien plus de rai­
son, dira ironiquement Descartes (1er nov.
1635, de (croire en ceci l'authorité d'un savant
professeur, appuyée de toutes les expériences
des artisans, que les imaginations d'un
ermite. n Descartes connaît alors aussi un
médecin silésien, Jean Elichman, qui le met
en rela.tions avec un autre médecin, Plernp
(Plempius), bientôt professeur à l'Université
de Louvain (3 août 1633). Notre philosophe
dira plus tard que, tout un hiver, il s'occupa
de dissections à Amsterdam, les bouchers lui
apportant chez lui les pièces qu'il demandait,
et c'est probablement l'hiver de 1631-32 : il
n'était pas à Amsterdam l'hiver de 1632-33,
ni peut-être celui de 1630-31. En 1630, il se fait
inscrire comme mathématicien, le 27 juin,
à l'Université de Leyde, avec l'indication
d'un domicile en cette ville. Reneri et Horten­
sius y sont inscrits de même, le premier, le
LA VIE 29

13 octobre 1629, et l'autre le 7 mai 1630 ;


les trois amis s'y seraient-ils donné rendez­
vous ? Descartes fait connaissance avec les
deux professeurs de mathématiques de l'Uni­
versité, Schooten et Golius. Le fils de Schoo­
ten sera un de ses premiers disciples, et tra­
cera les figures de ses Essais en 1636-37, et
plus tard celles des Principes en 1644; il dessi­
nera même un portrait du philosophe. L'autre,
Golius, devient vite un ami intime: il propose
l'année suivante le problème de Pappus, que
Descartes met cinq à six semaines à résoudre
et qui tiendra une place si importante dans
sa Géométrie ; et il fait de son côté, comme
Descartes du sien, les expériences de la réfrac•
tian, dont Snellius, son prédécesseur à l'Uni­
versité, avait aussi découvert la loi, mais par
une méthode différente, et sans que notre phi­
losophe en ait eu communication ; tous deux
se plaignent d'ailleurs pour leurs expériences,
que le soleil de Hollande ne brille pas tous
les jours, mais Golius a trouvé moyen de
faire ses observations « à la lanterne » (lettres
de janvier 1632).
30 DESCARTES

C'est encore Golius qui fait connaîfre le


philosophe à Constantin Huygens, person­
nage considérable, secrétaire du prince
d'Orange. Descartes connaissait un autre
gentilhomme de Hollande, David Le Leu de
Wilhem, qui deviendra bientôt beau-frère
de Huygens, épousant une de ses sœurs.
Golius déplore d'ailleurs, dans une lettre à
ce dernier, qu'un génie comme Descartes
demeure enseveli dans une grande ville, in­
connu au monde. Il était, en effet, retourné
à Amsterdam, qu'il semble avoir quitté cepen­
dant l'été de 1631, pour un voyage en Dane­
mark avec Villebressieu,venu tout exprès de
France. En ce voyage il laisse son compa­
gnon poursuivre seul, étant rentré lui-même
à Amsterdam assez sérieusement malade.
Beeckman raconte que, le 7 octobre 1631,
il a dîné, il y a quelques jours, avec Descartes
guéri.
Mais l'année suivante, 1632, dès le mois de
juin, le philosophe va s'installer à Deventer,
pour rejoindre Reneri, qui y avait été nommé
professeur. C'est là qu'un ministre, peut-être
LA VIE 31
Revius, qu'il retrouvera plus tard si apimé
contre lui, essaie de le convertir au protes­
tantisme : mais il lui répond qu'il enten­
dait demeurer fidèle à la religion de sa nour­
rice et aussi de son roi. Etonnement et scan­
dale du zélé ministre. C'est alors aussi sans
doute qu'il connaît cette Hélène, qu'on retrou­
vera à Amsterdam, au moins en octobre
1634, et dont il aura une petite fille, baptisée à
Deventer au temple de la religion réformée.
Mais surtout, pendant son séjour en cette
ville, et ce sera sa principale occupation toute
l'année 1633, il rédige son Monde ou Traité
de la Lumière. Il l'avait promis à Mersenne
pour les étrennes de 1634. Mais il apprend en
novembre la condamnation de Galilée à
Rome, le 22 juin 1633, et craignant aussi
pour son livre, il se résout à ne pas le publier.
Isolé dans une petite ville, il n'avait per­
sonne auprès de lui (comme il aurait eu sans
doute à Paris) pour lui donner courage et le
rassurer. L'ouvrage était en français, et des
chapitres en ont été conservés, qui furent
publiés assez longtemps après sa mort. L'es-
32 DESCARTES

sentiel d'ailleurs est passé dans son livre latin


des Principes.

*
* *

En décembre 1633, Descartes revient en­


core à Amsterdam, et y demeure toute l'an­
née 1634. Il a entre les mains, mais seule­
ment trente heures, le livre de Galilée apporté
par Beeckman à l'une de ses visites, mais
qu'il remporte en s'en allant (1.4août). Notre
philosophe ne peut donc en juger. A ce
même voyage, il fait avec Beeckman une cu­
rieuse expérience sur la vitesse de la lumière,
transmise instantanément selon lui ; il reprend
la critique de celte expérience dans une lon­
gue lettre, le 22 août.
Mais Reneri ayant été nommé professeur
à Utrecht, Descartes le rejoint encore en
cette ville, comme il avait fait à Deventer,
et reste auprès de lui toute l'année 1635. Sans
parler de la savante Anne-Marie de Schur­
man, il fait connaissance, parmi les collègues
de Reneri, avec le professeur lEmilius, puis
LA VIE 33

avec un gentilhomme du voisinage, Godefroy


de Haestrecht. qui écrira plus tard une Intro­
duction à sa Géométrie, puis avec un lit téra­
teur réputé, Hooft, du cercle littéraire du
château de Muiden, qu'il n'oubliera pas dans
la distribution de son livre en 1637. et enfin
avec des personnag�s influents de la ville
même, qui devinrent bourgmestres ; plus
tard, à la mort de Reneri, ils feront imprimer
officiellement son oraison funèbre, œuvre
d'JEmilius. laquelle était en même temps un
panégyrique du philosophe
Celui-ci se déplaçait de temps à autre:
au moins deux fois, pour aller à Deventer, où
il assiste la seconde fois, le 7 août, au ha ptême
de sa petite fille, Francine, conçue, dit il, à
Amsterdam, le dimanche 15 octobre précédent,
et qu'Hélène avait mise au monde le 19 juillet.
Descartes était en�ore allé d'Utrecht à Amster­
dam, pour y rencontrer Huygens de passage
en cette ville ; ils conversèrent ensemble trois
matinées, entre le 29 mars et le 6 avril 1635.
Le philosophe lui donne lecture, en partie,
de sa Dioptrique, et lui laisse entre les mains
3
34 DESCARTES

les autres feuilles ; Huygens, qui s'intéressait


aux verres de lunette, entreprend d'en faire
tailler par un tourneur d'Amsterdam suivant
les instructions de Descartes. Celui-ci gardait
de cette entrevue d'avril une impression vive,
dont il témoigne encore dans une lettre du
1 er novembre ; l'impression de Huygens
n'était pas moins forte. Descartes lui annonce
en même temps qu'il ajoutera à la Dioptrique
les Météores, mis au net cette année 1635,
comme la Dioptrique l'avait été en 1634.
Il avait, en effet, laissé de côté, pour le
moment, son Monde, et préparé une publica­
tion plus restreinte, assez ambitieuse encore
puisqu'il proposait ce premier titre : Le projet
d'une Science universelle, qui puissP. élever
notre nature à son plus haut degré de perfection.
Sur le conseil de Mersenne, il le modifie
ainsi : La Méthode etc. plus la Dioptrique, les
Mété�res et la Géométrie. Puis il vient à Leyde
en février 1636. Huygens lui donne rendez­
vous à La Haye, le 1er avril, pour la lecture
encore d'au moins une partie de l'ouvrage.
Quant à l'impression, on s'entend, non pas
LA VIE 35

avec les Elzeviers, mais avec un autre libraire,


Jean Maire : le contrat signé de celui-ci est du
24 décembre 1636. Le 1 er janvier 1637, Des­
cartes prie Huygens d'envoyer à Paris, par la
voie diplomatique, un assez gros paquet :
c'était la Dioptrique et les Météores. Le 22 mars,
il lui remet un second paquet, comprenant cette
fois la Géométrie, qu'il n'avait quasi composée,
dira-t-il, que pendant qu'on imprimait les
Météores, « et même, ajoute-t-il,j'en ai inventé
une partie pendant ce temps-là >> ; et avec
la Géométrie, comme introduction aux trois
essais, le Discours de la Méthode, rédigé en
dernier lieu. Huygens ne lit que ce Discours :
la Géométrie lui semble réservée aux initiés,
et il ne pénètre pas dans le sanctuaire. Puis
Descartes attend le privilège de France ; il
avait celui de Hollande depuis le 20 décembre
1636. Et il s'impatiente fort, s'en prenant à
Mersenne, qui avait laissé voir l'ouvrage à
des savants à qui il n'aurait pas dû ( ainsi
Fermat eut assez vite connaissance de la Diop­
trique, à Toulouse). Mais notre philosophe
ne savait pas que le Chancelier Séguier, de
36 DESCARTES

qui dépendait l'oçtroi des privilèges, faisait


d'abord examiner les livres nouveaux par des
lecteurs affidés : en particulier, pour la Géo­
métrie, par son secrétaire Beaugrand, qui
avait eu peut-être aussi le tort de l'envoyer
à Toulouse. Enfin le privilège français, signé
le 4mai, est envoyé à Descartes, ou plutôt à son
libraire, le 2 juin; et l'ouvrage paraît le 8 juin.
Huygens est encore prié d'en présenter un
exemplaire au prince d'Orange. Deux autres,
pour le Roi (Louis XIII) et M. le Cardinal
(Richelieu), seront envoyés à Paris par notre
ambassadeur, M. de Charnacé, qui, reçoit
aussi le sien.
Cette année 163ô-37 1 sinon déjà lors de son
premier séjour à Leyde en 1630, Descartes se
lie de la plus étroite amitié avec Hogelande,
un gentilhomme qui pratiquait aussi la méde­
cine, par humanité; il distribuait gratuitement
à ses malades des remèdes qu'il préparait lui­
même dans son laboratoire: n'était-il pas aussi
« Rose-Croix » ?
Pendant son séjour à Leyde, le philoso­
phe fréquentait l'amphithéâtre d'anatomie
LA VIE 37
à l'Université. Plus tard, parlant de la glande
pinéale, siège de l'âme dans le cerveau, selon
lui, ,c la voulant voir à Leyde il y a trois ans
( dit-il le 1 er avril 1640, donc en 1637), en
une femme qu'on anatomisait, quoiqu'il la
cherchât fort curieusement et sût fort bien où
elle devait être, comme ayant accoutumé de
la trouver dans les animaux tout fraîchement
tués, sans aucune difficulté, il lui fut toute­
fois impossible de la reconnaître ». Mais,
ajoute-t-il, c'est qu'elle se corrompt fort
promptement, et les anatomistes employaient
ordinairement quelques jours à voir les intes­
tins el autres parties, avant que d'ouvrir la
tête.
On a encore sur ce séjour de Descartes à
Leyde, un curieux témoignage : une lettre de
Saumaise, datée du 4 avril 1637. « Il a tou­
jours été en cette ville, y est-il dit, pendant
l'impression de son livre; mais il se cache
et ne se montre que fort rarement. Il vit tou­
jours en ce pays dans quelque petite ville à
l'écart. Et quelques-uns tiennent qu'il en a
pris le nom d'Escartes ; car il s'est autrefois
38 DESCARTES

appelé autrement (Sr du Perron). Il se dit être


gentilhomme du Poitou. Il est catholique ro­
main, et des plus zélés. Je l'ai vu : il parait fort
honnête homme et de bonne compagnie. Les
savants d'ici le tiennent pour le non-pareil. n
Descartes fera remettre plus tard un exemplaire
de son livre à Saumaise. Qu'il n'ait pas beau­
coup fréquenté ce compatriote, érudit fameux,
la raison en est peut-être l'humeur de la maî­
tresse du logis; Saumaise tenait chez lui un
cercle de quinze ou vingt personnes de marque
tous les dimanches; sa femme se mêlait dans
tous nos discours, dit Sorbière, et « ne per­
mettait point qu'aucun se retirât sans avoir
reçu quelque trait de sa raillerie ». Il plai­
gnait d'ailleurs le mari d'être enchaîné à un
pareil dragon.
Mais retenons le Jugement plutôt favorable
de Saumaise lui-même. Il se trouve confirmé
par les relations de Descartes avec Huygens
à ce moment. Mme Huygens venait d'avoir une
petite fille, le 13 mars 1637. Descartes s'in­
forme affectueusement de la santé de l'enfant
et surtout de la mère, qui ne se remettait pas,
LA VIE 39

et qui mourut bientôt après, le 10 mai. Il


envoie au veuf désolé une lettre où il parle
sans doute en philosophe (pouvait-il faire
autrement?), mais aussi en ami touché lui­
même et qui sait compatir.

*
* *

Il s'excuse du retard de celte lettre, écrite


le 20 mai. Il était absent de Leyde, pour un
voyage de cinq à six semaines, dira-t-il. Peut­
être est-il allé à ce moment dans les Pays-Bas
espagnols jusqu'à Douai (qui en faisait alors
partie), comme le rapporte un témoin de son
passage. Là il aura entendu parler de son an­
cien maître de La Flèche, le P. Fournet, main­
tenant à Lille près de Douai.
Plus sûrement, il se trouvait dans la province
de Nord-Hollande : sa lettre du 20 mai est
datée d'Alcmar, « où je suis, dit-il, sans y être,
pour ce que je ne pense pas y demeurer ».
Il cherchait aux environs un endroit retiré, et
le trouva à une lieue de Harlem à Santpoorl.
Il y demeure plus de deux ans et demi : ses
40 DESCARTES

lettres de toute l'année 1639 et des premiers


mois de· 1640 sont datées de là ; et s'il ne dit
pas l'endroit d·où il écrit l'année 1638, c'est
qu'il ne désire pas qu'on le sache : encore le
laisse-t-il entendre au moins une fois à Mer­
senne, le 17 mai : « Pendant qu'il me sera
permis de vivre à ma mode, je demeurerai
toujours à la campagne, en quelque pays où
je ne puisse être importuné des visites de mes
voisins, comme je fais ici maintenant en un
coin de la Northollande 1>. Il y fait venir sa
petite fille, Francine ( qu'il appelle sa nièce),
et la mère de celle-ci, Hélène ; on a une lettre
de lui à ce sujet, du 31 août 1637. Et il les
garde sans doute l'une et l'autre auprès de lui
pendant tout son séjour.
Ses occupations ? D'abord, répondre aux
objections qu'on lui envoyait au sujet de son
livre, sur la Dioptrique notamment, et sur
la Géométrie. Il a beau dire à Mersenne, le
9 janvier 1639: « Je me suis proposé une étude
pour le reste de cet hiver, qui ne sodfre au­
cune distraction ; c'est pourquoi je vous sup­
plie très humblement de m� permettre de ne
LA VIE 41

plus écrire jusques à Pâques. n Il écrit encore


cependant, et de longues lettres, le 9 et le
20 février (deux même à cette date), en réponse
à des questions de mathématiques auxquelles
il ne peut s'empêcher de répondre. Quant à
son autre étude, ce devait être des dissec­
tions (même sur des animaux vivants, chiens
et lapins). « C'est un exercice, dit-il dans une
lettre du 20 février 1639, où je me suis sou­
vent occupé depuis onze ans ( donc depuis
1628), et je crois qu'il n'y a guère de méde­
cin qui y ait regardé de si près que moi. >J Et
il fait cette déclaration : cc Si j'étais à recom­
mencer mon Monde, où j'ai supposé le corps
d'un animal tout formé et me suis contenté
d'en montrer les fonctions, j'entreprendrais
d'y mettre aussi les causes de sa formation et
de sa naissance. n A Santpoort il avait sur­
tout, à sa disposition, des animaux marins,
poissons et anguilles : il venait précisément
d'en disséquer une le matin même, écrit-il à
Plempins, le 23 mars 1638, et il lui dit les
observations qu'il a notées. Plempius l'avait
visité dans sa retraite aux vacances de lo37,
42 DESCARTES

in prœdio circa Harlemum, dira-t-il, « dans une


campagne près de Harlem ».
On vient en effet le voir. Reneri lui apporte
la hauteur de la tour d'Utrecht « très exacte­
ment mesurée »,qu'avaitdemandée Mersenne:
elle est de 350 pieds de roi justement (23 août
1638). Il annonce aussi sa visite avec un col­
lègue, Regius, qu'il a gagné à la philosophie
de Descartes, et qui l'enseigne dès 1638 à
l'Université d'Utrecht. Reneri étant malade,
Regius demande la permission de venir seul :
« si je ne vous suis point à charge, dit-il le
9 mars 1638, je passerai deux ou trois jours
près de vous, afin de pouvoir vous consul­
ter... » Et Descartes se déplace aussi de son
côté. Il se rend à Utrecht, apprenant que
Reneri est gravement malade, et il a le chagrin
d'arriver trop tard, et de ne plus trouver qu'un
moribond, :c qui n'est plus en état de recevoir
aucune assistance de ses amis », ainsi qu'il
écrit à Pollot, le 6 mai 1639. Il n'ose inviter
Pollot à venir à Santpoort, « où, dit-il,
vous ne sauriez être si bien reçu que vous
méritez» ; toutefois, s'il vous plaît de le faire,
LA VIE 43

j'en serai très aise et vous en aurai obliga­


tion.
Mais, comme Harlem n'est qn'à une lieue,
il s'y rend volontiers, s'étant lié avec deux
prêtres, Bannius et Bloemaert, dont l'un sur­
tout, Bannius, était grand amateur de mu­
sique, à la fois théoricien et exécutant. Aussi
invite-t-il son voisin de Santpoort à des con­
certs de voix et d'instruments. Descartes
admire et applaudit, et son hôte en est tout
fier (13janvier 1638). Toutefois l'amitié n'em­
pêche pas notre philosophe, dans une sorte de
tournoi musical entre Bannius et un compo­
siteur de Paris, Boesset, de donner la palme à
son compatriote ; Bannius a pour lui la de­
moiselle de Schurman. Il s'en excusera d'ail­
leurs (30noyembre 1646), étant, dit-il, presque
sourd et n'ayant jamais su apprendre à chanter
ut, ré, mi, fa, sol, la. (Un mathématicien
aveugle peut bien faire la théorie des couleurs ;
pourquoi pas aussi un sourd celle des sons ?)
Mais, en d'autres circonstances, Descartes
n'hésite pas à plaider la cause de ses deux amis
catholiques, inquiétés sans doute dans l' exer-
44 DESCARTES

cice de leur culte ; il écrit tout exprès à


Huygens, à qui d'ailleurs un même goût de
la musique les rendait également sympa­
thiques, et il sollicite son intervention : « Si
vous nous voulez ici laisser quelques prêtres,
lui dit-il, je vous prie que ce soient plutôt
ceux-là. »
*
* *
A Santpoort, Descartes avait aussi ré­
digé ses Méditations. Il revient à Leyde en
avril 1640, pour l'impression. Mais auparavant
il les soumettraà deux amis d'Utrecht, Regius
et lEmilius, qui n'y trouvent à reprendre
que des vétilles de ponctuation, et à ses
deux amis de Harlem, Bannius et Bloemaert :
plus musiciens que théologiens, comme il s'agis­
sait de l'existence de Dieu, ils remettent le ma­
nuscrit à un voisin, l'archiprètre d'Alcmar,
Cater on Caterus, moins éloigné qu'eux des
études théologiques. Ils envoient ses objections
à Descartes, qui y fait aussitôt réponse; et c'est
avec cette addition que le philosophe, le
10 novembre 1640, confie son ouvrage à
LA VIE 45

Huygens, toujours aussi complaisant pour le


faire parvenir à Paris. Mersenne devait sou­
mettre le tout au jugement de la Sorbonne.
Pour obLenir l'approbation de celle-ci, Descartes
compte sur l'amitié d'un des docteurs, le P.
Gibieuf. Il lui survient aussi une aide inatten­
due, la propre nièce de Richelieu, la duchesse
d'Aiguillon: c'est. dit-il, cc la grande faveur». En
dépit de cela, l'approbation n'est pas accor­
dée. On l'avait escomptée néanmoins, et le
livre paraît le 28 août 1641, à Paris, cum
Approbatione Doctorum. Pourtant Descartes
pensait n'avoir rien dit qui fût contraire à l'or­
thodoxie. Lui-même en Hollande se montrait
toujours bon catholique, zélé même, avait dit
le huguenot Saumaise . Et à Leyde, le philo­
sophe avait choisi comme directeur, plutôt
qu'un jésuite, qui s'y trouvait, un. oratorien
dont on sait même le nom, le P. Ellequens.
Mais deux événements viennent le troubler
en cette fin d'année 1640. L'un est la mort de
sa petite Francine, à Amersfort, le 7 septembre;
elle n'avait que cinq ans. Et cela explique son
absence de Leyde pendant une quinzaine, du
46 DESCARTES

1 er au 15 septembre : il s'était rendu à


Amersfort, l'enfant étant au plus mal. Elle lui
laissa par sa mort, dit-il, « le plus grand regret
qu'il eût jamais senti de sa vie. >) Il aurait aussi
voulu revoir son père et projetait pour cela un
voyage en France : c< le bonhomme 1> ne lui au­
rait pas tenu rigueur pour s'être fait <c relier
en veau n ; mais il mourut le 17 octobre
(inhumé à Nantes le 20 ), sans que son fils l'ait
revu. Et nous savons sur ce double deuil quels
ont été les sentiments du philosophe : dans
une lettre à son ami Pollot, qui venait lui aussi
de perdre un frère, en janvier 1641 : « Je ne
suis pas, dit-il, de ceux qui estiment que les
larmes et la tristesse n'appartiennent qu'aux
femmes, et que, pour paraître homme de cœur,
on se doive contraindre à montrer toujours
un visage tranquille. n
Descartes ne va pas en France à ce moment
comme il se le proposait. Il donne procuration
à un ami (l'acte est du 13 février 1641), pour
le règlement de la succession. Sa situation ma­
térielle, qui avait toujours été fort convenable,
en devient, semble-t-il, meilleure encore, et il
LA VIE 47

augmente son tra1n de vie. Dès le 31 mars, il


écrit à Mersenne qu'il avait une installation
nouvelle. C'était à une demi-lieue de Leyde,
dans le petit château d'Endegeest. Un visiteur,
Sorbi ère, admire fort l'endroit; il y avait « un
assez beau jardin, au bout duquel était un ver­
ger, et tout à l'entour, des prairies, d'où l'on
voyait quantité de clochers, plus ou moins
élevés, jusques à ce qu'au bord de l'horizon
il n'en paraissait que quelques pointes n. Et le
philosophe n'avait à son service que des <l per­
sonnes choisies et bien faites n. Son hôte prin­
cipal est l'abbé Picot, qu'il retient près d'un an
( et il était là déjà le 23 juin 1641 ), avec deux
compagnons, un abbé de Touchelaye, de
Tours, et le conseiller Desbarreaux, fameux
pour la liberté de ses propos et de sa conduite :
Descartes l'avait sans doute connu à Paris,
pour rappeler ce titre de conseiller que Des­
barreaux avait depuis le 31 mai 1625 : l'aurait­
il su sans cela? Est-ce en cette compagnie qu'il
esquissa un dialogue en français : La Recherche
de la Vé, ilé par la Lumière naturelle ?
Le jeune Schooten, au retour d'un voyage
48 DESCARTES

en France, vient aussitôt en rendre compte,


et lui parle de Fermat; c'est en se promenant
dans le jardin, que Descartes. sérieux Poi­
tev:n, dit sur son rival ce mot : « M. Fermat
est Gascon ; moi non... » En outre, un gen­
tilhomme anglais, lord Kenelm Digby, vient
tout exprès en Hollande le visiter, et rap­
porte cet autre mot, dit peut-être en plaisan ·
tant: que le philosophe avait. trouvé le secret
de vivre Cf autant que les patriarches».
Il reçoit encore d'autres visites à Endegeest.
Sorbière y « court », aussitôt arrivé en
Hollande au printemps de 1642 ; mais il
en revient fort désëtppointé. En deux heures
d'entretien, il n'avait rien appris du philosophe
sur sa philosophie. rien du tout, Descartes ne
voulant pas, dit-il avec dépit, divulguer ses
mystères, et se réservant de ne les communi­
quer qu'à deux amis, Picot et Hogelande. De
là sans doute l'animosité que Sorbière, pen­
dant plusieurs années, ne cessera de mani­
fester contre Descartes. Celui-ci se montre
plus expansif avec un autre personnage, le
réformateur tchèque, Comenius, qui, de pas-
LA VIE 49

sage en Hollande, est amené par des amis de


Leyde à Endegeest, en juin ou juillet 1642.
L'entretien cette fois ne dure pas moins de
quatre heures, et Descartes ne fait aucun mys­
tère de ses principes, pas plus que Comenius
des siens. Ils se quittent bons amis, et le mot
de la fin est à retenir: 1< Avec moi, dit le philo­
sophe, on n'aura jamais qu'une connaissance
partielle des choses, tandis qu'avec vous
(Comenius était théologien) on en aura la
connaissance complète. >> Politesse apparente :
sans doute au fond douce ironie.
Comenius ajoute que Descartes publiera sa
Physique, qu'il appelle sa Philosophie (c'est tout
un pour lui), dans deux ans ; il avait dit à
Sorbière dans un an : elle paraîtra en 1644.
En attendant, il s'occupe d'une seconde édi­
tion, en Hollande cette fois, de ses Médita­
tions, auxquelles il ajoute une Epître au
P. Dinet, son ancien répétiteur de philosophie
à La Flèche, devenu dignitaire de la Com­
pagnie de Jésus, provincial de la province de
France. Il raconte, sans nommer personne
d'ailleurs, les ennuis que lui a causés à Paris
4
50 DESCARTES

un jésuite (le P. Bourdin), en faisant soutenir


des thèses contre lui par ses disciples au
Collège de Clermont, et les ennuis encore que
virnt de lui causer à Utrecht un ministre
(Voët), professeur à l'Université, en faisant
condamner sa philosophie, le 17 mars, et en
persécutant un collègue, Regius, disciple et
ami du philosophe. L'été de 1642, Descartes
invite celui-ci à venir à Endegeest avec sa
femme et sa fille : les arbres sont tout verts,
dit-il. et cerises et poires vont bientôt mûrir.
La lecture de celte Lettre à Dinet m'a diverti •
délicieusement, écrira Huygens le 26 mai
1642. Descartes eut encore un autre lecteur de
marque, ou plutôt une lectrice, la princesse
Elisabeth. Sa mère, veuve de Frédéric, roi de
Bohême (roi d'un hiver, 1619-16�0), tenait
une petite cour à La Haye, où le prince
d'Orange lui assurait, ainsi qu'à sa nombreuse
famille, un train de vie décent. C'était
même comme une cour des trois Grâces, ou
plutôt de quatre, la reine ayant en effet qua­
tre filles. Donc, le 6 octobre 1642, Descartes
remercie son ami Pollot, habitué de cette
LA VIE 51

cour, et qui lui apprend que la princesse Eli·


sabeth avait lu ses Méditations. Sur quoi le
philosophe se tient prêt à aller « lui faire la
révérence et recevoir ses commandements n.
Il s'y rend sans doute plus d'une fois cet
hiver de 1642-43, La Haye n'étant qu'à trois
lieues d'Endegeest. Il y va sûrement en avril
1643, pour faire ses adieux, devant aller
s'installer en un endroit plus retiré, dans la
province de Nord-Hollande encore, à Egmond
op den Hoëf, le 1er mai 1643. Et c'est parce
qu'elle ne pouvait plus le voir aussi aisément,
que la princesse prend l'initiative d'une corres­
pondance avec le philosophe : sa première
lettre est du 16 mai, et il y répond aussitôt,
le 21 mai. Cet échange de lettres se conti­
nue tant qu'Elisabeth est en Hollande, et
ne cesse pas lorsqu'elle réside en Brande­
bourg. du mois de septembre 1646 jusqu'à la
fin de 1649.
Descartes ne reste qu'un an dans sa nouvelle
.demeure, la durée de la location, jusqu'au
1er mai 1644. Il date d'abord ses lettres d'Eg­
mond op den Hoëf, puis « Du Hoëf » simple-
52 DESCARTES

ment. Il y retrouvait comme voisin de cam­


pagne, Uil ami, Anthonie van Zurck, devenu
van Bergen depuis l'acquisition récente du
domaine et de la seigneurie de ce nom, pas
trop loin d'Egmond. Descartes le connaissait
de longue date, et lui avait même confié le
soin de ses affaires dès sa venue en Hollande.
Le philosophe acceptait ses invitations à des
parties de chasse, et s'entremettait auprès de
Huygens pour lui faire obtenir une autorisa­
tion de chasser dans des quartiers réservés.
Il s'entremet encore pour faire revenir de
Paris les plans des Jardins du Luxembourg
et des Tuileries : M. de Bergen était curieux
d'avoir dans son parc un beau jardin << à la
française >>.
Descartes rencontrait chez lui le jeune
Schooten, qui avait déjà tracé les figures du
livre de 1637, et qui recommençait pour une
traduction latine de la Dioptrique et des Météo­
res, et surtout pour les Principes de la Philoso­
phie (il y avait quarante figures), qui étaient à
l'impression. Comme celle-ci tardait, Descar­
tes n'attend pas qu'elle soit achevée ( elle ne
LA VIE 53

devait l'être que le 18 juillet), et part en mai


ou juin 1644 pour ce voyage de France, projeté
depuis 1640 et qu'il n'avait pu faire jusque- là.
M. de Bergen se charge de distribuer les
exemplaires du nouveau livre. La princesse
Elisabeth est la première à recevoir le sien.
L'ouvrage lui était dédié : ses lettres de l'année
précédente, 1643, montraient qu'elle avait
l'esprit également propre à la métaphysique
et aux mathématiques, et qu'elle pouvait donc
entenJre toute la philosophie. Elle remercie
par une lettre, qui rejoint Descartes à Paris.
Là le philosophe accepte l'hospitalité de son
ami Picot, rue des Ecouffes, assez près du
Couvent des Minimes de la Place Royale où
demeurait le P. Mersenne. Il contracte de
nouvelles amitiés, avec Clerselier, qu'il ne
connaissait pas encore, et avec le beau-frère
de celui-ci, Pierre Chanut. Clerselier venait
de traduire en français les Objections et les
Réponses qui faisaient suite aux Méditations,
traduites elles-mêmes par le jeune duc de Luy­
nes (il n'avait en 1641 que 20 ans). La con­
fiance entre Clerselier et le philosophe devient
54 DESCARTES

telle que celui-ci ne lui cache rien de la nais­


sance et de la mort de la petite Francine, lui
disant tout, jusqu'à la date de la conception.
Et avec Chanut, qui d'ailleurs s'est intéressé
dès 1642 aux disputes du P. Bourdin, l'amitié
n'est pas moins vive : on aurait cru qu'elle
datait de quarante ans, c'est-à-dire de leur
enfance, ou du printemps de leur vie, tandis
que c'était une amitié d'âge mûr ou d'arrière­
saison, peut-être d'autant plus sérieuse et
solide.
Descartes ne demeure pas tout le temps de
son séjour en France à Paris. Il va aussi en
Touraine et en Bretagne(sinon même en Poi­
tou), et sans doute ne garde pas rancune à
son frère aîné, Pierre, qui pourtant ne s'était
pas hâté de lui faire part de la mort de leur
père : Mersenne avait dû la lui mander par
une lettre qui prévint, dit Baillet, celle de
M. de La Brétaillière. Mais comment Mer­
senne l'avait-il su, si ce n'est par ce dernier
lui-même, qui n'était peut-être pas assez sûr
de l'adresse de son frère en Hollande ? En
tout cas notre philosophe reçoit bon accueil de
LA VIE 55

son autre frère (né d'un second mariage) ; et


même, comme un enfant venait de naître chez
celui-ci, on l'avait bien baptisé aussitôt, le
15 août, mais on avait attendu pour les céré­
monies du baptême que l'oncle fût là, qui
devait être parrain, le 9 septembre.
Il emportait avec lui la traduction française
de son livre des Principes, que l'abbé Picot
avait entrepris aussitôt de traduire. Il n'a
guère le temps de la lire à ce voyage. Mais,
lorsqu'il repart, il a plus de loisir, à Calais,
le bateau ayant été retenu au port une quin­
zaine par les vents contraires (nov. 1644). Son
retour en Hollande est fêté par ses amis, qui
avaient craint de ne pas le revoir, bien qu'il
leur eût assuré, se souvenant d'un texte de
Justinien, qu'il n'était pas cc fera bestia »,
une de ces bêtes sauvages qui ne reviennent
pas au logis comme les animaux domestiques,
et n'ont pas l'esprit de retour, « animum
redeundi ».
*
* *

Il ne revient pas à son premier Egmond.


56 DESCARTES

Il choisit une autre résidence, dans le voisi­


nage d'ailleurs, à Egmond-binnen ou Egmond
tout court ; il y séjourne près de cinq ans,
jusqu'à son départ pour la Suède. Dès l'année
suivante, 1645, la princesse Elisabeth parle
d'aller le voir et de visiter avec lui « son nou­
veau jardin ». Et ses amis savent que son
étude principale est de faire des observations
et des expériences sur les plantes et aussi sur
les animaux. C'est à Egmond, en effet, que,
pour toute réponse à an visiteur qui lui
demandait quel livre il lisait, il le mène dans
une arrière-cour, où l'attendait un veau à
disséquer : << Voilà, dit-il, toute ma biblio­
thèque. » (Il avail eu au moins une Bible
et une Somme de saint Thomas, apportées de
France). Cette anecdote se trouve confirmée
par les déclarations de Descartes lui-même.
Le 2 novembre 1646, il écrivait à Mersenne :
« Pour la formation des poulets dans l'œuf,
il y a plus de quinze ans (donc en 1630-31)
que j'ai lu ce que Fabricius ab Acquapendente
en a écrit, et même j'ai quelquefois cassé des
œnfs pour voir cette expérience. Mais j'ai eu
LA VIE 57

bien plus de curiosité : car j'ai fait autrefois


tuer une vache, que je savais avoir conçu
peu de temps auparavant, exprès afin d'en
voir le fruit. Et ayant appris, par après, que
les bouchers de ce pays en tuent souvent qui
se rencontrent pleines, j'ai fait qu'ils m'ont
apporté plus d'une dizaine de ventres dans
lesquels il y avait de petits veaux, les uns
grands comme des souris, les autres comme
des rats, et les autres comme des petits chiens,
où j'ai pu observer beaucoup plus de choses
qu'en des poulets, à cause que les organes y
sont plus grands et plus visibles. »
Il allait de temps en temps à La Haye, ne
fût-ce que pour rendre ses devoirs à la prin­
cesse Elisabeth et lui offrir ses remèdes dans
les déplaisirs qu'elle eut, l'été de 1646 notam­
ment, lorsqu'un de ses frères (le 20 juin) fit
assassiner en plein jour à La Haye un gentil­
homme français, pour venger l'honneur d'une
de leurs sœurs. Le 15 août suivant, Elisabeth
part pour le Brandebourg, quittant la Hollande
qu'elle ne devait plus revoir. Puis, en 1647,
Descartes fait son second voyage en France.
58 DESCARTES

L'abbé Picot est encore son hôte, rue Geof­


froy-l'Anier cette fois, et s'ingénie à le distraire.
Un Anglais, le marquis de Newcastle, le réu­
nit à sa table avec ses deux adversaires, Hobbes
et Gassendi, dans un repas de réconciliation.
Lejeune abbé d'Estrées le réconcilie de même
avec Gassendi, et donne un banquet en leur
honneur: les convives se transportent au logis
<le Gassendi, empêché au dernier moment.
Mais le plus intéressant, pour nous, de ce
séjour à Paris, est la visite que Descartes fait
à deux reprises au jeune Pascal, assez mal
portant, le lundi et le mardi, 23 et 24 sep­
tembre. Nous avons, par la sœur de celui-ci,
Jacqueline, qui y assistait, le récit de l'entre­
tien du lundi. Mais elle n'était pas là le mardi.
Ce second jour, il fut sans doute question
des Expériences nouvelles touchant le Vide,
titre d'un opuscule dont le permis d'imprimer
est du 8 octobre ( quinze jours après). Des­
cartes en parle à Huygens dès son retour en
Hollande. <( Ensuite du récit que vous prîtes
la peine de me faire dernièrement de ces
Nouvelles Expériences ... », écrit celui-ci, le
LA VIE 59

14 novembre, en envoyant à Descartes un


exemplaire qu'il venait de recevoir. Et comme
l'opuscule était « donné par avance d'un plus
grand Traité sur le même sujet n, Huygens est
d'avis, si notre philosophe a l'intention d'en
dire son sentiment, cc que ce soit après que
le jeune auteur aura débité ses considérations
sur le tout ». Et Descartes de répondre, le
8 décembre : cr Je voudrais que le volume
qu'il promet fût déjà au jour, afin qu'on pût
voir ses raisons. >> Mais ce volume ne vint
point, et Descartes, qui avait attendu pour re­
mercier en même temps de l'opuscule, né�
gligea de le faire, bien que celui-ci lui eût été
envoyé « de la part des auteurs mêmes » : à
savoir Monsieur Pascal (le père), à qui il était
dédié par le Sieur B. P. son fils. Ainsi
s'expliquerait le fait que « les auteurs > n'en­
1

voyèrent pas dans la suite à Descartes le


Cl Récit de la Grande Expérience •> du Puy­

de-Dôme, faite par Florin Périer, le 22 sep­


tembre 1648, sur les instructions de son beau­
frère Blaise Pascal, envoyées le 15 novembre
1647, deux mois après l'entretien de celui-ci
60 DESCARTES

et de Descartes le 24 septembre précédent. Le


philosophe se plaignit qu'on ne lui eût pas
donné avis de cette expérience, parce que
c'était lui, rappela-t-il à deux reprises (11 juin
et 17 août 1649), qui avait dit de la faire, as­
surant qu'elle réussirait. Et déjà le 13 dé­
cembre 1647, cc j'avais averti M r Pascal,
écrivait-il à Mersenne, d'expérimenter si le
vif-argent montait aussi haut, lorsqu'on est
au-dessus d'une montagne, que lorsqu'on est
tout au bas ».
Il avait regagné son Egmond, et s'était mis à
observer la hauteur du vif-argent <1 en temps
froid et en temps chaud, et lorsque soufflent
le vent du sud et le vent du nord ». Ci J'ai,
dit-il, un tuyau qui demeure attaché jour et
nuit en même lieu, pour faire celte observa­
tion. » (Même lettre du 13 décembre 1647.)
A Paris, quelques jours avant son départ,
on lui avait parlé d'une pension qui allait lui
être accordée. Elle le sera peu de temps
après, peut-être grâce à Silhon, et on l'invite
à revenir en France, sans doute pour y de­
meurer. Peut-être l'aurait-il fait, vu les ennuis
LA VIE 61

que lui causaient encore les attaques des théo­


logiens à l'Université de Leyde ; il est forcé
de recourir de nouveau à l'ambassadeur de
France, Abel Servien, comme il avait fait déjà
avec La Thuillerie pour un procès semblable
devant l'Université de Groningue. Certes, il
ne manquait pas d'amis en Hollande, mais
avec qui il avait plutôt un commerce de lettres,
sans les voir très souvent ; et il pouvait aussi
bien leur écrire de Paris que de partout ail­
leurs. Il se rend donc encore en France, l'été
de 1648. Mais il en revient assez vile. D'abord
on s'intéressait moins à sa philosophie qu'à sa
personne, pour laquelle même on n'avait point
d'autre curiosité qu'on en aurait eu pour un
animal rare, un éléphant ou une panthère.
Mais surtout il tombait mal : le jour même
du Te Deum pour la victoire de Lens, écla­
tèrent à Paris les troubles de la Fronde. C'est
comme si, écrivait-il plus tard, convié à dîner
chez des amis, il avait trouvé, en arrivant, leur
cuisine en désordre el leur marmite renversée.
« Je m'en suis revenu, ajoute-t-il, sans dire
un mot, afin de n'augmenter point leur fâche-
62 DESCARTEi

rie. » Il repart donc dès le lendemain 24 août,


bien qu'il eût promis de passer l'hiver en
France avec son ami Picot, qui était encore
venu passer avec lui en Hollande !hiver de
1647-48. Descartes trouvait plus de sûreté en
son Egmond que sur le parvis de Notre­
Dame, dira son ami Brasset, qui d'ailleurs
l'approuve de s'être retiré comme un matelot
prudent dans un port tranquille, loin de la
tempête. Ce même Brasset, résident de France
à La Haye, le tient au courant des nouvelles
politiques, sachant que le philosophe ne peut
manquer de s'y intéresser en bon Français, à
qui même le cœur saigne, quand les choses
ne vont pas bien pour son pays.
Descartes n'en travaillait pas moins à ce
Traité des Passions, que lui avait demandé la
princesse Elisabeth. Pour en assurer les bases
selon lui nécessaires, il avait repris aussi un
Traité des Animaux, ébauché il y avait longues
années, et dont il s'occupera surtout l'hiver
de 1647-48. Etait-ce pour qu'on ne dérangeât
pas son maître, qu'un valet trop zélé écondui­
sit par deux fois sur sa mine une manière de
LA VIE 63

paysan, et lui "offrit même une aumône, que


celui-ci refusa ? La troisième fois le philo­
sophe donne ordre de l'introduire : il s'aper­
çoit vite qu'il avait affaire à un esprit curieux,
avide de s'instruire, et qui ne demandait qu'à
se mettre sous sa direction. Il l'instruisit en
effet, et Dirck Rembrandtz, c'était son nom,
devint un astronome réputé, qui, plus tard,
dans un ouHage imprimé, ne manquera pas
de raconter ce trait de son bienfaiteur.
Ce n'est pas le seul service rendu par Des­
cartes dans le pays. Il intervient auprès de son
grand ami Huygens, pour obtenir du Prince
la grâce d'un pauvre paysan, meurtrier du
second mari de sa mère, mais qui, séparé de
celle-ci, la menaçait de mort, elle et ses en­
fants. Il intervient encore en faveur du juge
de l'endroit, à qui on reprochait d'avoir
acquitté un peu vite le meurtrier et qui était
pour.s�1ivi de ce chef. Le plaidoyer du philo­
sophe est le même dans les deux cas. Dans le
premier, le criminel s'était sauvé, et comme
on avait confisqué ses biens, on punissait sa
femme et ses enfants plus que lui. Dans le
64 DESCARTES

second cas, le juge trop expéditif avait un très


grand nombre d'enfants qui ont encore besoin
de lui, en sorte qu'on ne saurait le punir qu'on
ne punisse aussi avec lui plusieurs innocents.
Le philosophe ne voudrait pas qu'on pût lui
reprocher d'avoir manqué à la charité qu'on
doit avoir pour ses voisins. Et n'est-ce pas
pour le Prince une belle occasion d'exercer
le droit de grâce (années 1646 et 1647)?
Cependant Descartes avait, depuis 1646,
un nouveau correspondant, Chanut, d'abord
résident, mais qui devait devenir ambassadeur
de France en Suède. Il l'avait connu à Paris,
l'été de 1644, et l'avait revu quatre jours de
suite au passage à Amsterdam, en octobre
1645, lorsque le diplomate regagnait son poste.
A Stockholm, celui-ci eut à cœur de faire
connaître à la reine le philosophe, sachant
le grand désir de Christine d'attirer à sa cour
les savants, les érudits, les artistes Il fit tant
et si bien, qu'elle voulut avoir aussi Descartes,
et envoya même tout exprès pour aller le cher­
cher en Hollande un amiral. Flemming. Celui­
ci s'expliqua mal sans doute, et le philosophe
LA VIE 65

déclina poliment ses offres, disant plus tard,


en manière d'excuse, qu'il ne croyait pas
qu'un si haut personnage se dérangeait ainsi
pour lui. Mais le bibliothécaire de la reine,
Freinshemius, auprès de qui il s'était informé,
lui ayant promis ses bons offices, et Chanut
lui-même ayant offert de le loger chez lui, il
se décide à partir ; il fait ses adieux à Brasset,
qni le voit déjà chaussé et vêtu en homme de
cour; mais surtout il donne des instructions
pour ses affaires à deux amis, Hogelande et
Bergen, comme s'il n'était pas sûr de revenir.

*
* *

La reine lui accorde deux audiences succes­


sives, peut-être dès le lendemain de son arri­
vée. Mais elle avait d'abord entendu le pilote
du bateau, venu selon l'usage rendre compte
de la traversée, et celui-ci marqua son étonne­
ment d'avoir eu un tel passager', c, de qui il
avait plus appris en trois semaines sur les
choses nautiques, qu'il n'avait fait lui-même
en soixante ans de navigation n. Descartes
5
66 DESCA):ITES

s'était toujours intéressé, par exemple, dès


1619 et plus tard en 1634 et 1639, à la question
des longitudes, si importante pour les naviga­
teurs en Hollande, et aussi aux variations de
l'aiguille aimantée dans les boussoles.
Malgré le bon accueil de Christine, le phi­
losophe est un peu déçu, et ne le cache pas à
la princesse Elisabeth (9 octobre 1649). « Je
ne sache point, dit-il de la reine, qu'elle ait
encore rien vu de la philosophie, et je ne
puis juger du goût qu'elle y prendra ; elle
est extrêmement portée à l'étude des lettres,
en particulier de la langue grecque. ll Il lui
dira franchement là-dessus son sentiment :
lui-même s'était amusé, étant petit garçon, à
ces bagatelles ; mais, après avoir goûté d'une
science plus solide, il se félicitait de les avoir
oubliées. La reine ne s'en formalise pas, et
même, pour lui laisser le temps de s'habituer
à ce nouveau pays, elle le dispense d'aller au
château, sinon aux heures qu'elle lui dira.
Ainsi, ajoute-t-il, « je n'aurai pas beaucoup de
peine à faire ma cour ; et cela s'accommode
fort à mon humeur ». Il devait cela à Freins-
LA VIE 67

hemius, qui ne lui gardait pas rancune, bien


que la reine eût préféré à une harangue de lui
sur le Souverain Bien, où il n'avait fait qu'effieu­
rer le sujet, disait-elle, « l'opinion de M. Des­
cartes )) .
A quoi donc allait s'occuper le philosophe?
Il avait déjà fait, l'hiver de 1648 à Egmond,
des observations sur la hauteur variable du
mercure dans le tube barométrique. Périer
venait précisément d'écrire à Chanut, son ami,
de faire des observations semblables à Stock­
holm. En l'absence de Chanut, Descartes s'en
charge lui-même, à partir du 21 octobre, aidé
sans doute du fils aîné jusqu'au retour de son
père à la fin de décembre. En attendant, il
n'avait guère, comme conversation, que celle
de l'aumônier, qui faisait partie de la maison
de l'ambassadeur, un religieux augustin, le
P. Viogué, et ils eurent sans doute ensemble
plus d'un entretien théologico-philosophique.
Rivalisant avec l'ecclésiastique, le philosophe
fit une fois << un beau discours sur notre Ré­
demption, auquel M me Chanut fut fâchée
que son fils aîné ne se fùt pas trouvé n.
DESCARTES

Aussi ce fut une borme fortun e pour Des­


cartes que la présence à Stockholm, jusqu'à
la mi-novembre environ, d'un gentilhomme
français, moitié diplomate, moitié militaire,
le comte de Brégy, avec qui il se lia si bien
qu'il lui écrivit ensuite deux lettres, qui furent
ses dernières, le 18 décembre 1649 et le 15
janvier 1650.
Avec celle du 18 décembre, il lui envoyait
les vers d'un ballet, qui devait être dansé le
lendemain 19. Brégy l'avait vu y travailler, et
s'y était sans doute lui-même intéressé. La
Feine a.;ait demandé cela au philosophe pour
les fêtes de l' Anniversaire de sa Naissance
(elle allait avoir vingt-trois ans), et aussi de
la Naissance de la Paix de Westphalie, si avan­
tageuse à la Suède. Ces vers furent imprimés,
pour que l'assistance suédoise en eùt le texte
français sous les yeux. Descartes composa
aussi pour la même circonstance une Comédie
ou Fable bocagère, dit Baillet, mais qui n'a pas
été retrouvée.
Chanut revient quelques jours après, le 22
décembre, avec le titre d'ambassadeur, et sa
LA VIE 69

première audience, à laquelle assiste Descar­


tes, a l ieu le 23. Chanut continue à son hôte les
attentions que sa femme avait eues pour cet
ami de son frère et de son mari. Le philoso­
phe se rendait au palais, situé à une certains
distance de l'ambassade, dans le carrosse de
l'ambassadeur ; mais c'était à cinq heures du
matin, en plein hiver, et sons le climat rigou­
reux de la Suède. Il n'y alla peut-être pas
d'ailleurs aussi souvent qu'on pourrait croire,
assez toutefois pour que sa santé en pâtît. Les
six premières semaines de son séjour à Stock­
holm, il fut laissé à peu près libre de son
temps, et les occupations qu'il eut ensuite ne
furent rien moins que philosophiques. Après
les fêtes des 18 et 19 décembre, la reine part
pour Upsal, et y reste jusqu'au 14janvier. Le
15, il écrit qu'il ne fait aucune visite, qu'il
n'est pas en son élément ; il lui semble que
« les pensées des hommes se gèlent ici pen­
dant l'hiver aussi bien que les eaux ». Ce fut
dans la dernière quinzaine de janvier surtout,
que Descartes se rend au palais, au moment
où le froid sévissait le plus. Chan ut en avait
70 DESCARTES

été malade, mais il guérit assez vite. Descartes


est moins heureux : le 2 février, il fut pris
de la même maladie, une pneumonie ; il refu­
se, ou du moins accepte trop tard le traitement
d'un médecin hollandais, Wullen ou Weulles
( qui n'était pas son ami), la saignée. cc Epargnez
le sang français», lui dit-il. Le P. Viogué l'as­
siste à ses derniers moments. c< Çà, mon âme,
ilfaut partir )), dit-il résolument. Et il témoi­
gne toute sa gratitude à ses hôtes, surtout à
M m e Chanut, qui l'avait soigné elle-même pen­
dant neuf jours avec toute la sollicitude qu'elle
venait d'avoir pour son mari. Il mourut le
11 février 1650, âgé de cinquante-trois ans, dix
mois et onze jours.
La reine fut surprise de cette fin inattendue.
La veille même du jour où il tomba malade,
elle avait encore eu avec lui un entretien, où
il lui soumit, sur sa demande, le projet d'une
Académie à Stockholm. « Ses oracles l'ont
bien trompé », dira-t-elle, faisant allusion à
l'opinion qu'on prêtait au philosophe de pou­
voir prolonger sa vie autant qu'il voudrait.
Mais elle offrit aussitôt de lui élever un tombeau
LA VIE 71

dans le principal temple de Stockholm, lieu de


la sépulture des rois et des grands duroyaume,
et en attendant, de lui faire, à ses frais,
de pompeuses funérailles. Chanut décline
toutes ses offres, peu compatibles, pense-t-il,
avec la simplicité du philosophe et aussi avec
sa dignité : on subviendrait à la dépense avec
la bourse du défunt. Et la cérémonie fut. toute
simple, le cercueil étant porté par le fils aîné
de l'ambassadeur et le personnel de l'ambas­
sade: l'inhumation eut lieu au cimetière des en­
fants morts sans baptême ou avant l'âge de rai­
son, cimetière des innocents par conséquent;
et Chanut composa, pour les quatre faces d'un
monument fort simple aussi, quatre inscrip­
tions latînes à la louange de Descartes, et qui
résument son œuvre et sa vie.
Plus tard, en 1666-67, ses restes furent
ramenés en France, non sans incidents :
cercueil ouvert au départ, puis au cours du
voyage ; ossements dérobés comme des i;e­
liques par des dévots du philosophe. Le 24
juin 1667, une cérémonie solennelle fut célé­
brée à Sainte-Geneviève ( aujourd'hui Saint-
72 DESCARTES

Etienne-du-Mont). Christine, qui avait abdiqué


sa couronne en 1654 et s'était convertie au
catholicisme, attribuant même à Descartes
l'honneur de sa« glorieuse conversion » ? dé­
clara que, si elle avait encore été la reine,
elle n'aurait pas permis qu'on enlevât à la
Suède ce h'ésor.
Les restes du philosophe ne sont plus à
St-Etienne-du-Mont. Lorsqu'on ferma l'église
en 1792, Hs furent transportés au Musée pro­
visoire ou (< Jardin Elysée des Monuments
français», où ifs demeurèr�nt jusqu'en 1819.
Ce Musée ayant été alors dispersé, on les
transporta dans l'église la plus proche, Saint­
Germain-des-Prés, où ils sont encore, du
moins ce qu'on en a trouvé en ouvrant le cer­
cueil lors du transfèrement : quelques osse­
ments, le squelette étant loin d'être complet.
Le crâne en particulier, dérobé à Stockholm,
lorsqu'on ouvrit le cercueil avant le départ
pour la France, passa par plusieurs mains,
jusqu'à ce que BerzéHus l'envoyât en 1822 à
Cuvier, qui le déposa dans les collections du
Muséum, où il attend une destination plus
LA VIE 73

digne. Sera-ce au Panthéon, comme l'avait


décidé, pour les restes du philosophe, la Con­
vention Nationale par deux décrets du 2 et du
4 octobre 1793, lesquels n'ont jamais reçu
d'exécution? Sera-ce dans la chapelle de la
Sorbonne où se trouve déjà le tombeau de Ri­
chelieu: n'est-il pas, a-t-on proclamé, cc notre
Richelieu intellectuel » ? Ce serait de toute
façon, comme on avait dit au xvn e siècle,
« l'exposer à toute la France sur le lieu le
plus élevé de la capitale, et sur le sommet de
la première Université de son pays ».
DEUXIÈME PARTIE

L'OEVVRE

I
OUVRAGES

Le Monde. - Discours de la Méthode el Essais de


cette Méthode. - Méditations métaphysiques. - Prin·
cipes de la Philowphie. - Les Passions de /'Ame.

LE MoNDE.

L'œuvre de Descartes, scientifique et phi­


losophique à la fois, devait être exposée dans
un seul traité, en français, Traité de la Lu­
mière, titre sous lequel il comprenait : « La
nature de la Lumière ; le Soleil et les
Etoiles fixes, d'où elle procède ; les Cieux,
qui la transmettent ; les Planètes, les Co-
76 DESCARTES

mètes et la Terre, qui la font réfléchir ; tous


les corps qui sont sur la terre, lesquels
sont ou colorés ou transparents ou lumi­
neux; enfin l'Homme, qui en est le spec­
tateur. » Ainsi entendu, ce Traité pouvait
s'appeler, et c'est le nom que lui donne aussi
Descartes, son Monde. Mais on n'en a que
quelques chapitres imprimés seulement après
sa mort, en 1664 et 1667. De son vivant,
Descartes publia sa philosophie dans trois
ouvrages, qui répondent aux trois notions
primitives,« sorte d'originaux, dit-il, sur le
patron desquels nous formons toutes nos
autres connaissances ». C'est, pour l'âme
seule, la notion de la pensée (sujet des Médi­
tations) ; pour le corps seul, la notion de
l'étendue ( et c'est toute sa Physique, qu'il
a ppelle aussi Principes de la Philosophie) ;
enfin une troisième notion, qui est, en l'homme,
celle de l'union de l'âme et du corps ; il n'en
a laissé qu'une esquisse dans son Traité des
Passions. Mais avant de publier ces trois ou­
vrages, il en donne comme un avant-goût,
en 1637, dans une publication préalable
L'ŒUVRE 77

en français, plutôt qu'en latin, qui était la


langue des doctes : il espérait que « ceux qui
ne se servent que de leur raison naturelle
toute pure, jugeraient mieux de ses opi­
nions, dans la langue de son pays » ; ne vou­
lait-il pas que les femmes mêmes pussent y
entendre quelque chose ?

MÉTHODE ET EssA1s.

Cette publication de 1637, où Descartes


.d'ailleurs ne mit pas son nom, est intitulée :
Discours de la Méthode et Essais de cette Mé­
thode. Ces Essais, au nombre de trois, sont
presque tout le livre, le Discours n'étant que
l'introduction. Ils ont pour titre : la Dioptri­
que, les Météores et la Géométrie.
La Dioptrique rappelle le titre que Des­
.cartes donne à son Monde : c( Traité de la
Lumière. Il y expose sa loi de la réfraction ;
1)

et surtout au chapitre final, il propose une


machine pour tailler les verres de lunette
d'approche ou télescope, qui était la grande
invention de ce temps-là : les verres doivent
-être hyperboliques, selon lui, et non plus
78 DESCARTES

sphériques. Il déclare que ce sont ces mer­


veilleuses lunettes qui lui ont donné occasion
d'écrire ce Traité. Et s'il ne dit plus, comme
dans une lettre du 13 novembre 1629, que,
perfectionnées, elles permettront peut-être de
voir cc s'il y a des animaux dans la lune», il
renchérit encore : « Nous pourrons, par cette
invention, voir des objets aussi particuliers
dans les astres: que ceux que nous voyons
communément sur la terre. »
Tandis que ce premier Essai est un mé­
lange de mathématique et de physique, le
second, les Météores, est de physique seule­
ment : Descartes y traite de ce qu'on ensei­
gnait sous ce nom dans les écoles, et termine
par deux chapitres Lien faits pour intéresser
les lecteurs : explication de l'arc-en-ciel et de
ces faux soleils ou parhéHes, qui avaient si
fort intrigué en 1629.
Enfin le troisième Essai est seulement de
mathématique : la Géométrie, où le problème
de Pappus tient une si grande place. C'est là
que Descartes se montre le plus novateur,
n'apportant rien moins qu'une révolution
r,'œuvnE 79

dans la science : la mathématique ramenée à


l'étude des rapports ou proportions, quel que
soit l'objet où ils se trouvent, cette étude ra­
menée à des considérations de lignes, celles-ci
enfin ramenées elles-mêmes à une algèbre dotée
d'une notation nouvelle.
Mais, plus que ces trois Essais, depuis
longtempsdépassés parle progrès des sciences,
on lit encore et on lira toujours le Discours
de la Méthode. En effet, tout Descartes s'y
trouve. Ses premières études à La Flèche, et
pourquoi elles ont été le point de départ de
ses réflexions et de ses recherches (1re partie).
Les règles de sa Méthode (2e partie), lesquelles
ont besoin d'être développées et qui d'ailleurs
l'avaient été d'avance dans un opuscule de
1627-28, Regles pour la direction de l'es­
prit. Et sa première règle était c< de ne rece­
voir jamais aucune chose pour vraie, que
je ne la connusse évidemment être telle »
(du moins dans les sciences). Ses règles de
Morale (3e partie), règles provisoires, mais
qu'il complétera, à défaut d'un traité spé­
cial, dans sa correspondance privée avec la
80 DESCARTES

princesse Elisabeth d'abord, puis avec la


reine Christine, par l'entremise de Chanut.
La 4° partie, traite de la métaphysique, c'est­
à-dire de l'âme et de Dieu, un peu trop briè­
vement, de son aveu même : c'est pourquoi
il développera le même sujet dans ses Médi­
tations. Mais on aurait tort de ne pas lire en­
suite la 5e et la 6° partie. Là se trouve un
sommaire de sa physique, ou de sa cosmogo­
nie, ou de son Monde, que la récente condam­
nation de Galilée (il n'y fait qu'une allusion,
mais facile à comprendre) l'empêcha de pu­
blier. Dans cette 5° partie, il expose avec force
détails, à titre d'exemple de sa méthode, son
opinion sur le mouvement du cœur et la cir­
culation du sang� adoptant la récente décou­
verte de Harvey, dont il ne partage pas ce­
pendant toutes les idées. Et dans cette même
5e partie encore, il esquisse sa théorie de
l'animal-machine, qui lui paraissait sans doute
le seul moyen de faire place nette et d'élimi­
ner définitivement les prétendues explications
de la Scolastique (âme végétante ou sensitive,
forme substantielle, etc.).
L'ŒUVRE 81

Dans la dernière partie Descartes indique


nettement quels doivent être les buts de la
science : l'un, cc de nous rendre comme maîtres
et possesseurs de la nature n, l'autre, cc de nous
exempter d'une infinité de maladies et même
aussi peut-être de l'affaiblissement de la vieil­
lesse n. C'était l'objet de la Médecine, laquelle
fournira peut-être aussi cc quelque moyen de
rendre les hommes plus sages et plus habiles
qu'ils n'ont été» ; elle sera ainsi un des fon­
dements (non le seul) de la Morale. Et il ne
propose pas seulement ces buts: il indique le
moyen de les atteindre, outre la méthode pour
y parvenir : collaboration de tous les savants,
« afin que, les derniers commençant où les
précédents auraient achevé, et ainsi joignant
les vies et les travaux de plusieurs, nous
allassions, dit-il, tous ensemble beaucoup
plus loin que chacun en particulier ne saurait
faire ».
Pour sa part, il fera tout ce qu'il pourra,
« ainsi que me le permettra, dit-il, la courte
durée de ma vie, selon le cours ordinaire de
la nature n (tant il est éloigné ici de compter
6
82 DESCARTES

sur une existence de plusieurs siècles, ambi­


tion ou plutôt prétention, qu'on lui a trop
facilement attribuée).
S'étant de la sorte présenté au public (l'ano­
nymat ne cacha pas longtemps le nom de
l'auteur), il ne sera pas un inconnu lorsqu'il
signera désormais ses ouvrages ; et il pourra
obtenir quelque crédit, après avoir ainsi fait
ses preuves et s'être montré capable de s'at­
taquer aux plus hauts problèmes.

MÉDITATIONS.

Le premier des grands ouvrages philoso­


phiques de Descartes, après le livre de 1637,
est intitulé Méditations. Ce n'avait d'abord été
qu'un petit Traité de Métaphysique, auquel il
avait travaillé, sitôt arrivé en Hollande, et
qu'il annonçait au P. Gibieuf, le 18 juillet
1629. Il l'avait laissé, pour s'occuper de son
Monde. Il le reprit en 1639. « J'ai maintenant
entre les mains, écrit-il à Mersenne le 13 no­
vembre, un Discours oùje tâche d'éclaircir ce
que j'ai é�rit ci-devant sur ce sujet » (l'âme et
L'ŒUVRE 83

Dieu), et qu'on trouvai1, non sans raison,


obscur par trop de brièveté. Dans ces Médi­
tations au nombre de six, il traite: 1 ° des
choses que l'on peut révoquer en doute, et rien
n'est excepté, tant que l'homme n'est pas sûr
de son origine ( qui sait si quelque « malin
génie >> n'emploie pas toute son industrie à
nous tromper?) ; 2 ° de la nature de l'esprit
humain� et qu'il est plus aisé à connaître que
le corps, 11 je pense, donc je sufa 11; 3 ° de Dieu,
qu'il existe ; 4° du vrai et du faux; 5 ° de l'es­
sence des choses matérielles, et derechef de
Dieu, qu'il existe ; 6° de l'existence des cho- ·
ses matérielles, et de la réelle distinction entre
l'âme et le corps de l'homme.
Le titre primitif était : « Méditations, dans
lesquelles l'existence de Dieu et l'immortalité
de l'âme sont démontrées. » Mersenne fit
observer au philosophe qu'il ne disait mot de
l'immortalité. Descartes modifie donc le titre
dans la seconde édition:« Méditations ... dans
lesquelles la distinction réelle entre l'âme et
le corps est démontrée.>> Non pas qu'il dou­
tât, pour son compte, de l'immortalité. Mais,
84 DESCARTES

loyalement, il pensait que tout ce que la phi­


losophie pouvait faire, était d'établir une. dis­
tinction, qui rendait tout au moins possible
et même probable l'immortalité : à la religion
d'en donner l'assurance aux croyants. D'ail­
leurs le sentiment religieux du philosophe se
manifeste à la fin de la 3° Méditation, sur
Dieu : il s'arrête un moment, non pas pour un
élan et une« élévation sur un Mystère>>, mais
dans « une contemplation de l'Etre tout par­
fait >> ; il est comme « ébloui de l'incompa­
rable beauté de cette immense lumière ».
Il ne s'agit pas seulement de Dieu et de
l'âme dans les Méditations, mais « de toutes
les choses qu'on peut connaître en philoso­
phie n. Ce petit traité contient « tous les fon­
dements de ma Physique l> ; « mais il ne faut
pas le dire », écrit-il d'abord à Mersenne,
28 janvier 1641. Il le dira pourtant lui-même
et à un jésuite, le P. Dinet, dans sa Lettre de
mai 1642. Mais pour le moment, comme il
veut obtenir l'approbation de la Sorbonne,
mieux vaut ne présenter que le côté théolo­
gique de l'ouvrage.
L'ŒUVRE 85

Descartes l'avait envoyé avec les objections


d'un théologien de Hollande, Caterus, archi­
prêtre d'Alckmar, et les réponses qu'il y avait
faites : n'était-ce pas comme un sûr garant de
l'orthodoxie de l'ouvrage? Mersenne lui pro­
met d'autres objections « dans huit jours »,
ce dont le philosophe s'étonne : « Il faut plus
de temps pour remarquer ce qui y est. ii Il en
reçoit d'abord quelques-unes, qui forment les
« Secondes Objections ». Il serabien aise d'en
recevoir encore d'autres, dit-il, des Docteurs,
des Philosophes et des Géomètres : non pas de
Fermat cependant : « qu'on ne lui envoie rien
de ce dernier, c'est un des moins capables
d'y fa{re de bonnes objections»; pour Desar­
gues, au contraire : « Je me fie plus en lui
seul, dit-il, qu'en trois théologiens. » (24 dé­
cembre 1640.)
Les Secondes étaienten réalité de Mersenne
lui-même, comme il le déclarera plus tard
dans une lettre à Voët. Mais Descartes ne le
savait pas, et les croyait de plusieurs théolo­
giens qui, dit-il (se serait-il exprimé ainsi à
l'égard de son ami), « semblent n'avoir rien
86 DESCARTES

compris du tout à ce qu'il a écrit, el ne l'avoir


lu qu'en courant la poste n.
Celles qu'il reçoit ensuite (les Troisièmes),
sont d'un philosophe anglais, Hobbes, à qui
Mersenne avait soumis l'ouvrage, ce que peut­
être n'aurait pas fait Descartes : il soutenai�
en ce moment même une polémique contre
lui (qu'il n'appelle que u l'Anglais »), au sujet
de la Dioptrique. Aussi ne fait-il qu'une brève
réponse. Mais il n'a pas cru devoir s'étendre da­
v.rntage, ces objections, dira+il le 2l avril
1611, « lui semblent si peu vraisemblables,
que c'eùtété les faire trop valoir, que d'y répon­
dre plus au long>>. De fait les Troisièmes Objec­
tions et Réponses sont celles qui tiennent le
moins de place dans le volume (25 pages seu­
lement sur 422 du tome VIII).
Par contre, il reçoit avec plaisir les Ob,jec­
tions ( ce sont les Quatrièmes) d'un jeune théo­
logien, bien qu'il ne soit pas encore docteur en
théologie, Antoine Arnaud : « Ce sont, dit-il,
les meilleures qu'il ait reçues.» Et il y répond
complaisamment, à deux reprises, 4 et 18
mars 16H ; il change même quelque chose à
L'ŒUVRE 87

son texte, pour qu'on voie qu'il a déféré au


jugement de ce contradicteur. En la fin de sa
réponse, « il s'était même émancipé, dit-il,
d'écrire que l'opinion commune de nos Théo­
logiens touchant !'Eucharistie n'était pas si .
orthodoxe que la sienne». Mais dans la pre­
mière édition le P. Mersenne retranchera cela
c< pour ne pas déplaire à nos Docteurs ».

Viennent ensuite les Objections de Gas­


sendi (les Cinquièmes). Celui-ci s'était plaint,
lorsque Mersenne lui parla des Méditations,
que Descartes ne l'eût pas cité, dans ses Mété­
ores, en 1637, pour l'observation des parhélies.
A quoi le philosophe répond le 21 avril, que
l'explication que Gassendi en avait donnée
« ne valait rien n et que d'ailleurs l'observa·
tion n'était pas de lui. Ce nouvel adversaire
a reçu de Mersenne le texte des Méditations :
il envoie ses objeclions en mai 1641 sous
forme de lettre de Pierre Gassendi (pour être
sùr que son nom ne sera pas omis cette fois),
et Descartes lui répond le 16 et le 23 juin. Au
moins Gassendi ne pourra plus se plaindre :
Objections et Réponses (les Cinquièmes) for.:.
88 DESCARTES

meront, à elles seules, le tiers du volume. Le


philosophe a beau dire qu'il a fait ce qu'il a
pu pour traiter son partenaire « honorable­
ment et doucement J) ; celui-ci, ajoute-t-il,
« ne donne que trop d'occasions de le mépri­
ser ; il n'a pas le sens commun et ne sait en
aucune façon raisonner n. C'est alors que furent
échangées les épithètes de Mens (esprit) à l'a­
dresse de Descartes, qui riposta par celle de
Caro (chair) à l'adresse de Gassendi. On lui
donna tort de traiter ainsi son adversaire de
« grosse bête D ; il s'en excusa, non sans ironie.
Les Sixièmes Objections et Réponses sont
d'un groupe de géomètres et de théologiens,
où la part de chacun est difficile à démêler.
Toutes ces Objections avec les Réponses
grossiront singulièrement le volume, et fini­
rontmême, ou peu s'en faut, par le;quintupler.
Encore n'a-t-on pu y joindre« les dernières»,
celles dont l'auteur, demeuré inconnu, s'an­
nonçait comme « l'hyperaspistès n, le dernier
combattant : Descartes y répondit longue­
ment ; mais il était trop tard pour qu'on les
ajoutât au volume, déjà presque achevé d'im-
L'ŒUVRE 89

primer ; et on ne les trouve que dans la cor­


respondance.
Cette première édition,, imprimée à Paris
(28 aoùt 1641), tardait à paraître en Hollande.
Descartes demande à Louis Elzevier d'Ams­
terdam une seconde édition ; elle sera pré te
dès la fin d'avril 1642. Le titre en était modi­
fié, comme nous avons vu, et la mention
cum Approbatione Doctorum est suppri­
mée, l'approbation de la Sorbonne, qu'on
avait escomptée, n'ayant pas été obtenue.
Aussi le passage sur !'Eucharistie, qui avait
été retranché, est rétabli.
En outre, de longues objections et réponses
(110 pages) y sont ajoutées. Ces objections
(les Septièmes) venaient d'un jésuite du
Collège de Clermont à Paris, le P. Bourdin,
qui avait déjà fait attaquer la Dioptrique dans
des thèses de ses disciples. Descartes y attache
une grande importance, comme venant d'un
Père de la Compagnie de Jésus ; et après
avoir, dit-il, assemblé son conseil de guerre
pour savoir comment il y répondrait, il se
décide, et répond point par point. Bien plus,
90 DESCARTES

dans une Lettre, imprimée en même temps, au


P. Dinet, Provincial des Jésuites pour la Pro­
vince de France (et confesseur du roi), il le
fait juge de sa querelle avec le P. Bourdin,
et d'une autre querelle en même temps que
lui avait suscitée en Hollande, comme nous
verrons, un ministre, professeur à l'Université
d'Utrecht, Gisbert Voët. cc J'espère, dit-il,
qu'on jugera bien que mon dessein n'est pas
de m'engager dans les controverses de la reli­
gion, lorsqu'on verra comment je joins le
Ministre au Jésuite. >> (26 avril 1642.) Il avait
d'ailleurs traité ce dernier, disait-il, le plus
courtoisement possible. « Que dit-on à Paris,
demande-t-il, des Septièmes Objections, qui
y sont arrivées ? » (Octobre 1642.) Et le
17 novembre, il parle de « la répugnance qu'il
avait eue de répondre aux objections du
P. Bourdin ».
Une traduction française était nécessaire
pour ce livre latin des Méditations, écrit
d'abord en vue des doctes. Le jeune duc de
Luynes (en 1641 il n'avait que vingt ans) l'en­
treprit pour les six Méditations. Clerselier se
L'ŒUVHE 91

chargea de la tâche la plus lourde : les Objec­


tions et Réponses. Mais, entre temps, Gas­
sendi, à qui cependant les épreuves de ses
objections avaient été soumises, lors de l'im­
pression, sur la demande même de Descartes,
et qui d'aillenrs avait écrit, le 19 juillet 1641,
qu'on agissait bien avec lui, en imprimant
toute la série de ses remarques avec les répon­
ses, s'était plaint qu'on les eût publiées« con­
tre son gré >>. Aussi, à la lecture des Réponses
de Descartes, il avait rédigé des Instances
( datées du 15 mars 1642); des copies en cir­
culaient aux mains des curieux à Paris et en
France. Descartes, qui en est informé par
Sorbière, demande qu'elles reçoivent une publi­
cité complète, et le dit dans sa Lettre à Dinet.
Gassendi hésite plus d'un an. Enfin, le 9 juin
1643, il envoie son texte à Sorbière, qui se
charge de la. publication en Hollande ; et
l'ouvrage paraît en février 1644, sous le titre
de Disquésitio metaphgsica seu Dubitationes ( il
ne dit plus Objectiones) et lnstantiœ. C'est un
assez gros volume, in-4° de 319 pages. Descar­
tes ne lit que jusqu'à la centième page et n'a pas
92 DESCARTES

la patience de lire le reste (26 février 1644).


Non seulement il ne voulut pas s'astreindre
à y répondre; mais même, dit-il, « à moins que
ses amis ne le fassent changer d'avis, lorsqu'on
réimprimera ses Méditations, il les déchargera
des 5e Objections, qui ne valent rien et
tiennent quasi un tiers du livre ». Seulement
ses amis firent pour lui un bref résumé des
c, Instances », et il consentit à y faire une
brève réponse, et en français (20 déc. 1645 et
12 janvier 1646), laquelle fut imprimée à la
suite des 5es Objections et Réponses dans la tra­
duction française, en 1647. Car Clerselier
avait, non sans peine, obtenu que la traduc­
tion de ces dernières serait aussi publiée ; dans
l'intérêt des deux adversaires, il avait atténué
quelques termes un peu rudes de leur que­
relle, et fait accepter au philosophe ces adou­
cissements. Bien entendu, chacun demeurait
sur ses positions : Gassendi, féru de la philo­
sophie d'Epicure, ne pouvait admettre que la
matière fût du tout incapable de penser, et
Descartes faisait au contraire de la pensée
une notion fondamentale pour l'âme ou pour
L'ŒUVRE 93

l'esprit, comme de l'étendue une notion fonda­


mentale pour le corps, comme de l'union des
deux en nous, une notion fondamentale aussi
pour l'homme tout entier.

PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE.

Le 11 novembre 1640, en envoyant le manu­


scrit de ses Méditations, Descartes écrivait à
Mersenne : « Ce peu de Métaphysique contient
tous les principes de ma Physique. )) Et il se
met en devoir de rédiger celle-ci, bien qu'il
n'ait pas l'intention de la publier avant de voir
comment les Méditations seront accueillies.
Le 3 décembre, projetant un voyage en
France (qu'il ne fera d'ailleurs qu'en 1644) :
« Je ne crois point partir d'ici, dit-il, que ma
Philosophie ne soit faite. » Et le 31 décembre:
« Je serai bien aise de n'avoir que le moins de
divertissement qu'il se pourra, au moins pour
cette année (l'année 1641) quej'airésolu d'em­
ployer à écrire ma Philosophie en tel ordre
qu'elle puisse aisément être enseignée. )) Mais
une bonne partie de cette année 1641 sera
94 DESCARTES

employée à répondre aux objections qu'il rece­


vra de France sur ses Méditations. Le 31 jan­
vier 1642, il en parle à Huygen� : « Peut-être
ces guerres scolastiques ( celles d'Utrecht et
même de Paris contre lui) seror.t cause que
mon Monde se fera bientôt voir au monde ... ;
je veux auparavant lui faire apprendre à par­
ler latin, et je le ferai nommer Summa Philo­
sophiœ, afin qu'il s'introduise plus aisément
en la conversation des gens de l'Ecole. "
Mais il se plaint à Regius, en février 1642, que
trop de choses le distraient de sa Philosophie,
qu'il a pourtant résolu d'achever cette année.
Le 7 décembre 1642, comme Villebressieu
offrait de venir travailler auprès de lui: cc Pas
maintenant, répond-il ; je ne me veux point
arrêter à faire aucune expérience, que ma
Philosophie ne soit imprimée. >) Et le 2 février-
1643 : « Je commencerai à la faire imprimer­
cet été. » Mais elle n'est pas terminée : le
23 mars, il en est H à la description du Ciel et
particulièrement des Planètes » ; et le 24 mai,
il envoie à Huygens une explication de l'ai­
mant, complétée dans une lettre à Pollot, le
95

1 n janvier 1644. Tout sera fini pour Pâques.


l'imprimeur achevant les figures (il y en a
quarante) que Schooten a de3sinées, comme
il avait fait celles de 1637. D'ailleurs la Diop­
trique et les Météores, dans une traduction
latine, et le Discours traduit aussi en latin par
un ministre, Etienne de Courcelles. paraîtront
en mème temps que les« Principes de la Phi­
losophie JJ Principia Philosophiœ ( achevé·
d'imprimer, 10 juillet 1644).
Descartes avait repris pour cela son Monde;·
non pas que les Principia n'en soient qu'une
traduction, mais l'essentiel s'y retrouve, ex­
posé en quatre parties d'ailleurs fort inégales:
les deux premières, réunies, ne font que le
quart de tout l'ouvrage ; et la troisième et la
quatrième ensemble, lès trois quarts.
La première partie, à peine un huitième­
du livre, « contient quasi les mêmes choses
que les Méditations, sinon qu'elle est entière­
ment d'un autre style». Elle n'a que 39 pages,
au lieu de 74 (tomes VIII et VII de la grande­
édition) ; et Descartes conseille de ne pas
s'arrêter (il veut dire s'attarder) à la lire. Il
96 DESCARTES

l'intitule : « Des principes de la connais­


sance. »
La seconde partie, « Des principes des
choses matérielles », n'est guère plus longue.
Dieu a créé la matière et l'a mise en mouve­
ment ; maintenant il la conserve et conserve
aussi en elle autant de mouvement qu'il y en
a mis. Et Descartes donne ici ses lois du
mouvement (art. 36 à 53 inclus). De plus, la
matière étant pour lui l'étendue ou l'espace,
il implique contradiction qu'il y ait du vide :
un espace vide, ce serait une chose réelle,
qui n'est rien de réel (à Newcastle, octobre
1645).
Dans la troisième partie, « Du monde vi­
sible », Descartes reprend son explication de
la Lumière (art. 55-64) ; il explique ensuite
les taches du Soleil (94-118), découvertes
depuis peu par le P. Scheiner à qui il rend
hommage (35) ; puis les Comètes (119-138),
les Planètes (139-148), la Lune et la Terre
(149-153), plus un article sur les « planètes »
de Jupiter: sont-elles quatre ou neuf? Mais
surtout, dans cette 3° partie, au sujet du
r,'ŒUVRE 97

mouvement de la Terre, il propose son hypo­


thèse, meilleure, à son avis, que celle de Ty­
cho-Brahé, que celle de Copernic, et à plus
forte raison que celle de Ptolémée, << mainte­
nant improuvée de tous les philosophes »,
(art. 17-8-9et 38-9). Et il a eu soin de dire
aussi, dès le début, « qu'il n'est aucune­
ment vraisemblable que toutes choses aient
été faites pour l'homme, et que Dieu ( dont
on ne doit point entreprendre de connaître
la fin) n'en ait eu aucune autre en les créant >>
(art. 1, 2 et 3).
La quatrième partie, (< De la Terre », con­
tient la génération de la Terre, sa division en
trois régions, et les éléments tels que les en­
tend Descartes ; la formation des corps et
leurs différentes actions, Pesanteur (art. 20-
27), Lumière encore (28), Chaleur (29-31) ;
plus loin l'Air (45-47), l'Eau (48-56) avec une
explication des marées; le Feu (80-116) et ses
effets ( 117-123), dont la fabrication du Verre
(neuf articles, 124-132) ; Descartes a dù visi­
ter des verreries, assez nombreuses en Hol­
lande ; puis il s'étend sur l'Aimant, sa nature
7
98 DESCARTES

( douze articles 133-144) et ses propriétés


(quarante-deux artides 145-186), objet d'une
vive curiosité en ce temps-là : c, J'ai su, il y a
longtemps, toutes les expériences de l'aimant
dont vous m'écrivez, disait-il à Mersenne le
29 janvier 1640, et puis aisément donner rai­
son de toutes dans mon Monde. » Cette Phy­
sique reste inachevée, n'ayant traité que des
corps inanimés.
Aussitôt reçue, l'abbé Picot se met à la tra­
duire. Les deux premières parties sont prêtes,
avant que Descartes, qui était venu en France,
regagne la Hollande : il trouve la traduction
excellente, on ne pouvait la souhaiter meil­
leure (8 novembre 1644) Le 17 février 1645,
il remercie Picot, dont il vient de recevoir la
troisième partie ; u il en a été extrêmement
aise », mais il ne l'a pas encore toute lue.
Quant à la quatrième partie, elle sera ache­
vée pour le 1 er juin 1645. Mais Descartes
conserve le tout un assez long temps. Le
17 février 1645, il avouait que ses règles du
mouvement n'étaient pas sans difficulté ; et le
20 avril 1646, il n'avait pas encore su trouver
99

un quart d'heure en tout un an pour les éclair­


cir : c'est pourquoi, dit-il, « je ne puis encore
envoyer à M. Picot la suite de sa version».
Le 23 novembre seulement, il annonce au
marquis de Newcastle qu'on va imprimer les
Principes en français. On achève l'impression,
écrit-il à la princesse Elisabeth le 6 juin
1647, et il lui envoie une copie de l' « Epître
dédicatoire », qu'on imprimera la dernière.
S'il y a quelque chose qui ne lui agrée pas,
qu'elle veuille bien l'en avertir. Celle-ci lui
avait écrit au mois de mai : « J'ai principale­
ment de l'impatience pour ce livre en français,
puisque vous y avez ajouté quelque chose qui
n'est point au latin : ce qui,je pense, sera au
4° livre (la 4e partie), puisque les trois autres
me paraissent aussi clairs qu'il est possible
de les rendre. »
Ce n'était point l'avis du philosophe. Outre
ses explications des lois du mouvement à la
seconde partie, il avait ajouté maints passages
à la troisième partie, et plus nombreux en­
core à la quatrième. Mais voici qui est plus
intéressant. Dans deux exemplaires de la tra-
100 lJESCARTE!:i

duction, on lit, en marge de l'article 41 de la


troisième partie, l'annotation suivante de l'abbé
Legrand, qui préparait une nouvelle édition
du philosophe : << La version est depuis ici
de M. Descartes : ce que nous jugeons ainsi,
à cause de l'original que nous avons entre les
mains, écrit de sa propre main. Et il n'est pas
croyable que, si celte version n'était pas de
lui, il se fùt donné la peine de la transcrire,
lui qui d'ailleurs était si accablé d'affaires. >>
Peut-être Descartes avait-il, en effet, recopié
luismême la traduction de Picot, afin d'y insé­
rer chacune à sa place, comme lui seul le
pouvait mieux que personne, ses propres addi­
tions ou modifications. Et c'est pourquoi il
l'aurait gardée si longtemps par devers lui.
Quoi qu'il en soit, dans le volume de la tra­
duction française ( 1647), sur les 486 pages,
on en compte 334, à partir de cet article 41
de la troisième partie, c'est-à-dire un peu plus
des deux tiers de l'ouvrage.
Il n'y eut point pour les Principes, comme
pour les Méditation:;, un ensemble d'Qbjections
avec les fü,ponses du philosophe. Le 6 mars
t.'ŒVVRE 101

1646, il demandait :'i Chanut de l'avertir des


fautes qu'il y aurait remarquées: « car, dit-il,
je n'ai encore pu rencontrer personne qui me
les ait dites.)) Et à la fin de cette année_, en
décembre, il écrivait à Elisabeth : « .T'ai cette
consolation que, bien que je sois assuré que
plusieurs n'ont pas manqué de volonté pour
m'attaquer, il n'y a toutefois enco.te eu per­
sonne qui soit entré en lice; et même je reçois
des compliments des Pères Jésuites. n Gas­
sendi, sollicité par un très grand nombre
d'attaquer cette Physique, comme il avait fait
la Métaphysique de Descartes, s'y était refusé f
au moins dans un écrit public; car, dans une
lettre privée à Rivet, du 28 janvier 1645, il
ne ménageait pas les critiques, après avoir dit,
d'ailleurs, que c'était bien inutile, l'ouvrage
devant mourir avant son auteur : il ne voit
personne qui ait le courage de le lire d'un
bout à l'autre, qui ne le tienne pour le plus
ennuyeux des livres, et ne s'étonne de trouver
en un tel génie de si laborieuses futilités.
Faut-il ajouter que deux difficultés, pas plus,
furent présentées par la princesse Elisabeth,
102 DESCARTES

lorsqu'elle reçut ce livre qui lui était dédié


(1 er août 1644); et trois objections, pas plus,
par l'abbé Picot, lorsqu'il envoya sa traduc­
tion de la troisième partie. Picot répondit lui­
même, d'ailleurs, de concert avec Clerselier,
à des demandes d'explications faites par un
M. Le Conte, que Descartes avait peut-être
connu à Paris autrefois : le philosophe n'in­
tervint pas, ou si peu, dans le débat, se con­
tentant de demeurer juge ou arbitre entre les
parties (juillet-août 1646).
Mais peut-être ce qu'il y a de plus important
pour nous dans le volume de la traduction
française des Principes est une « lettre de l'au­
teur à celui qui a traduit le livre, laquelle peut
ici servir de Préface. » Soit 26 pages dans
l'édition « princeps » ( et vingt encore au
tome IX, B, de la grande édition).
Descartes avait parlé à la princesse Elisabeth
d'un Traité de l'Erudition, et s'était même
engagé à l'écrire. Le 5 décembre 1647, elle le
réclame, lui rappelant sa parole. Il répond que,
pour le moment (31 janvier 1648), il n'en a pas
le loisir,et que d'ailleurs il en a déjà touché quel-
L'ŒUVRB 103

que chose dans la Préface de la traduction fran­


çaise Elisabeth n'a pas encore le livre (qu'on
avait en France depuis l'automne de 1647) ;
aussitôt reçu, elle lit ce1te Pré/ace. et demande
quelque explication. 30 juin 1648 On ne sache
pas que Descartes la lui ait donnée. Mais cette
Préface est un exposé complet<le toute sa doc­
trine, et c'est là qu'on trouve la fameuse phrase
qui la résume en une comparaison: u Toute la
Philosophieestcom me un arbre,dont les racines
sont la Métaphysique, le tronc est la Physique,
et les branches qui sortent de ce tronc sont
toutes les autres sciences, qui se réduisent à
trois principales, à savoir la Mécanique, la
Médecine et la Morale, j'entends la plus haute
et la plus parfaite Morale, qui, présupposant
une entière connaissance des autres sciences,
est le dernier degré de la Sagesse. »

LES p ASSIONS DE L'AME.

Comme les Principes étaient la suite des


Méditations, qu'ils résumaient d'ailleurs dans
une première partie, le Traité des Passions
104 DESCARTES

aurait été la suite immédiate des Principes,


s'ils avaient été achevés. Mais ils ne l'étaient
pas : aux quatre parties dont ils se composent
devaient s'en ajouter une cinquième et une
sixième. Et ce qui manque ainsi devait préci­
sément servir d'introduction ou d'entrée au
Traité des Passions.
Déjà les amis de Descartes en Hollande
craignaient qu'à défaut de son Monde, qu'.ils
avaient longtemps espéré, les Principes ne
fussent pas complets. << Qu'est-ce qu'on me
veut dire, lui écrivait Huygens le 5 octobre
1643, de ce que vous retrancheriez quelque
partie de votre Physique, lorsqu'elle viendra?,,
Et le 23 novembre suivant : (( M. Polloti et
moi serions bien d'avis qu'en publiant votre
Physique, vous ne la mutilassiez pas de cette
partie de l'Homme. n Descartes s'excuse de ne
pouvoir les satisfaire ou du moins de ne donner
qu'une brève esquisse (art. 189-199). « Je
finirais ici, dit-il, cette quatrième partie des
Principes de la Philosophie (art. 188), si je
l'accompagnais de deux autres, l'une touchant
la nature des Animaux et des Plantes, l'autre
105

touchant celle de l'Homme, ainsi que je m'étais


proposé lorsque j'ai commencé ce Traité. Il
Mais cette cinquième et cette sixième par­
tie, il n'aura peut-être jamais le moyen de
les achever <1 faute d'expériences ». Pourtant
il se remet au travail. « Je ne m'étais proposé,
écrit-il l'année suivante (1645), que de mettre
au net ce que je pensais connaître touchant
les fonctions del'animal, parce que j'avais perdu
l'espérance de trou ver les causes de sa forma­
tion ; mais, en méditant là-dessus, j'ai tant
découvert de nouveaux pays, que je ne
doute presque point que je puisse achever
toute la Physique selon mon souhait. n Puis
il paraîl un moment se décourager. Dans une
lettre à Chanut, du 6 mars 1646, rappelant
qu'une observation de la neige hexagone en
1635 avait été cause d'un chapitre de ses
Météores : « Si toutes les expériences dont j'ai
besoin pour le reste de ma Physique me pou­
vaient tomber des nues, et qu'il ne me fallût
que des yeux pour les connaître, je me pro­
mettrais de l'achever en peu de temps ; mais,
pour ce qu'il faut aussi des mains pour les faire
106 DESCARTES

et que je n'en ai point qui y soient propres, je


perds entièrement l'envie d'y travailler davan­
tage. »
Que cette étude préalable était nécessaire
comme introduction au Traité des Passions,
il le dit à la princesse Elisabeth, en. lui deman­
dant un délai pour ce Traité qu'elle réclame :
et Il faut que j'examine plus particulièremrnt
ces passions, afin de les pouvoir définir, dit-il
le 6 octobre 1645, ce qui me sera ici plus aisé
que si j'écrivais à quelque autre ; car Votre
Altesse ayant pris la peine de lire le Traité que
j'ai autrefois ébauché touchant la nature des
Animaux, vous savez déjà comment je conçois
que se forment diverses impressions dans leur
cerveau.» Et on n'est pas surpris de ce juge­
ment d'Elisabeth, le 25 avril 1646, lorsqu'elle
a reçu le Traité des Passions, auquel il avait
travaillé tout l'hiver 1645-46 : « Il faudrait être
impassible, pour ne point comprendre que
toute la partie morale de ce Traité passe tout
ce qu'on a jamais dit sur ce sujet ; mais sa
partie physique n'est pas si claire aux igno­
rants. » En effet, cette « partie physique »
L'ŒUVRB 107
supposait connu ce qu'il n'avait qu'à peine
ébauché. Aussi reprend-il cette étude qui
avait toujours été son délassement, sinon
même sa prédilection, depuis qu'il était en
Hollande : anatomisant à Amsterdam ( dé­
cembre 1629), disséquant l'hiver de 1631-32,
et plus tard à Santpoort (lettre du 20 février
1639), comme il le rappelait et résumait dans
une lettre du 2 novembre 1646. Il la repren­
dra l'hiver de 1647-48. « J'ai maintenant,
écrit-il à Elisabeth le 31 janvier 1648, un
autre écrit entre les mains: c'est la description
des fonctions de l'animal et de l'homme ; car
ce que j'en avais brouillé il y a douze ou treize
ans, et qui a été vu par Votre Altesse, étant venu
entre les mains de plusieurs qui l'ont mal
transcrit, j'ai cru être obligé de le mettre plus
au net, c'est-à-dire de le refaire et même je
me suis aventuré (mais depuis huit ou dix jours
seulement) d'y expliquer la façon dont se forme
l'animal dès le commencement de son origine. >>
Tout cela, retrouvé dans les papiers de
Descartes, a été publié après sa mort, en 1664,
sous le titre: Traité de l'Homme, et Description
108 DESCARTES

du Corps humain (ou de la formation du fœtus).


Revenons au Traité des Passions de l'âme.
Un correspondant anglais, Henri More (Mo­
rus), demandait à Descartes le 5 mars 1649, de
s'expliquer sur l'union de l'âme et du corps.
Pour toute réponse, le philosophe le renvoie
à ce petit Traité, qu'il allait bientôt publier.
Cet ouvrage compléterait donc l'ensemble de
la doctrine cartésienne ; l'âme ou la pensée,
le corps ou l'étendue, et dans l'homme l'union
des deux.
Dans une lettre du 1 er septembre 1645 à
Elisabeth, Descartes ayant touché un mot des
passions. la princesse lui demande, 15 sep­
tembre, de les définir pour les bien connaître.
Il faut pour cela, répond le philosophe le
6 octobre, que je les examine plus parti­
culièrement. Et le 3 novembre : « J'ai pensé
ces jours au nombre et à l'ordre de toutes
les passions, afin de pouvoir plus particulière­
ment examiner leur nature ; mais je n'ai pas
encore assez digéré mes opinions touchant ce
sujet, pour les oser écrire à V. A. » Ce sera
l'objet de son étude, l'hiver de 1645-46 :
L'ŒUVRE

<< J'ai tracé cet hiver ( écrira-t-il à Chanut


le 15 juin 1646) un petit Traité des Passions,
sans avoir néanmoins le dessein de le mettre
au jour. )) Il l'avait r('mis à Elisabeth au mois
de mars précédent, du moins ce qu'il en
avait écrit : une rédaction de la première
partie. Elle demande quelques éclaircisse­
ments, 25 avril. Il s'excuse dans sa réponse,
mai 1646: << C'est une matière qu'il n'avait
jamais ci-devant étudiée, et dont il n'a fait
que tirer le premier crayon. u Plus lard, il
en enverra à Chanut pour la reine Christine,
le 20 novembre 164 7, « une copie qu'il a eu
assez de peine à transcrire sur un brouillon
fort confus qu'il avait gardé >>.
Cependant on en prépare la publication.
Des lettres, qui serviront de préface, sont
échangées à cet effet, entre Descartes et, ce
semble, l'abbé Picot (plutôt que Clerselier),
6 novembre et 4 décembre 1648, puis 23 juil­
let et 14 aoùt 1649. Le philosophe s'excuse
du retard : il a été négligent à revoir son écrit
et à y ajouter: ce qu'il y ajoute l'augmentera
d'un tiers. Il ne croit pas d'ailleurs que l'ou-
110 DESCARTES

vrage puisse paraître avant son départ pour


la Suède. L'impression en avait été retardée,
Descartes se demandant s'il oserait dédier à
la reine Christine un si petit volume, et qui
d'ailleurs n'avait pas été écrit primitivement
pour elle. Il ne le fit pas, et l'ouvrage parut
en novembre pendant qu'il était à Stockholm.
M. de Bergen se chargea encore de la distri­
bution en Hollande, et l'abbé Picot en France.
Il était imprimé chez les Elzéviers à Amster­
dam ; quelques exemplaires portent aussi la
marque de Henri Le Gras, à Paris. Puis,
comme les Méditations et les Principes avaient
été traduits du latin en français, le Traité des
Passions, rédigé en français pour Elisabeth, fut
traduit en latin : la traduction ne donnait que
les initiales du traducteur : H. D. M. 1. v. L.
Henri Des Marets, licencié en l'un et l'autre
droit (droit civil et droit canon), Iuris Vtrius­
que Licencia/us. C'était le fils de Samuel
Desmarets, professeur à Groningue et minis­
tre protestant, comme l'était déjà Etienne de
Courcelles, le traducteur en latin du Discours
de la Méthode.
1
L ŒUVRE 111

Le Traité des Passions comprend trois par­


ties. La première indique bien l'esprit général
du livre. Après une courte introduction on y
trouve : fonctions du corps (articles 7-16) ;
fonctions de l'âme (17-26), définitions des
passions (27-29), union de l'âme et du corps
(30-34). exemple d'un effet de cette union
(35 40), action directe ou indirecte de l'âme
(41-50).
Dans la seconde partie, après un premier
dénombrement des passions (articles 1-68),
distinction de six passions primitives : admi­
ration (art. 70), 1 amour et la haine (79), le
désir (86), la joie et la tristesse (91 et 93).
Enfin la troisième partie est dominée tout
entière par cette passion maîtresse, la géné­
rosité ( art. 153), qui peut servir de remède
contre tous les dérèglements des passions
(156), et sert aussi de remède contre leurs
excès (203). Aussi a-t-on pu faire un rappro­
chement ingénieux entre le Héros cornélien
et le « Généreux >: selon Descartes.
Notre philosophe assurait qu'il y avait
presque autant d'expériences que de lignes
112 DESCARTES

dans ses écrits. On peut dire que dans son


Traité des Passions les observations abondent
d'anatomie et de physiologie d'une part, et
de l'autre les observations d'un moraliste.
Notons seulement deux traits caractéristiques
dans le vaste tableau qu'il trace de toutes
les passions humaines. L'un est relatif à leur
origine, que le philosophe pense trouver au plus
profond de l'organisme dans la vie de l'enfant
même avant sa naissance : une nutrition
abondante lui cause de la joie et par suite de
l'amour pour ce qui la procure ; une nutrition
insuffisante cause en lui de la tristesse, suivie
de la haine pour ce qui la réduit ainsi. Nul
n'avait pénétré si avant, jusque clans les pro­
fondeurs de notre être. Et nul, d'autre part,
ne montrera la nature humaine capable d'at­
teindre par elle-même à la hauteur qu'il lui
assigne. A propos de la colère et de l'indigna­
tion,<< nous devons, dit-il, tâcher d'élever
si haut notre esprit que les offenses que les
autres nous peuvent faire, ne parviennent
jamais jusques à nous J, ( A Chanut, 1er no­
vembre 1646).
L'ŒUVRE 113

Mais surtout, en examinant les passions, il


les avait trouvées presque toutes bonnes, dit-il
dans cette même lettre privée. A la fin de son
Traité, il va plus loin. et les déclare toutes
bonnes. Il avait dit autrefois que « le bon sens
est la chose du monde la mieux partagée »,
s'empressant d'ailleurs d'ajouter que : « ce
n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, le principal
est de l'appliquer bien. » De même ici, sans
doute les passions peuvent être toutes bonnes,
ou du moins le devenir, à condition qu'elles
évitent le dérèglement et l'excès, et que leur
objet aussi soit toujours bon.

8
II

CORRESPONDANCE

Mersenne. - Beeckman. - Balzac. -- Ferrier. -


Gibieuf. - Huygens. - Objections de Louvain. -
Objections de Paris. - Stampioen-Waessenaer. -
Affaires d'Utrecht, Groningue, Leyde. - Jésuites. -­
Correspondants Anglais. - Carcavi. - Princesse
Elisabeth. - Chanu! et la reine Christine.

« J'avais cet avantage ( dira Descartes dans


une lettre à Carcavi, du 11 juin 1649), pen­
dant la vie du bon Père Mersenne, que,
bien que je ne m'enquisse jamais d'aucune
chose, je ne laissais pas d'être averti soi­
gneusement de tout ce qui se passait entre
les doctes : en sorte que, s'il me faisait
quelquefois des questions, il m'en payait
fort libéralement les réponses, en me donnant
avis de toutes les expériences que lui ou d'au­
tres avaient faites, de toutes les rares inventions
L'ŒUVRE 115

qu'on avait trouvées ou cherchées, de tous


les livres nouveaux qui étaient en quelque
estime, et enfin de toutes les controverses qui
étaient entre les savants. » Dirons-nous
qu'une fois pourtant Mersenne y manqua, ne
donnant pas avis à Descartes de l'expérience
de Torricelli, ce dont notre philosophe lui en
voulut un peu? Est-ce parce que, ayant essayé
de la refaire lui-même, le bon moine n'y avait
pas réussi ? Il remplissait d'ailleurs, selon un
mot de Huygens « tout l'aire de l'univers de
ses correspondances». Grâce à lui, du moins
en France, les pensées de Descartes furent
connues avant même d'être publiées dans des
livres. Mersenne les communiquait en réponse
aux lettres qu'il recevait de ses correspondants,
et dont il envoyait des extraits en Hollande,
sans toujours y joindre le nom de l'auteur :
c'était le médecin de Sens (Villiers), de Lyon
(Meyssonnier), ou des religieux comme lui,
« votre religieux de Blaye» (le P. Lacombe),
le P. Durelle deRouen, frère Thibaut de Chau­
mont, plus tard le P. Maignan, minime de
Toulouse, le P. Fabri, jésuite de Lyon, ou des
116 DESCARTES

curieux, l'homme de Nîmes (Guiraud), de


Grenoble (Jacques de .Valois), Deschamps de
Bergerac, Bonnel de Montpellier, en y ajou­
tant, bien entendu, les mathématiciens Ro­
berval de Paris, Etienne Pascal le père, Fré­
nicle, Sainte-Croix, Fermat de Toulouse, De­
beaune de Blois, et Desargues lyonnais, plus
souvent aussi parisien. Ainsi les nouvelles
littéraires parvenaient à Descartes de toutes
les provinces de France, et ses idées se répan­
daient aussi par le même canal en tous lieux.

*
* *

Mais avant que Mersenne servît d'intermé­


diaire entre ses nombreux correspondants et
notre philosophe, celui-ci avait échangé des
lettres fort intéressantes, en 1618-1619,
avec Beeckman en Hollande, et en 1628 en
France avec Balzac.
Les letti·es de Beeckman tt de Descartes,
pendant que celui-ci était en garnison à Bré­
da, avaient été conservées ( en copie) par
Beeckman dans son Journal, où elles ont
L'ŒUVRE 117

été récemment retrouvées par un jeune érudit


qui rend bien des services à l'histoire des
sciences, Cornélis de Waard. Elles datent des
quatre premiers mois de 1619, et ce sont les
plus anciennes du philosophe, qui n'était âgé
que de vingt-trois ans à peine. Il parle en toute
confiance de ses études, de ses projets, de ses
inventions déjà, et ne fait point difficulté de
reconnaître tout ce qu'il doit à son nouvel
ami. Celui-ci, comme il arrive, le prend au
mot, s'imaginant qu'on lui doit tout. Ne s'en
vante-t-il pas, lorsqu'ils se retrouvent quel­
que dix ans plus tard ? Descartes se fâcha
même, et remit les choses au point, revendi­
quant snr certaines questions son originalité et
sa priorité. Le ton de ses autres lettres, en
1630, est même assez acerbe (il est vrai
qu'elles sont en latin), et contraste pénible­
ment avec les protestations et démonstrations
d'amitié de 1619. Par bonheur, la brouille ne
dura pas: dès octobre 1631, Descartes et Beeck­
man réconciliés dînaient ensemble à Ams­
terdam. Beeckman vint encore voir le philo­
sophe, lui apportant des livres, au moins celui
118 DESCARTES

de Galilée en août 1634, et faisant avec lui de


curieuses expériences (sur la vitesse de la lu­
mière notamment). Aussi, lorsqu'il mourut à
Dordrecht, le 20 mai 1637, un ami commun,
Colvius, fit aussitôt part de cette mort à Des­
cartes, persuadé qu'elle ne le laisserait pas in­
différent.
En 1627 parut une sixième édition des
Lettres de Balzac. « C'est ici la première fois
qu'elles ont été avouées de leur auteur », dé­
clare Silhon dans une Lettre-préface adressée
au Cardinal de Richelieu. Descartes écrit à
un anonyme, qui semble bien être Silhon, un
Jugement en latin, suivant l'usage du temps,
sur cette publication de Balzac. Celui-ci lui
envoie en remerciement (30 mars 1628) trois
Dissertations, qui ne seront publiées que plus
tard, mais qui témoignent dès mai:r;itenant de
l'estime où l'on tenait le philosophe à Paris.
Lorsqu'il se fut retiré en Hollande, Balzac
parle d'aller l'y rejoindre, en 1631. Descartes,
sans le dissuader, et vantant même les agré­
ments d'un séjour à Amsterdam plutôt qu'en
Italie, par exemple, n'insiste pas trop néan-
L'ŒUVRE 119

moins. En 1637, il lui envoie un des premiers


exemplaires de son Discours de la Méhode
(14 juin), s'acquittant ainsi d'une prome&se
faite avant de quitter la France, et que Balzac
lui avait rappelée en 1631, d'écrire l' « Histoire
de son esprit ». Et l'année suivante il excuse
son ami auprès de Huygens, qui s'était plaint
du silence de celui-ci, « dans ma grande afilic­
tion domestique, qu'il n'a pas ignorée», dit­
il (la perte de sa femme); « mais, dit le philo­
sophe, c'est qu'il n'a pas su que cette perte vous
touchât au point qu'elle faisait ». En 1644,
après la publication des Principes, Balzac
appelle Descartes, et il n'est pas seul à l'appe­
ler ainsi, « le Démon de la Nature », sorte de
démiurge, qui reconstruit tout un monde
dans les espaces imaginaires ; il dit même
« le grand Démon », car, ajoute-t-il, pour les
petits lutins, il leur fait leçon deux fois par
jour (24 oct. 1644). Toutefois, l'année sui­
vante, Cureau de La Chambre ayant publié le
second volume de ses Caractères des Passions,
Balzac le loue fort : « il n'y a coin ni cachette
de l'esprit humain, où vous n'ayez pénétré >>,
120 DESCARTES

Le « grand Démon » lui-même n'a fait que


vous ouvrir la porte » (15 sept. 1645). Il est
vrai que Descartes ne publiera son Traité des
Passions qu'en 1 n49


* *

De 1619 à 1629. on n'a de Descartes que des


lettres d'affaires. La co1T1·spon lance véritable
comme ice dès son arrivée à Franeker. Dans
plusieurs longues leLtres il s'efforce d'atlirer
auprès Je lui cet habile artisan. F1·rrier, qu'il
avait déjà fait travailler aux lunettes à Paris,
en 1626-1627, et qui travaillerait de nouveau
sous sa direction. li lui envoie même le modèle
d'une machine à tailler lc;s verres. qu'on re­
trouvera plus tard dans la Dioptrique. Des­
cartes avoue ingénuement qu'il avait besoin
d'un aide pour les travaux manuels : j'ai si peu
de mains, je suis pour ainsi dire sans mains,
dira-t-il de lui-même, faute d'exercice sans
doule, car il raconte aussi qu'il avait dès l en­
fance un goùt marqué pour le travail manuel,
et que même il serait devenu un assez bon
L'ŒUVRE 121

artisan. Plus tard, toujours préoccupé de la


même idée, il tracera, pour les artisans, le plan
d'une Ecole, où l'on a vu. à bon droit, comme
une anticipation de notre Conservatoire actuel
des Arts et Métiers.
Un court billet au P. Gibieuf, le 18 juillet
1629, nous apprend qu'il méditait aussi à ce
momPnt un petit « Traité de Métaphysique».
Et il revient encore de temps en temps à ces
hautes questions les années suivantes, notam­
ment en ce qui concerne les « Vérités éter­
nelles ». Mais ces années-là furent surtout em­
ployées au grand ouvrage qu'il appelait son
Monde ou Traité de la Lumière. On en suit la
préparation, presque chapitre par chapitre,
dans ses lettres à Mersenne. Au début de
1630, il lui promet l'achèvement du livre dans
trois ans, en 1633, puis pour les étrennes de
1634. Mais la condamnation de Galilée. 22
juin 1633, qu'il apprend en novembre, le retint
de rien publier Il en reste toutefois des cha­
pitres, qui parurent après sa mort, et qu'on
peut confronter avec les lettres de cette pério­
de, puis avec le sommaire que Descartes donne
122 DESCARTES

de tout l'ouvrage dans la 5" partie du Discours


de la Méthode, enfin avec maints passages des
Principes de la Philosophie, en 1644.
De 1634 à 1637, la correspondance donne
surtout des renseignements sur ce qu'il appelle
des « Essais de sa méthode » : d'abord la Dio­
ptrique, dont il lit des parties à Huygens, fin
mars ou début d'avril 1635 ; puis les Météores,
rédigés cet été 1635, comme il l'annonce dans
une lettre du 1er novembre; et pendant qu'on
imprimait ceux-ci, donc l'année 1636, la Géo­
métrie ; enfin assez tardivement, en mars 1637,
ce qui devait servir d'introduction à ses trois
Essais, le Discours de la Méthode. C'est à pro­
pos surtout de la Dioptrique et des Météores,
que commence la correspondance de Descar­
tes et de Huygens, poursuivie de 1635 à 1647
inclus. Un total de 121 lettres autographes,
dont 33 n'étaient connues que par des copies
imparfaites, ont été retrouvées récemment et
publiées en 1926 par Léon Roth, à Oxford.
Non seulement elles font connaitre nombre de
particularités intéressantes sur le philosophe,
mais on y trouve, par exemple, ses apprécia-
L'ŒUVRE 123

tions musicales sur deux airs comparés de


Bannius et de Boesset, sa réponse, véritable
petit traité d'hydrostatique, sur un moyen de
lever des eaux dormantes à peu de frais, ques­
tion de grande importance aux Pays-Bas, et
sur laquelle Huygens avait déjà interrogé Mer­
senne, « nos moulins étant des machines opé­
reuses (onéreuses ?) de matière, de façon
et d'usage », dit-il le 26 août 1639; il s'agis­
sait d'élever l'eau à la hauteur de 10 à 12 pieds,
et Descartes avait fait faire, pour les expérien­
ces, un tuyau de 12 pieds. Un Anglais même
« promettait plus que l'ordinaire, dit ironi­
quement Descartes (11 mars 1640), pour vi­
der les marais de ce pays ». Notre philosophe
prend son temps pour répondre à la demande
de son ami, faite le 26 mai 1642 ; il lui envoie
toute une théorie, le 18 février 1643, complétée
même le 15 novembre. Huygens avait été mis
en appétit par une « excellente pièce des mé­
caniques», Explication des Engins, que Des­
cartes, à sa demande, lui avait envoyée déjà le
5 octobre 1637.
124 DESCARTES

*
* *

Les demandes d'explication, les objections,


les critiques se succèdent aussitôt en bon
nombre au sujet de la publication de 1637.
Descartes y répond d'autant plus volontiers
qu'il pense d'abord à les réunir toutes avec ses
réponses, et à les publier à la suite de l'ou­
vrage dans une seconde édition, comme il fera
plus tard pour ses Méditations. Mais ce projet
n'eut pas de suite.
Il reçoit d'abord des objections de Louvain,
par l'entremise de Plempius, professeur à
l'Université et son ami. Objections de Fro­
mondus ( ou Froidmont), auteur lui-même
d'une Météorologie : tout se passe comme au
jeu d'échecs, où, la partie terminée, on n'en
demeure pas moins bons amis. Objections de
Plempius lui-même, médecin, au sujet du
mouvement du cœur : elles sont d'un ami.
Objections d'un Jésuite, le P. Ciermans ( qui
ne se nomme pas), touchant les couleurs de
l'arc-en-ciel : Descartes y répond volontiers,
L'ŒUVRE 125

dans l'espoir que sa philosophie pourrait être


enseignée dans celte grande Université.
« Quelqu'un de La Haye » lui fait aussi
des objections : début de ses relations si
amicales et de toute une correspondance avec
Pollot, gentilhomme piémontais, d'une famille
protestante réfugiée à Genève ; il était venu,
avec un frère, chercher fortune auprès du
prince d'Orange.
Plempius s'était chargé de faire aussi par­
venir un exemplaire du livre au P. Fournet,
Socius du Provincial de Belgique, et qui
avait été le professeur de philosophie de Des­
cartes à La Flèche; celui-ci ne l"avait pas
oublié. Mais le P. Fournet mourut presque
aussitôt, le 10 janvier 1638, sans avoir eu le
temps de répondre à son ancien élève. Au
collège de La Flèche, où Descartes n'avait
rien envoyé, et bien qu'il n'eût pas mis son
nom à cet ouvrage, on le sut cependant, et un
professeur, le P. Vatier, lui envoya deux
lettres, dont il témoigna d'être fort satis­
fait.
126 DESCARTES

•••
Mais les objections vinrent surtout de Paris.
Objections de Jean-Baptiste Morin, professeur
au Collège de France, et qui avait publié sur
les longitudes un ouvrage, auquel s'était in­
téressé Descartes (1634). Morin se place sur le
terrain de la scolastique ; à sa grande surprise
et satisfaction, le philosophe le suit sur le
même terrain, et prend la peine de répondre
longuement (sept lettres échangées, octobre
1637-octobre 1638).
Ce qu'il refusa toujours de faire à un autre
contradicteur, Pierre Petit, qui s'occupait aussi
des réfractions (et qui plus tard fera avec suc­
cès les ex périences du vide) ; mais il atlaque
en outre la métaphysique du philosophe.
Celui-ci le traitera d'abord avec dédain : « Je
croirais avoir mauvaise grâce, dit-il, à pour­
suivre un petit chien, qui ne fait qu'aboyer
contre moi, et n'a pas la force de mordre. » Il
crut devoir cependant faire ailusion à ses cri­
tiques, sans le nommer, dans la préface de
ses Méditations (28 janvier 1641). Petit en
L'ŒUVRE 127

fut-il touché?« Je suis bien aise ( écrira Des­


cartes à Mersenne, le 18 mars suivant) que
M. Petit ait pris quelque goût en ma Méta­
physique ; car vous savez qu'il y a plus de
joie dans le ciei pour un pécheur qui se con­
vertit, que pour mille justes qni persévè­
rent. »
Il eut affaire surtout aux mathématiciens.
Mersenne ou Beaugrand avait communiqué à
Fermat de Toulouse au moins les bonnes
feuilles du livre avant qu'il parut. Fermat s'at­
taque d'abord à la Dioptrique, puis fait parve­
nir à Descartes son Traité De Maximis et
Minimis, et la lutte s' engage surtout à ce sujet :
le Toulousain soutenu par deux géomètres de
Paris� Roberval et un moment Etienne Pascal
le père ; de son côté Descartes a comme seconds
dans ce duel mathématique, Mydorge et Hardy,
deux amis qu'il avait connus à Paris. Pendant
son séjour à Santpoort, Descartes, redevenu
mathématicien, est fort occupé par cette polé­
mique.
Il ne retient des objections que celles qui
pourraient être de quelque utilité, « sans plus
128 DESCARTES

me soucier du reste, dit-il, le 17 mai 1638, que


je ne ferais des injures que me dirait un per­
roquet pendu à une fenêtre (on est en Hollande)
pendant que je passe par la rue». Et voici
comment il résume dans une lettre à Huygens,
du 19 août 1638, ses occupations de cette
année là :
Il y a eu, dit-il, certaines gens, qui se pi·
quent de géométrie. lesquels, n'entendant pas
la sienne, ont tout fait pour la discréditer.
Mais il a pu « par un mot de réponse » faire
voir qu'ils n'entendaient rien en ce qu'ils di­
saient Alors ils ont trouvé une autre invention
pour l'attaquer, en lui proposant des questions
touchant les matières« où ils ont cru que je me
serais le moins exercé. Et bien qu'ils n'aient
pas eu de quoi me faire tra,,ailler, cela n'a
pas laissé de me divertir, en même façon que
deux ou trois mouches, volant autour du visage
d'un homme qui s'est couché à l'ombre dans
un bois pour s'y reposer, sont quelquefois
capables de l'en empêcher. »
Ces questions sont, par exemple, la Géosta­
tique de Beaugrand. Descartes prend d'abord
L'ŒUVRE 129

la peine de la critiquer (28 juin 1638), etsa cri­


tique se termine en termes si durs, qu'il re­
commande plus tard de les effacer ou de les
adoucir (27 juillet) : cela lui était échappé de
la plume, en souvenir de ce qu'il croyait une
friponnerie de Beaugrand. Il reprend la ques­
tion pour son compte, et rédige un petit traité
de Statique (13 juillet), avec un dernier alinéa
toutefois qu'il recommandera aussi d'effacer
« Je crois que je commençais à m'endormir
lorsque je l'écrivis(15novembre) n; le 9 février
1639, il insiste même sur cette recommanda­
tion. Sa lettre était, en effet, particulièrement
longue; encore lui avait-il donné une suite le
12 septembre 1638.
D'autres questions, « questions numériques
de M. de Sainte-Croix)), amenèrent aussi une
longue réponse de sa part, 3 juin 1638, si
longue même, qu'il laisse, sans y répondre,
une 5° question« sur les parties aliquotes >>.
« Mon Révérend Père, je vous crie merci, et
j'ai les mains si lasses d'écrire cette lettre, que
je suis contraint de vous supplier et vous
conjurer de ne me plus envoyer aucunes
9
130 DESCARTES

questions. » Il reprend néanmoins celle des


parties aliquot.es, 13 ·juillet 1638; il en parle
encore le 15 novembre, et en quels termes :
« Chaque trait de plume lui apprend quelque
théorème à ce sujet. >l
On ne le tient pas quitte. Le problème de
la Roulette, traité par Roberval et par Fermat,
lui est également soumis. Et on le presse de
donner son avis sur le dernier ouvrage de
Galilée, non pas les Massimi Sistemi de 1632,
mais, avec les mêmes interlocuteurs, les Dia­
loghi delle nuoueScienze, imprimés récemment
en Hollande. Descartes s'exécute, mais au cou­
rant de la plume : ceci ne sent vu que de vous
seul, écrit-il le 11 octobre 1638 à Mersenne,
à qui il ne peut rien refuser. « Sans cela je ne
me serais pas amusé à reprendre les fautes
d'un autre, car il n'y a rien de plus contraire à
mon humeur. >>
Parfois il se faisait aider par un jeune ma­
thématicien, qu'il avait formé, Jean Gillot:
profitant d'une visite de celui-ci, il le retient
trois jours, et envoie son travail à Paris, où
on l'appelait « l'écolier de Descartes», dépité
L'<EUVRE 131

qu'on était que le maitre n'eût pas daigné tou­


jours répondre lui-même.
Il avait d'ailleurs aussi des partisans en
France et des amis. Le 31 mars 1638, « vous
savez, écrivait-il à Mersenne, qu'il y a déjà
plus de quinze ans que je fais profession de
négliger la Géométrie ». Et le 17 mars encore :
« Ce que j'ai fait imprimer peut suffire pour
un essai en cette science, à laquelle je fais
profession de ne. vouloir plus étudier. » A
cette déclaration quelques-uns s'émeuvent, et
Mersenne lui mande que M. Desargues c< té­
moigne être marri de ce que je ne veux plus
étudier en cette science ». Notre philosophe
le rassure, 27 juillet 1638: c< il n'a résolu de
quitter que la Géométrie abstraite, afin d'avoir
plus de loisir de cultiver une autre sorte de
Géométrie, qui se propose pour questions l'ex­
plication des phénomènes de la nature. »
Ce Girard Desargues, architecte autant que
géomètre, et qui travailla avec Lemercier à la
construction du Palais-Royal ( d'abord Palais­
Cardinal), ne se contenta pas des applications
de la géométrie à son art : bien vu de Ri-
132 DESCARTES

chelieu, il aurait voulu intéresser le tout-puis­


sant ministre au travail des lunettes ; Descartes
d'ailleurs ne tenait pas à ce qu'on y travaillât
sans lui ; il désirait être sur place pour le
diriger. A la fin de 1639, Mersenne informe
Descartes que le jeune Pascal s'occupe de dé­
montrer les coniques plus aisément qu'Apollo­
nius. A quoi notre philosophe répond, le
25 décembre, qu'on peut bien, en effet, proposer
d'autres choses touchant les Coniques ; mais
« un enfant de seize ans aurait de la peine à les
démêler » (Pascal était né en 1623). Le
11 mars 1640, il n'a pas encore reçu le tra­
vail de M. Pascal le fils. L'Essay pour les
Coniques de celui-ci, imprimé en placard, porte
la date : Paris, 1640. Le 1 er avril, Descartes
l'a enfin reçu. « Avant que d'en avoir lu la
moitié, dit-il, j'ai jugé qu'il (l'auteur) avait
appris de M. Desargues. Ce qui m'a été con­
firmé, incontinent api;ès, par la confession
qu'il en fit lui-même. » On y lit en effet :
cc Nous démontrerons aussi cette propriété,
dont l'inventeur est M. Desargues lyonnais,
un des grands esprits de ce temps ... »
1
L ŒUVRE 133

Il y avait encore le géomètre de Blois, Flo­


rimond Debeaune, qui travaillait aussi, de ses
propres mains, en artisan, aux lunettes, et qui
se montra le plus capable de comprendre
Descartes, et ajouta même de savants Com­
mentaires à sa Géométrie. On n'en connaissait
qu'une traduction latine, imprimée en 1649 à
la suite de cette Géométrie, traduite elle-même
en latin. Le texte français, Notes brèves, a été
récemment retrouvé à Londres. Descartes
écrivait, le 19 juin 1639: « J'ai un puissant
défenseur en M. de Beaune, et dont la voix est
plus croyable que celle de ·mille de mes adver­
saires. »

* *
Rappelons encore un autre mathématicien
français, Dounot, que Descartes ne connais­
sait que de réputation, mais qu'il estimait fort,
au point d'envoyer pour lui à Mersenne tout
au long la solution d'un problème dans une
querelle qui mettait aux prises les savants de
Hollande, en 1639-1640. L'un d'eux, Stam­
pioen, avait proposé, en manière de défi, une
134 DESCARTES

question, se réservant de la résoudre : un


jeune arpenteur à Utrecht, Waessenaer, sou­
tenu par Descartes, la résolut d'abord. Pour
juger des deux solutions, on constitua des
arbitres, dont Golius et Schooten, amis de
Descartes. Le jugement fut rendu le 27 mai
1640, à l'avantage de Waessenaer, bien qu'a­
vec des ménagements que notre philosophe
trouva excessifs à l'égard de Stampioen. Sans
être mathématicien de race, celui-ci était au
moins un bon professeur de mathématiques,
réputé comme tel : la princesse Elisabeth
l'avait eu pour maître et on le désigna pour
enseigner au moins les éléments au jeune
prince d'Orange; Huygens lui-même, qui avait
pris le parti de Waessenaer, c'est-à-dire de Des­
cartes, contre Stampioen, choisit cependant
ce professeur pour donner les premières leçons
à ses deux fils. Descartes craignait-il que la
réputation de Stampioen en Hollande, où il
venait aussi de publier un livre intitulé Alge­
bra ( Nieuwe Stel-Regel), ne fît tort à sa Géo­
métrie ? Il avait pris à cœur cette querelle.
Il en avait fait lui-même le récit : « Je vou-
L'<EUVRE 135

drais, écrivit-il à Mersenne, dès le 15 mars


1640, que vous entendissiez le flamand, afin
de vous en envoyer l'histoire, qui sera impri­
mée dans quelques mois.» Elle ne le fut qu'en
octobre suivant, comme préface d'un livre
de Waessenaer : Den 011-wissen Wis-Konste­
naer /. /. Stampioenius ontdeckt. Cette préface
était la traduction flamande du récit de Des­
cartes lui-même, et Huygens, à qui il l'avait
soumise, 31 juillet 1640, le juge heureux d'avoir
trouvé un si bon traducteur, et pense que
c'est sans doute M. Van Surck. Le livre ne
parut qu'après le règlement complet de toute
l'affaire : versement par Stampioen de la ga­
geure qu'il avait perdue, 600 guldens (600
livres ou 200 écus), à un hôpital de Leyde, le
17 octobre 1640.
De même que Huygens s'était déclaré pour
Descartes contre Stampioen, Descartes se
déclara pour Huygens dans une querelle entre
Heinsius et Saumaise, où Huygens se trouva
engagé. Descartes goûta fort les Défenses de
celui-ci contre Saumaise, au point de les co­
pier lui-même ( on a la copie de sa propre
136 DESCARTES

main). Saumaise, jusqu'alors plutôt favorable


au philosophe à qui même il envoyait ses
livres, ne lui pardonna pas cette attitude, et
ne se fit pas faute de colporter des médi­
sances sur sa vie privée.

*
* *

Mais de France on ne se contente pas de


lui envoyer des objections en Hollande. A
Paris même, au collège des Jésuites, Collège
de Clermont, un professeur, le P. Bourdin,
dans des exercices scolaires, fait soutenir par
ses disciples des thèses contre la Dioptrique.
Le philosophe s'en émeut : il y répond avec
soin ; mais il se plaint du procédé au recteur
du collège, le P. Hayneuve. Il s'adresse même
plus haut, au Provincial de la Province de
France, le P. Dinet, qu'il avait eu comme répé­
titeur de philosophie à La Flèche. Et il est
amené à joindre au récit de sa querelle avec le
P. Bourdin à Paris une autre querelle plus
sérieuse avec un professeur de l'Université
L'ŒUVRE 137

d'Utrecht, Gisbert Voët, qui était en même


temps ministre.
Descartes avait encore un partisan, non
moins zélé que n'avait été Reneri, parmi les
professeurs de cette Université, Henri de Roy
ou Regius. Voët, ayant fait soutenir dès 1639
par ses étudiants des thèses contre la philoso­
phie nouvelle, qu'il accuse d'athéisme, Regius,
de son côté, en fait aussi soutenir d'autres
toutes cartésiennes. Il en soumet d'avance le
texte à Descartes, qui propose des correc­
tions et des additions, et Regius en tient
compte. C'est ainsi que, dans des thèses impri­
mées pour le 10-20 juin 1640, on retrouve
des phrases entières qui sont de Descartes.
Celui-ci parle même de se rendre à Utrecht,
pour assister à la soutenance dans « l'écou­
tète » de la demoiselle de Schurman, qui
était encore son admiratrice à cette date.
Mais les choses se gâtent de plus en plus,
et finalement Regius, attaqué par Voët, pré­
pare une réponse publique, qu'il soumet en­
core à Descartes. Celui-ci propose plusieurs
pages assez différentes, sans désirer toutefois
138 DESCARTES

qu'on les publie; mais Regius les fait impri­


mer avec les siennes, dans sa Responsio, qui
paraît le 16 février 1642. Alors Voët fait
rendre par le Sénat Académique ( 17 mars) un
jugement, qui condamne la doctrine nouvelle,
et dans ce jugement les passages visés sur­
tout sont précisément ceux de Descartes, sans
que toutefois celui-ci soit nommé, pas plus
qu'il ne nommera non plus ni les personnes,
ni l'Université, ni la ville même d'Utrecht,
dans son Epître au P. Dinet.
Il la publie, fin d'avril 1642, en annexe à la
seconde édition des Méditations. Il faisait coup
double : sa riposte à un Jésuite ne pouvait
que plaire aux protestants de Hollande, et
d'autre part, sa réplique, non moins vigou­
reuse, à un Ministre n'était pas pour déplaire
aux Jésuites de France. Nous connaissons le
sentiment de Huygens à la lecture de cette
Lettre : « elle le divertit délicieusement »
(26 mai 1642). Mais Descartes eut longtemps
sur le cœur cette double attaque qui l'avait
blessé au vif. Plus de quatre ans après, il
écrivait encore à Chanut, 1er novembre 1646 :
1
L ŒUVRE 139

« Un P. Bourdin a cru avoir assez de sujet


pour m'accuser d'être sceptique, de ce que
j'ai réfuté les sceptiques; et un Ministre a
entrepris de persuader que j'étais athée, sans
en alléguer d'autre raison, sinon que j'ai
tâché de prouver l' exisl ence de Dieu 1 )>
L'affaire ne devait pas en rester là en
Hollande. Voët avait attaqué, en outre, un
Ministre comme lui, Samuel Desmarets, un
Français aussi ; ce dernier à Bois-le-Duc,
ville que se partageaient les deux confessions
religieuses, tolérait que des protestants soient
affiliés à une Confrérie catholique de Notre­
Dame, laquelle d'ailleurs n'avait pas un carac­
tère exclusivement religieux : c'était aussi
une Société de bienfaisance. Voët l'attaque
dans un livre, et en prépare aussi un autre
contre Descartes, aidé dans sa tâche par un
disciple qui devint professeur à l'Université
de Groningue, Schoock. Ce livre paraît sous
le seul titre de Philosophia Carlesiana, lequel
prêtait à équivoque. Descartes, qui reçoit les
bonnes feuilles au fur et à mesure de l'impres­
sion, prépare en même temps une réponse
140 DESCARTES

adressée à Voët lui-même: cc Je ne me plains,


avait-il dit, que de ce que sa profession de
théologien m'empêche de railler avec lui : ce
qui rendra ma réponse plus froide. » (5
janvier 1643). Il publie, fin mai 1643 :
Epistola ad Celeberrimum Virum Gisbertum
Voetium.
Huygens n'est pas sans goûter encore cette
nouvelle Epître à Voët, « très juste défense,
dit-il (6 juin 1643), contr_e la plus noire calom­
nie dont un gentilhomme chrétien puisse être
entaché ». Notre philosophe était accusé d'a­
théisme et comparé à Vanini, prince des
athées, brûlé vif à Toulouse. Huygens est
d'avis pourtant qu'on s'en tienne là: « Soit ici
la fin de ces ordures. » Et Colvius croit devoir
rappeler à des sentiments de charité Descar­
tes, qui affirme ne s'en être jamais départi. La
princesse Elisabeth elle-même pense un peu
comme Colvius. Par contre Sorbière, peu sus­
pect jusqu'ici de bienveillance à l'égard de
notre philosophe, et qui craignait d'abord que
celui-ci ne se laissât emporter à quelque écart
de langage envers Voët, est tellement ravi de
L'<EUVRE 141

cette Epître, qu'il voudrait en apprendre


des passages par cœur.
Mais à Utrecht on s'émeut fort. Voët y est
encore puissant, bien qu'il n'y ait plus, dira
un notable à Huygens qui. rapporte le propos
à Descartes, « que les femmelettes et quelques
autres imbéciles qui en fassent cas ». Le
Conseil de Ville (Vroedscha p) prend la défense
de son Ministre. La vente du factum est in­
terdite, et son auteur sommé de venir faire la
preuve de ses dires contre Voët. Descartes
se trouvait dans la province de Nord-Hollande
(à Egmond du Hoëf), hors de la juridiction des
gens d'Utrecht, qui d'ailleurs lui assuraient un
sauf-conduit pour venir comparaître. Il se
garde bien d'en user, et craint même qu'après
entente entre les deux provinces, il ne soit
arrêté, et condamné au bannissement et ses
livres au feu. Ses amis de La Haye, auxquels
il a recours, Huygens, Pollot, Wilhem, et avec
eux Brasset, Graswinckel, d'autres encore,
font intervenir le prince d'Orange. Le nom de
Son Altesse, lui mande-t-on d'Utrecht, « a
calmé toute la tempête 11.
142 DESCARTES

Mais Descartes ne s'en tient pas là. N'espé­


rant plus qu'on lui rende justice à Utrecht, où
Voët continuait de régner, il se tourne vers
l'Université de Groningue, où enseignait
Schoock, auteur responsable du livre, à moins
de prouver qu'il n'était que le prête-nom de
Voët lui-même. Et pour plus de sûreté, le
philosophe recourt à l'intervention de l'am­
bassadeur de France en personne, La Thuil­
lerie, qui s'y prête de bonne grâce et écrit une
belle lettre aux Etats de la province de Gronin­
gue (22 janvier 1644). L'affaire sommeille
quelque temps. Elle est reprise par Descartes,
au retour de son voyage en France. Desmarets
était aussi professeur à Groningue, et même
avait été un an recteur, mais ne l'était
plus.
Une requête du philosophe, 17 février 1645,
est présentée au Sénat Académique : le 20
avril, il rend un jugement qui de l'avis de Huy­
gens devait donner à Descartes toute satisfac­
tion : « la glorieuse pièce » que vous avez
reçue de Groningue, lui dit-il (7 juillet 1645).
Et Elisabeth : « J'ai appris avec beaucoup de
L'ŒUVRE 143

joie que l'Académie de Groningue vous a fait


justice» (22 juin 1645).
Mais Descartes désire qu'on y acquiesce
aussi à Utrecht, où ii envoie le jugement à
cette fin. La réponse : une défense de vendre
ou d'éditer quelque écrit que ce soit pour ou
contre Descartes (12 juin). Ne pouvant rien
obtenir de ce côté, où on refuse de désavouer
Voët, il adresse une longue Lettre Apologéti­
que au Magistrat d'Utrecht (c'est-à-dire au
Corps des Magistrats municipaux, qui compo­
saient le Vroedshap), 16 juin 1645. Elle était
en latin, et on dut la traduire aux auditeurs,
qui sans doute ne comprirent pas tout. Aussi
Descartes l'enverra de nouveau, le 21 février
1648, en français et en flamand, comme une
sorte d'adieu, au cas où, devant aller en France
cet été, il ne reviendrait pas en Hollande.
Mais il s'était brouillé avec Regius, son an­
cien disciple, son ami, un frère même, comme
il le lui dit un jour. Regius avait publié, en
1646, un livre : Fundamenta Physices, dont
notre philosophe se plaint fort, à plusieurs
reprises, et toujours dans les mêmes termes.
144 DESCARTES

« Comme il suit aveuglément, dit-il, ce qu'il


croit être de mes opinions, en tout ee qui
regarde la Physique ou la Médecine, encore
même qu'il ne les entende pas, ainsi il y con­
tredit aveuglément, en tout ce qui regarde la
Métaphysique, de quoi je l'avais prié de n'en
rien écrire, parce que... j'étais assuré qu'il
ne pouvait en rien écrire qui ne fût mal. » (A
Elisabeth, mars 1647). A la fin de cette année,
un placard inspiré par Regius, et qui reçoit
selon l'usage une grande publicité, contenait
des thèses contre la philosophie de Descartes.
Celui-ci y répond assez vivement, et ses
amis font aussitôt imprimer sa réponse, sous
le titre : Notœ in Programma. Toutefois plus
tard, en Suède, le philosophe apaisé reviendra
à de meilleurs sentiments à l'égard de Regius,
se souvenant qu'autrefois celui-ci avait été un
de ses premiers disciples, et non des moindres.
Il le dira à Chanut, et un ami de Regius, qui se
trouvait à Stockholm, ne manquera pas de le
lui faire savoir.
Regius aurait bien dû s'en souvenir aussi, et
ne pas refuser obstinément plus tard de re-
L'ŒUVRE 145

mettre sa correspondance avec le philosophe à


Clerselier, qui l'en priait : il l'aurait publiée
dans un de ses trois volumes de « Lettres de
M. Descartes >>, tandis qu'il dut se contenter
des résumés ou fragments qui furent trouvés
dans les papiers du défunt.
Les Universités d'Utrecht et de Groningue
ne sont pas les seules dont Descartes eut à
se plaindre. A Leyde aussi il fut attaqué par
les théologiens. Le philosophe avait toutefois
des partisans à l'Université : un d'eux même,
peut-être un peu trop zélé, Heereboord, fit
soutenir des thèses par ses étudiants en faveur
de la doctrine nouvelle, en décembre 1643
(voir 8 janvier et 26 février 1644). Surtout, il
prononça un discours sur la liberté de philo­
sopher, le 17 janvier 1647. Y vit-on u� défi?
Des thèses furent annoncées pour le 27 mars,
reportées au 6 avril sous le titre : De Blasphe­
mia Cartesii. C'était toujours la même accusa­
tion, et elle était soutenue par les deux théo­
l9giens, Revius et Triglandius. Descartes s'in­
forme le 19 avril. Il écrit aux Curateurs de
10
146 DESCARTES

l'Université, le 4 mai. Ceux-ci prennent une


délibération, le 20 mai.
Descartes n'en est pas satisfait, et proteste
le 27 mai; protestation qui ne sera lue par les
Curateurs que le 26 août. Ils ordonnent qu'on
ne dise plus rien ni pour ni contre la philoso­
phie nouvelle : le nom même du philosophe
ne doit plus être prononcé. Mais on ne le devine
que trop dans les disputes académiques, et les
étudiants prennent parti pour tel ou tel de
leurs maîtres : séance agitée le 23 décembre
1647 ; des coups même sont échangés, le
7 février 1648. Le lendemain, 8 février, nou­
velles remontrances des Curateurs, dont il
n'est guère tenu compte.
Ils jugèrent prudent d'interdire d'�nseigner
la philosophie nouvelle. Mais Revius etTriglan­
dius ayant essayé de ranimer la querelle, le
prince d'Orange est prié d'intervenir, et « il y
eut imposition de silence » (lettre du 27 juil­
let 1648). Le jeune Guillaume II, qui avait
succédé à son père, mort le 14 mars 1647,
n'était pas moins favorable au philosophe. Et
celui-ci comptait à l'Université de chauds
L'ŒUVRE 147

partisans. Les Curateurs eux-mêmes, une chai­


re étant devenue vacante, ne firent pas diffi­
culté d'y nommer un cartésien notoire (13 sept.
1648), Heydanus, grand admirateur de Des­
cartes, et qui lui rendra plus tard, ainsi que
Heereboord, un magnifique hommage.
Entre temps, Descartes avait cru devoir
recourir encore à l'ambassadeur de France,
qui était à ce moment Abel Servien (12 mai
1647). Il le supplie d'intercéder auprès de
M. le Prince d'Orange, comme chef de l'Uni­
versité de Leyde, pour lui faire avoir satisfac­
tion. « Messieurs les Curateurs, dit-il, n'ap­
prouveront pas qu'après tant de sang que les
Français ont répandu pour les aider à chasser
d'ici l'inquisition d'Espagne, un Français, qui
a aussi porté autrefois les armes pour la même
cause, soit aujourd'hui soumis à l'inquisition
des Ministres de Hollande. » Et plus loin :
« Ils nous doivent en ce pays la liberté, puisque
leRoileur en donneunesemblable en France.»
A la fin de cette année 1647, le 8 décembre,
il écrit à Huygens, non sans amertume, et
même, semble-t-il, avec un léger reproche:
148 DESCARTES

comme on lui faisait espérer a Paris, outre une


pension, d'autres avantages s'il voulait s'ar­
rêter en France : « il me semble, dit-il, que je
serais déraisonnable, si je n'aimais pas mieux
être en un pays où je suis né, et où l'on
témoigne m'avoir en quelque considération,
que de m'arrêter en un autre où je n'ai su en
dix-neuf ans obtenir aucun droit de bourgeoi­
sie, et où, pour éviter l'oppression, je suis
contraint à chaque fois d'avoir recours à
Monsieur notre Ambassadeur. »

*
* *

La pensée intime de Descartes sur les ques­


tions les plus hautes se révèle dans sa cor­
respondance. Telle et telle de ses lettres à
Huygens sont significatives à cet égard : non
seulement la lettre de consolation, qu'il lui
adresse sur la mort de sa femme: à des pa­
roles parties du cœur, s'ajoutent celles d'un
philosophe qui parle avec son cerveau ; mais
surtout dans une autre lettre au même Huy­
gens, qui venait de perdre son « cher et unique
L'ŒUVRE 149

frère », Descartes « ne peut concevoir, dit-il,


autre chose de ceux qui meurent, sinon qu'ils
passent à une vie plus douce et plus tran­
quille que la nôtre » (10 octobre 1642). Et
dans une lettre précédente à son ami Pollot,
qui avait aussi perdu un frère : « Vous savez,
lui dit-il, qu'il n'y a aucune raison ni religion
qui fasse craindre du mal après cette vie à
ceux qui ont vécu en gens d'honneur ; mais
qu'au contraire l'une et l'autre leur promet
des joies et des récompenses » (janvier 1641).
Et le philosophe fera partager, au moins
quelque temps, cette opinion à la princesse
Elisabeth elle-même. Mais Clerselier, catho­
lique scrupuleux, fera sur ces textes de pru­
dentes réserves.
Il fera plus. Il n'osera pas imprimer des
lettres où Descartes tente d'expliquer à un
Jésuite, qui d'ailleurs lui est plutôt favorable,
le P. Mesland, le mystère de !'Eucharistie.
La philosophie vulgaire donnait une explica­
tion : Descartes se croit donc obligé de propo­
ser aussi la sienne, pour qu'il n'y ait point de
lacune dans sa doctrine, quand on voudra
150 DESCARTES

l'enseigner dans les écoles. Et il ramène la


difficulté à une autre qu'on est bien obligé
d'accepter: l'union en nous de l'âme et du
corps. Seulement le corps ici est ce qu'on
appelle les « espèces eucharistiques », et
l'âme est celle de Jésus-Christ lui-même.
Cela était-il bien orthodoxe ? La curiosité n'en
fut que plus excitée, et maintes copies circu­
lèrent de ces lettres dangereuses ; l'une a été
conservée à la Bibliothèque de Chartres, avec
un texte revu par Clerselier sur l'original.
Le P. Mesland n'est pas le seul Jésuite
avec qui notre philosophe correspond. Le
P. Charlet, le P. Dinet encore, le P. Bour­
din lui-même avec qui il se réconcilie et qu'il
charge même de distribuer à ses confrères le
livre des Principes, le P. Grandamy, qui fai­
sait des observations sur l'aimant, reçoivent de
ses lettres. Il demande leur avis, leurs con­
seils, se déclarant prêt à les suivre. Une
fois même, il parle de publier le cours de phi­
losophie en usage dans les collèges, avec sa
doctrine en regard, examinant l'autre, point
par point, et la réfutant. Ce ne fut qu'un pro-
L'ŒUVRE 151

jet, auquel il ne donna pas suite. Peut-être


voulait-il seulement les amener à lire la doc­
trine nouvelle. Plus d'un d'ailleurs lui étaient
favorables : le P. Vatier lui avait écrit en ce
sens dès 1637, et Descartes est heureux de
signaler le fait au P. Charlet, trop occupé
pour le lire; un autre, le P. Noël, ne se fera
pas scrupule de se déclarer en sa faveur dans
un livre imprimé en 1648, ce qui lui sera
reproché par de zélés confrères ; un troisième
avait fait mieux, insérant des pages entières
des Météores, et nommant l'auteur, dans son
livre de l'Hydrographie : le P. Fournier, en
1643.
Avec les Jésuites d'ailleurs Descartes s'ex­
plique sans ambages. Ainai, en homme qui
est sûr de son orthodoxie, il déclare dans
· un écrit public, son Epître au P. Dinet,
« qu'il n'a jamais méprisé personne pour
n'être pas de même sentiment que lui princi­
palement touchant les choses de la Foi » ; bien
au contraire, ajoute-t-il, « je chéris même et
honore plusieurs théologiens et prédicateurs
qui professent la même religion que lui (son
152 DESCARTES

ennemi personnel, Voët) ». Descartes avait


dit beaucoup de théologiens, multos ; Cler­
selier se contente de traduire plusieurs, trou­
vant sans doute que cela suffisait, peut-être
même était-ce encore trop? Ces ministres pro­
testants étaient, par exemple, Etienne de
Courcelles, à Amsterdam, traducteur de la
Méthode et des Essais (moins la Géométrie),
Abraham d� Mori et Louis de Dieu à Leyde,
surtout Andreas Colvius à Dordrecht, sans
compter plus tard Samuel Desmarets, qui,
d'abord ministre à Bois-le-Duc, devient pro­
fesseur à Groningue, et fera traduire en latin
par son fils le Traité des Passions, sans ou­
blier les fidèles amis que nous avons vus à
l'Université de Leyde.

*
* *

Parmi les correspondants de Descartes, on


trouve encore, outre le philosophe Hobbes,
deux ou trois Anglais. Ce sont les deux frères
Cavendish. L'un deux, Charles, s'intéresse aux
lunettes, mais aussi à de curieuses expériences,
L'ŒUVRE 153

qu'on faisait à Paris, et que Descartes refait


lui-même en Hollande, sur les oscillations du
pendule en rapport avec sa longueur; on y
applique aussitôt le calcul ainsi qu'une théo­
rie mathématique. Et c'est pour Roberval une
occasion de rentrer en lutte, avec un nouvel
échange d'aménités entre lui et Descartes.
L'autre Cavendish (Guillaume), qui devient
marquis de Newcastle, propose au philosophe
plusieurs questions fort intéressantes, le plus
souvent d'un caractère positif et pratique.
Grand seigneur et homme de sport, la ques­
tion de l'animal-machine le laissait incré­
dule : Descartes reprend pour lui, en les déve­
loppant, ses arguments du Discours de la
Méthode. La question de la prolongation de
la vie l'intéresse aussi ; mais il ne va pas,
comme son compatriote Digby, jusqu'à prêter
au philosophe cette opinion qu'on pourrait,
avec les progrès de la médecine, vivre aussi
longtemps que les patriarches ; il se contente
sans doute d'un mot de Tibère, que cite Des­
cartes : à trente ans chacun doit se connaître
assez, pour être à soi-même son médecin.
154 DESCARTES

C'est ce marquis de Newcastle, nous l'avons


vu, qui réunit à sa table Descartes, lors de son
voyage de 1647 à Paris, en un repas de récon­
ciliation, avec Hobbes et Gassendi.
Le troisième Anglais est un fellow de Cam­
bridge, Henri More (ou Morus). Ici la corres­
pondance est en latin, fort intéressante encore.
Le philosophe soutient sa thèse de l'animal­
machine, malgré tous les contes qu'on lui fait
de l'esprit des bêtes. De plus, il se moque de
la crédulité de son correspondant au sujet de
vieilles sorcières (il y en avait aussi de jeunes),
dont Morus avait recueilli les aveux. Mais
surtout, il ne s'embarrasse pas trop de la
grande difficulté qu'on lui objecte : l'action
de Dieu sur le monde, de Dieu qui est pensée
pure, sur le monde qui n'est que matière ou
étendue ; ne faut-il pas que Dieu lui-même
ait aussi pour cela quelque étendue ? C'est
toujours la même difficulté de l'union en
nous de l'âme et du corps. Faut-il dire qu'il
y a une union semblable du monde et de
Dieu?
155

*
* •

A Paris, le principal correspondant de


Descartes, le bon P. Mersenne, étant mort
le 1er septembre 1647, un mathématicien,
'
Carcavi, s'offre à le remplacer. Il avait déjà
été l'intermédiaire, dès 1637, entre Fermat,
comme lui conseiller à un Parlement, et Mer­
senne et par suite Descartes lui-même. Celui­
ci ne l'avait pas oublié. « Je me réjouis, écrit­
il le 7 février 1648, de ce que M. de Carcavi
a un emploi qui l'accommode ; il y aura loisir
d'étudier. » Carcavi venait d'être nommé
résident du Roi à Raguse ( où d'ailleurs il
n'alla pas) : dans cette « belle et non néces­
saire résidence», dit un contemporain, « il
aura du temps de reste pour employer à phi­
losopher et aux mathématiques, étant très
assuré que les affaires ne l'accableront point».
Chose curieuse, quelques jours après sa
lettre du 7 février, le 21 février 1648, Descar­
tes écrit à Chanut qu'il se propose d'aller à
Paris le mois prochain (il ne devait y aller
qu'en juillet).« J'avoue, ajoute-t-il, que je ne
156 DESCARTES

souhaiterais pas un emploi pénible, qui m'ôtât


le loisir de cultiver mon esprit... » Et il
insiste : « Il ne me semble pas que le vôtre
soit du nombre de ceux qui ôtent le loisir de
cultiver son esprit. » Que pense-t-il donc
qu'on lui offrira à Paris ? Serait-ce, comme
à Carcavi et à Chanut lui-même, nn emploi
dans la diplomatie, où il semble d'ailleurs
qu'il eût aussi fait bonne figure? Par exemple,
dans le Palatinat, où le frère d'Elisabeth sera
rétabli comme Electeur et où le philosophe
serait heureux de se retrouver auprès de_ la
princesse ?
Carcavi s'offre donc comme correspondant
attitré. Quatre lettres seulement sont échan­
gées: 11 juin et 9 juillet, 17 août et 24 septem­
bre 1649. C'est Carcavi qui fait connaître à
Descartes, sur sa demande, le succès de l'ex­
périence du Puy-de-Dôme. Mais il essaie de
le mettre aux prises de nouveau avec Rober­
val, assez maladroitement d'ailleurs, si bien
que Descartes ne répondit plus à une dernière
lettre : en eut-il le loisir, étant déjà à Stock­
holm et l'ayant reçue tardivement ?
L'ŒUVRE 157

Des deux adversaires, lequel était dans son


tort? Aux mathématiciens d'en juger. Les pro·
fanes ne retiendront qu'une chose : à la mort
du P. Mersenne, Roberval s'est introduit dans
la cellule du religieux ; et il a fait main
basse sur les lettres que celui-ci avait reçues
de Descartes ; plus tard il a toujours refusé
de les rendre à Clerselier, qui en fut réduit à
ne publier que les minutes conservées par le
philosophe ; elles présentent çà et là quelques
différences avec les originaux qu'il avait
envoyés. Toutefois Roberval ne les a pas
détruits: après sa mort (1675), ils sont venus
entre les mains de M. de La Hire, qui en a fait
présent à l'Académie des Sciences. La liste
en a été dressée par deux fois, et presque
toute cette correspondance a pu être reconsti­
tuée, si ce n'est quelques pièces détachées qui
se retrouvent peu à peu dans des collections
particulières.
*
• *
La partie la plus intéressante de cette
correspondance, du moins pour le grandpublic,
158 DESCARTES

se trouve dans les lettres à la princesse Eli­


sabeth et à la reine Christine. Aussi Clerse­
lier a-t-il commencé par là sa publication des
Lettres de Descartes : elles sont l'objet du pre­
mier volume, en 1657, les deux autres ne
devant paraître qu'en 1659 et 1666.
Après une première série de lettres, en 1643,
où la princesse témoigne d'un esprit métaphy­
sique et mathématique tout ensemble, ce qui
explique que Descartes, l'année suivante, n'ait
pas craint de lui dédier son livre des Prin­
cipes; après qu'il eut reconnu qu'elle avait bien
discerné la principale difficulté de sa philo­
sophie, l'action de l'âme sur le corps, et l'union
des deux ; après qu'il lui eut livré ce qu'il
appela lui-même « les clefs de son algèbre »,
certain qu'elle saurait s'en servir : les lettres
suivantes, de 1645 à 1649 inclus, font mieux
connaître de lui l'homme même et le phi­
losophe, surtout le moraliste.
L'homme d'abord. Bien qu'il se défende de
faire le médecin, il donne cependant de véri­
tables consultations médicales à Elisabeth,
pour rétablir sa santé, ou du moins pour' la
L'ŒUVRE 159

préserver. Médecin du corps, il l'est aussi de


l'âme, et la console et la réconforte à sa
manière, qui est parfois un peu bien philoso­
phique, en trois circonstances pénibles pour
elle : la conversion au catholicisme d'un de
ses frères, Edouard, ce qui fut pour Elisabeth
le sujet d'une grande « fâcherie >> ; le meurtre,
ou plutôt l'assassinat commis par un autre
frère, Philippe, sur la personne d'un gentil­
homme français, amant d'une de leurs sœurs ;
et la fin tragique du roi d'Angleterre, Char­
les Ier, leur oncle maternel. Trois occasions de
mettre en pratique les maximes de morale,
qu'il expose dans cinq ou six lettres capitales
à Elisabeth, en 1645.
Le point de départ en fut l'examen du livre
de Sénèque De vita beata, avec les réflexions
de la princesse à ce sujet. Elle se réjouit sur­
tout de voir son philosophe réconcilier les deux
plus grandes sectes de l'antiquité : il adopte la
vertu des Stoïciens, mais elle est moins pour lui
l'effet de l'entendement que de la volonté
(c'est la forte et constante résolution de suivre
la raison, après avoir fait tout d'ailleurs par
160 DESCARTES

un acte de volonté encore, pour qu'elle de­


vienne un guide sûr) ; et il ne répudie pas, loin
de là, le plaisir ou la volupté des Epicuriens,
mais ce sera pour lui la satisfaction, le con­
tentement qu'on éprouve à toujours faire de
son mieux. A la lecture de Sénèque il ajoute
celle de Machiavel, sur la demande d'Elisabeth,
qui peut-ètre est plus sévère que son maître
pour les maximes politiques de ce « Docteur
des Princes ».
Mais où le philosophe se manifeste pleine­
ment, c'est quand il pose les vérités essentielles,
fondement de la morale. Il en énumère trois
d'abord : l'existence de Dieu, l'Etre parfait;
la distinction réelle de l'âme d'avec le corps,
laquelle rend possible et probable même l'im -
mortalité de l'âme ; la vaste étendue de l'u­
nivers, qui interdit à chacun de nous de se
considérer comme le centre du monde et de
tout rapporter à soi. Mais il ajoute une qua­
trième vérité, qui n'est pas la moins impor­
tante : elle remédie à l'isolement qu'on pouvait
craindre pour l'homme, perdu dans cette im­
mensité des choses ; il n'est pas seul, il ne
L'ŒUVRE 161

pourrait subsister seul : il est comme une par­


tie d'un tout, et ce tout est multiple, famille,
Etat ou cité, société, et tout le genre humain.
Or une partie doit toujours se sacrifier au tout:
l'intérêt particulier doit céder devant l'intérêt
général.
Telle est la plus haute et plus parfaite morale,
dont sa Physique, dit Descartes, fournit les
fondements. Voyons en effet cette Physique
(n'est-ce pas le nom qu'il donne à sa Philoso­
phie): le livre des Principes, qui l'expose, dé­
montre, dans la première partie, l'âme et
Dieu ; et dans la troisième, à laquelle il ren­
voie expressément, la vaste étendue de l'uni­
vers. La cinquième et la sixième partie, qui
manquent toutes deux, devaient exposer sa
doctrine de l'animal et de l'homme. Le Traité
des Passions y supplée imparfaitement ; et
Descartes fait remarquer qu'on y trouve encore
une partie des fondements du Souverain Bien :
par elles, en eflet, ne sommes-nous pas liés et
unis à tous nos :semblables ? Et comme règles
de conduite, Descartes reprend celles que,
dans le Discours de la .Méthode, il s' était tracées
11
162 DESCARTES

pour son usage personnel ; mais, avec Elisa­


beth, il leur donne une portée générale : elles
valent pour tout le monde, appliquées selon
les principes énoncés ci-dessus .
Ces lettres ne devaient être que pour la prin­
cesse seule. Elle-même ne veut pas que ses
questions et ses réflexions soient divulguées.
Elle rappelle au philosophe le serment d'Hip­
pocrate sur le secret médical; elle lui recom­
mande même de brûler telle de ses lettres . Il
n'en a rien fait. Seulement, lorsque Chan ut
demande à la princesse la permission de publier
ses lettres avec celles de Descartes, après la
mort de celui-ci, ne fûl-ce que pour qu'on
entende mieux les réponses et pour lui faire
honneur à elle-même, elle refuse. Chanut lui
renvoie donc ses lettres, dont on ne retrou­
vera la copie que longtemps après : Foucher
de Careil les publiera en 1879.

* **

La correspondance avec la reine Christine


n'est pas moins importante. C'est plutôt d'ail�
L'œuvRE 163

leurs une correspondance avec Chan ut; celui­


ci met les lettres qu'il reçoit sous les yeux de
la reine, voulant l'intéresser à la_ philosophie
de Descartes, et surtout au philosophe lui­
même et à sa personne. Il s'y prend si bien,
nous l'avons vu, qu'elle le fait venir à Stock­
holm.
On relève au moins trois choses dans cette
correspondance. D'abord une longue lettre du
1 er février 1647, qui est plutôt une Disserta­
tion sur l'Amour, en réponse à trois questions:
deux sont de Chanut lui-même, la troisième
est de Christine. Celle-ci remarque surtout, au
passage, un point qui avait déjà inquiété Eli­
sabeth, et qui devait choquer Christine plus
scrupuleuse encore : celte vaste étendue de
l'univers, si peu compatible, lui semble-t-il,
avec les dogmes du christianisme, l'Incarna­
tion notamment; est-il vraisemblable que le
Christ soit venu tout exprès, et pour une telle
faveur, en ce petit coin de la Création qu'est
notre terre, un point dans l'infinité de la
Nature? Notre philosophe n'aime pas se mêler
de théologie : pourtant il accepte le débat sur
164 DESCARTES

ce terrain; pour lui Dieu est l'être parfait, et il


invoque sa perfection infinie et sa toute-puis­
sance.
Puis, Christine ayant elle-même soulevé la
question du Souverain Bien et fait demander
par Chanut H l'opinion de M. Descartes »,
celui-ci reprend, dans une lettre du 20 no­
vembre 1647,ce qu'il avait déjà dit à Elisabeth,
le 18 août et le 15 septembre 1645, et envoie
les six lettres écrites alors à la princesse, lais­
sant Chanut juge s'il devait ou non les faire
voir; il y joint aussi le Traité des Passions.
Mais le philosophe rappelle qu'il a toujours
refusé de dire ses pensées touchant la morale:
s'il les exprime maintenant, c'est qu'il ne peut
refuser à la reine ; encore recommande-t-il à
Chanut de ne pas laisser tomber sa lettre en
d'autres mains. « J'espère, dit-il, que ce que je
vous écris, ne sera vu que d'elle et de vous.»
Enfin les deux traductions des Méditations
et des Principes avaient paru. Chanut, toute
savante que soit Christine, aime mieux les lui
faire lire en français que dans le texte latin.
Elle-même demande, en outre, qu'on lui en
L'ŒUYRE 165

prépare une explication. Et ceci nous vaut


une lettre fort importante, du 26 février 1649,
qui pourrait s'intituler « Conseils pour lire le
livre des Principes de la Philosophie i>. Des­
cartes donne cette fois la clef de sa Physique :
les qualités sensibles ne sont que des senti­
ments en nous; dans les corps ce ne sont que
mouvements et figures d'une matière qui n'est
elle-même qu'étendue, comme l'âme aussi n'est
que pensée, l'union de l'âme et du corps étant
la seule cause de ces sentiments.
Ainsi, grâce à la correspondance du philo­
sophe avec la princesse Elisabeth et la reine
Christine (ici, par l'entremise de Chanut),
nous savons sur la philosophie de Descartes
certaines choses que nous n'aurions pas sues
sans elle. Une seule fois, semble-t-il, il s'est
livré encore plus qu'avec ces deux illustres
correspondantes : ce fut dans un entretien
familier, le 16 avril 1648, avec un jeune
homme, Burman ; là on peut dire qu'il a parlé
vraiment à cœur ouvert.
166 DESCARTES

ÉPILOGUE

« Que nul n'entre ici, disait Platon au seuil


de sa Philosophie, s'il n'est géomètre. » Des­
cartes aurait pu reprendre le mot, en l'élar­
gissant, et dire : cc S'il n'est mathématicien et
même physicien n, la Physique comprenant
pour lui toute la Science de la Nature, en joi­
gnant même au monde physique lé monde
moral. Quelle leçon, en effet, toute sa vie de
labeur ne donne-t-elle pas aux nouvelles géné­
rations de philosophes, qui commencent enfin
à comprendre la nécessité, pour philosopher,
d'une discipline scientifique!
Supposons un moment ( mais cela par ma­
nière de jeu) que notre Institut de France
ait existé de son temps, avec les cinq Acadé­
mies et les divisions de chacune qu'il a aujour­
d'hui : en est-il une à laquelle il n'aurait pu
prétendre, et qui ne se fût fait gloire de l'ac­
cueillir?
L'Académie des Sciences d'abord, et dans
presque toutes ses sections.
L'œuvRE 167

Mathématiques. - C'est là qu'il s'impose le


plus ; nul besoin d'insister.
Jfécanique: - Qu'on relise son c< Explica­
tions des Engins », adressée à Huygens, et ce
petit Traité de Statique, en réponse à la
Géostatique de Beaugrand, et sa théorie, pour
élever les eaux en Hollande, adressée encore à
Huygens.
Astronomie. - Voir son hypothèse, telle
quelle, sur le Mouvement de la Terre, en ré­
ponse à celle de Tycho-Brahé. Et n'observait­
il pas lui-même le Ciel avec un télescope ? Il
a noté la date d'une observation, le 20 septem­
bre 1642, faite à Endegeest.
Géographie et Navigation. - Il s'intéressait
à la question des Longitudes, si importante
pour les navigateurs en Hollande, et il étonna
par sa science nautique le pilote du vaisseau
qui le transporta en Suède.
Physique générale. - Loi de la réfraction,
vitesse de la lumière, loi de la chute des corps,
oscillation du pendule, hauteur du vif-argent
dans le tuyau vide sous la pression de l'air,
168 DESCARTES

déclinaison del' aiguille aimantée dans la bous­


sole : toutes questions agitées de son temps.
et sur lesquelles il a proposé des solutions
propres.
Chimie. - Presque rien : ici la science
n'étant pas encore dégagée.
Botanique. - Il eut toujours un jardin
d'expériences, à Endegeest, à Santpoort, aux
deux Egmond; et il y faisait des observations.
Anatomie et Zoologie. - Pendant tout son
séjour en:Hollande, il n'a cessé d'anatomiser.
de disséquer, opérant même sur des animaux
vivants; et il a laissé de nombreuses notes à ce
sujet, s'occupant même d'embryogénie. Mais
surtout n'a-t-il pas été un protagoniste d'une
nouvelle et grande découverte : la circulation
du sang? Et sa glande pinéale elle-même n'est­
elle pas maintenant de nouveau à l'honneur?
Enfin il n'est pas jusqu'à l'autom,a1.isme des
bêtes, dont il n'y ait encore aujourd'hui quel­
que chose à retenir.
Médecine et Chirurgie. - Bien qu'il se dé­
fendît de faire le médecin, il était bien en cela
L'ŒUVRE 169

le petit-fils de son grand-père ; on le consultait,


etil donnait même des consultations pour ses
amis, pour telle enfant d'un de ses amis, ad­
joint une fois à une commission officielle pour
examiner les titres d'un prétendu guérisseur,
qui s'offrait à guérir de ses maladies le prince
d'Orange.
Dans les autres Académies, il n'aurait pas
été non plus un étranger, même aux Beaux­
Arts, au moins à la section des Académiciens
libres: son Abrégé de Musique, puis ce tournoi
musical dont on le fit juge entre un compo­
siteur français, Boesset, et un amateur de
Hollande, puis les instructions qu'il donna pour
fabriquer une épinette-modèle, et sa colla­
boration à un ballet dont il fournit les vers, et
ses règles même pour le tracé d'un jardin « à
la française» : n'était-ce pas là autant de titres
suffisants ?
Laissons les Inscriptions et Belles-Lettres.
L'érudition n'était pas son fait, et il ne l'a
jamais estimée à sa valeur. On est un peu
surpris aujourd'hui de voir, <lans une chapelle
de Saint-Germain-des-Prés, sa pierre tombale
170 DESCARTES

entre celles de deux érudits, Montfaucon et


Mabillon, le buste de ce dernier surmontant
même son propre monument.
Mais à l'Académie des Sciences Morales, les
deux sections de Philosophie et de Morale
n'avaient que trop de raisons de le revendi­
quer, et c'est là qu'il aurait sa place, une place
éminente, non pas plus, mais pour le moins
autant qu'à l'Académie des Sciences.
Enfin à l'Académie française. Bien que les
beaux esprits de ce temps-là lui eussent préféré,
par exemple, un Cureau de la Chambre, pour
ses ouvrages en notre langue, sans doute aurait­
il eu les suffrages de Balzac, Chapelain, Con­
rart, et du chancelier Séguier, après H.ichelieu
lui-même ( que sa nièce aurait sûrement gagné),
sans compter la faveur de la jeunesse au
dehors : le duc de Luynes, qui traduisit ses
Méditations, n'avait que vingt et un ans, et
le futur cardinal d'Estrées, quand il récon­
cilia le philosophe avec Gassendi, était du
même âge. Aujourd'hui donc, sous l a Cou­
pole, la statue de Descartes domine, à bon
droit, dans les grandes séances académiques.
L ŒUVRE 171

*
* *

Mais ce n'est pas seulement dans la Science,


ou plutôt dans l'Histoire des Sciences, que la
place du philosophe est marquée. La Méta­
physique lui est grandement redevable, celle
de son temps et celle de tous les temps. Il a vu
en elle le fondement nécessaire de la Physique,
laquelle pouvait bien être sans cela, comme
il le dit de la Morale des Anciens, un édifice
superbe et magnifique, mais bâti seulement
sur du sable (n'ajoutons pas, avec lui, sur de
la boue). Il veut lui conférer une certitude
absolue, et ne pense y réussir, que s'il lui
donne, comme garantie, une solide assise de
lois établies par Dieu lui-même. Sa Physique,
pour lui toute mécanique, toute mathéma-
. tique, lui tient tellement au cœur, qu'il ne
veut la présenter qu'avec les plus sûres réfé­
rences et sous la plus haute autorité ; sans
cela, même l'évidence qu'elle pourrait cepen­
dant avoir, ne lui paraît pas suffisante.
De même sa Morale. Elle repose sur quatre
172 DESCARTES

vérités fondamentates. Les deux premières


sont d'ordre métaphysique : l'existence de
Dieu et l'immortalité de l'âme. Les deux autres
sont plutôt d'oràre physique : à savoir la
vaste étendue de l'univers, qui doit dissiper
toute illusion anthropocentrique, et la soli­
darité du genre humain ( où nous ne sommes
jamais qu'une partie d'un tout), laquelle offre
un si vaste champ à notre activité bienfaisante.
« Chaque homme est obligé de procurer,
autant qu'il est en lui, le bien des autres, et
c'est proprement ne valoir rien que de n'être
utile à personne. >> Sans doute ces deux der­
nières vérités pourraient aussi se suffire à
elles-mèmes, comme tout à l'heure les vérités
scientifiques ; mais Descartes ne le croyait pas
et n'était sùr d'elles qu'en les rattachant par
le lien le plus étroit et le plus solide nux véri­
tés métaphysiques.
Et c'est bien uniquement le philosophe qui
pense ainsi. « J'avoue en moi, dit-il, une in­
firmité : quoique nous veuillions croire et
même que nous pensions croire fermement
tout ce que la religion nous apprend, nous
L'ŒUVRE 173
n'avons pas toutefois coutume d'en être si
touchés que de ce qui nous est persuadé par
des raisons naturelles forl évidentes. » (A
Huygens, 10 octobre 1642.)
Comme lui, Pascal dira, dans un de ses
meilleurs jours: « Toute notre dignité con­
siste en la pensée ; travaillons donc à bien
penser, voilà le principe de la morale. » Et
de notre temps Henri Poincaré, bien qu'il ne
laissât qu'un caractère relatif à ce que Des­
cartes considérait comme absolu, dira magni­
fiquement : « La pensée n'est qu'un éclair
au milieu d'une longue nuit; mais c'est cet
éclair qui est tout. »

* ••
Ce n'est cependant pas pour toutes ces rai­
sons, quelque excellentes qu'elles soient, qne
le nom de Descartes est si célébré, et qu'on
invoque à tout instant la méthode cartésienne,
l'esprit cartésien. C'est parce qu'il a osé dire,
sans crainte du paradoxe, que « le bon sens
est la chose du monde la mieux partagée ».
De là ce constant appel ( ou plutôt ce rappel)
17-1 DESCARTES

au bon sens, que l'on fait surtout en notre


pays. Et l'on oublie, ce qu'il n'a pas manqué
d'ajouter aussitôt, que toutefois « ce n'est pas
assez d'avoir l'esprit bon, le principal est de
l'appliquer bien ». A celte condition, tous
les esprits ne sont-ils pas, pour le moins, ins­
truisables (un mot de Montaigne que Descar­
tes n'aurait pas désavoué), et n'y a-t-il pas entre
eux une certaine égalité? Descartes le déclare;
et cela chez tous les peuples, sans acception de
nationalité ni de race, même chez les Turcs,
dit-il lui-même. Sans doute il voit tant de per­
sonnes qui se trompent en leurs opinions et en
leurs calculs, qu'il lui semble que c'est « une
maladie universelle �> ; une maladie toutefois
qui n'est pas incurable ; nolre âme, étant
saine en son fond, peut toujours guérir.
Et il écarte, au moins dans les sciences,
toute cause d'erreur en nous et hors de nous,
rendant ainsi à l'esprit humain la confiance
en lui-même qu'un scepticisme outré me­
naçait de lui faire perdre. Hors de nous,
ces causes se résument dans la principale :
supposition du méchant génie, le génie du
L'ŒUVRE 175

mal, le Malin, le Diable ou Satan en per­


sonne, auquel ne croyait que trop le Moyen
Age, et que Descartes, vraiment le héraut
d'une ère nouvelle, exorcise de la connaissance
humaine définitivement. Il met ce grand trom­
peur, ce souverain maître d'erreur, au défi de
le tromper: on n'a pour cela qu·à faire usage
de la liberté que nous sentons en nous. N'est­
on pas toujours libre de se refuser à admettre
ce qui n'apparaît pas clairement et distincte­
ment comme vrai ? Et ce qu'on voit indubita­
blement être tel, c'est encore librement qu'on y
acquiesce, qu'on y adhère, bien qu'on s'y sen te
moralement obligé.
Ainsi liberté de l'esprit, égalité des esprits,
solidarité entre tous, qui est le fondement de
la fraternité (il dit plutôt lui-même la cha­
rité), nul n'avait proclamé aussi hautement
avant lui, même à l'époque de la Renaissance,
ce qu'on peut appeler la charte, la grande
charte de la Société moderne.
TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE
LA VIE
1596-1617: Touraine, Poitou, Bretagne. 9
1618-1628 : Voyages à l'étranger et séjours à
Paris . . . . . . . . . . . 17
16291633 : En Hollande : Franeker, Amster-
dam, Leyde, Amsterdam, Deventer. . . . 25
Décembre 1633-Eté 1637: Amsterdam, Utrecht,
Leyde . . . . . . 32
Eté 1637-Avril 1640 : Santpoort. . . . . . 39
Avril 1640-Mai 1644 : Leyde, Endegeest,
Egmond op ben Hoef. Voyage en France,
été de 1644. . . . . . . . . . 44
Novembre 1644-Septembre 1649 : Egmond-
Binnen. Voyages en France, 1647 et 1648. 55
Octobre 1649-Février 1650 à Stockholm. • . 65

DEUXIÈME PARTIE

L'ŒUVRE
I
ÛUVRA.GES.

Le Monde. 75
Discours de la Méthode et Essais de cette
Méthode. . . . . . 77
12
178 DESCARTES

Méditations Métaphysiques. 82
Principes de la Philosophie. 93
Passions de l'âme. 103

II
CORRESPONDANCE,

Mersenne. 114
Beeckman. 116
Balzac. 118
Ferrier. 120
Gibieuf 121
Huygens 122
Objections de Louvain. 124
Objections de Paris 126
Sta ru pioen · W aessenaer. 133
Affaires d'Utrecht, Groningue, Leyde. 136
Jésuites. . 148
Correspondants Anglais. 152
Carcavi. 155
Princesse Elisabeth. 157
Chanut et la reine Christine. 162
EPILOGUE. 166

Imprimé à Poitiers (France). - Société française d'imprimerie et de Librairie

Vous aimerez peut-être aussi